L'huître et les plaideurs

Jean de la Fontaine







Plan de la fiche sur L'huître et les plaideurs - Jean de la Fontaine :
Introduction
Texte de la fable
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

Jean de La Fontaine (1621 - 1695) , respectant le principe d'imitation, a repris les fables antiques (celles d'Esope et Phèdre en particulier), les a développées et mises en vers avec tout son talent d'écrivain classique. Les Fables, publiées en trois étapes : 1668, 1678 et 1693, sont de petits apologues permettant selon la doctrine classique à la fois de plaire et d'instruire.
    La fable que nous nous proposons d'étudier s'intitule « L'Huître et les Plaideurs ».

    Résumé de la fable : Deux pèlerins trouvent une huître sur le rivage et entreprennent de se la disputer. Une querelle s'ensuit ; survient alors Perrin Dandin, institué juge. Il tient séance et rend son jugement : après avoir gobé l'huître, il accorde à chaque plaignant une écaille. La moralité se scandalise du coût de la justice et, à travers le personnage de Dandin, de la cupidité des juges.

    Cette fable est une satire de la justice.


Texte de la fable


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Lu par René Depasse - source : litteratureaudio.com

L'huître et les plaideurs


Un jour deux Pèlerins sur le sable rencontrent
Une Huître que le flot y venait d'apporter :
Ils l'avalent des yeux, du doigt ils se la montrent ;
A l'égard de la dent il fallut contester.
L'un se baissait déjà pour amasser la proie ;
L'autre le pousse, et dit : « Il est bon de savoir
Qui de nous en aura la joie.
Celui qui le premier a pu l'apercevoir
En sera le gobeur ; l'autre le verra faire.
- Si par là on juge l'affaire,
Reprit son compagnon, j'ai l'œil bon, Dieu merci.
- Je ne l'ai pas mauvais aussi,
Dit l'autre, et je l'ai vue avant vous, sur ma vie.
- Hé bien ! vous l'avez vue, et moi je l'ai sentie. »
Pendant tout ce bel incident,
Perrin Dandin1 arrive : ils le prennent pour juge.
Perrin fort gravement ouvre l'Huître, et la gruge2,
Nos deux Messieurs le regardant.
Ce repas fait, il dit d'un ton de Président :
« Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille
Sans dépens, et qu'en paix chacun chez soi s'en aille. »

Mettez ce qu'il en coûte à plaider aujourd'hui ;
Comptez ce qu'il en reste à beaucoup de familles ;
Vous verrez que Perrin tire l'argent à lui,
Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles3.

Jean de la Fontaine - Les Fables

Vocabulaire :
1 Perrin Dandin : personnage du roman de Rabelais, le Tiers Livre. Il s'auto-proclame juge pour en tirer un avantage personnel. Ce personnage apparaît également chez Racine dans Les Plaideurs.
2 la gruge : la vole, donc ici la mange.
3 Ne laisser que le sac et les quilles = prendre l'argent du jeu et ne laisser aux autres que les quilles et leur sac -> prendre le meilleur et laisser aux autres ce qui ne vaut rien


L'huître et les plaideurs - Jean de la Fontaine
L'huître et les plaideurs - Jean de la Fontaine - Illustration de Gouget - 1834


Annonce des axes

I. Une fable plaisante
1. L'utilisation des procédés du comique
2. Théâtralisation de la fable

II. La caractérisation des personnages : le litige, deux plaignants, un juge
1. L'objet du litige : une huître
2. Deux plaignants : les pèlerins
3. Un juge expéditif

III. Une parodie de procès
1. Le vocabulaire de la justice
2. Un dialogue délibératif
3. Un juge peu scrupuleux
4. La moralité explicite



Commentaire littéraire

I. Une fable plaisante

1. L'utilisation des procédés du comique

Comique de geste : l'espace entre les pèlerins et l'objet de leur convoitise, l'huître, se réduit : vue (et déjà mangée en imagination, vers 3), montrée (vers 3). L'un des pèlerins veut la saisir (vers 5), l'autre le pousse.
Chiasme au vers 3 : « l'avalent des yeux, du doigt ils se la montrent » : inversion comique des verbes avaler / montrer et des termes yeux / doigt + impropriété du terme avaler des yeux = comique de geste.

Comique de situation : dispute puis retournement de situation final, puisque c'est Perrin qui « gruge » l'huître – aucun des deux gourmands ne pourra en profiter.

Comique de caractère : gourmandise des deux pèlerins, emploi du champ lexical de la gloutonnerie, qui anime les trois personnages et les rend ridicules : « l'avalent, la dent, la proie, le gobeur, la gruge, le repas... »

Comique de mots : la délibération dérisoire des personnages pour savoir qui aura l'huître et l'emploi d'arguments infantiles – l'ironie.


2. Théâtralisation de la fable

L'échange de paroles au style direct constitue la majorité du texte = un dialogue vivant, c'est une petite scène de théâtre (saynète).
L'utilisation des verbes de mouvement « se baissait », « l'autre le pousse » et de verbes au présent de narration rend le récit vivant aux yeux du lecteur.

Décor réduit au minimum : juste « le sable », « les flots » - indication de temps très vague « Un jour » pour situer d'emblée la fable dans l'univers de la fiction, mais aussi dans une situation neutre à laquelle le lecteur pourrait s'identifier.

Ainsi cette petite fable, très théâtrale, exploite toutes les ressources du comique. Conformément à l'esthétique classique, elle est donc plaisante. Mais l'intention de La Fontaine est également satirique ; pour faire passer sa satire de la justice, il s'appuie des personnages allégoriques.


II. La caractérisation des personnages : le litige, deux plaignants, un juge

1. L'objet du litige : une huître

L'huître est objet prosaïque devenue cas de justice, ce qui rend d'emblée la querelle insignifiante et ridicule.

L'huître est qualifiée ironiquement au vers 5 par le terme « proie » (être vivant, capturé par un prédateur, chose dont on s'empare avec violence et rapacité). L'huître ne peut être considérée comme un personnage d'une fable animalière, pas de personnification – simple objet de convoitise.


2. Deux plaignants : les pèlerins

Pèlerins : personne qui fait un pèlerinage, voyage vers un lieu de dévotion - le sens de « pèlerin » quand il n'a pas un sens religieux a déjà ce sens péjoratif de « type, quidam ». « Pèlerin » est donc ici une désignation plutôt péjorative et ironique : les pèlerins sont deux promeneurs.

Personnages interchangeables : pas d'individualisation : pronoms indéfinis « L'un » (vers 5), « L'autre » (vers 6, 9, 13) – désignation ironique vers 18 « Nos deux Messieurs » lorsqu'ils regardent Dandin manger l'huître.


3. Un juge expéditif

Perrin Dandin : nom emprunté à un personnage de Rabelais, donc d'emblée caricatural : nom d'un juge dans le Tiers-Livre, chapitre XLI : « Comment Bridoye narre l'histoire de l'apoincteur de procès ». On retrouve également ce personnage dans Les Plaideurs (1668) de Racine.
On peut également penser à George Dandin de Molière, personnage de bourgeois grotesque.

L'intervention de Dandin apparaît durant 6 vers. Son arrivée est inopinée au vers 15. Il est « pris » pour juge sans qu'on lui demande son avis. Il ouvre « fort gravement » l'huître et la « gruge » (= la mange).
Individu médiocre qui se prend pour un « Président » de cour (c'est-à-dire un juge). C'est à lui que ce conflit rapporte et pas aux plaignants.

La Fontaine fait donc la satire sociale de ses contemporains à travers un juge expéditif et deux victimes naïves de sa cupidité. Ces trois personnages allégoriques sont mis en scène dans une parodie de procès.


III. Une parodie de procès

1. Le vocabulaire de la justice

La fable montre un litige entre deux parties : contestation donnant lieu à un procès ou à un arbitrage.
Le motif de la contestation est placé dès le début de la fable, au vers 4 « A l'égard de la dent il fallut contester ». Notons ici un contraste entre le terme juridique « affaire » employé ensuite au vers 10 et la légèreté du propos au vers 4.

La Fontaine emploie le champ lexical de la justice dans la fable (« contester », « on juge l'affaire », « juge », « un ton de Président », « la cour », « Sans dépens », « plaider »).
L'expression « en sera le gobeur » au vers 9 montre l'intention ironique de La Fontaine qui contrefait le langage des gens de droit. Le gobeur rappelle, le demandeur, l'acquéreur… des mots en –eur caractéristiques du vocabulaire juridique.


2. Un dialogue délibératif

Du vers 8 à 14, les deux plaideurs échangent des arguments : l'enjeu du débat est de savoir à qui revient l'huître.
Les personnages essaient d'abord de se départager seuls : « savoir/ Qui de nous en aura la joie » = marqué par l'enjambement. « Qui » rejeté au vers suivant met en valeur l'enjeu du débat.

Les raisonnements des deux plaideurs sont fallacieux : pour savoir qui a vu le premier l'huître (impossible à vérifier), au « j'ai l'œil bon » répond la >litote « je ne l'ai pas mauvais aussi ». Les arguments sont en réalité simplistes et peu vérifiables.
Progression des arguments montrée par l'opposition au vers 14 entre « voir » et « sentir » : quel sens, de la vue ou de l'odorat, l'emporte sur l'autre ? Encore une fois, le débat est stérile et ridicule. Il est peu probable que le pèlerin ait senti l'huître avant de la voir…!


3. Un juge peu scrupuleux

Dès son apparition, le juge mange l'huître, montrant ainsi tout de suite qu'il ne compte pas faire justice, mais bien tirer un avantage de la querelle entre les plaideurs. Mise en scène et suspense : « fort gravement ouvre l'huître ». L'expression « fort gravement » est ironique et provoque un effet comique : le juge prend un air grave alors qu'il s'apprête à se jouer des plaideurs.
La rime ironique entre « juge » vers 16 et « gruge » vers 17 assimile le juge à un voleur (gruger = voler).

Au vers 18, l'octosyllabe marque la réaction des plaideurs : « Nos deux Messieurs le regardant »… ils sont en fait sans réaction, passifs devant l'outrecuidance du juge. « Nos » : inclusion du lecteur pour l'impliquer dans le propos et lui faire goûter toute l'ironie du mot « Messieurs » désignant les deux benêts.
Puis Perrin Dandin départage les plaideurs. Ironie sur la façon dont la sentence est prononcée : « d'un ton de Président ». Il y a un décalage entre les actes dérisoires et malhonnêtes de Dandin et la solennité de son attitude.

Aux vers 20 et 21, deux alexandrins montrent la sentence rendue par Perrin Dandin (« Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille / Sans dépens, et qu'en paix chacun chez soi s'en aille »).
C'est un discours injonctif représentant la loi => simulacre de justice, puisque le juge feint l'impartialité (répétition du pronom « chacun »). Le juge se désigne pompeusement à la troisième personne avec l'expression consacrée : « la cour ».
Le ton est solennel : « Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille… » en réalité, la cour ne donne rien du tout, puisque l'écaille n'a aucune valeur pour les plaideurs qui voulaient manger l'huître. Apparence de générosité avec le champ lexical du don : « Tenez », « donne », « sans dépens ».

Ainsi, La Fontaine montre une image très négative du juge, et par conséquent des instances devant rendre justice. Sous des airs solennels, le juge trompe les plaideurs et s'octroie des avantages indus.


4. La moralité explicite

La morale explicite est donnée à la fin de la fable par un quatrain d'alexandrins séparés du récit. Cette morale est au présent de l'énonciation. Discours injonctif « Mettez », « Comptez »…

La Fontaine invite à observer le coût de la justice avec le verbe « vous verrez ».
La morale s'adresse, notamment à travers la présence du déictique « aujourd'hui », aux contemporains de La Fontaine. La morale de cette fable dénonce les abus de la Justice, illustré par l'apologue précédent la morale.



Conclusion

Dans cette fable L'huître et les plaideurs, La Fontaine critique ouvertement la justice, en utilisant l'allégorie du juge Perrin Dandin. Cette fable est une satire de la justice de Louis XIV, justice qui s'acharne sur les plus démunis. En effet, la réforme et la moralisation de la justice étaient à l'ordre du jour car le pouvoir annonçait régulièrement son intention de réformer la justice. On se souviendra que la Fontaine, en tant que Maître des Eaux et forêts avait un rôle de juge sur ses terres, il devait souvent départager des plaignants. Il connait donc bien le fonctionnement de la justice de son temps.

On retrouve cette même satire dans la fable « Le Chat, la Belette et le petit Lapin » où le chat Grippeminaud « met d'accord » les plaideurs venus lui demander justice en les croquant tous les deux.



A savoir également

Deux ans avant la composition de cette fable de La Fontaine, Boileau avait également composé une fable sur le même thème. La fable de La Fontaine est très proche de celle de Boileau. Voici le texte de la fable de Boileau:

Deux voyageurs à jeun rencontrèrent une huître.
Tous deux la contestoient, lorsque dans leur chemin
La justice passa, la balance à la main.
Devant elle à grand bruit ils expliquent la chose.
Tous deux avec dépens veulent gagner leur cause.
La justice, pesant ce droit litigieux,
Demande l’huître, l’ouvre, et l’avale à leurs yeux,
Et par ce bel arrêt, terminant la bataille :
« Tenez ; voilà, dit-elle à chacun, une écaille ;
Des sottises d’autrui nous vivons au palais.
Messieurs, l’huître étoit bonne. Adieu. Vivez en paix.




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