Le portrait de Vautrin

Le père Goriot - Honoré de Balzac

De "Entre ces deux personnages..." à "...soigneusement enfoui."





Plan de la fiche sur Le portrait de Vautrin - Le père Goriot de Balzac :
Introduction
Texte étudié
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

    Ce texte est un extrait du roman Le Père Goriot de Honoré de Balzac, paru en 1835. Ce portrait se trouve dans la première partie du roman, il prend une place logique dans le cadre de la présentation très complète des lieux et des personnages. Après avoir décrit la pension, le narrateur nous promène dans une véritable galerie où figurent la propriétaire Mme Vauquer, puis deux séries de figures groupées, la vieille demoiselle Michonneau avec Poiret, qui se ressemblent, et Victorine avec madame Couture sa gouvernante. Voici à son tour Vautrin. Puis sera évoquée la biographie de Goriot.

L’enjeu du texte :
    Quand il présente un personnage, le narrateur veut créer un effet de réalité en imposant une physionomie. Dans le cas de Vautrin, personnage déguisé sous une fausse identité, l’entreprise est plus complexe : il faut décrire la seule apparence et en même temps livrer des indices qui préparent le dévoilement à venir. On s’interrogera donc sur le réalisme de ce portrait et sur sa dimension énigmatique.

Honoré de Balzac
Honoré de Balzac



Texte étudié


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Lu par Nicole Delage - source : litteratureaudio.com


      Entre ces deux personnages et les autres, Vautrin, l'homme de quarante ans, à favoris peints, servait de transition. Il était un de ces gens dont le peuple dit : Voilà un fameux gaillard ! Il avait les épaules larges, le buste bien développé, les muscles apparents, des mains épaisses, carrées et fortement marquées aux phalanges par des bouquets de poils touffus et d'un roux ardent. Sa figure, rayée par des rides prématurées, offrait des signes de dureté que démentaient ses manières souples et liantes. Sa voix de basse-taille, en harmonie avec sa grosse gaieté, ne déplaisait point. Il était obligeant et rieur. Si quelque serrure allait mal, il l'avait bientôt démontée, rafistolée, huilée, limée, remontée, en disant : Ça me connaît. " Il connaissait tout d'ailleurs, les vaisseaux, la mer, la France, l'étranger, les affaires, les hommes, les événements, les lois, les hôtels et les prisons. Si quelqu'un se plaignait par trop, il lui offrait aussitôt ses services. Il avait prêté plusieurs fois de l'argent à madame Vauquer et à quelques pensionnaires ; mais ses obligés seraient morts plutôt que de ne pas le lui rendre, tant, malgré son air bonhomme, il imprimait de crainte par un certain regard profond et plein de résolution. A la manière dont il lançait un jet de salive, il annonçait un sang-froid imperturbable qui ne devait pas le faire reculer devant un crime pour sortir d'une position équivoque. Comme un juge sévère, son oeil semblait aller au fond de toutes les questions, de toutes les consciences, de tous les sentiments. Ses moeurs consistaient à sortir après le déjeuner, à revenir pour dîner, à décamper pour toute la soirée, et à rentrer vers minuit, à l'aide d'un passe-partout que lui avait confié madame Vauquer. Lui seul jouissait de cette faveur. Mais aussi était-il au mieux avec la veuve, qu'il appelait maman en la saisissant par la taille, flatterie peu comprise ! La bonne femme croyait la chose encore facile, tandis que Vautrin seul avait les bras assez longs pour presser cette pesante circonférence. Un trait de son caractère était de payer généreusement quinze francs par mois pour le gloria qu'il prenait au dessert. Des gens moins superficiels que ne l'étaient ces jeunes gens emportés par les tourbillons de la vie parisienne, ou ces vieillards indifférents à ce qui ne les touchait pas directement, ne se seraient pas arrêtés à l'impression douteuse que leur causait Vautrin. Il savait ou devinait les affaires de ceux qui l'entouraient, tandis que nul ne pouvait pénétrer ni ses pensées ni ses occupations. Quoiqu'il eût jeté son apparente bonhomie, sa constante complaisance et sa gaieté comme une barrière entre les autres et lui, souvent il laissait percer l'épouvantable profondeur de son caractère. Souvent une boutade digne de Juvénal, et par laquelle il semblait se complaire à bafouer les lois, à fouetter la haute société, à la convaincre d'inconséquence avec elle-même, devait faire supposer qu'il gardait rancune à l'état social, et qu'il y avait au fond de sa vie un mystère soigneusement enfoui.

Le Père Goriot - Honoré de Balzac



Vautrin
Vautrin - Illustration de Honoré Daumier (1808 - 1879)



Annonce des axes

I. Le physique : la puissance corporelle

II. La personnalité de Vautrin
1. Les domaines de l’expérience
2. Le regard

III. Les contrastes du personnage



Commentaire littéraire

      Comment a-t-il ordonné les éléments de cette personnalité ? Après une phrase d’annonce qui lui donne le ton, « Voilà un fameux gaillard », la construction se développe en trois temps :
      - quelques aspects physiques d’abord : « Entre ces deux personnages… ne déplaisait point »,
      - puis viennent les traits marquants de la personnalité : « Il était obligeant… tous les sentiments »,
      - enfin, les habitudes de vie : « Ses mœurs consistaient… au dessert ».
      Donc trois angles d’observation ont été choisis, trois approches tout à fait logiques et bien propres à faire le tour du personnage : le physique, la personnalité, les occupations.


I. Le physique : la puissance corporelle

      Vautrin est d’abord un homme impressionnant par son apparence physique, qui rend immédiatement perceptible sa force et laisse deviner un passé intensément vécu.

      Le portrait de Vautrin s’inscrit dans un type : Vautrin représente « un homme de quarante ans ». Pour Balzac chaque individu est le représentant d’un type social. Son physique traduit une sorte de force et de virilité.

      La force du personnage est manifeste dès l’expression initiale, « Vautrin, l’homme de quarante ans », qui dénote la plénitude de la maturité, en contraste avec Eugène et Victorine, qui sont de tendres jeunes gens, presque adolescents, et avec Poiret et Goriot, tous deux sur le déclin de l’âge. Le recours à une formule populaire, « un fameux gaillard », plus expressive qu’un longue phrase, et placée en exergue à l’orée de la description physique, manifeste en peu de mots la vigueur, la prestance, l’audace.

      Les aspects les plus révélateurs sont énumérés avec simplicité, en compléments directs du verbe « Il avait », à savoir « les épaules larges… le buste…les muscles…des mains épaisses ». La description rebondit ensuite sur « sa figure, rayée » et « sa voix de basse-taille » (une voix intermédiaire entre le baryton et la basse). Donc un choix et une mise en ordre; mais comment en serait-il autrement ? Le narrateur ne doit-il pas toujours choisir un réel inépuisable, et mettre en ordre pour être clair ? On remarquera surtout la caractérisation des mains, redoutables comme des outils de combat, « des mains épaisses carrées ». L’impression va jusqu’à un léger écoeurement, une répugnance à cause de cas « bouquets de pois touffus et d’un roux ardent », qui sont une marque de brutalité animale.
      Dans la physionomie, on interprétera correctement ce signe apparent, les rides : « sa figure rayée par des rides prématurées… » ; elles ne traduisent pas l’usure de l’âge, mais elles constituent la marque d’une vie intense, singulière, assez forte pour avoir laissé des traces; en somme, une face burinée de grand navigateur de la vie.


II. La personnalité de Vautrin

1. Les domaines de l’expérience

      Vautrin est également un homme qui a su tirer parti de ses innombrables expériences.

      Son habileté. L’exemple de la dextérité manuelle, la remise en état des serrures, a été visiblement choisi en fonction de sa valeur prémonitoire très évidente. Le rythme enlevé de la phrase, construite en juxtaposition de participes passés, marque bien l’agilité dans la manipulation : « Si quelque serrure allait mal, il l’avait bientôt démontée, rafistolée, remontée… ». Au-delà du mouvement des mains, ces mains redoutables que l’on voit en action, on sent l’efficacité d’un homme qui règle vite les problèmes, qui tranche, agit et va de l’avant dans le concret et dans la vie.
      Au sein de la pension, Vautrin bénéficie d’un statut privilégié grâce au passe-partout que madame Vauquer lui a confié.
      C’est lui qui est au centre de la petite communauté, obligeant les uns en leurs prêtant de l’argent, les autres en leurs réparant leurs serrures. Notre admiration, notre sympathie, se change en inquiétude et en curiosité.

      Le champ de son savoir est très large; l’expérience, tel est sans doute le trait dominant d’un personnage qui a bourlingué. Beaucoup de naturel dans la succession des traits avec ce « Il connaissait tout d’ailleurs », qui enchaîne sur un propos habituel à Vautrin, « Ca me connaît ». Ensuite, le portrait avance avec une vivacité spontanée, construit sur une énumération en cascade de substantifs pour marquer la multiplicité de ses informations : « les vaisseaux, la mer, la France, les affaires, les hommes, les évènements, les lois, les hôtels et les prisons ».
Essayons de classer des divers registres de cette diverse expérience :
      - d’abord, on regroupe « les vaisseaux, le mer, la France, l’étranger » : ces termes marquent le mouvement, Vautrin n’est pas un sédentaire, il connaît des pays, il a couru le monde, il a mené une vie aventureuse;
      - ensuite, on rapproche « les affaires, les hommes, les évènements » : ce n’est pas un contemplatif, ni homme d’étude, mais un praticien, il a été mêlé aux choses et aux gens, en acteur fortement impliqué;
      - enfin, on réunit « les lois, les hôtels et les prisons » : ici apparaît son originalité, il a réfléchi à l’ordre social, il a eu affaire avec la loi; il a vécu en itinérant, sans domicile permanent, et peut-être a-t-il connu la prison.


2. Le regard

      Le regard est analysé comme une voie d’accès vers l’âme; on déchiffre l’homme Vautrin en lisant dans ses yeux, où l’on perçoit deux choses :

      La détermination, la fermeté du caractère : « un certain regard profond plein de résolution ». L’impression est confirmée par une observation annexe qui marque chez le narrateur le souci du détail pour faire vrai : « A la manière dont il lançait un jet de salive, il annonçait un sang-froid imperturbable qui ne devait pas le faire reculer devant un crime… ». L’imputation paraît un peu aventureuse, établie sur un indice aussi minime. Mais le narrateur est fort bien informé de la suite et il nous livre une piste de lecture.

      Son pouvoir scrutateur, sa pénétration, sa perspicacité : « son œil semblait aller au fond de toutes les questions, de toutes les consciences, de tous les sentiments », au fond des choses et des gens. Le regard constitue pour Vautrin un moyen privilégié d’investigation des êtres, il devinera aisément Rastignac.


III. Les contrastes du personnage

      Ce portrait nous est donné comme une énigme à déchiffrer, il contient des indices par lesquels le narrateur prépare le dévoilement futur du personnage.

      Les indices révélateurs sont manifestes si l’on relit le portrait à la lumière de ce que l’on apprendra plus tard sur Vautrin, de son vrai nom Jacques Collin, bagnard évadé travesti en bourgeois inoffensif : premier signe d’un possible déguisement, cet homme « à favoris peints » vise la dissimulation et non la simple coquetterie. Sa façon d’être manifeste un effort pour adoucir la rudesse naturelle du visage par des matières plus engageantes : « sa figue… offrait des signes de dureté que démentaient ses manières souples et liantes ». Ainsi le personnage maintient-il l’équilibre rassurant. Le même effort tend à atténuer la voix au son grave par l’humeur gaie : « sa voie de basse-taille, en harmonie avec sa grosse gaîté ». Enfin, rapprochons les expressions antithétiques : « Il était obligeant et rieur » et « ses obligés seraient morts plutôt que de ne pas le lui rendre ». Et continuons la comparaison être l’air et le regard : « tant, malgré son air bonhomme, il imprimait de crainte par un certain regard profond et plein de résolution ».
L’arrière-plan des comportements peut aussi se déchiffrer derrière ce portrait.

      De mystérieuses activités. L’homme est très occupé à l’extérieur, le centre de gravité de sa vie se situant hors de la pension : « Ses mœurs consistaient à sortir après le déjeuner, à revenir pour dîner, à décamper pour toute la soirée, et à rentrer vers minuit… ». Il est indépendant et dissimulé, il jouit d’un statut particulier, le passe-partout dont il disposé seul et qui constitue un moyen de liberté et de discrétion.

      Une fausse bonhomie. La curieuse affection qu’il déploie à l’égard de la propriétaire « qu’il appelait maman en la saisissant par la taille » s’interprète comme une sage précaution : elle est la maîtresse de maison, il capte sa bienveillance en homme qui, se sachant de redoutables ennemis à l’extérieur, cherche des alliés et assure sa sécurité dans le monde clos de la pension. Il se fait aussi passer pour débonnaire et un peu niais en courtisant la pesante veuve.
L’apparence d’un bon vivant. Par le douceur du gloria (café mêlé d’eau-de-vie), Vautrin se pose en client généreux, il arrange les affaires de la tenancière en consommant en simple mortel qui a sa petite faiblesse, un bon vivant sans beaucoup de volonté se donnant comme tout le monde une jouissance de bouche bien anodine, alors qu’en réalité ses centres d’intérêt se situent dans une sphère bien supérieure.
On a dons pu déceler, dans l’éclairage rétrospectif de ce que l’on apprend plus tard, une part de calcul dans les façons d’être de ce pensionnaire aux mœurs en apparence si ordinaires.





Conclusion

      Ce passage du Père Goriot est à la fois un portrait et un élément romanesque important, puisqu’on y livre au lecteur des indices sur le passé mystérieux de Vautrin, et des dignes annonciateurs du coup de théâtre que sera son arrestation.

      Vautrin est un personnage massif, visuellement présent dans sa force. Il est doté d’une configuration physique qui est un spectacle et que l’on gardera en mémoire pour bien « voir » la grande scène de son arrestation. Ce portrait remplit donc une fonction essentielle du roman, donner l’impression de la réalité.
      Force physique et détermination morale. Cette présence du personnage est accentuée par l’union de la force physique est de la détermination morale; pour mieux le donner à voir et à sentir, le narrateur instaure un lien très fort entre ces deux composantes. Vigueur du corps, de l’esprit et du caractère vont de pair; l’âme de Vautrin est bien chez elle dans le corps de Vautrin, l’une façonnée à dessein, semble-t-il, à le mesure de l’autre.
      Des indices pour le lecteur. Ce portrait révèle de la technique du roman policier : le narrateur délivre des brides d’information, il sème des interrogations, mais en professionnel averti de la chose romanesque, il ne vend pas le mèche si vite, il ne dit pas tout ce qu’il sait, il se borne à une demi confiance, juste assez pour éveiller la curiosité en laissant entendre « qu’il avait au fond de sa vie un mystère soigneusement enfoui ». N’est-ce pas d’ailleurs l’usage constant dans le métier de faiseur de romans que le distiller les informations avec la plus circonspecte parcimonie ? il faut garder le lecteur captif jusqu’au bout, et trois cents pages d’intérêt, c’est une longue distance à tenir !

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Merci à Elodie pour cette analyse sur Le portrait de Vautrin - Le père Goriot de Balzac