La Peau de chagrin

Honoré de Balzac

Le vieil antiquaire

De "Tout à coup il crut avoir été appelé par une voix terrible…" à "…par des pensées de mort et de fantasques images."


Plan de la fiche sur Le vieil antiquaire - La Peau de chagrin - Honoré de Balzac :
Introduction
Texte étudié
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion




Introduction

    Doit-on vendre son âme au diable pour être heureux ? Chacun poursuit une certaine quête du bonheur et on peut légitimement se poser la question de savoir jusqu’où on peut aller pour satisfaire ce désir.
    Balzac, dans son roman intitulé La Peau de chagrin paru en 1831, invite le lecteur à y réfléchir à travers le personnage de Raphaël de Valentin. Celui-ci est un jeune homme qui a perdu tout son argent et qui, ne voyant pas d’issue favorable, envisage de se suicider. Dans le passage que nous nous proposons d’étudier, il attend la nuit pour réaliser son projet et entre dans la boutique d’un vieil antiquaire. Cette  rencontre pour le moins étonnante plonge le lecteur dans un univers tout à fait étonnant, qui rompt avec le début du récit et suggère une entrée en enfer.
    Nous pouvons alors nous demander de quelle manière cette scène crée une atmosphère annonciatrice de la suite.
    Dans un premier temps, nous étudierons en quoi celle-ci est fantastique ; dans un second temps nous nous intéresserons au portrait d’un antiquaire troublant.

Honoré de Balzac
Honoré de Balzac


Texte étudié


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Lu par René Depasse - source : litteratureaudio.com



Tout à coup il crut avoir été appelé par une voix terrible, et tressaillit comme lorsqu’au milieu d’un brûlant cauchemar nous sommes précipités d’un seul bond dans les profondeurs d’un abîme. Il ferma les yeux ; les rayons d’une vive lumière l’éblouissaient ; il voyait briller au sein des ténèbres une sphère rougeâtre dont le centre était occupé par un petit vieillard qui se tenait debout et dirigeait sur lui la clarté d’une lampe. Il ne l’avait entendu ni venir, ni parler, ni se mouvoir. Cette apparition eut quelque chose de magique. L’homme le plus intrépide, surpris ainsi dans son sommeil, aurait sans doute tremblé devant ce personnage extraordinaire qui semblait être sorti d’un sarcophage voisin. La singulière jeunesse qui animait les yeux immobiles de cette espèce de fantôme empêchait l’inconnu de croire à des effets surnaturels ; néanmoins, pendant le rapide intervalle qui sépara sa vie somnambulique de sa vie réelle, il demeura dans le doute philosophique recommandé par Descartes, et fut alors, malgré lui, sous la puissance de ces inexplicables hallucinations dont les mystères sont condamnés par notre fierté ou que notre science impuissante tâche en vain d’analyser.

Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre, vêtu d’une robe eu velours noir, serrée autour de ses reins par un gros cordon de soie. Sur sa tête, une calotte en velours également noir laissait passer, de chaque côté de la figure, les longues mèches de ses cheveux blancs et s’appliquait sur le crâne de manière à rigidement encadrer le front. La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul, et ne permettait de voir d’autre forme humaine qu’un visage étroit et pâle. Sans le bras décharné, qui ressemblait à un bâton sur lequel on aurait posé une étoffe et que le vieillard tenait en l’air pour faire porter sur le jeune homme toute la clarté de la lampe, ce visage aurait paru suspendu dans les airs. Une barbe grise et taillée en pointe cachait le menton de cet être bizarre, et lui donnait l’apparence de ces têtes judaïques qui servent de types aux artistes quand ils veulent représenter Moïse. Les lèvres de cet homme étaient si décolorées, si minces, qu’il fallait une attention particulière pour deviner la ligne tracée par la bouche dans son blanc visage. Son large front ridé, ses joues blêmes et creuses, la rigueur implacable de ses petits veux verts, dénués de cils et de sourcils, pouvaient faire croire à l’inconnu que le Peseur d’or de Gérard Dow était sorti de son cadre. Une finesse d’inquisiteur, trahie par les sinuosités de ses rides et par les plis circulaires dessinés sur ses tempes, accusait une science profonde des choses de la vie. Il était impossible de tromper cet homme qui semblait avoir le don de surprendre les pensées au fond des cœurs les plus discrets. Les meurs de toutes les nations du globe et leurs sagesses se résumaient sur sa face froide, comme les productions du monde entier se trouvaient accumulées dans ses magasins poudreux ; vous y auriez lu la tranquillité lucide d’un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleuse d’un homme qui a tout vu.

Un peintre aurait, avec deux expressions différentes et en deux coups de pinceau, fait de cette figure une belle image du Père Éternel ou le masque ricaneur du Méphistophélès, car il se trouvait tout ensemble une suprême puissance dans le front et de sinistres railleries sur la bouche. En broyant toutes les peines humaines sous un pouvoir immense, cet homme devait avoir tué les joies terrestres. Le moribond frémit en pressentant que ce vieux génie habitait une sphère étrangère au monde où il vivait seul, sans jouissances, parce qu’il n’avait plus d’illusion, sans douleur, parce qu’il ne connaissait plus de plaisirs. Le vieillard se tenait debout, immobile, inébranlable comme une étoile au milieu d’un nuage de lumière, ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme, semblaient éclairer le monde moral comme sa lampe illuminait ce cabinet mystérieux. Tel fut le spectacle étrange qui surprit le jeune homme au moment où il ouvrit les yeux, après avoir été bercé par des pensées de mort et de fantasques images.

Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, 1831


Le vieil antiquaire
Antiquaire du quai Voltaire (dessin de Charles Huart)



Annonce des axes

I. Une atmosphère fantastique
1. Le point de vue
2. Le rêve
3. L'image de l'enfer

II. Un antiquaire troublant
1. La mort personnifiée
2. Une description étrange
3. Un personnage diabolique



Commentaire littéraire

I. Une atmosphère fantastique

1. Le point de vue

Le point de vue est ici interne, c’est-à-dire que le lecteur découvre la boutique à travers le regard de Raphaël. Il s’agit donc d’une situation émotionnelle très intense, et d’un point de vue subjectif.
Verbes de perception associés au personnage principal : « Il voyait », « il ne l’avait entendu (…) », « il ouvrit les yeux »…etc.
Point de vue qui suit le mouvement de Raphaël avec un effet de rétrécissement : d’abord la boutique, ensuite l’antiquaire.
Lieu qui met mal à l’aise Raphaël + utilisation du passé simple : « cabinet mystérieux », « le moribond frémit », « il fut alors, malgré lui », « il tressaillit », « qui surprit le jeune homme ».
Transition : La réalité est ainsi déformée et le lecteur peut penser que Raphaël se trouve dans un rêve.

2. Le rêve

N’ayant pas d’autre point de vue que celui de Raphaël, le lecteur peut penser qu’il s’agit simplement d’un rêve de la part du héros. Plusieurs éléments contribuent à cette idée :
- Le temps de l’action : l'action se passe le soir, c’est-à-dire le moment privilégié du sommeil. On peut citer ici un passage hors texte qui précède immédiatement notre passage « La nuit, l’heure de mourir, était subitement venue. »
- Le passage s’ouvre et se clôt par une mention étonnante. Au début : « Il ferma les yeux » ; à la fin « au moment où il ouvrit les yeux ». Ce qui pourrait laisser croire que tout le passage se passe donc en songe. On note que pendant tout cet intervalle, il n’y a pas de verbes d’action qui impliqueraient Raphaël dans l’action, comme s’il ne bougeait plus, comme s’il était endormi. On a aussi l’expression finale « après avoir été bercé » qui rappelle elle aussi un moment de sommeil.
- Verbes qui marquent l’incertitude dans les perceptions : « Il crut avoir entendu », « semblait ». Ils sont associés à des termes appartenant au champ lexical du rêve tels que « apparition », « cauchemar », « images fantasques », « sommeil »,  « vie somnambulique », « hallucinations », « un spectacle étrange ».
- Importance de tout ce qui est indistinct également.
Transition : Tout contribue à nous faire croire que Raphaël est en train de rêver ce moment.
L’univers dans lequel il entre semble d’autant plus irréel qu’on a l’impression qu’il entre en enfer.

3. L’image de l’enfer

Lieu décrit de curieuse façon qui suggère les enfers. « profondeurs d’un abîme » -> souligne l'idée d'une chute dans les entrailles de la Terre.
Ceci est associé à l’obscurité des enfers avec « ténèbres », mais aussi au feu avec « sphère rougeâtre »,  et à l’isolement (« habitait une sphère étrangère au monde, et où il vivait seul »).
Ce n’est pas un lieu accueillant mais qui au contraire gêne le personnage principal qui est heurté dans ses perceptions : « Il tressaillit », « un brûlant cauchemar », « précipités », « l’éblouissaient ».
Nous verrons par ailleurs que si le lieu est comparable aux enfers, le maître des lieux est lui comparable au diable…

Transition : Raphaël au début du roman veut mourir. Son vœu semble sur le point d’être exaucé puisqu’il se trouve aux portes de l’enfer et rencontre un antiquaire pour le moins troublant.


II. Un antiquaire troublant

1. La mort personnifiée

Plusieurs éléments suggèrent que ce personnage n’appartiendrait pas au monde des vivants mais à celui des morts :
- Champ lexical du mort : « sarcophage », « fantôme », « apparition », « ensevelissait le corps », comparaison « comme dans un vaste linceul », métaphore « son visage aurait paru suspendu dans les airs », « sa face froide ».
- Couleurs de la mort « blanc », « noir ». Ses cheveux sont « blancs », mais son visage aussi. Il est également qualifié par l’adjectif qualificatif « pâle ». Ses joues sont « blêmes ». Il porte des vêtements noirs, symbole de la mort : « vêtu d’une robe en velours noir », « une calotte en velours également noir ».
- La vie a quitté son corps : « lèvres décolorées », «  bras décharné », « yeux dénués » avec le préfixe « dé » qui marque l’absence de quelque chose qui autrefois était là.
- D’autres termes suggèrent l’absence de vie : « sec et maigre », « étroit », la comparaison « sans le bras décharné, qui ressemblait à un bâton sur lequel on aurait posé une étoffe », l'insistance avec l’anaphore de l’adverbe d’intensité « si » dans l’expression « étaient si décolorées, si minces ».

Transition : Tout dans ce personnage semble mort, et en même temps, le narrateur met l’accent sur des pointes de vie, sorties visiblement de la norme.

2. Une description étrange

Description tout en contraste entre la vie et la mort. Décrit comme un personnage déjà mort, mais dans lequel persistent des bouts de vie qui dénote avec cette première description de moribond et donne l’impression d’une étonnante vitalité. Raphaël a ainsi l’impression au début d’être appelé par « une voix terrible ».  Il  possède aussi « une finesse d’inquisiteur », « ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice », « la force orgueilleuse », « le vieillard se tenait debout, immobile, inébranlable ».
« être bizarre », « singulière jeunesse » = champ lexical de l’étrangeté.
Proposé comme un tableau, donc le narrateur commence la description par « figurez-vous », invitant ainsi le lecteur à s’imaginer le portrait à la fois étonnant et remarquable + comparaison avec le tableau de Gérard Dow « pouvaient faire croire à l’inconnu que Le Peseur d’Or de Gérard Dow était sorti de son cadre ». On a ainsi l’impression d’un être inanimé au départ, mais qui prend vie.

Transition : A travers cette description faite de contrastes entre la vie et la mort, l’antiquaire incarne à maints égards un personnage diabolique.

3. Un personnage diabolique

Comparaison à Dieu pour la toute-puissance et l’omniscience : métaphore « d’un Dieu qui voit tout » et « une belle image du Père éternel », « une suprême puissance », « la force orgueilleuse d’un homme qui a tout vu ».
Description physique d’un personnage diabolique : « Méphistophélès », « un masque ricaneur », « les yeux verts », « une barbe grise et taillée en pointe ».
Annonce une suite tragique : « cet homme devait avoir tué les joies terrestres », « en broyant toutes les peines humaines sous un pouvoir immense », double anaphore « sans jouissances parce qu’il n’avait plus d’illusions, sans douleur parce qu’il ne connaissait plus de plaisirs » avec la négation « ne…plus » qui montre qu’un jour il a appartenu au monde des vivants mais n’en fait plus partie.
Pour rappel, Lucifer était au départ un ange de lumière, le plus important même, qui a été déchu car il a refusé de suivre les commandements de Dieu qui demandait aux anges de  s’abaisser à la hauteur des hommes pour les aider. Lucifer a refusé de s’abaisser ainsi, jugeant cela indigne de son statut.
Indécision entre l’image de Dieu et celle du diable contribue à l’indécision propre au genre fantastique. On la retrouve précisément dans la comparaison avec le peintre : « Un peintre aurait, avec deux expressions différentes et en deux coups de pinceau, fait de cette figure une belle image du Père éternel ou le masque ricaneur de Méphistophélès. »





Conclusion

    Ce passage du roman La Peau de chagrin, de Honoré de Balzac, montre une rupture avec le début du roman. En effet, si jusque-là le lecteur se trouvait dans un roman réaliste, il plonge ici avec Raphaël dans un univers fantastique (indétermination entre rêve et réalité) qui associe la boutique à l’enfer et l’antiquaire au diable. Cela annonce la suite du récit car à partir de ce moment-là, il n’y aura plus de retour vers le réalisme du début, dans la mesure où Raphaël va conclure un pacte avec le diable en acceptant d’échanger sa vie contre les promesses d’une peau de chagrin.



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Merci à Betty pour cette analyse de Le vieil antiquaire - La Peau de chagrin - Honoré de Balzac