Le Mariage de Figaro

Beaumarchais

Acte V, scène 3 - Le monologue de Figaro

De (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir... à la fin du monologue





Plan de la fiche sur la scène 3 de l'acte 5 de Le Mariage de Figaro de Beaumarchais :
Introduction
Lecture de la scène 3 de l'acte 5
Vidéo de la scène 3 de l'acte 5
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

    Beaumarchais est un célèbre dramaturge français auteur du Mariage de Figaro, second volet d'une trilogie. Ecrite en 1778, elle est censurée et ne peut être jouée qu'en 1784.

    L'auteur nous livre ici le plus long monologue de toute l'histoire du théâtre français. Sur le conseil de sa mère, Figaro se rend au jardin où ont lieu les rendez-vous, pensant que Suzanne l'a trahi.
    Au travers de ce long monologue, Figaro philosophe. En étudiant la composition de ce monologue, on mettra valeur le réquisitoire social ainsi que le rôle de la scène dans l'évolution du personnage de Figaro.
    Nous étudierons ici la fin du monologue, mais l'analyse pourrait s'appliquer à tout le monologue.


Lecture de la scène 3 de l'acte 5

Acte V - Scène III
FIGARO, seul, se promenant dans l’obscurité, dit du ton le plus sombre.


Extrait étudié à partir de (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir...

Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !… nul animal créé ne peut manquer à son instinct : le tien est-il donc de tromper ?… Après m’avoir obstinément refusé quand je l’en pressais devant sa maîtresse ; à l’instant qu’elle me donne sa parole ; au milieu même de la cérémonie… Il riait en lisant, le perfide ! et moi, comme un benêt… Non, monsieur le comte, vous ne l’aurez pas… vous ne l’aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !… noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus : du reste, homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbleu, perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ; et vous voulez jouter !… On vient… c’est elle… ce n’est personne. — La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu’à moitié ! (Il s’assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ! Fils de je ne sais pas qui ; volé par des bandits ; élevé dans leurs mœurs, je m’en dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J’apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie ; et tout le crédit d’un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! — Las d’attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre : me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail : auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l’instant un envoyé… de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Maroc ; et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate, en nous disant : Chiens de chrétiens ! — Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant. — Mes joues creusaient, mon terme était échu : je voyais de loin arriver l’affreux recors, la plume fichée dans sa perruque ; en frémissant je m’évertue. Il s’élève une question sur la nature des richesses ; et comme il n’est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n’ayant pas un sou, j’écris sur la valeur de l’argent, et sur son produit net : aussitôt je vois, du fond d’un fiacre, baisser pour moi le pont d’un château-fort, à l’entrée duquel je laissai l’espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu’ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! Je lui dirais… que les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours ; que, sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ; et qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied.) Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue ; et comme il faut dîner, quoiqu’on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question : on me dit que, pendant ma retraite économique, il s’est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s’étend même à celles de la presse ; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j’annonce un écrit périodique, et, croyant n’aller sur les brisées d’aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou ! je vois s’élever contre moi mille pauvres diables à la feuille : on me supprime, et me voilà derechef sans emploi ! — Le désespoir m’allait saisir ; on pense à moi pour une place, mais par malheur j’y étais propre : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint. Il ne me restait plus qu’à voler ; je me fais banquier de pharaon : alors, bonnes gens ! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m’ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du profit. J’aurais bien pu me remonter ; je commençais même à comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittais le monde, et vingt brasses d’eau m’en allaient séparer lorsqu’un dieu bienfaisant m’appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais ; puis, laissant la fumée aux sots qui s’en nourrissent, et la honte au milieu du chemin, comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci. Un grand seigneur passe à Séville ; il me reconnaît, je le marie ; et pour prix d’avoir eu par mes soins son épouse, il veut intercepter la mienne ! Intrigue, orage à ce sujet. Prêt à tomber dans un abîme, au moment d’épouser ma mère, mes parents m’arrivent à la file. (Il se lève en s’échauffant.) On se débat : C’est vous, c’est lui, c’est moi, c’est toi ; non, ce n’est pas nous : eh ! mais, qui donc ? (Il retombe assis.) Ô bizarre suite d’événements ! Comment cela m’est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m’occupe : un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être imbécile, un petit animal folâtre, un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre, maître ici, valet là, selon qu’il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux… avec délices ! orateur selon le danger, poète par délassement ; musicien par occasion, amoureux par folles bouffées, j’ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis l’illusion s’est détruite, et, trop désabusé… Désabusé… ! Suzon, Suzon, Suzon ! que tu me donnes de tourments !… J’entends marcher… on vient. Voici l’instant de la crise.
(Il se retire près de la première coulisse à sa droite.)

    Le Mariage de Figaro - Beaumarchais - Acte V, scène 3




Vidéo de la scène 3 de l'acte 5







Annonce des axes

I. Une scène sous forme de monologue
1. Deux composantes : récit et discours
2. Mise en scène et cette alternance récit - discours

II. Le réquisitoire social
1. La censure
2. La satire sociale

III. Le valet de comédie devient un personnage de roman
1. La dimension autobiographique
2. Un homme qui souffre
3. Un homme qui doute



Commentaire littéraire

I. Une scène sous forme de monologue

1. Deux composantes : récit et discours

Le monologue se présente comme un récit entrecoupé par des passages de discours qui interrompent la narration :
- "Je lui dirais…" -> présence d'un verbe introducteur
- "on se débat ; c'est vous, c'est lui, c'est moi, c'est toi…" -> c'est une mise en scène interne de la scène.
- "Suzon, Suzon" -> apostrophe à Suzanne.

Dans les passages restants, c'est-à-dire narratif, Figaro raconte sa vie, c'est une évocation autobiographique romanesque.
Trois temps dominent :
- l'imparfait -> généralité passée "le désespoir m'allait saisir"
- le passé simple -> faits ponctuels dans le passé "il fallut bien périr encore"
- le présent -> événement imprévu
  -> mise en relief d'événements importants
  -> rupture totale avec le passé
  "on me met un jour dans la rue", "je reprends ma trousse et mon cuir anglais"


2. Mise en scène et cette alternance récit - discours

Les passages de discours sont couplés avec la position levée : "(Il se lève)", "(Il se lève en s'échauffant)"
-> Cette gestuelle permet de combattre la monotonie d'un monologue et d'intéresser le spectateur.
Le spectateur partage la vie de Figaro.

Le monologue est animé, avec de nombreuses questions rhétoriques, des phrases exclamatives...

La partie du monologue de Figaro concernant sa vie s'achève lorsqu'il se rassied pour la deuxième fois :
"(Il retombe assis) Ô bizarre suite d'événements !"
Ensuite vient le discours philosophique où il tire des conclusions concernant sa vie. Il élargit sa vie à la destinée des hommes. On passe d'une situation particulière à une situation générale.
-> Le spectateur est invité à se questionner sur lui-même.

A la fin du monologue, on est remis dans le courant de l'intrigue par le discours direct (= l'apostrophe à Suzanne). Pendant toute la durée du monologue, on fait un écart à la pièce, on s'écarte de son cours.


II. Le réquisitoire social

Figaro est le porte-parole de Beaumarchais et l'auteur s'en sert pour faire un réquisitoire social de la société de son époque.

1. La censure

Ce thème a été effleuré dans le procès. Dans cette scène 3 de l'acte 5, il est largement développé dans le début de l'extrait.
Champ lexical de l'expression écrite de l'opinion :
"sottises imprimées" "éloge flatteur"
"petits écrits" "je puis tout imprimer"
"journal inutile" "diables à la feuille"
Figaro revendique la liberté d'expression par les écrits.

"Je lui dirais… que les sottises imprimées n'ont d'importance, qu'aux lieux où l'on en gène le cours ; que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur ; et qu'il n'y a que les petits hommes, qui redoutent les petits écrits."
Figaro fait preuve d'une grande éloquence. Ici, nous avons un rythme ternaire, rythme oratoire par excellence, qui donne une ampleur à la phrase. Il y a trois portions de phrases, trois subordonnées.
Anaphore de "que".
Antithèse entre "blâmer" et "éloge".
Parallélisme entre "petits hommes" et "petits écrits".

Figaro fait une description humoristique de la censure. Figaro utilise l'ironie pour mieux démontrer ses idées et pour mieux convaincre :
"on me dit que… et que, pourvu que je ne parle ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'opéra… je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de deux ou trois censeurs."
Anaphore de "ni" pour montrer qu'il ne peut en réalité rien écrire qui ne soit censuré.
Cette ironie met bien sûr en relief l'hypocrisie des censeurs.

De plus, la censure est aussi faite par des journalistes : "je vois s'élever contre moi mille pauvres diables à la feuille".
La rivalité entre journalistes permet d'accentuer le poids de la censure.


2. La satire sociale

Figaro formule une attaque contre l'arbitraire des puissants, exprimée au début : "ces puissants de quatre jours".
De même, Figaro sort de la bastille sans savoir pourquoi il sort tout comme il est entré.
Lorsqu'il publie son journal inutile "on" le supprime mais les puissants ne sont pas nommés. Ils ne sont définis qu'à l'aide de périphrases ou de pronoms indéfinis.

Figaro fait remarquer que la malhonnêteté est récompensée : il ne gagne bien sa vie que quand il fait un métier malhonnête : banquier du pharaon.
Sa réussite sociale est liée à la malhonnêteté, en effet, lorsqu'il fut banquier du pharaon, il put être introduit dans des salons mondains :
"je me fais banquier du pharaon : alors bonnes gens ! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m'ouvrent poliment leur maison..."
Selon Figaro, la malhonnêteté et la réussite sociale sont étroitement liées.

La conséquence de tout ceci est la pulsion suicidaire de Figaro. C'est la première fois dans le théâtre qu'une dénonciation sociale aboutit à une prise de conscience "Pour le coup je quittais le monde, et vingt brasses d'eau m'en allaient séparer…".


III. Le valet de comédie devient un personnage de roman

1. La dimension autobiographique

Au travers du monologue, on est informé sur la vie de Figaro, sur ses nombreux métiers :
Vétérinaire, auteur dramatique, auteur de traités économiques, journaliste, banquier du pharaon, barbier.

Comme dans tout roman autobiographique, Figaro raconte sa vie et la commente. Il fait une analyse psychologique de ses motivations et utilise un langage de l'introspection :
"quel est ce moi dont je m’occupe", "ambitieux par vanité, laborieux par nécessité… poète par délassement, musicien par occasion, amoureux par folles bouffées…"
Les noms ou les adjectifs définissent l'état et le complément en donne la cause.

Un valet peut projeter dans l'avenir mais ne revient habituellement pas sur son passé.


2. Un homme qui souffre

Figaro est parfois drôle mais jamais ridicule. Il a de l'humour, cet humour peut être dirigé contre les autres comme contre lui. Il est capable de tourner quelque chose en auto-dérision : "Las d’attrister des bêtes malades" (avant l'extrait étudié).
"pendant ma retraite économique" -> c'est un euphémisme, Figaro veut en fait parler de son emprisonnement à la Bastille.

Il est émouvant, il cache sa souffrance avec humour sauf quand il parle de Suzanne à la fin :
"désabusé… Désabusé… ! Suzon, Suzon, Suzon !"
Il y a une association phonétique par allitération avec le son [z], elle permet de coupler cause et conséquence.
Le texte prend une dimension pathétique et suscite la compassion du public.

Un valet de comédie qui n'exprime plus son désespoir sans être drôle, comme peut l'être Sganarelle dans Dom Juan, n'est plus dans la tradition.


3. Un homme qui doute

Figaro ne réfléchit pas que sur sa propre vie, il a une réflexion très élargie sur les hommes. On passe du "je" au "on" au cours du monologue.
Un doute métaphysique est exprimé au travers de questions rhétoriques :
"Comment cela m'est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d'autres ?…"
Figaro se rapproche de Hamlet, les deux personnages ont les mêmes questions métaphysiques.

Figaro se transforme au cours du monologue en héros romanesque et tragique.





Conclusion

    Ce qui est véritablement révolutionnaire, c'est le passage du valet de comédie à un personnage romanesque. Il y a une rupture avec les valets de comédie traditionnelle.
    Figaro est tout à fait unique en son genre, après lui, plus aucun valet de comédie ne sera ainsi. Son premier successeur est Ruy Blas.

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Merci à Noémie pour cette analyse sur la scène 3 de l'acte 5 de Le Mariage de Figaro de Beaumarchais