Mémoires d'Outre-tombe

Chateaubriand


1 Première partie



1 L 1 Livre premier

1. - 2. Naissance de mes frères et soeurs. - Je viens au monde. - 3 Plancouët. - Voeu. - Combourg. - Plan de mon père pour mon éducation. - La Villeneuve. - Lucile. - Mesdemoiselles Couppart. - Mauvais écolier que je suis. - 4. Vie de ma grand-mère maternelle et de sa soeur, à Plancouët. - Mon oncle le comte de Bedée, à Monchoix. - Relèvement du voeu de ma nourrice. - 5. Gesril. - Hervine Magon. - Combat contre les deux mousses. - 6. Billet de M. Pasquier. - Dieppe. - Changement de mon éducation. - Printemps en Bretagne. - Forêt historique. - Campagnes pélagiennes. - Coucher de la lune sur la mer. - 7. Départ pour Combourg. - Description du château.

 

1 L 1 Chapitre 1

La Vallée-aux-Loups, près d'Aulnay,

ce 4 octobre 1811.

Il y a quatre ans qu'à mon retour de la Terre-Sainte j'achetai près du hameau d'Aulnay, dans le voisinage de Sceaux et de Chatenay une maison de jardinier cachée parmi des collines couvertes de bois. Le terrain inégal et sablonneux dépendant de cette maison, n'était qu'un verger sauvage au bout duquel se trouvait une ravine et un taillis de châtaigniers. Cet étroit espace me parut propre à renfermer mes longues espérances ; spatio brevi spem longam reseces. Les arbres que j'y ai plantés prospèrent, ils sont encore si petits que je leur donne de l'ombre quand je me place entre eux et le soleil. Un jour, en me rendant cette ombre, ils protégeront mes vieux ans comme j'ai protégé leur jeunesse. Je les ai choisis autant que je l'ai pu des divers climats où j'ai erré, ils rappellent mes voyages et nourrissent au fond de mon coeur d'autres illusions.

Si jamais les Bourbons remontent sur le trône, je ne leur demanderai, en récompense de ma fidélité, que de me rendre assez riche pour joindre à mon héritage la lisière des bois qui l'environnent : l'ambition m'est venue ; je voudrais accroître ma promenade de quelques arpents : tout chevalier errant que je suis, j'ai les goûts sédentaires d'un moine : depuis que j'habite cette retraite, je ne crois pas avoir mis trois fois les pieds hors de mon enclos. Mes pins, mes sapins, mes mélèzes, mes cèdres tenant jamais ce qu'ils promettent, la Vallée-aux-Loups deviendra une véritable chartreuse. Lorsque Voltaire naquit à Chatenay, le 20 février 1694 quel était l'aspect du coteau où se devait retirer, en 1807 l'auteur du Génie du Christianisme ?

Ce lieu me plaît ; il a remplacé pour moi les champs paternels ; je l'ai payé du produit de mes rêves et de mes veilles ; c'est au grand désert d' Atala que je dois le petit désert d'Aulnay ; et pour me créer ce refuge, je n'ai pas, comme le colon américain, dépouillé l'Indien des Florides. Je suis attaché à mes arbres ; je leur ai adressé des élégies, des sonnets, des odes. Il n'y a pas un seul d'entre eux que je n'aie soigné de mes propres mains, que je n'aie délivré du ver attaché à sa racine, de la chenille collée à sa feuille ; je les connais tous par leurs noms, comme mes enfants : c'est ma famille, je n'en ai pas d'autre, j'espère mourir au milieu d'elle.

Ici, j'ai écrit les Martyrs, les Abencerages, l' Itinéraire et Moïse ; que ferai-je maintenant dans les soirées de cet automne ? Ce 4 octobre 1811, anniversaire de ma fête et de mon entrée à Jérusalem, me tente à commencer l'histoire de ma vie. L'homme qui ne donne aujourd'hui l'empire du monde à la France que pour la fouler à ses pieds, cet homme, dont j'admire le génie et dont j'abhorre le despotisme, cet homme m'enveloppe de sa tyrannie comme d'une autre solitude ; mais s'il écrase le présent, le passé le brave, et je reste libre dans tout ce qui a précédé sa gloire.

La plupart de mes sentiments sont demeurés au fond de mon âme, ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires. Aujourd'hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, je veux remonter le penchant de mes belles années : ces Mémoires seront un temple de la mort élevé à la clarté de mes souvenirs.

De la naissance de mon père et des épreuves de sa première position, se forma en lui un des caractères les plus sombres qui aient été. Or ce caractère a influé sur mes idées en effrayant mon enfance, contristant ma jeunesse et décidant du genre de mon éducation.

Je suis né gentilhomme. Selon moi, j'ai profité du hasard de mon berceau, j'ai gardé cet amour plus ferme de la liberté qui appartient principalement à l'aristocratie dont la dernière heure est sonnée. L'aristocratie a trois âges successifs : l'âge des supériorités, l'âge des privilèges, l'âge des vanités : sortie du premier, elle dégénère dans le second et s'éteint dans le dernier.

On peut s'enquérir de ma famille, si l'envie en prend jamais, dans le dictionnaire de Moréri, dans les diverses histoires de Bretagne de d'Argentré, de dom Lobineau, de dom Morice, dans l' Histoire généalogique de plusieurs maisons illustres de Bretagne du P. Dupaz, dans Toussaint Saint-Luc, Le Borgne et enfin dans l' Histoire des grands officiers de la Couronne du P. Anselme [Cette généalogie est résumée dans l' Histoire généalogique et héraldique des Pairs de France, des grands dignitaires de la Couronne , par M. le chevalier le Courcelles.] .

Les preuves de ma descendance furent faites entre les mains de Chérin, pour l'admission de ma soeur Lucile comme chanoinesse au chapitre de l'Argentière, d'où elle devait passer à celui de Remiremont ; elles furent reproduites pour ma présentation à Louis XVI, reproduites pour mon affiliation à l'ordre de Malte, et reproduites, une dernière fois, quand mon frère fut présenté au même infortuné Louis XVI.

Mon nom s'est d'abord écrit Brien, ensuite Briant et Briand, par l'invasion de l'orthographe française. Guillaume le Breton dit Castrum-Briani. Il n'y a pas un nom en France qui ne présente ces variations de lettres. Quelle est l'orthographe de du Guesclin ?

Les Brien vers le commencement du onzième siècle communiquèrent leur nom à un château considérable de Bretagne, et ce château devint le chef-lieu de la baronnie de Chateaubriand. Les armes des Chateaubriand étaient d'abord des pommes de pin avec la devise : Je sème l ' or. Geoffroy, baron de Chateaubriand, passa avec saint Louis en Terre Sainte. Fait prisonnier à la bataille de la Massoure, il revint, et sa femme Sybille mourut de joie et de surprise en le revoyant. Saint Louis, pour récompenser ses services, lui concéda à lui et à ses héritiers, en échange de ses anciennes armoiries, un écu de gueules, semé de fleurs de lys d'or : Cui et ejus haeredibus, atteste un cartulaire du prieuré de Bérée, sanctus Ludovicus tum Francorum rex, propter ejus probitatem in armis, flores lilii auri, loco pomorum pini auri, contulit.

Les Chateaubriand se partagèrent dès leur origine en trois branches : la première, dite barons de Chateaubriand, souche des deux autres et qui commença l'an 1000 dans la personne de Thiern, fils de Brien, petit-fils d'Alain III, comte ou chef de Bretagne ; la seconde, surnommée seigneurs des Roches Baritaut, ou du Lion d ' Angers ; la troisième paraissant sous le titre de sires de Beaufort.

Lorsque la lignée des sires de Beaufort vint à s'éteindre dans la personne de dame Renée, un Christophe II, branche collatérale de cette lignée, eut en partage la terre de la Guérande en Morbihan. A cette époque, vers le milieu du dix-septième siècle, une grande confusion s'était répandue dans l'ordre de la noblesse ; des titres et des noms avaient été usurpés. Louis XIV prescrivit une enquête, afin de remettre chacun dans son droit. Christophe fut maintenu, sur preuve de sa noblesse d'ancienne extraction, dans son titre et dans la possession de ses armes, par arrêt de la Chambre établie à Rennes pour la réformation de la noblesse de Bretagne. Cet arrêt fut rendu le 16 septembre 1669 ; en voici le texte :

" Arrêt de la Chambre établie par le Roi (Louis XIV) pour la réformation de la noblesse en la province de Bretagne, rendu le 16 septembre 1669 : Entre le procureur général du Roi et M. Christophe de Chateaubriand, sieur de la Guérande ; lequel déclare ledit Christophe issu d'ancienne extraction noble, lui permet de prendre la qualité de chevalier, et le maintient dans le droit de porter pour armes de gueules semé de fleurs de lys d'or sans nombre, et ce après production par lui faite de ses titres authentiques, desquels il appert, etc., etc., ledit Arrêt signé Malescot. "

Cet arrêt constate que Christophe de Chateaubriand de la Guérande descendait directement des Chateaubriand sires de Beaufort ; les sires de Beaufort se rattachaient par documents historiques aux premiers barons de Chateaubriand. Les Chateaubriand de Villeneuve, du Plessis et de Combourg étaient cadets des Chateaubriand de la Guérande, comme il est prouvé par la descendance d'Amaury, frère de Michel, lequel Michel était fils de ce Christophe de la Guérande maintenu dans son extraction par l'arrêt ci-dessus rapporté de la réformation de la noblesse, du 16 septembre 1669.

Après ma présentation à Louis XVI, mon frère songea à augmenter ma fortune de cadet en me nantissant de quelques-uns de ces bénéfices appelés bénéfices simples. Il n'y avait qu'un seul moyen praticable à cet effet, puisque j'étais laïque et militaire, c'était de m'agréger à l'ordre de Malte. Mon frère envoya mes preuves à Malte, et bientôt après il présenta requête en mon nom, au chapitre du grand-prieuré d'Aquitaine, tenu à Poitiers, aux fins qu'il fût nommé des commissaires pour prononcer d'urgence. M. Pontois était alors archiviste, vice-chancelier et généalogiste de l'ordre de Malte, au Prieuré.

Le président du chapitre était Louis-Joseph des Escotais, bailli, grand-prieur d'Aquitaine, ayant avec lui le bailli de Freslon, le chevalier de La Laurencie, le chevalier de Murat, le chevalier de Lanjamet, le chevalier de La Bourdonnaye-Montluc et le chevalier du Bouëtiez. La requête fut admise les 9, 10 et 11 septembre 1789. Il est dit, dans les termes d'admission du Mémorial, que je méritais à plus d ' un titre la grâce que je sollicitais et que des considérations du plus grand poids me rendaient digne de la satisfaction que je réclamais.

Et tout cela avait lieu après la prise de la Bastille à la veille des scènes du 6 octobre 1789 et de la translation de la famille royale à Paris ! Et, dans la séance du 7 août de cette année 1789, l'Assemblée nationale avait aboli les titres de noblesse ! Comment les chevaliers et les examinateurs de mes preuves trouvaient-ils aussi que je méritais à plus d ' un titre la grâce que je sollicitais, etc., moi qui n'étais qu'un chétif sous-lieutenant d'infanterie inconnu, sans crédit, sans faveur et sans fortune ?

Le fils aîné de mon frère (j'ajoute ceci en 1831 à mon texte primitif écrit en 1811), le comte Louis de Chateaubriand, a épousé mademoiselle d'Orglandes, dont il a eu cinq filles et un garçon, celui-ci nommé Geoffroy. Christian, frère cadet de Louis, arrière-petit-fils et filleul de M. de Malesherbes, et lui ressemblant d'une manière frappante, servit avec distinction en Espagne comme capitaine dans les dragons de la garde, en 1823. Il s'est fait jésuite à Rome. Les jésuites suppléent à la solitude à mesure que celle-ci s'efface de la terre. Christian vient de mourir à Chieri, près Turin : vieux et malade, je le devais devancer ; mais ses vertus l'appelaient au ciel avant moi, qui ai encore bien des fautes à pleurer.

Dans la division du patrimoine de la famille, Christian avait eu la terre de Malesherbes, et Louis la terre de Combourg. Christian ne regardant pas le partage égal comme légitime, voulut, en quittant le monde, se dépouiller des biens qui ne lui appartenaient pas et les rendre à son frère aîné.

A la vue de mes parchemins, il ne tiendrait qu'à moi, si j'héritais de l'infatuation de mon père et de mon frère, de me croire cadet des ducs de Bretagne, venant de Thiern, petit-fils d'Alain III.

Ces dits Chateaubriand auraient mêlé deux fois leur sang au sang des souverains d'Angleterre, Geoffroy IV de Chateaubriand ayant épousé en secondes noces Agnès de Laval, petite-fille du comte d'Anjou et de Mathilde, fille de Henri Ier ; Marguerite de Lusignan, veuve du roi d'Angleterre et petite-fille de Louis-le-Gros, s'étant mariée à Geoffroy V, douzième baron de Chateaubriand. Sur la race royale d'Espagne, on trouverait Brien, frère puîné du neuvième baron de Chateaubriand, qui se serait uni à Jeanne, fille d'Alphonse, roi d'Aragon. Il faudrait croire encore, quant aux grandes familles de France, qu'Edouard de Rohan prit à femme Marguerite de Chateaubriand ; il faudrait croire encore qu'un Croï épousa Charlotte de Chateaubriand. Tinténiac, vainqueur au combat des Trente, du Guesclin le connétable, auraient eu des alliances avec nous dans les trois branches. Tiphaine du Guesclin, petite-fille du frère de Bertrand, céda à Brien de Chateaubriand, son cousin et son héritier, la propriété du Plessis-Bertrand. Dans les traités, des Chateaubriand sont donnés pour caution de la paix aux rois de France, à Clisson, au baron de Vitré. Les ducs de Bretagne envoient à des Chateaubriand copie de leurs assises. Les Chateaubriand deviennent grands officiers de la couronne, et des illustres dans la cour de Nantes. Ils reçoivent des commissions pour veiller à la sûreté de leur province contre les Anglais. Brien Ier se trouve à la bataille d'Hastings : il était fils d'Eudon, comte de Penthièvre. Guy de Chateaubriand est du nombre des seigneurs qu'Arthur de Bretagne donna à son fils pour l'accompagner dans son ambassade de Rome, en 1309.

Je ne finirais pas si j'achevais ce dont je n'ai voulu faire qu'un court résumé : la note [Voyez cette {note|C M 1 N001} à la fin de ces Mémoires .] à laquelle je me suis enfin résolu, en considération de mes deux neveux, qui ne font pas sans doute aussi bon marché que moi de ces vieilles misères, remplacera ce que j'omets dans ce texte. Toutefois, on passe aujourd'hui un peu la borne ; il devient d'usage de déclarer que l'on est de race corvéable, qu'on a l'honneur d'être fils d'un homme attaché à la glèbe. Ces déclarations sont-elles aussi fières que philosophiques ? N'est-ce pas se ranger du parti du plus fort ? Les marquis, les comtes, les barons de maintenant, n'ayant ni privilèges ni sillons, les trois quarts mourant de faim, se dénigrant les uns les autres, ne voulant pas se reconnaître, se contestant mutuellement leur naissance ; ces nobles, à qui l'on nie leur propre nom, ou à qui on ne l'accorde que sous bénéfice d'inventaire, peuvent-ils inspirer quelque crainte ? Au reste, qu'on me pardonne d'avoir été contraint de m'abaisser à ces puériles récitations, afin de rendre compte de la passion dominante de mon père, passion qui fit le noeud du drame de ma jeunesse. Quant à moi, je ne me glorifie ni ne me plains de l'ancienne ou de la nouvelle société. Si, dans la première, j'étais le chevalier ou le vicomte de Chateaubriand, dans la seconde je suis François de Chateaubriand ; je préfère mon nom à mon titre.

Monsieur mon père aurait volontiers, comme un grand terrien du moyen-âge, appelé Dieu le Gentilhomme de là-haut, et surnommé Nicodème (le Nicodème de l'Evangile) un saint gentilhomme. Maintenant, en passant par mon géniteur, arrivons de Christophe, seigneur suzerain de la Guérande, et descendant en ligne directe des barons de Chateaubriand, jusqu'à moi, François, seigneur sans vassaux et sans argent de la Vallée-aux-Loups.

En remontant la lignée des Chateaubriand, composée de trois branches, les deux premières étant faillies, la troisième, celle des sires de Beaufort, prolongée par un rameau (les Chateaubriand de la Guérande), s'appauvrit, effet inévitable de la loi du pays : les aînés nobles emportaient les deux tiers des biens, en vertu de la coutume de Bretagne ; les cadets divisaient entre eux tous un seul tiers de l'héritage paternel. La décomposition du chétif estoc de ceux-ci s'opérait avec d'autant plus de rapidité, qu'ils se mariaient ; et comme la même distribution des deux tiers au tiers existait aussi pour leurs enfants, ces cadets des cadets arrivaient promptement au partage d'un pigeon, d'un lapin, d'une canardière et d'un chien de chasse, bien qu'ils fussent toujours chevaliers hauts et puissants seigneurs d'un colombier, d'une crapaudière et d'une garenne. On voit dans les anciennes familles nobles une quantité de cadets ; on les suit pendant deux ou trois générations, puis ils disparaissent, redescendus peu à peu à la charrue ou absorbés par les classes ouvrières, sans qu'on sache ce qu'ils sont devenus.

Le chef de nom et d'armes de ma famille était, vers le commencement du dix-huitième siècle, Alexis de Chateaubriand, seigneur de la Guérande, fils de Michel, lequel Michel avait un frère, Amaury. Michel était fils de ce Christophe maintenu dans son extraction des sires de Beaufort et des barons de Chateaubriand par l'arrêt ci-dessus rappelé. Alexis de la Guérande était veuf ; ivrogne décidé, il passait ses jours à boire, vivait dans le désordre avec ses servantes, et mettait les plus beaux titres de sa maison à couvrir des pots de beurre.

En même temps que ce chef de nom et d'armes existait son cousin François, fils d'Amaury, puîné de Michel. François, né le 19 février 1683, possédait les petites seigneuries des Touches et de la Villeneuve. Il avait épousé, le 27 août 1713, Pétronille-Claude Lamour, dame de Lanjegu, dont il eut quatre fils : François-Henri, René (mon père), Pierre, seigneur du Plessis, et Joseph, seigneur du Parc. Mon grand-père, François, mourut le 28 mars 1722 ; ma grand-mère, je l'ai connue dans mon enfance, avait encore un beau regard qui souriait dans l'ombre de ses belles années. Elle habitait, au décès de son mari, le manoir de la Villeneuve, dans les environs de Dinan. Toute la fortune de mon aïeule ne dépassait pas 5.000 livres de rente, dont l'aîné de ses fils emportait les deux tiers, 3.332 livres ; restaient 1.668 livres de rente pour les trois cadets, sur laquelle somme l'aîné prélevait encore le préciput.

Pour comble de malheur, ma grand-mère fut contrariée dans ses desseins par le caractère de ses fils : l'aîné François-Henri, à qui le magnifique héritage de la seigneurie de la Villeneuve était dévolu, refusa de se marier et se fit prêtre ; mais au lieu de quêter les bénéfices que son nom lui aurait pu procurer, et avec lesquels il aurait soutenu ses frères, il ne sollicita rien par fierté et par insouciance. Il s'ensevelit dans une cure de campagne et fut successivement recteur de Saint-Launeuc et de Merdrignac, dans le diocèse de Saint-Malo. Il avait la passion de la poésie ; j'ai vu bon nombre de ses vers. Le caractère joyeux de cette espèce de noble Rabelais, le culte que ce prêtre chrétien avait voué aux Muses dans un presbytère, excitaient la curiosité. Il donnait tout ce qu'il avait et mourut insolvable.

Le quatrième frère de mon père, Joseph, se rendit à Paris et s'enferma dans une bibliothèque. On lui envoyait tous les ans les 416 livres, son lopin de cadet. Il passa inconnu au milieu des livres ; il s'occupait de recherches historiques. Pendant sa vie qui fut courte, il écrivait chaque premier de janvier à sa mère, seul signe d'existence qu'il ait jamais donné. Singulière destinée ! Voilà mes deux oncles, l'un érudit et l'autre poète ; mon frère aîné faisait agréablement des vers ; une de mes soeurs madame de Farcy, avait un vrai talent pour la poésie ; une autre de mes soeurs, la comtesse Lucile, chanoinesse, pourrait être connue par quelques pages admirables ; moi j'ai barbouillé force papier. Mon frère a péri sur l'échafaud, mes deux soeurs ont quitté une vie de douleur après avoir langui dans les prisons ; mes deux oncles ne laissèrent pas de quoi payer les quatre planches de leur cercueil ; les lettres ont causé mes joies et mes peines, et je ne désespère pas, Dieu aidant, de mourir à l'hôpital.

Ma grand-mère s'étant épuisée pour faire quelque chose de son fils aîné et de son fils cadet, ne pouvait plus rien pour les deux autres, René, mon père, et Pierre, mon oncle. Cette famille, qui avait semé l'or, selon sa devise, voyait de sa gentilhommière les riches abbayes qu'elle avait fondées et qui entombaient ses aïeux. Elle avait présidé les états de Bretagne, comme possédant une des neuf baronnies ; elle avait signé au traité des souverains, servi de caution à Clisson, et elle n'aurait pas eu le crédit d'obtenir une sous-lieutenance pour l'héritier de son nom.

Il restait à la pauvre noblesse bretonne une ressource, la marine royale : on essaya d'en profiter pour mon père ; mais il fallait d'abord se rendre à Brest, y vivre, payer les maîtres, acheter l'uniforme, les armes, les livres, les instruments de mathématiques : comment subvenir à tous ces frais ? Le brevet demandé au ministre de la marine n'arriva point, faute de protecteur pour en solliciter l'expédition : la châtelaine de Villeneuve tomba malade de chagrin.

Alors mon père donna la première marque du caractère décidé que je lui ai connu. Il avait environ quinze ans : s'étant aperçu des inquiétudes de sa mère, il approcha du lit où elle était couchée et lui dit : " Je ne veux plus être un fardeau pour vous. " Sur ce, ma grand-mère se prit à pleurer (j'ai vingt fois entendu mon père raconter cette scène). " René, " répondit-elle, " que veux-tu faire ? Laboure ton champ. - Il ne peut pas nous nourrir ; laissez-moi partir. - Eh bien, " dit la mère, " va donc où Dieu veut que tu ailles. " Elle embrassa l'enfant en sanglotant. Le soir même mon père quitta la ferme maternelle, arriva à Dinan, où une de nos parentes lui donna une lettre de recommandation pour un habitant de Saint-Malo. L'aventurier orphelin fut embarqué, comme volontaire, sur une goélette armée, qui mit à la voile quelques jours après.

La petite république malouine soutenait seule alors sur la mer l'honneur du pavillon français. La goélette rejoignit la flotte que le cardinal de Fleury envoyait au secours de Stanislas, assiégé dans Dantzick par les Russes. Mon père mit pied à terre et se trouva au mémorable combat que quinze cents Français, commandés par le brave Breton, de Bréhan comte de Plélo, livrèrent le 29 mai 1734, à quarante mille Moscovites, commandés par Munich. De Bréhan, diplomate, guerrier et poète, fut tué et mon père blessé deux fois. Il revint en France et se rembarqua. Naufragé sur les côtes de l'Espagne des voleurs l'attaquèrent et le dépouillèrent dans les Galices ; il prit passage à Bayonne sur un vaisseau et surgit encore au toit paternel. Son courage et son esprit d'ordre l'avaient fait connaître. Il passa aux Iles ; il s'enrichit dans la colonie et jeta les fondements de la nouvelle fortune de sa famille.

Ma grand-mère confia à son fils René, son fils Pierre, M. de Chateaubriand du Plessis, dont le fils, Armand de Chateaubriand, fut fusillé, par ordre de Bonaparte, le Vendredi-Saint de l'année 1810. Ce fut un des derniers gentilshommes français morts pour la cause de la monarchie [Ceci était écrit en 1811 (N.d.A.1831)] . Mon père se chargea du sort de son frère, quoiqu'il eût contracté par l'habitude de souffrir, une rigueur de caractère qu'il conserva toute sa vie ; le Non ignara mali n'est pas toujours vrai : le malheur a ses duretés comme ses tendresses.

M. de Chateaubriand était grand et sec ; il avait le nez aquilin, les lèvres minces et pâles, les yeux enfoncés, petits et pers ou glauques, comme ceux des lions ou des anciens barbares. Je n'ai jamais vu un pareil regard : quand la colère y montait, la prunelle étincelante semblait se détacher et venir vous frapper comme une balle.

Une seule passion dominait mon père, celle de son nom. Son état habituel était une tristesse profonde que l'âge augmenta et un silence dont il ne sortait que par des emportements. Avare dans l'espoir de rendre à sa famille son premier éclat, hautain aux états de Bretagne avec les gentilshommes, dur avec ses vassaux à Combourg, taciturne, despotique et menaçant dans son intérieur, ce qu'on sentait en le voyant était la crainte. S'il eût vécu jusqu'à la Révolution et s'il eût été plus jeune, il aurait joué un rôle important, ou se serait fait massacrer dans son château. Il avait certainement du génie : je ne doute pas qu'à la tête des administrations ou des armées, il n'eût été un homme extraordinaire.

Ce fut en revenant d'Amérique qu'il songea à se marier. Né le 23 septembre 1718, il épousa à trente-cinq ans, le 3 juillet 1753, Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, née le 7 avril 1726, et fille de messire Ange-Annibal, comte de Bedée, chevalier, seigneur de La Bouëtardais.

Il s'établit avec elle à Saint-Malo, dont l'un et l'autre étaient nés à sept ou huit lieues, de sorte qu'ils apercevaient de leur demeure l'horizon sous lequel ils étaient venus au monde. Mon aïeule maternelle, Marie-Anne de Ravenel de Boisteilleul, dame de Bedée, née à Rennes, le 16 octobre 1698, avait été élevée à Saint-Cyr dans les dernières années de madame de Maintenon : son éducation s'était répandue sur ses filles.

Ma mère, douée de beaucoup d'esprit et d'une imagination prodigieuse, avait été formée à la lecture de Fénelon, de Racine, de madame de Sévigné, et nourrie des anecdotes de la cour de Louis XIV ; elle savait tout Cyrus par coeur. Apolline de Bedée, avec de grands traits, était noire, petite et laide ; l'élégance de ses manières, l'allure vive de son humeur, contrastaient avec la rigidité et le calme de mon père. Aimant la société autant qu'il aimait la solitude, aussi pétulante et animée qu'il était immobile et froid, elle n'avait pas un goût qui ne fût opposé à ceux de son mari. La contrariété qu'elle éprouva la rendit mélancolique, de légère et gaie qu'elle était, obligée de se taire quand elle eût voulu parler, elle s'en dédommageait par une espèce de tristesse bruyante entrecoupée de soupirs, qui interrompaient seuls la tristesse muette de mon père. Pour la piété, ma mère était un ange.

 

1 L 1 Chapitre 2

La Vallée-aux-Loups, le 31 décembre 1811.

Naissance de mes frères et soeurs. - Je viens au monde.

Ma mère accoucha à Saint-Malo d'un premier garçon qui mourut au berceau, et qui fut nommé Geoffroy, comme presque tous les aînés de ma famille. Ce fils fut suivi d'un autre et de deux filles qui ne vécurent que quelques mois.

Ces quatre enfants périrent d'un épanchement de sang au cerveau. Enfin, ma mère mit au monde un troisième garçon qu'on appela Jean-Baptiste : c'est lui qui, dans la suite, devint le petit-gendre de M. de Malesherbes. Après Jean-Baptiste naquirent quatre filles : Marie-Anne, Bénigne, Julie et Lucile, toutes quatre d'une rare beauté, et dont les deux aînées ont seules survécu aux orages de la Révolution. La beauté, frivolité sérieuse, reste quand toutes les autres sont passées. Je fus le dernier de ces dix enfants. Il est probable que mes quatre soeurs durent leur existence au désir de mon père d'avoir son nom assuré par l'arrivée d'un second garçon ; je résistais, j'avais aversion pour la vie.

Voici mon extrait de baptême :

" Extrait des registres de l'état civil de la commune de Saint-Malo pour l'année 1768.

" François-René de Chateaubriand, fils de René de Chateaubriand et de Pauline-Jeanne-Suzanne de Bedée, son épouse, né le 4 septembre 1768, baptisé le jour suivant par nous, Pierre-Henry Nouail, grand-vicaire de l'évêque de Saint-Malo. A été parrain Jean-Baptiste de Chateaubriand, son frère, et marraine Françoise-Gertrude de Contades, qui signent et le père. Ainsi signé au registre : Contades de Plouër, Jean-Baptiste de Chateaubriand, Brignon de Chateaubriand, de Chateaubriand et Nouail, vicaire-général. "

On voit que je m'étais trompé dans mes ouvrages : je me fais naître le 4 octobre et non le 4 septembre ; mes prénoms sont : François-René, et non pas François-Auguste [Vingt jours avant moi, le 15 août 1768, naissait dans une autre île, à l'autre extrémité de la France, l'homme qui a mis fin à l'ancienne société, Bonaparte.] .

La maison qu'habitaient alors mes parents est située dans une rue sombre et étroite de Saint-Malo, appelée la rue des Juifs : cette maison est aujourd'hui transformée en auberge. La chambre où ma mère accoucha domine une partie déserte des murs de la ville, et à travers les fenêtres de cette chambre on aperçoit une mer qui s'étend à perte de vue, en se brisant sur des écueils. J'eus pour parrain, comme on le voit dans mon extrait de baptême, mon frère, et pour marraine la comtesse de Plouër, fille du maréchal de Contades. J'étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l'équinoxe d'automne, empêchait d'entendre mes cris : on m'a souvent conté ces détails ; leur tristesse ne s'est jamais effacée de ma mémoire. Il n'y a pas de jour où, rêvant à ce que j'ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m'infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil, le frère infortuné qui me donna un nom que j'ai presque toujours traîné dans le malheur. Le Ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans mon berceau une image de mes destinées.

 

1 L 1 Chapitre 3

Vallée-aux-Loups, janvier 1812.

Plancouët. - Voeu. - Combourg. - Plan de mon père pour mon éducation. - La Villeneuve. - Lucile. - Mesdemoiselles Couppart. - Mauvais écolier que je suis.

En sortant du sein de ma mère, je subis mon premier exil ; on me relégua à Plancouët, joli village situé entre Dinan, Saint-Malo et Lamballe. L'unique frère de ma mère, le comte de Bedée, avait bâti près de ce village le château de Monchoix. Les biens de mon aïeule maternelle s'étendaient dans les environs jusqu'au bourg de Corseul, les Curiosolites des Commentaires de César. Ma grand-mère veuve depuis longtemps, habitait avec sa soeur, mademoiselle de Boisteilleul, un hameau séparé de Plancouët par un pont, et qu'on appelait l'Abbaye à cause d'une abbaye de Bénédictins, consacrée à Notre-Dame de Nazareth.

Ma nourrice se trouva stérile ; une autre pauvre chrétienne me prit à son sein. Elle me voua à la patronne du hameau, Notre-Dame de Nazareth, et lui promit que je porterais en son honneur, le bleu et le blanc jusqu'à l'âge de sept ans. Je n'avais vécu que quelques heures, et la pesanteur du temps était déjà marquée sur mon front. Que ne me laissait-on mourir ? Il entrait dans les conseils de Dieu d'accorder au voeu de l'obscurité et de l'innocence la conservation des jours qu'une vaine renommée menaçait d'atteindre.

Ce voeu de la paysanne bretonne n'est plus de ce siècle : c'était toutefois une chose touchante que l'intervention d'une Mère divine placée entre l'enfant et le ciel, et partageant les sollicitudes de la mère terrestre.

Au bout de trois ans on me ramena à Saint-Malo ; il y en avait déjà sept que mon père avait recouvré la terre de Combourg. Il désirait rentrer dans les biens où ses ancêtres avaient passé ; ne pouvant traiter ni pour la seigneurie de Beaufort, échue à la famille de Goyon ni pour la baronnie de Chateaubriand, tombée dans la maison de Condé, il tourna les yeux sur Combourg que Froissart écrit Combour : plusieurs branches de ma famille l'avaient possédé par des mariages avec les Coëtquen. Combourg défendait la Bretagne dans les marches normande et anglaise : Junken, évêque de Dol, le bâtit en 1016 ; la grande tour date de 1100. Le maréchal de Duras, qui tenait Combourg de sa femme, Maclovie de Coëtquen, née d'une Chateaubriand, s'arrangea avec mon père. Le marquis du Hallay, officier aux grenadiers à cheval de la garde royale, peut-être trop connu par sa bravoure, est le dernier des Coëtquen-Chateaubriand : M. du Hallay a un frère. Le même maréchal en qualité de notre allié, nous présenta dans la suite à Louis XVI mon frère et moi.

Je fus destiné à la marine royale : l'éloignement pour la cour était naturel à tout Breton, et particulièrement à mon père. L'aristocratie de nos Etats fortifiait en lui ce sentiment.

Quand je fus rapporté à Saint-Malo, mon père était à Combourg, mon frère au collège de Saint-Brieuc, mes quatre soeurs vivaient auprès de ma mère.

Toutes les affections de celle-ci s'étaient concentrées dans son fils aîné ; non qu'elle ne chérit ses autres enfants, mais elle témoignait une préférence aveugle au jeune comte de Combourg. J'avais bien, il est vrai, comme garçon, comme le dernier venu, comme le chevalier (ainsi m'appelait-on), quelques privilèges sur mes soeurs ; mais en définitive, j'étais abandonné aux mains des gens. Ma mère d'ailleurs, pleine d'esprit et de vertu, était préoccupée par les soins de la société et les devoirs de la religion. La comtesse de Plouër, ma marraine, était son intime amie ; elle voyait aussi les parents de Maupertuis et de l'abbé Trublet. Elle aimait la politique, le bruit, le monde : car on faisait de la politique à Saint-Malo, comme les moines de Saba dans la ravine de Cédron ; elle se jeta avec ardeur dans l'affaire La Chalotais. Elle rapportait chez elle une humeur grondeuse, une imagination distraite, un esprit de parcimonie, qui nous empêchèrent d'abord de reconnaître ses admirables qualités. Avec de l'ordre, ses enfants étaient tenus sans ordre ; avec de la générosité, elle avait l'apparence de l'avarice ; avec de la douceur d'âme, elle grondait toujours : mon père était la terreur des domestiques, ma mère le fléau.

De ce caractère de mes parents sont nés les premiers sentiments de ma vie. Je m'attachais à la femme qui prit soin de moi, excellente créature appelée la Villeneuve, dont j'écris le nom avec un mouvement de reconnaissance et les larmes aux yeux. La Villeneuve était une espèce de surintendante de la maison, me portant dans ses bras, me donnant, à la dérobée, tout ce qu'elle pouvait trouver, essuyant mes pleurs, m'embrassant, me jetant dans un coin, me reprenant et marmottant toujours : " C'est celui-là, qui ne sera pas fier ! qui a bon coeur ! qui ne rebute point les pauvres gens ! Tiens, petit garçon. " et elle me bourrait de vin et de sucre.

Mes sympathies d'enfant pour la Villeneuve furent bientôt dominées par une amitié plus digne.

Lucile, la quatrième de mes soeurs, avait deux ans plus que moi. Cadette délaissée, sa parure ne se composait que de la dépouille de ses soeurs. Qu'on se figure une petite fille maigre, trop grande pour son âge, bras dégingandés, air timide, parlant avec difficulté et ne pouvant rien apprendre ; qu'on lui mette une robe empruntée à une autre taille que la sienne ; renfermez sa poitrine dans un corps piqué dont les pointes lui faisaient des plaies aux côtés ; soutenez son cou par un collier de fer garni de velours brun ; retroussez ses cheveux sur le haut de sa tête, rattachez-les avec une toque d'étoffe noire ; et vous verrez la misérable créature qui me frappa en rentrant sous le toit paternel. Personne n'aurait soupçonné dans la chétive Lucile, les talents et la beauté qui devaient un jour briller en elle.

Elle me fut livrée comme un jouet, je n'abusai point de mon pouvoir ; au lieu de la soumettre à mes volontés je devins son défenseur. On me conduisait tous les matins avec elle chez les soeurs Couppart, deux vieilles bossues habillées de noir, qui montraient à lire aux enfants. Lucile lisait fort mal ; je lisais encore plus mal. On la grondait ; je griffais les soeurs : grandes plaintes portées à ma mère. Je commençais à passer pour un vaurien, un révolté, un paresseux, un âne enfin. Ces idées entraient dans la tête de mes parents : mon père disait que tous les chevaliers de Chateaubriand avaient été des fouetteurs de lièvres, des ivrognes et des querelleurs. Ma mère soupirait et grognait en voyant le désordre de ma jaquette. Tout enfant que j'étais, le propos de mon père me révoltait ; quand ma mère couronnait ses remontrances par l'éloge de mon frère qu'elle appelait un Caton, un héros, je me sentais disposé à faire tout le mal qu'on semblait attendre de moi.

Mon maître d'écriture, M. Després, à perruque de matelot, n'était pas plus content de moi que mes parents ; il me faisait copier éternellement, d'après un exemple de sa façon, ces deux vers que j'ai pris en horreur, non à cause de la faute de langue qui s'y trouve :

C'est à vous, mon esprit, à qui je veux parler :

Vous avez des défauts que je ne puis celer.

Il accompagnait ses réprimandes de coups de poing qu'il me donnait dans le cou, en m'appelant tête d ' achôcre ; voulait-il dire achore [Acwr, gourme. ] ? Je ne sais pas ce que c'est qu'une tête d' achôcre, mais je la tiens pour effroyable.

Saint-Malo n'est qu'un rocher. S'élevant autrefois au milieu d'un marais salant, il devint une île par l'irruption de la mer qui, en 709, creusa le golfe et mit le mont Saint-Michel au milieu des flots. Aujourd'hui, le rocher de Saint-Malo ne tient à la terre ferme que par une chaussée appelée poétiquement le Sillon. Le Sillon est assailli d'un côté par la pleine mer, de l'autre est lavé par le flux qui tourne pour entrer dans le port. Une tempête le détruisit presque entièrement en 1730. Pendant les heures de reflux, le port reste à sec, et à la bordure est et nord de la mer, se découvre une grève du plus beau sable. On peut faire alors le tour de mon nid paternel. Auprès et au loin, sont semés des rochers, des forts, des îlots inhabités ; le Fort-Royal, la Conchée, Cézembre et le Grand-Bé, où sera mon tombeau ; j'avais bien choisi sans le savoir : be, en breton, signifie tombe.

Au bout du Sillon, planté d'un calvaire, on trouve une butte de sable au bord de la grande mer. Cette butte s'appelle la Hoguette ; elle est surmontée-d'un vieux gibet : les piliers nous servaient à jouer aux quatre coins ; nous les disputions aux oiseaux de rivage. Ce n'était cependant pas sans une sorte de terreur que nous nous arrêtions dans ce lieu.

Là, se rencontrent aussi les Miels, dunes où pâturaient les moutons ; à droite sont des prairies au bas de Paramé, le chemin de poste de Saint-Servan, le cimetière neuf, un calvaire et des moulins sur des buttes, comme ceux qui s'élèvent sur le tombeau d'Achille à l'entrée de l'Hellespont.

 

1 L 1 Chapitre 4

Vie de ma grand-mère maternelle et de sa soeur, à Plancouët. - Mon oncle le comte de Bedée, à Monchoix. - Relèvement du voeu de ma nourrice.

Je touchais à ma septième année ; ma mère me conduisit à Plancouët, afin d'être relevé du voeu de ma nourrice, nous descendîmes chez ma grand-mère. Si j'ai vu le bonheur, c'était certainement dans cette maison.

Ma grand-mère occupait, dans la rue du Hameau de l'Abbaye, une maison dont les jardins descendaient en terrasse sur un vallon, au fond duquel on trouvait une fontaine entourée de saules. Madame de Bedée ne marchait plus, mais à cela près, elle n'avait aucun des inconvénients de son âge : c'était une agréable vieille, grasse, blanche, propre, l'air grand, les manières belles et nobles, portant des robes à plis à l'antique et une coiffe noire de dentelle, nouée sous le menton. Elle avait l'esprit orné, la conversation grave, l'humeur sérieuse. Elle était soignée par sa soeur mademoiselle de Boisteilleul, qui ne lui ressemblait que par la bonté. Celle-ci était une petite personne maigre, enjouée, causeuse, railleuse. Elle avait aimé un comte de Trémigon, lequel comte ayant dû l'épouser, avait ensuite violé sa promesse. Ma tante s'était consolée en célébrant ses amours, car elle était poète. Je me souviens de lui avoir souvent entendu chantonner en nasillant, lunettes sur le nez, tandis qu'elle brodait pour sa soeur des manchettes à deux rangs, un apologue qui commençait ainsi :

Un épervier aimait une fauvette

Et, ce dit-on, il en était aimé.

ce qui m'a paru toujours singulier pour un épervier. La chanson finissait par ce refrain :

Ah ! Trémigon, la fable est-elle obscure ?

Ture lure.

Que de choses dans le monde finissent comme les amours de ma tante, ture lure !

Ma grand-mère se reposait sur sa soeur des soins de la maison. Elle dînait à onze heures du matin, faisait la sieste ; à une heure elle se réveillait ; on la portait au bas des terrasses du jardin, sous les saules de la fontaine, où elle tricotait, entourée de sa soeur, de ses enfants et petits-enfants. En ce temps-là, la vieillesse était une dignité ; aujourd'hui elle est une charge. A quatre heures, on reportait ma grand-mère dans son salon ; Pierre, le domestique, mettait une table de jeu ; mademoiselle de Boisteilleul frappait avec les pincettes contre la plaque de la cheminée, et quelques instants après, on voyait entrer trois autres vieilles filles qui sortaient de la maison voisine à l'appel de ma tante. Ces trois soeurs se nommaient les demoiselles Vildéneux ; filles d'un pauvre gentilhomme, au lieu de partager son mince héritage, elles en avaient joui en commun, ne s'étaient jamais quittées, n'étaient jamais sorties de leur village paternel. Liées depuis leur enfance avec ma grand-mère, elles logeaient à sa porte et venaient tous les jours, au signal convenu dans la cheminée, faire la partie de quadrille de leur amie. Le jeu commençait ; les bonnes dames se querellaient : c'était le seul événement de leur vie, le seul moment où l'égalité de leur humeur fût altérée. A huit heures le souper ramenait la sérénité. Souvent mon oncle de Bedée avec son fils et ses trois filles, assistait au souper de l'aïeule. Celle-ci faisait mille récits du vieux temps ; mon oncle à son tour, racontait la bataille de Fontenoy, où il s'était trouvé, et couronnait ses vanteries par des histoires un peu franches qui faisaient pâmer de rire les honnêtes demoiselles. A neuf heures, le souper fini, les domestiques entraient ; on se mettait à genoux, et mademoiselle de Boisteilleul disait à haute voix la prière. A dix heures, tout dormait dans la maison, excepté ma grand-mère, qui se faisait faire la lecture par sa femme de chambre jusqu'à une heure du matin.

Cette société, que j'ai remarquée la première dans ma vie, est aussi la première qui ait disparu à mes yeux. J'ai vu la mort entrer sous ce toit de paix et de bénédiction, le rendre peu à peu solitaire, fermer une chambre et puis une autre qui ne se rouvrait plus. J'ai vu ma grand-mère forcée de renoncer à sa quadrille, faute des partners accoutumés ; j'ai vu diminuer le nombre de ces constantes amies, jusqu'au jour où mon aïeule tomba la dernière. Elle et sa soeur s'étaient promis de s'entre-appeler aussitôt que l'une aurait devancé l'autre ; elles se tinrent parole, et madame de Bedée ne survécut que peu de mois à mademoiselle de Boisteilleul. Je suis peut-être le seul homme au monde qui sache que ces personnes ont existé. Vingt fois, depuis cette époque, j'ai fait la même observation ; vingt fois des sociétés se sont formées et dissoutes autour de moi. Cette impossibilité de durée et de longueur dans les liaisons humaines, cet oubli profond qui nous suit, cet invincible silence qui s'empare de notre tombe et s'étend de là sur notre maison, me ramènent sans cesse à la nécessité de l'isolement. Toute main est bonne pour nous donner le verre d'eau dont nous pouvons avoir besoin dans la fièvre de la mort. Ah ! qu'elle ne nous soit pas trop chère ! car comment abandonner sans désespoir la main que l'on a couverte de baisers et que l'on voudrait tenir éternellement sur son coeur ?

Le château du comte de Bedée était situé à une lieue de Plancouët, dans une position élevée et riante. Tout y respirait la joie ; l'hilarité de mon oncle était inépuisable. Il avait trois filles, Caroline, Marie et Flore, et un fils, le comte de La Bouëtardais, conseiller au Parlement, qui partageaient son épanouissement de coeur. Monchoix était rempli des cousins du voisinage ; on faisait de la musique, on dansait, on chassait, on était en liesse du matin au soir. Ma tante, madame de Bedée, qui voyait mon oncle manger gaiement son fonds et son revenu, se fâchait assez justement ; mais on ne l'écoutait pas, et sa mauvaise humeur augmentait la bonne humeur de sa famille ; d'autant que ma tante était elle-même sujette à bien des manies : elle avait toujours un grand chien de chasse hargneux couché dans son giron, et à sa suite un sanglier privé qui remplissait le château de ses grognements. Quand j'arrivais de la maison paternelle, si sombre et si silencieuse, à cette maison de fêtes et de bruit, je me trouvais dans un véritable paradis. Ce contraste devint plus frappant, lorsque ma famille fut fixée à la campagne : passer de Combourg à Monchoix, c'était passer du désert dans le monde, du donjon d'un baron du moyen âge à la villa d'un prince romain.

Le jour de l'Ascension de l'année 1775, je partis de chez ma grand-mère, avec ma mère, ma tante de Boisteilleul, mon oncle de Bedée et ses enfants, ma nourrice et mon frère de lait, pour Notre-Dame de Nazareth. J'avais une lévite blanche, des souliers, des gants, un chapeau blanc, et une ceinture de soie bleue. Nous montâmes à l'Abbaye à dix heures du matin. Le couvent, placé au bord du chemin, s'envieillissait d'un quinconce d'ormes du temps de Jean V de Bretagne. Du quinconce on entrait dans le cimetière : le chrétien ne parvenait à l'église qu'à travers la région des sépulcres : c'est par la mort qu'on arrive à la présence de Dieu.

Déjà les religieux occupaient les stalles ; l'autel était illuminé d'une multitude de cierges ; des lampes descendaient des différentes voûtes : il y a dans les édifices gothiques des lointains et comme des horizons successifs. Les massiers [Officier qui porte une masse dans certaines cérémonies. Les massiers de l'université.] me vinrent prendre à la porte, en cérémonie, et me conduisirent dans le choeur. On y avait préparé trois sièges : je me plaçai dans celui du milieu ; ma nourrice se mit à ma gauche ; mon frère de lait à ma droite.

La messe commença : à l'offertoire, le célébrant se tourna vers moi et lut des prières ; après quoi on m'ôta mes habits blancs, qui furent attachés en ex-voto au dessous d'une image de la Vierge. On me revêtit d'un habit couleur violette. Le prieur prononça un discours sur l'efficacité des voeux ; il rappela l'histoire du baron de Chateaubriand, passé dans l'orient avec saint Louis ; il me dit que je visiterais peut-être aussi, dans la Palestine cette Vierge de Nazareth, à qui je devais la vie par l'intercession des prières du pauvre, toujours puissantes auprès de Dieu. Ce moine, qui me racontait l'histoire de ma famille, comme le grand-père de Dante lui faisait l'histoire de ses aïeux, aurait pu aussi, comme Cacciaguida y joindre la prédiction de mon exil.

Tu proverai si come sa de sale

Il pane altrui, e com' è duro calle

Lo scendere e'l salir per l'altrui scale.

E quel che piu ti gravera le spalle,

Sarà la compagnie malvagia e scempia,

Con la qual tu cadrai in questa valle ;

Che tutta ingrata, tutta matta ed empia

Si farà contra te.

..............................................

Di sua bestialitate il suo processo

Sarà la pruova : si ch'a te sia bello

Averti fatta parte, per te stesso.

" Tu sauras combien le pain d'autrui a le goût du sel, combien est dur le degré du monter et du descendre de l'escalier d'autrui. Et ce qui pèsera encore davantage sur tes épaules, sera la compagnie mauvaise et hérétique avec laquelle tu tomberas et qui toute ingrate, toute folle, toute impie, se tournera contre toi.

" (...) De sa stupidité sa conduite fera preuve ; tant qu'à toi il sera beau de t'être fait un parti de toi-même. "

Depuis l'exhortation du Bénédictin, j'ai toujours rêvé le pèlerinage de Jérusalem, et j'ai fini par l'accomplir.

J'ai été consacré à la religion, la dépouille de mon innocence a reposé sur ses autels : ce ne sont pas mes vêtements qu'il faudrait suspendre aujourd'hui à ses temples, ce sont mes misères.

On me ramena à Saint-Malo. Saint-Malo [Voir le texte sur Saint-Malo dans les {pièces retranchées|C M 1 569}] n'est point l'Aleth de la Notitia imperii : Aleth était mieux placée par les Romains dans le faubourg Saint-Servan, au port militaire appelé Solidor, à l'embouchure de la Rance. En face d'Aleth, était un rocher, est in conspectu Tenedos, non le refuge des perfides Grecs, mais la retraite de l'ermite Aaron, qui, l'an 507, établit dans cette île sa demeure ; c'est la date de la victoire de Clovis sur Alaric ; l'un fonda un petit couvent, l'autre une grande monarchie, édifices également tombés.

Malo en latin Malclovius, Macutus, Machutes, devenu en 541 évêque d'Aleth, attiré qu'il fut par la renommée d'Aaron, le visita. Chapelain de l'oratoire de cet ermite, après la mort du saint, il éleva une église cénobiale, in praedio Machutis. Ce nom de Malo se communiqua à l'île, et ensuite à la ville, Malclovium, Maclopolis.

De saint Malo, premier évêque d'Aleth, au bienheureux Jean surnommé de la Grille, sacré en 1140 et qui fit élever la cathédrale, on compte quarante-cinq évêques. Aleth ayant été presque entièrement détruit en 1172, Jean de la Grille transféra le siège épiscopal de la ville romaine dans la ville bretonne qui croissait sur le rocher d'Aaron.

Saint-Malo eut beaucoup à souffrir dans les guerres qui survinrent entre les rois de France et d'Angleterre.

Le comte de Richement, depuis Henri VII d'Angleterre, en qui se terminèrent les démêlés de la Rose blanche et de la Rose rouge, fut conduit à Saint-Malo. Livré par le duc de Bretagne aux ambassadeurs de Richard, ceux-ci l'emmenaient à Londres pour le faire mourir. Echappé à ses gardes, il se réfugia dans la cathédrale, Asylum quod in ea urbe est inviolatissimum : ce droit d'asile Minihi remontait aux Druides, premiers prêtres de l'île d'Aaron.

Un évêque de Saint-Malo fut l'un des trois favoris (les deux autres étaient Arthur de Montauban et Jean Hingaut) qui perdirent l'infortuné Gilles de Bretagne : c'est ce qu'on voit dans l' Histoire lamentable de Gilles, seigneur de Chateaubriand et de Chantocé, prince du sang de France et de Bretagne, étranglé en prison par les ministres du favori, le 24 avril 1450.

Il y a une belle capitulation entre Henri IV et Saint-Malo : la ville traite de puissance à puissance, protège ceux qui se sont réfugiés dans ses murs, et demeure libre, par une ordonnance de Philibert de La Guiche, grand-maître de l'artillerie de France, de faire fondre cent pièces de canon. Rien ne ressemblait davantage à Venise (au soleil et aux arts près) que cette petite république malouine par sa religion, ses richesses et sa chevalerie de mer. Elle appuya l'expédition de Charles-Quint en Afrique et secourut Louis XIII devant La Rochelle. Elle promenait son pavillon sur tous les flots, entretenait des relations avec Moka, Surate, Pondichéry, et une compagnie formée dans son sein explorait la mer du Sud.

A compter du règne de Henri IV, ma ville natale se distingua par son dévouement et sa fidélité à la France. Les Anglais la bombardèrent en 1693 ; ils y lancèrent, le 29 novembre de cette année, une machine infernale, dans les débris de laquelle j'ai souvent joué avec mes camarades. Ils la bombardèrent de nouveau en 1758.

Les Malouins prêtèrent des sommes considérables à Louis XIV pendant la guerre de 1701 : en reconnaissance de ce service, il leur confirma le privilège de se garder eux-mêmes ; il voulut que l'équipage du premier vaisseau de la marine royale fût exclusivement composé de matelots de Saint-Malo et de son territoire.

En 1771, les Malouins renouvelèrent leur sacrifice et prêtèrent trente millions à Louis XV. Le fameux amiral Anson descendit à Cancale, en 1758, et brûla Saint-Servan. Dans le château de Saint-Malo, La Chalotais écrivit sur du linge, avec un cure-dents, de l'eau et de la suie, les mémoires qui firent tant de bruit et dont personne ne se souvient. Les événements effacent les événements ; inscriptions gravées sur d'autres inscriptions, ils font des pages de l'histoire des palimpsestes [Parchemin, maroquin que l'on fait gratter pour y écrire de nouveau] .

Saint-Malo fournissait les meilleurs matelots de notre marine ; on peut en voir le rôle général dans le volume in-fol. publié en 1682, sous ce titre : Rôle général des officiers, mariniers et matelots de Saint-Malo. Il y a une Coutume de Saint-Malo, imprimée dans le recueil du Coutumier général. Les archives de la ville sont assez riches en chartes utiles à l'histoire et au droit maritime.

Saint-Malo est la patrie de Jacques Cartier, le Christophe Colomb de la France, qui découvrit le Canada. Les Malouins ont encore signalé à l'autre extrémité de l'Amérique les îles qui portent leur nom : les Iles Malouines.

Saint-Malo est la ville natale de Duguay-Trouin, l'un des plus grands hommes de mer qui aient paru ; et de nos jours elle a donné à la France Surcouf. Le célèbre Mahé de La Bourdonnais, gouverneur de l'Ile-de-France, naquit à Saint-Malo, de même que Lamettrie, Maupertuis, l'abbé Trublet, dont Voltaire a ri : tout cela n'est pas trop mal pour une enceinte qui n'égale pas celle du jardin des Tuileries.

L'abbé de Lamennais a laissé loin derrière lui ces petites illustrations littéraires de ma patrie. Broussais est également né à Saint-Malo, ainsi que mon noble ami, le comte de La Ferronnays.

Enfin, pour ne rien omettre, je rappellerai les dogues qui formaient la garnison de Saint-Malo : ils descendaient de ces chiens fameux, enfants de régiment dans les Gaules, et qui, selon Strabon, livraient avec leurs maîtres des batailles rangées aux Romains. Albert le Grand, religieux de l'ordre de saint Dominique, auteur aussi grave que le géographe grec, déclare qu'à Saint-Malo " la garde d'une place si importante était commise toutes les nuits à la fidélité de certains dogues qui faisaient bonne et sûre patrouille ". Ils furent condamnés à la peine capitale pour avoir eu le malheur de manger inconsidérément les jambes d'un gentilhomme ; ce qui a donné lieu de nos jours à la chanson : Bon voyage. On se moque de tout. On emprisonna les criminels ; l'un d'eux refusa de prendre la nourriture des mains de son gardien qui pleurait ; le noble animal se laissa mourir de faim : les chiens, comme les hommes, sont punis de leur fidélité. Au surplus, le Capitole était, de même que ma Délos, gardé par des chiens, lesquels n'aboyaient pas lorsque Scipion l'Africain venait à l'aube faire sa prière.

Enclos de murs de diverses époques qui se divisent en grands et petits, et sur lesquels on se promène, Saint-Malo est encore défendu par le château dont j'ai parlé, et qu'augmenta de tours, de bastions et de fossés, la duchesse Anne. Vue du dehors, la cité insulaire ressemble à une citadelle de granit.

C'est sur la grève de la pleine mer, entre le château et le Fort Royal, que se rassemblent les enfants ; c'est là que j'ai été élevé, compagnon des flots et des vents. Un des premiers plaisirs que j'aie goûtés était de lutter contre les orages, de me jouer avec les vagues qui se retiraient devant moi ou couraient après moi sur la rive. Un autre divertissement était de construire, avec l'arène de la plage, des monuments que mes camarades appelaient des fours. Depuis cette époque, j'ai souvent cru bâtir pour l'éternité des châteaux plus vite écroulés que mes palais de sable.

Mon sort étant irrévocablement fixé, on me livra à une enfance oisive. Quelques notions de dessin, de langue anglaise, d'hydrographie et de mathématiques, parurent plus que suffisantes à l'éducation d'un garçonnet destiné d'avance à la rude vie d'un marin.

Je croissais sans étude dans ma famille ; nous n'habitions plus la maison où j'étais né : ma mère occupait un hôtel, place Saint-Vincent, presque en face de la porte de la ville qui communique au Sillon. Les polissons de la ville étaient devenus mes plus chers amis : j'en remplissais la cour et les escaliers de la maison. Je leur ressemblais en tout ; je parlais leur langage ; j'avais leur façon et leur allure ; j'étais vêtu comme eux, déboutonné et débraillé comme eux ; mes chemises tombaient en loques ; je n'avais jamais une paire de bas qui ne fût largement trouée ; je traînais de méchants soutiers éculés, qui sortaient à chaque pas de mes pieds ; je perdais souvent mon chapeau et quelquefois mon habit. J'avais le visage barbouillé, égratigné, meurtri, les mains noires. Ma figure était si étrange, que ma mère, au milieu de sa colère, ne se pouvait empêcher de rire et de s'écrier : " Qu'il est laid ! "

J'aimais pourtant et j'ai toujours aimé la propreté, même l'élégance. La nuit, j'essayais de raccommoder mes lambeaux ; la bonne Villeneuve et ma Lucile m'aidaient à réparer ma toilette, afin de m'épargner des pénitences et des gronderies ; mais leur rapiécetage ne servait qu'à rendre mon accoutrement plus bizarre. J'étais surtout désolé, quand je paraissais déguenillé au milieu des enfants, fiers de leurs habits neufs et de leur braverie.

Mes compatriotes avaient quelque chose d'étranger, qui rappelait l'Espagne. Des familles malouines étaient établies à Cadix ; des familles de Cadix résidaient à Saint-Malo. La position insulaire, la chaussée, l'architecture, les maisons, les citernes, les murailles de granit de Saint-Malo, lui donnent un air de ressemblance avec Cadix : quand j'ai vu la dernière ville, je me suis souvenu de la première.

Enfermés le soir sous la même clef dans leur cité, les Malouins ne composaient qu'une famille. Les moeurs étaient si candides que de jeunes femmes qui faisaient venir des rubans et des gazes de Paris, passaient pour des mondaines dont leurs compagnes effarouchées se séparaient. Une faiblesse était une chose inouïe : une comtesse d'Abbeville ayant été soupçonnée, il en résulta une complainte que l'on chantait en se signant. Cependant le poète, fidèle, malgré lui, aux traditions des troubadours, prenait parti contre le mari qu'il appelait un monstre barbare.

Certains jours de l'année, les habitants de la ville et de la campagne se rencontraient à des foires appelées assemblées, qui se tenaient dans les îles et sur des forts autour de Saint-Malo ; ils s'y rendaient à pied quand la mer était basse, en bateau lorsqu'elle était haute. La multitude de matelots et de paysans ; les charrettes entoilées ; les caravanes de chevaux, d'ânes et de mulets ; le concours des marchands ; les tentes plantées sur le rivage ; les processions de moines et de confréries qui serpentaient avec leurs bannières et leurs croix au milieu de la foule ; les chaloupes allant et venant à la rame ou à la voile ; les vaisseaux entrant au port, ou mouillant en rade ; les salves d'artillerie le branle des cloches, tout contribuait à répandre dans ces réunions le bruit, le mouvement et la variété.

J'étais le seul témoin de ces fêtes qui n'en partageât pas la joie. J'y paraissais sans argent pour acheter des jouets et des gâteaux. Evitant le mépris qui s'attache à la mauvaise fortune, je m'asseyais loin de la foule, auprès de ces flaques d'eau que la mer entretient et renouvelle dans les concavités des rochers. Là, je m'amusais à voir voler les pingouins et les mouettes, à béer aux lointains bleuâtres, à ramasser des coquillages, à écouter le refrain des vagues parmi les écueils. Le soir au logis, je n'étais guère plus heureux ; j'avais une répugnance pour certains mets : on me forçait d'en manger. J'implorais les yeux de La France qui m'enlevait adroitement mon assiette, quand mon père tournait la tête. Pour le feu même rigueur : il ne m'était pas permis d'approcher de la cheminée. Il y a loin de ces parents sévères aux gâte-enfants d'aujourd'hui.

Mais si j'avais des peines qui sont inconnues de l'enfance nouvelle, j'avais aussi quelques plaisirs qu'elle ignore.

On ne sait plus ce que c'est que ces solennités de religion et de famille où la patrie entière et le Dieu de cette patrie avaient l'air de se réjouir ; Noël, le premier de l'an, les Rois, Pâques, la Pentecôte, la Saint-Jean étaient pour moi-même des jours de prospérité. Peut-être l'influence de mon rocher natal a-t-elle agi sur mes sentiments et sur mes études. Dès l'année 1015, les Malouins firent voeu d'aller aider à bâtir de leurs mains et de leurs moyens les clochers de la cathédrale de Chartres : n'ai-je pas aussi travaillé de mes mains à relever la flèche abattue de la vieille basilique chrétienne ? " Le soleil, " dit le père Maunoir, " n'a jamais éclairé canton où ait paru une plus constante et invariable fidélité dans la vraie foi, que la Bretagne. Il y a treize siècles, qu'aucune infidélité n'a souillé la langue qui a servi d'organe pour prêcher Jésus-Christ, et il est à naître qui ait vu Breton bretonnant prêcher autre religion que la catholique. "

Durant les jours de fête que je viens de rappeler, j'étais conduit en station avec mes soeurs aux divers sanctuaires de la ville, à la chapelle de Saint-Aaron, au couvent de la Victoire ; mon oreille était frappée de la douce voix de quelques femmes invisibles : l'harmonie de leurs cantiques se mêlait aux mugissements des flots. Lorsque, dans l'hiver, à l'heure du salut, la cathédrale se remplissait de la foule ; que de vieux matelots à genoux, de jeunes femmes et des enfants lisaient, avec de petites bougies dans leurs Heures ; que la multitude, au moment de la bénédiction, répétait en choeur le Tantum ergo ; que dans l'intervalle de ces chants, les rafales de Noël frôlaient les vitraux de la basilique, ébranlaient les voûtes de cette nef que fit résonner la mâle poitrine de Jacques Cartier et de Duguay-Trouin, j'éprouvais un sentiment extraordinaire de religion. Je n'avais pas besoin que la Villeneuve me dît de joindre les mains pour invoquer Dieu par tous les noms que ma mère m'avait appris ; je voyais les cieux ouverts, les anges offrant notre encens et nos voeux, je courbais mon front : il n'était point encore chargé de ces ennuis qui pèsent si horriblement sur nous, qu'on est tenté de ne plus relever la tête lorsqu'on l'a inclinée au pied des autels.

Tel marin, au sortir de ces pompes, s'embarquait tout fortifié contre la nuit, tandis que tel autre rentrait au port en se dirigeant sur le dôme éclairé de l'église : ainsi la religion et les périls étaient continuellement en présence, et leurs images se présentaient inséparables à ma pensée. A peine étais-je né, que j'ouïs parler de mourir : le soir, un homme allait avec une sonnette de rue en rue, avertissant les chrétiens de prier pour un de leurs frères décédé. Presque tous les ans, des vaisseaux se perdaient sous mes yeux, et, lorsque je m'ébattais le long des grèves, la mer roulait à mes pieds les cadavres d'hommes étrangers, expirés loin de leur patrie. Madame de Chateaubriand me disait comme sainte Monique disait à son fils : Nihil longe est a Deo : " Rien n'est loin de Dieu. " On avait confié mon éducation à la Providence : elle ne m'épargnait pas les leçons.

Voué à la Vierge, je connaissais et j'aimais ma protectrice que je confondais avec mon ange gardien : son image, qui avait coûté un demi-sou à la bonne Villeneuve, était attachée, avec quatre épingles, à la tête de mon lit. J'aurais dû vivre dans ces temps où l'on disait à Marie : " Doulce Dame du ciel et de la terre, mère de pitié, fontaine de tous biens, qui portastes Jésus-Christ en vos prétieulx flancz, belle très-doulce Dame, je vous mercye et vous prye. "

La première chose que j'ai sue par coeur est un cantique de matelot commençant ainsi :

Je mets ma confiance,

Vierge, en votre secours ;

Servez-moi de défense

Prenez soin de mes jours ;

Et quand ma dernière heure

Viendra finir mon sort,

Obtenez que je meure

De la plus sainte mort.

J'ai entendu depuis chanter ce cantique dans un naufrage. Je répète encore aujourd'hui ces méchantes rimes avec autant de plaisir que des vers d'Homère ; une madone coiffée d'une couronne gothique vêtue d'une robe de soie bleue, garnie d'une frange d'argent m'inspire plus de dévotion qu'une Vierge de Raphaël.

Du moins, si cette pacifique Etoile des mers avait pu calmer les troubles de ma vie ! Mais je devais être agité, même dans mon enfance ; comme le dattier de l'Arabe, à peine ma tige était sortie du rocher qu'elle fut battue du vent.

 

1 L 1 Chapitre 5

La Vallée-aux-Loups, juin 1812.

Gesril. - Hervine Magon. - Combat contre les deux mousses.

J'ai dit que ma révolte prématurée contre les maîtresses de Lucile commença ma mauvaise renommée ; un camarade l'acheva.

Mon oncle, M. de Chateaubriand du Plessis, établi à Saint-Malo comme son frère, avait, comme lui, quatre filles et deux garçons. De mes deux cousins (Pierre et Armand), qui formaient d'abord ma société, Pierre devint page de la Reine, Armand fut envoyé au collège comme destiné à l'état ecclésiastique. Pierre au sortir des pages, entra dans la marine et se noya à la côte d'Afrique. Armand, longtemps enfermé au collège, quitta la France en 1790, servit pendant toute l'émigration, fit intrépidement dans une chaloupe vingt voyages à la côte de Bretagne, et vint enfin mourir pour le Roi à la plaine de Grenelle, le vendredi saint de l'année 1810, ainsi que je l'ai déjà dit, et que je le répéterai encore en racontant sa catastrophe [Il a laissé un fils, Frédéric, que je plaçai d'abord dans les gardes de Monsieur, et qui entra depuis dans un régiment de cuirassiers. Il a épousé, à Nancy, mademoiselle de Gastaldi, dont il a deux fils, et s'est retiré du service. La soeur aînée d'Armand, ma cousine, est, depuis longues années, supérieure des religieuses Trappistes. (Note de 1831, Genève.)] .

Privé de la société de mes deux cousins, je la remplaçai par une liaison nouvelle.

Au second étage de l'hôtel que nous habitions, demeurait un gentilhomme nommé Gesril : il avait un fils et deux filles. Ce fils était élevé autrement que moi ; enfant gâté, ce qu'il faisait était trouvé charmant : il ne se plaisait qu'à se battre, et surtout qu'à exciter des querelles dont il s'établissait le juge. Jouant des tours perfides aux bonnes qui menaient promener les enfants il n'était bruit que de ses espiègleries que l'on transformait en crimes noirs. Le père riait de tout, et Joson n'en était que plus chéri. Gesril devint mon intime ami et prit sur moi un ascendant incroyable : je profitai sous un tel maître quoique mon caractère fût entièrement l'opposé du sien. J'aimais les jeux solitaires, je ne cherchais querelle à personne : Gesril était fou des plaisirs de cohue et jubilait au milieu des bagarres d'enfants. Quand quelque polisson me parlait, Gesril me disait : " Tu le souffres ? " A ce mot je croyais mon honneur compromis et je sautais aux yeux du téméraire ; la taille et l'âge n'y faisaient rien. Spectateur du combat, mon ami applaudissait à mon courage, mais ne faisait rien pour me servir. Quelquefois il levait une armée de tous les sautereaux qu'il rencontrait, divisait ses conscrits en deux bandes, et nous escarmouchions sur la plage à coups de pierres.

Un autre jeu, inventé par Gesril, paraissait encore plus dangereux : lorsque la mer était haute et qu'il y avait tempête, la vague, fouettée au pied du château, du côté de la grande grève, jaillissait jusqu'aux grandes tours. A vingt pieds d'élévation au-dessus de la base d'une de ces tours, régnait un parapet en granit, étroit, glissant, incliné, par lequel on communiquait au ravelin qui défendait le fossé : il s'agissait de saisir l'instant entre deux vagues, de franchir l'endroit périlleux avant que le flot se brisât et couvrît la tour. Voici venir une montagne d'eau qui s'avançait en mugissant et qui, si vous tardiez d'une minute, pouvait, ou vous entraîner, ou vous écraser contre le mur. Pas un de nous ne se refusait à l'aventure, mais j'ai vu des enfants pâlir avant de la tenter.

Ce penchant à pousser les autres à des rencontres dont il restait spectateur, induirait à penser que Gesril ne montra pas dans la suite un caractère fort généreux : c'est lui néanmoins qui, sur un plus petit théâtre, a peut-être effacé l'héroïsme de Régulus ; il n'a manqué à sa gloire que Rome et Tite-Live. Devenu officier de marine il fut pris à l'affaire de Quiberon ; l'action finie et les Anglais continuant de canonner l'armée républicaine, Gesril se jette à la nage, s'approche des vaisseaux, dit aux Anglais de cesser le feu, leur annonce le malheur et la capitulation des émigrés. On le voulut sauver, en lui filant une corde et le conjurant de monter à bord : " Je suis prisonnier sur parole ", s'écrie-t-il du milieu des flots et il retourne à terre à la nage : il fut fusillé avec Sombreuil et ses compagnons.

Gesril a été mon premier ami ; tous deux mal jugés dans notre enfance, nous nous liâmes par l'instinct de ce que nous pouvions valoir un jour.

Deux aventures mirent fin à cette première partie de mon histoire, et produisirent un changement notable dans le système de mon éducation.

Nous étions un dimanche sur la grève, à l' éventail de la porte Saint-Thomas à l'heure de la marée. Au pied du château et le long du Sillon, de gros pieux enfoncés dans le sable protègent les murs contre la houle. Nous grimpions ordinairement au haut de ces pieux pour voir passer au-dessous de nous les premières ondulations du flux. Les places étaient prises comme de coutume ; plusieurs petites filles se mêlaient aux petits garçons. J'étais le plus en pointe vers la mer, n'ayant devant moi qu'une jolie mignonne, Hervine Magon qui riait de plaisir et pleurait de peur. Gesril se trouvait à l'autre bout du côté de la terre. Le flot arrivait, il faisait du vent ; déjà les bonnes et les domestiques criaient : " Descendez, Mademoiselle ! descendez, Monsieur ! " Gesril attend une grosse lame : lorsqu'elle s'engouffre entre les pilotis, il pousse l'enfant assis auprès de lui ; celui-là se renverse sur un autre ; celui-ci sur un autre : toute la file s'abat comme des moines de cartes, mais chacun est retenu par son voisin ; il n'y eut que la petite fille de l'extrémité de la ligne sur laquelle je chavirai qui, n'étant appuyée par personne, tomba. Le jusant l'entraîne ; aussitôt mille cris, toutes les bonnes retroussant leurs robes et tripotant dans la mer, chacune saisissant son magot et lui donnant une tape. Hervine fut repêchée ; mais elle déclara que François l'avait jetée bas. Les bonnes fondent sur moi ; je leur échappe ; je cours me barricader dans la cave de la maison : l'armée femelle me pourchasse. Ma mère et mon père étaient heureusement sortis. La Villeneuve défend vaillamment la porte et soufflette l'avant-garde ennemie. Le véritable auteur du mal, Gesril, me prête secours : il monte chez lui, et avec ses deux soeurs jette par les fenêtres des potées d'eau et des pommes cuites aux assaillantes. Elles levèrent le siège à l'entrée de la nuit ; mais cette nouvelle se répandit dans la ville, et le chevalier de Chateaubriand, âgé de neuf ans, passa pour un homme atroce, un reste de ces pirates dont saint Aaron avait purgé son rocher.

Voici l'autre aventure :

J'allais avec Gesril à Saint-Servan, faubourg séparé de Saint-Malo par le port marchand. Pour y arriver à basse mer, on franchit des courants d'eau sur des ponts étroits de pierres plates, que recouvre la marée montante. Les domestiques qui nous accompagnaient, étaient restés assez loin derrière nous. Nous apercevons à l'extrémité d'un de ces ponts deux mousses qui venaient à notre rencontre ; Gesril me dit : " Laisserons-nous passer ces gueux-là ? " et aussitôt il leur crie : " A l'eau, canards ! " Ceux-ci, en qualité de mousses, n'entendant pas raillerie, avancent ; Gesril recule ; nous nous plaçons au bout du pont, et saisissant des galets, nous les jetons à la tête des mousses. Ils fondent sur nous, nous obligent à lâcher pied, s'arment eux-mêmes de cailloux, et nous mènent battant jusqu'à notre corps de réserve, c'est-à-dire jusqu'à nos domestiques. Je ne fus pas, comme Horatius, frappé à l'oeil, mais à l'oreille : une pierre m'atteignit si rudement que mon oreille gauche, à moitié détachée, tombait sur mon épaule.

Je ne pensai point à mon mal, mais à mon retour. Quand mon ami rapportait de ses courses un oeil poché un habit déchiré, il était plaint, caressé, choyé, rhabillé ; en pareil cas, j'étais mis en pénitence. Le coup que j'avais reçu était dangereux, mais jamais La France ne me put persuader de rentrer, tant j'étais effrayé. Je m'allai cacher au second étage de la maison, chez Gesril qui m'entortilla la tête d'une serviette. Cette serviette le mit en train : elle lui représenta une mitre ; il me transforma en évêque, et me fit chanter la grand-messe avec lui et ses soeurs jusqu'à l'heure du souper. Le pontife fut alors obligé de descendre : le coeur me battait. Surpris de ma figure débiffée et barbouillée de sang, mon père ne dit pas un mot ; ma mère poussa un cri ; La France conta mon cas piteux, en m'excusant ; je n'en fus pas moins rabroué. On pansa mon oreille, et monsieur et madame de Chateaubriand résolurent de me séparer de Gesril le plus tôt possible [J'avais déjà parlé de Gesril dans mes ouvrages. Une de ses soeurs, Angélique Gesril de La Trochardais, m'écrivit en 1818 pour me prier d'obtenir que le nom de Gesril fût joint à ceux de son mari et du mari de sa soeur : j'échouai dans ma négociation. (N.d.A. 1831.)] .

Je ne sais si ce ne fut point cette année que le comte d'Artois vint à Saint-Malo : on lui donna le spectacle d'un combat naval. Du haut du bastion de la poudrière je vis le jeune prince dans la foule au bord de la mer ; dans son éclat et dans mon obscurité, que de destinées inconnues ! Ainsi, sauf erreur de mémoire, Saint-Malo n'aurait vu que deux rois de France, Charles IX et Charles X.

Voilà le tableau de ma première enfance. J'ignore si la dure éducation que je reçus est bonne en principe, mais elle fut adoptée de mes proches sans dessein et par une suite naturelle de leur humeur. Ce qu'il y a de sûr c'est qu'elle a rendu mes idées moins semblables à celles des autres hommes ; ce qu'il y a de plus sûr encore, c'est qu'elle a imprimé à mes sentiments un caractère de mélancolie née chez moi de l'habitude de souffrir à l'âge de la faiblesse, de l'imprévoyance et de la joie.

Dira-t-on que cette manière de m'élever m'aurait pu conduire à détester les auteurs de mes jours ? Nullement. le souvenir de leur rigueur m'est presque agréable ; j'estime et honore leurs grandes qualités. Quand mon père mourut, mes camarades au régiment de Navarre furent témoins de mes regrets. C'est de ma mère que je tiens la consolation de ma vie, puisque c'est d'elle que je tiens ma religion ; je recueillais les vérités chrétiennes qui sortaient de sa bouche, comme Pierre de Langres étudiait la nuit dans une église, à la lueur de la lampe qui brûlait devant le Saint-Sacrement. Aurait-on mieux développé mon intelligence en me jetant plus tôt dans l'étude ? J'en doute : ces flots, ces vents, cette solitude qui furent mes premiers maîtres, convenaient peut-être mieux à mes dispositions natives ; peut-être dois-je à ces instituteurs sauvages quelques vertus que j'aurais ignorées. La vérité est qu'aucun système d'éducation n'est en soi préférable à un autre système : les enfants aiment-ils mieux leurs parents aujourd'hui qu'ils les tutoient et ne les craignent plus ? Gesril était gâté dans la maison où j'étais gourmandé : nous avons été tous deux d'honnêtes gens et des fils tendres et respectueux. Telle chose que vous croyez mauvaise met en valeur les talents de votre enfant ; telle chose qui vous semble bonne, étoufferait ces mêmes talents. Dieu fait bien ce qu'il fait : c'est la Providence qui nous dirige, lorsqu'elle nous destine à jouer un rôle sur la scène du monde.

 

1 L 1 Chapitre 6

Dieppe, septembre 1812.

Billet de M. Pasquier. - Dieppe. - Changement de mon éducation. - Printemps en Bretagne. - Forêt historique. - Campagnes pélagiennes. - Coucher de la lune sur la mer.

Le 4 septembre 1812, j'ai reçu ce billet de M. Pasquier, préfet de police :

" Cabinet du préfet.

" M. le préfet de police invite M. de Chateaubriand à prendre la peine de passer à son cabinet, soit aujourd'hui sur les quatre heures de l'après-midi, soit demain à neuf heures du matin. "

C'était un ordre de m'éloigner de Paris que M. le préfet de police voulait me signifier. Je me suis retiré à Dieppe, qui porta d'abord le nom de Bertheville, et fut ensuite appelé Dieppe, il y a déjà plus de quatre cents ans, du mot anglais deep, profond (mouillage). En 1788, je tins garnison ici avec le second bataillon de mon régiment : habiter cette ville, de brique dans ses maisons, d'ivoire dans ses boutiques, cette ville à rues propres et à belle lumière, c'était me réfugier auprès de ma jeunesse. Quand je me promenais, je rencontrais les ruines du château d'Arques, que mille débris accompagnent. On n'a point oublié que Dieppe fut la patrie de Duquesne. Lorsque je restais chez moi, j'avais pour spectacle la mer ; de la table où j'étais assis, je contemplais cette mer qui m'a vu naître, et qui baigne les côtes de la Grande-Bretagne, où j'ai subi un si long exil : mes regards parcouraient les vagues qui me portèrent en Amérique, me rejetèrent en Europe et me reportèrent aux rivages de l'Afrique et de l'Asie. Salut, ô mer, mon berceau et mon image ! Je te veux raconter la suite de mon histoire : si je mens, tes flots, mêlés à tous mes jours, m'accuseront d'imposture chez les hommes à venir.

Ma mère n'avait cessé de désirer qu'on me donnât une éducation classique. L'état de marin auquel on me destinait " ne serait peut-être pas de mon goût ", disait-elle ; il lui semblait bon à tout événement de me rendre capable de suivre une autre carrière. Sa piété la portait à souhaiter que je me décidasse pour l'Eglise. Elle proposa donc de me mettre dans un collège où j'apprendrais les mathématiques, le dessin, les armes et la langue anglaise ; elle ne parla point du grec et du latin, de peur d'effaroucher mon père ; mais elle me les comptait faire enseigner, d'abord en secret, ensuite à découvert lorsque j'aurais fait des progrès. Mon père agréa la proposition : il fut convenu que j'entrerais ad collège de Dol. Cette ville eut la préférence parce qu'elle se trouvait sur la route de Saint-Malo à Combourg.

Pendant l'hiver très froid qui précéda ma réclusion scolaire, le feu prit à l'hôtel où nous demeurions : je fus sauvé par ma soeur aînée, qui m'emporta à travers les flammes. M. de Chateaubriand, retiré dans son château, appela sa femme auprès de lui : il le fallut rejoindre au printemps.

Le printemps, en Bretagne, est plus doux qu'aux environs de Paris, et fleurit trois semaines plus tôt. Les cinq oiseaux qui l'annoncent, l'hirondelle, le loriot, le coucou, la caille et le rossignol, arrivent avec des brises qui hébergent dans les golfes de la péninsule armoricaine. La terre se couvre de marguerites, de pensées, de jonquilles, de narcisses, d'hyacinthes, de renoncules, d'anémones, comme les espaces abandonnés qui environnent Saint-Jean-de-Latran et Sainte-Croix-de-Jérusalem, à Rome. Des clairières se panachent d'élégantes et hautes fougères ; des champs de genêts et d'ajoncs resplendissent de leurs fleurs qu'on prendrait pour des papillons d'or. Les haies, au long desquelles abondent la fraise, la framboise et la violette, sont décorées d'aubépines, de chèvrefeuille, de ronces dont les rejets bruns et courbés portent des feuilles et des fruits magnifiques. Tout fourmille d'abeilles et d'oiseaux. les essaims et les nids arrêtent les enfants à chaque pas. Dans certains abris, le myrte et le laurier-rose croissent en pleine terre, comme en Grèce ; la figue mûrit comme en Provence ; chaque pommier, avec ses fleurs carminées ressemble à un gros bouquet de fiancée de village.

Au douzième siècle, les cantons de Fougères, Rennes, Bécherel, Dinan, Saint-Malo et Dol, étaient occupés par la forêt de Brécheliant ; elle avait servi de champ de bataille aux Francs et aux peuples de la Dommonée. Wace raconte qu'on y voyait l'homme sauvage, la fontaine de Berenton et un bassin d'or. Un document historique du quinzième siècle, les Usemens et coutumes de la forêt de Brécilien, confirme le roman de Rou : elle est, disent les Usemens, de grande et spacieuse étendue. " Il y a quatre châteaux, fort grand nombre de beaux étangs, belles chasses où n'habitent aucunes bêtes vénéneuses, ni nulles mouches, deux cents futaies, autant de fontaines, nommément la fontaine de Belenton , auprès de laquelle le chevalier Pontus fit ses armes ".

Aujourd'hui, le pays conserve des traits de son origine : entrecoupé de fossés boisés, il a de loin l'air d'une forêt et rappelle l'Angleterre : c'était le séjour des fées, et vous allez voir qu'en effet j'y ai rencontré ma sylphide. Des vallons étroits sont arrosés par de petites rivières non navigables. Ces vallons sont séparés par des landes et par des futaies à cépées de houx. Sur les côtes, se succèdent phares, vigies, dolmens, constructions romaines, ruines de châteaux du moyen-âge, clochers de la renaissance : la mer borde le tout. Pline dit de la Bretagne : Péninsule spectatrice de l ' Océan.

Entre la mer et la terre s'étendent des campagnes pélagiennes, frontières indécises des deux éléments : l'alouette de champ y vole avec l'alouette marine ; la charrue et la barque à un jet de pierre l'une de l'autre sillonnent la terre et l'eau. Le navigateur et le berger s'empruntent mutuellement leur langue : le matelot dit les vagues moutonnent, le pâtre dit des flottes de moutons. Des sables de diverses couleurs, des bancs variés de coquillages, des varechs, des franges d'une écume argentée, dessinent la lisière blonde ou verte des blés. Je ne sais plus dans quelle île de la Méditerranée, j'ai vu un bas-relief représentant les Néréides attachant des festons au bas de la robe de Cérès.

Mais ce qu'il faut admirer en Bretagne, c'est la lune se levant sur la terre et se couchant sur la mer.

Etablie par Dieu gouvernante de l'abîme, la lune a ses nuages, ses vapeurs, ses rayons, ses ombres portées comme le soleil ; mais comme lui, elle ne se retire pas solitaire ; un cortège d'étoiles l'accompagne. A mesure que sur mon rivage natal elle descend au bout du ciel, elle accroît son silence qu'elle communique à la mer ; bientôt elle tombe à l'horizon, l'intersecte, ne montre plus que la moitié de son front qui s'assoupit, s'incline et disparaît dans la molle intumescence des vagues. Les astres voisins de leur reine, avant de plonger à sa suite, semblent s'arrêter, suspendus à la cime des flots. La lune n'est pas plus tôt couchée, qu'un souffle venant du large brise l'image des constellations, comme on éteint les flambeaux après une solennité.

 

1 L 1 Chapitre 7

Départ pour Combourg. - Description du château.

Je devais suivre mes soeurs jusqu'à Combourg : nous nous mîmes en route dans la première quinzaine de mai. Nous sortîmes de Saint-Malo au lever du soleil, ma mère, mes quatre soeurs et moi, dans une énorme berline à l'antique, panneaux surdorés, marchepieds en dehors, glands de pourpre aux quatre coins de l'impériale. Huit chevaux parés comme les mulets en Espagne, sonnettes au cou, grelots aux brides, housses et franges de laine de diverses couleurs, nous traînaient. Tandis que ma mère soupirait, mes soeurs parlaient à perdre haleine, je regardais de mes deux yeux, j'écoutais de mes deux oreilles, je m'émerveillais à chaque tour de roue : premier pas d'un Juif errant qui ne se devait plus arrêter. Encore si l'homme ne faisait que changer de lieux ! mais ses jours et son coeur changent.

Nos chevaux reposèrent à un village de pêcheurs sur la grève de Cancale. Nous traversâmes ensuite les marais et la fiévreuse ville de Dol : passant devant la porte du collège où j'allais bientôt revenir, nous nous enfonçâmes dans l'intérieur du pays.

Durant quatre mortelles lieues, nous n'aperçûmes que des bruyères guirlandées de bois, des friches à peine écrêtées, des semailles de blé noir, court et pauvre, et d'indigentes avénières. Des charbonniers conduisaient des files de petits chevaux à crinière pendante et mêlée ; des paysans à sayons de peau de bique, à cheveux longs, pressaient des boeufs maigres avec des cris aigus et marchaient à la queue d'une lourde charrue, comme des faunes labourant. Enfin, nous découvrîmes une vallée au fond de laquelle s'élevait, non loin d'un étang, la flèche de l'église d'une bourgade. A l'extrémité occidentale de cette bourgade, les tours d'un château féodal montaient dans les arbres d'une futaie éclairée par le soleil couchant.

J'ai été obligé de m'arrêter : mon coeur battait au point de repousser la table sur laquelle j'écris. Les souvenirs qui se réveillent dans ma mémoire m'accablent de leur force et de leur multitude : et pourtant, que sont-ils pour le reste du monde ?

Descendus de la colline, nous guéâmes un ruisseau ; après avoir cheminé une demi-heure, nous quittâmes la grande route, et la voiture roula au bord d'un quinconce, dans une allée de charmilles dont les cimes s'entrelaçaient au-dessus de nos têtes : je me souviens encore du moment où j'entrai sous cet ombrage et de la joie effrayée que j'éprouvai.

En sortant de l'obscurité du bois, nous franchîmes une avant-cour plantée de noyers, attenante au jardin et à la maison du régisseur ; de là nous débouchâmes par une porte bâtie dans une cour de gazon, appelée la Cour Verte. A droite étaient de longues écuries et un bouquet de marronniers ; à gauche, un autre bouquet de marronniers. Au fond de la cour, dont le terrain s'élevait insensiblement, le château se montrait entre deux groupes d'arbres. Sa triste et sévère façade présentait une courtine portant une galerie à mâchicoulis, denticulée et couverte. Cette courtine liait ensemble deux tours inégales en âge, en matériaux, en hauteur et en grosseur, lesquelles tours se terminaient par des créneaux surmontés d'un toit pointu, comme un bonnet posé sur une couronne gothique.

Quelques fenêtres grillées apparaissaient çà et là sur la nudité des murs. Un large perron, raide et droit, de vingt-deux marches, sans rampes, sans garde-fou, remplaçait sur les fossés comblés l'ancien pont-levis ; il atteignait la porte du château, percée au milieu de la courtine. Au-dessus de cette porte on voyait les armes des seigneurs de Combourg, et les taillades à travers lesquelles sortaient jadis les bras et les chaînes du pont-levis.

La voiture s'arrêta au pied du perron ; mon père vint au-devant de nous. La réunion de la famille adoucit si fort son humeur pour le moment, qu'il nous fit la mine la plus gracieuse. Nous montâmes le perron ; nous pénétrâmes dans un vestibule sonore, à voûte ogive, et de ce vestibule dans une petite cour intérieure.

De cette cour, nous entrâmes dans le bâtiment regardant au midi sur l'étang, et jointif des deux petites tours. Le château entier avait la figure d'un char à quatre roues. Nous nous trouvâmes de plain-pied dans une salle jadis appelée la salle des Gardes. Une fenêtre s'ouvrait à chacune de ses extrémités, deux autres coupaient la ligne latérale. Pour agrandir ces quatre fenêtres, il avait fallu excaver des murs de huit à dix pieds d'épaisseur. Deux corridors à plan incliné, comme le corridor de la grande Pyramide, partaient des deux angles extérieurs de la salle et conduisaient aux petites tours. Un escalier, serpentant dans l'une de ces tours, établissait des relations entre la salle des Gardes et l'étage supérieur : tel était ce corps de logis.

Celui de la façade de la grande et de la grosse tour, dominant le nord, du côté de la Cour Verte, se composait d'une espèce de dortoir carré et sombre, qui servait de cuisine ; il s'accroissait du vestibule, du perron et d'une chapelle. Au-dessus de ces pièces était le salon des Archives, ou des Armoiries, ou des Oiseaux, ou des Chevaliers, ainsi nommé d'un plafond semé d'écussons coloriés et d'oiseaux peints. Les embrasures des fenêtres étroites et trèflées étaient si profondes, qu'elles formaient des cabinets autour desquels régnait un banc de granit. Mêlez à cela, dans les diverses parties de l'édifice, des passages et des escaliers secrets, des cachots et des donjons, un labyrinthe de galeries couvertes et découvertes, des souterrains murés dont les ramifications étaient inconnues ; partout silence, obscurité et visage de pierre : voilà le château de Combourg.

Un souper servi dans la salle des Gardes, et où je mangeai sans contrainte, termina pour moi la première journée heureuse de ma vie. Le vrai bonheur coûte peu ; s'il est cher, il n'est pas d'une bonne espèce.

A peine fus-je réveillé le lendemain que j'allais visiter les dehors du château, et célébrer mon avènement à la solitude. Le perron faisait face au nord-ouest. Quand on était assis sur le diazome de ce perron, on avait devant soi la Cour Verte, et au delà de cette cour, un potager étendu entre deux futaies : l'une, à droite (le quinconce par lequel nous étions arrivés), s'appelait le petit Mail ; l'autre, à gauche, le grand Mail. Celle-ci était un bois de chênes, de hêtres, de sycomores, d'ormes et de châtaigniers. Madame de Sévigné vantait de son temps ces vieux ombrages ; depuis cette époque, cent quarante années avaient été ajoutées à leur beauté.

Du côté opposé, au midi et à l'est, le paysage offrait un tout autre tableau : par les fenêtres de la grand-salle on apercevait les maisons de Combourg, un étang, la chaussée de cet étang sur laquelle passait le grand chemin de Rennes, un moulin à eau, une prairie couverte de troupeaux de vaches et séparée de l'étang par la chaussée. Au bord de cette prairie s'allongeait un hameau dépendant d'un prieuré fondé en 1149 par Rivallon, seigneur de Combourg, et où l'on voyait sa statue mortuaire couchée sur le dos en armure de chevalier. Depuis l'étang, le terrain s'élevant par degrés, formait un amphithéâtre d'arbres, d'où sortaient des campaniles de villages et des tourelles de gentilhommières. Sur un dernier plan de l'horizon, entre l'occident et le midi, se profilaient les hauteurs de Bécherel. Une terrasse bordée de grands buis taillés circulait au pied du château de ce côté, passait derrière les écuries et allait, à divers replis, rejoindre le jardin des bains qui communiquait au grand Mail.

Si, d'après cette trop longue description, un peintre prenait son crayon, produirait-il une esquisse ressemblant au château ? Je ne le crois pas ; et cependant ma mémoire voit l'objet comme s'il était sous mes yeux ; telle est dans les choses matérielles l'impuissance de la parole et la puissance du souvenir ! En commencant à parler de Combourg, je chante les premiers couplets d'une complainte qui ne charmera que moi ; demandez au pâtre du Tyrol pourquoi il se plaît aux trois ou quatre notes qu'il répète à ses chèvres, notes de montagne, jetées d'écho en écho pour retentir du bord d'un torrent au bord opposé ?

Ma première apparition à Combourg fut de courte durée. Quinze jours s'étaient à peine écoulés que je vis arriver l'abbé Porcher, principal du collège de Dol ; on me remit entre ses mains et je le suivis malgré mes pleurs.

 

1 L 2 Livre deuxième

1. Collège de Dol. - Mathématiques et langues. - Traits de ma mémoire. - 2. Vacances à Combourg. - Vie de château en province. - Moeurs féodales. - Habitants de Combourg. - 3. Secondes vacances à Combourg. - Régiment de Conti. - Camp à Saint-Malo. - Une abbaye. - Théâtre. - Mariage de mes deux soeurs aînées. - Retour au collège. - Révolution commencée dans mes idées. - 4. Aventure de la pie. - Troisièmes vacances à Combourg. - Le charlatan. - Rentrée au collège. - 5. Invasion de la France. - Jeux. - L'abbé de Chateaubriand. - 6. Première communion. - Je quitte le collège de Dol. - 7. Mission à Combourg. - Collège de Rennes. - Je retrouve Gesril. - Moreau, Limoëlan. - Mariage de ma troisième soeur. - 8. Je suis envoyé à Brest pour subir l'examen de garde de marine. - Le port de Brest. - Je retrouve encore Gesril. - La Pérouse. - Je reviens à Combourg.

 

1 L 2 Chapitre 1

Dieppe, septembre 1812.

Revu en juin 1846.

Collège de Dol. - Mathématiques et langues. - Traits de ma mémoire.

Je n'étais pas tout à fait étranger à Dol ; mon père en était chanoine, comme descendant et représentant de la maison de Guillaume de Chateaubriand, sire de Beaufort, fondateur en 1529 d'une première stalle, dans le choeur de la cathédrale. L'évêque de Dol était M. de Hercé, ami de ma famille, prélat d'une grande modération politique, qui, à genoux, le crucifix à la main, fut fusillé avec son frère l'abbé de Hercé, à Quiberon, dans le Champ du martyre. En arrivant au collège, je fus confié aux soins particuliers de M. l'abbé Leprince, qui professait la rhétorique et possédait à fond la géométrie : c'était un homme d'esprit, d'une belle figure, aimant les arts, peignant assez bien le portrait. Il se chargea de m'apprendre mon Bezout ; l'abbé Egault régent de troisième, devint mon maître de latin ; j'étudiais les mathématiques dans ma chambre, le latin dans la salle commune.

Il fallut quelque temps à un hibou de mon espèce pour s'accoutumer à la cage d'un collège et régler sa volée au son d'une cloche. Je ne pouvais avoir ces prompts amis que donne la fortune, car il n'y avait rien à gagner avec un pauvre polisson qui n'avait pas même d'argent de semaine ; je ne m'enrôlai point non plus dans une clientèle car je hais les protecteurs. Dans les jeux je ne prétendais mener personne, mais je ne voulais pas être mené : je n'étais bon ni pour tyran ni pour esclave, et tel je suis demeuré.

Il arriva pourtant que je devins assez vite un centre de réunion ; j'exerçai dans la suite, à mon régiment, la même puissance : simple sous-lieutenant que j'étais, les vieux officiers passaient leurs soirées chez moi et préféraient mon appartement au café. Je ne sais d'où cela venait, n'était peut-être de ma facilité à entrer dans l'esprit et à prendre les moeurs des autres. J'aimais autant chasser et courir que lire et écrire. Il m'est encore indifférent de deviser des choses les plus communes, ou de causer des sujets les plus relevés. Très-peu sensible à l'esprit, il m'est presque antipathique, bien que je ne sois pas une bête. Aucun défaut ne me choque, excepté la moquerie et la suffisance que j'ai grand-peine à ne pas morguer ; je trouve que les autres ont toujours sur moi une supériorité quelconque, et si je me sens par hasard un avantage, j'en suis tout embarrassé.

Des qualités que ma première éducation avait laissées dormir s'éveillèrent au collège. Mon aptitude au travail était remarquable, ma mémoire extraordinaire. Je fis des progrès rapides en mathématiques où j'apportai une clarté de conception qui étonnait l'abbé Leprince. Je montrai en même temps un goût décidé pour les langues. Le rudiment, supplice des écoliers, ne me coûta rien à apprendre ; j'attendais l'heure des leçons de latin avec une sorte d'impatience, comme un délassement de mes chiffres et de mes figures de géométrie. En moins d'un an, je devins fort cinquième. Par une singularité, ma phrase latine se transformait si naturellement en pentamètre que l'abbé Egault m'appelait l' Elégiaque, nom qui me pensa rester parmi mes camarades.

Quant à ma mémoire en voici deux traits. J'appris par coeur mes tables de logarithmes : c'est-à-dire qu'un nombre étant donné dans la proportion géométrique, je trouvais de mémoire son exposant dans la proportion arithmétique, et vice versa.

Après la prière du soir que l'on disait en commun à la chapelle du collège, le principal faisait une lecture. Un des enfants, pris au hasard, était obligé d'en rendre compte. Nous arrivions fatigués de jouer et mourant de sommeil à la prière ; nous nous jetions sur les bancs, tâchant de nous enfoncer dans un coin obscur, pour n'être pas aperçus et conséquemment interrogés. Il y avait surtout un confessionnal que nous nous disputions comme une retraite assurée. Un soir, j'avais eu le bonheur de gagner ce port et je m'y croyais en sûreté contre le principal ; malheureusement, il signala ma manoeuvre et résolut de faire un exemple. Il lut donc lentement et longuement le second point d'un sermon ; chacun s'endormit. Je ne sais par quel hasard je restai éveillé dans mon confessionnal. Le principal qui ne me voyait que le bout des pieds, crut que je dodinais comme les autres, et tout à coup m'apostrophant, il me demanda ce qu'il avait lu.

Le second point du sermon contenait une énumération des diverses manières dont on peut offenser Dieu. Non seulement je dis le fond de la chose, mais je repris les divisions dans leur ordre, et répétai presque mot à mot plusieurs pages d'une prose mystique, inintelligible pour un enfant. Un murmure d'applaudissement s'éleva dans la chapelle : le principal m'appela, me donna un petit coup sur la joue et me permit, en récompense, de ne me lever le lendemain qu'à l'heure du déjeuner. Je me dérobai modestement à l'admiration de mes camarades et je profitai bien de la grâce accordée. Cette mémoire des mots, qui ne m'est pas entièrement restée, a fait place chez moi à une autre sorte de mémoire plus singulière, dont j'aurai peut-être occasion de parler.

Une chose m'humilie : la mémoire est souvent la qualité de la sottise ; elle appartient généralement aux esprits lourds, qu'elle rend plus pesants par le bagage dont elle les surcharge. Et néanmoins, sans la mémoire, que serions-nous ? Nous oublierions nos amitiés, nos amours, nos plaisirs, nos affaires ; le génie ne pourrait rassembler ses idées ; le coeur le plus affectueux perdrait sa tendresse, s'il ne s'en souvenait plus ; notre existence se réduirait aux moments successifs d'un présent qui s'écoule sans cesse ; il n'y aurait plus de passé. O misère de nous ! notre vie est si vaine qu'elle n'est qu'un reflet de notre mémoire.

 

1 L 2 Chapitre 2

Dieppe, octobre 1812.

Vacances à Combourg. - Vie de château en province. - Habitants de Combourg.

J'allai passer le temps des vacances à Combourg. La vie de château aux environs de Paris ne peut donner une idée de la vie de château dans une province reculée.

La terre de Combourg n'avait pour tout domaine que des landes, quelques moulins et les deux forêts, Bourgouët et Tanoërn, dans un pays où le bois est presque sans valeur. Mais Combourg était riche en droits féodaux ; ces droits étaient de diverses sortes : les uns déterminaient certaines redevances pour certaines concessions, ou fixaient des usages nés de l'ancien ordre politique ; les autres ne semblaient avoir été dans l'origine que des divertissements.

Mon père avait fait revivre quelques-uns de ces derniers droits, afin de prévenir la prescription. Lorsque toute la famille était réunie, nous prenions part à ces amusements gothiques : les trois principaux étaient le Saut des poissonniers, la Quintaine, et une foire appelée l' Angevine. Des paysans en sabots et en braies, hommes d'une France qui n'est plus, regardaient ces jeux d'une France qui n'était plus. Il y avait prix pour le vainqueur, amende pour le vaincu.

La Quintaine conservait la tradition des tournois : elle avait sans doute quelque rapport avec l'ancien service militaire des fiefs. Elle est très-bien décrite dans du Cange ( Voce Quintana). On devait payer les amendes en ancienne monnaie de cuivre, jusqu'à la valeur de deux moutons d ' or à la couronne de 25 sols parisis chacun.

La foire appelée l' Angevine se tenait dans la prairie de l'étang, le 4 septembre de chaque année, le jour de ma naissance. Les vassaux étaient obligés de prendre les armes, ils venaient au château lever la bannière du seigneur ; de là ils se rendaient à la foire pour établir l'ordre, et prêter force à la perception d'un péage dû aux comtes de Combourg par chaque tête de bétail, espèce de droit régalien. A cette époque, mon père tenait table ouverte. On ballait pendant trois jours : les maîtres, dans la grand-salle, au raclement d'un violon ; les vassaux, dans la Cour Verte, au nasillement d'une musette. On chantait, on poussait des huzzas on tirait des arquebusades. Ces bruits se mêlaient aux mugissements des troupeaux de la foire ; la foule vaguait dans les jardins et les bois et du moins une fois l'an, on voyait à Combourg quelque chose qui ressemblait à de la joie.

Ainsi, j'ai été placé assez singulièrement dans la vie pour avoir assisté aux courses de la Quintaine et à la proclamation des Droits de l ' Homme ; pour avoir vu la milice bourgeoise d'un village de Bretagne et la garde nationale de France, la bannière des seigneurs de Combourg et le drapeau de la Révolution. Je suis comme le dernier témoin des moeurs féodales.

Les visiteurs que l'on recevait au château se composaient des habitants de la bourgade et de la noblesse de la banlieue : ces honnêtes gens furent mes premiers amis. Notre vanité met trop d'importance au rôle que nous jouons dans le monde. Le bourgeois de Paris rit du bourgeois d'une petite ville ; le noble de cour se moque du noble de province ; l'homme connu dédaigne l'homme ignoré, sans songer que le temps fait également justice de leurs prétentions et qu'ils sont tous également ridicules ou indifférents aux yeux des générations qui se succèdent.

Le premier habitant du lieu était un M. Potelet, ancien capitaine de vaisseau de la compagnie des Indes, qui redisait de grandes histoires de Pondichéry. Comme il les racontait les coudes appuyés sur la table, mon père avait toujours envie de lui jeter son assiette au visage. Venait ensuite l'entreposeur des tabacs, M. Launay de La Billardiète, père de famille qui comptait douze enfants, comme Jacob, neuf filles et trois garçons, dont le plus jeune, David, était mon camarade de jeux [J'ai retrouvé mon ami David : je dirai quand et comment. (Note de Genève, 1832.)] . Le bonhomme s'avisa de vouloir être noble en 1789 : il prenait bien son temps ! Dans cette maison, il y avait force joie et beaucoup de dettes. Le sénéchal Gébert, le procureur fiscal Petit, le receveur Corvaisier, le chapelain l'abbé Charmel, formaient la société de Combourg. Je n'ai pas rencontré à Athènes des personnages plus célèbres.

MM. du Petit-Bois, de Château-d'Assie, de Tinténiac un ou deux autres gentilshommes, venaient, le dimanche, entendre la messe à la paroisse, et dîner ensuite chez le châtelain. Nous étions plus particulièrement liés avec la famille Trémaudan, composée du mari, de la femme extrêmement belle, d'une soeur naturelle et de plusieurs enfants. Cette famille habitait une métairie, qui n'attestait sa noblesse que par un colombier. Les Trémaudan vivent encore. Plus sages et plus heureux que moi, ils n'ont point perdu de vue les tours du château que j'ai quitté depuis trente ans ; ils font encore ce qu'ils faisaient lorsque j'allais manger le pain bis à leur table ; ils ne sont point sortis du port dans lequel je ne rentrerai plus. Peut-être parlent-ils de moi au moment même où j'écris cette page : je me reproche de tirer leur nom de sa protectrice obscurité. Ils ont douté longtemps que l'homme dont ils entendaient parler fût le petit chevalier. Le recteur ou curé de Combourg l'abbé Sévin, celui-là même dont j'écoutais le prône, a montré la même incrédulité ; il ne se pouvait persuader que le polisson, camarade des paysans, fût le défenseur de la religion ; il a fini par le croire, et il me cite dans ses sermons, après m'avoir tenu sur ses genoux. Ces dignes gens, qui ne mêlent à mon image aucune idée étrangère, qui me voient tel que j'étais dans mon enfance et dans ma jeunesse, me reconnaîtraient-ils aujourd'hui sous les travestissements du temps ? Je serais obligé de leur dire mon nom, avant qu'ils me voulussent presser dans leurs bras.

Je porte malheur à mes amis. Un garde-chasse, appelé Raulx, qui s'était attaché à moi, fut tué par un braconnier. Ce meurtre me fit une impression extraordinaire.

Quel étrange mystère dans le sacrifice humain ! Pourquoi faut-il que le plus grand crime et la plus grande gloire soient de verser le sang de l'homme ? Mon imagination me représentait Raulx tenant ses entrailles dans ses mains et se traînant à la chaumière où il expira. Je conçus l'idée de la vengeance ; je m'aurais voulu battre contre l'assassin. Sous ce rapport je suis singulièrement né : dans le premier moment d'une offense je la sens à peine ; mais elle se grave dans ma mémoire. son souvenir, au lieu de décroître, s'augmente avec le temps ; il dort dans mon coeur des mois, des années entières, puis il se réveille à la moindre circonstance avec une force nouvelle, et ma blessure devient plus vive que le premier jour. Mais si je ne pardonne point à mes ennemis, je ne leur fais aucun mal ; je suis rancunier et ne suis point vindicatif. Ai-je la puissance de me venger, j'en perds l'envie ; je ne serais dangereux que dans le malheur. Ceux qui m'ont cru faire céder en m'opprimant se sont trompés ; l'adversité est pour moi ce qu'était la terre pour Antée ; je reprends des forces dans le sein de ma mère. Si jamais le bonheur m'avait enlevé dans ses bras, il m'eût étouffé.

 

1 L 2 Chapitre 3

Dieppe, octobre 1812.

Secondes vacances à Combourg. - Régiment de Conti. - Camp à Saint-Malo. - Une abbaye. - Théâtre. - Mariage de mes deux soeurs aînées. - Retour au collège. - Révolution commencée dans mes idées.

Je retournai à Dol, à mon grand regret. L'année suivante, il y eut un projet de descente à Jersey, et un camp s'établit auprès de Saint-Malo. Des troupes furent cantonnées à Combourg. M. de Chateaubriand donna, par courtoisie, successivement asile aux colonels des régiments de Touraine et de Conti : l'un était le duc de Saint-Simon, et l'autre le marquis de Causans [J'ai éprouvé un sensible plaisir en retrouvant, depuis la Restauration, ce galant homme, distingué par sa fidélité et ses vertus chrétiennes. (Note de Genève, 1831.)] . Vingt officiers étaient tous les jours invités à la table de mon père. Les plaisanteries de ces étrangers me déplaisaient ; leurs promenades troublaient la paix de mes bois. C'est pour avoir vu le colonel en second du régiment de Conti, le marquis de Wignacourt, galoper sous des arbres, que des idées de voyage me passèrent pour la première fois par la tête.

Quand j'entendais nos hôtes parler de Paris et de la cour, je devenais triste ; je cherchais à deviner ce que c'était que la société : je découvrais quelque chose de confus et de lointain ; mais bientôt je me troublais. Des tranquilles régions de l'innocence, en jetant les yeux sur le monde, j'avais des vertiges, comme lorsqu'on regarde la terre du haut de ces tours qui se perdent dans le ciel.

Une chose me charmait pourtant, la parade. Tous les jours, la garde montante défilait, tambour et musique en tête, au pied du perron, dans la Cour Verte. M. de Causans proposa de me montrer le camp de la côte : mon père y consentit.

Je fus conduit à Saint-Malo par M. de La Morandais, très-bon gentilhomme, mais que la pauvreté avait réduit à être régisseur de la terre de Combourg. Il portait un habit de camelot gris, avec un petit galon d'argent au collet, une têtière ou morion de feutre gris à oreilles, à une seule corne en avant. Il me mit à califourchon derrière lui, sur la croupe de sa jument Isabelle. Je me tenais au ceinturon de son couteau de chasse, attaché par-dessus son habit : j'étais enchanté. Lorsque Claude de Bullion et le père du président de Lamoignon, enfants, allaient en campagne, " on les portait tous les deux sur un même âne, dans des paniers, l'un d'un côté, l'autre de l'autre, et l'on mettait un pain du côté de Lamoignon, parce qu'il était plus léger que son camarade, pour faire le contre-poids ". (Mémoires du président de Lamoignon.)

M. de La Morandais prit des chemins de traverse :

Moult volontiers, de grand'manière,

Alloit en bois et en rivière ;

Car nulles gens ne vont en bois

Moult volontiers comme François.

Nous nous arrêtâmes pour dîner à une abbaye de Bénédictins, qui, faute d'un nombre suffisant de moines, venait d'être réunie à un chef-lieu de l'ordre. Nous n'y trouvâmes que le père procureur, chargé de la disposition des biens-meubles et de l'exploitation des futaies. Il nous fit servir un excellent dîner maigre, à l'ancienne bibliothèque du prieur : nous mangeâmes quantité d'oeufs frais, avec des carpes et des brochets énormes. A travers l'arcade d'un cloître, je voyais de grands sycomores, qui bordaient un étang. La cognée les frappaient au pied, leur cime tremblait dans l'air, et ils tombaient pour nous servir de spectacle. Des charpentiers, venus de Saint-Malo, sciaient à terre des branches vertes, comme on coupe une jeune chevelure, ou équarrissaient des troncs abattus. Mon coeur saignait à la vue de ces forêts ébréchées et de ce monastère déshabité. Le sac général des maisons religieuses m'a rappelé depuis le dépouillement de l'abbaye qui en fut pour moi le pronostic.

Arrivé à Saint-Malo, j'y trouvai le marquis de Causans ; je parcourus sous sa garde les rues du camp. Les tentes, les faisceaux d'armes, les chevaux au piquet, formaient une belle scène avec la mer, les vaisseaux, les murailles et les clochers lointains de la ville. Je vis passer, en habit de hussard, au grand galop sur un barbe, un de ces hommes en qui finissait un monde, le duc de Lauzun. Le prince de Carignan, venu au camp, épousa la fille de M. de Boisgarin, un peu boiteuse, mais charmante : cela fit grand bruit, et donna matière à un procès que plaide encore aujourd'hui M. Lacretelle l'aîné. Mais quel rapport ces choses ont-elles avec ma vie ? " A mesure que la mémoire de mes privés amis ", dit Montaigne, " leur fournit la chose entière, ils reculent si arrière leur narration, que si le conte est bon, ils en étouffent la bonté ; s'il ne l'est pas, vous êtes à maudire ou l'heur de leur mémoire ou le malheur de leur jugement. J'ai vu des récits bien plaisants devenir très-ennuyeux en la bouche d'un seigneur. " J'ai peur d'être ce seigneur.

Mon frère était à Saint-Malo, lorsque M. de La Morandais m'y déposa. Il me dit un soir : " Je te mène au spectacle : prends ton chapeau. " Je perds la tête ; je descends droit à la cave pour chercher mon chapeau qui était au grenier. Une troupe de comédiens ambulants venait de débarquer. J'avais rencontré des marionnettes ; je supposais qu'on voyait au théâtre des polichinelles beaucoup plus beaux que ceux de la rue.

J'arrive, le coeur palpitant, à une salle bâtie en bois dans une rue déserte de la ville. J'entre par des corridors noirs, non sans un certain mouvement de frayeur. On ouvre une petite porte, et me voilà avec mon frère dans une loge à moitié pleine.

Le rideau était levé, la pièce commencée : on jouait le Père de famille. J'aperçois deux hommes qui se promenaient sur le théâtre en causant, et que tout le monde regardait. Je les pris pour les directeurs des marionnettes, qui devisaient devant la cahute de madame Gigogne, en attendant l'arrivée du public : j'étais seulement étonné qu'ils parlassent si haut de leurs affaires et qu'on les écoutât en silence. Mon ébahissement redoubla lorsque d'autres personnages, arrivant sur la scène, se mirent à faire de grands bras, à larmoyer, et lorsque chacun se prit à pleurer par contagion. Le rideau tomba sans que j'eusse rien compris à tout cela. Mon frère descendit au foyer entre les deux pièces. Demeuré dans la loge au milieu des étrangers dont ma timidité me faisait un supplice, j'aurais voulu être au fond de mon collège. Telle fut la première impression que je reçus de l'art de Sophocle et de Molière.

La troisième année de mon séjour à Dol fut marquée par le mariage de mes deux soeurs aînées : Marianne épousa le comte de Marigny, et Bénigne le comte de Québriac. Elles suivirent leurs maris à Fougères : signal de la dispersion d'une famille dont les membres devaient bientôt se séparer. Mes soeurs reçurent la bénédiction nuptiale à Combourg le même jour, à la même heure, au même autel, dans la chapelle du château. Elles pleuraient, ma mère pleurait ; je fus étonné de cette douleur : je la comprends aujourd'hui. Je n'assiste pas à un baptême ou à un mariage sans sourire amèrement ou sans éprouver un serrement de coeur. Après le malheur de naître, je n'en connais pas de plus grand que celui de donner le jour à un homme.

Cette même année commença une révolution dans ma personne comme dans ma famille. Le hasard fit tomber entre mes mains deux livres bien divers, un Horace non châtié et une histoire des Confessions mal faites. Le bouleversement d'idées que ces deux livres me causèrent est incroyable : un monde étrange s'éleva autour de moi. D'un côté, je soupçonnai des secrets incompréhensibles à mon âge, une existence différente de la mienne, des plaisirs au delà de mes jeux, des charmes d'une nature ignorée dans un sexe où je n'avais vu qu'une mère et des soeurs ; d'un autre côté, des spectres traînant des chaînes et vomissant des flammes m'annonçaient les supplices éternels pour un seul péché dissimulé. Je perdis le sommeil, la nuit, je croyais voir tour à tour des mains noires et des mains blanches passer à travers mes rideaux : je vins à me figurer que ces dernières mains étaient maudites par la religion, et cette idée accrut mon épouvante des ombres infernales. Je cherchais en vain dans le ciel et dans l'enfer l'explication d'un double mystère. Frappé à la fois au moral et au physique, je luttais encore avec mon innocence contre les orages d'une passion prématurée et les terreurs de la superstition.

Dès lors je sentis s'échapper quelques étincelles de ce feu qui est la transmission de la vie. J'expliquais le quatrième livre de 1' Enéide et lisais le Télémaque : tout à coup je découvris dans Didon et dans Eucharis des beautés qui me ravirent ; je devins sensible à l'harmonie de ces vers admirables et de cette prose antique. Je traduisis un jour à livre ouvert l' Aeneadum genitrix, hominum divumque voluptas de Lucrèce avec tant de vivacité, que M. Egault m'arracha le poème et me jeta dans les racines grecques. Je dérobai un Tibulle : quand j'arrivai au Quam iuvat immites ventos audire cubantem, ces sentiments de volupté et de mélancolie semblèrent me révéler ma propre nature. Les volumes de Massillon qui contenaient les sermons de la Pécheresse et de l' Enfant prodigue ne me quittaient plus ; on me les laissait feuilleter car on ne se doutait guère de ce que j'y trouvais. Je volais de petits bouts de cierges dans la chapelle pour lire la nuit ces descriptions séduisantes des désordres de l'âme. Je m'endormais en balbutiant des phrases incohérentes, où je tâchais de mettre la douceur, le nombre et la grâce de l'écrivain qui a le mieux transporté dans la prose l'euphonie racinienne.

Si j'ai, dans la suite, peint avec quelque vérité les entraînements du coeur mêlés aux syndérèses chrétiennes, je suis persuadé que j'ai dû ce succès au hasard qui me fit connaître au même moment deux empires ennemis.

Les ravages que porta dans mon imagination un mauvais livre, eurent leur correctif dans les frayeurs qu'un autre livre m'inspira, et celles-ci furent comme alanguies par les molles pensées que m'avaient laissées des tableaux sans voile.

 

1 L 2 Chapitre 4

Dieppe, fin d'octobre 1812.

Aventure de la pie. - Rentrée au collège.

Ce qu'on dit d'un malheur, qu'il n'arrive jamais seul, on le peut dire des passions : elles viennent ensemble, comme les muses ou comme les furies. Avec le penchant qui commençait à me tourmenter, naquit en moi l'honneur ; exaltation de l'âme, qui maintient le coeur incorruptible au milieu de la corruption, sorte de principe réparateur placé auprès d'un principe dévorant, comme la source inépuisable des prodiges que l'amour demande à la jeunesse et des sacrifices qu'il impose.

Lorsque le temps était beau les pensionnaires du collège sortaient le jeudi et le dimanche. On nous menait souvent au Mont-Dol, au sommet duquel se trouvaient quelques ruines gallo-romaines : du haut de ce tertre isolé, l'oeil plane sur la mer et sur des marais où voltigent pendant la nuit des feux follets, lumière des sorciers qui brûle aujourd'hui dans nos lampes. Un autre but de nos promenades était les prés qui environnaient un séminaire d' Eudistes, d'Eudes, frère de l'historien Mézerai, fondateur de leur congrégation.

Un jour du mois de mai, l'abbé Egault, préfet de semaine, nous avait conduits à ce séminaire : on nous laissait une grande liberté de jeux, mais il était expressément défendu de monter sur les arbres. Le régent après nous avoir établis dans un chemin herbu, s'éloigna pour dire son bréviaire.

Des ormes bordaient le chemin : tout à la cime du plus grand, brillait un nid de pie : nous voilà en admiration, nous montrant mutuellement la mère assise sur ses oeufs, et pressés du plus vif désir de saisir cette superbe proie. Mais qui oserait tenter l'aventure ? L'ordre était si sévère, le régent si près, l'arbre si haut ! Toutes les espérances se tournent vers moi ; je grimpais comme un chat. J'hésite, puis la gloire l'emporte : je me dépouille de mon habit, j'embrasse l'orme et je commence à monter. Le tronc était sans branches, excepté aux deux tiers de sa crue, où se formait une fourche dont une des pointes portait le nid.

Mes camarades, assemblés sous l'arbre, applaudissent à mes efforts, me regardant, regardant l'endroit d'où pouvait venir le préfet, trépignant de joie dans l'espoir des oeufs, mourant de peur dans l'attente du châtiment. J'aborde au nid ; la pie s'envole ; je ravis les oeufs, je les mets dans ma chemise et redescends. Malheureusement, je me laisse glisser entre les tiges jumelles et j'y reste à califourchon. L'arbre étant élagué, je ne pouvais appuyer mes pieds ni à droite ni à gauche pour me soulever et reprendre le limbe extérieur : je demeure suspendu en l'air à cinquante pieds.

Tout à coup un cri : " Voici le préfet ! " et je me vois incontinent abandonné de mes amis, comme c'est l'usage. Un seul, appelé Le Gobbien, essaya de me porter secours, et fut tôt obligé de renoncer à sa généreuse entreprise. Il n'y avait qu'un moyen de sortir de ma fâcheuse position, c'était de me suspendre en dehors par les mains à l'une des deux dents de la fourche, et de tâcher de saisir avec mes pieds le tronc de l'arbre au-dessous de sa bifurcation. J'exécutai cette manoeuvre au péril de ma vie. Au milieu de mes tribulations, je n'avais pas lâché mon trésor ; j'aurais pourtant mieux fait de le jeter, comme depuis j'en ai jeté tant d'autres. En dévalant le tronc, je m'écorchai les mains, je m'éraillai les jambes et la poitrine, et j'écrasai les oeufs : ce fut ce qui me perdit. Le préfet ne m'avait point vu sur l'orme ; je lui cachai assez bien mon sang, mais il n'y eut pas moyen de lui dérober l'éclatante couleur d'or dont j'étais barbouillé. " Allons, me dit-il, monsieur, vous aurez le fouet. "

Si cet homme m'eût annoncé qu'il commuait cette peine dans celle de mort, j'aurais éprouvé un mouvement de joie. L'idée de la honte n'avait point approché de mon éducation sauvage : à tous les âges de ma vie, il n'y a point de supplice que je n'eusse préféré à l'horreur d'avoir à rougir devant une créature vivante. L'indignation s'éleva dans mon coeur, je répondis à l'abbé Egault, avec l'accent non d'un enfant, mais d'un homme que jamais ni lui ni personne ne lèverait la main sur moi. Cette réponse l'anima ; il m'appela rebelle et promit de faire un exemple. " Nous verrons ", répliquai-je, et je me mis à jouer à la balle avec un sang-froid qui le confondit.

Nous retournâmes au collège ; le régent me fit entrer chez lui et m'ordonna de me soumettre. Mes sentiments exaltés firent place à des torrents de larmes. Je représentai à l'abbé Egault qu'il m'avait appris le latin ; que j'étais son écolier, son disciple, son enfant ; qu'il ne voudrait pas déshonorer son élève, et me rendre la vue de mes compagnons insupportable, qu'il pouvait me mettre en prison, au pain et à l'eau, me priver de mes récréations, me charger de pensums ; que je lui saurais gré de cette clémence et l'en aimerais davantage. Je tombai à ses genoux, je joignis les mains, je le suppliai par Jésus-Christ de m'épargner : il demeura sourd à mes prières. Je me levai plein de rage, et lui lançai dans les jambes un coup de pied si rude qu'il en poussa un cri. Il court en clochant à la porte de sa chambre, la ferme à double tour et revient sur moi. Je me retranche derrière son lit, il m'allonge à travers le lit des coups de férule. Je m'entortille dans la couverture, et, m'animant au combat, je m'écrie :

Macte animo, generose puer !

Cette érudition de grimaud fit rire malgré lui mon ennemi ; il parla d'armistice : nous conclûmes un traité ; je convins de m'en rapporter à l'arbitrage du principal. Sans me donner gain de cause, le principal me voulut bien soustraire à la punition que j'avais repoussée. Quand l'excellent prêtre prononça mon acquittement, je baisai la manche de sa robe avec une telle effusion de coeur et de reconnaissance, qu'il ne se put empêcher de me donner sa bénédiction. Ainsi se termina le premier combat que me fit rendre cet honneur devenu l'idole de ma vie et auquel j'ai tant de fois sacrifié repos, plaisir et fortune.

Les vacances où j'entrai dans ma douzième année furent tristes ; l'abbé Leprince m'accompagna à Combourg. Je ne sortais qu'avec mon précepteur ; nous faisions au hasard de longues promenades. Il se mourait de la poitrine, il était mélancolique et silencieux ; je n'étais guère plus gai. Nous marchions des heures entières à la suite l'un de l'autre sans prononcer une parole. Un jour, nous nous égarâmes dans les bois ; M. Leprince se tourna vers moi et me dit : " Quel chemin faut-il prendre ? " je répondis sans hésiter : " Le soleil se couche ; il frappe à présent la fenêtre de la grosse tour : marchons par là. " M. Leprince raconta le soir la chose à mon père : le futur voyageur se montra dans ce jugement. Maintes fois, en voyant le soleil se coucher dans les forêts de l'Amérique, je me suis rappelé les bois de Combourg : mes souvenirs se font écho.

L'abbé Leprince désirait que l'on me donnât un cheval, mais dans les idées de mon père, un officier de marine ne devait savoir manier que son vaisseau. J'étais réduit à monter à la dérobée deux grosses juments de carrosse ou un grand cheval pie. La Pie n'était pas, comme celle de Turenne, un de ces destriers nommés par les Romains desultorios equos, et façonnés à secourir leur maître ; c'était un Pégase lunatique qui ferrait en trottant, et qui me mordait les jambes quand je le forçais à sauter des fossés. Je ne me suis jamais beaucoup soucié de chevaux, quoique j'aie mené la vie d'un Tartare, et contre l'effet que ma première éducation aurait dû produire, je monte à cheval avec plus d'élégance que de solidité.

La fièvre tierce, dont j'avais apporté le germe des marais de Dol, me débarrassa de M. Leprince. Un marchand d'orviétan passa dans le village ; mon père, qui ne croyait point aux médecins, croyait aux charlatans : il envoya chercher l'empirique, qui déclara me guérir en vingt-quatre heures. Il revint le lendemain, habit vert galonné d'or, large tignasse poudrée, grandes manchettes de mousseline sale, faux brillants aux doigts, culotte de satin noir usé, bas de soie d'un blanc bleuâtre, et souliers avec des boucles énormes.

Il ouvre mes rideaux, me tâte le pouls, me fait tirer la langue, baragouine avec un accent italien quelques mots sur la nécessité de me purger, et me donne à manger un petit morceau de caramel. Mon père approuvait l'affaire, car il prétendait que toute maladie venait d'indigestion, et que pour toute espèce de maux, il fallait purger son homme jusqu'au sang.

Une demi-heure après avoir avalé le caramel, je fus pris de vomissements effroyables ; on avertit M. de Chateaubriand, qui voulait faire sauter le pauvre diable par la fenêtre de la tour. Celui-ci, épouvanté, met habit bas retrousse les manches de sa chemise en faisant les gestes les plus grotesques. A chaque mouvement, sa perruque tournait en tous sens ; il répétait mes cris et ajoutait après : Che ? monsou Lavandier ? Ce monsieur Lavandier était le pharmacien du village, qu'on avait appelé au secours. Je ne savais, au milieu de mes douleurs, si je mourrais des drogues de cet homme ou des éclats de rire qu'il m'arrachait.

On arrêta les effets de cette trop forte dose d'émétique, et je fus remis sur pied. Toute notre vie se passe à errer autour de notre tombe ; nos diverses maladies sont des souffles qui nous approchent plus ou moins du port. Le premier mort que j'aie vu, était un chanoine de Saint-Malo ; il gisait expiré sur son lit, le visage distors par les dernières convulsions. La mort est belle, elle est notre amie : néanmoins, nous ne la reconnaissons pas, parce qu'elle se présente à nous masquée et que son masque nous épouvante.

On me renvoya au collège à la fin de l'automne.

 

1 L 2 Chapitre 5

Vallée-aux-Loups, décembre 1813.

Invasion de la France. - Jeux. - L'abbé de Chateaubriand.

De Dieppe où l'injonction de la police m'avait obligé de me réfugier, on m'a permis de revenir à la Vallée-aux-Loups, où je continue ma narration.

La terre tremble sous les pas du soldat étranger, qui dans ce moment même envahit ma patrie ; j'écris comme les derniers Romains, au bruit de l'invasion des Barbares. Le jour je trace des pages aussi agitées que les événements de ce jour [ De Bonaparte et des Bourbons. (Note de Genève, 1831.)] ; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois, je retourne au silence des années qui dorment dans la tombe, à la paix de mes plus jeunes souvenirs. Que le passé d'un homme est étroit et court, à côté du vaste présent des peuples et de leur avenir immense !

Les mathématiques, le grec et le latin occupèrent tout mon hiver au collège. Ce qui n'était pas consacré à l'étude était donné à ces jeux du commencement de la vie, pareils en tous lieux. Le petit Anglais, le petit Allemand, le petit Italien, le petit Espagnol, le petit Iroquois, le petit Bédouin roulent le cerceau et lancent la balle. Frères d'une grande famille, les enfants ne perdent leurs traits de ressemblance qu'en perdant l'innocence, la même partout. Alors les passions modifiées par les climats, les gouvernements et les moeurs font les nations diverses ; le genre humain cesse de s'entendre et de parler le même langage : c'est la société qui est la véritable tour de Babel.

Un matin, j'étais très animé à une partie de barres dans la grande cour du collège ; on me vint dire qu'on me demandait. Je suivis le domestique à la porte extérieure. Je trouve un gros homme, rouge de visage, les manières brusques et impatientes, le ton farouche ; ayant un bâton à la main, portant une perruque noire mal frisée, une soutane déchirée retroussée dans ses poches, des souliers poudreux des bas percés au talon : " Petit polisson, " me dit-il, " n'êtes-vous pas le chevalier de Chateaubriand de Combourg ? - Oui, monsieur ", répondis-je tout étourdi de l'apostrophe. " - Et moi, " reprit-il presque écumant, " je suis le dernier aîné de votre famille, je suis l'abbé de Chateaubriand de la Guérande : regardez-moi bien. " Le fier abbé met la main dans le gousset d'une vieille culotte de panne, prend un écu de six francs moisi, enveloppé dans un papier crasseux, me le jette au nez et continue à pied son voyage en marmottant ses matines d'un air furibond. J'ai su depuis que le prince de Condé avait fait offrir à ce hobereau-vicaire le préceptorat du duc de Bourbon. Le prêtre outrecuidé répondit que le prince, possesseur de la baronnie de Chateaubriand, devait savoir que les héritiers de cette baronnie pouvaient avoir des précepteurs, mais n'étaient les précepteurs de personne. Cette hauteur était le défaut de ma famille ; elle était odieuse dans mon père ; mon frère la poussait jusqu'au ridicule ; elle a un peu passé à son fils aîné. - Je ne suis pas bien sûr, malgré mes inclinations républicaines de m'en être complètement affranchi, bien que je l'aie soigneusement cachée.

 

1 L 2 Chapitre 6

Première communion. - Je quitte le collège de Dol.

L'époque de ma première communion approchait, moment où l'on décidait dans la famille de l'état futur de l'enfant. Cette cérémonie religieuse remplaçait parmi les jeunes chrétiens la prise de la robe virile chez les Romains. Madame de Chateaubriand était venue assister à la première communion d'un fils qui, après s'être uni à son Dieu, allait se séparer de sa mère.

Ma piété paraissait sincère ; j'édifiais tout le collège : mes regards étaient ardents ; mes abstinences répétées allaient jusqu'à donner de l'inquiétude à mes maîtres ; on craignait l'excès de ma dévotion ; une religion éclairée cherchait à tempérer ma ferveur.

J'avais pour confesseur le supérieur du séminaire des Eudistes homme de cinquante ans, d'un aspect rigide. Toutes les fois que je me présentais au tribunal de la pénitence, il m'interrogeait avec anxiété. Surpris de la légèreté de mes fautes, il ne savait comment accorder mon trouble avec le peu d'importance des secrets que je déposais dans son sein. Plus le jour de Pâques s'avoisinait, plus les questions du religieux étaient pressantes. " Ne me cachez-vous rien ? " me disait-il. Je répondais : " Non, mon père. - N'avez-vous pas fait telle faute ? - Non, mon père. " Et toujours : " Non, mon père. " Il me renvoyait en doutant, en soupirant, en me regardant jusqu'au fond de l'âme, et moi, je sortais de sa présence, pâle et défiguré comme un criminel.

Je devais recevoir l'absolution le mercredi saint. Je passai la nuit du mardi au mercredi en prières, et à lire avec terreur, le livre des Confessions mal faites. Le mercredi, à trois heures de l'après-midi, nous partîmes pour le séminaire ; nos parents nous accompagnaient. Tout le vain bruit qui s'est depuis attaché à mon nom, n'aurait pas donné à madame de Chateaubriand un seul instant de l'orgueil qu'elle éprouvait comme chrétienne et comme mère, en voyant son fils prêt à participer au grand mystère de la religion.

En arrivant à l'église, je me prosternai devant le sanctuaire et j'y restai comme anéanti. Lorsque je me levai pour me rendre à la sacristie où m'attendait le supérieur, mes genoux tremblaient sous moi. Je me jetai aux pieds du prêtre ; ce ne fut que de la voix la plus altérée que je parvins à prononcer mon Confiteor. " Eh bien, n'avez-vous rien oublié ? " me dit l'homme de Jésus-Christ. Je demeurai muet. Ses questions recommencèrent, et le fatal non, mon père, sortit de ma bouche. Il se recueillit, il demanda des conseils à Celui qui conféra aux apôtres le pouvoir de lier et de délier les âmes. Alors, faisant un effort, il se prépare à me donner l'absolution.

La foudre que le ciel eût lancée sur moi, m'aurait causé moins d'épouvante je m'écriai : " Je n'ai pas tout dit ! " Ce redoutable juge, ce délégué du souverain Arbitre, dont le visage m'inspirait tant de crainte, devient le pasteur le plus tendre ; il m'embrasse et fond en larmes : " Allons, me dit-il mon cher fils, du courage ! "

Je n'aurai jamais un tel moment dans ma vie. Si l'on m'avait débarrassé du poids d'une montagne, on ne m'eût pas plus soulagé : je sanglotais de bonheur. J'ose dire que c'est de ce jour que j'ai été créé honnête homme ; je sentis que je ne survivrais jamais à un remords : quel doit donc être celui du crime, si j'ai pu tant souffrir pour avoir tu les faiblesses d'un enfant ! Mais combien elle est divine cette religion qui se peut emparer ainsi de nos bonnes facultés ! Quels préceptes de morale suppléeront jamais à ces institutions chrétiennes ?

Le premier aveu fait, rien ne me coûta plus : mes puérilités cachées, et qui auraient fait rire le monde, furent pesées au poids de la religion. Le supérieur se trouva fort embarrassé ; il aurait voulu retarder ma communion, mais j'allais quitter le collège de Dol et bientôt entrer au service dans la marine. Il découvrit avec une grande sagacité, dans le caractère même de mes juvéniles, tout insignifiantes qu'elles étaient, la nature de mes penchants ; c'est le premier homme qui ait pénétré le secret de ce que je pouvais être. Il devina mes futures passions ; il ne me cacha pas ce qu'il croyait voir de bon en moi, mais il me prédit aussi mes maux à venir. " Enfin, " ajouta-t-il " le temps manque à votre pénitence ; mais vous êtes lavé de vos péchés par un aveu courageux, quoique tardif. " Il prononça, en levant la main, la formule de l'absolution. Cette seconde fois, ce bras foudroyant ne fit descendre sur ma tête que la rosée céleste ; j'inclinai mon front pour la recevoir ; ce que je sentais participait de la félicité des anges. Je m'allai précipiter dans le sein de ma mère qui m'attendait au pied de l'autel. Je ne parus plus le même à mes maîtres et à mes camarades ; je marchais d'un pas léger, la tête haute, l'air radieux, dans tout le triomphe du repentir.

Le lendemain, Jeudi-Saint, je fus admis à cette cérémonie touchante et sublime dont j'ai vainement essayé de tracer le tableau dans le Génie du Christianisme . J'y aurais pu retrouver mes petites humiliations accoutumées : mon bouquet et mes habits étaient moins beaux que ceux de mes compagnons ; mais ce jour-là, tout fut à Dieu et pour Dieu. Je sais parfaitement ce que c'est que la Foi : la présence réelle de la victime dans le saint sacrement de l'autel m'était aussi sensible que la présence de ma mère à mes côtés. Quand l'hostie fut déposée sur mes lèvres je me sentis comme tout éclairé en dedans. Je tremblais de respect, et la seule chose matérielle qui m'occupât était la crainte de profaner le pain sacré.

Le pain que je vous propose

Sert aux anges d'aliment,

Dieu lui-même le compose

De la fleur de son froment.

Racine.

Je conçus encore le courage des martyrs ; j'aurais pu dans ce moment confesser le Christ sur le chevalet ou au milieu des lions.

J'aime à rappeler ces félicités qui précédèrent de peu d'instants dans mon âme les tribulations du monde. En comparant ces ardeurs aux transports que je vais peindre ; en voyant le même coeur éprouver dans l'intervalle de trois ou quatre années, tout ce que l'innocence et la religion ont de plus doux et de plus salutaire, et tout ce que les passions ont de plus séduisant et de plus funeste on choisira des deux joies ; on verra de quel côté il faut chercher le bonheur et surtout le repos.

Trois semaines après ma première communion, je quittai le collège de Dol. Il me reste de cette maison un agréable souvenir : notre enfance laisse quelque chose d'elle-même aux lieux embellis par elle, comme une fleur communique son parfum aux objets qu'elle a touchés. Je m'attendris encore aujourd'hui en songeant à la dispersion de mes premiers camarades et de mes premiers maîtres. L'abbé Leprince, nommé à un bénéfice auprès de Rouen, vécut peu ; l'abbé Egault obtint une cure dans le diocèse de Rennes, et j'ai vu mourir le bon principal, l'abbé Porcher, au commencement de la Révolution : il était instruit, doux et simple de coeur. La mémoire de cet obscur Rollin me sera toujours chère et vénérable.

 

1 L 2 Chapitre 7

Vallée-aux-Loups, fin de décembre 1813.

Mission à Combourg. - Collège de Rennes. - Je retrouve Gesril. - Moreau, Limoëlan. - Mariage de ma troisième soeur.

Je trouvai à Combourg de quoi nourrir ma piété, une mission ; j'en suivis les exercices. Je reçus la confirmation sur le perron du manoir, avec les paysans et les paysannes, de la main de l'évêque de Saint-Malo. Après cela, on érigea une croix ; j'aidai à la soutenir, tandis qu'on la fixait sur sa base. Elle existe encore : elle s'élève devant la tour où est mort mon père. Depuis trente années elle n'a vu paraître personne aux fenêtres de cette tour ; elle n'est plus saluée des enfants du château ; chaque printemps elle les attend en vain ; elle ne voit revenir que les hirondelles, compagnes de mon enfance, plus fidèles à leur nid que l'homme à sa maison. Heureux si ma vie s'était écoulée au pied de la croix de la mission, si mes cheveux n'eussent été blanchis que par le temps qui a couvert de mousse les branches de cette croix !

Je ne tardai pas à partir pour Rennes : j'y devais continuer mes études et clore mon cours de mathématiques, afin de subir ensuite à Brest l'examen de garde-marine.

M. de Fayolle était principal du collège de Rennes. On comptait dans ce Juilly de la Bretagne trois professeurs distingués, l'abbé de Chateaugiron pour la seconde, l'abbé Germé pour la rhétorique, l'abbé Marchand pour la physique. Le pensionnat et les externes étaient nombreux, les classes fortes. Dans les derniers temps, Geoffroy et Ginguené, sortis de ce collège, auraient fait honneur à Sainte-Barbe et au Plessis. Le chevalier de Parny avait aussi étudié à Rennes ; j'héritai de son lit dans la chambre qui me fut assignée.

Rennes me semblait une Babylone, le collège un monde. La multitude des maîtres et des écoliers, la grandeur des bâtiments, du jardin et des cours, me paraissaient démesurées : je m'y habituai cependant. A la fête du Principal, nous avions des jours de congé ; nous chantions à tue-tête à sa louange de superbes couplets de notre façon, où nous disions :

O Terpsichore, ô Polymnie,

Venez, venez remplir nos voeux ;

La raison même vous convie.

Je pris sur mes nouveaux camarades l'ascendant que j'avais eu à Dol sur mes anciens compagnons : il m'en coûta quelques horions. Les babouins bretons sont d'une humeur hargneuse ; on s'envoyait des cartels pour les jours de promenade, dans les bosquets du jardin des Bénédictins, appelé le Thabor : nous nous servions de compas de mathématiques attachés au bout d'une canne, ou nous en venions à une lutte corps à corps plus ou moins félonne ou courtoise, selon la gravité du défi. Il y avait des juges du camp qui décidaient s'il échéait gage, et de quelle manière les champions mèneraient des mains. Le combat ne cessait que quand une des deux parties s'avouait vaincue. Je retrouvai au collège mon ami Gesril, qui présidait comme à Saint-Malo, à ces engagements. Il voulait être mon second dans une affaire que j'eus avec Saint-Riveul, jeune gentilhomme qui devint la première victime de la Révolution. Je tombai sous mon adversaire, refusai de me rendre et payai cher ma superbe. Je disais, comme Jean Desmarest allant à l'échafaud : " Je ne crie merci qu'à Dieu. "

Je rencontrai à ce collège deux hommes devenus depuis différemment célèbres : Moreau le général, et Limoëlan, auteur de la machine infernale, aujourd'hui prêtre en Amérique. Il n'existe qu'un portrait de Lucile, et cette méchante miniature a été faite par Limoëlan, devenu peintre pendant les détresses révolutionnaires. Moreau était externe, Limoëlan pensionnaire. On a rarement trouvé à la même époque, dans une même province, dans une même petite ville, dans une même maison d'éducation, des destinées aussi singulières. Je ne puis m'empêcher de raconter un tour d'écolier que joua au préfet de semaine mon camarade Limoëlan.

Le préfet avait coutume de faire sa ronde dans les corridors, après la retraite, pour voir si tout était bien : il regardait à cet effet par un trou pratiqué dans chaque porte. Limoëlan, Gesril, Saint-Riveul et moi nous couchions dans la même chambre :

D'animaux malfaisants c'était un fort bon plat.

Vainement avions-nous plusieurs fois bouché le trou avec du papier ; le préfet poussait le papier et nous surprenait sautant sur nos lits et cassant nos chaises.

Un soir Limoëlan, sans nous communiquer son projet nous engage à nous coucher et à éteindre la lumière. Bientôt nous l'entendons se lever, aller à la porte, et puis se remettre au lit. Un quart d'heure après, voici venir le préfet sur la pointe du pied. Comme avec raison nous lui étions suspects, il s'arrête à notre porte, écoute, regarde, n'aperçoit point de lumière... " Qui est-ce qui a fait cela ? " s'écrie-t-il en se précipitant dans la chambre. Limoëlan d'étouffer de rire et Gesril de dire en nasillant, avec son air moitié niais, moitié goguenard : " Qu'est-ce donc, monsieur le préfet ? "

Voilà Saint-Riveul et moi à rire comme Limoëlan et à nous cacher sous nos couvertures.

On ne put rien tirer de nous : nous fûmes héroïques. Nous fûmes mis tous quatre en prison au caveau : Saint-Riveul fouilla la terre sous une porte qui communiquait à la basse-cour ; il engagea sa tête dans cette taupinière, un porc accourut et lui pensa manger la cervelle ; Gesril se glissa dans les caves du collège et mit couler un tonneau de vin. Limoëlan démolit un mur et moi, nouveau Perrin Dandin, grimpant dans un soupirail, j'ameutai la canaille de la rue par mes harangues. Le terrible auteur de la machine infernale, jouant cette niche de polisson à un préfet de collège, rappelle en petit Cromwell barbouillant d'encre la figure d'un autre régicide, qui signait après lui l'arrêt de mort de Charles Ier.

Quoique l'éducation fût très religieuse au collège de Rennes, ma ferveur se ralentit : le grand nombre de mes maîtres et de mes camarades multipliait les occasions de distraction. J'avançai dans l'étude des langues ; je devins fort en mathématiques, pour lesquelles j'ai toujours eu un penchant décidé : j'aurais fait un bon officier de marine ou de génie. En tout j'étais né avec des dispositions faciles : sensible aux choses sérieuses comme aux choses agréables, j'ai commencé par la poésie, avant d'en venir à la prose, les arts me transportaient ; j'ai passionnément aimé la musique et l'architecture. Quoique prompt à m'ennuyer de tout, j'étais capable des plus petits détails ; étant doué d'une patience à toute épreuve, quoique fatigué de l'objet qui m'occupait, mon obstination était plus forte que mon dégoût. Je n'ai jamais abandonné une affaire quand elle a valu la peine d'être achevée ; il y a telle chose que j'ai poursuivie quinze et vingt ans de ma vie, aussi plein d'ardeur le dernier jour que le premier.

Cette souplesse de mon intelligence se retrouvait dans les choses secondaires. J'étais habile aux échecs, adroit au billard à la chasse, au maniement des armes ; je dessinais passablement ; j'aurais bien chanté, si l'on eût pris soin de ma voix. Tout cela, joint au genre de mon éducation, à une vie de soldat et de voyageur, fait que je n'ai point senti mon pédant, que je n'ai jamais eu l'air hébété ou suffisant, la gaucherie, les habitudes crasseuses des hommes de lettres d'autrefois, encore moins la morgue et l'assurance, l'envie et la vanité fanfaronne des nouveaux auteurs.

Je passai deux ans au collège de Rennes ; Gesril le quitta dix-huit mois avant moi. Il entra dans la marine. Julie, ma troisième soeur, se maria dans le cours de ces deux années : elle épousa le comte de Farcy, capitaine au régiment de Condé, et s'établit avec son mari à Fougères, où déjà habitaient mes deux soeurs aînées, mesdames de Marigny et de Québriac. Le mariage de Julie eut lieu à Combourg, et j'assistai à la noce. J'y rencontrai cette comtesse de Tronjoli qui se fit remarquer par son intrépidité à l'échafaud : cousine et intime amie du marquis de La Rouërie, elle fut mêlée à sa conspiration. Je n'avais encore vu la beauté qu'au milieu de ma famille ; je restai confondu en l'apercevant sur le visage d'une femme étrangère. Chaque pas dans la vie m'ouvrait une nouvelle perspective ; j'entendais la voix lointaine et séduisante des passions qui venaient à moi ; je me précipitais au-devant de ces sirènes, attiré par une harmonie inconnue. Il se trouva que, comme le grand prêtre d'Eleusis, j'avais des encens divers pour chaque divinité. Mais les hymnes que je chantais, en brûlant ces encens pouvaient-ils s'appeler baumes, ainsi que les poésies de l'hiérophante ?

 

1 L 2 Chapitre 8

La Vallée-aux-Loups, janvier 1814.

Je suis envoyé à Brest pour subir l'examen de garde de marine. - Le port de Brest. - Je retrouve encore Gesril. - La Pérouse. - Je reviens à Combourg.

Après le mariage de Julie, je partis pour Brest. En quittant le grand collège de Rennes, je ne sentis point le regret que j'éprouvai en sortant du petit collège de Dol ; peut-être n'avais-je plus cette innocence qui nous fait un charme de tout : ma jeunesse n'était plus enveloppée dans sa fleur, le temps commençait à la déclore. J'eus pour mentor dans ma nouvelle position un de mes oncles maternels, le comte Ravenel de Boisteilleul, chef d'escadre, dont un des fils, officier très distingué d'artillerie dans les armées Bonaparte, a épousé la fille unique de ma soeur la comtesse de Farcy.

Arrivé à Brest, je ne trouvai point mon brevet d'aspirant ; je ne sais quel accident l'avait retardé. Je restai ce qu'on appelait soupirant, et comme tel, exempt d'études régulières. Mon oncle me mit en pension dans la rue de Siam, à une table d'hôte d'aspirants, et me présenta au commandant de la marine, le comte Hector.

Abandonné à moi-même pour la première fois, au lieu de me lier avec mes futurs camarades, je me renfermai dans mon instinct solitaire. Ma société habituelle se réduisit à mes maîtres d'escrime, de dessin et de mathématiques.

Cette mer que je devais rencontrer sur tant de rivages baignait à Brest l'extrémité de la péninsule Armoricaine : après ce cap avancé, il n'y avait plus rien qu'un océan sans bornes et des mondes inconnus ; mon imagination se jouait dans ces espaces. Souvent, assis sur quelque mât qui gisait le long du quai de Recouvrance, je regardais les mouvements de la foule : constructeurs, matelots militaires, douaniers, forçats, passaient et repassaient devant moi. Des voyageurs débarquaient et s'embarquaient, des pilotes commandaient la manoeuvre, des charpentiers équarrissaient des pièces de bois, des cordiers filaient des câbles, des mousses allumaient des feux sous des chaudières d'où sortaient une épaisse fumée et la saine odeur du goudron. On portait, on reportait, on roulait de la marine aux magasins, et des magasins à la marine des ballots de marchandises, des sacs de vivres, des trains d'artillerie. Ici des charrettes s'avançaient dans l'eau à reculons pour recevoir des chargements ; là, des palans enlevaient des fardeaux, tandis que des grues descendaient des pierres, et que des cure-môles creusaient des atterrissements. Des forts répétaient des signaux, des chaloupes allaient et venaient, des vaisseaux appareillaient ou rentraient dans les bassins.

Mon esprit se remplissait d'idées vagues sur la société, sur ses biens et ses maux. Je ne sais quelle tristesse me gagnait. Je quittais le mât sur lequel j'étais assis ; je remontais le Penfeld, qui se jette dans le port ; j'arrivais à un coude où ce port disparaissait. Là, ne voyant plus rien qu'une vallée tourbeuse, mais entendant encore le murmure confus de la mer et la voix des hommes, je me couchais au bord de la petite rivière. Tantôt regardant couler l'eau, tantôt suivant des yeux le vol de la corneille marine, jouissant du silence autour de moi, ou prêtant l'oreille aux coups de marteau du calfat, je tombais dans la plus profonde rêverie. Au milieu de cette rêverie, si le vent m'apportait le son du canon d'un vaisseau qui mettait à la voile, je tressaillais et des larmes mouillaient mes yeux.

Un jour, j'avais dirigé ma promenade vers l'extrémité extérieure du port du côté de la mer : il faisait chaud, je m'étendis sur la grève et m'endormis. Tout à coup, je suis réveillé par un bruit magnifique ; j'ouvre les yeux, comme Auguste pour voir les trirèmes dans les mouillages de la Sicile, après la victoire sur Sextus Pompée ; les détonations de l'artillerie se succédaient ; la rade était semée de navires : la grande escadre française rentrait après la signature de la paix. Les vaisseaux manoeuvraient sous voile, se couvraient de feux, arboraient des pavillons, présentaient la poupe, la proue, le flanc, s'arrêtaient en jetant l'ancre au milieu de leur course, ou continuaient à voltiger sur les flots. Rien ne m'a jamais donné une plus haute idée de l'esprit humain ; l'homme semblait emprunter dans ce moment quelque chose de Celui qui a dit à la mer : " Tu n'iras pas plus loin. Non procedes amplius. "

Tout Brest accourut. Des chaloupes se détachent de la flotte et abordent au Môle. Les officiers dont elles étaient remplies, le visage brûlé par le soleil, avaient cet air étranger qu'on apporte d'une autre hémisphère, et je ne sais quoi de gai, de fier, de hardi, comme des hommes qui venaient de rétablir l'honneur du pavillon national. Ce corps de la marine, si méritant, si illustre ces compagnons des Suffren, des Lamothe-Piquet, des du Couëdic, des d'Estaing, échappés aux coups de l'ennemi, devaient tomber sous ceux des Français !

Je regardais défiler la valeureuse troupe, lorsqu'un des officiers se détache de ses camarades et me saute au cou : c'était Gesril. Il me parut grandi, mais faible et languissant d'un coup d'épée qu'il avait reçu dans la poitrine. Il quitta Brest le soir même pour se rendre dans sa famille. Je ne l'ai vu qu'une fois depuis, peu de temps avant sa mort héroïque ; je dirai plus tard en quelle occasion. L'apparition et le départ subit de Gesril, me firent prendre une résolution qui a changé le cours de ma vie : il était écrit que ce jeune homme aurait un empire absolu sur ma destinée.

On voit comment mon caractère se formait, quel tour prenaient mes idées, quelles furent les premières atteintes de mon génie, car j'en puis parler comme d'un mal quel qu'ait été ce génie, rare ou vulgaire, méritant ou ne méritant pas le nom que je lui donne, faute d'un autre mot pour mieux m'exprimer. Plus semblable au reste des hommes, j'eusse été plus heureux : celui qui, sans m'ôter l'esprit, fût parvenu à tuer ce qu'on appelle mon talent, m'aurait traité en ami.

Lorsque le comte de Boisteilleul me conduisait chez M. Hector, j'entendais les jeunes et les vieux marins raconter leurs campagnes, et causer des pays qu'ils avaient parcourus : l'un arrivait de l'Inde, l'autre de l'Amérique ; celui-là devait appareiller pour faire le tour du monde, celui-ci allait rejoindre la station de la Méditerranée, visiter les côtes de la Grèce. Mon oncle me montra La Pérouse dans la foule, nouveau Cook dont la mort est le secret des tempêtes. J'écoutais tout, je regardais tout, sans dire une parole ; mais la nuit suivante, plus de sommeil : je la passais à livrer en imagination des combats, ou à découvrir des terres inconnues.

Quoi qu'il en soit, en voyant Gesril retourner chez ses parents, je pensai que rien ne m'empêchait d'aller rejoindre les miens. J'aurais beaucoup aimé le service de la marine, si mon esprit d'indépendance ne m'eût éloigné de tous les genres de service : j'ai en moi une impossibilité d'obéir. Les voyages me tentaient, mais je sentais que je ne les aimerais que seul, en suivant ma volonté. Enfin, donnant la première preuve de mon inconstance, sans en avertir mon oncle Ravenel, sans écrire à mes parents, sans en demander permission à personne, sans attendre mon brevet d'aspirant, je partis un matin pour Combourg où je tombai comme des nues.

Je m'étonne encore aujourd'hui qu'avec la frayeur que m'inspirait mon père, j'eusse osé prendre une pareille résolution, et ce qu'il y a d'aussi étonnant, c'est la manière dont je fus reçu. Je devais m'attendre aux transports de la plus vive colère, je fus accueilli doucement. Mon père se contenta de secouer la tête comme pour dire : " Voilà une belle équipée ! " Ma mère m'embrassa de tout son coeur en grognant, et ma Lucile, avec un ravissement de joie.

 

1 L 3 Livre troisième

1. Promenade. - Apparition de Combourg. - 2. Collège de Dinan. - Broussais. - Je reviens chez mes parents. - 3. Vie à Combourg. - Journées et soirées. - 4. Mon donjon. - 5. Passage de l'enfant à l'homme. - 6. Lucile. - 7. Premier souffle de la muse. - 8. Manuscrit de Lucile. - 9. Dernières lignes écrites à la Vallée-aux-Loups. - Révélation sur le mystère de ma vie. - 10. Fantôme d'amour. - 11. Deux années de délire. - Occupations et chimères. - 12. Mes joies de l'automne. - 13. Incantation. - 14. Tentation. - 15. Maladie. - Je crains et refuse de m'engager dans l'état ecclésiastique. - Projet de passage aux Indes. - 16. Un moment dans ma ville natale. - Souvenir de la Villeneuve et des tribulations de mon enfance. - Je suis rappelé à Combourg. - Dernière entrevue avec mon père. - J'entre au service. - Adieux à Combourg.

 

1 L 3 Chapitre 1

Montboissier, juillet 1817.

Promenade. - Apparition de Combourg.

Depuis la dernière date de ces Mémoires, Vallée-aux-Loups, janvier 1814, jusqu'à la date d'aujourd'hui, Montboissier, juillet 1817, trois ans et six mois se sont passés. Avez-vous entendu tomber l'empire ? Non : rien n'a troublé le repos de ces lieux. L'empire s'est abîmé pourtant ; l'immense ruine s'est écroulée dans ma vie, comme ces débris romains renversés dans le cours d'un ruisseau ignoré.

Mais à qui ne les compte pas peu importent les événements : quelques années échappées des mains de l'Eternel feront justice de tous ces bruits par un silence sans fin.

Le livre précédent fut écrit sous la tyrannie expirante de Bonaparte et à la lueur des derniers éclairs de sa gloire : je commence le livre actuel sous le règne de Louis XVIII. J'ai vu de près les rois, et mes illusions politiques se sont évanouies, comme ces chimères plus douces dont je continue le récit. Disons d'abord ce qui me fait reprendre la plume : le coeur humain est le jouet de tout, et l'on ne saurait prévoir quelle circonstance frivole cause ses joies et ses douleurs. Montaigne l'a remarqué : " Il ne faut point de cause, dit-il, pour agiter notre âme : une resverie sans cause et sans subject la régente et l'agite. "

Je suis maintenant à Montboissier, sur les confins de la Beauce et du Perche. Le château de cette terre, appartenant à madame la comtesse de Colbert-Montboissier, a été vendu et démoli pendant la Révolution ; il ne reste que deux pavillons, séparés par une grille et formant autrefois le logement du concierge. Le parc, maintenant à l'anglaise, conserve des traces de son ancienne régularité française : des allées droites, des taillis encadrés dans des charmilles, lui donnent un air sérieux ; il plaît comme une ruine.

Hier au soir je me promenais seul ; le ciel ressemblait à un ciel d'automne ; un vent froid soufflait par intervalles. A la percée d'un fourré, je m'arrêtai pour regarder le soleil : il s'enfonçait dans des nuages au-dessus de la tour d'Alluye, d'où Gabrielle, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il y a deux cents ans. Que sont devenus Henri et Gabrielle ? Ce que je serai devenu quand ces Mémoires seront publiés.

Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive perchée sur la plus haute branche d'un bouleau. A l'instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel. J'oubliai les catastrophes dont je venais d'être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j'entendis si souvent siffler la grive. Quand je l'écoutais alors, j'étais triste de même qu'aujourd'hui. Mais cette première tristesse était celle qui naît d'un désir vague de bonheur, lorsqu'on est sans expérience ; la tristesse que j'éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l'oiseau dans les bois de Combourg m'entretenait d'une félicité que je croyais atteindre ; le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable. Je n'ai plus rien à apprendre, j'ai marché plus vite qu'un autre, et j'ai fait le tour de la vie. Les heures fuient et m'entraînent ; je n'ai pas même la certitude de pouvoir achever ces Mémoires. Dans combien de lieux ai-je déjà commencé à les écrire, et dans quel lieu les finirai-je ? Combien de temps me promènerai-je au bord des bois ? Mettons à profit le peu d'instants qui me restent ; hâtons-nous de peindre ma jeunesse, tandis que j'y touche encore : le navigateur, abandonnant pour jamais un rivage enchanté, écrit son journal à la vue de la terre qui s'éloigne et qui va bientôt disparaître.

 

1 L 3 Chapitre 2

Collège de Dinan. - Broussais. - Je reviens chez mes parents.

J'ai dit mon retour à Combourg, et comment je fus accueilli par mon père, ma mère et ma soeur Lucile. On n'a peut-être pas oublié que mes trois autres soeurs s'étaient mariées, et qu'elles vivaient dans les terres de leurs nouvelles familles, aux environs de Fougères. Mon frère, dont l'ambition commençait à se développer, était plus souvent à Paris qu'à Rennes. Il acheta d'abord une charge de maître des requêtes qu'il revendit afin d'entrer dans la carrière militaire. Il entra dans le régiment de Royal-Cavalerie ; il s'attacha au corps diplomatique et suivit le comte de La Luzerne à Londres où il se rencontra avec André Chénier : il était sur le point d'obtenir l'ambassade de Vienne, lorsque nos troubles éclatèrent. Il sollicita celle de Constantinople ; mais il eut un concurrent redoutable, Mirabeau, à qui cette ambassade fut promise pour prix de sa réunion au parti de la cour. Mon frère avait donc à peu près quitté Combourg au moment où je vins l'habiter.

Cantonné dans sa seigneurie, mon père n'en sortait plus, pas même pendant la tenue des Etats. Ma mère allait tous les ans passer six semaines à Saint-Malo, au temps de Pâques ; elle attendait ce moment comme celui de sa délivrance, car elle détestait Combourg. Un mois avant ce voyage, on en parlait comme d'une entreprise hasardeuse ; on faisait des préparatifs ; on laissait reposer les chevaux. La veille du départ, on se couchait à sept heures du soir, pour se lever à deux heures du matin. Ma mère, à sa grande satisfaction, se mettait en route à trois heures, et employait toute la journée pour faire douze lieues.

Lucile, reçue chanoinesse au chapitre de l'Argentière, devait passer dans celui de Remiremont : en attendant ce changement, elle restait ensevelie à la campagne.

Pour moi, je déclarai, après mon escapade de Brest, ma volonté ferme d'embrasser l'état ecclésiastique : la vérité est que je ne cherchais qu'à gagner du temps, car j'ignorais ce que je voulais. On m'envoya au collège de Dinan achever mes humanités. Je savais mieux le latin que mes maîtres ; mais je commençai à apprendre l'hébreu. L'abbé de Rouillac était principal du collège, et l'abbé Duhamel mon professeur.

Dinan, orné de vieux arbres, remparé de vieilles tours, est bâti dans un site pittoresque, sur une haute colline au pied de laquelle coule la Rance, que remonte la mer ; il domine des vallées à pentes agréablement boisées. Les eaux minérales de Dinan ont quelque renom. Cette ville toute historique, et qui a donné le jour à Duclos, montrait parmi ses antiquités le coeur de du Guesclin : poussière héroïque qui, dérobée pendant la Révolution, fut au moment d'être broyée par un vitrier pour servir à faire de la peinture ; la destinait-on aux tableaux des victoires remportées sur les ennemis de la patrie ?

M. Broussais, mon compatriote, étudiait avec moi à Dinan. On menait les écoliers baigner tous les jeudis comme les clercs sous le pape Adrien Ier, ou tous les dimanches, comme les prisonniers sous l'empereur Honorius. Une fois, je pensai me noyer ; une autre fois M. Broussais fut mordu par d'ingrates sangsues, imprévoyantes de l'avenir. Dinan était à égale distance de Combourg et de Plancouët. J'allais tour à tour voir mon onde de Bedée à Monchoix, et ma famille à Combourg. M. de Chateaubriand, qui trouvait économie à me garder, ma mère qui désirait ma persistance dans la vocation religieuse, mais qui se serait fait scrupule de me presser, n'insistèrent plus sur ma résidence au collège, et je me trouvai insensiblement fixé au foyer paternel.

Je me complairais encore à rappeler les moeurs de mes parents, ne me fussent-elles qu'un touchant souvenir ; mais j'en reproduirai d'autant plus volontiers le tableau qu'il semblera calqué sur les vignettes des manuscrits du moyen âge : du temps présent au temps que je vais peindre, il y a des siècles.

 

1 L 3 Chapitre 3

Montboissier, juillet 1817.

Revu en décembre 1846.

Vie à Combourg. - Journées et soirées.

A mon retour de Brest, quatre maîtres (mon père, ma mère, ma soeur et moi) habitaient le château de Combourg. Une cuisinière, une femme de chambre, deux laquais et un cocher composaient tout le domestique : un chien de chasse et deux vieilles juments étaient retranchés dans un coin de l'écurie. Ces douze êtres vivants disparaissaient dans un manoir où l'on aurait à peine aperçu cent chevaliers, leurs dames, leurs écuyers, leurs varlets [Nom donné dans la hiérarchie féodale au jeune noble placé en service auprès d'un seigneur pour faire un apprentissage de la chevalerie.] , les destriers et la meute du roi Dagobert.

Dans tout le cours de l'année aucun étranger ne se présentait au château, hormis quelques gentilshommes, le marquis de Monlouet, le comte de Goyon-Beaufort qui demandaient l'hospitalité en allant plaider au Parlement. Ils arrivaient l'hiver, à cheval, pistolets aux arçons, couteau de chasse au côté, et suivis d'un valet également à cheval, ayant en croupe un gros porte-manteau de livrée.

Mon père, toujours très cérémonieux, les recevait tête nue sur le perron, au milieu de la pluie et du vent. Les campagnards introduits racontaient leurs guerres de Hanovre, les affaires de leur famille et l'histoire de leurs procès. Le soir, on les conduisait dans la tour du nord, à l'appartement de la reine Christine, chambre d'honneur occupée par un lit de sept pieds en tout sens, à doubles rideaux de gaze verte et de soie cramoisie, et soutenu par quatre amours dorés. Le lendemain matin, lorsque je descendais dans la grand'salle, et qu'à travers les fenêtres je regardais la campagne inondée ou couverte de frimas, je n'apercevais que deux ou trois voyageurs sur la chaussée solitaire de l'étang : c'étaient nos hôtes chevauchant vers Rennes.

Ces étrangers ne connaissaient pas beaucoup les choses de la vie ; cependant notre vue s'étendait par eux à quelques lieues au-delà de l'horizon de nos bois. Aussitôt qu'ils étaient partis, nous étions réduits, les jours ouvrables au tête-à-tête de famille, le dimanche à la société des bourgeois du village et des gentilshommes voisins.

Le dimanche, quand il faisait beau, ma mère, Lucile et moi, nous nous rendions à la paroisse à travers le petit Mail, le long d'un chemin champêtre ; lorsqu'il pleuvait, nous suivions l'abominable rue de Combourg. Nous n'étions pas traînés, comme l'abbé de Marolles, dans un chariot léger que menaient quatre chevaux blancs, pris sur les Turcs en Hongrie. Mon père ne descendait qu'une fois l'an à la paroisse pour faire ses Pâques ; le reste de l'année, il entendait la messe à la chapelle du château. Placés dans le banc du seigneur, nous recevions l'encens et les prières en face du sépulcre de marbre noir de Renée de Rohan, attenant à l'autel : image des honneurs de l'homme ; quelques grains d'encens devant un cercueil !

Les distractions du dimanche expiraient avec la journée ; elles n'étaient pas même régulières. Pendant la mauvaise saison, des mois entiers s'écoulaient sans qu'aucune créature humaine frappât à la porte de notre forteresse. Si la tristesse était grande sur les bruyères de Combourg, elle était encore plus grande au château : on éprouvait, en pénétrant sous ses voûtes, la même sensation qu'en entrant à la chartreuse de Grenoble. Lorsque je visitai celle-ci en 1805, je traversai un désert, lequel allait toujours croissant ; je crus qu'il se terminerait au monastère ; mais on me montra, dans les murs mêmes du couvent, les jardins des Chartreux encore plus abandonnés que les bois. Enfin, au centre du monument, je trouvai enveloppé dans les replis de toutes ces solitudes, l'ancien cimetière des cénobites ; sanctuaire d'où le silence éternel, divinité du lieu, étendait sa puissance sur les montagnes et dans les forêts d'alentour.

Le calme morne du château de Combourg était augmenté par l'humeur taciturne et insociable de mon père. Au lieu de resserrer sa famille et ses gens autour de lui, il les avait dispersés à toutes les aires de vent de l'édifice.

Sa chambre à coucher était placée dans la petite tour de l'est, et son cabinet dans la petite tour de l'ouest. Les meubles de ce cabinet consistaient en trois chaises de cuir noir et une table couverte de titres et de parchemins. Un arbre généalogique de la famille des Chateaubriand tapissait le manteau de la cheminée, et dans l'embrasure d'une fenêtre on voyait toutes sortes d'armes depuis le pistolet jusqu'à l'espingole. L'appartement de ma mère régnait au-dessus de la grand'salle, entre les deux petites tours : il était parqueté et orné de glaces de Venise à facettes. Ma soeur habitait un cabinet dépendant de l'appartement de ma mère. La femme de chambre couchait loin de là, dans le corps de logis des grandes tours. Moi, j'étais niché dans une espèce de cellule isolée, au haut de la tourelle de l'escalier qui communiquait de la cour intérieure aux diverses parties du château. Au bas de cet escalier, le valet de chambre de mon père et le domestique gisaient dans des caveaux voûtés, et la cuisinière tenait garnison dans la grosse tour de l'ouest.

Mon père se levait à quatre heures du matin, hiver comme été : il venait dans la cour intérieure appeler et éveiller son valet de chambre, à l'entrée de l'escalier de la tourelle. On lui apportait un peu de café à cinq heures ; il travaillait ensuite dans son cabinet jusqu'à midi. Ma mère et ma soeur déjeunaient chacune dans leur chambre, à huit heures du matin. Je n'avais aucune heure fixe, ni pour me lever, ni pour déjeuner ; j'étais censé étudier jusqu'à midi : la plupart du temps je ne faisais rien.

A onze heures et demie, on sonnait le dîner que l'on servait à midi. La grand'salle était à la fois salle à manger et salon : on dînait et l'on soupait à l'une de ses extrémités du côté de l'est ; après les repas, on se venait placer à l'autre extrémité du côté de l'ouest, devant une énorme cheminée. La grand'salle était boisée, peinte en gris blanc et ornée de vieux portraits depuis le règne de François Ier jusqu'à celui de Louis XIV ; parmi ces portraits, on distinguait ceux de Condé et de Turenne : un tableau représentant Hector tué par Achille sous les murs de Troie, était suspendu au-dessus de la cheminée.

Le dîner fait, on restait ensemble jusqu'à deux heures. Alors, si l'été, mon père prenait le divertissement de la pêche, visitait ses potagers, se promenait dans l'étendue du vol du chapon ; si l'automne et l'hiver, il partait pour la chasse, ma mère se retirait dans la chapelle, où elle passait quelques heures en prières. Cette chapelle était un oratoire sombre, embelli de bons tableaux des plus grands maîtres, qu'on se s'attendait guère à trouver dans un château féodal, au fond de la Bretagne. J'ai aujourd'hui, en ma possession, une Sainte Famille de l'Albane, peinte sur cuivre, tirée de cette chapelle : c'est tout ce qui me reste de Combourg.

Mon père parti et ma mère en prières, Lucile s'enfermait dans sa chambre ; je regagnais ma cellule, ou j'allais courir les champs.

A huit heures, la cloche annonçait le souper. Après le souper, dans les beaux jours, on s'asseyait sur le perron. Mon père, armé de son fusil, tirait les chouettes qui sortaient des créneaux à l'entrée de la nuit. Ma mère, Lucile et moi, nous regardions le ciel, les bois, les derniers rayons du soleil, les premières étoiles. A dix heures, on rentrait et l'on se couchait.

Les soirées d'automne et d'hiver étaient d'une autre nature. Le souper fini et les quatre convives revenus de la table à la cheminée, ma mère se jetait, en soupirant, sur un vieux lit de jour de siamoise flambée ; on mettait devant elle un guéridon avec une bougie. Je m'asseyais auprès du feu avec Lucile ; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon père commençait alors une promenade, qui ne cessait qu'à l'heure de son coucher. Il était vêtu d'une robe de ratine blanche, ou plutôt d'une espèce de manteau que je n'ai vu qu'à lui. Sa tête, demi-chauve, était couverte d'un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu'en se promenant, il s'éloignait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée par une seule bougie qu'on ne le voyait plus ; on l'entendait seulement encore marcher dans les ténèbres : puis il revenait lentement vers la lumière et émergeait peu à peu de l'obscurité, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle. Lucile et moi, nous échangions quelques mots à voix basse, quand il était à l'autre bout de la salle ; nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. Il nous disait, en passant : " De quoi parliez-vous ? " Saisis de terreur, nous ne répondions rien ; il continuait sa marche. Le reste de la soirée, l'oreille n'était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent.

Dix heures sonnaient à l'horloge du château : mon père s'arrêtait ; le même ressort, qui avait soulevé le marteau de l'horloge, semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa montre, la montait, prenait un grand flambeau d'argent surmonté d'une grande bougie, entrait un moment dans la petite tour de l'ouest, puis revenait, son flambeau à la main, et s'avançait vers sa chambre à coucher, dépendante de la petite tour de l'est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage ; nous l'embrassions en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous sa joue sèche et creuse sans nous répondre, continuait sa route et se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur lui.

Le talisman était brisé ; ma mère, ma soeur et moi transformés en statues par la présence de mon père, nous recouvrions les fonctions de la vie. Le premier effet de notre désenchantement se manifestait par un débordement de paroles : si le silence nous avait opprimés, il nous le payait cher.

Ce torrent de paroles écoulé, j'appelais la femme de chambre, et je reconduisais ma mère et ma soeur à leur appartement. Avant de me retirer, elles me faisaient regarder sous les lits, dans les cheminées, derrière les portes, visiter les escaliers, les passages et les corridors voisins. Toutes les traditions du château, voleurs et spectres, leur revenaient en mémoire. Les gens étaient persuadés qu'un certain comte de Combourg, à jambe de bois, mort depuis trois siècles, apparaissait à certaines époques, et qu'on l'avait rencontré dans le grand escalier de la tourelle ; sa jambe de bois se promenait aussi quelquefois seule avec un chat noir. [ Voir aussi dans les textes retranchés Le Revenant[C M 1 570] .]

 

1 L 3 Chapitre 4

Montboissier, août 1817.

Mon donjon.

Ces récits occupaient tout le temps du coucher de ma mère et de ma soeur : elles se mettaient au lit mourantes de peur ; je me retirais au haut de ma tourelle ; la cuisinière rentrait dans la grosse tour, et les domestiques descendaient dans leur souterrain.

La fenêtre de mon donjon s'ouvrait sur la cour intérieure ; le jour, j'avais en perspective les créneaux de la courtine opposée, où végétaient des scolopendres et croissait un prunier sauvage. Quelques martinets qui, durant l'été, s'enfonçaient en criant dans les trous des murs, étaient mes seuls compagnons. La nuit, je n'apercevais qu'un petit morceau du ciel et quelques étoiles. Lorsque la lune brillait et qu'elle s'abaissait à l'occident, j'en étais averti par ses rayons, qui venaient à mon lit au travers des carreaux losangés de la fenêtre. Des chouettes, voletant d'une tour à l'autre, passant et repassant entre la lune et moi, dessinaient sur mes rideaux l'ombre mobile de leurs ailes. Relégué dans l'endroit le plus désert, à l'ouverture des galeries, je ne perdais pas un murmure des ténèbres. Quelquefois, le vent semblait courir à pas légers ; quelquefois il laissait échapper des plaintes ; tout à coup, ma porte était ébranlée avec violence, les souterrains poussaient des mugissements, puis ces bruits expiraient pour recommencer encore. A quatre heures du matin, la voix du maître du château, appelant le valet de chambre à l'entrée des voûtes séculaires, se faisait entendre comme la voix du dernier fantôme de la nuit. Cette voix remplaçait pour moi la douce harmonie au son de laquelle le père de Montaigne éveillait son fils.

L'entêtement du comte de Chateaubriand à faire coucher un enfant seul au haut d'une tour pouvait avoir quelque inconvénient ; mais il tourna à mon avantage. Cette manière violente de me traiter me laissa le courage d'un homme, sans m'ôter cette sensibilité d'imagination dont on voudrait aujourd'hui priver la jeunesse. Au lieu de chercher à me convaincre qu'il n'y avait point de revenants, on me força de les braver. Lorsque mon père me disait avec un sourire ironique : " Monsieur le chevalier aurait-il peur ? " il m'eût fait coucher avec un mort. Lorsque mon excellente mère me disait : " Mon enfant, tout n'arrive que par la permission de Dieu ; vous n'avez rien à craindre des mauvais esprits, tant que vous serez bon chrétien " ; j'étais mieux rassuré que par tous les arguments de la philosophie. Mon succès fut si complet que les vents de la nuit, dans ma tour déshabitée, ne servaient que de jouets à mes caprices et d'ailes à mes songes. Mon imagination allumée, se propageant sur tous les objets, ne trouvait nulle part assez de nourriture et aurait dévoré la terre et le ciel. C'est cet état moral qu'il faut maintenant décrire. Replongé dans ma jeunesse, je vais essayer de me saisir dans le passé, de me montrer tel que j'étais, tel peut-être que je regrette de n'être plus, malgré les tourments que j'ai endurés.

 

1 L 3 Chapitre 5

Passage de l'enfant à l'homme.

A peine étais-je revenu de Brest à Combourg, qu'il se fit dans mon existence une révolution. L'enfant disparut et l'homme se montra avec ses joies qui passent et ses chagrins qui restent.

D'abord tout devint passion chez moi, en attendant les passions mêmes. Lorsque après un dîner silencieux où je n'avais osé ni parler ni manger, je parvenais à m'échapper, mes transports étaient incroyables ; je ne pouvais descendre le perron d'une seule traite : je me serais précipité. J'étais obligé de m'asseoir sur une marche pour laisser se calmer mon agitation ; mais aussitôt que j'avais atteint la Cour Verte et les bois, je me mettais à courir, à sauter, à bondir, à fringuer, à m'éjouir jusqu'à ce que je tombasse épuisé de forces palpitant, enivré de folâtreries et de liberté.

Mon père me menait quant à lui à la chasse. Le goût de la chasse me saisit et je le portai jusqu'à la fureur ; je vois encore le champ où j'ai tué mon premier lièvre. Il m'est souvent arrivé en automne de demeurer quatre ou cinq heures dans l'eau jusqu'à la ceinture, pour attendre au bord d'un étang des canards sauvages ; même aujourd'hui, je ne suis pas de sang-froid lorsqu'un chien tombe en arrêt. Toutefois, dans ma première ardeur pour la chasse, il entrait un fond d'indépendance ; franchir les fossés, arpenter les champs, les marais, les bruyères, me trouver avec un fusil dans un lieu désert, ayant puissance et solitude, c'était ma façon d'être naturelle. Dans mes courses, je pointais si loin que, ne pouvant plus marcher, les gardes étaient obligés de me rapporter sur des branches entrelacées.

Cependant le plaisir de la chasse ne me suffisait plus ; j'étais agité d'un désir de bonheur que je ne pouvais ni régler, ni comprendre ; mon esprit et mon coeur s'achevaient de former comme deux temples vides, sans autels et sans sacrifices ; on ne savait encore quel Dieu y serait adoré. Je croissais auprès de ma soeur Lucile, notre amitié était toute notre vie.

 

1 L 3 Chapitre 6

Lucile.

Lucile était grande et d'une beauté remarquable, mais sérieuse. Son visage pâle était accompagné de longs cheveux noirs ; elle attachait souvent au ciel ou promenait autour d'elle des regards pleins de tristesse ou de feu. Sa démarche, sa voix, son sourire, sa physionomie avaient quelque chose de rêveur et de souffrant.

Lucile et moi nous nous étions inutiles. Quand nous parlions du monde, c'était de celui que nous portions au dedans de nous et qui ressemblait bien peu au monde véritable. Elle voyait en moi son protecteur, je voyais en elle mon amie. Il lui prenait des accès de pensées noires que j'avais peine à dissiper : à dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années ; elle se voulait ensevelir dans un cloître. Tout lui était souci, chagrin, blessure : une expression qu'elle cherchait, une chimère qu'elle s'était faite, la tourmentaient des mois entiers. Je l'ai souvent vue, un bras jeté sur sa tête, rêver immobile et inanimée ; retirée vers son coeur, sa vie cessait de paraître au dehors ; son sein même ne se soulevait plus. Par son attitude, sa mélancolie, sa vénusté, elle ressemblait à un Génie funèbre. J'essayais alors de la consoler, et l'instant d'après je m'abîmais dans des désespoirs inexplicables.

Lucile aimait à faire seule vers le soir, quelque lecture pieuse : son oratoire de prédilection était l'embranchement de deux routes champêtres, marqué par une croix de pierre et par un peuplier dont le long style [Nom que les grecs donnaient à une colonne, et par métaphore, à un poinçon ou forte aiguille qui servait à tracer les lettres sur des tablettes de cire.] s'élevait dans le ciel comme un pinceau. Ma dévote mère toute charmée, disait que sa fille lui représentait une chrétienne de la primitive Eglise, priant à ces stations appelées Laures .

De la concentration de l'âme naissaient chez ma soeur des effets d'esprit extraordinaires : endormie, elle avait des songes prophétiques ; éveillée, elle semblait lire dans l'avenir. Sur un palier de l'escalier de la grande tour battait une pendule qui sonnait le temps au silence ; Lucile, dans ses insomnies, s'allait asseoir sur une marche, en face de cette pendule : elle regardait le cadran à la lueur de sa lampe posée à terre. Lorsque les deux aiguilles unies à minuit enfantaient dans leur conjonction formidable l'heure des désordres et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui révélaient des trépas lointains. Se trouvant à Paris quelques jours avant le 10 août, et demeurant avec mes autres soeurs dans le voisinage du couvent des Carmes, elle jette les yeux sur une glace pousse un cri et dit : " Je viens de voir entrer la mort. " Dans les bruyères de la Calédonie, Lucile eût été une femme céleste de Walter Scott, douée de la seconde vue ; dans les bruyères armoricaines, elle n'était qu'une solitaire avantagée de beauté, de génie et de malheur.

 

1 L 3 Chapitre 7

Premier souffle de la muse.

La vie que nous menions à Combourg, ma soeur et moi, augmentait l'exaltation de notre âge et de notre caractère. Notre principal désennui consistait à nous promener côte à côte dans le grand Mail, au printemps sur un tapis de primevères, en automne sur un lit de feuilles séchées, en hiver sur une nappe de neige que brodait la trace des oiseaux, des écureuils et des hermines. Jeunes comme les primevères, tristes comme la feuille séchée, purs comme la neige nouvelle, il y avait harmonie entre nos récréations et nous.

Ce fut dans une de ces promenades, que Lucile, m'entendant parler avec ravissement de la solitude, me dit : " Tu devrais peindre tout cela. " Ce mot me révéla la muse, un souffle divin passa sur moi. Je me mis à bégayer des vers, comme si c'eût été ma langue naturelle ; jour et nuit je chantais mes plaisirs, c'est-à-dire mes bois et mes vallons ; je composais une foule de petites idylles ou tableaux de la nature. J'ai écrit longtemps en vers avant d'écrire en prose : M. de Fontanes prétendait que j'avais reçu les deux instruments.

Ce talent que me promettait l'amitié s'est-il jamais levé pour moi ? Que de choses j'ai vainement attendues ! Un esclave, dans l' Agamemnon d'Eschyle, est placé en sentinelle au haut du palais d'Argos ; ses yeux cherchent à découvrir le signal convenu du retour des vaisseaux ; il chante pour solacier ses veilles, mais les heures s'envolent et les astres se couchent, et le flambeau ne brille pas. Lorsque, après maintes années, sa lumière tardive apparaît sur les flots, l'esclave est courbé sous le poids du temps ; il ne lui reste plus qu'à recueillir des malheurs, et le choeur lui dit : " qu'un vieillard est une ombre " errante à la clarté du jour. Onar hmerojanton alainei .

 

1 L 3 Chapitre 8

Manuscrit de Lucile.

Dans les premiers enchantements de l'inspiration, j'invitai Lucile à m'imiter. Nous passions des jours à nous consulter mutuellement, à nous communiquer ce que nous avions fait, ce que nous comptions faire. Nous entreprenions des ouvrages en commun ; guidés par notre instinct, nous traduisîmes les plus beaux et les plus tristes passages de Job et de Lucrèce sur la vie : le Taedet animam meam vitae meae , l' Homo natus de muliere , le Tum porro puer, ut saevis projectus ab undis navita , etc. Les pensées de Lucile n'étaient que des sentiments ; elles sortaient avec difficulté de son âme ; mais quand elle parvenait à les exprimer, il n'y avait rien au-dessus. Elle a laissé une trentaine de pages manuscrites ; il est impossible de les lire sans être profondément ému. L'élégance, la suavité, la rêverie, la sensibilité passionnée de ces pages offrent un mélange du génie grec et du génie germanique.

L'aurore.

" Quelle douce clarté vient éclairer l'Orient ! Est-ce la jeune aurore qui entrouvre au monde ses beaux yeux chargés des langueurs du sommeil ? Déesse charmante, hâte-toi ! quitte la couche nuptiale, prends la robe de pourpre ; qu'une ceinture moelleuse la retienne dans ses noeuds ; que nulle chaussure ne presse tes pieds délicats ; qu'aucun ornement ne profane tes belles mains faites pour entrouvrir les portes du jour. Mais tu te lèves déjà sur la colline ombreuse. Tes cheveux d'or tombent en boucles humides sur ton col de rose.

" De ta bouche s'exhale un souffle pur et parfumé. Tendre déité, toute la nature sourit à ta présence ; toi seule verses des larmes, et les fleurs naissent. "

A la lune.

" Chaste déesse ! déesse si pure, que jamais même les roses de la pudeur ne se mêlent à tes tendres clartés, j'ose te prendre pour confidente de mes sentiments. Je n'ai point, non plus que toi, à rougir de mon propre coeur Mais quelquefois le souvenir du jugement injuste et aveugle des hommes couvre mon front de nuages, ainsi que le tien. Comme toi, les erreurs et les misères de ce monde inspirent mes rêveries. Mais plus heureuse que moi, citoyenne des cieux, tu conserves toujours la sérénité ; les tempêtes et les orages qui s'élèvent de notre globe glissent sur ton disque paisible. Déesse aimable à ma tristesse, verse ton froid repos dans mon âme. "

L'innocence.

" Fille du ciel, aimable innocence, si j'osais de quelques-uns de tes traits essayer une faible peinture, je dirais que tu tiens lieu de vertu à l'enfance, de sagesse au printemps de la vie, de beauté à la vieillesse et de bonheur à l'infortune ; qu'étrangère à nos erreurs, tu ne verses que des larmes pures, et que ton sourire n'a rien que de céleste. Belle innocence ! mais quoi, les dangers t'environnent, l'envie t'adresse tous ses traits : trembleras-tu, modeste innocence ? chercheras-tu à te dérober aux périls qui te menacent ? Non, je te vois debout, endormie, la tête appuyée sur un autel. "

Mon frère accordait quelquefois de courts instants aux ermites de Combourg : il avait coutume d'amener avec lui un jeune conseiller au parlement de Bretagne, M. de Malfilâtre, cousin de l'infortuné poète de ce nom. Je crois que Lucile, à son insu, avait ressenti une passion secrète pour cet ami de mon frère et que cette passion étouffée était au fond de la mélancolie de ma soeur. Elle avait d'ailleurs la manie de Rousseau sans en avoir l'orgueil : elle croyait que tout le monde était conjuré contre elle. Elle vint à Paris en 1789, accompagnée de cette soeur Julie dont elle a déploré la perte avec une tendresse empreinte de sublime. Quiconque la connut, l'admira depuis M. de Malesherbes jusqu'à Chamfort. Jetée clans les cryptes révolutionnaires à Rennes, elle fut au moment d'être renfermée au château de Combourg devenu cachot pendant la Terreur. Délivrée de prison, elle se maria à M. de Caud, qui la laissa veuve au bout d'un an. Au retour de mon émigration, je revis l'amie de mon enfance : je dirai comment elle disparut, quand il plut à Dieu de m'affliger.

 

1 L 3 Chapitre 9

Vallée-aux-Loups, novembre 1817.

Dernières lignes écrites à la Vallée-aux-Loups.

Révélation sur le mystère de la vie.

Revenu de Montboissier, voici les dernières lignes que je trace dans mon ermitage ; il le faut abandonner tout rempli des beaux adolescents qui déjà dans leurs rangs pressés cachaient et couronnaient leur père. Je ne verrai plus le magnolia qui promettait sa rose à la tombe de ma Floridienne, le pin de Jérusalem et le cèdre du Liban consacrés à la mémoire de Jérôme, le laurier de Grenade, le platane de la Grèce, le chêne de l'Armorique, au pied desquels je peignis Blanca, chantai Cymodocée, inventai Velléda. Ces arbres naquirent et crûrent avec mes rêveries ; elles en étaient les Hamadryades. Ils vont passer sous un autre empire : leur nouveau maître les aimera-t-il comme je les aimais ? Il les laissera dépérir, il les abattra peut-être : je ne dois rien conserver sur la terre. C'est en disant adieu aux bois d'Aulnay que je vais rappeler l'adieu que je dis autrefois aux bois de Combourg : tous mes jours sont des adieux.

Le goût que Lucile m'avait inspiré pour la poésie, fut de l'huile jetée sur le feu. Mes sentiments prirent un nouveau degré de force ; il me passa par l'esprit des vanités de renommée ; je crus un moment à mon talent, mais bientôt, revenu à une juste défiance de moi-même, je me mis à douter de ce talent, ainsi que j'en ai toujours douté. Je regardai mon travail comme une mauvaise tentation ; j'en voulus à Lucile d'avoir fait naître en moi un penchant malheureux : je cessai d'écrire, et je me pris à pleurer ma gloire à venir, comme on pleurerait sa gloire passée.

Rentré dans ma première oisiveté, je sentis davantage ce qui manquait à ma jeunesse : je m'étais un mystère. Je ne pouvais voir une femme sans être troublé ; je rougissais si elle m'adressait la parole. Ma timidité déjà excessive avec tout le monde, était si grande avec une femme que j'aurais préféré je ne sais quel tourment à celui de demeurer seul avec cette femme : elle n'était pas plus tôt partie, que je la rappelais de tous mes voeux. Les peintures de Virgile, de Tibulle et de Massillon, se présentaient bien à ma mémoire : mais l'image de ma mère et de ma soeur, couvrant tout de sa pureté, épaississait les voiles que la nature cherchait à soulever ; la tendresse filiale et fraternelle me trompait sur une tendresse moins désintéressée. Quand on m'aurait livré les plus belles esclaves du sérail, je n'aurais su que leur demander : le hasard m'éclaira.

Un voisin de la terre de Combourg était venu passer quelques jours au château avec sa femme, fort jolie. Je ne sais ce qui advint dans le village ; on courut à l'une des fenêtres de la grand'salle pour regarder. J'y arrivai le premier, l'étrangère se précipitait sur mes pas, je voulus lui céder la place et je me tournai vers elle ; elle me barra involontairement le chemin, et je me sentis pressé entre elle et la fenêtre. Je ne sus plus ce qui se passa autour de moi.

Dès ce moment, j'entrevis que d'aimer et d'être aimé d'une manière qui m'était inconnue, devait être la félicité suprême. Si j'avais fait ce que font les autres hommes, j'aurais bientôt appris les peines et les plaisirs de la passion dont je portais le germe ; mais tout prenait en moi un caractère extraordinaire. L'ardeur de mon imagination, ma timidité, la solitude firent qu'au lieu de me jeter au dehors, je me repliai sur moi-même ; faute d'objet réel, j'évoquai par la puissance de mes vagues désirs un fantôme qui ne me quitta plus. Je ne sais si l'histoire du coeur humain offre un autre exemple de cette nature.

 

1 L 3 Chapitre 10

Fantôme d'amour.

Je me composai donc une femme de toutes les femmes que j'avais vues : elle avait la taille, les cheveux et le sourire de l'étrangère qui m'avait pressé contre son sein ; je lui donnai les yeux de telle jeune fille du village, la fraîcheur de telle autre. Les portraits des grandes dames du temps de François Ier, de Henri IV et de Louis XIV, dont le salon était orné, m'avaient fourni d'autres traits, et j'avais dérobé des grâces jusqu'aux tableaux des Vierges suspendues dans les églises.

Cette charmeresse me suivait partout invisible ; je m'entretenais avec elle, comme avec un être réel ; elle variait au gré de ma folie : Aphrodite sans voile, Diane vêtue d'azur et de rosée, Thalie au masque riant, Hébé à la coupe de la jeunesse, souvent elle devenait une fée qui me soumettait la nature. Sans cesse, je retouchais ma toile ; j'enlevais un appas à ma beauté pour le remplacer par un autre. Je changeais aussi ses parures ; j'en empruntais à tous les pays, à tous les siècles, à tous les arts, à toutes les religions. Puis, quand j'avais fait un chef-d'oeuvre, j'éparpillais de nouveau mes dessins et mes couleurs ; ma femme unique se transformait en une multitude de femmes, dans lesquelles j'idolâtrais séparément les charmes que j'avais adorés réunis.

Pygmalion fut moins amoureux de sa statue : mon embarras était de plaire à la mienne. Ne me reconnaissant rien de ce qu'il fallait pour être aimé, je me prodiguais ce qui me manquait. Je montais à cheval comme Castor et Pollux ; je jouais de la lyre comme Apollon ; Mars maniait ses armes avec moins de force et d'adresse : héros de roman ou d'histoire, que d'aventures fictives j'entassais sur des fictions ! Les ombres des filles de Morven, les sultanes de Bagdad et de Grenade, les châtelaines des vieux manoirs ; bains, parfums, danses, délices de l'Asie, tout m'était approprié par une baguette magique.

Voici venir une jeune reine, ornée de diamants et de fleurs (c'était toujours ma sylphide) ; elle me cherche à minuit, au travers des jardins d'orangers, dans les galeries d'un palais baigné des flots de la mer, au rivage embaumé de Naples ou de Messine, sous un ciel d'amour que l'astre d'Endymion pénètre de sa lumière ; elle s'avance, statue animée de Praxitèle, au milieu des statues immobiles, des pâles tableaux et des fresques silencieusement blanchies par les rayons de la lune : le bruit léger de sa course sur les mosaïques des marbres se mêle au murmure insensible de la vague. La jalousie royale nous environne. Je tombe aux genoux de la souveraine des campagnes d'Enna ; les ondes de soie de son diadème dénoué viennent caresser mon front lorsqu'elle penche sur mon visage sa tête de seize années, et que ses mains s'appuient sur mon sein palpitant de respect et de volupté.

Au sortir de ces rêves, quand je me retrouvais un pauvre petit Breton obscur, sans gloire, sans beauté, sans talents, qui n'attirerait les regards de personne, qui passerait ignoré, qu'aucune femme n'aimerait jamais, le désespoir s'emparait de moi : je n'osais plus lever les yeux sur l'image brillante que j'avais attachée à mes pas.

 

1 L 3 Chapitre 11

Deux années de délire. - Occupations et chimères.

Ce délire dura deux années entières, pendant lesquelles les facultés de mon âme arrivèrent au plus haut point d'exaltation. Je parlais peu, je ne parlai plus ; j'étudiais encore, je jetai là les livres ; mon goût pour là solitude redoubla. J'avais tous les symptômes d'une passion violente ; mes yeux se creusaient ; je maigrissais ; je ne dormais plus ; j'étais distrait, triste, ardent, farouche. Mes jours s'écoulaient d'une manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant pleins de délices.

Au nord du château s'étendait une lande semée de pierres druidiques ; j'allais m'asseoir sur une de ces pierres au soleil couchant. La cime dorée des bois, la splendeur de la terre, l'étoile du soir scintillant à travers les nuages de rose, me ramenaient à mes songes : j'aurais voulu jouir de ce spectacle avec l'idéal objet de mes désirs. Je suivais en pensée l'astre du jour, je lui donnais ma beauté à conduire afin qu'il la présentât radieuse avec lui aux hommages de l'univers. Le vent du soir qui brisait les réseaux tendus par l'insecte sur la pointe des herbes, l'alouette de bruyère qui se posait sur un caillou, me rappelaient à la réalité : je reprenais le chemin du manoir, le coeur serré, le visage abattu.

Les jours d'orage en été, je montais au haut de la grosse tour de l'ouest. Le roulement du tonnerre sous les combles du château, les torrents de pluie qui tombaient en grondant sur le toit pyramidal des tours, l'éclair qui sillonnait la nue et marquait d'une flamme électrique les girouettes d'airain, excitaient mon enthousiasme : comme Ismen sur les remparts de Jérusalem, j'appelais la foudre ; j'espérais qu'elle m'apporterait Armide.

Le ciel était-il serein ? je traversais le grand Mail, autour duquel étaient des prairies divisées par des haies plantées de saules. J'avais établi un siège, comme un nid, dans un de ces saules : là isolé entre le ciel et la terre, je passais des heures avec les fauvettes ; ma nymphe était à mes côtés. J'associais également son image à la beauté de ces nuits de printemps toutes remplies de la fraîcheur de la rosée, des soupirs du rossignol et du murmure des brises.

D'autres fois, je suivais un chemin abandonné, une onde ornée de ses plantes rivulaires ; j'écoutais les bruits qui sortent des lieux infréquentés ; je prêtais l'oreille à chaque arbre. Je croyais entendre la clarté de la lune chanter dans les bois : je voulais redire ces plaisirs et les paroles expiraient sur mes lèvres. Je ne sais comment je retrouvais encore ma déesse dans les accents d'une voix, dans les frémissements d'une harpe, dans les sons veloutés ou liquides d'un cor ou d'un harmonica. Il serait trop long de raconter les beaux voyages que je faisais avec ma fleur d'amour ; comment main en main nous visitions les ruines célèbres, Venise, Rome, Athènes Jérusalem, Memphis, Carthage ; comment nous franchissions les mers ; comment nous demandions le bonheur aux palmiers d'Otahiti, aux bosquets embaumés d'Amboine et de Tidor. Comment au sommet de l'Himalaya nous allions réveiller l'aurore ; comment nous descendions les fleuves saints dont les vagues épandues entourent les pagodes aux boules d'or ; comment nous dormions aux rives du Gange, tandis que le bengali, perché sur le mât d'une nacelle de bambou, chantait sa barcarolle indienne.

La terre et le ciel ne m'étaient plus rien ; j'oubliais surtout le dernier : mais si je ne lui adressais plus mes voeux, il écoutait la voix de ma secrète misère : car je souffrais, et les souffrances prient.

 

1 L 3 Chapitre 12

Mes joies de l'automne.

Plus la saison était triste, plus elle était en rapport avec moi : le temps des frimas, en rendant les communications moins faciles, isole les habitants des campagnes : on se sent mieux à l'abri des hommes.

Un caractère moral s'attache aux scènes de l'automne : ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures, ces nuages qui fuient comme nos illusions, cette lumière qui s'affaiblit comme notre intelligence, ce soleil qui se refroidit comme nos amours, ces fleuves qui se glacent comme notre vie, ont des rapports secrets avec nos destinées.

Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des tempêtes, le passage des cygnes et des ramiers, le rassemblement des corneilles dans la prairie de l'étang, et leur perchée à l'entrée de la nuit sur les plus hauts chênes du grand Mail. Lorsque le soir élevait une vapeur bleuâtre au carrefour des forêts, que les complaintes ou les lais du vent gémissaient dans les mousses flétries, j'entrais en pleine possession des sympathies de ma nature. Rencontrais-je quelque laboureur au bout d'un guéret ? je m'arrêtais pour regarder cet homme germé à l'ombre des épis parmi lesquels il devait être moissonné, et qui retournant la terre de sa tombe avec le soc de la charrue, mêlait ses sueurs brûlantes aux pluies glacées de l'automne : le sillon qu'il creusait était le monument destiné à lui survivre. Que faisait à cela mon élégante démone ? Par sa magie, elle me transportait au bord du Nil, me montrait la pyramide égyptienne noyée dans le sable, comme un jour le sillon armoricain caché sous la bruyère : je m'applaudissais d'avoir placé les fables de ma félicité hors du cercle des réalités humaines.

Le soir je m'embarquais sur l'étang, conduisant seul mon bateau au milieu des joncs et des larges feuilles flottantes du nénuphar. Là, se réunissaient les hirondelles prêtes à quitter nos climats. Je ne perdais pas un seul de leurs gazouillis : Tavernier enfant était moins attentif au récit d'un voyageur. Elles se jouaient sur l'eau au tomber du soleil, poursuivaient les insectes, s'élançaient ensemble dans les airs, comme pour éprouver leurs ailes, se rabattaient à la surface du lac, puis se venaient suspendre aux roseaux que leur poids courbait à peine, et qu'elles remplissaient de leur ramage confus.

 

1 L 3 Chapitre 13

Incantation.

La nuit descendait ; les roseaux agitaient leurs champs de quenouilles et de glaives, parmi lesquels la caravane emplumée, poules d'eau, sarcelles, martins-pêcheurs, bécassines, se taisait ; le lac battait ses bords ; les grandes voix de l'automne sortaient des marais et des bois : j'échouais mon bateau au rivage et retournais au château. Dix heures sonnaient. A peine retiré dans ma chambre, ouvrant mes fenêtres, fixant mes regards au ciel, je commençais une incantation. Je montais avec ma magicienne sur les nuages : roulé dans ses cheveux et dans ses voiles, j'allais, au gré des tempêtes, agiter la cime des forêts, ébranler le sommet des montagnes, ou tourbillonner sur les mers. Plongeant dans l'espace descendant du trône de Dieu aux portes de l'abîme, les mondes étaient livrés à la puissance de mes amours. Au milieu du désordre des éléments, je mariais avec ivresse la pensée du danger à celle du plaisir. Les souffles de l'aquilon ne m'apportaient que les soupirs de la volupté ; le murmure de la pluie m'invitait au sommeil sur le sein d'une femme. Les paroles que j'adressais à cette femme auraient rendu des sens à la vieillesse, et réchauffé le marbre des tombeaux. Ignorant tout, sachant tout, à la fois vierge et amante, Eve innocente, Eve tombée, l'enchanteresse par qui me venait ma folie était un mélange de mystères et de passions : je la plaçais sur un autel et je l'adorais. L'orgueil d'être aimé d'elle augmentait encore mon amour. Marchait-elle ? Je me prosternais pour être foulé sous ses pieds, ou pour en baiser la trace. Je me troublais à son sourire ; je tremblais au son de sa voix ; je frémissais de désir, si je touchais ce qu'elle avait touché. L'air exhalé de sa bouche humide pénétrait dans la moelle de mes os, coulait dans mes veines au lieu de sang. Un seul de ses regards m'eût fait voler au bout de la terre, quel désert ne m'eût suffi avec elle ! A ses côtés, l'antre des lions se fût changé en palais, et des millions de siècles eussent été trop courts pour épuiser les feux dont je me sentais embrasé.

A cette fureur se joignait une idolâtrie morale : par un autre jeu de mon imagination, cette Phryné qui m'enlaçait dans ses bras, était aussi pour moi la gloire et surtout l'honneur, la vertu, lorsqu'elle accomplit ses plus nobles sacrifices, le génie, lorsqu'il enfante la pensée la plus rare, donneraient à peine une idée de cette autre sorte de bonheur. Je trouvais à la fois dans ma création merveilleuse toutes les blandices [charmes, séductions] des sens et toutes les jouissances de l'âme. Accablé et comme submergé de ces doubles délices, je ne savais plus quelle était ma véritable existence ; j'étais homme et n'étais pas homme ; je devenais le nuage, le vent, le bruit ; j'étais un pur esprit, un être aérien, chantant la souveraine félicité. Je me dépouillais de ma nature pour me fondre avec la fille de mes désirs, pour me transformer en elle, pour toucher plus intimement la beauté, pour être à la fois la passion reçue et donnée, l'amour et l'objet de l'amour.

Tout à coup, frappé de ma folie, je me précipitais sur ma couche, je me roulais dans ma douleur ; j'arrosais mon lit de larmes cuisantes que personne ne voyait et qui coulaient misérables, pour un néant.

 

1 L 3 Chapitre 14

Tentation.

Bientôt, ne pouvant plus rester dans ma tour, je descendais à travers les ténèbres, j'ouvrais furtivement la porte du perron comme un meurtrier et j'allais errer dans le grand bois.

Après avoir marché à l'aventure, agitant mes mains embrassant les vents qui m'échappaient ainsi que l'ombre objets de mes poursuites, je m'appuyais contre le tronc d'un hêtre ; je regardais les corbeaux que je faisais envoler d'un arbre pour se poser sur un autre, ou la lune se traînant sur la cime dépouillée de la futaie : j'aurais voulu habiter ce monde mort, qui réfléchissait la pâleur du sépulcre. Je ne sentais ni le froid, ni l'humidité de la nuit ; l'haleine glaciale de l'aube ne m'aurait pas même tiré du fond de mes pensées, si à cette heure la cloche du village ne s'était fait entendre.

Dans la plupart des villages de la Bretagne, c'est ordinairement à la pointe du jour que l'on sonne pour les trépassés. Cette sonnerie compose, de trois notes répétées, un petit air monotone, mélancolique et champêtre. Rien ne convenait mieux à mon âme malade et blessée, que d'être rendue aux tribulations de l'existence par la cloche qui en annonçait la fin. Je me représentais le pâtre expiré dans sa cabane inconnue, ensuite déposé dans un cimetière non moins ignoré. Qu'était-il venu faire sur la terre ? moi-même, que faisais-je dans ce monde ? Puisqu'enfin je devais passer, ne valait-il pas mieux partir à la fraîcheur du matin, arriver de bonne heure que d'achever le voyage sous le poids et pendant la chaleur du jour ? Le rouge du désir me montait au visage. l'idée de n'être plus me saisissait le coeur à la façon d'une joie subite. Au temps des erreurs de ma jeunesse, j'ai souvent souhaité ne pas survivre au bonheur : il y avait dans le premier succès un degré de félicité qui me faisait aspirer à la destruction.

De plus en plus garrotté à mon fantôme, ne pouvant jouir de ce qui n'existait pas, j'étais comme ces hommes mutilés qui rêvent des béatitudes pour eux insaisissables, et qui se créent un songe dont les plaisirs égalent les tortures de l'enfer. J'avais en outre le pressentiment des misères de mes futures destinées : ingénieux à me forger des souffrances, je m'étais placé entre deux désespoirs ; quelquefois je ne me croyais qu'un être nul, incapable de s'élever au-dessus du vulgaire ; quelquefois il me semblait sentir en moi des qualités qui ne seraient jamais appréciées. Un secret instinct m'avertissait qu'en avançant dans le monde, je ne trouverais rien de ce que je cherchais.

Tout nourrissait l'amertume de mes dégoûts : Lucile était malheureuse ; ma mère ne me consolait pas ; mon père me faisait éprouver les affres de la vie. Sa morosité augmentait avec l'âge ; la vieillesse raidissait son âme comme son corps ; il m'épiait sans cesse pour me gourmander. Lorsque je revenais de mes courses sauvages et que je l'apercevais assis sur le perron, on m'aurait plutôt tué que de me faire rentrer au château. Ce n'était néanmoins que différer mon supplice : obligé de paraître au souper, je m'asseyais tout interdit sur le coin de ma chaise, mes joues battues de la pluie, ma chevelure en désordre. Sous les regards de mon père, je demeurais immobile et la sueur couvrait mon front : la dernière lueur de la raison m'échappa.

Me voici arrivé à un moment où j'ai besoin de quelque force pour confesser ma faiblesse. L'homme qui attente à ses jours montre moins la vigueur de son âme que la défaillance de sa nature.

Je possédais un fusil de chasse dont la détente usée partait souvent au repos. Je chargeai ce fusil de trois balles, et je me rendis dans un endroit écarté du grand Mail. J'armai le fusil, j'introduisis le bout du canon dans ma bouche, je frappai la crosse contre terre ; je réitérai plusieurs fois l'épreuve : le coup ne partit pas ; l'apparition d'un garde suspendit ma résolution. Fataliste sans le vouloir et sans le savoir, je supposai que mon heure n'était pas arrivée, et je remis à un autre jour l'exécution de mon projet. Si je m'étais tué, tout ce que j'ai été s'ensevelissait avec moi ; on ne saurait rien de l'histoire qui m'aurait conduit à ma catastrophe ; j'aurais grossi la foule des infortunés sans nom, je ne me serais pas fait suivre à la trace de mes chagrins comme un blessé à la trace de son sang.

Ceux qui seraient troublés par ces peintures et tentés d'imiter ces folies, ceux qui s'attacheraient à ma mémoire par mes chimères, se doivent souvenir qu'ils n'entendent que la voix d'un mort. Lecteur, que je ne connaîtrai jamais, rien n'est demeuré : il ne reste de moi que ce que je suis entre les mains du Dieu vivant qui m'a jugé.

 

1 L 3 Chapitre 15

Maladie. - Je crains et refuse de m'engager dans l'état ecclésiastique. - Projet de passage aux Indes.

Une maladie, fruit de cette vie désordonnée, mit fin aux tourments par qui m'arrivèrent les premières inspirations de la muse et les premières attaques des passions. Ces passions dont mon âme était surmenée, ces passions vagues encore, ressemblaient aux tempêtes de mer qui affluent de tous les points de l'horizon : pilote sans expérience, je ne savais de quel côté présenter la voile à des vents indécis. Ma poitrine se gonfla, la fièvre me saisit ; on envoya chercher à Bazouches petite ville éloignée de Combourg de cinq ou six lieues, un excellent médecin nommé Cheftel, dont le fils a joué un rôle dans l'affaire du marquis de La Rouërie [A mesure que j'avance dans la vie, je retrouve des personnages de mes Mémoires : la veuve du fils du médecin Cheftel vient d'être reçue à l'infirmerie de Marie-Thérèse, c'est un témoin de plus de ma véracité. (N.d.A., 1834.)] .

Il m'examina attentivement, ordonna des remèdes et déclara qu'il était surtout nécessaire de m'arracher à mon genre de vie.

Je fus six semaines en péril. Ma mère vint un matin s'asseoir au bord de mon lit, et me dit : " Il est temps de vous décider ; votre frère est à même de vous obtenir un bénéfice ; mais avant d'entrer au séminaire, il faut vous bien consulter, car si je désire que vous embrassiez l'état ecclésiastique, j'aime encore mieux vous voir homme du monde que prêtre scandaleux. "

D'après ce qu'on vient de lire, on peut juger si la proposition de ma pieuse mère tombait à propos. Dans les événements majeurs de ma vie, j'ai toujours su promptement ce que je devais éviter ; un mouvement d'honneur me pousse. Abbé ? je me parus ridicule. Evêque ? la majesté du sacerdoce m'imposait et je reculais avec respect devant l'autel. Ferais-je comme évêque des efforts afin d'acquérir des vertus, ou me contenterais-je de cacher mes vices ? Je me sentais trop faible pour le premier parti, trop franc pour le second. Ceux qui me traitent d'hypocrite et d'ambitieux me connaissent peu : je ne réussirai jamais dans le monde, précisément parce qu'il me manque une passion et un vice, l'ambition et l'hypocrisie. La première serait tout au plus chez moi de l'amour-propre piqué ; je pourrais désirer quelquefois être ministre ou roi pour me rire de mes ennemis, mais au bout de vingt-quatre heures je jetterais mon portefeuille et ma couronne par la fenêtre.

Je dis donc à ma mère que je n'étais pas assez fortement appelé à l'état ecclésiastique. Je variais pour la seconde fois dans mes projets : je n'avais point voulu me faire marin, je ne voulais plus être prêtre. Restait la carrière militaire ; je l'aimais : mais comment supporter la perte de mon indépendance et la contrainte de la discipline européenne ? Je m'avisai d'une chose saugrenue : je déclarai que j'irais au Canada défricher des forêts ou aux Indes chercher du service dans les armées des princes de ce pays.

Par un de ces contrastes qu'on remarque chez tous les hommes, mon père, si raisonnable d'ailleurs, n'était jamais trop choqué d'un projet aventureux. Il gronda ma mère de mes tergiversations, mais il se décida à me faire passer aux Indes. On m'envoya à Saint-Malo ; on y préparait un armement pour Pondichéry.

 

1 L 3 Chapitre 16

Un moment dans ma ville natale. - Souvenir de la Villeneuve et des tribulations de mon enfance. - Je suis rappelé à Combourg. - Dernière entrevue avec mon père. - J'entre au service. - Adieux à Combourg.

Deux mois s'écoulèrent : je me retrouvai seul dans mon île maternelle ; la Villeneuve y venait de mourir. En allant la pleurer au bord du lit vide et pauvre où elle expira, j'aperçus le petit chariot d'osier dans lequel j'avais appris à me tenir debout sur ce triste globe. Je me représentais ma vieille bonne, attachant du fond de sa couche ses regards affaiblis sur cette corbeille roulante : ce premier monument de ma vie en face du dernier monument de la vie de ma seconde mère, l'idée des souhaits de bonheur que la bonne Villeneuve adressait au ciel pour son nourrisson en quittant le monde, cette preuve d'un attachement si constant, si désintéressé, si pur, me brisaient le coeur de tendresse, de regrets et de reconnaissance.

Du reste, rien de mon passé à Saint-Malo : dans le port je cherchais en vain les navires aux cordes desquels je me jouais ; ils étaient partis ou dépecés ; dans la ville, l'hôtel où j'étais né avait été transformé en auberge. Je touchais presque à mon berceau et déjà tout un monde s'était écoulé. Etranger aux lieux de mon enfance, en me rencontrant on demandait qui j'étais, par l'unique raison que ma tête s'élevait de quelques lignes de plus au-dessus du sol vers lequel elle s'inclinera de nouveau dans peu d'années. Combien rapidement et que de fois nous changeons d'existence et de chimère ! Des amis nous quittent, d'autres leur succèdent ; nos liaisons varient : il y a toujours un temps où nous ne possédions rien de ce que nous possédons, un temps où nous n'avons rien de ce que nous eûmes. L'homme n'a pas une seule et même vie ; il en a plusieurs mises bout à bout, et c'est sa misère.

Désormais sans compagnon, j'explorais l'arène qui vit mes châteaux de sable : campos ubi Troja fuit . Je marchais sur la plage désertée de la mer. Les grèves abandonnées du flux m'offraient l'image de ces espaces désolés que les illusions laissent autour de nous lorsqu'elles se retirent. Mon compatriote Abailard regardait comme moi ces flots, il y a huit cents ans, avec le souvenir de son Héloïse ; comme moi il voyait fuir quelque vaisseau (ad horizontis undas) , et son oreille était bercée ainsi que la mienne de l'unisonance des vagues. Je m'exposais au brisement de la lame en me livrant aux imaginations funestes que j'avais apportées des bois de Combourg. Un cap, nommé Lavarde, servait de terme à mes courses : assis sur la pointe de ce cap, dans les pensées les plus amères, je me souvenais que ces mêmes rochers servaient à me cacher dans mon enfance, à l'époque des fêtes ; j'y dévorais mes larmes, et mes camarades s'enivraient de joie. Je ne me sentais ni plus aimé, ni plus heureux. Bientôt j'allais quitter ma patrie pour émietter mes jours en divers climats. Ces réflexions me navraient à mort et j'étais tenté de me laisser tomber dans les flots.

Une lettre me rappelle à Combourg : j'arrive, je soupe avec ma famille ; monsieur mon père ne me dit pas un mot, ma mère soupire, Lucile paraît consternée ; à dix heures on se retire. J'interroge ma soeur ; elle ne savait rien. Le lendemain à huit heures du matin on m'envoie chercher. Je descends : mon père m'attendait dans son cabinet.

" Monsieur le chevalier, me dit-il, il faut renoncer à vos folies. Votre frère a obtenu pour vous un brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre. Vous allez partir pour Rennes, et de là pour Cambrai. Voilà cent louis ; ménagez-les. Je suis vieux et malade ; je n'ai pas longtemps à vivre. Conduisez-vous en homme de bien et ne déshonorez jamais votre nom. "

Il m'embrassa. Je sentis ce visage ridé et sévère se presser avec émotion contre le mien : c'était pour moi le dernier embrassement paternel.

Le comte de Chateaubriand, homme si redoutable à mes yeux, ne me parut dans ce moment que le père le plus digne de ma tendresse. Je me jetai sur sa main décharnée et pleurai. Il commençait d'être attaqué d'une paralysie, elle le conduisit au tombeau, son bras gauche avait un mouvement convulsif qu'il était obligé de contenir avec sa main droite. Ce fut en retenant ainsi son bras et après m'avoir remis sa vieille épée, que sans me donner le temps de me reconnaître, il me conduisit au cabriolet qui m'attendait dans la Cour Verte. Il m'y fit monter devant lui. Le postillon partit, tandis que je saluais des yeux ma mère et ma soeur qui fondaient en larmes sur le perron.

Je remontai la chaussée de l'étang ; je vis les roseaux de mes hirondelles, le ruisseau du moulin et la prairie ; je jetai un regard sur le château. Alors, comme Adam après son péché, je m'avançai sur la terre inconnue : le monde était tout devant moi : and the world was all before him.

Depuis cette époque, je n'ai revu Combourg que trois fois : après la mort de mon père, nous nous y trouvâmes en deuil, pour partager notre héritage et nous dire adieu. Une autre fois j'accompagnai ma mère à Combourg : elle s'occupait de l'ameublement du château ; elle attendait mon frère, qui devait amener ma belle-soeur en Bretagne. Mon frère ne vint point ; il eut bientôt avec sa jeune épouse, de la main du bourreau, un autre chevet que l'oreiller préparé des mains de ma mère. Enfin, je traversai une troisième fois Combourg, en allant m'embarquer à Saint-Malo pour l'Amérique. Le château était abandonné, je fus obligé de descendre chez le régisseur. Lorsque, en errant dans le grand Mail j'aperçus du fond d'une allée obscure le perron désert, la porte et les enêtres fermées, je me trouvai mal. Je regagnai avec peine le village ; j'envoyai chercher mes chevaux et je partis au milieu de la nuit.

Après quinze années d'absence, avant de quitter de nouveau la France et de passer en Terre-Sainte, je courus embrasser à Fougères ce qui me restait de ma famille. Je n'eus pas le courage d'entreprendre le pèlerinage des champs où la plus vive partie de mon existence fut attachée. C'est dans les bois de Combourg que je suis devenu ce que je suis, que j'ai commencé à sentir la première atteinte de cet ennui que j'ai traîné toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma félicité. Là, j'ai cherché un coeur qui pût entendre le mien ; là, j'ai vu se réunir, puis se disperser ma famille. Mon père y rêva son nom rétabli, la fortune de sa maison renouvelée : autre chimère que le temps et les révolutions ont dissipée. De six enfants que nous étions, nous ne restons plus que trois : mon frère, Julie et Lucile ne sont plus, ma mère est morte de douleur, les cendres de mon père ont été arrachées de son tombeau.

Si mes ouvrages me survivent, si je dois laisser un nom, peut-être un jour, guidé par ces Mémoires , quelque voyageur viendra visiter les lieux que j'ai peints. Il pourra reconnaître le château ; mais il cherchera vainement le grand bois : le berceau de mes songes a disparu comme les songes. Demeuré seul debout sur son rocher l'antique donjon pleure les chênes, vieux compagnons qui l'environnaient et le protégeaient contre la tempête. Isolé comme lui, j'ai vu comme lui tomber autour de moi la famille qui embellissait mes jours et me prêtait son abri : heureusement ma vie n'est pas bâtie sur la terre aussi solidement que les tours où j'ai passé ma jeunesse et l'homme résiste moins aux orages que les monuments élevés par ses mains.

 

1 L 4 Livre quatrième

1. Berlin. - Potsdam. - Frédéric. - 2. Mon frère. - Mon cousin Moreau. - Ma soeur la comtesse de Farcy. - 3. Julie mondaine. - Dîner. - Pommereul. - Madame de Chastenay. - 4. Cambrai. - Le régiment de Navarre. - La Martinière. - 5. Mort de mon père. - 6. Regrets. - Mon père m'eût-il apprécié ? - 7. Retour en Bretagne. - Séjour chez ma soeur aînée. - Mon frère m'appelle à Paris. - 8. Ma vie solitaire à Paris. - 9. Présentation à Versailles. - Chasse avec le Roi. - 10. Passage en Bretagne. - Garnison de Dieppe. - Retour à Paris avec Lucile et Julie. - 11. Delisle de Sales. - Flins. - Vie d'un homme de lettres. - 12. Gens de lettres. - Portraits. - 13. Famille Rosambo. - M. de Malesherbes : sa prédilection pour Lucile. - Apparition et changement de ma sylphide.

 

1 L 4 Chapitre 1

Berlin, mars 1821.

Revu en juillet 1846.

Berlin. - Potsdam. - Frédéric.

Il y a loin de Combourg à Berlin, d'un jeune rêveur à un vieux ministre. Je retrouve dans ce qui précède ces paroles : " Dans combien de lieux ai-je commencé à écrire ces Mémoires , et dans quel lieu les finirai-je ? " Près de quatre ans ont passé entre la date des faits que je viens de raconter et celle où je reprends ces Mémoires . Mille choses sont survenues ; un second homme s'est trouvé en moi, l'homme politique : j'y suis fort peu attaché. J'ai défendu les libertés de la France, qui seules peuvent faire durer le trône légitime. Avec le Conservateur j'ai mis M. de Villèle au pouvoir ; j'ai vu mourir le duc de Berry et j'ai honoré sa mémoire. Afin de tout concilier, je me suis éloigné ; j'ai accepté l'ambassade de Berlin.

J'étais hier à Potsdam, caserne ornée, aujourd'hui sans soldats : j'étudiais le faux Julien dans sa fausse Athènes. On m'a montré à Sans-souci la table où un grand monarque allemand mettait en petits vers français les maximes encyclopédiques ; la chambre de Voltaire, décorée de singes et de perroquets de bois, le moulin que se fit un jeu de respecter celui qui ravageait des provinces, le tombeau du cheval César et des levrettes Diane , Amourette , Biche , Superbe et Pax . Le royal impie se plut à profaner même la religion des tombeaux, en élevant des mausolées à ses chiens ; il avait marqué sa sépulture auprès d'eux, moins par mépris des hommes que par ostentation du néant.

On m'a conduit au nouveau palais, déjà tombant. On respecte dans l'ancien château de Potsdam les taches de tabac, les fauteuils déchirés et souillés, enfin toutes les traces de la malpropreté du prince renégat. Ces lieux immortalisent à la fois la saleté du cynique, l'impudence de l'athée, la tyrannie du despote et la gloire du soldat.

Une seule chose a attiré mon attention : l'aiguille d'une pendule fixée sur la minute où Frédéric expira ; j'étais trompé par l'immobilité de l'image : les heures ne suspendent point leur fuite ; ce n'est pas l'homme qui arrête le temps, c'est le temps qui arrête l'homme. Au surplus, peu importe le rôle que nous avons joué dans la vie ; l'éclat ou l'obscurité de nos doctrines, nos richesses ou nos misères, nos joies ou nos douleurs ne changent rien à la mesure de nos jours. Que l'aiguille circule sur un cadran d'or ou de bois, que le cadran plus ou moins large remplisse le chaton d'une bague ou la rosace d'une basilique, l'heure n'a que la même durée.

Dans un caveau de l'église protestante, immédiatement au-dessous de la chaire du schismatique défroqué, j'ai vu le cercueil du sophiste à couronne. Ce cercueil est de bronze ; quand on le frappe, il retentit. Le gendarme qui dort dans ce lit d'airain, ne serait pas même arraché à son sommeil par le bruit de sa renommée ; il ne se réveillera qu'au son de la trompette, lorsqu'elle l'appellera sur son dernier champ de bataille, en face du Dieu des armées.

J'avais un tel besoin de changer d'impression que j'ai trouvé du soulagement à visiter la Maison-de-Marbre. Le roi qui la fit construire m'adressa autrefois quelques paroles honorables, quand, pauvre officier, je traversai son armée. Du moins, ce roi partagea les faiblesses ordinaires des hommes ; vulgaire comme eux, il se réfugia dans les plaisirs. Les deux squelettes se mettent-ils en peine aujourd'hui de la différence qui fut entre eux jadis lorsque l'un était le grand Frédéric et l'autre Frédéric-Guillaume ? Sans-Souci et la Maison-de-Marbre sont également des ruines sans maître.

A tout prendre, bien que l'énormité des événements de nos jours ait rapetissé les événements passés, bien que Rosbach, Lissa, Liegnitz, Torgau, etc., etc., ne soient plus que des escarmouches auprès des batailles de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna, de la Moskowa, Frédéric souffre moins que d'autres personnages de la comparaison avec le géant enchaîné à Sainte-Hélène. Le roi de Prusse et Voltaire sont deux figures bizarrement groupées qui vivront : le second détruisait une société avec la philosophie qui servait au premier à fonder un royaume.

Les soirées sont longues à Berlin. J'habite un hôtel appartenant à madame la duchesse de Dino. Dès l'entrée de la nuit, mes secrétaires m'abandonnent. Quand il n'y a pas de fête à la cour pour le mariage du grand-duc et de la grande-duchesse Nicolas [Aujourd'hui l'empereur et l'impératrice de Russie. (Paris, N.d.A. 1832.)] , je reste chez moi. Enfermé seul auprès d'un poêle à figure morne, je n'entends que le cri de la sentinelle de la porte de Brandebourg, et les pas sur la neige de l'homme qui siffle les heures. A quoi passerai-je mon temps ? Des livres ? je n'en ai guère : si je continuais mes Mémoires ?

Vous m'avez laissé sur le chemin de Combourg à Rennes : je débarquai dans cette dernière ville chez un de mes parents. Il m'annonça tout joyeux, qu'une dame de sa connaissance, allant à Paris, avait une place à donner dans sa voiture, et qu'il se faisait fort de déterminer cette dame à me prendre avec elle. J'acceptai, en maudissant la courtoisie de mon parent. Il conclut l'affaire et me présenta bientôt à ma compagne de voyage, marchande de modes, leste et désinvolte, qui se prit à rire en me regardant. A minuit les chevaux arrivèrent et nous partîmes.

Me voilà dans une chaise de poste, seul avec une femme, au milieu de la nuit. Moi, qui de ma vie n'avais regardé une femme sans rougir, comment descendre de la hauteur de mes songes à cette effrayante vérité ? Je ne savais où j'étais ; je me collais dans l'angle de la voiture de peur de toucher la robe de madame Rose. Lorsqu'elle me parlait, je balbutiais sans lui pouvoir répondre. Elle fut obligée de payer le postillon, de se charger de tout, car je n'étais capable de rien. Au lever du jour, elle regarda avec un nouvel ébahissement ce nigaud dont elle regrettait de s'être emberloquée.

Dès que l'aspect du paysage commença de changer et que je ne reconnus plus l'habillement et l'accent des paysans bretons, je tombai dans un abattement profond ce qui augmenta le mépris que madame Rose avait de moi. Je m'aperçus du sentiment que j'inspirais, et je reçus de ce premier essai du monde une impression que le temps n'a pas complètement effacée. J'étais né sauvage et non vergogneux ; j'avais la modestie de mes années je n'en avais pas l'embarras. Quand je devinai que j'étais ridicule par mon bon côté, ma sauvagerie se changea en une timidité insurmontable. Je ne pouvais plus dire un mot : je sentais que j'avais quelque chose à cacher, et que ce quelque chose était une vertu ; je pris le parti de me cacher moi-même pour porter en paix mon innocence.

Nous avancions vers Paris. A la descente de Saint-Cyr, je fus frappé de la grandeur des chemins et de la régularité des plantations. Bientôt nous atteignîmes Versailles : l'orangerie et ses escaliers de marbre m'émerveillèrent. Les succès de la guerre d'Amérique avaient ramené des triomphes au château de Louis XIV ; la Reine y régnait dans l'éclat de la jeunesse et de la beauté ; le trône, si près de sa chute, semblait n'avoir jamais été plus solide. Et moi, passant obscur, je devais survivre à cette pompe, je devais demeurer pour voir les bois de Trianon aussi déserts que ceux dont je sortais alors.

Enfin, nous entrâmes dans Paris. Je trouvais à tous les visages un air goguenard : comme le gentilhomme périgourdin, je croyais qu'on me regardait pour se moquer de moi. Madame Rose se fit conduire rue du Mail à l' Hôtel de l ' Europe , et s'empressa de se débarrasser de son imbécile. A peine étais-je descendu de voiture qu'elle dit au portier : " Donnez une chambre à ce monsieur. - Votre servante ", ajouta-t-elle, en me faisant une révérence courte. Je n'ai de mes jours revu madame Rose.

 

1 L 4 Chapitre 2

Berlin, mars 1821.

Mon frère. - Mon cousin Moreau. - Ma soeur la comtesse de Farcy.

Une femme monta devant moi un escalier noir et raide, tenant une clef étiquetée à la main ; un Savoyard me suivit portant ma petite malle. Arrivée au troisième étage, la servante ouvrit une chambre ; le Savoyard posa la malle en travers sur les bras d'un fauteuil. La servante me dit : " Monsieur veut-il quelque chose ? " - Je répondis : " Non. " Trois coups de sifflet partirent ; la servante cria : " on y va ! ", sortit brusquement, ferma la porte et dégringola l'escalier avec le Savoyard. Quand je me vis seul enfermé, mon coeur se serra d'une si étrange sorte qu'il s'en fallut peu que je ne reprisse le chemin de la Bretagne. Tout ce que j'avais entendu dire de Paris me revenait dans l'esprit ; j'étais embarrassé de cent manières. Je m'aurais voulu coucher et le lit n'était point fait ; j'avais faim et je ne savais comment dîner. Je craignais de manquer aux usages : fallait-il appeler les gens de l'hôtel ? fallait-il descendre ? à qui m'adresser ? Je me hasardai à mettre la tête à la fenêtre : je n'aperçus qu'une petite cour intérieure profonde comme un puits, où passaient et repassaient des gens qui ne songeraient de leur vie au prisonnier du troisième étage. Je vins me rasseoir auprès de la sale alcôve ou je me devais coucher, réduit à contempler les personnages du papier peint qui en tapissait l'intérieur. Un bruit lointain de voix se fait entendre, augmente, approche ; ma porte s'ouvre : entrent mon frère et un de mes cousins, fils d'une soeur de ma mère qui avait fait un assez mauvais mariage. Madame Rose avait pourtant eu pitié du benêt, elle avait fait dire à mon frère, dont elle avait su l'adresse à Rennes, que j'étais arrivé à Paris. Mon frère m'embrassa. Mon cousin Moreau était un grand et gros homme, tout barbouillé de tabac, mangeant comme un ogre, parlant beaucoup, toujours trottant, soufflant, étouffant, la bouche entrouverte, la langue à moitié tirée, connaissant toute la terre, vivant dans les tripots, les antichambres et les salons. " Allons, chevalier, s'écria-il, vous voilà à Paris ; je vais vous mener chez madame de Chastenay ? " Qu'était-ce que cette femme dont j'entendais prononcer le nom pour la première fois ? Cette proposition me révolta contre mon cousin Moreau. " Le chevalier a sans doute besoin de repos, " dit mon frère ; " nous irons voir madame de Farcy, puis il reviendra dîner et se coucher. "

Un sentiment de joie entra dans mon coeur : le souvenir de ma famille au milieu d'un monde indifférent me fut un baume. Nous sortîmes. Le cousin Moreau tempêta au sujet de ma mauvaise chambre, et enjoignit à mon hôte de me faire descendre au moins d'un étage. Nous montâmes dans la voiture de mon frère, et nous nous rendîmes au couvent qu'habitait madame de Farcy.

Julie se trouvait depuis quelque temps à Paris pour consulter les médecins. Sa charmante figure, son élégance et son esprit l'avaient bientôt fait rechercher. J'ai déjà dit qu'elle était née avec un vrai talent pour la poésie. Elle est devenue une sainte, après avoir été une des femmes les plus agréables de son siècle : l'abbé Carron a écrit sa vie [J'ai placé la vie de ma soeur Julie au {supplément|C M 1 567} de ces Mémoires (N.d.A.).] . Ces apôtres qui vont partout à la recherche des âmes, ressentent pour elles l'amour qu'un Père de l'Eglise attribue au Créateur : " Quand une âme arrive au ciel ", dit ce Père, avec la simplicité de coeur d'un chrétien primitif, et la naïveté du génie grec, " Dieu la prend sur ses genoux et l'appelle sa fille. "

Lucile a laissé une poignante lamentation : A la soeur que je n ' ai plus . L'admiration de l'abbé Carron pour Julie explique et justifie les paroles de Lucile. Le récit du saint prêtre montre aussi que j'ai dit vrai dans la préface du Génie du Christianisme , et sert de preuve à quelques parties de mes Mémoires .

Julie innocente se livra aux mains du repentir ; elle consacra les trésors de ses austérités au rachat de ses frères ; et à l'exemple de l'illustre Africaine sa patronne, elle se fit martyre.

L'abbé Carron, l'auteur de la Vie des Justes , est cet ecclésiastique mon compatriote, le François de Paule de l'exil, dont la renommée, révélée par les affligés, perça même à travers la renommée de Bonaparte. La voix d'un pauvre vicaire proscrit n'a point été étouffée par les retentissements d'une révolution qui bouleversait la société ; il parut être revenu tout exprès de la terre étrangère pour écrire les vertus de ma soeur : il a cherché parmi nos ruines, il a découvert une victime et une tombe oubliées.

Lorsque le nouvel hagiographe fait la peinture des religieuses cruautés de Julie, on croit entendre Bossuet dans le sermon sur la profession de foi de mademoiselle de La Vallière : " osera-t-elle toucher à ce corps si tendre, si chéri, si ménagé ? N'aura-t-on point pitié de cette complexion délicate ? Au contraire ! c'est à lui principalement que l'âme s'en prend comme à son plus dangereux séducteur ; elle se met des bornes ; resserrée de toutes parts, elle ne peut plus respirer que du côté du Ciel. "

Je ne puis me défendre d'une certaine confusion en retrouvant mon nom dans les dernières lignes tracées par la main du vénérable historien de Julie. Qu'ai-je à faire avec mes faiblesses auprès de si hautes perfections ? Ai-je tenu tout ce que le billet de ma soeur m'avait fait promettre, lorsque je le reçus pendant mon émigration à Londres ? Un livre suffit-il à Dieu ? n'est-ce pas ma vie que je devrais lui présenter ? or, cette vie est-elle conforme au Génie du Christianisme ? Qu'importe que j'aie tracé des images plus ou moins brillantes de la religion, si mes passions jettent une ombre sur ma foi ! Je n'ai pas été jusqu'au bout ; je n'ai pas endossé le cilice : cette tunique de mon viatique aurait bu et séché mes sueurs. Mais, voyageur lassé, je me suis assis au bord du chemin : fatigué ou non, il faudra bien que je me relève, que j'arrive où ma soeur est arrivée.

Il ne manque rien à la gloire de Julie : l'abbé Carron a écrit sa vie ; Lucile a pleuré sa mort.

 

1 L 4 Chapitre 3

Berlin, 30 mars 1821.

Julie mondaine. - Dîner. - Pommereul. - Madame de Chastenay.

Quand je retrouvai Julie à Paris, elle était dans la pompe de la mondanité ; elle se montrait couverte de ces fleurs, parce de ces colliers, voilée de ces tissus parfumés que saint Clément défend aux premières chrétiennes. Saint Basile veut que le milieu de la nuit soit pour le solitaire, ce que le matin est pour les autres afin de profiter du silence de la nature. Ce milieu de la nuit était l'heure où Julie allait à des fêtes dont ses vers, accentués par elle avec une merveilleuse euphonie, faisaient la principale séduction.

Julie était infiniment plus jolie que Lucile ; elle avait des yeux bleus caressants et des cheveux bruns à gaufrures ou à grandes ondes. Ses mains et ses bras, modèles de blancheur et de forme, ajoutaient par leurs mouvements gracieux quelque chose de plus charmant encore à sa taille charmante. Elle était brillante, animée, riait beaucoup sans affectation, et montrait en riant des dents perlées. Une foule de portraits de femmes du temps de Louis XIV ressemblaient à Julie, entre autres ceux des trois Mortemart ; mais elle avait plus d'élégance que madame de Montespan.

Julie me reçut avec cette tendresse qui n'appartient qu'à une soeur. Je me sentis protégé en étant serré dans ses bras, ses rubans, son bouquet de roses et ses dentelles. Rien ne remplace l'attachement, la délicatesse et le dévouement d'une femme ; on est oublié de ses frères et de ses amis ; on est méconnu de ses compagnons : on ne l'est jamais de sa mère, de sa soeur ou de sa femme. Quand Harold fut tué à la bataille d'Hastings, personne ne le pouvait indiquer dans la foule des morts ; il fallut avoir recours à une jeune fille, sa bien-aimée. Elle vint, et l'infortuné prince fut retrouvé par Edith au cou de cygne : Editha swanes-hales, quod sonat collum cycni .

Mon frère me ramena à mon hôtel ; il donna des ordres pour mon dîner et me quitta. Je dînai solitaire, je me couchai triste. Je passai ma première nuit à Paris à regretter mes bruyères et à trembler devant l'obscurité de mon avenir.

A huit heures, le lendemain matin, mon gros cousin arriva. Il était déjà à sa cinquième ou sixième course. " Eh bien ! chevalier, nous allions déjeuner ; nous dînerons avec Pommereul, et ce soir, je vous mène chez madame de Chastenay. " Ceci me parut un sort, et je me résignai. Tout se passa comme le cousin l'avait voulu. Après déjeuner, il prétendit me montrer Paris, et me traîna dans les rues les plus sales des environs du Palais Royal, me racontant les dangers auxquels était exposé un jeune homme. Nous fûmes ponctuels au rendez-vous du dîner, chez le restaurateur. Tout ce qu'on servit me parut mauvais. La conversation et les convives me montrèrent un autre monde. Il fut question de la cour, des projets de finances, des séances de l'Académie, des femmes et des intrigues du jour, de la pièce nouvelle, des succès des acteurs, des actrices et des auteurs.

Plusieurs Bretons étaient au nombre des convives entre autres le chevalier de Guer et Pommereul. Celui-ci était un beau parleur, lequel a écrit quelques campagnes de Bonaparte, et que j'étais destiné à retrouver à la tête de la librairie.

Pommereul, sous l'empire, a joui d'une sorte de renom par sa haine pour la noblesse. Quand un gentilhomme s'était fait chambellan, il s'écriait plein de joie : " Encore un pot de chambre sur la tête de ces nobles ! " Et pourtant Pommereul prétendait, et avec raison, être gentilhomme. Il signait Pommereux , se faisant descendre de la famille Pommereux des lettres de madame de Sévigné.

Mon frère, après le dîner, voulut me mener au spectacle, mais mon cousin me réclama pour madame de Chastenay, et j'allai avec lui chez ma destinée.

Je vis une belle femme qui n'était plus de la première jeunesse, mais qui pouvait encore inspirer un attachement. Elle me reçut bien, tâcha de me mettre à l'aise, me questionna sur ma province et sur mon régiment. Je fus gauche et embarrassé ; je faisais des signes à mon cousin pour abréger la visite. Mais lui, sans me regarder, ne tarissait point sur mes mérites, affirmant que j'avais fait des vers dans le sein de ma mère, et m'invitant à célébrer madame de Chastenay. Elle me débarrassa de cette situation pénible, me demanda pardon d'être obligée de sortir, et m'invita à revenir la voir le lendemain matin, avec un son de voix si doux que je promis involontairement d'obéir.

Je revins le lendemain seul chez elle : je la trouvai couchée dans une chambre élégamment arrangée. Elle me dit qu'elle était un peu souffrante, et qu'elle avait la mauvaise habitude de se lever tard. Je me trouvais pour la première fois au bord du lit d'une femme qui n'était ni ma mère ni ma soeur. Elle avait remarqué la veille ma timidité elle la vainquit au point que j'osai m'exprimer avec une sorte d'abandon. J'ai oublié ce que je lui dis ; mais il me semble que je vois encore son air étonné. Elle me tendit un bras demi-nu et la plus belle main du monde en me disant avec un sourire : " Nous vous apprivoiserons. " Je ne baisai pas même cette belle main. je me retirai tout troublé. Je partis le lendemain pour Cambrai. Qui était cette dame de Chastenay ? Je n'en sais rien : elle a passé comme une ombre charmante dans ma vie.

 

1 L 4 Chapitre 4

Berlin, mars 1821.

Cambrai. - Le régiment de Navarre. - La Martinière.

Le courrier de la malle me conduisit à ma garnison.

Un de mes beaux-frères, le vicomte de Châteaubourg (il avait épousé ma soeur Bénigne, restée veuve du comte de Québriac) m'avait donné des lettres de recommandation pour des officiers de mon régiment. Le chevalier de Guénan, homme de fort bonne compagnie, me fit admettre à une table où mangeaient des officiers distingués par leurs talents, MM. Achard, des Mahis, La Martinière. Le marquis de Mortemart était colonel du régiment, le comte d'Andrezel, major : j'étais particulièrement placé sous la tutelle de celui-ci. Je les ai retrouvés tous deux dans la suite : l'un est devenu mon collègue à la chambre des pairs, l'autre s'est adressé à moi pour quelques services que j'ai été heureux de lui rendre. Il y a un plaisir triste à rencontrer des personnes que l'on a connues à diverses époques de la vie, et à considérer le changement opéré dans leur existence et dans la nôtre. Comme des jalons laissés en arrière, ils nous tracent le chemin que nous avons suivi dans le désert du passé.

Arrivé en habit bourgeois au régiment, vingt-quatre heures après j'avais pris l'habit de soldat ; il me semblait l'avoir toujours porté. Mon uniforme était bleu et blanc comme jadis la jaquette de mes voeux : j'ai marché sous les mêmes couleurs, jeune homme et enfant. Je ne subis aucune des épreuves à travers lesquelles les sous-lieutenants étaient dans l'usage de faire passer un nouveau venu ; je ne sais pourquoi on n'osa se livrer avec moi à ces enfantillages militaires. Il n'y avait pas quinze jours que j'étais au corps qu'on me traitait comme un ancien . J'appris facilement le maniement des armes et la théorie ; je franchis mes grades de caporal et de sergent aux applaudissements de mes instructeurs. Ma chambre devint le rendez-vous des vieux capitaines comme des jeunes sous-lieutenants : les premiers me faisaient faire leurs campagnes, les autres me confiaient leurs amours.

La Martinière me venait chercher pour passer avec lui devant la porte d'une belle Cambrésienne qu'il adorait ; cela nous arrivait cinq à six fois le jour. Il était très laid et avait le visage labouré par la petite-vérole. Il me racontait sa passion en buvant de grands verres d'eau de groseille, que je payais quelquefois.

Tout aurait été à merveille sans ma folle ardeur pour la toilette ; on affectait alors le rigorisme de la tenue prussienne : petit chapeau, petites boucles serrées à la tête, queue attachée raide, habit strictement agrafé. Cela me déplaisait fort ; je me soumettais le matin à ces entraves, mais le soir, quand j'espérais n'être pas vu des chefs, je m'affublais d'un plus grand chapeau ; le barbier descendait les boucles de mes cheveux et desserrait ma queue ; je déboutonnais et croisais les revers de mon habit ; dans ce tendre négligé, j'allais faire ma cour pour La Martinière, sous la fenêtre de sa cruelle Flamande. Voilà qu'un jour je me rencontre nez à nez avec M. d'Andrezel : " Qu'est-ce cela, monsieur ? " me dit le terrible major : " vous garderez trois jours les arrêts. " Je fus un peu humilié ; mais je reconnus la vérité du proverbe, qu'à quelque chose malheur est bon ; il me délivra des amours de mon camarade.

Auprès du tombeau de Fénelon, je relus Télémaque : je n'étais pas trop en train de l'historiette philanthropique de la vache et du prélat.

Le début de ma carrière amuse mes ressouvenirs. En traversant Cambrai avec le Roi, après les Cent-Jours, je cherchai la maison que j'avais habitée et le café que je fréquentais : je ne les pus retrouver ; tout avait disparu, hommes et monuments.

 

1 L 4 Chapitre 5

Mort de mon père.

L'année même où je faisais à Cambrai mes premières armes, on apprit la mort de Frédéric II : je suis ambassadeur auprès du neveu de ce grand roi, et j'écris à Berlin cette partie de mes Mémoires . A cette nouvelle importante pour le public, succéda une autre nouvelle, douloureuse pour moi : Lucile m'annonça que mon père avait été emporté d'une attaque d'apoplexie, le surlendemain de cette fête de l'Angevine, une des joies de mon enfance.

Parmi les pièces authentiques qui me servent de guide, je trouve les actes de décès de mes parents. Ces actes marquant aussi d'une façon particulière le décès du siècle , je les consigne ici comme une page d'histoire.

" Extrait du registre de décès de la paroisse de Combourg, pour 1786, où est écrit ce qui suit, folio 8, verso :

" Le corps de haut et puissant messire René de Chateaubriand, chevalier, comte de Combourg, seigneur de Gaugres, le Plessis-l'Epine, Boulet, Malestroit en Dol et autres lieux, époux de haute et puissante dame Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée de La Bouëtardais, dame comtesse de Combourg, âgé de soixante-neuf ans environ, mort en son château de Combourg, le six septembre, environ les huit heures du soir, a été inhumé le huit, dans le caveau de ladite seigneurie placé dans le chasseau de notre église de Combourg, en présence de messieurs les gentilshommes, de messieurs les officiers de la juridiction et autres notables bourgeois soussignants. Signé au registre : le comte du Petitbois de Monlouët, de Chateaudassy, Delaunay, Morault, Noury de Mauny, avocat ; Hermer, procureur ; Petit, avocat et procureur fiscal ; Robiou, Portal, Le Douarin de Trevelec, recteur doyen de Dingé ; Sévin, recteur. "

Dans le collationné délivré en 1812 par M. Lodin, maire de Combourg, les dix-neuf mots portant titres : haut et puissant messire , etc., sont biffés.

" Extrait du registre des décès de la ville de Saint-Servan, premier arrondissement du département d'Ille-et-Vilaine, pour l'an VI de la République, folio 35, recto, où est écrit ce qui suit :

" Le douze prairial, an six de la République française devant moi, Jacques Bourdasse, officier municipal de la commune de Saint-Servan élu officier public le quatre floréal dernier, sont comparus Jean Baslé, jardinier, et Joseph Boulin, journalier, lesquels m'ont déclaré qu'Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, veuve de René-Auguste de Chateaubriand, est décédée au domicile de la citoyenne Gouyon, situé à La Ballue, en cette commune, ce jour, à une heure après midi. D'après cette déclaration, dont je me suis assuré de la vérité, j'ai rédigé le présent acte, que Jean Baslé a seul signé avec moi, Joseph Boulin ayant déclaré ne le savoir faire, de ce interpellé.

" Fait en la maison commune lesdits jour et an. Signé : Jean Baslé et Bourdasse. "

Dans le premier extrait, l'ancienne société subsiste : M. de Chateaubriand est un haut et puissant seigneur , etc. etc. ; les témoins sont des gentilshommes et de notables bourgeois ; je rencontre parmi les signataires ce marquis de Monlouët qui s'arrêtait l'hiver au château de Combourg, le curé Sévin, qui eut tant de peine à me croire l'auteur du Génie du Christianisme , hôtes fidèles de mon père jusqu'à sa dernière demeure. Mais mon père ne coucha pas longtemps dans son linceul : il en fut jeté hors quand on jeta la vieille France à la voirie.

Dans l'extrait mortuaire de ma mère, la terre roule sur d'autres pôles : nouveau monde, nouvelle ère ; le comput des années et les noms mêmes des mois sont changés. Madame de Chateaubriand n'est plus qu'une pauvre femme qui obite au domicile de la citoyenne Gouyon ; un jardinier, et un journalier qui ne sait pas signer, attestent seuls la mort de ma mère : de parents et d'amis, point ; nulle pompe funèbre ; pour tout assistant, la Révolution [Mon neveu à la mode de Bretagne, Frédéric de Chateaubriand, fils de mon cousin Armand, a acheté La Ballue, où mourut ma mère.] .

 

1 L 4 Chapitre 6

Berlin, mars 1821.

Regrets. - Mon père m'eut-il apprécié ?

Je pleurai M. de Chateaubriand : sa mort me montra mieux ce qu'il valait ; je ne me souvins ni de ses rigueurs ni de ses faiblesses. Je croyais encore le voir se promener le soir dans la salle de Combourg ; je m'attendrissais à la pensée de ces scènes de famille. Si l'affection de mon père pour moi se ressentait de la sévérité du caractère, au fond elle n'en était pas moins vive. Le farouche maréchal de Montluc qui, rendu camard par des blessures effrayantes, était réduit à cacher, sous un morceau de suaire, l'horreur de sa gloire, cet homme de carnage se reproche sa dureté envers un fils qu'il venait de perdre.

" Ce pauvre garçon, disait-il, n'a rien veu de moy qu'une contenance refroignée et pleine de mespris ; il a emporté cette créance, que je n'ay sceu n'y l'aymer n'y l'estimer selon son mérite. A qui garday-je à descouvrir cette singulière affection que je luy portay dans mon âme ? Estait-ce pas luy qui en devait avoir tout le plaisir et toute l'obligation ? Je me suis contraint et gehenné pour maintenir ce vain masque, et y ay perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonté, quant et quant, qu'il ne me peut avoir portée autre que bien froide, n'ayant jamais receu de moy que rudesse, n'y senti qu'une façon tyrannique. "

Ma volonté ne fut point portée bien froide envers mon père, et je ne doute point que, malgré sa façon tyrannique , il ne m'aimât tendrement : il m'eût j'en suis sûr, regretté, la Providence m'appelant avant lui. Mais lui, restant sur la terre avec moi, eût-il été sensible au bruit qui s'est élevé de ma vie ? Une renommée littéraire aurait blessé sa gentilhommerie ; il n'aurait vu dans les aptitudes de son fils qu'une dégénération ; l'ambassade même de Berlin, conquête de la plume, non de l'épée, l'eût médiocrement satisfait. Son sang breton le rendait d'ailleurs frondeur en politique, grand opposant des taxes et violent ennemi de la cour. Il lisait la Gazette de Leyde , le Journal de Francfort , le Mercure de France et l' Histoire philosophique des deux Indes , dont les déclamations le charmaient, il appelait l'abbé Raynal un maître homme . En diplomatie il était anti-musulman ; il affirmait que quarante mille polissons russes passeraient sur le ventre des janissaires et prendraient Constantinople. Bien que turcophage, mon père avait nonobstant rancune au coeur contre les polissons russes , à cause de ses rencontres à Dantzick.

Je partage le sentiment de M. de Chateaubriand sur les réputations littéraires ou autres, mais par des raisons différentes des siennes. Je ne sache pas dans l'histoire une renommée qui me tente : fallût-il me baisser pour ramasser à mes pieds et à mon profit la plus grande gloire du monde, je ne m'en donnerais pas la fatigue. Si j'avais pétri mon limon, peut-être me fussé-je créé femme, en passion d'elles ; ou si je m'étais fait homme, je me serais octroyé d'abord la beauté ; ensuite, par précaution contre l'ennui mon ennemi acharné, il m'eût assez convenu d'être un artiste supérieur, mais inconnu, et n'usant de mon talent qu'au bénéfice de ma solitude. Dans la vie pesée à son poids léger, aunée à sa courte mesure, dégagée de toute piperie, il n'est que deux choses vraies : la religion avec l'intelligence, l'amour avec la jeunesse, c'est-à-dire l'avenir et le présent : le reste n'en vaut pas la peine.

Avec mon père finissait le premier acte de ma vie : les foyers paternels devenaient vides ; je les plaignais, comme s'ils eussent été capables de sentir l'abandon et la solitude. Désormais j'étais sans maître et jouissant de ma fortune : cette liberté m'effraya. Qu'en allais-je faire ? A qui la donnerais-je ? Je me défiais de ma force ; je reculais devant moi.

 

1 L 4 Chapitre 7

Berlin, mars 1821.

Retour en Bretagne. - Séjour chez ma soeur aînée. - Mon frère m'appelle à Paris.

J'obtins, un congé. M. d'Andrezel, nommé lieutenant-colonel du régiment de Picardie, quittait Cambrai : je lui servis de courrier. Je traversai Paris, où je ne voulus pas m'arrêter un quart d'heure. Je revis les landes de ma Bretagne avec plus de joie qu'un Napolitain banni dans nos climats ne reverrait les rives de Portici, les campagnes de Sorrente. Ma famille se rassembla à Combourg ; on régla les partages ; cela fait, nous nous dispersâmes, comme des oiseaux s'envolent du nid paternel. Mon frère arrivé de Paris y retourna ; ma mère se fixa à Saint-Malo. Lucile suivit Julie ; je passai une partie de mon temps chez mesdames de Marigny, de Châteaubourg et de Farcy. Marigny, château de ma soeur aînée, à trois lieues de Fougères, était agréablement situé entre deux étangs parmi des bois des rochers et des prairies. J'y demeurai quelques mois tranquille ; une lettre de Paris vint troubler mon repos.

Au moment d'entrer au service et d'épouser mademoiselle de Rosambo, mon frère n'avait pourtant point encore quitté la robe ; par cette raison il ne pouvait monter dans les carrosses. Son ambition pressée lui suggéra l'idée de me faire jouir des honneurs de la cour afin de mieux préparer les voies à son élévation. Les preuves de noblesse avaient été faites pour Lucile lorsqu'elle fut reçue au chapitre de l'Argentière ; de sorte que tout était prêt : le maréchal de Duras devait être mon patron. Mon frère m'annonçait que j'entrais dans la route de la fortune ; que déjà j'obtenais le rang de capitaine de cavalerie, rang honorifique et de courtoisie ; qu'il serait ensuite aisé de m'attacher à l'ordre de Malte, au moyen de quoi je jouirais de gros bénéfices.

Cette lettre me frappa comme un coup de foudre : retourner à Paris, être présenté à la cour, - et je me trouvais presque mal quand je rencontrais trois ou quatre personnes inconnues dans un salon ! Me faire comprendre l'ambition, à moi qui ne rêvais que de vivre oublié !

Mon premier mouvement fut de répondre à mon frère qu'étant l'aîné, c'était à lui de soutenir son nom ; que, quant à moi, obscur cadet de Bretagne, je ne me retirerais pas du service, parce qu'il y avait des chances de guerre, mais que si le Roi avait besoin d'un soldat dans son armée, il n'avait pas besoin d'un pauvre gentilhomme à sa cour.

Je m'empressai de lire cette réponse romanesque à madame de Marigny, qui jeta les hauts cris ; on appela madame de Farcy, qui se moqua de moi ; Lucile m'aurait bien voulu soutenir, mais elle n'osait combattre ses soeurs. On m'arracha ma lettre, et toujours faible quand il s'agit de moi, je mandai à mon frère que j'allais partir.

Je partis en effet ; je partis pour être présenté à la première cour de l'Europe, pour débuter dans la vie de la manière la plus brillante, et j'avais l'air d'un homme que l'on traîne aux galères, ou sur lequel on va prononcer une sentence de mort.

 

1 L 4 Chapitre 8

Berlin, mars 1821.

Ma vie solitaire.

J'entrai dans Paris par le chemin que j'avais suivi la première fois ; j'allai descendre au même hôtel, rue du Mail : je ne connaissais que cela. Je fus logé à la porte de mon ancienne chambre, mais dans un appartement un peu plus grand et donnant sur la rue.

Mon frère, soit qu'il fût embarrassé de mes manières, soit qu'il eût pitié de ma timidité, ne me mena point dans le monde et ne me fit faire connaissance avec personne. Il demeurait rue des Fossés-Montmartre ; j'allais tous les jours dîner chez lui à trois heures ; nous nous quittions ensuite, et nous ne nous revoyions que le lendemain. Mon gros cousin Moreau n'était plus à Paris. Je passai deux ou trois fois devant l'hôtel de madame de Chastenay, sans oser demander au suisse ce qu'elle était devenue.

L'automne commençait. Je me levais à six heures ; je passais au manège ; je déjeunais. J'avais heureusement alors la rage du grec : je traduisais l' Odyssée et la Cyropédie jusqu'à deux heures, en entremêlant mon travail d'études historiques. A deux heures je m'habillais, je me rendais chez mon frère ; il me demandait ce que j'avais fait, ce que j'avais vu ; je répondais : " Rien. " Il haussait les épaules et me tournait le dos.

Un jour, on entend du bruit au dehors ; mon frère court à la fenêtre et m'appelle : je ne voulus jamais quitter le fauteuil dans lequel j'étais étendu au fond de la chambre. Mon pauvre frère me prédit que je mourrais inconnu, inutile à moi et à ma famille.

A quatre heures, je rentrais chez moi ; je m'asseyais derrière ma croisée. Deux jeunes personnes de quinze ou seize ans, venaient à cette heure dessiner à la fenêtre d'un hôtel bâti en face, de l'autre côté de la rue. Elles s'étaient aperçues de ma régularité, comme moi de la leur. De temps en temps, elles levaient la tête pour regarder leur voisin ; je leur savais un gré infini de cette marque d'attention : elles étaient ma seule société à Paris.

Quand la nuit approchait, j'allais à quelque spectacle ; le désert de la foule me plaisait, quoiqu'il m'en coûtât toujours un peu de prendre mon billet à la porte et de me mêler aux hommes. Je rectifiai les idées que je m'étais formées du théâtre à Saint-Malo. Je vis madame Saint-Hubert dans le rôle d'Amide ; je sentis qu'il avait manqué quelque chose à la magicienne de ma création. Lorsque je ne m'emprisonnais pas dans la salle de l'opéra ou des Français, je me promenais de rue en rue ou le long des quais, jusqu'à dix et onze heures du soir. Je n'aperçois pas encore aujourd'hui la file des réverbères de la place Louis XV à la barrière des Bons-Hommes, sans me souvenir des angoisses dans lesquelles j'étais, quand je suivis cette route pour me rendre à Versailles lors de ma présentation.

Rentré au logis, je demeurais une partie de la nuit la tête penchée sur mon feu qui ne me disait rien : je n'avais pas, comme les Persans, l'imagination assez riche pour me figurer que la flamme ressemblait à l'anémone, et la braise à la grenade. J'écoutais les voitures allant, venant, se croisant. Leur roulement lointain imitait le murmure de la mer sur les grèves de ma Bretagne, ou du vent dans mes bois de Combourg. Ces bruits du monde qui rappelaient ceux de la solitude réveillaient mes regrets ; j'évoquais mon ancien mal, ou bien mon imagination inventait l'histoire des personnages que ces chars emportaient : j'apercevais des salons radieux, des bals, des amours, des conquêtes. Bientôt, retombé sur moi-même, je me retrouvais, délaissé dans une hôtellerie, voyant le monde par la fenêtre et l'entendant aux échos de mon foyer.

Rousseau croit devoir à sa sincérité, comme à l'enseignement des hommes, la confession des voluptés suspectes de sa vie ; il suppose même qu'on l'interroge gravement et qu'on lui demande compte de ses péchés avec les donne pericolanti de Venise. Si je m'étais prostitué aux courtisanes de Paris, je ne me croirais pas obligé d'en instruire la postérité ; mais j'étais trop timide d'un côté, trop exalté de l'autre, pour me laisser séduire à des filles de joie. Quand je traversais les troupeaux de ces malheureuses attaquant les passants pour les hisser à leurs entresols, comme les cochers de Saint-Cloud pour faire monter les voyageurs dans leurs voitures, j'étais saisi de dégoût et d'horreur. Les plaisirs d'aventure ne m'auraient convenu qu'aux temps passés.

Dans les XIVe, XVe, XVIe et XVIIe siècles, la civilisation imparfaite, les croyances superstitieuses, les usages étrangers et demi-barbares, mêlaient le roman partout : les caractères étaient forts, l'imagination puissante, l'existence mystérieuse et cachée. La nuit, autour des hauts murs des cimetières et des couvents, sous les remparts déserts de la ville, le long des chaînes et des fossés, des marchés, à l'orée des quartiers clos, dans les rues étroites et sans réverbères, où des voleurs et des assassins se tenaient embusqués, où des rencontres avaient lieu tantôt à la lumière des flambeaux, tantôt dans l'épaisseur des ténèbres, c'était au péril de sa tête qu'on cherchait le rendez-vous donné par quelque Héloïse. Pour se livrer au désordre, il fallait aimer véritablement ; pour violer les moeurs générales, il fallait faire de grands sacrifices.

Non-seulement il s'agissait d'affronter des dangers fortuits et de braver le glaive des lois, mais on était obligé de vaincre en soi l'empire des habitudes régulières, l'autorité de la famille, la tyrannie des coutumes domestiques, l'opposition de la conscience, les terreurs et les devoirs du chrétien. Toutes ces entraves doublaient l'énergie des passions.

Je n'aurais pas suivi en 1788 une misérable affamée qui m'eût entraîné dans son bouge sous la surveillance de la police ; mais il est probable que j'eusse mis à fin, en 1606, une aventure du genre de celle qu'a si bien racontée Bassompierre.

" Il y avait cinq ou six mois, dit le maréchal, que toutes les fois que je passais sur le Petit-Pont (car en ce temps-là le Pont-Neuf n'était point bâti), une belle femme, lingère à l'enseigne des Deux-Anges , me faisait de grandes révérences et m'accompagnait de la vue tant qu'elle pouvait ; et comme j'eus pris garde à son action je la regardais aussi et la saluais avec plus de soin.

Il advint que lorsque j'arrivai de Fontainebleau à Paris, passant sur le Petit-Pont, dès qu'elle m'aperçut venir, elle se mit sur l'entrée de sa boutique et me dit comme je passais : - Monsieur, je suis votre servante. Je lui rendis son salut, et me retournant de temps en temps, je vis qu'elle me suivait de la vue aussi longtemps qu'elle pouvait. "

Bassompierre obtient un rendez-vous : " Je trouvai, dit-il, une très belle femme, âgée de vingt ans, qui était coiffée de nuit, n'ayant qu'une très fine chemise sur elle et une petite jupe de revesche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle. Elle me plut bien fort. Je lui demandai si je ne pourrais pas la voir encore une autre fois. - Si vous voulez me voir une autre fois, me répondit-elle, ce sera chez une de mes tantes, qui se tient en la rue Bourg-l'Abbé, proche des Halles, auprès de la rue aux ours, à la troisième porte du côté de la rue Saint-Martin ; je vous y attendrai depuis dix heures jusques à minuit, et plus tard encore ; je laisserai la porte ouverte. A l'entrée, il y a une petite allée que vous passerez vite, car la porte de la chambre de ma tante y répond, et trouverez un degré qui vous mènera à ce second étage. Je vins à dix heures, et trouvai la porte qu'elle m'avait marquée, et de la lumière bien grande, non seulement au second étage, mais au troisième et au premier encore ; mais la porte était fermée. Je frappai pour avertir de ma venue ; mais j'ouïs une voix d'homme qui me demanda qui j'étais. Je m'en retournai à la rue aux ours, et étant retourné pour la deuxième fois, ayant trouvé la porte ouverte, j'entrai jusques au second étage, où je trouvai que cette lumière était la paille du lit que l'on y brûlait, et deux corps nus étendus sur la table de la chambre. Alors, je me retirai bien étonné et en sortant je rencontrai des corbeaux (enterreurs de morts) qui me demandèrent ce que je cherchais ; et moi, pour les faire écarter, mis l'épée à la main et passai outre, m'en revenant à mon logis, un peu ému de ce spectacle inopiné. "

Je suis allé, à mon tour, à la découverte, avec l'adresse donnée, il y a deux cent quarante ans, par Bassompierre. J'ai traversé le Petit-Pont, passé les Halles, et suivi la rue Saint-Denis jusqu'à la rue aux ours, à main droite ; la première rue à main gauche, aboutissant rue aux ours, est la rue Bourg-l'Abbé. Son inscription, enfumée comme par le temps et un incendie, m'a donné bonne espérance. J'ai retrouvé la troisième petite porte du côté de la rue Saint-Martin, tant les renseignements de l'historien sont fidèles. Là, malheureusement, les deux siècles et demi que j'avais cru d'abord restés dans la rue, ont disparu. La façade de la maison est moderne ; aucune clarté ne sortait ni du premier, ni du second, ni du troisième étage. Aux fenêtres de l'attique, sous le toit, régnait une guirlande de capucines et de pois de senteur ; au rez-de-chaussée, une boutique de coiffeur offrait une multitude de tours de cheveux accrochés derrière les vitres.

Tout déconvenu, je suis entré dans ce musée des Eponine : depuis la conquête des Romains, les Gauloises ont toujours vendu leurs tresses blondes à des fronts moins parés ; mes compatriotes bretonnes se font tondre encore à certains jours de foire, et troquent le voile naturel de leur tête pour un mouchoir des Indes. M'adressant à un merlan, qui filait une perruque sur un peigne de fer : " Monsieur, n'auriez-vous pas acheté les cheveux d'une jeune lingère, qui demeurait à l'enseigne des Deux-Anges , près du Petit-Pont ? " Il est resté sous le coup, ne pouvant dire ni oui, ni non. Je me suis retiré, avec mille excuses, à travers un labyrinthe de toupets.

J'ai ensuite erré de porte en porte : point de lingère de vingt ans, me faisant de grandes révérences ; point de jeune femme franche, désintéressée, passionnée, coiffée de nuit, n ' ayant qu ' une très fine chemise, une petite jupe de revesche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle . Une vieille grognon, prête à rejoindre ses dents dans la tombe, m'a pensé battre avec sa béquille : c'était peut-être la tante du rendez-vous.

Quelle belle histoire que cette histoire de Bassompierre ! Il faut comprendre une des raisons pour laquelle il avait été si résolument aimé. A cette époque, les Français se séparaient encore en deux classes distinctes, l'une dominante, l'autre demi-serve. La lingère pressait Bassompierre dans ses bras, comme un demi-dieu descendu au sein d'une esclave : il lui faisait l'illusion de la gloire, et les Françaises, seules de toutes les femmes, sont capables de s'enivrer de cette illusion.

Mais qui nous révélera les causes inconnues de la catastrophe ? Etait-ce la gentille grisette des Deux-Anges dont le corps gisait sur la table avec un autre corps ? Quel était l'autre corps ? Celui du mari, ou de l'homme dont Bassompierre entendit la voix ? La peste (car il y avait peste à Paris) ou la jalousie étaient-elles accourues dans la rue Bourg-l'Abbé avant l'amour ? L'imagination se peut exercer à l'aise sur un tel sujet. Mêlez aux inventions du poète le choeur populaire, les fossoyeurs arrivant, les corbeaux et l'épée de Bassompierre, un superbe mélodrame sortira de l'aventure.

Vous admirerez aussi la chasteté et la retenue de ma jeunesse à Paris : dans cette capitale, il m'était loisible de me livrer à tous mes caprices, comme dans l'abbaye de Thélème où chacun agissait à sa volonté ; je n'abusai pas néanmoins de mon indépendance : je n'avais de commerce qu'avec une courtisane âgée de deux cent seize ans, jadis éprise d'un maréchal de France rival du Béarnais auprès de mademoiselle de Montmorency, et amant de mademoiselle d'Entragues, soeur de la marquise de Verneuil, qui parle si mal de Henri IV. Louis XVI, que j'allais voir, ne se doutait pas de mes rapports secrets avec sa famille.

 

1 L 4 Chapitre 9

Berlin, mars 1821.

Présentation à Versailles. - Chasse avec le Roi.

Le jour fatal arriva ; il fallut partir pour Versailles plus mort que vif. Mon frère m'y conduisit la veille de ma présentation et me mena chez le maréchal de Duras, galant homme dont l'esprit était si commun qu'il réfléchissait quelque chose de bourgeois sur ses belles manières : ce bon maréchal me fit pourtant une peur horrible.

Le lendemain matin, je me rendis seul au château. On n'a rien vu quand on n'a pas vu la pompe de Versailles, même après le licenciement de l'ancienne maison du Roi : Louis XIV était toujours là.

La chose alla bien tant que je n'eus qu'à traverser les salles des gardes : l'appareil militaire m'a toujours plu et ne m'a jamais imposé. Mais quand j'entrai dans l'oeil-de-boeuf et que je me trouvai au milieu des courtisans, alors commença ma détresse. On me regardait ; j'entendais demander qui j'étais. Il se faut souvenir de l'ancien prestige de la royauté pour se pénétrer de l'importance dont était alors une Présentation. Une destinée mystérieuse s'attachait au débutant ; on lui épargnait l'air protecteur méprisant qui composait, avec l'extrême politesse, les manières inimitables du grand seigneur. Qui sait si ce débutant ne deviendra pas le favori du maître ? on respectait en lui la domesticité future dont il pouvait être honoré. Aujourd'hui, nous nous précipitons dans le palais avec encore plus d'empressement qu'autrefois et, ce qu'il y a d'étrange, sans illusion : un courtisan réduit à se nourrir de vérités est bien près de mourir de faim.

Lorsqu'on annonça le lever du Roi, les personnes non présentées se retirèrent ; je sentis un mouvement de vanité : je n'étais pas fier de rester, j'aurais été humilié de sortir. La chambre à coucher du Roi s'ouvrit : je vis le Roi, selon l'usage achever sa toilette, c'est-à-dire prendre son chapeau de la main du premier gentilhomme de service. Le Roi s'avança allant à la messe ; je m'inclinai ; le maréchal de Duras me nomma : " Sire, le chevalier de Chateaubriand. " Le Roi me regarda, me rendit mon salut, hésita, eut l'air de vouloir s'arrêter pour m'adresser la parole. J'aurais répondu d'une contenance assurée : ma timidité s'était évanouie. Parler au général de l'armée au chef de l'Etat, me paraissait tout simple sans que je me rendisse compte de ce que j'éprouvais. Le Roi plus embarrassé que moi, ne trouvant rien à me dire, passa outre. Vanité des destinées humaines ! ce souverain que je voyais pour la première fois ; ce monarque si puissant était Louis XVI à six ans de son échafaud ! Et ce nouveau courtisan qu'il regardait à peine, chargé de démêler les ossements parmi des ossements, après avoir été sur preuves de noblesse présenté aux grandeurs du fils de saint Louis, le serait un jour à sa poussière sur preuves de fidélité ! double tribut de respect à la double royauté du sceptre et de la palme ! Louis XVI pouvait répondre à ses juges comme le Christ aux Juifs : " Je vous ai fait voir beaucoup de bonnes oeuvres ; pour laquelle me lapidez-vous ? "

Nous courûmes à la galerie pour nous trouver sur le passage de la Reine lorsqu'elle reviendrait de la chapelle. Elle se montra bientôt entourée d'un radieux et nombreux cortège ; elle nous fit une noble révérence ; elle semblait enchantée de la vie. Et ces belles mains qui soutenaient alors avec tant de grâce le sceptre de tant de rois, devaient, avant d'être liées par le bourreau, ravauder les haillons de la veuve, prisonnière à la Conciergerie !

Si mon frère avait obtenu de moi un sacrifice, il ne dépendait pas de lui de me le faire pousser plus loin. Vainement il me supplia de rester à Versailles, afin d'assister le soir au jeu de la Reine : " Tu seras, me disait-il, nommé à la Reine, et le Roi te parlera. " Il ne me pouvait pas donner de meilleures raisons pour m'enfuir. Je me hâtai de venir cacher ma gloire dans mon hôtel garni, heureux d'être échappé à la Cour, mais voyant encore devant moi la terrible journée des carrosses, du 19 février 1787.

Le duc de Coigny me fit prévenir que je chasserais avec le Roi dans la forêt de Saint-Germain. Je m'acheminai de grand matin vers mon supplice, en uniforme de débutant , habit gris, veste et culotte rouges, manchettes de bottes, bottes à l'écuyère, couteau de chasse au côté, petit chapeau français à galon d'or. Nous nous trouvâmes quatre débutants au château de Versailles, moi, les deux messieurs de Saint-Marsault et le comte d'Hautefeuille [J'ai retrouvé M. le comte d'Hautefeuille ; il s'occupe de la traduction de morceaux choisis de Byron ; madame la comtesse d'Hautefeuille est l'auteur, plein de talent, de l' Ame exilée , etc., etc. (N.d.A.)] . Le duc de Coigny nous donna nos instructions : il nous avisa de ne pas couper la chasse, le Roi s'emportant lorsqu'on passait entre lui et la bête. Le duc de Coigny portait un nom fatal à la Reine. Le rendez-vous était au Val, dans la forêt de Saint-Germain, domaine engagé par la couronne au maréchal de Beauvau. L'usage voulait que les chevaux de la première chasse à laquelle assistaient les hommes présentés fussent fournis des écuries du Roi [Dans la Gazette le France , du mardi 27 février 1787, on lit ce qui suit : " Le comte Charles d'Hautefeuille, le baron de Saint-Marsault, le baron de Saint-Marsault-Chatelaillon et le chevalier de Chateaubriand, qui précédemment avaient eu l'honneur d'être présentés au Roi, ont eu, le 19, celui de monter dans les voitures de sa Majesté, et de la suivre à la chasse. "] .

On bat aux champs : mouvement d'armes, voix de commandement. On crie : le Roi ! Le Roi sort, monte dans son carrosse : nous roulons dans les carrosses à la suite. Il y avait loin de cette course et de cette chasse avec le roi de France à mes courses et à mes chasses dans les landes de la Bretagne ; et plus loin encore, à mes courses et à mes chasses avec les sauvages de l'Amérique : ma vie devait être remplie de ces contrastes.

Nous arrivâmes au point de ralliement où de nombreux chevaux de selle tenus en main sous les arbres, témoignaient leur impatience. Les carrosses arrêtés dans la forêt avec les gardes ; les groupes d'hommes et de femmes ; les meutes à peine contenues par les piqueurs ; les aboiements des chiens, le hennissement des chevaux, le bruit des cors, formaient une scène très animée. Les chasses de nos rois rappelaient à la fois les anciennes et les nouvelles moeurs de la monarchie, les rudes passe-temps de Clodion, de Chilpéric, de Dagobert, la galanterie de François Ier, de Henri IV et de Louis XIV.

J'étais trop plein de mes lectures pour ne pas voir partout des comtesses de Chateaubriand, des duchesses d'Etampes, des Gabrielle d'Estrées, des La Vallière, des Montespan. Mon imagination prit cette chasse historiquement, et je me sentis à l'aise : j'étais d'ailleurs dans une forêt, j'étais chez moi.

Au descendu des carrosses, je présentai mon billet aux piqueurs. On m'avait destiné une jument appelée l ' Heureuse, bête légère, mais sans bouche, ombrageuse et pleine de caprices ; assez vive image de ma fortune, qui chauvit sans cesse des oreilles. Le Roi mis en selle partit ; la chasse le suivit, prenant diverses routes. Je restai derrière à me débattre avec l ' Heureuse , qui ne voulait pas se laisser enfourcher par son nouveau maître ; je finis cependant par m'élancer sur son dos : la chasse était déjà loin.

Je maîtrisai d'abord assez bien l ' Heureuse ; forcée de raccourcir son galop, elle baissait le cou, secouait le mors blanchi d'écume, s'avançait de travers à petits bonds ; mais lorsqu'elle approcha du lieu de l'action, il n'y eut plus moyen de la retenir. Elle allonge le chanfrein, m'abat la main sur le garrot, vient au grand galop donner dans une troupe de chasseurs, écartant tout sur son passage, ne s'arrêtant qu'au heurt du cheval d'une femme qu'elle faillit culbuter, au milieu des éclats de rire des uns, des cris de frayeur des autres. Je fais aujourd'hui d'inutiles efforts pour me rappeler le nom de cette femme, qui reçut poliment mes excuses. Il ne fut plus question que de l' aventure du débutant.

Je n'étais pas au bout de mes épreuves. Environ une demi-heure après ma déconvenue, je chevauchais dans une longue percée à travers des parties de bois désertes ; un pavillon s'élevait au bout : voilà que je me mis à songer à ces palais répandus dans les forêts de la couronne, en souvenir de l'origine des rois chevelus et de leurs mystérieux plaisirs : un coup de fusil part ; l ' Heureuse tourne court, brosse tête baissée dans le fourré et me porte juste à l'endroit où le chevreuil venait d'être abattu : le Roi paraît.

Je me souvins alors, mais trop tard, des injonctions du duc de Coigny : la maudite l' Heureuse avait tout fait. Je saute à terre, d'une main poussant en arrière ma cavale de l'autre tenant mon chapeau bas. Le Roi regarde, et ne voit qu'un débutant arrivé avant lui aux fus de la bête ; il avait besoin de parler ; au lieu de s'emporter, il me dit avec un ton de bonhomie et un gros rire : " Il n'a pas tenu longtemps. " C'est le seul mot que j'aie jamais obtenu de Louis XVI. On vint de toutes parts ; on fut étonné de me trouver causant avec le Roi. Le débutant Chateaubriand fit du bruit par ses deux aventures ; mais, comme il lui est toujours arrivé depuis, il ne sut profiter ni de la bonne ni de la mauvaise fortune.

Le Roi força trois autres chevreuils. Les débutants ne pouvant courre que la première bête, j'allai attendre au Val avec mes compagnons le retour de la chasse.

Le Roi revint au Val ; il était gai et contait les accidents de la chasse. On reprit le chemin de Versailles. Nouveau désappointement pour mon frère : au lieu d'aller m'habiller pour me trouver au débotté, moment de triomphe et de faveur, je me jetai au fond de ma voiture et rentrai dans Paris plein de joie d'être délivré de mes honneurs et de mes maux. Je déclarai à mon frère que j'étais déterminé à retourner en Bretagne.

Content d'avoir fait connaître son nom, espérant amener un jour à maturité, par sa présentation, ce qu'il y avait d'avorté dans la mienne, il ne s'opposa pas au départ d'un frère d'un esprit aussi biscornu [Le Mémorial historique de la Noblesse a publié un document inédit annoté de la main du Roi, tiré des Archives du royaume, section historique, registre M 813 et carton M 814 ; il contient les Entrées . On y voit mon nom et celui de mon frère : il prouve que ma mémoire m'avait bien servi pour les dates. (N.d.A. 1840.)] .

Telle fut ma première vue de la ville et de la cour. La société me parut plus odieuse encore que je ne l'avais imaginé ; mais si elle m'effraya, elle ne me découragea pas ; je sentis confusément que j'étais supérieur à ce que j'avais aperçu. Je pris pour la cour un dégoût invincible ; ce dégoût, ou plutôt ce mépris que je n'ai pu cacher, m'empêchera de réussir, ou me fera tomber du plus haut point de ma carrière.

Au reste, si je jugeais le monde sans le connaître, le monde, à son tour, m'ignorait. Personne ne devina à mon début ce que je pouvais valoir, et quand je revins à Paris, on ne le devina pas davantage. Depuis ma triste célébrité, beaucoup de personnes m'ont dit : " Comme nous vous eussions remarqué, si nous vous avions rencontré dans votre jeunesse ! " Cette obligeante prétention n'est que l'illusion d'une renommée déjà faite. Les hommes se ressemblent à l'extérieur : en vain Rousseau nous dit qu'il possédait deux petits yeux tout charmants : il n'en est pas moins certain, témoin ses portraits, qu'il avait l'air d'un maître d'école ou d'un cordonnier grognon.

Pour en finir avec la cour, je dirai qu'après avoir revu la Bretagne et m'être venu fixer à Paris avec mes soeurs cadettes, Lucile et Julie, je m'enfonçai plus que jamais dans mes habitudes solitaires. On me demandera ce que devint l'histoire de ma présentation. Elle resta là. - Vous ne chassâtes donc plus avec le Roi ? - Pas plus qu'avec l'empereur de la Chine. - Vous ne retournâtes donc plus à Versailles ? - J'allai deux fois jusqu'à Sèvres ; le coeur me faillit, et je revins à Paris. - Vous ne tirâtes donc aucun parti de votre position ? - Aucun.

- Que faisiez-vous donc ? - Je m'ennuyais. - Ainsi, vous ne vous sentiez aucune ambition ? - Si fait : à force d'intrigues et de soucis, j'arrivai à la gloire d'insérer dans 1' Almanach des Muses une idylle dont l'apparition me pensa tuer d'espérance et de crainte. J'aurais donné tous les carrosses du Roi pour avoir composé la romance : O ma tendre musette ! ou : De mon berger volage .

Propre à tout pour les autres, bon à rien pour moi : me voilà.

 

1 L 4 Chapitre 10

Paris, juin 1821.

Passage en Bretagne. - Garnison de Dieppe. - Retour à Paris avec Lucile et Julie.

Tout ce qu'on vient de lire de ce livre quatrième a été écrit à Berlin. Je suis revenu à Paris pour le baptême du duc de Bordeaux, et j'ai donné la démission de mon ambassade par fidélité politique à M. de Villèle sorti du ministère. Rendu à mes loisirs, écrivons. A mesure que ces Mémoires se remplissent de mes années écoulées, ils me représentent le globe inférieur d'un sablier constatant ce qu'il y a de poussière tombée de ma vie : quand tout le sable sera passé, je ne retournerais pas mon horloge de verre, Dieu m'en eût-il donné la puissance.

La nouvelle solitude dans laquelle j'entrai en Bretagne après ma présentation, n'était plus celle de Combourg ; elle n'était ni aussi entière, ni aussi sérieuse, et pour tout dire, ni aussi forcée : il m'était loisible de la quitter ; elle perdait de sa valeur. Une vieille châtelaine armoriée, un vieux baron blasonné gardant dans un manoir féodal leur dernière fille et leur dernier fils, offraient ce que les Anglais appellent des caractères : rien de provincial, de rétréci dans cette vie, parce qu'elle n'était pas la vie commune.

Chez mes soeurs, la province se retrouvait au milieu des champs : on allait dansant de voisins en voisins, jouant la comédie dont j'étais quelquefois un mauvais acteur. L'hiver, il fallait subir à Fougères la société d'une petite ville, les bals, les assemblées, les dîners, et je ne pouvais pas, comme à Paris, être oublié.

D'un autre côté, je n'avais pas vu l'armée, la cour, sans qu'un changement se fût opéré dans mes idées : en dépit de mes goûts naturels, je ne sais quoi se débattant en moi contre l'obscurité me demandait de sortir de l'ombre. Julie avait la province en détestation ; l'instinct du génie et de la beauté poussait Lucile sur un plus grand théâtre.

Je sentais donc dans mon existence un malaise par qui j'étais averti que cette existence n'était pas ma destinée.

Cependant, j'aimais toujours la campagne, et celle de Marigny était charmante [Marigny a beaucoup changé depuis l'époque où ma soeur l'habitait. Il a été vendu, et appartient aujourd'hui à MM. de Pommereul, qui l'ont fait rebâtir et l'ont fort embelli.] . Mon régiment avait changé de résidence : le premier bataillon tenait garnison au Havre, le second à Dieppe ; je rejoignis celui-ci : ma présentation faisait de moi un personnage. Je pris goût à mon métier ; je travaillais à la manoeuvre ; on me confia des recrues que j'exerçais sur les galets au bord de la mer : cette mer a formé le fond du tableau dans presque toutes les scènes de ma vie.

La Martinière ne s'occupait à Dieppe ni de son homonyme Lamartinière , ni du P. Simon, lequel écrivait contre Bossuet, Port-Royal et les Bénédictins, ni de l'anatomiste Pecquet, que madame de Sévigné appelle le petit Pecquet ; mais La Martinière était amoureux à Dieppe comme à Cambrai : il dépérissait aux pieds d'une forte Cauchoise, dont la coiffe et le toupet avaient une demi-toise de haut. Elle n'était pas jeune : par un singulier hasard, elle s'appelait Cauchie, petite-fille apparemment de cette Dieppoise, Anne Cauchie, qui en 1645 était âgée de cent cinquante ans.

C'était en 1647 qu'Anne d'Autriche, voyant comme moi la mer par les fenêtres de sa chambre, s'amusait à regarder les brûlots se consumer pour la divertir. Elle laissait les peuples qui avaient été fidèles à Henri IV garder le jeune Louis XIV ; elle donnait à ces peuples des bénédictions infinies, malgré leur vilain langage normand .

On retrouvait à Dieppe quelques redevances féodales que j'avais vu payer à Combourg : il était dû au bourgeois Vauquelin trois têtes de porcs ayant chacun une orange entre les dents, et trois sous marqués de la plus ancienne monnaie connue.

Je revins passer un semestre à Fougères. Là régnait une fille noble, appelée mademoiselle de La Belinaye, tante de cette comtesse de Tronjoli, dont j'ai déjà parlé. Une agréable laide, soeur d'un officier au régiment de Condé, attira mes admirations : je n'aurais pas été assez téméraire pour élever mes voeux jusqu'à la beauté ; ce n'est qu'à la faveur des imperfections d'une femme que j'osais risquer un respectueux hommage.

Madame de Farcy, toujours souffrante, prit enfin la résolution d'abandonner la Bretagne. Elle détermina Lucile à la suivre ; Lucile, à son tour, vainquit mes répugnances : nous prîmes la route de Paris ; douce association des trois plus jeunes oiseaux de la couvée.

Mon frère était marié ; il demeurait chez son beau-père, le président de Rosambo, rue de Bondy. Nous convînmes de nous placer dans son voisinage : par l'entremise de M. Delisle de Sales, logé dans les pavillons de Saint-Lazare, au haut du faubourg Saint-Denis, nous arretâmes un appartement dans ces mêmes pavillons.

 

1 L 4 Chapitre 11

Paris, juin 1821.

Delisle de Sales. - Flins. - Vie d'un homme de lettres.

Madame de Farcy s'était accointée, je ne sais comment, avec Delisle de Sales, lequel avait été mis jadis à Vincennes pour des niaiseries philosophiques. A cette époque, on devenait un personnage quand on avait barbouillé quelques lignes de prose ou inséré un quatrain dans l' Almanach des Muses . Delisle de Sales, très brave homme, très cordialement médiocre, avait un grand relâchement d'esprit, et laissait aller sous lui ses années ; ce vieillard s'était composé une belle bibliothèque avec ses ouvrages, qu'il brocantait à l'étranger et que personne ne lisait à Paris. Chaque année, au printemps, il faisait ses remontes d'idées en Allemagne. Gras et débraillé, il portait un rouleau de papier crasseux que l'on voyait sortir de sa poche ; il y consignait au coin des rues sa pensée du moment. Sur le piédestal de son buste en marbre, il avait tracé de sa main cette inscription, empruntée au buste de Buffon : Dieu, l ' homme, la nature, il a tout expliqué . Delisle de Sales tout expliqué ! Ces orgueils sont bien plaisants, mais bien décourageants. Qui se peut flatter d'avoir un talent véritable ? Ne pouvons-nous pas être, tous tant que nous sommes, sous l'empire d'une illusion semblable à celle de Delisle de Sales ? Je parierais que tel auteur qui lit cette phrase, se croit un écrivain de génie, et n'est pourtant qu'un sot.

Si je me suis trop longuement étendu sur le compte du digne homme des pavillons de Saint-Lazare, c'est qu'il fut le premier littérateur que je rencontrai : il m'introduisit dans la société des autres.

La présence de mes deux soeurs me rendit le séjour de Paris moins insupportable ; mon penchant pour l'étude affaiblit encore mes dégoûts. Delisle de Sales me semblait un aigle. Je vis chez lui Carbon Flins des Oliviers, qui tomba amoureux de madame de Farcy. Elle s'en moquait ; il prenait bien la chose, car il se piquait d'être de bonne compagnie. Flins me fit connaître Fontanes, son ami, qui est devenu le mien.

Fils d'un maître des eaux et forêts de Reims, Flins avait reçu une éducation négligée ; au demeurant, homme d'esprit et parfois de talent. On ne pouvait voir quelque chose de plus laid : court et bouffi, de gros yeux saillants, des cheveux hérissés, des dents sales, et malgré cela l'air pas trop ignoble. Son genre de vie, qui était celui de presque tous les gens de lettres de Paris à cette époque, mérite d'être raconté.

Flins occupait un appartement rue Mazarine, assez près de Laharpe, qui demeurait rue Guénégaud. Deux Savoyards, travestis en laquais par la vertu d'une casaque de livrée, le servaient ; le soir, ils le suivaient, et introduisaient les visites chez lui le matin. Flins allait régulièrement au Théâtre-Français, alors placé à l'Odéon, et excellent surtout dans la comédie. Brizard venait à peine de finir ; Talma commençait ; Larive, Saint-Phal, Fleury, Molé, Dazincourt, Dugazon, Grandmesnil, mesdames Contat, Saint-Val, Desgarcins, Olivier, étaient dans toute la force du talent, en attendant mademoiselle Mars, fille de Monvel, prête à débuter au théâtre Montansier. Les actrices protégeaient les auteurs et devenaient quelquefois l'occasion de leur fortune.

Flins, qui n'avait qu'une petite pension de sa famille, vivait de crédit. Vers les vacances du Parlement, il mettait en gage les livrées de ses Savoyards, ses deux montres, ses bagues et son linge, payait avec le prêt ce qu'il devait, partait pour Reims, y passait trois mois, revenait à Paris, retirait au moyen de l'argent que lui donnait son père, ce qu'il avait déposé au Mont-de-Piété, et recommençait le cercle de cette vie, toujours gai et bien reçu.

 

1 L 4 Chapitre 12

Paris, juin 1821.

Gens de lettres. - Portraits.

Dans le cours des deux années qui s'écoulèrent depuis mon établissement à Paris jusqu'à l'ouverture des Etats-Généraux, cette société s'élargit. Je savais par coeur les élégies du chevalier de Parny, et je les sais encore. Je lui écrivis pour lui demander la permission de voir un poète dont les ouvrages faisaient mes délices ; il me répondit poliment : je me rendis chez lui rue de Cléry.

Je trouvai un homme assez jeune encore, de très bon ton, grand, maigre, le visage marqué de petite-vérole. Il me rendit ma visite ; je le présentai à mes soeurs. Il aimait peu la société et il en fut bientôt chassé par la politique : il était alors du vieux parti. Je n'ai point connu d'écrivain qui fût plus semblable à ses ouvrages : poète et créole, il ne lui fallait que le ciel de l'Inde, une fontaine, un palmier et une femme. Il redoutait le bruit, cherchait à glisser dans la vie sans être aperçu, sacrifiait tout à sa paresse, et n'était trahi dans son obscurité, que par ses plaisirs qui touchaient en passant sa lyre :

Que notre vie heureuse et fortunée

Coule en secret, sous l'aile des amours,

Comme un ruisseau qui, murmurant à peine,

Et dans son lit resserrant tous ses flots

Cherche avec soin l'ombre des arbrisseaux,

Et n'ose pas se montrer dans la plaine.

C'est cette impossibilité de se soustraire à son indolence qui de furieux aristocrate, rendit le chevalier de Parny misérable révolutionnaire, attaquant la religion persécutée et les prêtres à l'échafaud, achetant son repos à tout prix, et prêtant à la muse qui chanta Eléonore le langage de ces lieux où Camille Desmoulins allait marchander ses amours.

L'auteur de l' Histoire de la littérature italienne , qui s'insinua dans la Révolution à la suite de Chamfort, nous arriva par ce cousinage que tous les Bretons ont entre eux. Ginguené vivait dans le monde sur la réputation d'une pièce de vers assez gracieuse, la Confession de Zulmé, qui lui valut une chétive place dans les bureaux de M. de Necker ; de là sa pièce sur son entrée au contrôle général. Je ne sais qui disputait à Ginguené son titre de gloire, la Confession de Zulmé ; mais dans le fait il lui appartenait.

Le poète rennais savait bien la musique et composait des romances. D'humble qu'il était, nous vîmes croître son orgueil, à mesure qu'il s'accrochait à quelqu'un de connu. Vers le temps de la convocation des Etats-Généraux, Chamfort l'employa à barbouiller des articles pour des journaux et des discours pour des clubs : il se fit superbe. A la première fédération il disait : " Voilà une belle fête ! on devrait pour mieux l'éclairer brûler quatre aristocrates aux quatre coins de l'autel. " Il n'avait pas l'initiative de ces voeux ; longtemps avant lui, le ligueur Louis Dorléans avait écrit dans son Banquet du comte d ' Arête : " qu'il fallait attacher en guise de fagots les ministres protestants à l'arbre du feu de Saint-Jean et mettre le roy Henry IV dans le muids où l'on mettait les chats ".

Ginguené eut une connaissance anticipée des meurtres révolutionnaires. Madame Ginguené prévint mes soeurs et ma femme du massacre qui devait avoir lieu aux Carmes et leur donna asile : elles demeuraient cul-de-sac Férou, dans le voisinage du lieu où l'on devait égorger.

Après la Terreur, Ginguené devint quasi chef de l'instruction publique. Ce fut alors qu'il chanta l ' Arbre de la liberté au Cadran-Bleu, sur l'air : Je l ' ai planté, je l ' ai vu naître . On le jugea assez béat de philosophie pour une ambassade auprès d'un de ces rois qu'on découronnait. Il écrivait de Turin à M. de Talleyrand qu'il avait vaincu un préjugé : il avait fait recevoir sa femme en pet-en-l'air à la cour. Tombé de la médiocrité dans l'importance, de l'importance dans la niaiserie, et de la niaiserie dans le ridicule, il a fini ses jours littérateur distingué comme critique, et, ce qu'il y a de mieux, écrivain indépendant dans la Décade : la nature l'avait remis à la place d'où la société l'avait mal à propos tiré. Son savoir est de seconde main, sa prose lourde, sa poésie correcte et quelquefois agréable.

Ginguené avait un ami, le poète Lebrun. Ginguené protégeait Lebrun, comme un homme de talent, qui connaît le monde, protège la simplicité d'un homme de génie ; Lebrun, à son tour, répandait ses rayons sur les hauteurs de Ginguené. Rien n'était plus comique que le rôle de ces deux compères, se rendant, par un doux commerce, tous les services que se peuvent rendre deux hommes supérieurs dans des genres divers.

Lebrun était tout bonnement un faux monsieur de l'Empyrée ; sa verve était aussi froide que ses transports étaient glacés. Son Parnasse, chambre haute dans la rue Montmartre, offrait pour tout meuble des livres entassés pêle-mêle sur le plancher, un lit de sangle dont les rideaux, formés de deux serviettes sales, pendillaient sur une tringle de fer rouillé, et la moitié d'un pot à l'eau accotée contre un fauteuil dépaillé. Ce n'est pas que Lebrun ne fût à son aise, mais il était avare et adonné à des femmes de mauvaise vie.

Au souper antique de M. de Vaudreuil, il joua le personnage de Pindare. Parmi ses poésies lyriques, on trouve des strophes énergiques ou élégantes, comme dans l'ode sur le vaisseau le Vengeur et dans l'ode sur les Environs de Paris. Ses élégies sortent de sa tête, rarement de son âme ; il a l'originalité recherchée, non l'originalité naturelle ; il ne crée rien qu'à force d'art ; il se fatigue à pervertir le sens des mots et à les conjoindre par des alliances monstrueuses. Lebrun n'avait de vrai talent que pour la satire ; son épître sur la bonne et la mauvaise plaisanterie a joui d'un renom mérité. Quelques-unes de ses épigrammes sont à mettre auprès de celles de J.-B. Rousseau ; Laharpe surtout l'inspirait. Il faut encore lui rendre une autre justice : il fut indépendant sous Bonaparte, et il reste de lui, contre l'oppresseur de nos libertés, des vers sanglants.

Mais, sans contredit, le plus bilieux des gens de lettres que je connus à Paris à cette époque était Chamfort ; atteint de la maladie qui a fait les Jacobins, il ne pouvait pardonner aux hommes le hasard de sa naissance. Il trahissait la confiance des maisons où il était admis ; il prenait le cynisme de son langage pour la peinture des moeurs de la cour. On ne pouvait lui contester de l'esprit et du talent mais de cet esprit et de ce talent qui n'atteignent point la postérité. Quand il vit que sous la Révolution il n'arrivait à rien, il tourna contre lui-même les mains qu'il avait levées sur la société. Le bonnet rouge ne parut plus à son orgueil qu'une autre espèce de couronne, le sans-culottisme qu'une sorte de noblesse, dont les Marat et les Robespierre étaient les grands seigneurs. Furieux de retrouver l'inégalité des rangs jusque dans le monde des douleurs et des larmes, condamné à n'être encore qu'un vilain dans la féodalité des bourreaux, il se voulut tuer pour échapper aux supériorités du crime ; il se manqua : la mort se rit de ceux qui l'appellent et qui la confondent avec le néant.

Je n'ai connu l'abbé Delille qu'en 1798 à Londres et n'ai vu ni Rulhière, qui vit par madame d'Egmont et qui la fait vivre, ni Palissot, ni Beaumarchais, ni Marmontel. Il en est ainsi de Chénier que je n'ai jamais rencontré, qui m'a beaucoup attaqué, auquel je n'ai jamais répondu, et dont la place à l'Institut devait produire une des crises de ma vie.

Lorsque je relis la plupart des écrivains du dix-huitième siècle, je suis confondu et du bruit qu'ils ont fait et de mes anciennes admirations. Soit que la langue ait avancé, soit qu'elle ait rétrogradé, soit que nous ayons marché vers la civilisation, ou battu en retraite vers la barbarie, il est certain que je trouve quelque chose d'usé, de passé, de grisaillé, d'inanimé, de froid dans les auteurs qui firent les délices de ma jeunesse. Je trouve même dans les plus grands écrivains de l'âge voltairien des choses pauvres de sentiment de pensée et de style.

A qui m'en prendre de mon mécompte ? J'ai peur d'avoir été le premier coupable : novateur né, j'aurai peut-être communiqué aux générations nouvelles la maladie dont j'étais atteint. Epouvanté, j'ai beau crier à mes enfants : " N'oubliez pas le français ! " Ils me répondent comme le Limousin à Pantagruel : " qu'ils viennent de l'alme, inclyte et célèbre académie que l'on vocite Lutèce ".

Cette manie de gréciser et de latiniser notre langue n'est pas nouvelle, comme on le voit : Rabelais la guérit elle reparut dans Ronsard. Boileau l'attaqua. De nos jours elle a ressuscité par la science. Nos révolutionnaires grands Grecs par nature, ont obligé nos marchands et nos paysans à apprendre les hectares, les hectolitres les kilomètres, les millimètres, les décagrammes : la politique a ronsardisé .

l'aurais pu parler ici de M. de Laharpe, que je connus alors et sur lequel je reviendrai ; j'aurais pu ajouter à la galerie de mes portraits celui de Fontanes ; mais bien que mes relations avec cet excellent homme prissent naissance en 1789, ce ne fut qu'en Angleterre que je me liai avec lui d'une amitié toujours accrue par la mauvaise fortune jamais diminuée par la bonne ; je vous en entretiendrai plus tard dans toute l'effusion de mon coeur, je n'aurai à peindre que des talents qui ne consolent plus la terre. La mort de mon ami est survenue au moment où mes souvenirs me conduisaient à retracer le commencement de sa vie. Notre existence est d'une telle fuite, que si nous n'écrivons pas le soir l'événement du matin, le travail nous encombre et nous n'avons plus le temps de le mettre à jour. Cela ne nous empêche pas de gaspiller nos années, de jeter au vent ces heures qui sont pour l'homme les semences de l'éternité.

 

1 L 4 Chapitre 13

Paris, juin 1821.

Famille Rosambo. - M. de Malesherbes : sa prédilection pour Lucile. - Apparition et changement de ma sylphide.

Si mon inclination et celle de mes deux soeurs m'avaient jeté dans cette société littéraire, notre position nous forçait d'en fréquenter une autre ; la famille de la femme de mon frère fut naturellement pour nous le centre de cette dernière société.

Le président Le Pelletier de Rosambo, mort depuis avec tant de courage, était, quand j'arrivai à Paris, un modèle de légèreté. A cette époque, tout était dérangé dans les esprits et dans les moeurs, symptôme d'une révolution prochaine. Les magistrats rougissaient de porter la robe et tournaient en moquerie la gravité de leurs pères. Les Lamoignon, les Molé, les Séguier, les d'Aguesseau voulaient combattre et ne voulaient plus juger.

Les présidentes, cessant d'être de vénérables mères de famille, sortaient de leurs sombres hôtels pour devenir femmes à brillantes aventures. Le prêtre, en chaire, évitait le nom de Jésus-Christ et ne parlait que du législateur des chrétiens ; les ministres tombaient les uns sur les autres ; le pouvoir glissait de toutes les mains. Le suprême bon ton était d'être Américain à la ville, Anglais à la cour, Prussien à l'armée ; d'être tout, excepté Français. Ce que l'on faisait, ce que l'on disait, n'était qu'une suite d'inconséquences. On prétendait garder des abbés commandataires, et l'on ne voulait point de religion ; nul ne pouvait être officier s'il n'était gentilhomme, et l'on déblatérait contre la noblesse ; on introduisait l'égalité dans les salons et les coups de bâton dans les camps.

M. de Malesherbes avait trois filles, mesdames de Rosambo, d'Aulnay, de Montboissier : il aimait de préférence madame de Rosambo, à cause de la ressemblance de ses opinions avec les siennes. Le président de Rosambo avait également trois filles, mesdames de Chateaubriand, d'Aulnay, de Tocqueville, et un fils dont l'esprit brillant s'est recouvert de la perfection chrétienne. M. de Malesherbes se plaisait au milieu de ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Mainte fois, au commencement de la Révolution, je l'ai vu arriver chez madame de Rosambo, tout échauffé de politique, jeter sa perruque, se coucher sur le tapis de la chambre de ma belle-soeur, et se laisser lutiner avec un tapage affreux par les enfants ameutés. Ç'aurait été du reste un homme assez vulgaire dans ses manières, s'il n'eût eu certaine brusquerie qui le sauvait de l'air commun : à la première phrase qui sortait de sa bouche, on sentait l'homme d'un vieux nom et le magistrat supérieur. Ses vertus naturelles s'étaient un peu entachées d'affectation par la philosophie qu'il y mêlait. Il était plein de science, de probité et de courage ; mais bouillant, passionné au point qu'il me disait un jour en parlant de Condorcet : " Cet homme a été mon ami ; aujourd'hui, je ne me ferais aucun scrupule de le tuer comme un chien. " Les flots de la Révolution le débordèrent, et sa mort a fait sa gloire. Ce grand homme serait demeuré caché dans ses mérites, si le malheur ne l'eût décelé à la terre. Un noble Vénitien perdit la vie en retrouvant ses titres dans l'éboulement d'un vieux palais.

Les franches façons de M. de Malesherbes m'ôtèrent toute contrainte. Il me trouva quelque instruction ; nous nous touchâmes par ce premier point : nous parlions de botanique et de géographie, sujets favoris de ses conversations. C'est en m'entretenant avec lui que je conçus l'idée de faire un voyage dans l'Amérique du Nord pour découvrir la mer vue par Hearne et depuis par Mackenzie [Dans ces dernières années, naviguée par le capitaine Franklin et le capitaine Parry. (N.d.A.1831)] . Nous nous entendions aussi en politique : les sentiments généreux du fond de nos premiers troubles allaient à l'indépendance de mon caractère ; l'antipathie naturelle que je ressentais pour la cour ajoutait force à ce penchant. J'étais du côté de M. de Malesherbes et de madame de Rosambo, contre M. de Rosambo et contre mon frère, à qui l'on donna le surnom de l' enragé Chateaubriand. La Révolution m'aurait entraîné, si elle n'eût débuté par des crimes : je vis la première tête portée au bout d'une pique, et je reculai. Jamais le meurtre ne sera à mes yeux un objet d'admiration et un argument de liberté ; je ne connais rien de plus servile, de plus méprisable, de plus lâche, de plus borné qu'un terroriste. N'ai-je pas rencontré en France toute cette race de Brutus au service de César et de sa police ? Les niveleurs, régénérateurs, égorgeurs, étaient transformés en valets, espions, sycophantes, et moins naturellement encore en ducs, comtes et barons : quel moyen âge !

Enfin, ce qui m'attacha davantage à l'illustre vieillard, ce fut sa prédilection pour ma soeur : malgré la timidité de la comtesse Lucile, on parvint, à l'aide d'un peu de vin de Champagne, à lui faire jouer un rôle dans une petite pièce, à l'occasion de la fête de M. de Malesherbes ; elle se montra si touchante que le bon et grand homme en avait la tête tournée. Il poussait plus que mon frère même à sa translation du chapitre d'Argentière à celui de Remiremont, où l'on exigeait les preuves rigoureuses et difficiles des seize quartiers . Tout philosophe qu'il était, M. de Malesherbes avait à un haut degré les principes de la naissance.

Il faut étendre dans l'espace d'environ deux années cette peinture des hommes et de la société à mon apparition dans le monde, entre la clôture de la première assemblée des Notables, le 25 mai 1787, et l'ouverture des Etats-Généraux, le 5 mai 1789. Pendant ces deux années, mes soeurs et moi, nous n'habitâmes constamment ni Paris, ni le même lieu dans Paris. Je vais maintenant rétrograder et ramener mes lecteurs en Bretagne.

Du reste, j'étais toujours affolé de mes illusions ; si mes bois me manquaient, les temps passés, au défaut des lieux lointains, m'avaient ouvert une autre solitude. Dans le vieux Paris, dans les enceintes de Saint-Germain-des-Prés, dans les cloîtres des couvents, dans les caveaux de Saint-Denis, dans la Sainte-Chapelle, dans Notre-Dame, dans les petites rues de la Cité, à la porte obscure d'Héloïse, je revoyais mon enchanteresse ; mais elle avait pris, sous les arches gothiques et parmi les tombeaux, quelque chose de la mort : elle était pâle, elle me regardait avec des yeux tristes ; ce n'était plus que l'ombre ou les mânes du rêve que j'avais aimé.

 

1 L 5 Livre cinquième

1. Premiers mouvements politiques en Bretagne. - Coup d'oeil sur l'histoire de la monarchie. - 2. Constitution des Etats de Bretagne. - Tenue des Etats. - 3. Revenu du Roi en Bretagne. - Revenu particulier de la province. - Le fouage. - J'assiste pour la première fois à une réunion politique. - Scène. - 4. Ma mère retirée à Saint-Malo. - 5. Cléricature. - Environs de Saint-Malo. - 6. Le revenant. - Le malade. - 7. Etats de Bretagne en 1789. - Insurrection. - Saint-Riveul, mon camarade de collège, est tué. - 8. Année 1789. - Voyage de Bretagne à Paris. - Mouvement sur la route. - Aspect de Paris. - Renvoi de M. Necker. - Versailles. - Joie de la famille royale. - Insurrection générale. - Prise de la Bastille. - 9. Effet de la prise de la Bastille sur la cour. - Têtes de Foulon et de Berthier. - 10. Rappel de M. Necker. - Séance du 4 août 1789. - Journée du 5 octobre. - Le Roi est amené à Paris. - 11. Assemblée constituante. - 12. Mirabeau. - 13. Séances de l'Assemblée nationale. - Robespierre. - 14. Société. - Aspect de Paris. - 15. Ce que je faisais au milieu de tout ce bruit. - Mes jours solitaires. - Mademoiselle Monet. - J'arrête avec M. de Malesherbes le plan de mon voyage en Amérique. - Bonaparte et moi, sous-lieutenants ignorés. - Le marquis de La Rouërie. - Je m'embarque à Saint-Malo. - Dernières pensées en quittant la terre natale.

 

1 L 5 Chapitre 1

Paris, septembre 1821.

Revu en décembre 1846.

Premiers mouvements politiques en Bretagne. - Coup d'oeil sur l'histoire de la monarchie.

Mes différentes résidences en Bretagne, dans les années 1787 et 1788, commencèrent mon éducation politique. On retrouvait dans les Etats de province le modèle des Etats-Généraux : aussi les troubles particuliers qui annoncèrent ceux de la nation éclatèrent-ils dans deux pays d'Etats, la Bretagne et le Dauphiné.

La transformation qui se développait depuis deux cents ans touchait à son terme : la France passée de la monarchie féodale à la monarchie des Etats-Généraux, de la monarchie des Etats-Généraux à la monarchie des parlements, de la monarchie des parlements à la monarchie absolue, tendait à la monarchie représentative, à travers la lutte de la magistrature contre la puissance royale.

Le parlement Maupeou, l'établissement des assemblées provinciales, avec le vote par tête, la première et la seconde assemblées des Notables, la Cour plénière, la formation des grands bailliages, la réintégration civile des protestants, l'abolition partielle de la torture, celle des corvées, l'égale répartition du payement de l'impôt, étaient des preuves successives de la révolution qui s'opérait. Mais alors, on ne voyait pas l'ensemble des faits : chaque événement paraissait un accident isolé. A toutes les périodes historiques, il existe un esprit-principe. En ne regardant qu'un point, on n'aperçoit pas les rayons convergeant au centre de tous les autres points ; on ne remonte pas jusqu'à l'agent caché qui donne la vie et le mouvement général, comme l'eau ou le feu dans les machines : c'est pourquoi, au début des révolutions, tant de personnes croient qu'il suffirait de briser telle roue pour empêcher le torrent de couler ou la vapeur de faire explosion.

Le dix-huitième siècle, siècle d'action intellectuelle, non d'action matérielle, n'aurait pas réussi à changer si promptement les lois, s'il n'eût rencontré son véhicule : les parlements, et notamment le parlement de Paris, devinrent les instruments du système philosophique. Toute opinion meurt impuissante ou frénétique, si elle n'est logée dans une assemblée qui la rend pouvoir, la munit d'une volonté, lui attache une langue et des bras. C'est et ce sera toujours par des corps légaux ou illégaux qu'arrivent et arriveront les révolutions.

Les parlements avaient leur cause à venger : la monarchie absolue leur avait ravi une autorité usurpée sur les Etats-Généraux. Les enregistrements forcés, les lits de justice, les exils, en rendant les magistrats populaires, les poussaient à demander des libertés dont au fond ils n'étaient pas sincères partisans. Ils réclamaient les Etats-Généraux, n'osant avouer qu'ils désiraient pour eux-mêmes la puissance législative et politique ; ils hâtaient de la sorte la résurrection d'un corps dont ils avaient recueilli l'héritage, lequel, en reprenant la vie, les réduirait tout d'abord à leur propre spécialité, la justice. Les hommes se trompent presque toujours dans leur intérêt, qu'ils se meuvent par sagesse ou passion : Louis XVI rétablit les parlements qui le forcèrent à appeler les Etats-Généraux ; les Etats-Généraux, transformés en Assemblée nationale et bientôt en Convention, détruisirent le trône et les parlements, envoyèrent à la mort et les juges et le monarque de qui émanait la justice. Mais Louis XVI et les parlements en agirent de la sorte, parce qu'ils étaient, sans le savoir, les moyens d'une révolution sociale.

L'idée des Etats-Généraux était donc dans toutes les têtes, seulement on ne voyait pas où cela allait. Il était question, pour la foule, de combler un déficit que le moindre banquier aujourd'hui se chargerait de faire disparaître. Un remède si violent, appliqué à un mal si léger, prouve qu'on était emporté vers des régions politiques inconnues. Pour l'année 1786, seule année dont l'état financier soit bien avéré, la recette était de 412 924 000 livres, la dépense de 593 542 000 livres ; déficit 180 618 000 livres, réduit à 140 millions, par 40 618 000 livres d'économie. Dans ce budget, la maison du Roi est portée à l'immense somme de 37 200 000 livres : les dettes des princes, les acquisitions de châteaux et les déprédations de la cour étaient la cause de cette surcharge.

On voulait avoir les Etats-Généraux dans leur forme de 1614. Les historiens citent toujours cette forme, comme si, depuis 1614, on n'avait jamais ouï parler des Etats-Généraux, ni réclamé leur convocation. Cependant, en 1651, les ordres de la noblesse et du clergé, réunis à Paris, demandèrent les Etats-Généraux. Il existe un gros recueil des actes et des discours faits et prononcés alors. Le parlement de Paris, tout-puissant à cette époque, loin de seconder le voeu des deux premiers ordres, cassa leurs assemblées comme illégales ; ce qui était vrai.

Et puisque je suis sur ce chapitre, je veux noter un autre fait grave, échappé à ceux qui se sont mêlés et qui se mêlent d'écrire l'histoire de France, sans la savoir. On parle des trois ordres, comme constituant essentiellement les Etats dits généraux. Eh bien, il arrivait souvent que des bailliages ne nommaient des députés que pour un ou deux ordres. En 1614, le bailliage d'Amboise n'en nomma ni pour le clergé, ni pour la noblesse ; le bailliage de Châteauneuf-en-Thimerais n'en envoya ni pour le clergé, ni pour le tiers-état ; Le Puy, La Rochelle, le Lauraguais, Calais, la Haute-Marche Châtellerault firent défaut pour le clergé, et Montdidier et Roye pour la noblesse. Néanmoins, les Etats de 1614 furent appelés Etats-Généraux . Aussi les anciennes chroniques, s'exprimant d'une manière plus correcte, disent, en parlant de nos assemblées nationales, ou les trois Etats , ou les notables bourgeois , ou les barons et les évêques , selon l'occurrence, et elles attribuent à ces assemblées ainsi composées la même force législative. Dans les diverses provinces, souvent le tiers, tout convoqué qu'il était, ne députait pas, et cela par une raison inaperçue, mais fort naturelle. Le tiers s'était emparé de la magistrature ; il en avait chassé les gens d'épée ; il y régnait d'une manière absolue, excepté dans quelques parlements nobles, comme juge, avocat, procureur, greffier, clerc, etc. ; il faisait les lois civiles et criminelles, et, à l'aide de l'usurpation parlementaire, il exerçait même le pouvoir politique. La fortune, l'honneur et la vie des citoyens relevaient de lui : tout obéissait à ses arrêts, toute tête tombait sous le glaive de ses justices. Quand donc il jouissait isolément d'une puissance sans bornes, qu'avait-il besoin d'aller chercher une faible portion de cette puissance dans des assemblées où il n'avait paru qu'à genoux ?

Le peuple, métamorphosé en moine, s'était réfugié dans les cloîtres, et gouvernait la société par l'opinion religieuse ; le peuple métamorphosé en collecteur et en banquier, s'était réfugié dans la finance, et gouvernait la société par l'argent ; le peuple, métamorphosé en magistrat, s'était réfugié dans les tribunaux, et gouvernait la société par la loi. Ce grand royaume de France, aristocrate dans ses parties ou ses provinces, était démocrate dans son ensemble sous la direction de son roi. avec lequel il s'entendait à merveille et marchait presque toujours d'accord. C'est ce qui explique sa longue existence. Il y a toute une nouvelle histoire de France à faire ou plutôt l'histoire de France n'est pas faite.

Toutes les grandes questions mentionnées ci-dessus étaient particulièrement agitées dans les années 1786, 1787 et 1788. Les têtes de mes compatriotes trouvaient dans leur vivacité naturelle, dans les privilèges de la province, du clergé et de la noblesse, dans les collisions du parlement et des Etats, abondante matière d'inflammation. M. de Calonne, un moment intendant de la Bretagne, avait augmenté les divisions en favorisant la cause du tiers-état. M. de Montmorin et M. de Thiard étaient des commandants trop faibles pour faire dominer le parti de la cour. La noblesse se coalisait avec le parlement, qui était noble ; tantôt elle résistait à M. Necker, à M. de Calonne, à l'archevêque de Sens ; tantôt elle repoussait le mouvement populaire, que sa résistance première avait favorisé. Elle s'assemblait, délibérait, protestait ; les communes ou municipalités s'assemblaient, délibéraient, protestaient en sens contraire. L'affaire particulière du fouage , en se mêlant aux affaires générales, avait accru les inimitiés. Pour comprendre ceci, il est nécessaire d'expliquer la constitution du duché de Bretagne.

 

1 L 5 Chapitre 2

Paris, septembre 1821.

Constitution des Etats de Bretagne. - Tenue des Etats.

Les Etats de Bretagne ont plus ou moins varié dans leur forme comme tous les Etats de l'Europe féodale, auxquels ils ressemblaient.

Les rois de France furent substitués aux droits des ducs de Bretagne. Le contrat de mariage de la duchesse Anne, de l'an 1491, n'apporta pas seulement la Bretagne en dot à la couronne de Charles VIII et de Louis XII mais il stipula une transaction, en vertu de laquelle fut terminé un différend qui remontait à Charles de Blois et au comte de Montfort. La Bretagne prétendait que les filles héritaient au duché ; la France soutenait que la succession n'avait lieu qu'en ligne masculine ; que celle-ci venant de s'éteindre, la Bretagne, comme grand fief faisait retour à la couronne. Charles VIII et Anne, ensuite Anne et Louis XII, se cédèrent mutuellement leurs droits ou prétentions. Claude, fille d'Anne et de Louis XII, qui devint femme de François ler, laissa en mourant le duché de Bretagne à son mari. François Ier, d'après la prière des Etats assemblés à Vannes unit, par édit publié à Nantes en 1532, le duché de Bretagne à la couronne de France, garantissant à ce duché ses libertés et privilèges.

A cette époque les Etats de Bretagne étaient réunis tous les ans : mais en 1630, la réunion devint bisannuelle. Le gouverneur proclamait l'ouverture des Etats. Les trois ordres s'assemblaient, selon les lieux, dans une église ou dans les salles d'un couvent. Chaque ordre délibérait à part : c'étaient trois assemblées particulières avec leurs diverses tempêtes, qui se convertissaient en ouragan général quand le clergé, la noblesse et le tiers venaient à se réunir. La cour soufflait la discorde, et dans ce champ resserré, comme dans une plus vaste arène, les talents, les vanités et les ambitions étaient en jeu.

Le père Grégoire de Rostrenen, capucin, dans la dédicace de son Dictionnaire français-breton , parle de la sorte à nos seigneurs les Etats de Bretagne :

" S'il ne convenait qu'à l'orateur romain de louer dignement l'auguste assemblée du sénat de Rome, me convenait-il de hasarder l'éloge de votre auguste assemblée qui nous retrace si dignement l'idée de ce que l'ancienne et la nouvelle Rome avaient de majestueux et de respectable ? "

Rostrenen prouve que le celtique est une de ces langues primitives que Gomer, fils aîné de Japhet, apporta en Europe, et que les Bas-Bretons, malgré leur taille, descendent des géants. Malheureusement, les enfants bretons de Gomer, longtemps séparés de la France, ont laissé dépérir une partie de leurs vieux titres : leurs chartes, auxquelles ils ne mettaient pas une assez grande importance comme les liant à l'histoire générale, manquent trop souvent de cette authenticité à laquelle les déchiffreurs de diplômes attachent de leur côté beaucoup trop de prix.

Le temps de la tenue des Etats en Bretagne était un temps de galas et de bals : on mangeait chez M. le commandant, on mangeait chez M. le président de la noblesse, on mangeait chez M. le président du clergé, on mangeait chez M. le trésorier des Etats, on mangeait chez M. l'intendant de la province, on mangeait chez M. le président du parlement ; on mangeait partout : et l'on buvait ! A de longues tables de réfectoire se voyaient assis des du Guesclin laboureurs, des Duguay-Trouin matelots portant au côté leur épée de fer à vieille garde ou leur petit sabre d'abordage. Tous les gentilshommes assistant aux Etats en personne ne ressemblaient pas mal à une diète de Pologne, de la Pologne à pied, non à cheval, diète de Scythes, non de Sarmates.

Malheureusement, on jouait trop. Les bals ne discontinuaient. Les Bretons sont remarquables par leurs danses et par les airs de ces danses. Madame de Sévigné a peint nos ripailles politiques au milieu des landes comme ces festins des fées et des sorciers qui avaient lieu la nuit sur les bruyères :

" Vous aurez maintenant, écrit-elle, des nouvelles de nos Etats pour votre peine d'être Bretonne. M. de Chaulnes arriva dimanche au soir, au bruit de tout ce qui peut en faire à Vitré : le lundi matin il m'écrivit une lettre ; j'y fis réponse par aller dîner avec lui. On mange à deux tables dans le même lieu ; il y a quatorze couverts à chaque table. Monsieur en tient une et Madame l'autre. La bonne chère est excessive, on remporte les plats de rôti tout entiers ; et pour les pyramides de fruits il faut faire hausser les portes. Nos pères ne prévoyaient pas ces sortes de machines puisque même ils ne comprenaient pas qu'il fallût qu'une porte fût plus haute qu'eux... Après le dîner, MM. de Lomaria et Coëtlogon dansèrent avec deux Bretonnes des passe-pieds merveilleux, et des menuets, d'un air que les courtisans n'ont pas à beaucoup près : ils y font des pas de Bohémiens et de Bas-Bretons avec une délicatesse et une justesse qui charment... C'est un jeu, une chère, une liberté jour et nuit qui attirent tout le monde. Je n'avais jamais vu les Etats ; c'est une assez belle chose. Je ne crois pas qu'il y ait une province rassemblée qui ait un aussi grand air que celle-ci ; elle doit être bien pleine, du moins, car il n'y en a pas un seul à la guerre ni à la cour ; il n'y a que le petit guidon (M. de Sévigné le fils) qui peut-être y reviendra un jour comme les autres... Une infinité de présents, des pensions, des réparations de chemins et de villes, quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande braverie : voilà les Etats. J'oublie trois ou quatre cents pipes de vin qu'on y boit. "

Les Bretons ont de la peine à pardonner à madame de Sévigné ses moqueries. Je suis moins rigoureux ; mais je n'aime pas qu'elle dise : " Vous me parlez bien plaisamment de nos misères ; nous ne sommes plus si roués : un en huit jours seulement, pour entretenir la justice. Il est vrai que la penderie me paraît maintenant un rafraîchissement. " C'est pousser trop loin l'agréable langage de cour : Barrère parlait avec la même grâce de la guillotine. En 1793, les noyades de Nantes s'appelaient des mariages républicains : le despotisme populaire reproduisait l'aménité de style du despotisme royal.

Les fats de Paris, qui accompagnaient aux Etats messieurs les gens du Roi, racontaient que nous autres hobereaux nous faisions doubler nos poches de fer-blanc, afin de porter à nos femmes les fricassées de poulet de M. le commandant. On payait cher ces railleries. Un comte de Sabran était naguère resté sur la place, en échange de ses mauvais propos. Ce descendant des troubadours et des rois provençaux, grand comme un Suisse, se fit tuer par un petit chasse-lièvre du Morbihan, de la hauteur d'un Lapon. Ce Ker ne le cédait point à son adversaire en généalogie : si saint Elzéar de Sabran était proche parent de saint Louis, saint Corentin, grand-oncle du très noble Ker , était évêque de Quimper sous le roi Gallon II, trois cents ans avant Jésus-Christ.

 

1 L 5 Chapitre 3

Revenu du Roi en Bretagne. - Revenu particulier de la province. - Le fouage. - J'assiste pour la première fois à une réunion politique. - Scène.

Le revenu du Roi, en Bretagne, consistait dans le don gratuit, variable selon les besoins ; dans le produit du domaine de la couronne, qu'on pouvait évaluer de trois à quatre cent mille francs ; dans la perception du timbre, etc.

La Bretagne avait ses revenus particuliers, qui lui servaient à faire face à ses charges : le grand et le petit devoir , qui frappaient les liquides et le mouvement des liquides fournissant deux millions annuels ; enfin, les sommes rentrant par le fouage . On ne se doute guère de l'importance du fouage dans notre histoire ; cependant, il fut à la révolution de France ce que fut le timbre à la révolution des Etats-Unis.

Le fouage (census pro singulis focis exactus) était un cens, ou une espèce de taille, exigé par chaque feu sur les biens roturiers. Avec le fouage graduellement augmenté se payaient les dettes de la province. En temps de guerre les dépenses s'élevaient à plus de sept millions d'une session à l'autre, somme qui primait la recette. On avait conçu le projet de créer un capital des deniers provenus du fouage, et de le constituer en rentes au profit des fouagistes : le fouage n'eût plus été alors qu'un emprunt. L'injustice (bien qu'injustice légale au terme du droit coutumier) était de le faire porter sur la seule propriété roturière. Les communes ne cessaient de réclamer ; la noblesse, qui tenait moins à son argent qu'à ses privilèges, ne voulait pas entendre parler d'un impôt qui l'aurait rendue taillable. Telle était la question, quand se réunirent les sanglants Etats de Bretagne du mois de décembre 1788.

Les esprits étaient alors agités par diverses causes : l'assemblée des Notables, l'impôt territorial, le commerce des grains, la tenue prochaine des Etats-Généraux et l'affaire du collier, la Cour plénière et le Mariage de Figaro , les grands bailliages et Cagliostro et Mesmer, mille autres incidents graves ou futiles, étaient l'objet des controverses dans toutes les familles.

La noblesse bretonne, de sa propre autorité, s'était convoquée à Rennes pour protester contre l'établissement de la Cour plénière. Je me rendis à cette diète : c'est la première réunion politique où je me sois trouvé de ma vie. J'étais étourdi et amusé des cris que j'entendais. On montait sur les tables et sur les fauteuils ; on gesticulait, on parlait tous à la fois. Le marquis de Trémargat, jambe de bois, disait d'une voix de Stentor : " Allons tous chez le commandant, M. de Thiard ; nous lui dirons : La noblesse bretonne est à votre porte ; elle demande à vous parler : le Roi même ne la refuserait pas ! " A ce trait d'éloquence les bravos ébranlaient les voûtes de la salle. Il recommençait : " Le Roi même ne la refuserait pas ! " Les huchées et les trépignements redoublaient. Nous allâmes chez M. le comte de Thiard homme de cour, poète érotique, esprit doux et frivole, mortellement ennuyé de notre vacarme ; il nous regardait comme des boubous, des sangliers, des bêtes fauves ; il brûlait d'être hors de notre Armorique et n'avait nulle envie de nous refuser l'entrée de son hôtel. Notre orateur lui dit ce qu'il voulut, après quoi nous vînmes rédiger cette déclaration : " Déclarons infâmes ceux qui pourraient accepter quelques places, soit dans l'administration nouvelle de la justice, soit dans l'administration des Etats, qui ne seraient pas avoués par les lois constitutives de la Bretagne. " Douze gentilshommes furent choisis pour porter cette pièce au Roi : à leur arrivée à Paris, on les coffra à la Bastille, d'où ils sortirent bientôt en façon de héros ; ils furent reçus à leur retour avec des branches de laurier. Nous portions des habits avec de grands boutons de nacre semés d'hermine, autour desquels boutons était écrite en latin cette devise : " Plutôt, mourir que de se déshonorer. " Nous triomphions de la cour dont tout le monde triomphait, et nous tombions avec elle dans le même abîme.

 

1 L 5 Chapitre 4

Paris, octobre 1821.

Ma mère retirée à Saint Malo.

Ce fut à cette époque que mon frère, suivant toujours ses projets, prit le parti de me faire agréger à l'ordre de Malte. Il fallait pour cela me faire entrer dans la cléricature : elle pouvait m'être donnée par M. Courtois de Pressigny, évêque de Saint Malo. Je me rendis donc dans ma ville natale, où mon excellente mère s'était retirée ; elle n'avait plus ses enfants avec elle ; elle passait le jour à l'église, la soirée à tricoter. Ses distractions étaient inconcevables : je la rencontrai un matin dans la rue, portant une de ses pantoufles sous son bras, en guise de livre de prières. De fois à autre pénétraient dans sa retraite quelques vieux amis, et ils parlaient du bon temps. Lorsque nous étions tête à tête, elle me faisait de beaux contes en vers, qu'elle improvisait. Dans un de ces contes le diable emportait une cheminée avec un mécréant, et le poète s'écriait :

Le diable en l'avenue

Chemina tant et tant,

Qu'on en perdit la vue

En moins d'une heur'de temps.

" Il me semble, dis-je, que le diable ne va pas bien vite. "

Mais madame de Chateaubriand me prouva que je n'y entendais rien : elle était charmante, ma mère.

Elle avait une longue complainte sur le Récit véritable d ' une cane sauvage, en la ville de Montfort-la-Cane-lez-Saint-Malo . Certain seigneur avait renfermé une jeune fille d'une grande beauté dans le château de Montfort à dessein de lui ravir l'honneur. A travers une lucarne elle apercevait l'église de Saint-Nicolas ; elle pria le saint avec des yeux pleins de larmes, et elle fut miraculeusement transportée hors du château ; mais elle tomba entre les mains des serviteurs du félon, qui voulurent en user avec elle comme ils supposaient qu'en avait fait leur maître. La pauvre fille éperdue, regardant de tous côtés pour chercher quelques secours, n'aperçut que des canes sauvages sur l'étang du château. Renouvelant sa prière à saint Nicolas, elle le supplia de permettre à ces animaux d'être témoins de son innocence, afin que si elle devait perdre la vie, et qu'elle ne pût accomplir les voeux qu'elle avait faits à saint Nicolas, les oiseaux les remplissent eux-mêmes à leur façon, en son nom et pour sa personne.

La fille mourut dans l'année : voici qu'à la translation des os de saint Nicolas, le 9 de mai, une cane sauvage, accompagnée de ses petits canetons, vint à l'église de Saint-Nicolas. Elle y entra et voltigea devant l'image du bienheureux libérateur, pour lui applaudir par le battement de ses ailes ; après quoi, elle retourna à l'étang ayant laissé un de ses petits en offrande. Quelque temps après, le caneton s'en retourna sans qu'on s'en aperçût.

Pendant deux cents ans et plus, la cane, toujours la même cane est revenue, à jour fixe, avec sa couvée, dans l'église du grand saint Nicolas, à Montfort. L'histoire en a été écrite et imprimée en 1652 : l'auteur remarque fort justement : " que c'est une chose peu considérable devant les yeux de Dieu, qu'une chétive cane sauvage ; que néanmoins elle tient sa partie pour rendre hommage à sa grandeur ; que la cigale de saint François était encore moins prisable, et que pourtant ses fredons charmaient le coeur d'un séraphin ". Mais madame de Chateaubriand suivait une fausse tradition : dans sa complainte, la fille renfermée à Montfort était une princesse, laquelle obtint d'être changée en cane, pour échapper à la violence de son vainqueur. Je n'ai retenu que ces vers d'un couplet de la romance de ma mère :

Cane la belle est devenue,

Cane la belle est devenue,

Et s'envola, par une grille,

Dans un étang plein de lentilles.

 

1 L 5 Chapitre 5

Paris, octobre 1821.

Cléricature. - Environs de Saint Malo.

Comme madame de Chateaubriand était une véritable sainte, elle obtint de l'évêque de Saint Malo la promesse de me donner la cléricature ; il s'en faisait scrupule : la marque ecclésiastique donnée à un laïque et à un militaire lui paraissait une profanation qui tenait de la simonie. M. Courtois de Pressigny, aujourd'hui archevêque de Besançon et pair de France, est un homme de bien et de mérite. Il était jeune alors, protégé de la Reine, et sur le chemin de la fortune où il est arrivé plus tard par une meilleure voie : la persécution.

Je me mets à genoux, en uniforme, l'épée au côté, aux pieds du prélat ; il me coupa deux ou trois cheveux sur le sommet de la tête ; cela s'appela tonsure, de laquelle je reçus lettres en bonnes formes. Avec ces lettres, 200 mille livres de rentes pouvaient m'échoir, quand mes preuves de noblesse auraient été admises à Malte : abus, sans doute, dans l'ordre ecclésiastique, mais chose utile dans l'ordre politique de l'ancienne constitution. Ne valait-il pas mieux qu'une espèce de bénéfice militaire s'attachât à l'épée d'un soldat qu'à la mantille d'un abbé, lequel aurait mangé sa grasse prieurée sur les pavés de Paris ?

La cléricature, à moi conférée pour les raisons précédentes, a fait dire, par des biographes mal informés, que j'étais d'abord entré dans l'Eglise.

Ceci se passait en 1788. J'avais des chevaux, je parcourais la campagne, ou je galopais le long des vagues, mes gémissantes et anciennes amies ; je descendais de cheval, et je me jouais avec elles ; toute la famille aboyante de Scylla sautait à mes genoux pour me caresser : Nunc vada latrantis Scyllae . Je suis allé bien loin admirer les scènes de la nature ; je m'aurais pu contenter de celles que m'offrait mon pays natal.

Rien de plus charmant que les environs de Saint Malo, dans un rayon de cinq à six lieues. Les bords de la Rance, en remontant cette rivière depuis son embouchure jusqu'à Dinan, mériteraient seuls d'attirer les voyageurs ; mélange continuel de rochers et de verdure, de grèves et de forêts, de criques et de hameaux, d'antiques manoirs de la Bretagne féodale et d'habitations modernes de la Bretagne commerçante. Celles-ci ont été construites en un temps où les négociants de Saint Malo étaient si riches que, dans leurs jours de goguettes, ils fricassaient des piastres, et les jetaient toutes bouillantes au peuple par les fenêtres. Ces habitations sont d'un grand luxe. Bonabant, château de MM. de Lasaudre, est en partie de marbre apporté de Gênes, magnificence dont nous n'avons pas même l'idée à Paris. La Brillantais, Le Beau, le Mont-Marin, La Ballue, le Colombier, sont ou étaient ornés d'orangeries, d'eaux jaillissantes et de statues. Quelquefois les jardins descendent en pente au rivage derrière les arcades d'un portique de tilleuls, à travers une colonnade de pins, au bout d'une pelouse ; par-dessus les tulipes d'un parterre, la mer présente ses vaisseaux, son calme et ses tempêtes.

Chaque paysan, matelot et laboureur, est propriétaire d'une petite bastide blanche avec un jardin : parmi les herbes potagères, les groseilliers, les rosiers, les iris, les soucis de ce jardin, on trouve un plant de thé de Cayenne, un pied de tabac de Virginie, une fleur de la Chine, enfin quelque souvenir d'une autre rive et d'un autre soleil : c'est l'itinéraire et la carte du maître du lieu. Les tenanciers de la côte sont d'une belle race normande ; les femmes grandes, minces, agiles, portent des corsets de laine grise, des jupons courts de callemandre et de soie rayée, des bas blancs à coins de couleur. Leur front est ombragé d'une large coiffe de basin ou de batiste, dont les pattes se relèvent en forme de béret, ou flottent en manière de voile. Une chaîne d'argent à plusieurs branches pend à leur côté gauche. Tous les matins, au printemps, ces filles du Nord, descendant de leurs barques, comme si elles venaient encore envahir la contrée, apportent au marché des fruits dans des corbeilles, et des caillebottes dans des coquilles : lorsqu'elles soutiennent d'une main sur leur tête des vases noirs remplis de lait ou de fleurs, que les barbes de leurs cornettes blanches accompagnent leurs yeux bleus, leur visage rose, leurs cheveux blonds emperlés de rosée, les Valkyries de l'Edda dont la plus jeune est l' Avenir , ou les Canéphores d'Athènes n'avaient rien d'aussi gracieux. Ce tableau ressemble-t-il encore ? Ces femmes, sans doute ne sont plus ; il n'en reste que mon souvenir.

 

1 L 5 Chapitre 6

Paris, octobre 1821.

Le revenant. - Le malade.

Je quittai ma mère, et j'allai voir mes soeur aînées aux environs de Fougères. Je demeurai un mois chez madame de Châteaubourg. Ses deux maisons de campagne, Lascardais et Le Plessis, près Saint-Aubin-du-Cormier, célèbre par sa tour et sa bataille, étaient situées dans un pays de roches, de landes et de bois. Ma soeur avait pour régisseur M. Livoret, jadis jésuite, auquel il était arrivé une étrange aventure.

Quand il fut nommé régisseur à Lascardais, le comte de Châteaubourg, le père, venait de mourir : M. Livoret qui ne l'avait pas connu, fut installé gardien du castel. La première nuit qu'il y coucha seul, il vit entrer dans son appartement un vieillard pâle, en robe de chambre, en bonnet de nuit, portant une petite lumière. L'apparition s'approche de l'âtre, pose son bougeoir sur la cheminée, rallume le feu et s'assied dans un fauteuil. M. Livoret tremblait de tout son corps. Après deux heures de silence, le vieillard se lève, reprend sa lumière et sort de la chambre en fermant la porte.

Le lendemain, le régisseur conta son aventure aux fermiers, qui, sur la description de la lémure, affirmèrent que c'était leur vieux maître. Tout ne finit pas là : si M. Livoret regardait derrière lui dans une forêt il apercevait le fantôme ; s'il avait à franchir un échalier dans un champ, l'ombre se mettait à califourchon sur l'échalier. Un jour, le misérable obsédé s'étant hasardé à lui dire : " Monsieur de Châteaubourg, laissez-moi " ; le revenant répondit : " Non ". M. Livoret, homme froid et positif, très peu brillant d'imaginative, racontait tant qu'on voulait son histoire, toujours de la même manière et avec la même conviction.

Un peu plus tard, j'accompagnai en Normandie un brave officier atteint d'une fièvre cérébrale. On nous logea dans une maison de paysan : une vieille tapisserie prêtée par le seigneur du lieu, séparait mon lit de celui du malade. Derrière cette tapisserie on saignait le patient ; en délassement de ses souffrances, on le plongeait dans des bains de glace. Il grelottait dans cette torture, les ongles bleus, le visage violet et grincé, les dents serrées, la tête chauve, une longue barbe descendant de son menton pointu et servant de vêtement à sa poitrine nue maigre et mouillée.

Quand le malade s'attendrissait, il ouvrait un parapluie, croyant se mettre à l'abri de ses larmes : si le moyen était sûr contre les pleurs, il faudrait élever une statue à l'auteur de la découverte.

Mes seuls bons moments étaient ceux où je m'allais promener dans le cimetière de l'église du hameau, bâtie sur un tertre. Mes compagnons étaient les morts, quelques oiseaux et le soleil qui se couchait. Je rêvais à la société de Paris, à mes premières années, à mon fantôme, à ces bois de Combourg dont j'étais si près par l'espace, si loin par le temps ; je retournais à mon pauvre malade : c'était un aveugle conduisant un aveugle.

Hélas ! un coup, une chute, une peine morale raviront à Homère, à Newton, à Bossuet, leur génie, et ces hommes divins, au lieu d'exciter une pitié profonde, un regret amer et éternel, pourraient être l'objet d'un sourire ! Beaucoup de personnes que j'ai connues et aimées ont vu se troubler leur raison auprès de moi, comme si je portais le germe de la contagion. Je ne m'explique le chef-d'oeuvre de Cervantes et sa gaîté cruelle, que par une réflexion triste : en considérant l'être entier, en pesant le bien et le mal, on serait tenté de désirer tout accident qui porte à l'oubli, comme un moyen d'échapper à soi-même : un ivrogne joyeux est une créature heureuse. Religion à part, le bonheur est de s'ignorer et d'arriver à la mort sans avoir senti la vie.

Je ramenai mon compatriote parfaitement guéri.

 

1 L 5 Chapitre 7

Paris, octobre 1821.

Etat de Bretagne en 1789. - Insurrection. - Saint-Riveul, mon camarade de collège, est tué.

Madame Lucile et madame de Farcy, revenues avec moi en Bretagne, voulaient retourner à Paris ; mais je fus retenu par les troubles de la province. Les Etats étaient semoncés [Convoqués] pour la fin de décembre (1788). La commune de Rennes, et après elle les autres communes de Bretagne, avaient pris un arrêté qui défendait à leurs députés de s'occuper d'aucune affaire avant que la question des fouages n'eût été réglée.

Le comte de Boisgelin, qui devait présider l'ordre de la noblesse, se hâta d'arriver à Rennes. Les gentilshommes furent convoqués par lettres particulières, y compris ceux qui, comme moi, étaient encore trop jeunes pour avoir voix délibérative. Nous pouvions être attaqués, il fallait compter les bras autant que les suffrages : nous nous rendîmes à notre poste.

Plusieurs assemblées se tinrent chez M. de Boisgelin avant l'ouverture des Etats. Toutes les scènes de confusion auxquelles j'avais assisté, se renouvelèrent. Le chevalier de Guer, le marquis de Trémargat, mon oncle le comte de Bedée, qu'on appelait Bedée l ' artichaut, à cause de sa grosseur, par opposition à un autre Bedée, long et effilé, qu'on nommait Bedée l ' asperge, cassèrent plusieurs chaises en grimpant dessus pour pérorer. Le marquis de Trémargat, officier de marine à jambe de bois, faisait beaucoup d'ennemis à son ordre : on parlait un jour d'établir une école militaire où seraient élevés les fils de la pauvre noblesse ; un membre du tiers s'écria : " Et nos fils, qu'auront-ils ? - L'hôpital ", répartit Trémargat : mot qui, tombé dans la foule, germa promptement.

Je m'aperçus au milieu de ces réunions d'une disposition de mon caractère que j'ai retrouvée depuis dans la politique et dans les armes : plus mes collègues ou mes camarades s'échauffaient, plus je me refroidissais ; je voyais mettre le feu à la tribune ou au canon avec indifférence : je n'ai jamais salué la parole ou le boulet.

Le résultat de nos délibérations fut que la noblesse traiterait d'abord des affaires générales, et ne s'occuperait du fouage qu'après la solution des autres questions ; résolution directement opposée à celle du tiers. Les gentilshommes n'avaient pas grande confiance dans le clergé, qui les abandonnait souvent, surtout quand il était présidé par l'évêque de Rennes, personnage patelin, mesuré, parlant avec un léger zézaiement qui n'était pas sans grâce, et se ménageant des chances à la cour. Un journal, la Sentinelle du Peuple , rédigé à Rennes par un écrivailleur arrivé de Paris, fomentait les haines.

Les Etats se tinrent dans le couvent des Jacobins sur la place du Palais. Nous entrâmes, avec les dispositions qu'on vient de voir, dans la salle des séances ; nous n'y fûmes pas plus tôt établis, que le peuple nous assiégea. Les 25, 26, 27 et 28 janvier 1789 furent des jours malheureux. Le comte de Thiard avait peu de troupes ; chef indécis et sans vigueur, il se remuait et n'agissait point. L'école de droit de Rennes, à la tête de laquelle était Moreau, avait envoyé quérir les jeunes gens de Nantes ; ils arrivaient au nombre de quatre cents, et le commandant, malgré ses prières, ne les put empêcher d'envahir la ville. Des assemblées, en sens divers, au champ Montmorin et dans les cafés, en étaient venues à des collisions sanglantes.

Las d'être bloqués dans notre salle, nous prîmes la résolution de saillir dehors, l'épée à la main ; ce fut un assez beau spectacle. Au signal de notre président, nous tirâmes nos épées tous à la fois, au cri de : Vive la Bretagne ! et, comme une garnison sans ressources, nous exécutâmes une furieuse sortie, pour passer sur le ventre des assiégeants. Le peuple nous reçut avec des hurlements, des jets de pierres, des bourrades de bâtons ferrés et des coups de pistolet. Nous fîmes une trouée dans la masse de ses flots qui se refermaient sur nous. Plusieurs gentilshommes furent blessés, traînés, déchirés, chargés de meurtrissures et de contusions. Parvenus à grande peine à nous dégager, chacun regagna son logis.

Des duels s'ensuivirent entre les gentilshommes, les écoliers de droit et leurs amis de Nantes. Un de ces duels eut lieu publiquement sur la place Royale ; l'honneur en resta au vieux Keralieu, officier de marine, attaqué, qui se battit avec une incroyable vigueur, aux applaudissements de ses jeunes adversaires.

Un autre attroupement s'était formé. Le comte de Montboucher aperçut dans la foule un étudiant nommé Ulliac, auquel il dit : " Monsieur, ceci nous regarde. " On se range en cercle autour d'eux ; Montboucher fait sauter l'épée d'Ulliac et la lui rend : on s'embrasse et la foule se disperse.

Du moins, la noblesse bretonne ne succomba pas sans honneur. Elle refusa de députer aux Etats-Généraux, parce qu'elle n'était pas convoquée selon les lois fondamentales de la constitution de la province ; elle alla rejoindre en grand nombre l'armée des Princes, se fit décimer à l'armée de Condé, ou avec Charette dans les guerres vendéennes. Eût-elle changé quelque chose à la majorité de l'Assemblée nationale, au cas de sa réunion à cette assemblée ? Cela n'est guère probable : dans les grandes transformations sociales, les résistances individuelles, honorables pour les caractères sont impuissantes contre les faits. Cependant, il est difficile de dire ce qu'aurait pu produire un homme du génie de Mirabeau, mais d'une opinion opposée, s'il s'était rencontré dans l'ordre de la noblesse bretonne.

Le jeune Boishue et Saint-Riveul, mon camarade de collège, avaient péri avant ces rencontres, en se rendant à la chambre de la noblesse ; le premier fut en vain défendu par son père, qui lui servit de second.

Lecteur, je t'arrête : regarde couler les premières gouttes de sang que la Révolution devait répandre. Le ciel a voulu qu'elles sortissent des veines d'un compagnon de mon enfance. Supposons ma chute au lieu de celle de Saint-Riveul ; on eût dit de moi, en changeant seulement le nom, ce que l'on dit de la victime par qui commence la grande immolation : " Un gentilhomme, nommé Chateaubriand , fut tué en se rendant à la salle, des Etats. " Ces deux mots auraient remplacé ma longue histoire. Saint-Riveul eût-il joué mon rôle sur la terre ? était-il destiné au bruit ou au silence ?

Passe maintenant, lecteur ; franchis le fleuve de sang qui sépare à jamais le vieux monde dont tu sors, du monde nouveau à l'entrée duquel tu mourras.

 

1 L 5 Chapitre 8

Paris, novembre 1821.

Année 1789. - Voyage de Bretagne à Paris. - Mouvement sur la route. - Aspect de Paris. - Renvoi de M. Necker. - Versailles. - Joie de la famille royale. - Insurrection Générale. - Prise de la Bastille.

L'année 1789, si fameuse dans notre histoire et dans l'histoire de l'espèce humaine, me trouva dans les landes de ma Bretagne ; je ne pus même quitter la province qu'assez tard, et n'arrivai à Paris qu'après le pillage de la maison Réveillon, l'ouverture des Etats-Généraux, la constitution du tiers-état en Assemblée nationale, le serment du Jeu-de-Paume, la séance royale du 23 juin, et la réunion du clergé et de la noblesse au tiers-état.

Le mouvement était grand sur ma route : dans les villages, les paysans arrêtaient les voitures, demandaient les passeports, interrogeaient les voyageurs. Plus on approchait de la capitale, plus l'agitation croissait. En traversant Versailles, je vis des troupes casernées dans l'orangerie ; des trains d'artillerie parqués dans les cours ; la salle provisoire de l'Assemblée nationale élevée sur la place du palais, et des députés allant et venant parmi des curieux, des gens du château et des soldats.

A Paris, les rues étaient encombrées d'une foule qui stationnait à la porte des boulangers ; les passants discouraient au coin des bornes ; les marchands, sortis de leurs boutiques, écoutaient et racontaient des nouvelles devant leurs portes ; au Palais-Royal s'aggloméraient des agitateurs : Camille Desmoulins commençait à se distinguer dans les groupes.

A peine fus-je descendu, avec madame de Farcy et madame Lucile, dans un hôtel garni de la rue de Richelieu, qu'une insurrection éclate : le peuple se porte à l'Abbaye, pour délivrer quelques gardes-françaises arrêtés par ordre de leurs chefs. Les sous-officiers d'un régiment d'artillerie caserné aux Invalides se joignent au peuple. La défection commence dans l'armée.

La cour tantôt cédant, tantôt voulant résister, mélange d'entêtement et de faiblesse, de bravacherie et de peur, se laisse morguer par Mirabeau qui demande l'éloignement des troupes, et elle ne consent pas à les éloigner : elle accepte l'affront et n'en détruit pas la cause. A Paris, le bruit se répand qu'une armée arrive par l'égout Montmartre, que des dragons vont forcer les barrières. On recommande de dépaver les rues, de monter les pavés au cinquième étage, pour les jeter sur les satellites du tyran : chacun se met à l'oeuvre. Au milieu de ce brouillement, M. Necker reçoit l'ordre de se retirer. Le ministère changé se compose de MM. de Breteuil, de La Galaisière, du maréchal de Broglie, de La Vauguyon, de Laporte et de Foulon. Ils remplaçaient MM. de Montmorin, de La Luzerne, de Saint-Priest et de Nivernais.

Un poète breton, nouvellement débarqué, m'avait prié de le mener à Versailles. Il y a des gens qui visitent des jardins et des jets d'eau, au milieu du renversement des empires : les barbouilleurs de papier ont surtout cette faculté de s'abstraire dans leur manie pendant les plus grands événements ; leur phrase ou leur strophe leur tient lieu de tout.

Je menai mon Pindare à l'heure de la messe dans la galerie de Versailles. L'Oeil-de-Boeuf était rayonnant : le renvoi de M. Necker avait exalté les esprits. On se croyait sûr de la victoire : peut-être Sanson et Simon mêlés dans la foule, étaient spectateurs des joies de la famille royale.

La Reine passa avec ses deux enfants ; leur chevelure blonde semblait attendre des couronnes : madame la duchesse d'Angoulême âgée de onze ans, attirait les yeux par un orgueil virginal ; belle de la noblesse du rang et de l'innocence de la jeune fille, elle semblait dire comme la fleur d'oranger de Corneille, dans la Guirlande de Julie :

J'ai la pompe de ma naissance.

Le petit Dauphin marchait sous la protection de sa soeur, et M. Du Touchet suivait son élève. Il m'aperçut et me montra obligeamment à la Reine. Elle me fit en me jetant un regard avec un sourire, ce salut gracieux qu'elle m'avait déjà fait le jour de ma présentation. Je n'oublierai jamais ce regard qui devait s'éteindre sitôt. Marie-Antoinette, en souriant dessina si bien la forme de sa bouche, que le souvenir de ce sourire (chose effroyable) me fit reconnaître la mâchoire de la fille des rois, quand on découvrit la tête de l'infortunée dans les exhumations de 1815.

Le contre-coup du coup porté dans Versailles retentit à Paris. A mon retour, je rebroussai le cours d'une multitude qui portait les bustes de M. Necker et de M. le duc d'Orléans, couverts de crêpes. On criait : " Vive Necker ! vive le duc d'Orléans ! ", et parmi ces cris on en entendait un plus hardi et plus imprévu : " Vive Louis XVII ! " Vive cet enfant dont le nom même eût été oublié dans l'inscription funèbre de sa famille, si je ne l'avais rappelé à la Chambre des pairs ! Louis XVI abdiquant, Louis XVII placé sur le trône, M. le duc d'Orléans déclaré régent, que fût-il arrivé ?

Sur la place Louis XV, le prince de Lambesc, à la tête de Royal-Allemand , refoule le peuple dans le jardin des Tuileries et blesse un vieillard : soudain le tocsin sonne. Les boutiques des fourbisseurs sont enfoncées, et trente mille fusils enlevés aux Invalides. On se pourvoit de piques, de bâtons, de fourches, de sabres, de pistolets. On pille Saint-Lazare, on brûle les barrières. Les électeurs de Paris prennent en main le gouvernement de la capitale, et, dans une nuit, soixante mille citoyens sont organisés, armés, équipés en gardes nationales.

Le 14 juillet, prise de la Bastille. J'assistai, comme spectateur, à cet assaut contre quelques invalides et un timide gouverneur : si l'on eût tenu les portes fermées, jamais le peuple ne fût entré dans la forteresse. Je vis tirer deux ou trois coups de canon, non par les invalides mais par des gardes-françaises, déjà montés sur les tours. De Launay, arraché de sa cachette, après avoir subi mille outrages est assommé sur les marches de l'hôtel de Ville. Le prévôt des marchands, Flesselles, a la tête cassée d'un coup de pistolet : c'est ce spectacle que des béats sans coeur trouvaient si beau. Au milieu de ces meurtres on se livrait à des orgies, comme dans les troubles de Rome, sous Othon et Vitellius. On promenait dans des fiacres les Vainqueurs de la Bastille , ivrognes heureux déclarés conquérants au cabaret ; des prostituées et des sans-culottes commençaient à régner, et leur faisaient escorte. Les passants se découvraient, avec le respect de la peur, devant ces héros, dont quelques-uns moururent de fatigue au milieu de leur triomphe. Les clefs de la Bastille se multiplièrent. On en envoya à tous les niais d'importance dans les quatre parties du monde. Que de fois j'ai manqué ma fortune ! Si, moi, spectateur, je me fusse inscrit sur le registre des vainqueurs, j'aurais une pension aujourd'hui.

Les experts accoururent à l'autopsie de la Bastille. Des cafés provisoires s'établirent sous des tentes. On s'y pressait, comme à la foire Saint-Germain ou à Longchamp ; de nombreuses voitures défilaient ou s'arrêtaient au pied des tours, dont on précipitait les pierres parmi des tourbillons de poussière. Des femmes élégamment parées, des jeunes gens à la mode, placés sur différents degrés des décombres gothiques, se mêlaient aux ouvriers demi-nus qui démolissaient les murs, aux acclamations de la foule. A ce rendez-vous se rencontraient les orateurs les plus fameux, les gens de lettres les plus connus, les peintres les plus célèbres, les acteurs et les actrices les plus renommés, les danseuses les plus en vogue, les étrangers les plus illustres, les seigneurs de la cour et les ambassadeurs de l'Europe : la vieille France était venue là pour finir, la nouvelle pour commencer.

Tout événement, si misérable ou si odieux qu'il soit en lui-même, lorsque les circonstances en sont sérieuses et qu'il fait époque, ne doit pas être traité avec légèreté : ce qu'il fallait voir dans la prise de la Bastille (et ce que l'on ne vit pas alors), c'était, non l'acte violent de l'émancipation d'un peuple, mais l'émancipation même, résultat de cet acte.

On admira ce qu'il fallait condamner, l'accident, et l'on n'alla pas chercher dans l'avenir les destinées accomplies d'un peuple, le changement des moeurs, des idées, des pouvoirs politques, une rénovation de l'espèce humaine, dont la prise de la Bastille ouvrait l'ère, comme un sanglant jubilé. La colère brutale faisait des ruines et sous cette colère était cachée l'intelligence qui jetait parmi ces ruines les fondements du nouvel édifice.

Mais la nation qui se trompa sur la grandeur du fait matériel, ne se trompa pas sur la grandeur du fait moral : la Bastille était à ses yeux le trophée de sa servitude ; elle lui semblait élevée à l'entrée de Paris, en face des seize piliers de Montfaucon, comme le gibet de ses libertés [Après cinquante-deux ans, on élève quinze bastilles pour opprimer cette liberté au nom de laquelle on a rasé la première Bastille. (Paris, note de 1841. N.d.A.)] .

En rasant une forteresse d'Etat, le peuple crut briser le joug militaire, et prit l'engagement tacite de remplacer l'armée qu'il licenciait : on sait quels prodiges enfanta le peuple devenu soldat.

 

1 L 5 Chapitre 9

Paris, novembre 1821.

Effet de la prise de la Bastille sur la cour. - Têtes de Foulon et de Berthier.

Eveillé au bruit de la chute de la Bastille comme au bruit avant-coureur de la chute du trône, Versailles avait passé de la jactance à l'abattement. Le Roi accourt à l'Assemblée nationale, prononce un discours dans le fauteuil même du président ; il annonce l'ordre donné aux troupes de s'éloigner, et retourne à son palais au milieu des bénédictions ; parades inutiles ! les partis ne croient point à la conversion des partis contraires : la liberté qui capitule, ou le pouvoir qui se dégrade, n'obtient point merci de ses ennemis.

Quatre-vingts députés partent de Versailles, pour annoncer la paix à la capitale ; illuminations. M. Bailly est nommé maire de Paris, M. de La Fayette commandant de la garde nationale : je n'ai connu le pauvre, mais respectable savant, que par ses malheurs. Les révolutions ont des hommes pour toutes leurs périodes ; les uns suivent ces révolutions jusqu'au bout, les autres les commencent, mais ne les achèvent pas.

Tout se dispersa ; les courtisans partirent pour Bâle, Lausanne, Luxembourg et Bruxelles. Madame de Polignac rencontra, en fuyant, M. Necker qui rentrait. Le comte d'Artois, ses fils, les trois Condés, émigrèrent ; ils entraînèrent le haut clergé et une partie de la noblesse. Les officiers, menacés par leurs soldats insurgés, cédèrent au torrent qui les charriait hors. Louis XVI demeura seul devant la nation avec ses deux enfants et quelques femmes, la Reine, Mesdames et Madame Elisabeth. Monsieur qui resta jusqu'à l'évasion de Varennes, n'était pas d'un grand secours à son frère : bien que, en opinant dans l'assemblée des Notables pour le vote par tête, il eût décidé le sort de la Révolution, la Révolution s'en défiait ; lui, Monsieur , avait peu de goût pour le Roi, ne comprenait pas la Reine, et n'était pas aimé d'eux.

Louis XVI vint à l'Hôtel de Ville le 17 : cent mille hommes, armés comme les moines de la Ligue, le reçurent. Il est harangué par MM. Bailly, Moreau de Saint-Méry et Lally-Tolendal, qui pleurèrent : le dernier est resté sujet aux larmes. Le Roi s'attendrit à son tour ; il mit à son chapeau une énorme cocarde tricolore ; on le déclara, sur place, honnête homme, père des Français, roi d ' un peuple libre , lequel peuple se préparait, en vertu de sa liberté, à abattre la tête de cet honnête homme, son père et son roi.

Peu de jours après ce raccommodement, j'étais aux fenêtres de mon hôtel garni avec mes soeurs et quelques Bretons. Nous entendons crier : " Fermez les portes ! fermez les portes ! ". Un groupe de déguenillés arrive par un des bouts de la rue. Du milieu de ce groupe s'élevaient deux étendards que nous ne voyions pas bien de loin. Lorsqu'ils s'avancèrent, nous distinguâmes deux têtes échevelées et défigurées, que les devanciers de Marat portaient chacune au bout d'une pique : c'étaient les têtes de MM. Foulon et Berthier. Tout le monde se retira des fenêtres ; j'y restai. Les assassins s'arrêtèrent devant moi, me tendirent les piques en chantant, en faisant des gambades, en sautant pour approcher de mon visage les pâles effigies. L'oeil d'une de ces têtes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort ; la pique traversait la bouche ouverte dont les dents mordaient le fer : " Brigands ! " m'écriai-je, plein d'une indignation que je ne pus contenir, " Est-ce comme cela que vous entendez la liberté ? " Si j'avais eu un fusil, j'aurais tiré sur ces misérables comme sur des loups. Ils poussèrent des hurlements, frappèrent à coups redoublés à la porte cochère pour l'enfoncer, et joindre ma tête à celles de leurs victimes. Mes soeurs se trouvèrent mal. Les poltrons de l'hôtel m'accablèrent de reproches. Les massacreurs, qu'on poursuivait, n'eurent pas le temps d'envahir la maison et s'éloignèrent. Ces têtes, et d'autres que je rencontrai bientôt après, changèrent mes dispositions politiques ; j'eus horreur des festins de cannibales et l'idée de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit.

 

1 L 5 Chapitre 10

Paris, novembre 1821.

Rappel de M. Necker. - Séance du 4 août 1789. - Journée du 5 octobre. - Le Roi est amené à Paris.

Appelé au ministère le 25 juillet, inauguré, accueilli par des têtes, M. Necker, troisième successeur de Turgot, après Calonne et Taboureau, fut bientôt dépassé par les événements, et tomba dans l'impopularité. C'est une des singularités du temps qu'un aussi grave personnage eût été élevé au poste de ministre par le savoir-faire d'un homme aussi médiocre et aussi léger que le marquis de Pezay. Le Compte-rendu , qui substitua en France le système de l'emprunt à celui de l'impôt, remua les idées : les femmes discutaient de dépenses et de recettes. Pour la première fois, on voyait ou l'on croyait voir quelque chose dans la machine à chiffres. Ces calculs, peints d'une couleur à la Thomas, avaient établi la première réputation du directeur-général des finances. Habile teneur de caisse, mais économiste sans expédient ; écrivain noble, mais enflé ; honnête homme, mais sans haute vertu, le banquier était un de ces anciens personnages d'avant-scène qui disparaissent au lever de la toile, après avoir expliqué la pièce au public. M. Necker est le père de madame de Staël. Sa vanité ne lui permettait guère de penser que son vrai titre au souvenir de la postérité serait la gloire de sa fille.

La monarchie fut démolie à l'instar de la Bastille, dans la séance du soir de l'Assemblée nationale du 4 août. Ceux qui, par haine du passé, crient aujourd'hui contre la noblesse, oublient que ce fut un membre de cette noblesse le vicomte de Noailles, soutenu par le duc d'Aiguillon et par Matthieu de Montmorency, qui renversa l'édifice, objet des préventions révolutionnaires. Sur la motion du député féodal, les droits féodaux, les droits de chasse, de colombier et de garenne, les dîmes et champarts, les privilèges des ordres, des villes et des provinces, les servitudes personnelles, les justices seigneuriales, la vénalité des offices furent abolis. Les plus grands coups portés à l'antique constitution de l'Etat le furent par des gentilshommes. Les patriciens commencèrent la Révolution, les plébéiens l'achevèrent : comme la vieille France avait dû sa gloire à la noblesse française, la jeune France lui doit sa liberté, si liberté il y a pour la France.

Les troupes campées aux environs de Paris avaient été renvoyées, et par un de ces conseils contradictoires qui tiraillaient la volonté du Roi, on appela le régiment de Flandre à Versailles. Les gardes-du-corps donnèrent un repas aux officiers de ce régiment ; les têtes s'échauffèrent ; la Reine parut au milieu du banquet avec le Dauphin ; on porta la santé de la famille royale ; le Roi vint à son tour ; la musique militaire joue l'air touchant et favori : O Richard, ô mon roi ! A peine cette nouvelle s'est-elle répandue à Paris, que l'opinion opposée s'en empare ; on s'écrie que Louis refuse sa sanction à la déclaration des droits, pour s'enfuir à Metz avec le comte d'Estaing ; Marat propage cette rumeur : il écrivait déjà l' Ami du peuple .

Le 5 octobre arrive. Je ne fus point témoin des événements de cette journée. Le récit en parvint de bonne heure, le 6, dans la capitale. On nous annonce, en même temps, une visite du Roi. Timide dans les salons, j'étais hardi sur les places publiques : je me sentais fait pour la solitude ou pour le forum. Je courus aux Champs-Elysées : d'abord parurent des canons, sur lesquels des harpies, des larronnesses, des filles de joie montées à califourchon, tenaient les propos les plus obscènes et faisaient les gestes les plus immondes. Puis, au milieu d'une horde de tout âge et de tout sexe, marchaient à pied les gardes-du-corps, ayant changé de chapeaux, d'épées et de baudriers avec les gardes nationaux : chacun de leurs chevaux portait deux ou trois poissardes, sales bacchantes ivres et débraillées. Ensuite venait la députation de l'Assemblée nationale ; les voitures du Roi suivaient : elles roulaient dans l'obscurité poudreuse d'une forêt de piques et de baïonnettes. Des chiffonniers en lambeaux, des bouchers, tablier sanglant aux cuisses, couteaux nus à la ceinture, manches de chemises retroussées, cheminaient aux portières ; d'autres égipans noirs étaient grimpés sur l'impériale ; d'autres, accrochés au marchepied des laquais, au siège des cochers. On tirait des coups de fusil et de pistolet ; on criait : Voici le boulanger, la boulangère et le petit mitron ! Pour oriflamme devant le fils de saint Louis, des hallebardes suisses élevaient en l'air deux têtes de gardes-du-corps, frisées et poudrées par un perruquier de Sèvres.

L'astronome Bailly déclara à Louis XVI, dans l'Hôtel-de-Ville, que le peuple hautain, respectueux et fidèle , venait de conquérir son roi, et le Roi de son côté, fort touché et fort content , déclara qu'il était venu à Paris de son plein gré : indignes faussetés de la violence et de la peur qui déshonoraient alors tous les partis et tous les hommes. Louis XVI n'était pas faux : il était faible. La faiblesse n'est pas la fausseté, mais elle en tient lieu et elle en remplit les fonctions ; le respect que doivent inspirer la vertu et le malheur du Roi saint et martyr rend tout jugement humain presque sacrilège.

 

1 L 5 Chapitre 11

Assemblée constituante.

Les députés quittèrent Versailles et tinrent leur première séance le 19 octobre dans une des salles de l'archevêché. Le 9 novembre, ils se transportèrent dans l'enceinte du Manège, près des Tuileries. Le reste de l'année 1789 vit les décrets qui dépouillèrent le cierge, détruisirent l'ancienne magistrature et créèrent les assignats, l'arrêté de la commune de Paris pour le premier comité des recherches, et le mandat des juges pour la poursuite du marquis de Favras.

L'Assemblée constituante, malgré ce qui peut lui être reproché, n'en reste pas moins la plus illustre congrégation populaire qui jamais ait paru chez les nations, tant par la grandeur de ses transactions, que par l'immensité de leurs résultats. Il n'y a si haute question politique qu'elle n'ait touchée et convenablement résolue. Que serait-ce, si elle s'en fût tenue aux cahiers des Etats-Généraux et n'eût pas essayé d'aller au-delà ! Tout ce que l'expérience et l'intelligence humaine avaient conçu, découvert et élaboré pendant trois siècles, se trouve dans ces cahiers. Les abus divers de l'ancienne monarchie y sont indiqués et les remèdes proposés ; tous les genres de liberté sont réclamés, même la liberté de la presse ; toutes les améliorations demandées, pour l'industrie, les manufactures, le commerce, les chemins, l'armée, l'impôt, les finances, les écoles, l'éducation publique, etc. Nous avons traversé sans profit des abîmes de crimes et des tas de gloire ; la République et l'empire n'ont servi à rien ; l'empire a seulement réglé la force brutale des bras que la République avait mis en mouvement ; il nous a laissé la centralisation, administration vigoureuse que je crois un mal, mais qui peut-être pouvait seule remplacer les administrations locales alors qu'elles étaient détruites et que l'anarchie avec l'ignorance étaient dans toutes les têtes. A cela près, nous n'avons pas fait un pas depuis l'Assemblée constituante : ses travaux sont comme ceux du grand médecin de l'antiquité, lesquels ont à la fois reculé et posé les bornes de la science. Parlons de quelques membres de cette Assemblée, et arrêtons-nous à Mirabeau qui les résume et les domine tous.

 

1 L 5 Chapitre 12

Paris, novembre 1821.

Mirabeau.

Mêlé par les désordres et les hasards de sa vie aux plus grands événements et à l'existence des repris de justice, des ravisseurs et des aventuriers, Mirabeau, tribun de l'aristocratie, député de la démocratie, avait du Gracchus et du don Juan, du Catilina et du Gusman d'Alfarache, du cardinal de Richelieu et du cardinal de Rets, du roué de la Régence et du sauvage de la Révolution ; il avait de plus du Mirabeau , famille florentine exilée, qui gardait quelque chose de ces palais armés et de ces grands factieux célébrés par Dante ; famille naturalisée française, où l'esprit républicain du moyen âge de l'Italie et l'esprit féodal de notre moyen âge se trouvaient réunis dans une succession d'hommes extraordinaires.

La laideur de Mirabeau, appliquée sur le fond de beauté particulière à sa race, produisait une sorte de puissante figure du Jugement dernier de Michel-Ange, compatriote des Arrighetti . Les sillons creusés par la petite-vérole sur le visage de l'orateur, avaient plutôt l'air d'escarres laissées par la flamme. La nature semblait avoir moulé sa tête pour l'empire ou pour le gibet, taillé ses bras pour étreindre une nation ou pour enlever une femme. Quand il secouait sa crinière en regardant le peuple, il l'arrêtait ; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plèbe courait furieuse. Au milieu de l'effroyable désordre d'une séance, je l'ai vu à la tribune, sombre, laid et immobile : il rappelait le chaos de Milton, impassible et sans forme au centre de sa confusion.

Mirabeau tenait de son père et de son oncle qui, comme Saint-Simon, écrivaient à la diable des pages immortelles. On lui fournissait des discours pour la tribune : il en prenait ce que son esprit pouvait amalgamer à sa propre substance. S'il les adoptait en entier, il les débitait mal ; on s'apercevait qu'ils n'étaient pas de lui par des mots qu'il y mêlait d'aventure, et qui le révélaient. Il tirait son énergie de ses vices ; ces vices ne naissaient pas d'un tempérament frigide, ils portaient sur des passions profondes, brûlantes, orageuses. Le cynisme des moeurs ramène dans la société, en annihilant le sens moral, une sorte de barbares ; ces barbares de la civilisation, propres à détruire comme les Goths, n'ont pas la puissance de fonder comme eux : ceux-ci étaient les énormes enfants d'une nature vierge, ceux-là sont les avortons monstrueux d'une nature dépravée.

Deux fois j'ai rencontré Mirabeau à un banquet, une fois chez la nièce de Voltaire, la marquise de Villette, une autre fois au Palais-Royal, avec des députés de l'opposition que Chapelier m'avait fait connaître : Chapelier est allé à l'échafaud, dans le même tombereau que mon frère et M. de Malesherbes.

Mirabeau parla beaucoup, et surtout beaucoup de lui. Ce fils des lions, lion lui-même à tête de chimère, cet homme si positif dans les faits, était tout roman, tout poésie, tout enthousiasme par l'imagination et le langage ; on reconnaissait l'amant de Sophie, exalté dans ses sentiments et capable de sacrifice. " Je la trouvai, " dit-il " cette femme adorable ;... je sus ce qu'était son âme, cette âme formée des mains de la nature dans un moment de magnificence. "

Mirabeau m'enchanta de récits d'amour, de souhaits de retraite dont il bigarrait des discussions arides. Il m'intéressait encore par un autre endroit : comme moi, il avait été traité sévèrement par son père, lequel avait gardé, comme le mien, l'inflexible tradition de l'autorité paternelle absolue.

Le grand convive s'étendit sur la politique étrangère, et ne dit presque rien de la politique intérieure ; c'était pourtant ce qui l'occupait ; mais il laissa échapper quelques mots d'un souverain mépris contre ces hommes se proclamant supérieurs, en raison de l'indifférence qu'ils affectent pour les malheurs et les crimes. Mirabeau était né généreux, sensible à l'amitié, facile à pardonner les offenses. Malgré son immoralité, il n'avait pu fausser sa conscience ; il n'était corrompu que pour lui, son esprit droit et ferme ne faisait pas du meurtre une sublimité de l'intelligence. Il n'avait aucune admiration pour des abattoirs et des voiries.

Cependant, Mirabeau ne manquait pas d'orgueil., il se vantait outrageusement bien qu'il se fût constitué marchand de drap pour être élu par le tiers-état (l'ordre de la noblesse ayant eu l'honorable folie de le rejeter), il était épris de sa naissance : oiseau hagard, dont le nid fut entre quatre tourelles , dit son père. Il n'oubliait pas qu'il avait paru à la cour monté dans les carrosses et chassé avec le Roi. Il exigeait qu'on le qualifiât du titre de comte. Il tenait à ses couleurs, et couvrit ses gens de livrée quand tout le monde la quitta. Il citait à tout propos et hors de propos son parent, l'amiral de Colin. Le Moniteur l'ayant appelé Riquet : " Savez-vous ", dit-il avec emportement au journaliste, " qu'avec votre Riquet, vous avez désorienté l'Europe pendant trois jours ? " Il répétait cette plaisanterie impudente et si connue : " Dans une autre famille, mon frère le vicomte serait l'homme d'esprit et le mauvais sujet. Dans ma famille, c'est le sot et l'homme de bien. " Des biographes attribuent ce mot au vicomte, se comparant avec humilité aux autres membres de la famille.

Le fond des sentiments de Mirabeau était monarchique. Il a prononcé ces belles paroles : " J'ai voulu guérir les Français de la superstition de la monarchie et y substituer son culte. ". Dans une lettre, destinée à être mise sous les yeux de Louis XVI, il écrivait : " Je ne voudrais pas avoir travaillé seulement à une vaste destruction. " C'est cependant ce qui lui est arrivé : le ciel, pour nous punir de nos talents mal employés, nous donne le repentir de nos succès.

Mirabeau remuait l'opinion avec deux leviers : d'un coté, il prenait son point d'appui dans les masses dont il s'était constitué le défenseur en les méprisant ; de l'autre, quoique traître à son ordre, il en soutenait la sympathie par des affinités de caste et des intérêts communs. Cela n'arriverait pas au plébéien, champion des classes privilégiées ; il serait abandonné de son parti sans gagner l'aristocratie, de sa nature ingrate et ingagnable, quand on n'est pas né dans ses rangs. L'aristocratie ne peut d'ailleurs improviser un noble, puisque la noblesse est fille du temps.

Mirabeau a fait école. En s'affranchissant des liens moraux, on a rêvé qu'on se transformait en homme d'Etat. Ces imitations n'ont produit que de petits pervers : tel qui se flatte d'être corrompu et voleur n'est que débauché et fripon. Tel qui se croit vicieux n'est que vil ; tel qui se vante d'être criminel n'est qu'infâme.

Trop tôt pour lui trop tard pour elle, Mirabeau se vendit à la cour, et la cour l'acheta. Il mit en enjeu sa renommée devant une pension et une ambassade : Cromwell fut au moment de troquer son avenir contre un titre et l'ordre de la Jarretière. Malgré sa superbe, Mirabeau ne s'évaluait pas assez haut. Maintenant que l'abondance du numéraire et des places a élevé le prix des consciences, il n'y a pas de sautereau dont l'acquêt ne coûte des centaines de mille francs et les premiers honneurs de l'Etat. La tombe délia Mirabeau de ses promesses, et le mit à l'abri des périls que vraisemblablement il n'aurait pu vaincre : sa vie eût montré sa faiblesse dans le bien ; sa mort l'a laissé en possession de sa force dans le mal.

En sortant de notre dîner on discutait des ennemis de Mirabeau. Je me trouvais à côté de lui et n'avais pas prononcé un mot. Il me regarda en face avec ses yeux d'orgueil, de vice et de génie, et, m'appliquant sa main sur l'épaule, il me dit : " Ils ne me pardonneront jamais ma supériorité ! " Je sens encore l'impression de cette main, comme si Satan m'eût touché de sa griffe de feu.

Lorsque Mirabeau fixa ses regards sur le jeune muet eut-il un pressentiment de mes futuritions ? Pensa-t-il qu'il comparaîtrait un jour devant mes souvenirs ? J'étais destiné à devenir l'historien de hauts personnages : ils ont défilé devant moi, sans que je me sois appendu à leur manteau pour me faire traîner avec eux à la postérité.

Mirabeau a déjà subi la métamorphose qui s'opère parmi ceux dont la mémoire doit demeurer, porté du Panthéon à l'égout, et reporté de l'égout au Panthéon, il s'est élevé de toute la hauteur du temps qui lui sert aujourd'hui de piédestal. On ne voit plus le Mirabeau réel, mais le Mirabeau idéalisé le Mirabeau tel que le font les peintres, pour le rendre le symbole ou le mythe de l'époque qu'il représente : il devient ainsi plus faux et plus vrai. De tant de réputations, de tant d'acteurs, de tant d'événements, de tant de ruines, il ne restera que trois hommes, chacun d'eux attaché à chacune des trois grandes époques révolutionnaires, Mirabeau pour l'aristocratie, Robespierre pour la démocratie, Bonaparte pour le despotisme ; la monarchie restaurée n'a rien : la France a payé cher trois renommées que ne peut avouer la vertu.

 

1 L 5 Chapitre 13

Paris, décembre 1821.

Séances de l'Assemblée Nationale. - Robespierre.

Les séances de l'Assemblée Nationale offraient un intérêt dont les séances de nos chambres sont loin d'approcher. On se levait de bonne heure pour trouver place dans les tribunes encombrées. Les députés arrivaient en mangeant, causant, gesticulant ; ils se groupaient dans les diverses parties de la salle, selon leurs opinions. Lecture du procès-verbal ; après cette lecture, développement du sujet convenu, ou motion extraordinaire. Il ne s'agissait pas de quelque article insipide de loi, rarement une destruction manquait d'être à l'ordre du jour. On parlait pour ou contre ; tout le monde improvisait bien ou mal. Les débats devenaient orageux ; les tribunes se mêlaient à la discussion, applaudissaient et glorifiaient, sifflaient et huaient les orateurs. Le président agitait sa sonnette ; les députés s'apostrophaient d'un banc à l'autre. Mirabeau le jeune prenait au collet son compétiteur ; Mirabeau l'aîné criait : " Silence aux trente voix ! ". Un jour, j'étais placé derrière l'opposition royaliste ; j'avais devant moi un gentilhomme dauphinois, noir de visage, petit de taille, qui sautait de fureur sur son siège, et disait à ses amis : " Tombons, l'épée à la main, sur ces gueux-là. ". Il montrait le côté de la majorité. Les dames de la Halle, tricotant dans les tribunes, l'entendirent, se levèrent et crièrent, toutes à la fois, leurs chausses à la main, l'écume à la bouche : " A la lanterne ! ". Le vicomte de Mirabeau, Lautrec et quelques jeunes nobles voulaient donner l'assaut aux tribunes.

Bientôt ce fracas était étouffé par un autre : des pétitionnaires, armés de piques, paraissaient à la barre : " Le peuple meurt de faim, disaient-ils ; il est temps de prendre des mesures contre les aristocrates et de s'élever à la hauteur des circonstances. ". Le président assurait ces citoyens de son respect : " On a l'oeil sur les traîtres, répondait-il, et l'Assemblée fera justice. ". Là-dessus, nouveau vacarme : les députés de droite s'écriaient qu'on allait à l'anarchie ; les députés de gauche répliquaient que le peuple était libre d'exprimer sa volonté, qu'il avait le droit de se plaindre des fauteurs du despotisme, assis jusque dans le sein de la représentation nationale : ils désignaient ainsi leurs collègues à ce peuple souverain, qui les attendait au réverbère.

Les séances du soir l'emportaient en scandale sur les séances du matin : on parle mieux et plus hardiment à la lumière des lustres. La salle du Manège était alors une véritable salle de spectacle, où se jouait un des plus grands drames du monde. Les premiers personnages appartenaient encore à l'ancien ordre de choses ; leurs terribles remplaçants, cachés derrière eux, parlaient peu ou point. A la fin d'une discussion violente, je vis monter à la tribune un député d'un air commun, d'une figure grise et inanimée, régulièrement coiffé, proprement habillé comme le régisseur d'une bonne maison, ou comme un notaire de village soigneux de sa personne. Il lut un rapport long et ennuyeux ; on ne l'écouta pas. Je demandai son nom : c'était Robespierre. Les gens à souliers étaient prêts à sortir des salons, et déjà les sabots heurtaient à la porte.

 

1 L 5 Chapitre 14

Paris, décembre 1821.

Société. - Aspect de Paris.

Lorsqu'avant la Révolution, je lisais l'histoire des troubles publics chez divers peuples, je ne concevais pas comment on avait pu vivre en ces temps-là ; je m'étonnais que Montaigne écrivît si gaillardement dans un château dont il ne pouvait faire le tour sans courir le risque d'être enlevé par des bandes de ligueurs ou de protestants.

La Révolution m'a fait comprendre cette possibilité d'existence. Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes. Dans une société qui se dissout et se recompose, la lutte des deux génies, le choc du passé et de l'avenir, le mélange des moeurs anciennes et des moeurs nouvelles, forment une combinaison transitoire qui ne laisse pas un moment d'ennui. Les passions et les caractères en liberté, se montrent avec une énergie qu'ils n'ont point dans la cité bien réglée. L'infraction des lois, l'affranchissement des devoirs, des usages et des bienséances, les périls même ajoutent à l'intérêt de ce désordre. Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues rentré pour un moment dans l'état de nature, et ne recommençant à sentir la nécessité du frein social, que lorsqu'il porte le joug des nouveaux tyrans enfantés par la licence.

Je ne pourrais mieux peindre la société de 1789 et 1790 qu'en la comparant à l'architecture du temps de Louis XII et de François Ier, lorsque les ordres grecs se vinrent mêler au style gothique, ou plutôt en l'assimilant à la collection des ruines et des tombeaux de tous les siècles, entassés pêle-mêle après la Terreur dans les cloîtres des Petits-Augustins : seulement, les débris dont je parle étaient vivants et variaient sans cesse. Dans tous les coins de Paris il y avait des réunions littéraires, des sociétés politiques et des spectacles. Les renommées futures erraient dans la foule sans être connues, comme les âmes au bord du Léthé avant d'avoir joui de la lumière. J'ai vu le maréchal Gouvion-Saint-Cyr remplir un rôle sur le théâtre du Marais, dans la Altière coupable de Beaumarchais. On se transportait du club des Feuillants au club des Jacobins, des bals et des maisons de jeu aux groupes du Palais-Royal, de la tribune de l'Assemblée nationale à la tribune en plein vent. Passaient et repassaient dans les rues des députations populaires, des piquets de cavalerie, des patrouilles d'infanterie. Auprès d'un homme en habit français, tête poudrée, épée au côté, chapeau sous le bras, escarpins et bas de soie, marchait un homme, cheveux coupés et sans poudre, portant le frac anglais et la cravate américaine. Aux théâtres, les acteurs publiaient les nouvelles, le parterre entonnait des couplets patriotiques. Des pièces de circonstance attiraient la foule : un abbé paraissait sur la scène. Le peuple lui criait : " Calotin ! calotin ! " et l'abbé répondait : " Messieurs, vive la nation ! " ; on courait entendre chanter Mandini et sa femme, Viganoni et Rovedino à l' Opéra Buffa , après avoir entendu hurler Ça ira ; on allait admirer madame Dugazon, madame Saint-Aubin, Carline, la petite Olivier, mademoiselle Contat, Molé, Fleury, Talma débutant, après avoir vu pendre Favras.

Les promenades au boulevard du Temple et à celui des Italiens, surnommé Coblentz , les allées du jardin des Tuileries étaient inondées de femmes pimpantes : trois jeunes filles de Grétry y brillaient, blanches et roses comme leur parure : elles moururent bientôt toutes trois. " Elle s'endormit pour jamais, dit Grétry en parlant de sa fille aînée, assise sur mes genoux, aussi belle que pendant sa vie. " Une multitude de voitures sillonnaient les carrefours où barbotaient les sans-culottes et l'on trouvait la belle madame de Buffon, assise seule dans un phaéton du duc d'Orléans, stationné à la porte de quelque club.

L'élégance et le goût de la société aristocratique se retrouvaient à l'hôtel de La Rochefoucauld, aux soirées de mesdames de Poix, d'Hénin, de Simiane, de Vaudreuil, dans quelques salons de la haute magistrature, restés ouverts. Chez M. Necker, chez M. le comte de Montmorin, chez les divers ministres, se rencontraient (avec madame de Staël, la duchesse d'Aiguillon, mesdames de Beaumont et de Sérilly) toutes les nouvelles illustrations de la France, et toutes les libertés des nouvelles moeurs. Le cordonnier en uniforme d'officier de la garde nationale, prenait à genoux la mesure de votre pied ; le moine, qui le vendredi traînait sa robe noire ou blanche, portait le dimanche le chapeau rond et l'habit bourgeois ; le capucin, rasé, lisait le journal à la guinguette, et dans un cercle de femmes folles paraissait une religieuse gravement assise : c'était une tante ou une soeur mise à la porte de son monastère. La foule visitait ces couvents ouverts au monde, comme les voyageurs parcourent, à Grenade, les salles abandonnées de l'Alhambra, ou comme ils s'arrêtent, à Tibur, sous les colonnes du temple de la Sibylle.

Du reste force duels et amours, liaisons de prison et fraternité de politique, rendez-vous mystérieux parmi des ruines, sous un ciel serein, au milieu de la paix et de la poésie de la nature ; promenades écartées, silencieuses, solitaires, mêlées de serments éternels et de tendresses indéfinissables, au sourd fracas d'un monde qui fuyait, au bruit lointain d'une société croulante, qui menaçait de sa chute ces félicités placées au pied des événements. Quand on s'était perdu de vue vingt-quatre heures, on n'était pas sûr de se retrouver jamais. Les uns s'engageaient dans les routes révolutionnaires, les autres méditaient la guerre civile ; les autres partaient pour l'Ohio, où ils se faisaient précéder de plans de châteaux à bâtir chez les Sauvages ; les autres allaient rejoindre les Princes : tout cela allègrement, sans avoir souvent un sou dans sa poche : les royalistes affirmant que la chose finirait un de ces matins par un arrêt du parlement ; les patriotes, tout aussi légers dans leurs espérances, annonçant le règne de la paix et du bonheur avec celui de la liberté. On chantait :

La sainte chandelle d'Arras,

Le flambeau de la Provence,

S'ils ne nous éclairent pas,

Mettent le feu dans la France ;

On ne peut pas les toucher,

Mais on espère les moucher.

Et voilà comme on jugeait Robespierre et Mirabeau ! " Il est aussi peu en la puissance de toute faculté terrienne, dit l'Estoile, d'engarder le peuple françois de parler, que d'enfouir le soleil en terre ou l'enfermer dedans un trou. "

Le palais des Tuileries, grande geôle remplie de condamnés, s'élevait au milieu de ces fêtes de la destruction. Les sentenciés jouaient aussi en attendant la charrette , la tonte , la chemise rouge qu'on avait mise sécher et l'on voyait à travers les fenêtres les éblouissantes illuminations du cercle de la Reine.

Des milliers de brochures et de journaux pullulaient ; les satires et les poèmes, les chansons des Actes des Apôtres , répondaient à l' Ami du peuple ou au Modérateur du club monarchien, rédigé par Fontanes ; Mallet-Dupan, dans la partie politique du Mercure , était en opposition avec Laharpe et Chamfort dans la partie littéraire du même journal. Champcenetz, le marquis de Bonnay, Rivarol, Boniface, Mirabeau le cadet (le Holbein d'épée, qui leva sur le Rhin la légion des hussards de la Mort), Honoré Mirabeau l'aîné, s'amusaient à faire, en dînant, des caricatures et le Petit Almanach des grands hommes : Honoré allait ensuite proposer la loi martiale ou la saisie des biens du clergé. Il passait la nuit chez madame Jay , après avoir déclaré qu'il ne sortirait de l'Assemblée nationale que par la puissance des baïonnettes. Egalité consultait le diable dans les carrières de Montrouge, et revenait au jardin de Monceaux présider les orgies dont Laclos était l'ordonnateur. Le futur régicide ne dégénérait point de sa race : double prostitué, la débauche le livrait épuisé à l'ambition. Lauzun, déjà fané, soupait dans sa petite maison à la barrière du Maine avec des danseuses de l'opéra, entrecaressées de MM. de Noailles, de Dillon, de Choiseul, de Narbonne, de Talleyrand, et de quelques autres élégances du jour dont il nous reste deux ou trois momies.

La plupart des courtisans, célèbres par leur immoralité, à la fin du règne de Louis XV et pendant le règne de Louis XVI, étaient enrôlés sous le drapeau tricolore : presque tous avaient fait la guerre d'Amérique et barbouillé leurs cordons des couleurs républicaines : la Révolution les employa tant qu'elle se tint à une médiocre hauteur ; ils devinrent même les premiers généraux de ses armées. Le duc de Lauzun, le romanesque amoureux de la princesse Czartoriska, le coureur de femmes sur les grands chemins, le Lovelace qui avait celle-ci et puis qui avait celle-là, selon noble et chaste jargon de la cour, le duc de Lauzun devenu duc de Biron, commandant pour la Convention dans la Vendée : quelle pitié ! Le baron de Bezonval, révélateur menteur et cynique des corruptions de la haute société, mouche du coche des puérilités de la vieille monarchie expirante, ce lourd baron compromis dans l'affaire de la Bastille, sauvé par M. Necker et par Mirabeau, uniquement parce qu'il était Suisse : quelle misère ! Qu'avaient à faire de pareils hommes avec de pareils événements ? Quand la Révolution eut grandi, elle abandonna avec dédain les frivoles apostats du trône : elle avait eu besoin de leurs vices elle eut besoin de leurs têtes : elle ne méprisait aucun sang, pas même celui de la du Barry.

 

1 L 5 Chapitre 15

Paris, décembre 1821.

Ce que je faisais au milieu de tout ce bruit. - Mes jours solitaires. - Mademoiselle Monet. - J'arrête avec M. de Malesherbes le plan de mon voyage en Amérique. - Bonaparte et moi sous-lieutenants ignorés. - Le marquis de La Rouërie. - Je m'embarque à Saint-Malo. - Dernières pensées en quittant la terre natale.

L'année 1790 compléta les mesures ébauchées de l'année 1789. Le bien de l'Eglise, mis d'abord sous la main de la nation, fut confisqué, la constitution civile du clergé décrétée, la noblesse abolie.

Je n'assistai pas à la Fédération de juillet 1790 : une indisposition assez grave me retenait au lit ; mais je m'étais fort amusé auparavant aux brouettes du Champ-de-Mars. Madame de Staël a merveilleusement décrit cette scène. Je regretterai toujours de n'avoir pas vu M. de Talleyrand dire la messe servie par l'abbé Louis, comme de ne l'avoir pas vu, le sabre au côté, donner audience à l'ambassadeur du Grand-Turc.

Mirabeau déchut de sa popularité dans l'année 1790 ; ses liaisons avec la cour étaient évidentes. M. Necker résigna le ministère et se retira, sans que personne eût envie de le retenir. Mesdames, tantes du Roi, partirent pour Rome avec un passeport de l'Assemblée nationale. Le duc d'Orléans, revenu d'Angleterre, se déclara le très-humble et très obéissant serviteur du Roi. Les sociétés des Amis de la Constitution, multipliées sur le sol, se rattachaient à Paris à la société mère, dont elles recevaient les inspirations et exécutaient les ordres.

La vie publique rencontrait dans mon caractère des dispositions favorables : ce qui se passait en commun m'attirait, parce que dans la foule je gardais ma solitude et n'avais point à combattre ma timidité. Cependant les salons, participant du mouvement universel, étaient un peu moins étrangers à mon allure, et j'avais, malgré moi, fait des connaissances nouvelles.

La marquise de Villette s'était trouvée sur mon chemin. Son mari, d'une réputation calomniée, écrivait, avec Monsieur, frère du Roi, dans le Journal de Paris . Madame de Villette, charmante encore, perdit une fille de seize ans, plus charmante que sa mère, et pour laquelle le chevalier de Parny fit ces vers dignes de l' Anthologie :

Au ciel elle a rendu sa vie,

Et doucement s'est endormie

Sans murmurer contre ses lois :

Ainsi le sourire s'efface,

Ainsi meurt sans laisser de trace

Le chant d'un oiseau dans les bois.

Mon régiment, en garnison à Rouen, conserva sa discipline assez tard. Il eut un engagement avec le peuple au sujet de l'exécution du comédien Bordier, qui subit le dernier arrêt de la puissance parlementaire ; pendu la veille, héros le lendemain, s'il eût vécu vingt-quatre heures de plus. Mais, enfin, l'insurrection se mit parmi les soldats de Navarre. Le marquis de Mortemart émigra, les officiers le suivirent. Je n'avais ni adopté ni rejeté les nouvelles opinions ; aussi peu disposé à les attaquer qu'à les servir, je ne voulus ni émigrer ni continuer la carrière militaire : je me retirai.

Dégagé de tous liens, j'avais, d'une part, des disputes assez vives avec mon frère et le président de Rosambo ; de l'autre, des discussions non moins aigres avec Ginguené, Laharpe et Chamfort. Dès ma jeunesse, mon impartialité politique ne plaisait à personne. Au surplus, je n'attachais d'importance aux questions soulevées alors, que par des idées générales de liberté et de dignité humaines ; la politique personnelle m'ennuyait ; ma véritable vie était dans des régions plus hautes.

Les rues de Paris, jour et nuit encombrées de peuple, ne me permettaient plus mes flâneries. Pour retrouver le désert, je me réfugiais au théâtre : je m'établissais au fond d'une loge, et laissais errer ma pensée aux vers de Racine, à la musique de Sacchini, ou aux danses de l'Opéra. Il faut que j'aie vu intrépidement vingt fois de suite, aux Italiens, la Barbe-bleue et le Sabot perdu , m'ennuyant pour me désennuyer, comme un hibou dans un trou de mur. Tandis que la monarchie tombait, je n'entendais ni le craquement des voûtes séculaires, ni les miaulements du vaudeville, ni la voix tonnante de Mirabeau à la tribune, ni celle de Colin qui chantait à Babet sur le théâtre.

Qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige,

Quand la nuit est longue, on l'abrège.

M. Monet, directeur des mines et sa jeune fille, envoyés par madame Ginguené, venaient quelquefois troubler ma sauvagerie : mademoiselle Monet se plaçait sur le devant de la loge ; je m'asseyais moitié content, moitié grognant, derrière elle. Je ne sais si elle me plaisait, si je l'aimais, mais j'en avais bien peur. Quand elle était partie, je la regrettais, en étant plein de joie de ne la voir plus. Cependant j'allais quelquefois, à la sueur de mon front, la chercher chez elle, pour l'accompagner à la promenade : je lui donnais le bras, et je crois que je serrais un peu le sien.

Une idée me dominait, l'idée de passer aux Etats-Unis : il fallait un but utile à mon voyage ; je me proposais de découvrir (ainsi que je l'ai dit dans ces Mémoires et dans plusieurs de mes ouvrages) le passage au nord-ouest de l'Amérique. Ce projet n'était pas dégagé de ma nature poétique. Personne ne s'occupait de moi ; j'étais alors, ainsi que Bonaparte, un mince sous-lieutenant tout à fait inconnu ; nous partions, l'un et l'autre, de l'obscurité à la même époque, moi pour chercher ma renommée dans la solitude, lui sa gloire parmi les hommes. Or, ne m'étant attaché à aucune femme, ma sylphide obsédait encore mon imagination. Je me faisais une félicité de réaliser avec elle mes courses fantastiques dans les forêts du Nouveau-Monde. Par l'influence d'une autre nature, ma fleur d'amour, mon fantôme sans nom des bois de l'Armorique, est devenue Atala sous les ombrages de la Floride.

M. de Malesherbes me montait la tête sur ce voyage. J'allais le voir le matin. Le nez collé sur des cartes, nous comparions les différents dessins de la coupole arctique ; nous supputions les distances du détroit de Berhring au fond de la baie d'Hudson ; nous lisions les divers récits des navigateurs et voyageurs anglais, hollandais, espagnols, français, russes, suédois, danois ; nous nous enquérions des chemins à suivre par terre pour attaquer le rivage de la mer polaire ; nous devisions des difficultés à surmonter, des précautions à prendre contre la rigueur du climat, les assauts des bêtes et le manque de vivres. Cet homme illustre me disait : " Si j'étais plus jeune, je partirais avec vous, je m'épargnerais le spectacle que m'offrent ici tant de crimes, de lâchetés et de folies. Mais à mon âge il faut mourir où l'on est. Ne manquez pas de m'écrire par tous les vaisseaux, de me mander vos progrès et vos découvertes : je les ferai valoir auprès des ministres. C'est bien dommage que vous ne sachiez pas la botanique ! " Au sortir de ces conversations, je feuilletais Tournefort, Duhamel, Bernard de Jussieu, Grew, Jacquin, le Dictionnaire de Rousseau, les Flores élémentaires ; je courais au Jardin du Roi, et déjà je me croyais un Linné.

Enfin, au mois de janvier 1791, je pris sérieusement mon parti. Le chaos augmentait : il suffisait de porter un nom aristocrate pour être exposé aux persécutions : plus votre opinion était consciencieuse et modérée, plus elle était suspecte et poursuivie. Je résolus donc de lever mes tentes : je laissai mon frère et mes soeurs à Paris et m'acheminai vers la Bretagne.

Je rencontrai, à Fougères, le marquis de La Rouërie : je lui demandai une lettre pour le général Washington. Le colonel Armand (nom qu'on donnait au marquis, en Amérique) s'était distingué dans la guerre de l'indépendance américaine. Il se rendit célèbre, en France, par la conspiration royaliste qui fit des victimes si touchantes dans la famille des Désilles. Mort en organisant cette conspiration, il fut exhumé, reconnu, et causa le malheur de ses hôtes et de ses amis. Rival de La Fayette et de Lauzun, devancier de La Rochejaquelein, le marquis de La Rouërie avait plus d'esprit qu'eux : il s'était plus souvent battu que le premier ; il avait enlevé des actrices à l'Opéra, comme le second ; il serait devenu le compagnon d'armes du troisième. Il fourrageait les bois, en Bretagne, avec un major américain, et accompagné d'un singe assis sur la croupe de son cheval. Les écoliers de droit de Rennes l'aimaient, à cause de sa hardiesse d'action et de sa liberté d'idées : il avait été un des douze gentilshommes bretons mis à la Bastille. Il était élégant de taille et de manières, brave de mine, charmant de visage, et ressemblait aux portraits des jeunes seigneurs de la Ligue.

Je choisis Saint-Malo pour m'embarquer, afin d'embrasser ma mère. Je vous ai dit, au troisième livre de ces Mémoires , comment je passai par Combourg, et quels sentiments m'oppressèrent. Je demeurai deux mois à Saint-Malo, occupé des préparatifs de mon voyage, comme jadis de mon départ projeté pour les Indes.

Je fis marché avec un capitaine, nommé Desjardins : il devait transporter, à Baltimore, l'abbé Nagot, supérieur de séminaire de Saint-Sulpice, et plusieurs séminaristes, sous la conduite de leur chef. Ces compagnons de voyage m'auraient mieux convenu quatre ans plus tôt : de chrétien zélé que j'avais été, j'étais devenu un esprit fort, c'est-à-dire un esprit faible. Ce changement, dans mes opinions religieuses, s'était opéré par la lecture des livres philosophiques. Je croyais, de bonne foi, qu'un esprit religieux était paralysé d'un côté, qu'il y avait des vérités qui ne pouvaient arriver jusqu'à lui, tout supérieur qu'il pût être d'ailleurs. Ce benoît orgueil me faisait prendre le change ; je supposais dans l'esprit religieux cette absence d'une faculté, qui se trouve précisément dans l'esprit philosophique : l'intelligence courte croit tout voir, parce qu'elle reste les veux ouverts ; l'intelligence supérieure consent à fermer les yeux, parce qu'elle aperçoit tout en dedans. Enfin, une chose m'achevait : le désespoir sans cause que je portais au fond du coeur.

Une lettre de mon frère a fixé dans ma mémoire la date de mon départ : il écrivait de Paris à ma mère, en lui annonçant la mort de Mirabeau. Trois jours après l'arrivée de cette lettre, je rejoignis en rade le navire sur lequel mes bagages étaient chargés. On leva l'ancre, moment solennel parmi les navigateurs. Le soleil se couchait quand le pilote côtier nous quitta, après nous avoir mis hors des passes. Le temps était sombre, la brise molle, et la houle battait lourdement les écueils à quelques encablures du vaisseau.

Mes regards restaient attachés sur Saint-Malo ; je venais d'y laisser ma mère toute en larmes. J'apercevais les clochers et les dômes des églises où j'avais prié avec Lucile, les murs, les remparts, les forts, les tours, les grèves où j'avais passé mon enfance avec Gesril et mes camarades de jeux ; j'abandonnais ma patrie déchirée, lorsqu'elle perdait un homme que rien ne pouvait remplacer. Je m'éloignais également incertain des destinées de mon pays et des miennes : qui périrait de la France ou de moi ? Reverrais-je jamais cette France et ma famille ?

Le calme nous arrêta avec la nuit au débouquement de la rade ; les feux de la ville et les phares s'allumèrent : ces lumières qui tremblaient sous mon toit paternel semblaient à la fois me sourire et me dire adieu, en m'éclairant parmi les rochers, les ténèbres de la nuit et l'obscurité des flots.

Je n'emportais que ma jeunesse et mes illusions ; je désertais un monde dont j'avais foulé la poussière et compté les étoiles, pour un monde de qui la terre et le ciel m'étaient inconnus. Que devait-il m'arriver si j'atteignais le but de mon voyage ? Egaré sur les rives hyperboréennes, les années de discorde qui ont écrasé tant de générations avec tant de bruit, seraient tombées en silence sur ma tête ; la société eût renouvelé sa face, moi absent. Il est probable que je n'aurais jamais eu le malheur d'écrire ; mon nom serait demeuré ignoré, ou il ne s'y fût attaché qu'une de ces renommées paisibles au-dessous de la gloire, dédaignées de l'envie et laissées au bonheur. Qui sait si j'eusse repassé l'Atlantique, si je ne me serais point fixé dans les solitudes, à mes risques et périls explorées et découvertes, comme un conquérant au milieu de ses conquêtes !

Mais non ! je devais rentrer dans ma patrie pour y changer de misères, pour y être tout autre chose que ce que j'avais été. Cette mer, au giron de laquelle j'étais né, allait devenir le berceau de ma seconde vie ; j'étais porté par elle, dans mon premier voyage, comme dans le sein de ma nourrice, dans les bras de la confidente de mes premiers pleurs et de mes premiers plaisirs.

Le jusant, au défaut de la brise, nous entraîna au large, les lumières du rivage diminuèrent peu à peu et disparurent. Epuisé de réflexions, de regrets vagues, d'espérances plus vagues encore, je descendis à ma cabine : je me couchai, balancé dans mon hamac au bruit de la lame qui caressait le flanc du vaisseau. Le vent se leva ; les voiles déferlées qui coiffaient les mâts s'enflèrent, et quand je montai sur le tillac le lendemain matin, on ne voyait plus la terre de France.

Ici changent mes destinées : " Encore à la mer ! Again to sea ! " (Byron.)

 

1 L 6 Livre sixième

1. Prologue. - 2. Traversée de l'océan. - 3. Francis Tulloch. - Christophe Colomb. - Camoëns. - 4. Les Açores. - Ile Graciosa. - 5. Jeux marins. - Ile Saint-Pierre. - 6. Côtes de la Virginie. - Soleil couchant. - Péril. - J'aborde en Amérique. - Baltimore. - Séparation des passagers. - Tulloch. - 7. Philadelphie. - Le général Washington. - 8. Parallèle de Washington et de Bonaparte.

 

1 L 6 Chapitre 1

Londres, d'avril à septembre 1822.

Revu en décembre 1846.

Trente et un ans après m'être embarqué, simple sous-lieutenant, pour l'Amérique, je m'embarquais pour Londres, avec un passeport conçu en ces termes : " Laissez passer " disait ce passeport, " laissez passer sa seigneurie le vicomte de Chateaubriand, pair de France, ambassadeur du Roi près Sa Majesté britannique, etc., etc. ". Point de signalement ; ma grandeur devait faire connaître mon visage en tous lieux. Un bateau à vapeur, nolisé [Signifie affréter.] pour moi seul, me porte de Calais à Douvres. En mettant le pied sur le sol anglais, le 5 avril 1822, je suis salué par le canon du fort. Un officier vient de la part du commandant, m'offrir une garde d'honneur. Descendu à Shipwright-Inn, le maître et les garçons de l'auberge me reçurent bras pendants et têtes nues. Madame la mairesse m'invite à une soirée, au nom des plus belles dames de la ville. M. Billing, attaché à mon ambassade, m'attendait. Un dîner d'énormes poissons et de monstrueux quartiers de boeuf restaura monsieur l'ambassadeur, qui n'a point d'appétit et qui n'était pas du tout fatigué. Le peuple, attroupé sous mes fenêtres, fait retentir l'air de huzzas. L'officier revint et posa, malgré moi, des sentinelles à ma porte. Le lendemain, après avoir distribué force argent du Roi mon maître, je me suis mis en route pour Londres, au ronflement du canon, dans une légère voiture, qu'emportaient quatre beaux chevaux menés au grand trot par deux élégants jockeys. Mes gens suivaient dans d'autres carrosses, des courriers à ma livrée accompagnaient le cortège. Nous passons Cantorbery, attirant les yeux de John-Bull et des équipages qui nous croisaient. A Black-Heath, bruyère jadis hantée des voleurs, je trouvai un village tout neuf. Bientôt m'apparut l'immense calotte de fumée qui couvre la cité de Londres.

Plongé dans le gouffre de vapeur charbonnée, comme dans une des gueules du Tartare, traversant la ville entière dont je reconnaissais les rues, j'abordai l'hôtel de l'ambassade, Portland-Place. Le chargé d'affaires, M. le comte Georges de Caraman, MM. les secrétaires d'ambassade, M. le vicomte de Marcellus, M. le baron E. Decazes, M. de Bourqueney, les attachés à l'ambassade, m'accueillent avec une noble politesse. Tous les huissiers, concierges, valets de chambre, valets de pied de l'hôtel, étaient assemblés sur le trottoir. On me présenta les cartes des ministres anglais et des ambassadeurs étrangers, déjà instruits de ma prochaine arrivée.

Le 17 mai de l'an de grâce 1793, je débarquai pour la même ville de Londres, humble et obscur voyageur, à Southampton, venant de Jersey. Aucune mairesse ne s'aperçut que je passais ; le maire de la ville, William Smith, me délivra le 18, pour Londres, une feuille de route à laquelle était joint un extrait de l' Alien-bill . Mon signalement porte en anglais : " François de Chateaubriand, officier français à l'armée des émigrés ( french officer in the émigrant army ), taille de cinq pieds quatre pouces ( five Feet for inches high ), mince ( thin shape ), favoris et cheveux bruns ( Brown hair and fits ) ". Je partageai modestement la voiture la moins chère avec quelques matelots en congé ; je relayai aux plus chétives tavernes ; j'entrai pauvre, malade, inconnu, dans une ville opulente et fameuse, où M. Pitt régnait ; j'allai loger, à six schillings par mois, sous le lattis d'un grenier que m'avait préparé un cousin de Bretagne, au bout d'une petite rue qui joignait Tottenham-Court-Road.

Ah ! Monseigneur, que votre vie

D'honneurs aujourd'hui si remplie,

Diffère de ces heureux temps !

Cependant une autre obscurité m'enténébrait à Londres. Ma place politique mettait à l'ombre ma renommée littéraire ; il n'y a pas un sot dans les trois royaumes qui ne préférât l'ambassadeur de Louis XVIII à l'auteur du Génie du Christianisme . Je verrai comment la chose tournera après ma mort, ou quand j'aurai cessé de remplacer M. le duc Decazes auprès de Georges IV, succession aussi bizarre que le reste de ma vie.

Arrivé à Londres comme ambassadeur français, un de mes plus grands plaisirs était de laisser ma voiture au coin d'un square, et d'aller à pied parcourir les ruelles que j'avais jadis fréquentées, les faubourgs populaires et à bon marché, où se réfugie le malheur sous la protection d'une même souffrance, les abris ignorés que je hantais avec mes associés de détresse, ne sachant si j'aurais du pain le lendemain, moi dont trois et quatre services couvraient la table en 1822. A toutes ces portes étroites et indigentes qui m'étaient autrefois ouvertes, je ne rencontrais que des visages étrangers. Je ne voyais plus errer mes compatriotes, reconnaissables à leurs gestes, à leur manière de marcher, à la forme et à la vétusté de leurs habits ; je n'apercevais plus ces prêtres martyrs, portant le petit collet, le grand chapeau à trois cornes, la longue redingote noire usée, et que les Anglais saluaient en passant. De larges rues bordées de palais avaient été percées, des ponts bâtis, des promenades plantées : Regent ' s-Park occupait, auprès de Portland-Place , les anciennes prairies couvertes de troupeaux de vaches. Un cimetière, perspective de la lucarne d'un de mes greniers, avait disparu dans l'enceinte d'une fabrique. Quand je me rendais chez lord Liverpool, j'avais de la peine à retrouver l'espace vide de l'échafaud de Charles Ier ; des bâtisses nouvelles, resserrant la statue de Charles II, s'étaient avancées avec l'oubli sur des événements mémorables.

Que je regrettais, au milieu de mes insipides pompes, ce monde de tribulations et de larmes, ces temps où je mêlais mes peines à celles d'une colonie d'infortunés ! Il est donc vrai que tout change, que le malheur même périt comme la prospérité ! Que sont devenus mes frères en émigration ? Les uns sont morts, les autres ont subi diverses destinées : ils ont vu comme moi disparaître leurs proches et leurs amis ; ils sont moins heureux dans leur patrie qu'ils ne l'étaient sur la terre étrangère. N'avions-nous pas sur cette terre nos réunions, nos divertissements, nos fêtes et surtout notre jeunesse ? Des mères de famille, des jeunes filles qui commençaient la vie par l'adversité, apportaient le fruit semainier du labeur pour s'éjouir à quelque danse de la patrie. Des attachements se formaient dans les causeries du soir après le travail, sur les gazons d'Hamstead et de Primrose-Hill. A des chapelles ornées de nos mains dans de vieilles masures, nous priions le 21 janvier et le jour de la mort de la Reine, tout émus d'une oraison funèbre prononcée par le curé émigré de notre village. Nous allions le long de la Tamise, tantôt voir surgir aux docks les vaisseaux chargés des richesses du monde, tantôt admirer les maisons de campagne de Richmond, nous si pauvres, nous privés du toit paternel : toutes ces choses sont de véritables félicités !

Quand je rentrais en 1822, au lieu d'être reçu par mon ami, tremblotant de froid, qui m'ouvre la porte de notre grenier en me tutoyant, qui se couche sur son grabat auprès du mien, en se recouvrant de son mince habit et ayant pour lampe le clair de lune, - je passais à la lueur des flambeaux entre deux files de laquais, qui allaient aboutir à cinq ou six respectueux secrétaires. J'arrivais, tout criblé sur ma route des mots : Monseigneur , Mylord, Votre Excellence, Monsieur l ' ambassadeur , à un salon tapissé d'or et de soie. - Je vous en supplie, messieurs, laissez-moi ! Trêve de ces Mylords ! Que voulez-vous que je fasse de vous ? Allez rire à la chancellerie, comme si je n'étais pas là. Prétendez-vous me faire prendre au sérieux cette mascarade ? Pensez-vous que je sois assez bête, pour me croire changé de nature, parce que j'ai changé d'habit ? Le marquis de Londonderry va venir, dites-vous ; le duc de Wellington m'a demandé ; M. Canning me cherche ; lady Jersey m'attend à dîner, avec M. Brougham ; lady Gwidir m'espère, à dix heures, dans sa loge à l'opéra ; lady Mansfieid, à minuit, à Almacks. - Miséricorde ! où me fourrer ! qui me délivrera ? qui m'arrachera à ces persécutions ? Revenez, beaux jours de ma misère et de ma solitude ! Ressuscitez, compagnons de mon exil ! Allons, mes vieux camarades du lit de camp et de la couche de paille, allons dans la campagne, dans le petit jardin d'une taverne dédaignée, boire sur un banc de bois une tasse de mauvais thé, en parlant de nos folles espérances et de notre ingrate patrie, en devisant de nos chagrins, en cherchant le moyen de nous assister les uns les autres, de secourir un de nos parents encore plus nécessiteux que nous.

Voilà ce que j'éprouvais, ce que je me disais dans ces premiers jours de mon ambassade à Londres. Je n'échappais à la tristesse qui m'assiégeait sous mon toit, qu'en me saturant d'une tristesse moins pesante dans le parc de Kensington. Lui, ce parc, n'est point changé, comme j'ai pu m'en assurer en 1843 ; les arbres seulement ont grandi ; toujours solitaire, les oiseaux y font leur nid en paix. Ce n'est plus même la mode de se rassembler dans ce lieu, comme au temps que la plus belle des Françaises, madame Récamier, y passait suivie de la foule. Du bord des pelouses désertes de Kensington, j'aimais à voir courre, à travers Hyde-Park, les troupes de chevaux, les voitures des fashionables, parmi lesquelles figure en 1822 mon tilbury vide, tandis que, redevenu gentillâtre émigré, je remontais l'allée où le confesseur banni disait autrefois son bréviaire.

C'est dans ce parc de Kensington que j'ai médité l ' Essai historique ; que, relisant le journal de mes courses d'outre-mer, j'en ai tiré les amours d' Atala ; c'est aussi dans ce parc, après avoir erré au loin dans les campagnes sous un ciel baissé, blondissant et comme pénétré de la clarté polaire, que je traçai au crayon les premières ébauches des passions de René . Je déposais, la nuit, la moisson de mes rêveries du jour dans l ' Essai historique et dans les Natchez . Les deux manuscrits marchaient de front, bien que souvent je manquasse d'argent pour en acheter le papier, et que j'en assemblasse les feuillets avec des pointes arrachées aux tasseaux de mon grenier, faute de fil.

Ces lieux de mes premières inspirations me faisaient sentir leur puissance ; ils reflétaient sur le présent la douce lumière des souvenirs : - je me sens en train de reprendre la plume. Tant d'heures sont perdues dans les ambassades ! Le temps ne me fault pas plus ici qu'à Berlin pour continuer mes Mémoires , édifice que je bâtis avec des ossements et des ruines. Mes secrétaires à Londres désiraient aller le matin à des pique-niques, et le soir au bal : très volontiers ! Les gens, Peter, Valentin, Lewis allaient à leur tour au cabaret, et les femmes, Rose, Peggy, Maria, à la promenade des trottoirs ; j'en étais charmé. On me laissait la clef de la porte extérieure : monsieur l'ambassadeur était commis à la garde de sa maison, si on frappe, il ouvrira. Tout le monde est sorti, me voilà seul : mettons-nous à l'oeuvre.

Il y a vingt-deux ans, je viens de le dire, que j'esquissais à Londres les Natchez et Atala ; j'en suis précisément dans mes Mémoires à l'époque de mes voyages en Amérique : cela se rejoint à merveille. Supprimons ces vingt-deux ans comme ils sont en effet supprimés de ma vie, et partons pour les forêts du Nouveau-Monde : le récit de mon ambassade viendra à sa date, quand il plaira à Dieu ; mais pour peu que je reste ici quelques mois, j'aurai le loisir d'arriver de la cataracte de Niagara à l'armée des Princes en Allemagne, et de l'armée des Princes à ma retraite en Angleterre. L'ambassadeur du Roi de France peut raconter l'histoire de l'émigré français dans le lieu même où celui-ci était exilé.

 

1 L 6 Chapitre 2

Londres, d'avril à septembre 1822.

Traversée de l'océan.

Le livre précédent se termine par mon embarquement à Saint-Malo. Bientôt nous sortîmes de la Manche, et l'immense houle de l'ouest nous annonça l'Atlantique.

Il est difficile aux personnes qui n'ont jamais navigué, de se faire une idée des sentiments qu'on éprouve, lorsque du bord d'un vaisseau on n'aperçoit de toutes parts que la face sérieuse de l'abîme. Il y a dans la vie périlleuse du marin une indépendance qui tient de l'absence de la terre ; on laisse sur le rivage les passions des hommes ; entre le monde que l'on quitte et celui que l'on cherche, on n'a pour amour et pour patrie que l'élément sur lequel on est porté : plus de devoirs à remplir, plus de visites à rendre, plus de journaux, plus de politique. La langue même des matelots n'est pas la langue ordinaire : c'est une langue telle que la parlent l'océan et le ciel, le calme et la tempête. Vous habitez un univers d'eau parmi des créatures dont le vêtement, les goûts les manières, le visage, ne ressemblent point aux peuples autochtones ; elles ont la rudesse du loup marin et la légèreté de l'oiseau ; on ne voit point sur leur front les soucis de la société ; les rides qui le traversent ressemblent aux plissures de la voile diminuée, et sont moins creusées par l'âge que par la bise, ainsi que dans les flots. La peau de ces créatures, imprégnée de sel, est rouge et rigide, comme la surface de l'écueil battu de la lame.

Les matelots se passionnent pour leur navire. Ils pleurent de regret en le quittant, de tendresse en le retrouvant. Ils ne peuvent rester dans leur famille ; après avoir juré cent fois qu'ils ne s'exposeront plus à la mer, il leur est impossible de s'en passer, comme un jeune homme ne se peut arracher des bras d'une maîtresse orageuse et infidèle.

Dans les docks de Londres et de Plymouth, il n'est pas rare de trouver des sailors nés sur des vaisseaux : depuis leur enfance jusqu'à leur vieillesse, ils ne sont jamais descendus au rivage ; ils n'ont vu la terre que du bord de leur berceau flottant, spectateurs du monde où ils ne sont point entrés. Dans cette vie réduite à un si petit espace, sous les nuages et sur les abîmes, tout s'anime pour le marinier : une ancre, une voile, un mât, un canon, sont des personnages qu'on affectionne et qui ont chacun leur histoire.

La voile fut déchirée sur la côte du Labrador ; le maître voilier lui mit la pièce que vous voyez.

L'ancre sauva le vaisseau quand il eut chassé sur ses autres ancres, au milieu des coraux des îles Sandwich.

Le mât fut rompu dans une bourrasque au cap de Bonne-Espérance ; il n'était que d'un seul jet. Il est beaucoup plus fort depuis qu'il est composé de deux pièces.

Le canon est le seul qui ne fut pas démonté au combat de la Chesapeake.

Les nouvelles du bord sont des plus intéressantes : on vient de jeter le loch ; le navire file dix noeuds.

Le ciel est clair à midi ; on a pris hauteur : on est à telle latitude.

On a fait le point : il y a tant de lieues gagnées en bonne route.

La déclinaison de l'aiguille est de tant de degrés : on s'est élevé au nord.

Le sable des sabliers passe mal : on aura de la pluie.

On a remarqué des procellaria dans le sillage du vaisseau : on essuiera un grain.

Des poissons volants se sont montrés au sud : le temps va calmer.

Une éclaircie s'est formée à l'ouest dans les nuages : c'est le pied du vent, demain le vent soufflera de ce côté.

L'eau a changé de couleur. On a vu flotter du bois et des goëmons ; on a aperçu des mouettes et des canards ; un petit oiseau est venu se percher sur les vergues : il faut mettre le cap dehors, car on approche de terre, et il n'est pas bon de l'accoster la nuit.

Dans l'épinette, il y a un coq favori et pour ainsi dire sacré qui survit à tous les autres ; il est fameux pour avoir chanté pendant un combat, comme dans la cour d'une ferme au milieu de ses poules. Sous les ponts habite un chat : peau verdâtre zébrée, queue pelée, moustaches de crin, ferme sur ses pattes, opposant le contrepoids au tangage et le balancier au roulis ; il a fait deux fois le tour du monde et s'est sauvé d'un naufrage sur un tonneau. Les mousses donnent au coq du biscuit trempé dans du vin, et Matou a le privilège de dormir, quand il lui plaît, dans le witchoura du second capitaine.

Le vieux matelot ressemble au vieux laboureur. Leurs moissons sont différentes, il est vrai : le matelot a mené une vie errante, le laboureur n'a jamais quitté son champ ; mais ils connaissent également les étoiles et prédisent l'avenir en creusant leurs sillons. A l'un, l'alouette, le rouge-gorge, le rossignol ; à l'autre, la procellaria, le courlis, l'alcyon, - leurs prophètes. Ils se retirent le soir celui-ci dans sa cabine, celui-là dans sa chaumière ; frêlés demeures, où l'ouragan qui les ébranle n'agite point des consciences tranquilles.

If the wind tempestuous is blowing,

Still ne danger they descry ;

The guiltless heart its boon bestowing,

Soothes them with its Lullaby, etc., etc.

" Si le vent souffle orageux, ils n'aperçoivent aucun danger ; le coeur innocent, versant son baume, les berce avec ses dodo, l ' enfant do ; dodo, l ' enfant do , etc. "

Le matelot ne sait où la mort le surprendra, à quel bord il laissera sa vie : peut-être, quand il aura mêlé au vent son dernier soupir, sera-t-il lancé au sein des flots attaché sur deux avirons, pour continuer son voyage, peut-être sera-t-il enterré dans un îlot désert que l'on ne retrouvera jamais, ainsi qu'il a dormi isolé dans son hamac, au milieu de l'océan.

Le vaisseau seul est un spectacle : sensible au plus léger mouvement du gouvernail, hippogriffe ou coursier ailé il obéit à la main du pilote, comme un cheval à la main d'un cavalier. L'élégance des mâts et des cordages, la légèreté des matelots qui voltigent sur les vergues, les différents aspects dans lesquels se présente le navire soit qu'il vogue penché par un autan contraire, soit qu'il fuie droit devant un aquilon favorable, font de cette machine savante une des merveilles du génie de l'homme. Tantôt la lame et son écume brise et rejaillit contre la carène ; tantôt l'onde paisible se divise, sans résistance, devant la proue. Les pavillons, les flammes, les voiles achèvent la beauté de ce palais de Neptune : les plus basses voiles déployées dans leur largeur, s'arrondissent comme de vastes cylindres ; les plus hautes, comprimées dans leur milieu, ressemblent aux mamelles d'une sirène. Animé d'un souffle impétueux, le navire, avec sa quille, comme avec le soc d'une charrue, laboure à grand bruit le champ des mers.

Sur ce chemin de l'océan le long duquel on n'aperçoit ni arbres, ni villages, ni villes, ni tours, ni clochers, ni tombeaux ; sur cette route sans colonnes, sans pierres milliaires, qui n'a pour bornes que les vagues pour relais que les vents, pour flambeaux que les astres, la plus belle des aventures, quand on n'est pas en quête de terres et de mers inconnues, est la rencontre de deux vaisseaux. On se découvre mutuellement à l'horizon avec la longue-vue ; on se dirige les uns vers les autres. Les équipages et les passagers s'empressent sur le pont. Les deux bâtiments s'approchent, hissent leur pavillon, carguent à demi leurs voiles, se mettent en travers. Quand tout est silence, les deux capitaines, placés sur le gaillard d'arrière, se hèlent avec le porte-voix : " Le nom du navire ? De quel port ? Le nom du capitaine ? D'où vient-il ? Combien de jours ? de traversée ? La latitude et la longitude ? Adieu, va ! " on lâche les ris ; la voile retombe. Les matelots et les passagers des deux vaisseaux se regardent fuir, sans mot dire : les uns vont chercher le soleil de l'Asie, les autres le soleil de l'Europe, qui les verront également mourir. Le temps emporte et sépare les voyageurs sur la terre, plus promptement encore que le vent ne les emporte et ne les sépare sur l'océan ; se fait un signe de loin : Adieu, va ! Le port commun est l'éternité.

Et si le vaisseau rencontré était celui de Cook ou de La Pérouse ?

Le maître de l'équipage de mon vaisseau malouin était un ancien subrécargue, appelé Pierre Villeneuve, dont le nom seul me plaisait à cause de la bonne Villeneuve. Il avait servi dans l'Inde sous le Bailli de Suffren, et en Amérique sous le comte d'Estaing ; il s'était trouvé à une multitude d'affaires. Appuyé sur l'avant du vaisseau, auprès du beaupré, de même qu'un vétéran assis sous la treille de son petit jardin dans le fossé des Invalides, Pierre, en mâchant une chique de tabac, qui lui enflait la joue comme une fluxion, me peignait le moment du branle-bas, l'effet des détonations de l'artillerie sous les ponts, le ravage des boulets dans leurs ricochets contre les affûts, les canons, les pièces de charpente. Je le faisais parler des Indiens, des nègres, des colons. Je lui demandais comment étaient habillés les peuples, comment les arbres faits, quelle couleur avaient la terre et le ciel, quel goût les fruits ; si les ananas étaient meilleurs que les pêches, les palmiers plus beaux que les chênes. Il m'expliquait tout cela par des comparaisons prises des choses que je connaissais : le palmier était un grand chou, la robe d'un Indien celle de ma grand-mère ; les chameaux ressemblaient à un âne bossu ; tous les peuples de l'orient, et notamment les Chinois, étaient des poltrons et des voleurs. Villeneuve était de Bretagne, et nous ne manquions pas de finir par l'éloge de l'incomparable beauté de notre patrie.

La cloche interrompait nos conversations ; elle réglait les quarts, l'heure de l'habillement, celle de la revue, celle des repas. Le matin, à un signal, l'équipage, rangé sur le pont, dépouillait la chemise bleue pour en revêtir une autre qui séchait dans les haubans. La chemise quittée était immédiatement lavée dans des baquets, où cette pension de phoques savonnait aussi des faces brunes et des pattes goudronnées.

Au repas du midi et du soir, les matelots, assis en rond autour des gamelles, plongeaient l'un après l'autre, régulièrement et sans fraude, leur cuiller d'étain dans la soupe flottante au roulis. Ceux qui n'avaient pas faim, vendaient, pour un morceau de tabac ou pour un verre d'eau-de-vie, leur portion de biscuit et de viande salée à leurs camarades. Les passagers mangeaient dans la chambre du capitaine. Quand il faisait beau, on tendait une voile sur l'arrière du vaisseau, et l'on dînait à la vue d'une mer bleue, tachetée ça et là de marques blanches par les écorchures de la brise.

Enveloppé de mon manteau, je me couchais la nuit sur le tillac. Mes regards contemplaient les étoiles au-dessus de ma tête. La voile enflée me renvoyait la fraîcheur de la brise qui me berçait sous le dôme céleste : à demi assoupi et poussé par le vent, je changeais de ciel en changeant de rêve.

Les passagers, à bord d'un vaisseau, offrent une société différente de celle de l'équipage : ils appartiennent à un autre élément ; leurs destinées sont de la terre. Les uns courent chercher la fortune, les autres le repos ; ceux-là retournent à leur patrie, ceux-ci la quittent ; d'autres naviguent pour s'instruire des moeurs des peuples, pour étudier les sciences et les arts. On a le loisir de se connaître dans cette hôtellerie errante qui voyage avec le voyageur, d'apprendre maintes aventures, de concevoir des antipathies, de contracter des amitiés. Quand vont et viennent ces jeunes femmes nées du sang anglais et du sang indien, qui joignent à la beauté de Clarisse la délicatesse de Sacontala, alors se forment des chaînes que nouent et dénouent les vents parfumés de Ceylan, douces comme eux, comme eux légères.

 

1 L 6 Chapitre 3

Londres, d'avril à septembre 1822.

Francis Tulloch. - Cristophe Colomb. - Camoëns.

Parmi les passagers, mes compagnons, se trouvait un jeune Anglais. Francis Tulloch avait servi dans l'artillerie : peintre, musicien, mathématicien, il parlait plusieurs langues. L'abbé Nagot, supérieur des Sulpiciens, ayant rencontré l'officier anglican, en fit un catholique : il emmenait son néophyte à Baltimore.

Je m'accointai avec Tulloch : comme j'étais alors profond philosophe, je l'invitais à revenir chez ses parents. Le spectacle que nous avions sous les yeux le transportait d'admiration. Nous nous levions la nuit, lorsque le pont était abandonné à l'officier de quart et à quelques matelots qui fumaient leur pipe en silence : Tuta aequora silent . Le vaisseau roulait au gré des lames sourdes et lentes, tandis que des étincelles de feu couraient avec une blanche écume le long de ses flancs. Des milliers d'étoiles rayonnant dans le sombre azur du dôme céleste, une mer sans rivage, l'infini dans le ciel et sur les flots ! Jamais Dieu ne m'a plus troublé de sa grandeur que dans ces nuits où j'avais l'immensité sur ma tête et l'immensité sous mes pieds.

Des vents d'ouest, entremêlés de calmes, retardèrent notre marche. Le 4 mai nous n'étions qu'à la hauteur des Açores. Le 6, vers les huit heures du matin, nous eûmes connaissance de l'île du Pico. Ce volcan domina longtemps des mers non naviguées, inutile phare la nuit, signal sans témoin le jour.

Il y a quelque chose de magique à voir s'élever la terre du fond de la mer. Christophe Colomb, au milieu d'un équipage révolté, prêt à retourner en Europe sans avoir atteint le but de son voyage, aperçoit une petite lumière sur une plage que la nuit lui cachait. Le vol des oiseaux l'avait guidé vers l'Amérique ; la lueur du foyer d'un sauvage lui révèle un nouvel univers. Colomb dut éprouver cette sorte de sentiment que l'Ecriture donne au Créateur, quand, après avoir tiré le monde du néant, il vit que son ouvrage était bon : vidit Deus quod esset bonum . Colomb créait un monde. Une des premières vies du pilote génois, est celle que Giustiniani, publiant un psautier hébreu, plaça en forme de note sous le psaume : Coeli narrant gloria Dei .

Vasco de Gama ne dut pas être moins émerveillé lorsqu'en 1498, il aborda la côte de Malabar. Alors, tout change sur le globe : une nature nouvelle apparaît, le rideau qui depuis des milliers de siècles cachait une partie de la terre se lève : on découvre la patrie du soleil, le lieu d'où il sort chaque matin " comme un époux, ou comme un géant, tanquam sponsus, ut gigas " ; on voit à nu ce sage et brillant orient, dont l'histoire mystérieuse se mêlait aux voyages de Pythagore, aux conquêtes d'Alexandre, au souvenir des croisades, et dont les parfums nous arrivaient à travers les champs de l'Arabie et les mers de la Grèce. L'Europe lui envoya un poète pour le saluer : le cygne du Tage fit entendre sa triste et belle voix sur les rivages de l'Inde. Camoëns leur emprunta leur éclat, leur renommée et leur malheur ; il ne leur laissa que leurs richesses.

 

1 L 6 Chapitre 4

Les Açores. - Ile Graciosa.

Lorsque Gonzalo Villo, aïeul maternel de Camoëns, découvrit une partie de l'archipel des Açores, il aurait dû, s'il eût prévu l'avenir, se réserver une concession de six pieds de terre pour recouvrir les os de son petit-fils.

Nous ancrâmes dans une mauvaise rade, sur une base de roches, par quarante-cinq brasses d'eau. L'île Graciosa, devant laquelle nous étions mouillés, nous présentait des collines un peu renflées dans leurs contours comme les ellipses d'une amphore étrusque : elles étaient drapées de la verdure des blés, et elles exhalaient une odeur fromentacée agréable, particulière aux moissons des Açores. On voyait au milieu de ces tapis les divisions des champs, formées de pierres volcaniques, mi-parties blanches et noires, et entassées les unes sur les autres. Une abbaye, monument d'un ancien monde sur un sol nouveau, se montrait au sommet d'un tertre ; au pied de ce tertre, dans une anse caillouteuse, miroitaient les toits rouges de la ville de Santa-Cruz. L'île entière, avec ses découpures de baies, de caps, de criques, de promontoires, répétait son paysage inverti dans les flots. Des rochers verticaux au plan des vagues lui servaient de ceinture extérieure. Au fond du tableau, le cône du volcan du Pico, planté sur une coupole de nuages, perçait, par-delà Graciosa, la perspective aérienne.

Il fut décidé que j'irais à terre avec Tulloch et le second capitaine ; on mit la chaloupe en mer : elle nagea au rivage dont nous étions à environ deux milles. Nous aperçûmes du mouvement sur la côte ; une prame s'avança vers nous. Aussitôt qu'elle fut à portée de la voix, nous distinguâmes une quantité de moines. Ils nous hélèrent en portugais, en italien, en anglais, en français, et nous répondîmes dans ces quatre langues. L'alarme régnait, notre vaisseau était le premier bâtiment d'un grand port qui eût osé mouiller dans la rade dangereuse où nous étalions la marée. D'une autre part, les insulaires voyaient pour la première fois le pavillon tricolore ; ils ne savaient si nous sortions d'Alger ou de Tunis : Neptune n'avait point reconnu ce pavillon si glorieusement porté par Cybèle. Quand on vit que nous avions figure humaine et que nous entendions ce qu'on disait, la joie fut extrême. Les moines nous recueillirent dans leur bateau, et nous ramâmes gaiement vers Santa-Cruz : nous y débarquâmes avec quelque difficulté, à cause d'un ressac assez violent.

Toute l'île accourut. Quatre ou cinq alguazils, armés de piques rouillées, s'emparèrent de nous. L'uniforme de Sa Majesté m'attirant les honneurs, je passai pour l'homme important de la députations. On nous conduisit chez le gouverneur, dans un taudis, où Son Excellence, vêtue d'un méchant habit vert, autrefois galonné d'or, nous donna une audience solennelle : il nous permit le ravitaillement.

Nos religieux nous menèrent à leur couvent, édifice à balcons commode et bien éclairé. Tulloch avait trouvé un compatriote : le principal frère, qui se donnait tous les mouvements pour nous, était un matelot de Jersey, dont le vaisseau avait péri corps et biens sur Graciosa. Sauvé seul du naufrage, ne manquant pas d'intelligence, il se montra docile aux leçons des catéchistes ; il apprit le portugais et quelques mots de latin ; sa qualité d'Anglais militant en sa faveur, on le convertit et on en fit un moine. Le matelot jerseyais, logé, vêtu et nourri à l'autel, trouvait cela beaucoup plus doux que d'aller serrer la voile du perroquet de fougue. Il se souvenait encore de son ancien métier : ayant été longtemps sans parler sa langue, il était enchanté de rencontrer quelqu'un qui l'entendît ; il riait et jurait en vrai pilotin. Il nous promena dans l'île.

Les maisons des villages, bâties en planches et en pierres, s'enjolivaient de galeries extérieures qui donnaient un air propre à ces cabanes, parce qu'il y régnait beaucoup de lumière. Les paysans, presque tous vignerons, étaient à moitié nus et bronzés par le soleil ; les femmes, petites, jaunes comme des mulâtresses, mais éveillées, étaient naïvement coquettes avec leurs bouquets de seringas, leurs chapelets en guise de couronnes ou de chaînes.

Les pentes des collines rayonnaient de ceps, dont le vin approchait celui de Fayal. L'eau était rare, mais partout où sourdait une fontaine, croissait un figuier et s'élevait un oratoire avec un portique peint à fresque. Les ogives du portique encadraient quelques aspects de l'île et quelques portions de la mer. C'est sur un de ces figuiers que je vis s'abattre une compagnie de sarcelles bleues non palmipèdes. L'arbre n'avait point de feuilles, mais il portait des fruits rouges enchaînés comme des cristaux. Quand il fut orné des oiseaux cérulés qui laissaient pendre leurs ailes, ses fruits parurent d'une pourpre éclatante, tandis que l'arbre semblait avoir poussé tout à coup un feuillage d'azur.

Il est probable que les Açores furent connues des Carthaginois ; il est certain que des monnaies phéniciennes ont été déterrées dans l'île de Corvo. Les navigateurs modernes qui abordèrent les premiers à cette île trouvèrent, dit-on, une statue équestre, le bras droit étendu et montrant du doigt l'occident, si toutefois cette statue n'est pas la gravure d'invention qui décore les anciens portulans.

J'ai supposé, dans le manuscrit des Natchez , que Chactas, revenant d'Europe, prit terre à l'île de Corvo, et qu'il rencontra la statue mystérieuse. Il exprime ainsi les sentiments qui m'occupaient à Graciosa, en me rappelant la tradition : " J'approche de ce monument extraordinaire. Sur sa base, baignée de l'écume des flots, étaient gravés des caractères inconnus : la mousse et le salpêtre des mers rongeaient la surface du bronze antique ; l'Alcyon perché sur le casque du colosse, y jetait, par intervalles, des voix langoureuses ; des coquillages se collaient aux flancs et aux crins d'airain du coursier, et lorsqu'on approchait l'oreille de ses naseaux ouverts, on croyait ouïr des rumeurs confuses. "

Un bon souper nous fut servi chez les religieux, après notre course ; nous passâmes la nuit à boire avec nos hôtes. Le lendemain, vers midi, nos provisions embarquées, nous retournâmes à bord. Les religieux se chargèrent de nos lettres pour l'Europe. Le vaisseau s'était trouvé en danger par la levée d'un fort sud-est. On vira l'ancre ; mais engagée dans des roches, on la perdit, comme on s'y attendait. Nous appareillâmes : le vent continuant de fraîchir, nous eûmes bientôt dépassé les Açores.

 

1 L 6 Chapitre 5

Londres, d'avril à septembre 1822.

Jeux marins. - Ile Saint-Pierre.

Fac pelagus me scire probes, que carbasa laxo.

" Muse, aide-moi à montrer que je connais la mer sur laquelle je déploie mes voiles. "

C'est ce que disait, il y a six cents ans, Guillaume le Breton, mon compatriote. Rendu à la mer, je recommençai à contempler ses solitudes ; mais à travers le monde idéal de mes rêveries, m'apparaissaient, moniteurs sévères, la France et les événements réels. Ma retraite pendant le jour, lorsque je voulais éviter les passagers, était la hune du grand mât ; j'y montais lestement aux applaudissements des matelots. Je m'y asseyais dominant les vagues.

L'espace tendu d'un double azur avait l'air d'une toile préparée pour recevoir les futures créations d'un grand peintre. La couleur des eaux était pareille à celle du verre liquide. De longues et hautes ondulations ouvraient dans leurs ravines, des échappées de vue sur les déserts de l'océan : ces vacillants paysages rendaient sensible à mes yeux la comparaison que fait l'écriture de la terre chancelante devant le Seigneur, comme un homme ivre. Quelquefois, on eût dit l'espace étroit et borné, faute d'un point de saillie ; mais si une vague venait à lever la tête, un flot à se courber en imitation d'une côte lointaine, un escadron de chiens de mer à passer à l'horizon, alors se présentait une échelle de mesure. L'étendue se révélait surtout lorsqu'une brume rampant à la surface pélagienne, semblait accroître l'immensité même.

Descendu de l'aire du mât comme autrefois du nid de mon saule, toujours réduit à une existence solitaire, je soupais d'un biscuit de vaisseau, d'un peu de sucre et d'un citron ; ensuite, je me couchais, ou sur le tillac dans mon manteau, ou sous le pont dans mon cadre : je n'avais qu'à déployer le bras pour atteindre de mon lit à mon cercueil.

Le vent nous força d'anordir et nous accostâmes le banc de Terre-Neuve. Quelques glaces flottantes rôdaient au milieu d'une bruine froide et pâle.

Les hommes du trident ont des jeux qui leur viennent de leurs devanciers : quand on passe la Ligne, il faut se résoudre à recevoir le baptême : même cérémonie sous le Tropique, même cérémonie sur le banc de Terre-Neuve, et quel que soit le lieu, le chef de la mascarade est toujours le bonhomme Tropique . Tropique et hydropique sont synonymes pour les matelots : le bonhomme Tropique a donc une bedaine énorme ; il est vêtu, lors même qu'il est sous son tropique, de toutes les peaux de mouton et de toutes les jaquettes fourrées de l'équipage. Il se tient accroupi dans la grande hune, poussant de temps en temps des mugissements. Chacun le regarde d'en-bas : il commence à descendre le long des haubans pesant comme un ours, trébuchant comme Silène. En mettant le pied sur le pont, il pousse de nouveaux rugissements, bondit, saisit un seau, remplit d'eau de mer et le verse sur le chef de ceux qui n'ont pas passé la Ligne, ou qui ne sont pas parvenus à la latitude des glaces. On fuit sous les ponts, on remonte sur les écoutilles, on grimpe aux mâts : père Tropique vous poursuit ; cela finit au moyen d'un large pourboire : jeux d'Amphitrite, qu'Homère aurait célébrés comme il a chanté Protée, si le vieil Océanus eût été connu tout entier du temps d'Ulysse ; mais alors on ne voyait encore que sa tête aux Colonnes d'Hercule ; son corps caché couvrait le monde.

Nous gouvernâmes vers les îles Saint-Pierre et Miquelon, cherchant une nouvelle relâche. Quand nous approchâmes de la première, un matin entre dix heures et midi, nous étions presque dessus ; ses côtes perçaient, en forme de bosse noire, à travers la brume.

Nous mouillâmes devant la capitale de l'île : nous ne la voyions pas, mais nous entendions le bruit de la terre. Les passagers se hâtèrent de débarquer ; le supérieur de Saint-Sulpice, continuellement harcelé du mal de mer, était si faible, qu'on fut obligé de le porter au rivage. Je pris un logement à part ; j'attendis qu'une rafale, arrachant le brouillard, me montrât le lieu que j'habitais, et pour ainsi dire le visage de mes hôtes dans ce pays des ombres.

Le port et la rade de Saint-Pierre sont placés entre la côte orientale de l'île et un îlot allongé, l' île aux Chiens . Le port, surnommé le barachois , creuse les terres et aboutit à une flaque saumâtre. Des mornes stériles se serrent au noyau de l'île : quelques-uns, détachés, surplombent le littoral ; les autres ont à leur pied une lisière de landes tourbeuses et arasées. On aperçoit du bourg le morne de la vigie.

La maison du gouverneur fait face à l'embarcadère. L'église, la cure, le magasin aux vivres sont placés au même lieu ; puis viennent la demeure du commissaire de la marine et celle du capitaine du port. Ensuite commence, le long du rivage sur les galets, la seule rue du bourg.

Je dînai deux ou trois fois chez le gouverneur, officier plein d'obligeance et de politesse. Il cultivait sous un glacis quelques légumes d'Europe. Après le dîner, il me montrait ce qu'il appelait son jardin.

Une odeur fine et suave d'héliotrope s'exhalait d'un petit carré de fèves en fleurs, elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum non respiré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum chargé d'aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l'absence et de la jeunesse.

Du jardin, nous montions aux mornes, et nous nous arrêtions au pied du mât de pavillon de la vigie. Le nouveau drapeau français flottait sur notre tête ; comme les femmes de Virgile, nous regardions la mer, flentes ; elle nous séparait de la terre natale ! Le gouverneur était inquiet ; il appartenait à l'opinion battue. Il s'ennuyait d'ailleurs dans cette retraite, convenable à un songe-creux de mon espèce, rude séjour pour un homme occupé d'affaires, ou ne portant point en lui cette passion qui remplit tout, et fait disparaître le reste du monde. Mon hôte s'enquérait de la Révolution, je lui demandais des nouvelles du passage au nord-ouest. Il était à l'avant-garde du désert, mais il ne savait rien des Esquimaux et ne recevait du Canada que des perdrix.

Un matin, j'étais allé seul au Cap-à-l'Aigle, pour voir se lever le soleil du côté de la France. Là, une eau hyémale formait une cascade dont le dernier bond atteignait la mer. Je m'assis au ressaut d'une roche, les pieds pendants sur la vague qui déferlait au bas de la falaise. Une jeune marinière parut dans les déclivités supérieures du morne ; elle avait les jambes nues, quoiqu'il fît froid et marchait parmi la rosée. Ses cheveux noirs passaient en touffes sous le mouchoir des Indes dont sa tête était entortillée ; par-dessus ce mouchoir, elle portait un chapeau de roseaux du pays en façon de nef ou de berceau. Un bouquet de bruyères lilas sortait de son sein que modelait l'entoilage blanc de sa chemise. De temps en temps, elle se baissait et cueillait les feuilles d'une plante aromatique qu'on appelle dans l'île thé naturel . D'une main elle jetait ces feuilles dans un panier qu'elle tenait de l'autre main. Elle m'aperçut : sans être effrayée, elle se vint asseoir à mon côté, posa son panier près d'elle, et se mit comme moi, les jambes ballantes sur la mer, à regarder le soleil.

Nous restâmes quelques minutes sans parler ; enfin je fus le plus courageux et je dis : " Que cueillez-vous là ? La saison des lucets et des atocas est passée. " Elle leva de grands yeux noirs, timides et fiers, et me répondit : " Je cueillais du thé. " Elle me présenta son panier. " Vous portez ce thé à votre père et à votre mère ? - Mon père est à la pêche avec Guillaumy. - Que faites-vous l'hiver dans l'île ? - Nous tressons des filets, nous pêchons les étangs, en faisant des trous dans la glace ; le dimanche, nous allons à la messe et aux vêpres, où nous chantons des cantiques ; et puis nous jouons sur la neige et nous voyons les garçons chasser les ours blancs. - Votre père va bientôt revenir ? - Oh ! non : le capitaine mène le navire à Gênes avec Guillaumy. - Mais Guillaumy reviendra ? - Oh ! oui, à la saison prochaine, au retour des pêcheurs. Il m'apportera dans sa pacotille un corset de soie rayée, un jupon de mousseline et un collier noir. - Et vous serez parée pour le vent, la montagne et la mer. Voulez-vous que je vous envoie un corset, un jupon et un collier ? - Oh ! non. "

Elle se leva, prit son panier, et se précipita par un sentier rapide, le long d'une sapinière. Elle chantait d'une voix sonore un cantique des Missions :

Tout brûlant d'une ardeur immortelle,

C'est vers Dieu que tendent mes désirs.

Elle faisait envoler sur sa route de beaux oiseaux appelés aigrettes, à cause du panache de leur tête ; elle avait l'air d'être de leur troupe. Arrivée à la mer, elle sauta dans un bateau, déploya la voile et s'assit au gouvernail ; on l'eût prise pour la Fortune : elle s'éloigna de moi.

Oh ! oui, oh ! non, Guillaumy , l'image du jeune matelot sur une vergue au milieu des vents, changeait en terre de délices l'affreux rocher de Saint-Pierre :

L'isole di Fortuna or a vedete

Nous passâmes quinze jours dans l'île. De ses côtes désolées on découvre les rivages encore plus désolés de Terre-Neuve. Les mornes à l'intérieur étendent des chaînes divergentes dont la plus élevée se prolonge au nord vers l'anse Rodrigue. Dans les vallons, la roche granitique, mêlée d'un mica rouge et verdâtre, se rembourre d'un matelas de sphaignes, de lichen et de dicranum.

De petits lacs s'alimentent du tribut des ruisseaux de la Vigie , du courval du Pain de Sucre , du Kergariou , de la Tête galante . Ces flaques sont connues sous le nom des Etangs du Savoyard , du Cap Noir, du Ravenel , du Colombier , du Cap à 1 ' Aigle . Quand les tourbillons fondent sur ces étangs, ils déchirent les eaux peu profondes, mettant à nu çà et là quelques portions de prairies sous-marines que recouvre subitement le voile retissu de l'onde.

La Flore de Saint-Pierre est celle de la Laponie et du détroit de Magellan. Le nombre des végétaux diminue en allant vers le pôle ; au Spitzberg, on ne rencontre plus que quarante espèces de phanérogames. On changeant de localité, des races de plantes s'éteignent : les unes au nord, habitantes des steppes glacées, deviennent au midi des filles de la montagne ; les autres, nourries dans l'atmosphère tranquille des plus épaisses forêts, viennent, en décroissant de force et de grandeur, expirer aux plages tourmenteuses de l'océan. A Saint-Pierre, le myrtille marécageux (vaccinium fulginosum) est réduit à l'état des traînasses ; il sera bientôt enterré dans l'ouate et les bourrelets des mousses qui lui servent d'humus. Plante voyageuse, j'ai pris mes précautions pour disparaître au bord de la mer, mon site natal.

La pente des monticules de Saint-Pierre est plaquée de baumiers, d'amelanchiers, de palomiers, de mélèzes, de sapins noirs, dont les bourgeons servent à brasser une bière antiscorbutique. Ces arbres ne dépassent pas la hauteur d'un homme. Le vent océanique les étête, les secoue, les prosterne à l'instar des fougères ; puis se glissant sous ces forêts en broussailles, il les relève ; mais il n'y trouve ni troncs, ni rameaux, ni voûtes, ni échos pour y gémir, et il n'y fait pas plus de bruit que sur une bruyère.

Ces bois rachitiques contrastent avec les grands bois de Terre-Neuve dont on découvre le rivage voisin, et dont les sapins portent un lichen argenté (alectoria trichodes) : les ours blancs semblent avoir accroché leur poil aux branches de ces arbres, dont ils sont les étranges grimpereaux. Les swamps de cette île de Jacques Cartier offrent des chemins battus par ces ours : on croirait voir les sentiers rustiques des environs d'une bergerie. Toute la nuit retentit des cris des animaux affamés ; le voyageur ne se rassure qu'au bruit non moins triste de la mer ; ces vagues, si insociables et si rudes, deviennent des compagnes et des amies.

La pointe septentrionale de Terre-Neuve arrive à la latitude du cap Charles Ier du Labrador. quelques degrés plus haut, commence le paysage polaire. Si nous en croyons les voyageurs, il est un charme à ces régions : le soir, le soleil, touchant la terre, semble rester immobile, et remonte ensuite dans le ciel au lieu de descendre sous l'horizon. Les monts revêtus de neige, les vallées tapissées de la mousse blanche que broutent les rennes, les mers couvertes de baleines et semées de glaces flottantes, toute cette scène brille éclairée comme à la fois par les feux du couchant et la lumière de l'aurore : on ne sait si l'on assiste à la création ou à la fin du monde. Un petit oiseau, semblable à celui qui chante la nuit dans nos bois, fait entendre un ramage plaintif. L'amour amène alors l'Esquimau sur le rocher de glace où l'attendait sa compagne : ces noces de l'homme aux dernières bornes de la terre, ne sont ni sans pompe ni sans félicité.

 

1 L 6 Chapitre 6

Londres, d'avril à septembre 1822.

Côtes de la Virginie. - Soleil couchant. - Péril. - J'aborde en Amérique. - Baltimore. - Séparation des passagers. - Tulloch.

Après avoir embarqué des vivres et remplacé l'ancre perdue à Graciosa, nous quittâmes Saint-Pierre. Cinglant au midi, nous atteignîmes la latitude de 38 degrés. Les calmes nous arrêtèrent à une petite distance des côtes du Maryland et de la Virginie. Au ciel brumeux des régions boréales, avait succédé le plus beau ciel ; nous ne voyions pas la terre, mais l'odeur des forêts de pins arrivait jusqu'à nous. Les aubes et les aurores, les levers et les couchers du soleil, les crépuscules et les nuits étaient admirables. Je ne me pouvais rassasier de regarder Vénus, dont les rayons semblaient m'envelopper comme jadis les cheveux de ma sylphide.

Un soir, je lisais dans la chambre du capitaine ; la cloche de la prière sonna : j'allai mêler mes voeux à ceux de mes compagnons. Les officiers occupaient le gaillard d'arrière avec les passagers ; l'aumônier, un livre à la main, un peu en avant d'eux, près du gouvernail ; les matelots se pressaient pêle-mêle sur le tillac : nous nous tenions debout, le visage tourné vers la proue du vaisseau. Toutes les voiles étaient pliées.

Le globe du soleil, prêt à se plonger dans les flots, apparaissait entre les cordages du navire au milieu des espaces sans bornes : on eût dit, par les balancements de la poupe, que l'astre radieux changeait à chaque instant d'horizon. Quand je peignis ce tableau dont vous pouvez revoir l'ensemble dans le Génie de Christianisme , mes sentiments religieux s'harmonisaient avec la scène ; mais, hélas ! quand j'y assistai en personne, le vieil homme était vivant en moi : ce n'était pas Dieu seul que je contemplais sur les flots dans la magnificence de ses oeuvres. Je voyais une femme inconnue et les miracles de son sourire ; les beautés du ciel me semblaient écloses de son souffle ; j'aurais vendu l'éternité pour une de ses caresses. Je me figurais qu'elle palpitait derrière ce voile de l'univers qui la cachait à mes yeux. Oh ! que n'était-il en ma puissance de déchirer le rideau pour presser la femme idéalisée contre mon coeur, pour me consumer sur son sein dans cet amour, source de mes inspirations, de mon désespoir et de ma vie ! Tandis que je me laissais aller à ces mouvements si propres à ma carrière future de coureur des bois il ne s'en fallut guère qu'un accident ne mît un terme à mes desseins et à mes songes.

La chaleur nous accablait ; le vaisseau, dans un calme plat, sans voile et trop chargé de ses mâts, était tourmenté du roulis : brûlé sur le pont et fatigué du mouvement, je me voulus baigner, et, quoique nous n'eussions point de chaloupe dehors, je me jetai du beaupré à la mer. Tout alla d'abord à merveille, et plusieurs passagers m'imitèrent. Je nageais sans regarder le vaisseau ; mais quand je vins à tourner la tête, je m'aperçus que le courant l'entraînait déjà loin. Les matelots, alarmés, avaient filé un patelin aux autres nageurs. Des requins se montraient dans les eaux du navire, et on leur tirait des coups de fusil pour les écarter. La houle était si grosse, qu'elle retardait mon retour, en épuisant mes forces. J'avais un gouffre au-dessous de moi, et les requins pouvaient à tout moment m'emporter un bras ou une jambe. Sur le bâtiment, le maître d'équipage cherchait à descendre un canot dans la mer, mais il fallait établir un palan, et cela prenait un temps considérable.

Par le plus grand bonheur, une brise presque insensible se leva ; le vaisseau, gouvernant un peu, se rapprocha de moi ; je me pus emparer du bout de la corde ; mais les compagnons de ma témérité s'étaient accrochés à cette corde, quand on nous tira au flanc du bâtiment, me trouvant à l'extrémité de la file, ils pesaient sur moi de tout leur poids. On nous repêcha ainsi un à un, ce qui fut long. Les roulis continuaient ; à chacun de ces roulis en sens opposé, nous plongions de six ou sept pieds dans la vague, ou nous étions suspendus en l'air à un même nombre de pieds comme des poissons au bout d'une ligne : à la dernière immersion, je me sentis prêt à m'évanouir ; un roulis de plus, et s'en était fait. On me hissa sur le pont à demi mort ; si je m'étais noyé, le bon débarras pour moi et pour les autres !

Deux jours après cet accident, nous aperçûmes la terre. Le coeur me battit quand le capitaine me la montra : l'Amérique ! Elle était à peine délinéée par la cime de quelques érables sortant de l'eau. Les palmiers de l'embouchure du Nil m'indiquèrent depuis le rivage de l'Egypte de la même manière. Un pilote vint à notre bord, nous entrâmes dans la baie de Chesapeake. Le soir même, on envoya une chaloupe chercher des vivres frais. Je me joignis au parti et bientôt je foulai le sol américain.

Promenant mes regards autour de moi, je demeurai quelques instants immobile. Ce continent peut-être ignoré pendant la durée des temps anciens et un grand nombre de siècles modernes ; les premières destinées sauvages de ce continent, et ses secondes destinées depuis l'arrivée de Christophe Colomb ; la domination des monarchies de l'Europe ébranlée dans ce nouveau monde ;

la vieille société finissant dans la jeune Amérique ; une république d'un genre inconnu annonçant un changement dans l'esprit humain ; la part que mon pays avait eue à ces événements ; ces mers et ces rivages devant en partie leur indépendance au pavillon et au sang français ; un grand homme sortant du milieu des discordes et des déserts ; Washington habitant une ville florissante, dans le même lieu où Guillaume Penn avait acheté un coin de forêts ; les Etats-Unis renvoyant à la France la révolution que la France avait soutenue de ses armes ; enfin mes propres desseins, ma muse vierge que je venais livrer à la passion d'une nouvelle nature ; les découvertes que je voulais tenter dans ces déserts, lesquels étendaient encore leur large royaume derrière l'étroit empire d'une civilisation étrangère : telles étaient les choses qui roulaient dans mon esprit.

Nous nous avançâmes vers une habitation. Des bois de baumiers et de cèdres de la Virginie, des oiseaux moqueurs et des cardinaux, annonçaient, par leur port et leur ombre, par leur chant et leur couleur, un autre climat. La maison, où nous arrivâmes au bout d'une demi-heure, tenait de la ferme d'un Anglais et de la case d'un créole. Des troupeaux de vaches européennes pâturaient des herbages entourés de claires-voies, dans lesquelles se jouaient des écureuils à peau rayée. Des noirs sciaient des pièces de bois, des blancs cultivaient des plants de tabac. Une négresse de treize à quatorze ans presque nue et d'une beauté singulière, nous ouvrit la barrière de l'enclos comme une jeune Nuit. Nous achetâmes des gâteaux de maïs, des poules, des oeufs, du lait et nous retournâmes au bâtiment avec nos dames-jeannes et nos paniers. Je donnai mon mouchoir de soie à la petite Africaine : ce fut une esclave qui me reçut sur la terre de la liberté.

On désancra pour gagner la rade et le port de Baltimore ; en approchant, les eaux se rétrécirent ; elles étaient lisses et immobiles ; nous avions l'air de remonter un fleuve indolent bordé d'avenues. Baltimore s'offrit à nous comme au fond d'un lac. En regard de la ville s'élevait une colline boisée, au pied de laquelle on commençait à bâtir. Nous amarrâmes au quai du port. Je dormis à bord et n'atterris que le lendemain. J'allai loger à l'auberge avec mes bagages ; les séminaristes se retirèrent à l'établissement préparé pour eux, d'où ils se sont dispersés en Amérique.

Qu'est devenu Francis Tulloch ? La lettre suivante m'a été remise à Londres, le 12 du mois d'avril 1822 :

" Trente ans s'étant écoulés, mon très cher vicomte, depuis l'époque de notre voyage à Baltimore, il est très, possible que vous ayez oublié jusqu'à mon nom ; mais à juger d'après les sentiments de mon coeur, qui vous a toujours été vrai et loyal, ce n'est pas ainsi, et je me flatte que vous ne seriez pas fâché de me revoir presqu'en face l'un de l'autre (comme vous verrez par la date de cette lettre), je ne sens que trop que bien des choses nous séparent. Mais témoignez le moindre désir de me voir, et je m'empresserai de vous prouver, autant qu'il me sera possible, que je suis toujours comme j'ai toujours été, votre fidèle et dévoué,

" Fran. Tulloch. "

" P. S. Le rang distingué que vous vous êtes acquis et que vous méritez par tant de titres m'est devant les yeux ; mais le souvenir du chevalier de Chateaubriand m'est si cher, que je ne puis vous écrire (au moins cette fois-ci) comme ambassadeur, etc., etc. Ainsi, pardonnez le style en faveur de notre ancienne alliance.

" Vendredi 12 avril.

" Portland-Place, ne 30. "

Ainsi, Tulloch était à Londres ; il ne s'est point fait prêtre, il s'est marié ; son roman est fini comme le mien. Cette lettre dépose en faveur de la véracité de mes Mémoires et de la fidélité de mes souvenirs. Qui aurait rendu témoignage d'une alliance et d'une amitié formées il y a trente ans sur les flots, si la partie contractante ne fût survenue ? et quelle perspective morne et rétrograde me déroule cette lettre ! Tulloch se retrouvait en 1822 dans la même ville que moi, dans la même rue que moi ; la porte de sa maison était en face de la porte de la mienne, ainsi que nous nous étions rencontrés dans le même vaisseau, sur le même tillac, cabine vis-à-vis cabine. Combien d'autres amis je ne rencontrerai plus ! L'homme, chaque soir en se couchant, peut compter ses pertes : il n'y a que ses ans qui ne le quittent point, bien qu'ils passent. Lorsqu'il en fait la revue et qu'il les nomme, ils répondent " Présents ! " Aucun ne manque à l'appel.

 

1 L 6 Chapitre 7

Londres, d'avril à septembre 1822.

Philadelphie. - Le général Washington.

Baltimore, comme toutes les autres métropoles des Etats-Unis, n'avait pas l'étendue qu'elle a maintenant : c'était une jolie petite ville catholique, propre, animée, où les moeurs et la société avaient une grande affinité avec les moeurs et la société de l'Europe. Je payai mon passage au capitaine et lui donnai un dîner d'adieu. J'arrêtai ma place au stage-coach qui faisait trois fois la semaine le voyage de Pennsylvanie. A quatre heures du matin, j'y montai, et me voilà roulant sur les chemins du Nouveau-Monde.

La route que nous parcourûmes, plutôt tracée que faite, traversait un pays assez plat : presque point d'arbres, fermes éparses, villages clairsemés, climat de la France, hirondelles volant sur les eaux comme sur l'étang de Combourg.

En approchant de Philadelphie, nous rencontrâmes des paysans allant au marché, des voitures publiques et des voitures particulières. Philadelphie me parut une belle ville, les rues larges, quelques-unes plantées, se coupant à angle droit dans un ordre régulier du nord au sud et de l'est à l'ouest. La Delaware coule parallèlement à la rue qui suit son bord occidental. Cette rivière serait considérable en Europe : on n'en parle pas en Amérique ; ses rives sont basses et peu pittoresques.

A l'époque de mon voyage (1791), Philadelphie ne s'étendait pas encore jusqu'à la Shuylkill ; le terrain, en avançant vers cet affluent, était divisé par lots, sur lesquels on construisait çà et là des maisons.

L'aspect de Philadelphie est monotone. En général, ce qui manque aux cités protestantes des Etats-Unis, ce sont les grandes oeuvres de l'architecture : la Réformation jeune d'âge, qui ne sacrifia point à l'imagination, a rarement élevé ces dômes, ces nefs aériennes, ces tours jumelles dont l'antique religion catholique a couronné l'Europe. Aucun monument à Philadelphie, à New-York, à Boston, ne pyramide au-dessus de la masse des murs et des toits : l'oeil est attristé de ce niveau.

Descendu d'abord à l'auberge, je pris ensuite un appartement dans une pension où logeaient des colons de Saint-Domingue, et des Français émigrés avec d'autres idées que les miennes. Une terre de liberté offrait un asile à ceux qui fuyaient la liberté : rien ne prouve mieux le haut prix des institutions généreuses que cet exil volontaire des partisans du pouvoir absolu dans une pure démocratie.

Un homme, débarqué comme moi aux Etats-Unis, plein d'enthousiasme pour les peuples classiques, un Caton qui cherchait partout la rigidité des premières moeurs romaines, dut être fort scandalisé de trouver partout le luxe des équipages, la frivolité des conversations, l'inégalité des fortunes, l'immoralité des maisons de banque et de jeu, le bruit des salles de bal et de spectacle. A Philadelphie j'aurais pu me croire à Liverpool ou à Bristol. L'apparence du peuple était agréable : les quakeresses avec leurs robes grises, leurs petits chapeaux uniformes et leurs visages pâles, paraissaient belles.

A cette heure de ma vie, j'admirais beaucoup les républiques, bien que je ne les crusse pas possibles à l'époque du monde où nous étions parvenus : je connaissais la liberté à la manière des anciens, la liberté fille des moeurs dans une société naissante ; mais j'ignorais la liberté fille des lumières et d'une vieille civilisation, liberté dont la république représentative a prouvé la réalité : Dieu veuille qu'elle soit durable ! on n'est plus obligé de labourer soi-même son petit champ, de maugréer les arts et les sciences, d'avoir des ongles crochus et la barbe sale pour être libre.

Lorsque j'arrivai à Philadelphie, le général Washington n'y était pas ; je fus obligé de l'attendre une huitaine de jours. Je le vis passer dans une voiture que tiraient quatre chevaux fringants, conduits à grandes guides. Washington, d'après mes idées d'alors, était nécessairement Cincinnatus ; Cincinnatus en carrosse dérangeait un peu ma république de l'an de Rome 296. Le dictateur Washington pouvait-il être autre qu'un rustre, piquant ses boeufs de l'aiguillon et tenant le manche de sa charrue ? Mais quand j'allai lui porter ma lettre de recommandation, je retrouvai la simplicité du vieux Romain.

Une petite maison, ressemblant aux maisons voisines était le palais du président des Etats-Unis : point de gardes ; pas même de valets. Je frappai ; une jeune servante ouvrit. Je lui demandai si le général était chez lui ; elle me répondit qu'il y était. Je répliquai que j'avais une lettre à lui remettre. La servante me demanda mon nom, difficile à prononcer en anglais et qu'elle ne put retenir. Elle me dit alors doucement : " Walk in, sir . Entrez, monsieur " et elle marcha devant moi dans un de ces étroits corridors qui servent de vestibule aux maisons anglaises : elle m'introduisit dans un parloir où elle me pria d'attendre le général.

Je n'étais pas ému : la grandeur de l'âme ou celle de la fortune ne m'imposent point ; j'admire la première sans en être écrasé ; la seconde m'inspire plus de pitié que de respect : visage d'homme ne me troublera jamais.

Au bout de quelques minutes, le général entra : d'une grande taille, d'un air calme et froid plutôt que noble il est ressemblant dans ses gravures. Je lui présentai ma lettre en silence ; il l'ouvrit, courut à la signature qu'il lut tout haut avec exclamation : " Le colonel Armand ! " C'était ainsi qu'il l'appelait et qu'avait signé le marquis de La Rouërie.

Nous nous assîmes. Je lui expliquai tant bien que mal le motif de mon voyage. Il me répondait par monosyllabes anglais et français, et m'écoutait avec une sorte d'étonnement ; je m'en aperçus, et je lui dis avec un peu de vivacité : " Mais il est moins difficile de découvrir le passage du nord-ouest que de créer un peuple comme vous l'avez fait. - Well, well, young man ! Bien, bien, jeune homme " s'écria-t-il en me tendant la main. Il m'invita à dîner pour le jour suivant, et nous nous quittâmes.

Je n'eus garde de manquer au rendez-vous. Nous n'étions que cinq ou six convives. La conversation roula sur la Révolution française. Le général nous montra une clef de la Bastille. Ces clefs, je l'ai déjà remarqué étaient des jouets assez niais qu'on se distribuait alors. Les expéditionnaires en serrurerie auraient pu, trois ans plus tard, envoyer au président des Etats-Unis le verrou de la prison du monarque qui donna la liberté à la France et à l'Amérique. Si Washington avait vu dans les ruisseaux de Paris les vainqueurs de la Bastille , il aurait moins respecté sa relique. Le sérieux et la force de la Révolution ne venaient pas de ces orgies sanglantes. Lors de la révocation de l'Edit de Nantes, en 1685, la même populace du faubourg Saint-Antoine, démolit le temple protestant à Charenton, avec autant de zèle qu'elle dévasta l'église de Saint-Denis en 1793.

Je quittai mon hôte à dix heures du soir, et ne l'ai jamais revu ; il partit le lendemain, et je continuai mon voyage.

Telle fut ma rencontre avec le soldat citoyen, libérateur d'un monde. Washington est descendu dans la tombe avant qu'un peu de bruit se soit attaché à mes pas ; j'ai passé devant lui comme l'être le plus inconnu ; il était dans tout son éclat, moi dans toute mon obscurité ; mon nom n'est peut-être pas demeuré un jour entier dans sa mémoire : heureux pourtant que ses regards soient tombés sur moi je m'en suis senti échauffé le reste de ma vie : il y a une vertu dans les regards d'un grand homme.

 

1 L 6 Chapitre 8

Parallèle de Washington et de Bonaparte.

Bonaparte achève à peine de mourir. Puisque je viens de heurter à la porte de Washington, le parallèle entre le fondateur des Etats-Unis et l'empereur des Français se présente naturellement à mon esprit ; d'autant mieux, qu'au moment où je trace ces lignes Washington lui-même n'est plus. Ercilla, chantant et bataillant dans le Chili, s'arrête au milieu de son voyage pour raconter la mort de Didon ; moi, je m'arrête au début de ma course dans la Pennsylvanie pour comparer Washington à Bonaparte. J'aurais pu ne m'occuper d'eux qu'à l'époque où je rencontrai Napoléon ; mais si je venais à toucher ma tombe avant d'avoir atteint dans ma chronique l'année 1814, on ne saurait donc rien de ce que j'aurais à dire des deux mandataires de la Providence ? Je me souviens de Castelnau : ambassadeur comme moi en Angleterre, il écrivait comme moi une partie de sa vie à Londres. A la dernière page du livre VIIe il dit à son fils : " Je traiterai de ce fait au VIIIe livre ", et le VIIIe livre des Mémoires de Castelnau n'existe pas : cela m'avertit de profiter de la vie.

Washington n'appartient pas, comme Bonaparte à cette race qui dépasse la stature humaine. Rien d'étonnant ne s'attache à sa personne. il n'est point placé sur un vaste théâtre ; il n'est point aux prises avec les capitaines les plus habiles, et les plus puissants monarques du temps ; il ne court point de Memphis à Vienne, de Cadix à Moscou : il se détend avec une poignée de citoyens sur une terre sans célébrité, dans le cercle étroit des foyers domestiques. Il ne livre point de ces combats qui renouvellent les triomphes d'Arbelles et de Pharsale ; il ne renverse point les trônes pour en recomposer d'autres avec leurs débris ; il ne fait point dire aux rois à sa porte :

Qu'ils se font trop attendre, et qu'Attila s'ennuie.

Quelque chose de silencieux enveloppe les actions de Washington ; il agit avec lenteur. On dirait qu'il se sent chargé de la liberté de l'avenir, et qu'il craint de la compromettre. Ce ne sont pas ses destinées que porte ce héros d'une nouvelle espèce : ce sont celles de son pays ; il ne se permet pas de jouer ce qui ne lui appartient pas ; mais de cette profonde humilité quelle lumière va jaillir ! Cherchez les bois où brilla l'épée de Washington : qu'y trouvez-vous ? Des tombeaux ? Non ; un monde ! Washington a laissé les Etats-Unis pour trophée sur son champ de bataille.

Bonaparte n'a aucun trait de ce grave Américain : il combat avec fracas sur une vieille terre ; il ne veut créer que sa renommée ; il ne se charge que de son propre sort. Il semble savoir que sa mission sera courte, que le torrent qui descend de si haut s'écoulera vite. il se hâte de jouir et d'abuser de sa gloire, comme d'une jeunesse fugitive. A l'instar des dieux d'Homère, il veut arriver en quatre pas au bout du monde. Il paraît sur tous les rivages ; il inscrit précipitamment son nom dans les fastes de tous les peuples ; il jette des couronnes à sa famille et à ses soldats ; il se dépêche dans ses monuments, dans ses lois, dans ses victoires. Penché sur le monde, d'une main il terrasse les rois, de l'autre il abat le géant révolutionnaire ; mais, en écrasant l'anarchie, il étouffe la liberté, et finit par perdre la sienne sur son dernier champ de bataille.

Chacun est récompensé selon ses oeuvres : Washington élève une nation à l'indépendance ; magistrat en repos, il s'endort sous son toit au milieu des regrets de ses compatriotes et de la vénération des peuples.

Bonaparte ravit à une nation son indépendance : empereur déchu, il est précipité dans l'exil, où la frayeur de la terre ne le croit pas encore assez emprisonné sous la garde de l'océan. Il expire : cette nouvelle publiée à la porte du palais devant laquelle le conquérant fit proclamer tant de funérailles, n'arrête, ni n'étonne le passant : qu'avaient à pleurer les citoyens ?

La république de Washington subsiste ; l'empire de Bonaparte est détruit. Washington et Bonaparte sortirent du sein de la démocratie : nés tous deux de la liberté, le premier lui fut fidèle, le second la trahit.

Washington a été le représentant des besoins, des idées des lumières, des opinions de son époque ; il a secondé au lieu de contrarier, le mouvement des esprits ; il a voulu ce qu'il devait vouloir, la chose même à laquelle il était appelé : de là la cohérence et la perpétuité de son ouvrage. Cet homme qui frappe peu, parce qu'il est dans des proportions justes, a confondu son existence avec celle de son pays : sa gloire est le patrimoine de la civilisation. sa renommée s'élève comme un de ces sanctuaires publics où coule une source féconde et intarissable.

Bonaparte pouvait enrichir également le domaine commun ; il agissait sur la nation la plus intelligente, la plus brave la plus brillante de la terre. Quel serait aujourd'hui le rang occupé par lui, s'il eût joint la magnanimité à ce qu'il avait d'héroïque, si, Washington et Bonaparte à la fois, il eût nommé la liberté légataire universelle de sa gloire !

Mais ce géant ne liait point ses destinées à celles de ses contemporains ; son génie appartenait à l'âge moderne : son ambition était des vieux jours ; il ne s'aperçut pas que les miracles de sa vie excédaient la valeur d'un diadème, et que cet ornement gothique lui siérait mal. Tantôt il se précipitait sur l'avenir, tantôt il reculait vers le passé ; et, soit qu'il remontât ou suivît le cours du temps, par sa force prodigieuse, il entraînait ou repoussait les flots. Les hommes ne furent à ses yeux qu'un moyen de puissance ; aucune sympathie ne s'établit entre leur bonheur et le sien : il avait promis de les délivrer, il les enchaîna ; il s'isola d'eux, ils s'éloignèrent de lui. Les rois d'Egypte plaçaient leurs pyramides funèbres, non parmi des campagnes florissantes, mais au milieu des sables stériles ; ces grands tombeaux s'élèvent comme l'éternité dans la solitude : Bonaparte a bâti à leur image le monument de sa renommée.

 

1 L 7 Livre septième

1. Voyage de Philadelphie à New York et à Boston. - Mackenzie. - 2. Rivière du Nord. - Chant de la passagère. - Albany. - M. Swift. - Départ pour la cataracte de Niagara avec un guide hollandais. - M. Violet. - 3. Mon accoutrement sauvage. - Chasse. - Le carcajou et le renard canadien. - Rate musquée. - Chiens-pêcheurs. - Insectes. - 4. Campement au bord du lac des Onondagas. - Arabes. - Course botanique. - L'Indienne et la vache. - 5. Un Iroquois. - Sachem des Onondagas. - Velly et les Franks. - Cérémonie de l'hospitalité. - Anciens Grecs. - Montcalm et Wolf. - 6. Voyage du lac des Onondagas à la rivière Genesee. - Abeilles. - Défrichements. - Hospitalité. - Lit. - Serpent à sonnettes enchanté. - 7. Famille indienne. - Nuit dans les forêts. - Départ de la famille. - Sauvage du saut du Niagara. - Le Capitaine Gordon. - Jérusalem. - 8. Cataracte de Niagara. - Serpent à sonnettes. - Je tombe au bord de l'abîme. - 9. Douze jours dans une hutte. - Changement de moeurs chez les sauvages. - Naissance et mort. - Montaigne. - Chant de la couleuvre. - Pantomime d'une petite Indienne, original de Mila. - 10. Incidences. - Ancien Canada. - Population indienne. - Dégradation des moeurs. - Vraie civilisation répandue par la religion ; fausse civilisation introduite par le commerce. - Coureurs de bois. - Factoreries. - Chasses. - Métis ou Bois-brûlés. - Guerres des Compagnies. - Mort des langues indiennes. - 11. Anciennes possessions françaises en Amérique. - Regrets. - Manie du passé. - Billet de Francis Conyngham.

 

1 L 7 Chapitre 1

Londres, d'avril à septembre 1822.

Revu en décembre 1846.

Voyage de Philadelphie à New York et à Boston. - Mackenzie.

J'étais impatient de continuer mon voyage. Ce n'étaient pas les Américains que j'étais venu voir, mais quelque chose de tout à fait différent des hommes que je connaissais, quelque chose plus d'accord avec l'ordre habituel de mes idées ; je brûlais de me jeter dans une entreprise pour laquelle je n'avais rien de préparé que mon imagination et mon courage.

Quand je formai le projet de découvrir le passage au nord-ouest on ignorait si l'Amérique septentrionale s'étendait sous le pôle en rejoignant le Groënland, ou si elle se terminait à quelque mer contiguë à la baie d'Hudson et au détroit de Behring. En 1772, Hearne avait découvert la mer à l'embouchure de la rivière de la Mine-de-Cuivre, par les 71 degrés 15 minutes de latitude nord, et les 119 degrés 15 minutes de longitude ouest de Greenwich [Latitude et longitude reconnues aujourd'hui trop fortes de 4 degrés 1/4. (N.d.A.1832)] .

Sur la côte de l'océan Pacifique, les efforts du capitaine Cook et ceux des navigateurs subséquents avaient laissé des doutes. En 1787, un vaisseau disait être entré dans une mer intérieure de l'Amérique septentrionale ; selon le récit du capitaine de ce vaisseau, tout ce qu'on avait pris pour la côte non interrompue au nord de la Californie, n'était qu'une chaîne d'îles extrêmement serrées. L'amirauté d'Angleterre envoya Vancouver vérifier ces rapports qui se trouvèrent faux. Vancouver n'avait point encore fait son second voyage.

Aux Etats-Unis, en 1797, on commençait à s'entretenir de la course de Mackenzie : parti le 3 juin 1789 du fort Chipewan, sur le lac des Montagnes, il descendit à la mer du pôle par le fleuve auquel il a donné son nom.

Cette découverte aurait pu changer ma direction et me faire prendre ma route droit au nord ; mais je me serais fait scrupule d'altérer le plan arrêté entre moi et M. de Malesherbes. Ainsi donc, je voulais marcher à l'ouest, de manière à intersecter [entre-croiser, ou couper] la côte nord-ouest au-dessus du golfe de Californie ; de là, suivant le profil du continent, et toujours en vue de la mer, je prétendais reconnaître le détroit de Behring, doubler le dernier cap septentrional de l'Amérique, descendre à l'est le long des rivages de la mer polaire, et rentrer dans les Etats-Unis par la baie d'Hudson, le Labrador et le Canada.

Quels moyens avais-je d'exécuter cette prodigieuse pérégrination ? aucun. La plupart des voyageurs français ont été des hommes isolés, abandonnés à leurs propres forces ; il est rare que le gouvernement ou des compagnies les aient employés ou secourus. Des Anglais, des Américains, des Allemands, des Espagnols, des Portugais ont accompli, à l'aide du concours des volontés nationales, ce que chez nous des individus délaissés ont commencé en vain. Mackenzie, et après lui plusieurs autres au profit des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, ont fait sur la vastitude de l'Amérique des conquêtes que j'avais rêvées pour agrandir ma terre natale. En cas de succès, j'aurais eu l'honneur d'imposer des noms français à des régions inconnues, de doter mon pays d'une colonie sur l'océan Pacifique, d'enlever le riche commerce des pelleteries à une puissance rivale, d'empêcher cette rivale de s'ouvrir un plus court chemin aux Indes, en mettant la France elle-même en possession de ce chemin. J'ai consigné ces projets dans l ' Essai historique , publié à Londres en 1796, et ces projets étaient tirés du manuscrit de mes voyages écrit en 1791. Ces dates prouvent que j'avais devancé par mes voeux et par mes travaux les derniers explorateurs des glaces arctiques.

Je ne trouvai aucun encouragement à Philadelphie. J'entrevis dès lors que le but de ce premier voyage serait manqué, et que ma course ne serait que le prélude d'un second et plus long voyage. J'en écrivis dans ce sens à M. de Malesherbes, et en attendant l'avenir, je promis à la poésie ce qui serait perdu pour la science. En effet si je ne rencontrai pas en Amérique ce que j'y cherchais, le monde polaire, j'y rencontrai une nouvelle muse.

Un stage-coach semblable à celui qui m'avait amené de Baltimore me conduisit de Philadelphie à New-York ville gaie, peuplée, commerçante, qui cependant était loin d'être ce qu'elle est aujourd'hui, loin de ce qu'elle sera dans quelques années : car les Etats-Unis croissent plus vite que ce manuscrit. J'allai en pèlerinage à Boston saluer le premier champ de bataille de la liberté américaine. J'ai vu les champs de Lexington ; j'y cherchai, comme depuis à Sparte, la tombe de ces guerriers qui moururent pour obéir aux saintes lois de la patrie . Mémorable exemple de l'enchaînement des choses humaines ! un bill de finances, passé dans le Parlement d'Angleterre en 1765, élève un nouvel empire sur la terre en 1782 et fait disparaître du monde un des plus antiques royaumes de l'Europe en 1789 !

 

1 L 7 Chapitre 2

Londres, d'avril à septembre 1822.

Rivière du Nord. - Chant de la Passagère. - Albanie. - M. Swift. - Départ pour la cataracte de Niagara avec un guide hollandais. - M. Violet.

Je m'embarquai à New-York sur le paquebot qui faisait voile pour Albany, situé en amont de la rivière du Nord. La société était nombreuse. Vers le soir de la première journée, on nous servit une collation de fruits et de lait ; les femmes étaient assises sur les bancs du tillac, et les hommes sur le pont, à leurs pieds. La conversation ne se soutint pas longtemps : à |'aspect d'un beau tableau de la nature, on tombe involontairement dans le silence. Tout à coup, je ne sais qui s'écria : " Voilà l'endroit où Asgill fut arrêté. " On pria une quakeresse de Philadelphie de chanter la complainte connue sous le nom d' Asgill . Nous étions entre des montagnes ; la voix de la passagère expirait sur la vague, ou se renflait lorsque nous rasions de plus près la rive. La destinée d'un jeune soldat, amant, poète et brave, honoré de l'intérêt de Washington et de la généreuse intervention d'une reine infortunée ajoutait un charme au romantique de la scène. L'ami que j'ai perdu, M. de Fontanes, laissa tomber de courageuses paroles en mémoire d'Asgill, quand Bonaparte se disposait à monter au trône où s'était assise Marie-Antoinette. Les officiers américains semblaient touchés du chant de la Pennsylvanienne : le souvenir des troubles passés de la patrie leur rendait plus sensible le calme du moment présent. Ils contemplaient avec émotion ces lieux naguère chargés de troupes, retentissant du bruit des armes, maintenant ensevelis dans une paix profonde ; ces lieux dorés des derniers feux du jour, animés du sifflement des cardinaux, du roucoulement des palombes bleues, du chant des oiseaux-moqueurs, et dont les habitants, accoudés sur des clôtures frangées de bignonias, regardaient notre barque passer au-dessous d'eux.

Arrivé à Albany, j'allai chercher un M. Swift, pour lequel on m'avait donné une lettre. Ce M. Swift trafiquait de pelleteries avec les tribus indiennes enclavées dans le territoire cédé par l'Angleterre aux Etats-Unis ; car les puissances civilisées, républicaines et monarchiques, se partagent sans façon en Amérique des terres qui ne leur appartiennent pas. Après m'avoir entendu, M. Swift me fit des objections très raisonnables. Il me dit que je ne pouvais pas entreprendre de prime-abord, seul, sans secours, sans appui, sans recommandation pour les postes anglais, américains, espagnols, où je serais forcé de passer, un voyage de cette importance ; que, quand j'aurais le bonheur de traverser tant de solitudes, j'arriverais à des régions glacées où je périrais de froid et de faim : il me conseilla de commencer par m'acclimater, m'invita à apprendre le sioux, l'iroquois et l'esquimau, à vivre au milieu des coureurs de bois et des agents de la compagnie de la baie d'Hudson. Ces expériences préliminaires faites, je pourrais alors, dans quatre ou cinq ans, avec l'assistance du gouvernement français, procéder à ma hasardeuse mission.

Ces conseils, dont au fond je reconnaissais la justesse, me contrariaient. Si je m'en étais cru, je serais parti tout droit pour aller au pôle, comme on va de Paris à Pontoise. Je cachai à M. Swift mon déplaisir ; je le priai de me procurer un guide et des chevaux pour me rendre à Niagara et à Pittsburgh : à Pittsburgh, je descendrais l'Ohio et je recueillerais des notions utiles à mes futurs projets. J'avais toujours dans la tête mon premier plan de route.

M. Swift engagea à mon service un Hollandais qui parlait plusieurs dialectes indiens. J'achetai deux chevaux et je quittai Albany.

Tout le pays qui s'étend aujourd'hui entre le territoire de cette ville et celui de Niagara, est habité et défriché ; le canal de New-York le traverse ; mais alors une grande partie de ce pays était déserte.

Lorsqu'après avoir passé le Mohawk, j'entrai dans des bois qui n'avaient jamais été abattus, je fus pris d'une sorte d'ivresse d'indépendance : j'allais d'arbre en arbre, à gauche, à droite, me disant : " Ici plus de chemins, plus de villes, plus de monarchie, plus de république, plus de présidents, plus de rois, plus d'hommes. " Et, pour essayer si j'étais rétabli dans mes droits originels, je me livrais à des actes de volonté qui faisaient enrager mon guide lequel, dans son âme, me croyait fou.

Hélas ! je me figurais être seul dans cette forêt où je levais une tête si fière ! tout à coup, je viens m'énaser [Arracher le nez] contre un hangar. Sous ce hangar s'offrent à mes yeux ébaubis les premiers sauvages que j'aie vus de ma vie. Ils étaient une vingtaine, tant hommes que femmes, tous barbouillés comme des sorciers, le corps demi-nu, les oreilles découpées, des plumes de corbeau sur la tête et des anneaux passés dans les narines. Un petit Français, poudré et frisé, habit vert-pomme, veste de droguet, jabot et manchettes de mousseline, raclait un violon de poche et faisait danser Madelon Friquet à ces Iroquois. M. Violet (c'était son nom) était maître de danse chez les sauvages. On lui payait ses leçons en peaux de castors et en jambons d'ours. Il avait été marmiton au service du général Rochambeau, pendant la guerre d'Amérique. Demeuré à New-York après le départ de notre armée, il se résolut d'enseigner les beaux-arts aux Américains. Ses vues s'étant agrandies avec le succès, le nouvel Orphée porta la civilisation jusque chez les hordes sauvages du Nouveau-Monde. En me parlant des Indiens, il me disait toujours : " Ces messieurs sauvages et ces dames sauvagesses ". Il se louait beaucoup de la légèreté de ses écoliers ; en effet, je n'ai jamais vu faire de telles gambades. M. Violet, tenant son petit violon entre son menton et sa poitrine, accordait l'instrument fatal ; il criait aux Iroquois : A vos places ! Et toute la troupe sautait comme une bande de démons.

- N'était-ce pas une chose accablante pour un disciple de Rousseau que cette introduction à la vie sauvage par un bal que l'ancien marmiton du général Rochambeau donnait à des Iroquois ? J'avais grande envie de rire, mais j'étais cruellement humilié.

 

1 L 7 Chapitre 3

Londres, d'avril à septembre 1822.

Mon accoutrement sauvage. - Chasse. - Le carcajou et le renard canadien. - Rate musquée. - Chiens pêcheurs. - Insectes.

J'achetai des Indiens un habillement complet : deux peaux d'ours, l'une pour demi-toge, l'autre pour lit. Je joignis, à mon nouvel accoutrement, la calotte de drap rouge à côtes, la casaque, la ceinture, la corne pour rappeler les chiens, la bandoulière des coureurs de bois. Mes cheveux flottaient sur mon cou découvert ; je portais la barbe longue : j'avais du sauvage, du chasseur et du missionnaire. On m'invita à une partie de chasse qui devait avoir lieu le lendemain, pour dépister un carcajou.

Cette race d'animaux est presque entièrement détruite dans le Canada, ainsi que celle des castors.

Nous nous embarquâmes avant le jour, pour remonter une rivière sortant du bois où l'on avait aperçu le carcajou. Nous étions une trentaine, tant Indiens que coureurs de bois américains et canadiens : une partie de la troupe côtoyait, avec les meutes, la marche de la flottille, et des femmes portaient nos vivres.

Nous ne rencontrâmes pas le carcajou ; mais nous tuâmes des loups-cerviers et des rats musqués. Jadis les Indiens menaient un grand deuil, lorsqu'ils avaient immolé, par mégarde, quelques-uns de ces derniers animaux, la femelle du rat musqué étant comme chacun sait, la mère du genre humain. Les Chinois, meilleurs observateurs, tiennent pour certain, que le rat se change en caille, et la taupe en loriot.

Des oiseaux de rivière et des poissons fournirent abondamment à notre table. On accoutume les chiens à plonger ; quand ils ne vont pas à la chasse ils vont à la pêche : ils se précipitent dans les fleuves et saisissent le poisson jusqu'au fond de l'eau. Un grand feu autour duquel nous nous placions, servait aux femmes pour les apprêts de notre repas.

Il fallait nous coucher horizontalement, le visage contre terre, pour nous mettre les yeux à l'abri de la fumée, dont le nuage, flottant au-dessus de nos têtes, nous garantissait tellement quellement [Ni fort bien ni fort mal, mais plutôt mal que bien.] de la piqûre des maringouins.

Les divers insectes carnivores, vus au microscope, sont des animaux formidables, ils étaient peut-être ces dragons ailés dont on retrouve les anatomies : diminués de taille à mesure que la matière diminuait d'énergie, ces hydres, griffons et autres, se trouveraient aujourd'hui à l'état d'insectes. Les géants antédiluviens sont les petits hommes d'aujourd'hui.

 

1 L 7 Chapitre 4

Londres, d'avril à septembre 1822.

Campement au bord du lac des Onondagas. - Arabes. - Course botanique. - L'Indienne et la vache.

M. Violet m'offrit ses lettres de créance pour les Onondagas, reste d'une des six nations Iroquoises. J'arrivai d'abord au lac des Onondagas. Le Hollandais choisit un lieu propre à établir notre camp : une rivière sortait du lac ; notre appareil fut dressé dans la courbe de cette rivière. Nous fichâmes en terre, à six pieds de distance l'un de l'autre, deux piquets fourchus ; nous suspendîmes horizontalement dans l'endentement de ces piquets une longue perche. Des écorces de bouleau, un bout appuyé sur le sol, l'autre sur la gaule transversale, formèrent le toit incliné de notre palais. Nos selles devaient nous servir d'oreillers et nos manteaux de couvertures. Nous attachâmes des sonnettes au cou de nos chevaux et nous les lâchâmes dans les bois près de notre camp : ils ne s'en éloignèrent pas.

Lorsque, quinze ans plus tard, je bivouaquais dans les sables du désert de Sabba, à quelques pas du Jourdain, au bord de la mer Morte, nos chevaux, ces fils légers de l'Arabie, avaient l'air d'écouter les contes du scheik, et de prendre part à l'histoire d'Antar et du cheval de Job. Il n'était guère que quatre heures après midi lorsque nous fûmes huttés. Je pris mon fusil et j'allai flâner dans les environs. Il y avait peu d'oiseaux. Un couple solitaire voltigeait seulement devant moi, comme ces oiseaux que je suivais dans mes bois paternels ; à la couleur du mâle je reconnus le passereau-blanc, passer nivalis des ornithologistes. J'entendis aussi l'orfraie, fort bien caractérisée par sa voix. Le vol de l ' exclamateur m'avait conduit à un vallon resserré entre des hauteurs nues et pierreuses ; à mi-côte s'élevait une méchante cabane ; une vache maigre errait dans un pré au-dessous.

J'aime les petits abris : " A chico pajarillo chiro nidillo , à petit oiseau petit nid. " Je m'assis sur la pente en face de la hutte plantée sur le coteau opposé.

Au bout de quelques minutes, j'entendis des voix dans le vallon : trois hommes conduisaient cinq ou six vaches grasses ; ils les mirent paître et éloignèrent à coups de gaule la vache maigre. Une femme sauvage sortit de la hutte, s'avança vers l'animal effrayé et l'appela. La vache courut à elle en allongeant le cou avec un petit mugissement. Les planteurs menacèrent de loin l'Indienne, qui revint à sa cabane. La vache la suivit.

Je me levai, descendis le rampant de la côte, traversai le vallon et montant la colline parallèle, j'arrivai à la hutte.

Je prononçai le salut qu'on m'avait appris : " Siegoh ! Je suis venu " : l'Indienne, au lieu de me rendre mon salut par la répétition d'usage : " Vous êtes venu ", ne répondit rien. Alors je caressai la vache : le visage jaune et attristé de l'Indienne laissa paraître des signes d'attendrissement. J'étais ému de ces mystérieuses relations de l'infortune : il y a de la douceur à pleurer sur des maux qui n'ont été pleurés de personne.

Mon hôtesse me regarda encore quelque temps avec un reste de doute, puis elle s'avança et vint passer la main sur le front de sa compagne de misère et de solitude.

Encouragé par cette marque de confiance, je dis en anglais, car j'avais épuisé mon indien : " Elle est bien maigre ! " L'Indienne repartit en mauvais anglais : " Elle mange fort peu, she eats very little . " - " On l'a chassée rudement ", repris-je. Et la femme répondit : " Nous sommes accoutumées à cela toutes deux ; Both . " Je repris : " Cette prairie n'est donc pas à vous ? " Elle répondit : " Cette prairie était à mon mari qui est mort. Je n'ai point d'enfants, et les chairs blanches mènent leurs vaches dans ma prairie. "

Je n'avais rien à offrir à cette créature de Dieu. Nous nous quittâmes. Mon hôtesse me dit beaucoup de choses que je ne compris point ; c'étaient sans doute des souhaits de prospérité ; s'ils n'ont pas été entendus du ciel, ce n'est pas la faute de celle qui priait, mais l'infirmité de celui pour qui la prière était offerte. Toutes les âmes n'ont pas une égale aptitude au bonheur, comme toutes les terres ne portent pas également des moissons.

Je retournai à mon ajoupa , où m'attendait une collation de pommes de terre et de maïs. La soirée fut magnifique ; le lac, uni comme une glace sans tain, n'avait pas une ride ; la rivière baignait en murmurant notre presqu'île que les calycanthes parfumaient de l'odeur de la pomme. Le weep-poor-mill répétait son chant : nous l'entendions tantôt plus près, tantôt plus loin, suivant que l'oiseau changeait le lieu de ses appels amoureux. Personne ne m'appelait. Pleure, pauvre William ! weep, poor Will !

 

1 L 7 Chapitre 5

Londres, d'avril à septembre 1822.

Un Iroquois. - Sachem des Onondagas. - Velly et les Franks. - Cérémonie de l'hospitalité. - Anciens Grecs. - Montcalm et Wolf.

Le lendemain, j'allai rendre visite au sachem des Onondagas ; j'arrivai à son village à dix heures du matin. Aussitôt, je fus environné de jeunes sauvages qui me parlaient dans leur langue, mêlée de phrases anglaises et de quelques mots français ; ils faisaient grand bruit, et avaient l'air joyeux, comme les premiers Turcs que je vis depuis à Coron, en débarquant sur le sol de la Grèce. Ces tribus indiennes, enclavées dans les défrichements des blancs, ont des chevaux et des troupeaux. leurs cabanes sont remplies d'ustensiles achetés, d'un côté, à Québec, à Montréal, à Niagara, au Détroit, et, de l'autre, aux marchés des Etats-Unis.

Quand on parcourut l'intérieur de l'Amérique septentrionale, on trouva dans l'état de nature, parmi les diverses nations sauvages, les différentes formes de gouvernement connues des peuples civilisés. L'Iroquois appartenait à une race qui semblait destinée à conquérir les races indiennes, si des étrangers n'étaient venus épuiser ses veines et arrêter son génie. Cet homme intrépide ne fut point étonné des armes à feu, lorsque pour la première fois on en usa contre lui ; il tint ferme au sifflement des balles et au bruit du canon, comme s'il les eût entendus toute sa vie ; il n'eut pas l'air d'y faire plus d'attention qu'à un orage. Aussitôt qu'il se put procurer un mousquet, il s'en servit mieux qu'un Européen. Il n'abandonna pas pour cela le casse-tête, le couteau de scalp, l'arc et la flèche ; mais il y ajouta la carabine, le pistolet, le poignard et la hache : il semblait n'avoir jamais assez d'armes pour sa valeur. Doublement paré des instruments meurtriers de l'Europe et de l'Amérique, la tête ornée de panaches, les oreilles découpées, le visage bariolé de diverses couleurs, les bras tatoués et teints de sang, ce champion du Nouveau-Monde devint aussi redoutable à voir qu'à combattre, sur le rivage qu'il défendit pied à pied contre les envahisseurs.

Le sachem des Onondagas était un vieil Iroquois dans toute la rigueur du mot ; sa personne gardait la tradition des anciens temps du désert.

Les relations anglaises ne manquent jamais d'appeler le sachem indien the old gentleman . Or, le vieux gentilhomme est tout nu ; il a une plume ou une arête de poisson passée dans ses narines, et couvre quelquefois sa tête, rase et ronde comme un fromage, d'un chapeau bordé à trois cornes, en signe d'honneur européen. Velly ne peint-il pas l'histoire avec la même vérité ? Le cheftain frank Khilpérick se frottait les cheveux avec du beurre aigre, infunders acido coma butyro , se barbouillait les joues de vert, et portait une jaquette bigarrée ou un sayon de peau de bête ; il est représenté par Velly comme un prince magnifique jusqu'à l'ostentation dans ses meubles et dans ses équipages, voluptueux jusqu'à la débauche, croyant à peine en Dieu, dont les ministres étaient le sujet de ses railleries. Le sachem Onondagas me reçut bien et me fit asseoir sur une natte. Il parlait anglais et entendait le français ; mon guide savait l'iroquois : la conversation fut facile. Entre autres choses le vieillard me dit que, quoique sa nation eût toujours été en guerre avec la mienne, elle l'avait toujours estimée. Il se plaignit des Américains ; il les trouvait injustes et avides, et regrettait que dans le partage des terres indiennes sa tribu n'eût pas augmenté le lot des Anglais.

Les femmes nous servirent un repas. L'hospitalité est la dernière vertu restée aux sauvages au milieu des vices de la civilisation européenne ; on sait quelle était autrefois cette hospitalité ; le foyer avait la puissance de l'autel.

Lorsqu'une tribu chassée de ses bois, ou lorsqu'un homme venait demander l'hospitalité, l'étranger commençait ce qu'on appelait la danse du suppliant ; l'enfant de la hutte touchait le seuil de la porte et disait : " Voici l'étranger ! " Et le chef répondait : " Enfant, introduis l'homme dans la hutte. " L'étranger, entrant sous la protection de l'enfant, s'allait asseoir sur la cendre du foyer. Les femmes disaient le chant de la consolation : " L'étranger a retrouvé une mère et une femme ; le soleil se lèvera et se couchera pour lui comme auparavant. "

Ces usages semblent empruntés des Grecs : Thémistocle, chez Admète, embrasse les pénates et le jeune fils de son hôte (j'ai peut-être foulé à Mégare l'âtre de la pauvre femme sous lequel fut cachée l'urne cinéraire de Phocion) ; et Ulysse, chez Alcinoüs, implore Arété : " Noble Arété, fille de Rhexénor, après avoir souffert des maux cruels, je me jette à vos pieds... " En achevant ces mots, le héros s'éloigne et va s'asseoir sur la cendre du foyer. - Je pris congé du vieux sachem. Il s'était trouvé à la prise de Québec. Dans les honteuses années du règne de Louis XV, l'épisode de la guerre du Canada vient nous consoler comme une page de notre ancienne histoire retrouvée à la Tour de Londres.

Montcalm, chargé sans secours de défendre le Canada contre des forces souvent rafraîchies et le quadruple des siennes, lutte avec succès pendant deux années ; il bat lord Loudon et le général Abercromby. Enfin la fortune l'abandonne ; blessé sous les murs de Québec, il tombe et deux jours après il rend le dernier soupir : ses grenadiers l'enterrent dans le trou creusé par une bombe, fosse digne de l'honneur de nos armes ! Son noble ennemi Wolf meurt en face de lui ; il paye de sa vie celle de Montcalm et la gloire d'expirer sur quelques drapeaux français.

 

1 L 7 Chapitre 6

Londres, d'avril à septembre 1822.

Voyage du lac des Onondagas à la rivière Genesee. - Abeilles. - Défrichements. - Hospitalité. - Lit. - Serpent à sonnettes enchanté.

Nous voilà, mon guide et moi, remontés à cheval. Notre route, devenue plus pénible, était à peine tracée par des abattis d'arbres. Les troncs de ces arbres servaient de ponts sur les ruisseaux ou de fascines dans les fondrières. La population américaine se portait alors vers les concessions de Genesee. Ces concessions se vendaient plus ou moins cher selon la bonté du sol, la qualité des arbres, le cours et la foison des eaux.

On a remarqué que les colons sont souvent précédés dans les bois par des abeilles : avant-garde des laboureurs, elles sont le symbole de l'industrie et de la civilisation qu'elles annoncent. Etrangères à l'Amérique, arrivées à la suite des voiles de Colomb, ces conquérants pacifiques n'ont ravi à un nouveau monde de fleurs que des trésors dont les indigènes ignoraient l'usage ; elles ne se sont servi de ces trésors que pour enrichir le sol dont elles les avaient tirés.

Les défrichements sur les deux bords de la route que je parcourais, offraient un curieux mélange de l'état de nature et de l'état civilisé. Dans le coin d'un bois qui n'avait jamais retenti que des cris du sauvage et des bramements de la bête fauve, on rencontrait une terre labourée ; on apercevait du même point de vue le wigwam d'un Indien et l'habitation d'un planteur. Quelques-unes de ces habitations, déjà achevées, rappelaient la propreté des fermes hollandaises ; d'autres n'étaient qu'à demi terminées et n'avaient pour toit que le ciel.

J'étais reçu dans ces demeures, ouvrages d'un matin ; j'y trouvais souvent une famille avec les élégances de l'Europe : des meubles d'acajou, un piano, des tapis, des glaces, à quatre pas de la hutte d'un Iroquois. Le soir, lorsque les serviteurs étaient revenus des bois ou des champs avec la cognée ou la houe, on ouvrait les fenêtres. Les filles de mon hôte, en beaux cheveux blonds annelés, chantaient au piano le duo de Pandolfetto de Paësiello, ou un cantabile de Cimarosa, le tout à la vue du désert et quelquefois au murmure d'une cascade.

Dans les terrains les meilleurs, s'établissaient des bourgades. La flèche d'un nouveau clocher s'élançait du sein d'une vieille forêt. Comme les moeurs anglaises suivent partout les Anglais, après avoir traversé des pays où il n'y avait pas trace d'habitants, j'apercevais l'enseigne d'une auberge qui brandillait à une branche d'arbre. Des chasseurs, des planteurs, des Indiens, se rencontraient à ces caravansérails ; la première fois que je m'y reposai, je jurai que ce serait la dernière.

Il arriva qu'en entrant dans une de ces hôtelleries, je restai stupéfait à l'aspect d'un lit immense, bâti en rond autour d'un poteau : chaque voyageur prenait place dans ce lit, les pieds au poteau du centre, la tête à la circonférence du cercle, de manière que les dormeurs étaient rangés symétriquement, comme les rayons d'une roue ou les bâtons d'un éventail. Après quelque hésitation, je m'introduisis dans cette machine, parce que je n'y voyais personne. Je commençais à m'assoupir, lorsque je sentis quelque chose se glisser contre moi : c'était la jambe de mon grand Hollandais ; je n'ai de ma vie éprouvé une plus grande horreur. Je sautai dehors du cabas hospitalier, maudissant cordialement les usages de nos bons aïeux. J'allai dormir, dans mon manteau, au clair de lune : cette compagne de la couche du voyageur n'avait rien du moins que d'agréable, de frais et de pur.

Au bord de la Genesee nous trouvâmes un bac. Une troupe de colons et d'indiens passa la rivière avec nous.

Nous campâmes dans des prairies peinturées de papillons et de fleurs. Avec nos costumes divers, nos différents groupes autour de nos feux, nos chevaux attachés ou paissant, nous avions l'air d'une caravane. C'est là que je fis la rencontre de ce serpent à sonnettes qui se laissait enchanter par le son d'une flûte. Les Grecs auraient fait de mon Canadien, Orphée ; de la flûte, une lyre ; du serpent, Cerbère, ou peut-être Eurydice.

 

1 L 7 Chapitre 7

Londres, d'avril à septembre 1822.

Famille indienne. - Nuit dans la forêt Forêts. - Départ de la famille. - Sauvage du Saut du Niagara. - Le capitaine Gordon. - Jérusalem.

Nous avançâmes vers Niagara. Nous n'en étions plus qu'à huit ou neuf lieues, lorsque nous aperçûmes, dans une chênaie, le feu de quelques sauvages, arrêtés au bord d'un ruisseau, où nous songions nous-mêmes à bivouaquer. Nous profitâmes de leur établissement : chevaux pansés, toilette de nuit faite, nous accostâmes la horde. Les jambes croisées à la manière des tailleurs, nous nous assîmes avec les Indiens, autour du bûcher, pour mettre rôtir nos quenouilles de maïs.

La famille était composée de deux femmes, de deux enfants à la mamelle, et de trois guerriers. La conversation devint générale, c'est-à-dire par quelques mots entrecoupés de ma part et par beaucoup de gestes ; ensuite chacun s'endormit dans la place où il était. Resté seul éveillé, j'allai m'asseoir à l'écart, sur une racine qui traçait au bord du ruisseau.

La lune se montrait à la cime des arbres ; une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l'orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts, comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire gravit peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait sa course, tantôt il franchissait des groupes de nues, qui ressemblaient aux sommets d'une chaîne de montagnes couronnées de neiges. Tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d'un vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin, on entendait les sourds mugissements de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires. C'est dans ces nuits que m'apparut une muse inconnue ; je recueillis quelques-uns de ses accents ; je les marquai sur mon livre, à la clarté des étoiles, comme un musicien vulgaire écrirait les notes que lui dicterait quelque grand maître des harmonies.

Le lendemain, les Indiens s'armèrent, les femmes rassemblèrent les bagages. Je distribuai un peu de poudre et de vermillon à mes hôtes. Nous nous séparâmes en touchant nos fronts et notre poitrine. Les guerriers poussèrent le cri de marche et partirent en avant ; les femmes cheminèrent derrière, chargées des enfants qui, suspendus dans des fourrures aux épaules de leurs mères, tournaient la tête pour nous regarder. Je suivis des yeux cette marche, jusqu'à ce que la troupe entière eût disparu entre les arbres de la forêts.

Les sauvages du Saut de Niagara dans la dépendance des Anglais étaient chargés de la police de la frontière de ce côté. Cette bizarre gendarmerie, armée d'arcs et de flèches, nous empêcha de passer. Je fus obligé d'envoyer le Hollandais au fort Niagara chercher un permis afin d'entrer sur les terres de la domination britannique. Cela me serrait un peu le coeur, car il me souvenait que la France avait jadis commandé dans le Haut comme dans le Bas-Canada. Mon guide revint avec le permis : je le conserve encore ; il est signé : le capitaine Gordon . N'est-il pas singulier que j'aie retrouvé le même nom anglais sur la porte de ma cellule à Jérusalem ? " Treize pèlerins avaient écrit leurs noms sur la porte en dedans de la chambre : le premier s'appelait Charles Lombard, et il se trouvait à Jérusalem en 1669 ; le dernier est John Gordon, et la date de son passage est de 1804. " (Itinéraire.)

 

1 L 7 Chapitre 8

Londres, d'avril à septembre 1822.

Cataracte de Niagara. - Serpent à sonnette. - Je tombe au bord de l'abîme.

Je restai deux jours dans le village indien, d'où j'écrivis encore une lettre à M. de Malesherbes. Les Indiennes s'occupaient de différents ouvrages ; leurs nourrissons étaient suspendus dans des réseaux aux branches d'un gros hêtre pourpre. L'herbe était couverte de rosée, le vent sortait des forêts tout parfumé, et les plantes à coton du pays, renversant leurs capsules, ressemblaient à des rosiers blancs. La brise berçait les couches aériennes d'un mouvement presque insensible ; les mères se levaient de temps en temps pour voir si leurs enfants dormaient, et s'ils n'avaient point été réveillés par les oiseaux. Du village indien à la cataracte, on comptait trois à quatre lieues : il nous fallut autant d'heures, à mon guide et à moi, pour y arriver. A six milles de distance, une colonne de vapeur m'indiquait déjà le lieu du déversoir. Le coeur me battait d'une joie mêlée de terreur en entrant dans le bois qui me dérobait la vue d'un des plus grands spectacles que la nature ait offerts aux hommes.

Nous mîmes pied à terre. Tirant après nous nos chevaux par la bride, nous parvînmes, à travers des brandes et des halliers, au bord de la rivière Niagara, sept ou huit cents pas au-dessus du Saut. Comme je m'avançais incessamment, le guide me saisit par le bras ; il m'arrêta au rez même de l'eau, qui passait avec la vélocité d'une flèche. Elle ne bouillonnait point, elle glissait en une seule masse sur la pente du roc ; son silence avant sa chute formait contraste avec le fracas de sa chute même. L'Ecriture compare souvent un peuple aux grandes eaux, c'était ici un peuple mourant, qui, privé de la voix par l'agonie, allait se précipiter dans l'abîme de l'éternité.

Le guide me retenait toujours, car je me sentais pour ainsi dire entraîné par le fleuve, et j'avais une envie involontaire de m'y jeter. Tantôt je portais mes regards amont, sur le rivage ; tantôt aval, sur l'île qui partageait les eaux et où ces eaux manquaient tout à coup, comme si elles avaient été coupées dans le ciel.

Après un quart d'heure de perplexité et d'une admiration indéfinie, je me rendis à la chute. On peut chercher dans l' Essai sur les révolutions et dans Atala les deux descriptions que j'en ai faites. Aujourd'hui, de grands chemins passent à la cataracte ; il y a des auberges sur la rive américaine et sur la rive anglaise, des moulins et des manufactures au-dessous du chasme.

Je ne pouvais communiquer les pensées qui m'agitaient à la vue d'un désordre si sublime. Dans le désert de ma première existence, j'ai été obligé d'inventer des personnages pour la décorer ; j'ai tiré de ma propre substance des êtres que je ne trouvais pas ailleurs, et que je portais en moi. Ainsi j'ai placé des souvenirs d' Atala et de René aux bords de la cataracte de Niagara, comme l'expression de sa tristesse. Qu'est-ce qu'une cascade qui tombe éternellement à l'aspect insensible de la terre et du ciel, si la nature humaine n'est là avec ses destinées et ses malheurs ? S'enfoncer dans cette solitude d'eau et de montagnes, et ne savoir avec qui parler de ce grand spectacle. Les flots, les rochers, les bois, les torrents pour soi seul ! Donnez à l'âme une compagne, et la riante parure des coteaux, et la fraîche haleine de l'onde, tout va devenir ravissement : le voyage du jour, le repos plus doux de la fin de la journée, le passer sur les flots, le dormir sur la mousse, tireront du coeur sa plus profonde tendresse. J'ai assis Velléda sur les grèves de l'Armorique, Cymodocée sous les portiques d'Athènes, Blanca dans les salles de l'Alhambra. Alexandre créait des villes partout où il courait : j'ai laissé des songes partout où j'ai traîné ma vie.

J'ai vu les cascades des Alpes avec leurs chamois et celles des Pyrénées avec leurs isards ; je n'ai pas remonté le Nil assez haut, pour rencontrer ses cataractes, qui se réduisent à des rapides ; je ne parle pas des zones d'azur de Terni et de Tivoli, élégantes écharpes de ruines ou sujets de chansons pour le poète :

Et praeceps Anio a Tiburni lucus.

" Et l'Anio rapide et le bois sacré de Tibur. "

Niagara efface tout. Je contemplais la cataracte que révélèrent au vieux monde, non d'infimes voyageurs de mon espèce, mais des missionnaires qui, cherchant la solitude pour Dieu, se jetaient à genoux, à la vue de quelque merveille de la nature, et recevaient le martyre, en achevant leur cantique d'admiration. Nos prêtres saluèrent les beaux sites de l'Amérique et les consacrèrent de leur sang ; nos soldats ont battu des mains aux ruines de Thèbes et présenté les armes à l'Andalousie : tout le génie de la France est dans la double milice de nos camps et de nos autels.

Je tenais la bride de mon cheval entortillée à mon bras ; un serpent à sonnettes vint à bruire dans les buissons. Le cheval effrayé se cabre et recule en approchant de la chute. Je ne puis dégager mon bras des rênes ; le cheval, toujours plus effarouché, m'entraîne après lui. Déjà ses pieds de devant quittent la terre ; accroupi sur le bord de l'abîme, il ne s'y tenait plus qu'à force de reins. C'en était fait de moi, lorsque l'animal, étonné lui-même du nouveau péril, volte en dedans par une pirouette. En quittant la vie au milieu des bois canadiens, mon âme aurait-elle porté au tribunal suprême les sacrifices, les bonnes oeuvres, les vertus des pères Jogues et Lallemand, ou des jours vides et de misérables chimères ?

Ce ne fut pas le seul danger que je courus à Niagara : une échelle de lianes servait aux sauvages pour descendre dans le bassin inférieur ; elle était alors rompue. Désirant voir la cataracte de bas en haut, je m'aventurai, en dépit des représentations du guide, sur le flanc d'un rocher presqu'à pic. Malgré les rugissements de l'eau qui bouillonnait au-dessous de moi, je conservai ma tête et je parvins à une quarantaine de pieds du fond. Arrivé là, la pierre nue et verticale n'offrait plus rien pour m'accrocher ; je demeurai suspendu par une main à la dernière racine, sentant mes doigts s'ouvrir sous le poids de mon corps : il y a peu d'hommes qui aient passé dans leur vie deux minutes comme je les comptai. Ma main fatiguée lâcha la tenue ; je tombai. Par un bonheur inouï, je me trouvai sur le redan d'un roc où j'aurais dû me briser mille fois, et je ne me sentis pas grand mal ; j'étais à un demi-pied de l'abîme et je n'y avais pas roulé : mais lorsque le froid et l'humidité commencèrent à me pénétrer, je m'aperçus que je n'en étais pas quitte à si bon marché : j'avais le bras gauche cassé au-dessus du coude. Le guide, qui me regardait d'en haut et auquel je fis des signes de détresse, courut chercher des sauvages. Ils me hissèrent avec des harts [Cordes.] par un sentier de loutres, et me transportèrent à leur village. Je n'avais qu'une fracture simple : deux lattes, un bandage et une écharpe suffirent à ma guérison.

 

1 L 7 Chapitre 9

Londres, d'avril à septembre 1822.

Douze jours dans une hutte. - Changement de moeurs chez les sauvages. - Naissance et mort. - Montaigne. - Chant de la couleuvre. - Pantomime d'une petite Indienne, original de Mila.

Je demeurai douze jours chez mes médecins, les Indiens de Niagara. J'y vis passer des tribus qui descendaient du Détroit ou des pays situés au midi et à l'orient du lac Erié. Je m'enquis de leurs coutumes ; j'obtins pour de petits présents des représentations de leurs anciennes moeurs, car ces moeurs elles-mêmes n'existent presque plus. Cependant, au commencement de la guerre de l'indépendance américaine les sauvages mangeaient encore les prisonniers, ou plutôt les tués : un capitaine anglais, puisant du bouillon dans une marmite indienne avec la cuiller à pot, en retira une main.

La naissance et la mort ont le moins perdu des usages indiens, parce qu'elles ne s'en vont point à la vanvole [A la légère.] comme la partie de la vie qui les sépare ; elles ne sont point choses de mode qui passent. On confère encore au nouveau-né, afin de l'honorer, le nom le plus ancien sous son toit, celui de son aïeule, par exemple : car les noms sont toujours pris dans la lignée maternelle. Dès ce moment, l'enfant occupe la place de la femme dont il a recueilli le nom ; on lui donne, en lui parlant, le degré de parenté que ce nom fait revivre ; ainsi, un oncle peut saluer un neveu du titre de grand-mère. Cette coutume en apparence risible est néanmoins touchante. Elle ressuscite les vieux décédés ; elle reproduit dans la faiblesse des premiers ans la faiblesse des derniers ; elle rapproche les extrémités de la vie, le commencement et la fin de la famille ; elle communique une espèce d'immortalité aux ancêtres et les suppose présents au milieu de leur postérité.

En ce qui regarde les morts, il est aisé de trouver les motifs de l'attachement du sauvage à de saintes reliques. Les nations civilisées ont, pour conserver les souvenirs de leur patrie, les mnémoniques des lettres et des arts ; elles ont des cités, des palais, des tours, des colonnes des obélisques ; elles ont la trace de la charrue dans les champs jadis cultivés. les noms sont entaillés dans l'airain et le marbre, les actions consignées dans les chroniques.

Rien de tout cela aux peuples de la solitude : leur nom n'est point écrit sur les arbres ; leur hutte, bâtie en quelques heures, disparaît en quelques instants ; la crosse de leur labour ne fait qu'effleurer la terre, et n'a pu même élever un sillon. Leurs chansons traditionnelles périssent avec la dernière mémoire qui les retient, s'évanouissent avec la dernière voix qui les répète. Les tribus du Nouveau-Monde n'ont donc qu'un seul monument : la tombe. Enlevez à des sauvages les os de leurs pères vous leur enlevez leur histoire, leurs lois, et jusqu'à leurs dieux ; vous ravissez à ces hommes, parmi les générations futures, la preuve de leur existence comme celle de leur néant.

Je voulais entendre le chant de mes hôtes. Une petite Indienne de quatorze ans, nommée Mila, très jolie (les femmes indiennes ne sont jolies qu'à cet âge) chanta quelque chose de fort agréable. N'était-ce point le couplet cité par Montaigne ? " Couleuvre, arreste toy ; arreste toy, couleuvre, à fin que ma soeur tire sur le patron de ta peincture, la façon et l'ouvrage d'un riche cordon, que ie puisse donner à ma mie : ainsi, soit en tout temps ta beauté et ta disposition préférée à tous les aultres serpens. "

L'auteur des Essais vit à Rouen des Iroquois qui selon lui, étaient des personnages très sensés : " Mais quoi , ajoute-t-il, ils ne portent point de hauts-de-chausses ! "

Si jamais je publie les stromates ou folies de ma jeunesse, pour parler comme saint Clément d'Alexandrie, on y verra Mila. [ Voir dans les textes retranchés la Pantomime de Mila[C M 1 571] .]

 

1 L 7 Chapitre 10

Londres, d'avril à septembre 1822.

Incidences. - Ancien Canada. - Population indienne. - Dégradation des moeurs. - Vraie civilisation répandue par la religion. - Fausse civilisation introduite par le commerce. - Coureurs de bois. - Factoreries. - Chasses. - Métis ou Bois-brûlés. - Guerres des compagnies. - Mort des langues indiennes.

Les Canadiens ne sont plus tels que les ont peints Cartier, Champlain, La Hontan, Lescarbot, Laffiteau, Charlevoix et les Lettres édifiantes : le seizième siècle et le commencement du dix-septième étaient encore le temps de la grande imagination et des moeurs naïves ; la merveille de l'une reflétait une nature vierge, et la candeur des autres reproduisait la simplicité du sauvage. Champlain, à la fin de son premier voyage au Canada, en 1603, raconte que " proche de la baye des Chaleurs, tirant au sud, est une isle, où fait résidence un monstre épouvantable que les sauvages appellent Cougou ". Le Canada avait son géant comme le cap des Tempêtes avait le sien. Homère est le véritable père de toutes ces inventions ; ce sont toujours les Cyclopes, Charybde et Scylla, ogres ou gougous.

La population sauvage de l'Amérique septentrionale, en n'y comprenant ni les Mexicains, ni les Esquimaux, ne s'élève pas aujourd'hui à quatre cent mille âmes, en deçà et au delà des montagnes Rocheuses ; des voyageurs ne la portent même qu'à cent cinquante mille. La dégradation des moeurs indiennes a marché de pair avec la dépopulation des tribus. Les traditions religieuses sont devenues confuses ; l'instruction répandue par les jésuites du Canada a mêlé des idées étrangères aux idées natives des indigènes : on aperçoit, au travers des fables grossières, les croyances chrétiennes défigurées ; la plupart des sauvages portent des croix en guise d'ornements et les marchands protestants leur vendent ce que leur donnaient les missionnaires catholiques. Disons, à l'honneur de notre patrie et à la gloire de notre religion, que les Indiens s'étaient fortement attachés à nous ; qu'ils ne cessent de nous regretter, et qu'une robe noire (un missionnaire) est encore en vénération dans les forêts américaines. Le sauvage continue de nous aimer sous l'arbre où nous fûmes ses premiers hôtes, sur le sol que nous avons foulé, et où nous lui avons confié des tombeaux.

Quand l'Indien était nu ou vêtu de peau, il avait quelque chose de grand et de noble ; à cette heure, des haillons européens, sans couvrir sa nudité, attestent sa misère : c'est un mendiant à la porte d'un comptoir, ce n'est plus un sauvage dans sa forêt.

Enfin, il s'est formé une espèce de peuple métis, né des colons et des Indiennes. Ces hommes, surnommés Bois-brûlés , à cause de la couleur de leur peau, sont les courtiers de change entre les auteurs de leur double origine. Parlant la langue de leurs pères et de leurs mères ils ont les vices des deux races. Ces bâtards de la nature civilisée et de la nature sauvage, se vendent tantôt aux Américains, tantôt aux Anglais, pour leur livrer le monopole des pelleteries ; ils entretiennent les rivalités des compagnies anglaises de la Baie d ' Hudson et du Nord-Ouest , et des compagnies américaines, Fur Colombian-Américan company, Missouri ' s fur Company et autres : ils font eux-mêmes des chasses au compte des traitants et avec des chasseurs soldés par les compagnies.

La grande guerre de l'indépendance américaine est seule connue. On ignore que le sang a coulé pour les chétifs intérêts d'une poignée de marchands. La compagnie de la Baie d ' Hudson vendit, en 1811, à lord Selkirk un terrain au bord de la rivière Rouge ; l'établissement se fit en 1812. La compagnie du Nord-Ouest, ou du Canada, en prit ombrage. Les deux compagnies, alliées à diverses tribus indiennes et secondées des Bois-brûlés , en vinrent aux mains. Ce conflit domestique, horrible dans ses détails, avait lieu au milieu des déserts glacés de la baie d'Hudson. La colonie de lord Selkirk fut détruite au mois de juin 1815, précisément à l'époque de la bataille de Waterloo. Sur ces deux théâtres, si différents par l'éclat et par l'obscurité, les malheurs de l'espèce humaine étaient les mêmes.

Ne cherchez plus en Amérique les constitutions politiques artistement construites dont Charlevoix a fait l'histoire : la monarchie des Hurons, la république des Iroquois. Quelque chose de cette destruction s'est accompli et s'accomplit encore en Europe, même sous nos yeux ; un poète prussien, au banquet de l'ordre Teutonique, chanta, en vieux prussien, vers l'an 1400, les faits héroïques des anciens guerriers de son pays : personne ne le comprit, et on lui donna, pour récompense cent noix vides. Aujourd'hui, le bas-breton, le basque, le gaëlique meurent de cabane en cabane, à mesure que meurent les chevriers et les laboureurs.

Dans la province anglaise de Cornouailles, la langue des indigènes s'éteignit vers l'an 1676. Un pécheur disait à des voyageurs : " Je ne connais guère que quatre ou cinq personnes qui parlent breton, et ce sont de vieilles gens comme moi, de soixante à quatre-vingts ans ; tout ce qui est jeune n'en sait plus un mot. "

Des peuplades de l'Orénoque n'existent plus ; il n'est resté de leur dialecte qu'une douzaine de mots prononcés dans la cime des arbres par des perroquets redevenus libres, comme la grive d'Agrippine gazouillait des mots grecs sur les balustrades des palais de Rome. Tel sera tôt ou tard le sort de nos jargons modernes, débris du grec et du latin. Quelque corbeau envolé de la cage du dernier curé franco-gaulois, dira, du haut d'un clocher en ruine, à des peuples étrangers, nos successeurs : " Agréez les accents d'une voix qui vous fut connue : vous mettrez fin à tous ces discours. "

Soyez donc Bossuet, pour qu'en dernier résultat votre chef-d'oeuvre survive dans la mémoire d'un oiseau, à votre langage et à votre souvenir chez les hommes !

 

1 L 7 Chapitre 11

Londres, d'avril à septembre 1822.

Anciennes possessions françaises en Amérique. - Regrets. - Manie du passé. - Billet de Francis Conyngham.

En parlant du Canada et de la Louisiane, en regardant sur les vieilles cartes l'étendue des anciennes colonies françaises en Amérique, je me demandais comment le gouvernement de mon pays avait pu laisser périr ces colonies, qui seraient aujourd'hui pour nous une source inépuisable de prospérité.

De l'Acadie et du Canada à la Louisiane, de l'embouchure du Saint-Laurent à celle du Mississippi, le territoire de la Nouvelle-France entoura ce qui formait la confédération des treize premiers états unis : les onze autres, avec le district de la Colombie, le territoire de Michigan, du Nord-ouest, du Missouri, de l'Oregon et d'Arkansas, nous appartenaient, ou nous appartiendraient, comme ils appartiennent aux Etats-Unis par la cession des Anglais et des Espagnols, nos successeurs dans le Canada et dans la Louisiane. Le pays compris entre l'Atlantique au nord-est, la mer Polaire au nord, l'océan Pacifique et les possessions russes au nord-ouest, le golfe Mexicain au midi, c'est-à-dire plus des deux tiers de l'Amérique septentrionale, reconnaîtraient les lois de la France.

J'ai peur que la Restauration ne se perde par les idées contraires à celles que j'exprime ici ; la manie de s'en tenir au passé, manie que je ne cesse de combattre, n'aurait rien de funeste si elle ne renversait que moi en me retirant la faveur du prince ; mais elle pourrait bien renverser le trône. L'immobilité politique est impossible ; force est d'avancer avec l'intelligence humaine. Respectons la majesté du temps ; contemplons avec vénération les siècles écoulés, rendus sacrés par la mémoire et les vestiges de nos pères ; toutefois n'essayons pas de rétrograder vers eux, car ils n'ont plus rien de notre nature réelle, et si nous prétendions les saisir, ils s'évanouiraient. Le chapitre de Notre-Dame d'Aix-la-Chapelle fit ouvrir, dit-on, vers l'an 1450, le tombeau de Charlemagne. On trouva l'empereur assis dans une chaise dorée, tenant dans ses mains de squelette le livre des Evangiles écrit en lettres d'or ; devant lui étaient posés son sceptre et son bouclier d'or ; il avait au côté sa Joyeuse engainée dans un fourreau d'or. Il était revêtu des habits impériaux. Sur sa tête, qu'une chaîne d'or forçait à rester droite, était un suaire qui couvrait ce qui fut son visage et que surmontait une couronne. On toucha le fantôme ; il tomba en poussière.

Nous possédions outre-mer de vastes contrées : elles offraient un asile à l'excédant de notre population, un marché à notre commerce, un aliment à notre marine. Nous sommes exclus du nouvel univers, où le genre humain recommence : les langues anglaise, portugaise, espagnole servent en Afrique, en Asie, dans l'Océanie, dans les lies de la mer du Sud, sur le continent des deux Amériques, à l'interprétation de la pensée de plusieurs millions d'hommes ; et nous, déshérités des conquêtes de notre courage et de notre génie, à peine entendons-nous parler dans quelque bourgade de la Louisiane et du Canada, sous une domination étrangère, la langue de Colbert et de Louis XIV : elle n'y reste que comme un témoin des revers de notre fortune et des fautes de notre politique.

Et quel est le roi dont la domination remplace maintenant la domination du Roi de France, sur les forêts canadiennes ? Celui qui jadis me faisait écrire ce billet :

" Royal-Lodge Windsor, 4 juin 1822.

" Monsieur le vicomte,

" J'ai les ordres du Roi d'inviter Votre Excellence à venir dîner et coucher ici jeudi 6 courant.

" Le très humble et très obéissant serviteur,

" Francis Conyngham.. "

Il était dans ma destinée d'être tourmenté par les princes. Je m'interrompais ; je repassais l'Atlantique ; je remettais mon bras cassé à Niagara ; je me dépouillais de ma peau d'ours ; je reprenais mon habit doré ; je me rendais du wigwam d'un Iroquois à la royale Loge de Sa Majesté britannique, monarque des trois royaumes unis et dominateur des Indes ; je laissais mes hôtes aux oreilles découpées et la petite sauvage à la perle ; souhaitant à lady Conyngham la gentillesse de Mila, avec cet âge qui n'appartient encore qu'au plus jeune printemps, qu'à ces jours qui précèdent le mois de mai, et que nos poètes gaulois appelaient l'Avrillée.

 

1 L 8 Livre huitième

Revu le 26 juillet 1846.

1. Manuscrit original en Amérique. - Lacs du Canada. - Flotte de canots indiens. - Ruines de la nature. - Vallée du Tombeau. - Destinée des fleuves. - 2. Cours de l'Ohio. - 3. Fontaine de Jouvence. - Muscogulges et Siminoles. - Notre camp. - 4. Deux Floridiennes. - Ruines sur l'Ohio. - 5. Quelles étaient les demoiselles muscogulges. - Arrestation du Roi à Varennes. - J'interromps mon voyage pour repasser en Europe. - 6. Dangers pour les Etats-Unis. - 7. Retour en Europe. - Naufrage.

 

1 L 8 Chapitre 1

Londres, d'avril à septembre 1822.

Revu en décembre 1846.

Manuscrit original en Amérique. - Lacs du Canada. - Flotte de canots indiens. - Ruines de la nature. - Vallée du Tombeau. - Destinée des fleuves.

La tribu de la petite fille à la perle partit ; mon guide, le Hollandais, refusa de m'accompagner au-delà de la cataracte ; je le payai et je m'associai avec des trafiquants qui partaient pour descendre l'Ohio ; je jetai, avant de partir, un coup d'oeil sur les lacs du Canada. Rien n'est triste comme l'aspect de ces lacs. Les plaines de l'océan et de la Méditerranée ouvrent des chemins aux nations, et leurs bords sont ou furent habités par des peuples civilisés, nombreux et puissants ; les lacs du Canada ne présentent que la nudité de leurs eaux laquelle va rejoindre une terre dévêtue : solitudes qui séparent d'autres solitudes. Des rivages sans habitants regardent des mers sans vaisseaux ; vous descendez des flots déserts sur des grèves désertes.

Le lac Erié a plus de cent lieues de circonférence. Les nations riveraines furent exterminées par les Iroquois, il y a deux siècles. C'est une chose effrayante que de voir les Indiens s'aventurer dans des nacelles d'écorce sur ce lac renommé par ses tempêtes, où fourmillaient autrefois des myriades de serpents. Ces Indiens suspendent leurs manitous à la poupe des canots, et s'élancent au milieu des tourbillons entre les vagues soulevées. Les vagues, de niveau avec l'orifice des canots, semblent les aller engloutir. Les chiens des chasseurs, les pattes appuyées sur le bord, poussent des abois tandis que leurs maîtres, gardant un silence profond, frappent les flots en cadence avec leurs pagaies. Les canots s'avancent à la file : à la proue du premier se tient debout un chef qui répète la diphtongue oah ; o sur une note sourde et longue, a sur un ton aigu et bref. Dans le dernier canot est un autre chef, debout encore, manoeuvrant une rame en forme de gouvernail. Les autres guerriers sont assis sur leurs talons au fond des cales. A travers le brouillard et les vents, on n'aperçoit que les plumes dont la tête des Indiens est ornée, le cou tendu des dogues hurlants, et les épaules des deux sachems , pilote et augure : on dirait les dieux de ces lacs.

Les fleuves du Canada sont sans histoire dans l'ancien monde ; autre est la destinée du Gange, de l'Euphrate, du Nil, du Danube et du Rhin. Quels changements n'ont-ils point vus sur leurs bords ! que de sueur et de sang les conquérants ont répandus pour traverser dans leur cours ces ondes qu'un chevrier franchit d'un pas à leur source.

 

1 L 8 Chapitre 2

Londres, d'avril à septembre 1822.

Cours de l'Ohio.

Partis des lacs du Canada, nous vînmes à Pittsburgh, au confluent du Kentucky et de l'Ohio ; là, le paysage déploie une pompe extraordinaire. Ce pays si magnifique s'appelle pourtant Kentucky, du nom de sa rivière qui signifie rivière de sang . Il doit ce nom à sa beauté : pendant plus de deux siècles, les nations du parti des Chérokis et du parti des nations iroquoises, s'en disputèrent les chasses.

Les générations européennes seront-elles plus vertueuses et plus libres sur ces bords que les générations américaines exterminées ? Des esclaves ne laboureront-ils point la terre sous le fouet de leurs maîtres, dans ces déserts de la primitive indépendance de l'homme ? Des prisons et des gibets ne remplaceront-ils point la cabane ouverte et le haut tulipier où l'oiseau pend sa couvée ? La richesse du sol ne fera-t-elle point naître de nouvelles guerres ? Le Kentucky cessera-t-il d'être la terre de sang, et les monuments des arts embelliront-ils mieux les bords de l'Ohio, que les monuments de la nature ?

Le Wabach, la grande Cyprière, la Rivière aux Ailes ou Cumberland, le Chéroki ou Tennessee, les Bancs Jaunes passés, on arrive à une langue de terre souvent noyée dans les grandes eaux ; là s'opère le confluent de l'Ohio et du Mississipi par les 36 o 51' de latitude. Les deux fleuves s'opposant une résistance égale ralentissent leur cours ; ils dorment l'un auprès de l'autre sans se confondre pendant quelques milles dans le même chenal comme deux grands peuples divisés d'origine, puis réunis pour ne plus former qu'une seule race ; comme deux illustres rivaux, partageant la même couche après une bataille ; comme deux époux, mais de sang ennemi, qui d'abord ont peu de penchant à mêler dans le lit nuptial leurs destinées.

Et moi aussi, tel que les puissantes urnes des fleuves j'ai répandu le petit cours de ma vie, tantôt d'un côté de la montagne, tantôt de l'autre ; capricieux dans mes erreurs, jamais malfaisant ; préférant les vallons pauvres aux riches plaines, m'arrêtant aux fleurs plutôt qu'aux palais. Du reste, j'étais si charmé de mes courses, que je ne pensais presque plus au pôle. Une compagnie de trafiquants, venant de chez les Creeks, dans les Florides, me permit de la suivre.

Nous nous acheminâmes vers les pays connus alors sous le nom général des Florides, et où s'étendent aujourd'hui les Etats de l'Alabama, de la Géorgie, de la Caroline du Sud, du Tennessee. Nous suivions à peu près des sentiers que lie maintenant la grande route des Natchez à Nashville par Jackson et Florence, et qui rentre en Virginie par Knoxville et Salem : pays dans ce temps peu fréquenté et dont cependant Bartram avait exploré les lacs et les sites. Les planteurs de la Géorgie et des Florides maritimes venaient jusque chez les diverses tribus des Creeks acheter des chevaux et des bestiaux demi-sauvages, multipliés à l'infini dans les savanes que percent ces puits au bord desquels j'ai fait reposer Atala et Chactas. Ils étendaient même leur course jusqu'à l'Ohio.

Nous étions poussés par un vent frais. L'Ohio grossi de cent rivières, tantôt allait se perdre dans les lacs qui s'ouvraient devant nous, tantôt dans les bois. Des îles s'élevaient au milieu des lacs. Nous fîmes voile vers une des plus grandes : nous l'abordâmes à huit heures du matin.

Je traversai une prairie semée de jacobées à fleurs jaunes, d'alcées à panaches roses et d'obélarias dont l'aigrette est pourpre.

Une ruine indienne frappa mes regards. Le contraste de cette ruine et de la jeunesse de la nature, ce monument des hommes dans un désert, causait un grand saisissement. Quel peuple habita cette île ? Son nom, sa race, le temps de son passage ? Vivait-il, alors que le monde au sein duquel il était caché existait ignoré des trois autres parties de la terre ? Le silence de ce peuple est peut-être contemporain du bruit de quelques grandes nations tombées à leur tour dans le silence [Les ruines de Mitla et de Palenque au Mexique, prouvent aujourd'hui que le Nouveau-Monde dispute d'antiquité avec l'ancien. (N.d.A., 1834.)] .

Des anfractuosités sablonneuses, des ruines ou des tumulus, sortaient des pavots à fleurs roses pendant au bout d'un pédoncule incliné d'un vert pâle. La tige et la fleur ont un arôme qui reste attaché aux doigts lorsqu'on touche la plante. Le parfum qui survit à cette fleur, est une image du souvenir d'une vie passée dans la solitude.

J'observai la nymphéa : elle se préparait à cacher son lis blanc dans l'onde, à la fin du jour ; l'arbre triste pour déclore le sien n'attendait que la nuit : l'épouse se couche à l'heure où la courtisane se lève.

L'oenothère pyramidale, haute de sept à huit pieds, à feuilles oblongues dentelées d'un vert noir, a d'autres moeurs et une autre destinée : sa fleur jaune commence à s'entrouvrir le soir, dans l'espace de temps que Vénus met à descendre sous l'horizon ; elle continue de s'épanouir aux rayons des étoiles ; l'aurore la trouve dans tout son ébat ; vers la moitié du matin elle se fane ; elle tombe à midi. Elle ne vit que quelques heures ; mais elle dépêche ces heures sous un ciel serein, entre les souffles de Vénus et de l'aurore ; qu'importe alors la brièveté de la vie ?

Un ruisseau s'enguirlandait de dionées ; une multitude d'éphémères bourdonnaient à l'entour. Il y avait aussi des oiseaux-mouches et des papillons qui, dans leurs plus brillants affiquets, joutaient d'éclat avec la diaprure du parterre. Au milieu de ces promenades et de ces études j'étais souvent frappé de leur futilité. Quoi ! la Révolution qui pesait déjà sur moi et me chassait dans les bois, ne m'inspirait rien de plus grave ? Quoi ! c'était pendant les heures du bouleversement de mon pays, que je m'occupais de descriptions et de plantes, de papillons et de fleurs ? L'individualité humaine sert à mesurer la petitesse des plus grands événements. Combien d'hommes sont indifférents à ces événements ? De combien d'autres seront-ils ignorés ? La population générale du globe est évaluée de onze à douze cents millions. il meurt un homme par seconde : ainsi, à chaque minute de notre existence, de nos sourires, de nos joies, soixante hommes expirent, soixante familles gémissent et pleurent. La vie est une peste permanente. Cette chaîne de deuil et de funérailles qui nous entortille, ne se brise point, elle s'allonge ; nous en formerons nous-mêmes un anneau. Et puis, magnifions l'importance de ces catastrophes, dont les trois quarts et demi du monde n'entendront jamais parler ! Haletons après une renommée qui ne volera pas à quelques lieues de notre tombe ! Plongeons-nous dans l'océan d'une félicité dont chaque minute s'écoule entre soixante cercueils incessamment renouvelés !

Nam nox nulla diem, neque noctem aurora sequuta est.

Quae non audierit mixtos vagitibus aegris

Ploratus, mortis comites et funeris atri.

" Aucun jour n'a suivi la nuit, aucune nuit n'a été suivie de l'aurore, qui n'ait entendu des pleurs mêlés à des vagissements douloureux, compagnons de la mort et du noir trépas. "

 

1 L 8 Chapitre 3

Londres, d'avril à septembre 1822.

Fontaine de Jouvence. - Muscogulgues et Siminoles. - Notre camp.

Les sauvages de la Floride racontent qu'au milieu d'un lac est une île où vivent les plus belles femmes du monde. Les Muscogulges en ont tenté maintes fois la conquête ; mais cet Eden fuit devant les canots, naturelle image de ces chimères qui se retirent devant nos désirs.

Cette contrée renfermait aussi une fontaine de Jouvence : qui voudrait revivre ?

Peu s'en fallut que ces fables ne prissent à mes yeux une espèce de réalité. Au moment où nous nous y attendions le moins, nous vîmes sortir d'une baie une flottille de canots, les uns à la rame, les autres à la voile. Ils abordèrent notre île. Ils portaient deux familles de Creeks, l'une siminole, l'autre muscogulge, parmi lesquelles se trouvaient des Chérokis et des Bois-brûlés . Je fus frappé de l'élégance de ces sauvages qui ne ressemblaient en rien à ceux du Canada.

Les Siminoles et les Muscogulges sont assez grands, et, par un contraste extraordinaire, leurs mères, leurs épouses et leurs filles sont la plus petite race de femmes connue en Amérique.

Les Indiennes qui débarquèrent auprès de nous, issues d'un sang mêlé de chéroki et de castillan, avaient la taille élevée. Deux d'entre elles ressemblaient à des créoles de Saint-Domingue et de l'Ile-de-France, mais jaunes et délicates comme des femmes du Gange. Ces deux Floridiennes, cousines du côté paternel, m'ont servi de modèles, l'une pour Atala , l'autre pour Céluta : elles surpassaient seulement les portraits que j'en ai faits par cette vérité de nature variable et fugitive, par cette physionomie de race et de climat que je n'ai pu rendre. Il y avait quelque chose d'indéfinissable dans ce visage ovale, dans ce teint ombré que l'on croyait voir à travers une fumée orangée et légère, dans ces cheveux si noirs et si doux, dans ces yeux si longs, à demi cachés sous le voile de deux paupières satinées qui s'entrouvraient avec lenteur ; enfin, dans la double séduction de l'Indienne et de l'Espagnole.

La réunion à nos hôtes changea quelque peu nos allures ; nos agents de traite commencèrent à s'enquérir des chevaux : il fut résolu que nous irions nous établir dans les environs des haras.

La plaine de notre camp était couverte de taureaux, de vaches, de chevaux, de bisons, de buffles, de grues, de dindes, de pélicans : ces oiseaux marbraient de blanc de noir et de rose le fond vert de la savane.

Beaucoup de passions agitaient nos trafiquants et nos chasseurs : non des passions de rang, d'éducation, de préjugés, mais des passions de la nature, pleines, entières, allant directement à leur but, ayant pour témoins un arbre tombé au fond d'une forêt inconnue, un vallon inretrouvable, un fleuve sans nom. Les rapports des Espagnols et des femmes creeks, faisaient le fond des aventures : les Bois-brûlés jouaient le rôle principal dans ces romans. Une histoire était célèbre, celle d'un marchand d'eau-de-vie séduit et ruiné par une fille peinte (une courtisane). Cette histoire, mise en vers siminoles sous le nom de Tabamica, se chantait au passage des bois [Je l'ai donnée dans mes Voyages. (N.d.A., 1832.)] .

Enlevées à leur tour par les colons, les Indiennes mouraient bientôt délaissées à Pensacola : leurs malheurs allaient grossir les Romanceros et se placer auprès des complaintes de Chimène.

 

1 L 8 Chapitre 4

Deux Floridiennes. - Ruines sur l'Ohio.

C'est une mère charmante que la terre : nous sortons de son sein ; dans l'enfance, elle nous tient à ses mamelles gonflées de lait et de miel ; dans la jeunesse et l'âge mûr, elle nous prodigue ses eaux fraîches, ses moissons et ses fruits ; elle nous offre en tous lieux l'ombre, le bain, la table et le lit, à notre mort, elle nous rouvre ses entrailles jette sur notre dépouille une couverture d'herbe et de fleurs, tandis qu'elle transforme secrètement dans sa propre substance, pour nous reproduire sous quelque forme gracieuse. Voilà ce que je me disais en m'éveillant lorsque mon premier regard rencontrait le ciel, dôme de ma couche.

Les chasseurs étant partis pour les opérations de la journée, je restais avec les femmes et les enfants. Je ne quittais plus mes deux sylvaines : l'une était fière, et l'autre triste. Je n'entendais pas un mot de ce qu'elles me disaient, elles ne me comprenaient pas ; mais j'allais chercher l'eau pour leur coupe, les sarments pour leur feu, les mousses pour leur lit. Elles portaient la jupe courte et les grosses manches tailladées à l'espagnole, le corset et le manteau indiens. Leurs jambes nues étaient losangées de dentelles de bouleau. Elles nattaient leurs cheveux avec des bouquets ou des filaments de joncs ; elles se maillaient de chaînes et de colliers de verre. A leurs oreilles pendaient des graines empourprées ; elles avaient une jolie perruche qui parlait : oiseau d'Amide ; elles l'agrafaient à leur épaule en guise d'émeraude, ou la portaient chaperonnée sur la main comme les grandes dames du dixième siècle portaient l'épervier. Pour s'affermir le sein et les bras, elles se frottaient avec l'apoya ou souchet d'Amérique. Au Bengale, les bayadères mâchent le bétel, et dans le Levant, les almées sucent le mastic de Chio ; les Floridiennes broyaient, sous leurs dents d'un blanc azuré, des larmes de liquidambar et des racines de libanis , qui mêlaient la fragrance de l'angélique, du cédrat et de la vanille. Elles vivaient dans une atmosphère de parfums émanés d'elles, comme des orangers et des fleurs dans les pures effluences de leur feuille et de leur calice. Je m'amusais à mettre sur leur tête quelque parure : elles se soumettaient, doucement effrayées ; magiciennes, elles croyaient que je leur faisais un charme. L'une d'elles, la fière priait souvent ; elle me paraissait demi-chrétienne. L'autre chantait avec une voix de velours ; poussant à la fin de chaque phrase musicale un cri qui troublait. Quelquefois, elles se parlaient vivement : je croyais démêler des accents de jalousie, mais la triste pleurait, et le silence revenait.

Faible que j'étais, je cherchais des exemples de faiblesse afin de m'encourager. Camoëns n'avait-il pas aimé dans les Indes une esclave noire de Barbarie, et moi, ne pouvais-je pas en Amérique offrir des hommages à deux jeunes sultanes jonquilles ? Camoëns n'avait-il pas adressé des Endechas, ou des stances, à Barbara escrava ? ? Ne lui avait-il pas dit :

Aquella captiva

Que me tem captivo

Porque nella vivo,

Já naô quer que viva.

Eu nunqua vi rosa

Em suaves mólhos,

Que para meus olhos

Fosse mais formosa.

..........

Pretidaõ de amor,

Taõ doce a figura,

Que a neve lhe jura

Que trocára a côr.

Léda mansidaõ,

Que o siso acompanha :

Bem parece estranha,

Mas Barbara naõ.

" Cette captive qui me tient captif, parce que je vis en elle, n'épargne pas ma vie. Jamais rose, dans de suaves bouquets, ne fut à mes yeux plus charmante...

" Séduisante d'amour, sa figure est si douce que la neige a envie de changer de couleur avec elle ; sa gaîté est accompagnée de réserve : c'est une étrangère ; une barbare, non. "

On fit une partie de pêche. Le soleil approchait de son couchant. Sur le premier plan paraissaient des sassafras, des tulipiers, des catalpas et des chênes dont les rameaux étalaient des écheveaux de mousse blanche. Derrière ce premier plan s'élevait le plus charmant des arbres, le papayer qu'on eût pris pour un style [Nom que les grecs donnaient à une colonne, et par métaphore, à un poinçon ou forte aiguille avec laquelle ils traçaient les lettres sur des tablettes de cire.] d'argent ciselé, surmonté d'une urne corinthienne. Au troisième plan dominaient les baumiers, les magnolias et les liquidambars.

Le soleil tomba derrière ce rideau : un rayon glissant à travers le dôme d'une futaie, scintillait comme une escarboucle enchâssée dans le feuillage sombre ; la lumière divergeant entre les troncs et les branches, projetait sur les gazons des colonnes croissantes et des arabesques mobiles. En bas, c'étaient des lilas, des azaléas, des lianes annelées, aux gerbes gigantesques ; en haut, des nuages, les uns fixes, promontoires ou vieilles tours, les autres flottants, fumées de rose ou cardées de soie. Par des transformations successives, on voyait dans ces nues s'ouvrir des gueules de four, s'amonceler des tas de braise, couler des rivières de lave : tout était éclatant, radieux, doré, opulent, saturé de lumière.

Après l'insurrection de la Morée en 1770 des familles grecques se réfugièrent à la Floride : elles se purent croire encore dans ce climat de l'Ionie, qui semble s'être amolli avec les passions des hommes : à Smyrne, le soir, la nature dort comme une courtisane fatiguée d'amour.

A notre droite étaient des ruines appartenant aux grandes fortifications trouvées sur l'Ohio, à notre gauche un ancien camp de sauvages ; l'île où nous étions, arrêtée dans l'onde et reproduite par un mirage, balançait devant nous sa double perspective. A l'orient, la lune reposait sur des collines lointaines ; à l'occident, la voûte du ciel était fondue en une mer de diamants et de saphirs, dans laquelle le soleil, à demi plongé, paraissait se dissoudre. Les animaux de la création veillaient ; la terre, en adoration, semblait encenser le ciel, et l'ambre exhalé de son sein retombait sur elle en rosée, comme la prière redescend sur celui qui prie.

Quitté de mes compagnes, je me reposai au bord d'un massif d'arbres : son obscurité, glacée de lumière, formait la pénombre où j'étais assis. Des mouches luisantes brillaient parmi les arbrisseaux encrêpés, et s'éclipsaient lorsqu'elles passaient dans les irradiations de la lune. On entendait le bruit du flux et reflux du lac, les sauts du poisson d'or, et le cri rare de la cane plongeuse. Mes yeux étaient fixés sur les eaux ; je déclinais peu à peu vers cette somnolence connue des hommes qui courent les chemins du monde : nul souvenir distinct ne me restait ; je me sentais vivre et végéter avec la nature dans une espèce de panthéisme. Je m'adossai contre le tronc d'un magnolia et je m'endormis ; mon repos flottait sur un fond vague d'espérance.

Quand je sortis de ce Léthé, je me trouvai entre deux femmes ; les odalisques étaient revenues ; elles n'avaient pas voulu me réveiller ; elles s'étaient assises en silence à mes côtés ; soit qu'elles feignissent le sommeil, soit qu'elles fussent réellement assoupies, leurs têtes étaient tombées sur mes épaules.

Une brise traversa le bocage et nous inonda d'une pluie de roses de magnolia. Alors la plus jeune des Siminoles se mit à chanter : quiconque n'est pas sûr de sa vie se garde de l'exposer ainsi jamais ! on ne peut savoir ce que c'est que la passion infiltrée avec la mélodie dans le sein d'un homme. A cette voix une voix rude et jalouse répondit : un Bois-brûlé appelait les deux cousines ; elles tressaillirent, se levèrent : l'aube commençait à poindre.

Aspasie de moins, j'ai retrouvé cette scène aux rivages de la Grèce : monté aux colonnes du Parthénon avec l'aurore, j'ai vu le Cythéron, le mont Hymette, l'Acropolis de Corinthe, les tombeaux, les ruines, baignés dans une rosée de lumière dorée, transparente, volage, que réfléchissaient les mers, que répandaient comme un parfum les zéphyrs de Salamine et de Délos.

Nous achevâmes au rivage notre navigation sans paroles. A midi, le camp fut levé pour examiner des chevaux que les Creeks voulaient vendre et les trafiquants acheter. Femmes et enfants, tous étaient convoqués comme témoins, selon la coutume, dans les marchés solennels. Les étalons de tous les âges et de tous les poils, les poulains et les juments avec des taureaux, des vaches et des génisses, commencèrent à fuir et à galoper autour de nous. Dans cette confusion, je fus séparé des Creeks. Un groupe épais de chevaux et d'hommes s'aggloméra à l'orée d'un bois. Tout à coup, j'aperçois de loin mes deux Floridiennes ; des mains vigoureuses les asseyaient sur les croupes de deux barbes que montaient à crû un Bois-brûlé et un Siminole. O Cid ! que n'avais-je ta rapide Babieça pour les rejoindre ! Les cavales prennent leur course, l'immense escadron les suit. Les chevaux ruent sautent, bondissent, hennissent au milieu des cornes des buffles et des taureaux, leurs soles se choquent en l'air, leurs queues et leurs crinières volent sanglantes. Un tourbillon d'insectes dévorants enveloppe l'orbe de cette cavalerie sauvage. Mes Floridiennes disparaissent comme la fille de Cérès, enlevée par le dieu des enfers.

Voilà comme tout avorte dans mon histoire, comme il ne me reste que des images de ce qui a passé si vite : je descendrai aux Champs-Elysées avec plus d'ombres qu'homme n'en a jamais emmené avec soi. La faute en est à mon organisation : je ne sais profiter d'aucune fortune ; je ne m'intéresse à quoi que ce soit de ce qui intéresse les autres. Hors en religion, je n'ai aucune croyance. Pasteur ou roi, qu'aurais-je fait de mon sceptre ou de ma houlette ? Je me serais également fatigué de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la prospérité et de l'infortune. Tout me lasse : je remorque avec peine mon ennui avec mes jours, et je vais partout bâillant ma vie.

 

1 L 8 Chapitre 5

Quelles étaient les demoiselles Muscogules. - Arrestation du roi à Varennes. - J'interromps mon voyage pour repasser en Europe.

Ronsard nous peint Marie Stuart prête à partir pour l'Ecosse, après la mort de François II.

De tel habit vous estiez accoustrée,

Partant hélas ! de la belle contrée

(Dont aviez eu le sceptre dans la main)

Lorsque pensive et baignant vostre sein

Du beau crystal de vos larmes roulées,

Triste, marchiez par les longues allées

Du grand jardin de ce royal chasteau

Qui prend son nom de la source d'une eau.

Ressemblais-je à Marie Stuart se promenant à Fontainebleau, quand je me promenai dans ma savane après mon veuvage ? Ce qu'il y a de certain c'est que mon esprit, sinon ma personne, était enveloppé d' un crespe long, subtil et délié , comme dit encore Ronsard, ancien poète de la nouvelle école.

Le diable ayant emporté les demoiselles muscogulges, j'appris du guide qu'un Bois-brûlé , amoureux d'une des deux femmes, avait été jaloux de moi et qu'il s'était résolu, avec un Siminole, frère de l'autre cousine, de m'enlever Atala et Céluta . Les guides les appelaient sans façon des filles peintes, ce qui choquait ma vanité. Je me sentais d'autant plus humilié que le Bois-brûlé , mon rival préféré, était un maringouin maigre, laid et noir, ayant tous les caractères des insectes qui, selon la définition des entomologistes du grand Lama, sont des animaux dont la chair est à l'intérieur et les os à l'extérieur. La solitude me parut vide après ma mésaventure. Je reçus mal ma sylphide généreusement accourue pour consoler un infidèle, comme Julie lorsqu'elle pardonnait à Saint-Preux ses Floridiennes de Paris. Je me hâtai de quitter le désert, où j'ai ranimé depuis les compagnes endormies de ma nuit. Je ne sais si je leur ai rendu la vie qu'elles me donnèrent ; du moins, j'ai fait de l'une une vierge, et de l'autre une chaste épouse, par expiation.

Nous repassâmes les montagnes Bleues, et nous rapprochâmes des défrichements européens vers Chillicothi. Je n'avais recueilli aucune lumière sur le but principal de mon entreprise ; mais j'étais escorté d'un monde de poésie :

Comme une jeune abeille aux roses engagée,

Ma muse revenait de son butin chargée.

J'avisai au bord d'un ruisseau une maison américaine, ferme à l'un de ses pignons, moulin à l'autre. J'entrai, demandai le vivre et le couvert, et fus bien reçu.

Mon hôtesse me conduisit par une échelle dans une chambre au-dessus de l'axe de la machine hydraulique. Ma petite croisée, festonnée de lierre et de cobées à cloches d'iris, ouvrait sur le ruisseau qui coulait étroit et solitaire, entre deux épaisses bordures de saules, d'aulnes, de sassafras, de tamarins et de peupliers de la Caroline. La roue moussue tournait sous ces ombrages, en laissant retomber de longs rubans d'eau. Des perches et des truites sautaient dans l'écume du remous ; des bergeronnettes volaient d'une rive à l'autre, et des espèces de martins-pêcheurs agitaient au-dessus du courant leurs ailes bleues.

N'aurais-je pas bien été là avec la triste , supposée fidèle, rêvant assis à ses pieds, la tête appuyée sur ses genoux, écoutant le bruit de la cascade, les révolutions de la roue, le roulement de la meule, le sassement du blutoir, les battements égaux du traquet, respirant la fraîcheur de l'onde et l'odeur de l'effleurage des orges perlées ?

La nuit vint. Je descendis à la chambre de la ferme. Elle n'était éclairée que par des feurres de maïs et des coques de faséoles qui flambaient au foyer. Les fusils du maître, horizontalement couchés au porte-armes, brillaient au reflet de l'âtre. Je m'assis sur un escabeau dans le coin de la cheminée, auprès d'un écureuil qui sautait alternativement du dos d'un gros chien sur la tablette d'un rouet. Un petit chat prit possession de mon genou pour regarder ce jeu. La meunière coiffa le brasier d'une large marmite, dont la flamme embrassa le fond noir comme une couronne d'or radiée. Tandis que les patates de mon souper ébouillaient sous ma garde, je m'amusai à lire à la lueur du feu, en baissant la tête, un journal anglais tombé à terre entre mes jambes : j'aperçus, écrits en grosses lettres, ces mots : Flight of the king (Fuite du Roi). C'était le récit de l'évasion de Louis XVI et de l'arrestation de l'infortuné monarque à Varennes. Le journal racontait aussi les progrès de l'émigration et la réunion des officiers de l'armée sous le drapeau des princes français.

Une conversion subite s'opéra dans mon esprit : Renaud vit sa faiblesse au miroir de l'honneur dans les jardins d'Amide ; sans être le héros du Tasse, la même glace m'offrit mon image au milieu d'un verger américain. Le fracas des armes, le tumulte du monde retentit à mon oreille sous le chaume d'un moulin caché dans des bois inconnus. J'interrompis brusquement ma course, et je me dis : " Retourne en France. "

Ainsi, ce qui me parut un devoir renversa mes premiers desseins, amena la première de ces péripéties dont ma carrière a été marquée. Les Bourbons n'avaient pas besoin qu'un cadet de Bretagne revînt d'outre-mer leur offrir son obscur dévouement, pas plus qu'ils n'ont eu besoin de ses services quand il est sorti de son obscurité. Si, continuant mon voyage, j'eusse allumé ma pipe avec le journal qui a changé ma vie, personne ne se fût aperçu de mon absence ; ma vie était alors aussi ignorée et ne pesait pas plus que la fumée de mon calumet. Un simple démêlé entre moi et ma conscience me jeta sur le théâtre du monde. J'eusse pu faire ce que j'aurais voulu, puisque j'étais seul témoin du débat ; mais de tous les témoins, c'est celui aux yeux duquel je craindrais le plus de rougir.

Pourquoi les solitudes de l'Erié, de l'Ontario, se présentent-elles aujourd'hui à ma pensée avec un charme que n'a point à ma mémoire le brillant spectacle du Bosphore ? C'est qu'à l'époque de mon voyage aux Etats-Unis, j'étais plein d'illusions ; les troubles de la France commençaient en même temps que commençait mon existence ; rien n'était achevé en moi, ni dans mon pays. Ces jours me sont doux, parce qu'ils me rappellent l'innocence des sentiments inspirés par la famille et les plaisirs de la jeunesse.

Quinze ans plus tard, après mon voyage au Levant, la République, grossie de débris et de larmes, s'était déchargée comme un torrent du déluge dans le despotisme. Je ne me berçais plus de chimères ; mes souvenirs, prenant désormais leur source dans la société et dans des passions, étaient sans candeur. Déçu dans mes deux pèlerinages en occident et en orient, je n'avais point découvert le passage au pôle, je n'avais point enlevé la gloire des bords du Niagara où je l'étais allé chercher, et je l'avais laissée assise sur les ruines d'Athènes.

Parti pour être voyageur en Amérique, revenu pour être soldat en Europe, je ne fournis jusqu'au bout ni l'une ni l'autre de ces carrières : un mauvais génie m'arracha le bâton et l'épée, et me mit la plume à la main. Il y a de cette heure quinze autres années, qu'étant à Sparte, et contemplant le ciel pendant la nuit, je me souvenais des pays qui avaient déjà vu mon sommeil paisible ou troublé : parmi les bois de l'Allemagne, dans les bruyères de l'Angleterre, dans les champs de l'Italie, au milieu des mers, dans les forêts canadiennes, j'avais déjà salué les mêmes étoiles que je voyais briller sur la patrie d'Hélène et de Ménélas. Mais que me servait de me plaindre aux astres, immobiles témoins de mes destinées vagabondes ? Un jour leur regard ne se fatiguera plus à me poursuivre : maintenant, indifférent à mon sort, je ne demanderai pas à ces astres de l'incliner par une plus douce influence, ni de me rendre ce que le voyageur laisse de sa vie dans les lieux où il passe.

Si je revoyais aujourd'hui les Etats-Unis, je ne les reconnaîtrais plus : là où j'ai laissé des forêts, je trouverais des champs cultivés ; là où je me suis frayé un sentier à travers les halliers, je voyagerais sur de grandes routes ; aux Natchez , au lieu de la hutte de Céluta, s'élève une ville d'environ cinq mille habitants ; Chactas pourrait être aujourd'hui député au Congrès. J'ai reçu dernièrement une brochure imprimée chez les Chérokis , laquelle m'est adressée dans l'intérêt de ces sauvages, comme au défenseur de la liberté de la presse .

Il y a chez les Muscogulges, les Siminoles, les Chickasas, une cité d'Athènes, une autre de Marathon, une autre de Carthage, une autre de Memphis, une autre de Sparte, une autre de Florence ; on trouve un comté de la Colombie et un comté de Marengo : la gloire de tous les pays a placé un nom dans ces mêmes déserts où j'ai rencontré le père Aubry et l'obscure Atala . Le Kentucky montre un Versailles ; un territoire appelé Bourbon a pour capitale un Paris.

Tous les exilés, tous les opprimés qui se sont retirés en Amérique y ont porté la mémoire de leur patrie.

... Falsi Simoentis ad undam

Libabat cineri Andromache.

Les Etats-Unis offrent dans leur sein, sous la protection de la liberté, une image et un souvenir de la plupart des lieux célèbres de l'antiquité et de la moderne Europe : dans son jardin de la campagne de Rome, Adrien avait fait répéter les monuments de son empire.

Trente-trois grandes routes sortent de Washington, comme autrefois les voies romaines partaient du Capitole ; elles aboutissent, en se ramifiant, à la circonférence des Etats-Unis, et tracent une circulation de 25,747 milles. Sur un grand nombre de ces routes, les postes sont montées. On prend la diligence pour l'Ohio ou pour Niagara, comme de mon temps on prenait un guide ou un interprète indien. Ces moyens de transport sont doubles : des lacs et des rivières existent partout, liés ensemble par des canaux ; on peut voyager le long des chemins de terre sur des chaloupes à rames et à voiles, ou sur des coches d'eau, ou sur des bateaux à vapeur. Le combustible est inépuisable, puisque des forêts immenses couvrent des mines de charbon à fleur de terre.

La population des Etats-Unis s'est accrue de dix ans en dix ans, depuis 1790 jusqu'en 1820 dans la proportion de trente-cinq individus sur cent. On présume qu'en 1830 elle sera de douze millions huit cent soixante quinze mille âmes. En continuant à doubler tous les vingt-cinq ans, elle serait en 1855 de vingt-cinq millions sept cent cinquante mille âmes, et vingt-cinq ans plus tard, en 1880 elle dépasserait cinquante millions.

Cette sève humaine fait fleurir de toutes parts le désert. Les lacs du Canada, naguère sans voiles, ressemblent aujourd'hui à des docks où des frégates, des corvettes, des cutters, des barques, se croisent avec les pirogues et les canots indiens, comme les gros navires et les galères se mêlent aux pinques, aux chaloupes et aux calques dans les eaux de Constantinople.

Le Mississipi, le Missouri, l'Ohio, ne coulent plus dans la solitude : des trois-mâts les remontent ; plus de deux cents bateaux à vapeur en vivifient les rivages.

Cette immense navigation intérieure, qui suffirait seule à la prospérité des Etats-Unis, ne ralentit point leurs expéditions lointaines. Leurs vaisseaux courent toutes les mers, se livrent à toutes les espèces d'entreprises, promènent le pavillon étoilé du couchant, le long de ces rivages de l'aurore qui n'ont jamais connu que la servitude.

Pour achever ce tableau surprenant, il se faut représenter des villes comme Boston, New-York, Philadelphie, Baltimore, Charlestown, Savanah, la Nouvelle-Orléans éclairées la nuit, remplies de chevaux et de voitures, ornées de cafés, de musées, de bibliothèques, de salles de danse et de spectacle, offrant toutes les jouissances du luxe.

Toutefois, il ne faut pas chercher aux Etats-Unis ce qui distingue l'homme des autres êtres de la création, ce qui est son extrait d'immortalité et l'ornement de ses jours : les lettres sont inconnues dans la nouvelle république, quoiqu'elles soient appelées par une foule d'établissements. L'Américain a remplacé les opérations intellectuelles par les opérations positives ; ne lui imputez point à infériorité sa médiocrité dans les arts, car ce n'est pas de ce côté qu'il a porté son attention. Jeté par différentes causes sur un sol désert, l'agriculture et le commerce ont été l'objet de ses soins ; avant de penser, il faut vivre ; avant de planter des arbres, il faut les abattre, afin de labourer. Les colons primitifs, l'esprit rempli de controverses religieuses, portaient, il est vrai, la passion de la dispute jusqu'au sein des forêts ; mais il fallait qu'ils marchassent d'abord à la conquête du désert la hache sur l'épaule, n'ayant pupitre, dans l'intervalle de leurs labeurs, que l'orme qu'ils équarrissaient. Les Américains n'ont point parcouru les degrés de l'âge des peuples ; ils ont laissé en Europe leur enfance et leur jeunesse ; les paroles naïves du berceau leur ont été inconnues ; ils n'ont joui des douceurs du foyer qu'à travers le regret d'une patrie qu'ils n'avaient jamais vue, dont ils pleuraient l'éternelle absence et le charme qu'on leur avait raconté.

Il n'y a dans le nouveau continent ni littérature classique, ni littérature romantique, ni littérature indienne : classique, les Américains n'ont point de modèles ; romantique, les Américains n'ont point de moyen âge ; indienne, les Américains méprisent les sauvages et ont horreur des bois comme d'une prison qui leur était destinée.

Ainsi, ce n'est donc pas la littérature à part, la littérature proprement dite, que l'on trouve en Amérique : c'est la littérature appliquée, servant aux divers usages de la société ; c'est la littérature d'ouvriers, de négociants, de marins, de laboureurs. Les Américains ne réussissent guère que dans la mécanique et dans les sciences, parce que les sciences ont un côté matériel : Franklin et Fulton se sont emparés de la foudre et de la vapeur au profit des hommes. Il appartenait à l'Amérique de doter le monde de la découverte par laquelle aucun continent ne pourra désormais échapper aux recherches du navigateur.

La poésie et l'imagination, partage d'un très petit nombre de désoeuvrés, sont regardées aux Etats-Unis comme des puérilités du premier et du dernier âge de la vie : les Américains n'ont point eu d'enfance, ils n'ont point encore de vieillesse.

De ceci il résulte que les hommes engagés dans les études sérieuses ont dû nécessairement appartenir aux affaires de leur pays afin d'en acquérir la connaissance, et qu'ils ont dû de même se trouver acteurs dans leur révolution. Mais une chose triste est à remarquer ; la dégénération prompte du talent, depuis les premiers hommes des troubles américains jusqu'aux hommes de ces derniers temps ; et cependant ces hommes se touchent. Les anciens présidents de la république ont un caractère religieux, simple, élevé, calme, dont on ne trouve aucune trace dans nos fracas sanglants de la République et de l'empire. La solitude dont les Américains étaient environnés a réagi sur leur nature ; ils ont accompli en silence leur liberté.

Le discours d'adieu du général Washington au peuple des Etats-Unis pourrait avoir été prononcé par les personnages les plus graves de l'antiquité :

" Les actes publics, dit le général, prouvent jusqu'à quel point les principes que je viens de rappeler m'ont guidé lorsque je me suis acquitté des devoirs de ma place. Ma conscience me dit du moins que je les ai suivis. Bien qu'en repassant les actes de mon administration, je n'aie connaissance d'aucune faute d'intention, j'ai un sentiment trop profond de mes défauts pour ne pas penser que probablement j'ai commis beaucoup de fautes. Quelles qu'elles soient, je supplie avec ferveur le Tout-Puissant d'écarter ou de dissiper les maux qu'elles pourraient entraîner. J'emporterai aussi avec moi l'espoir que mon pays ne cessera jamais de les considérer avec indulgence, et qu'après quarante-cinq années de ma vie dévouées à son service avec zèle et droiture, les torts d'un mérite insuffisant tomberont dans l'oubli, comme je tomberai bientôt moi-même dans la demeure du repos. "

Jefferson, dans son habitation de Monticello, écrit après la mort de l'un de ses deux enfants :

" La perte que j'ai éprouvée est réellement grande. D'autres peuvent perdre ce qu'ils ont en abondance mais moi, de mon strict nécessaire, j'ai à déplorer là moitié. Le déclin de mes jours ne tient plus que par le faible fil d'une vie humaine. Peut-être suis-je destiné à voir rompre ce dernier lien de l'affection d'un père ! "

La philosophie, rarement touchante, l'est ici au souverain degré. Et ce n'est pas là la douleur oiseuse d'un homme qui ne s'était mêlé de rien : Jefferson mourut le 4 juillet 1826, dans la quatre-vingt-quatrième année de son âge, et la cinquante-quatrième de l'indépendance de son pays. Ses restes reposent, recouverts d'une pierre n'ayant pour épitaphe que ces mots. " Thomas Jefferson, auteur de la Déclaration d ' indépendance . "

Périclès et Démosthène avaient prononcé l'oraison funèbre des jeunes Grecs tombés pour un peuple qui disparut bientôt après eux : Brackenridge, en 1817, célébrait la mort des jeunes Américains dont le sang a fait naître un peuple. On a une galerie nationale des portraits des Américains distingués, en quatre volumes In-octavo, et ce qu'il y a de plus singulier, une biographie contenant la vie de plus de cent principaux chefs indiens. Logan, chef de la Virginie, prononça devant lord Dunmore ces paroles : " Au printemps dernier, sans provocation aucune, le colonel Crasp égorgea tous les parents de Logan : il ne coule plus une seule goutte de mon sang dans les veines d'aucune créature vivante. C'est là ce qui m'a appelé à la vengeance. Je l'ai cherchée ; j'ai tué beaucoup de monde. Est-il quelqu'un qui viendra maintenant pleurer la mort de Logan ? Personne. "

Sans aimer la nature, les Américains se sont appliqués à l'étude de l'histoire naturelle. Townsend, parti de Philadelphie, a parcouru à pied les régions qui séparent l'Atlantique de l'océan Pacifique, en consignant dans son journal ses nombreuses observations. Thomas Say, voyageur dans les Florides et aux montagnes Rocheuses, a donné un ouvrage sur l'entomologie américaine. Wilson, tisserand, devenu auteur, a des peintures assez finies.

Arrivés à la littérature proprement dite, quoiqu'elle soit peu de chose, il y a pourtant quelques écrivains à citer parmi les romanciers et les poètes. Le fils d'un quaker, Brown, est l'auteur de Wieland , lequel Wieland est la source et le modèle des romans de la nouvelle école. Contrairement à ses compatriotes, " j'aime mieux, assurait Brown, à errer parmi les forêts que de battre le blé ". Wieland, le héros du roman, est un puritain à qui le ciel a commandé de tuer sa femme. " Je t'ai amenée ici, lui dit-il, pour accomplir les ordres de Dieu : c'est par moi que tu dois périr, et je saisis ses deux bras. Elle poussa plusieurs cris perçants et voulut se dégager : - Wieland, ne suis-je pas ta femme ? et tu veux me tuer ; me tuer, moi, oh ! non, oh ! grâce ! grâce ! - Tant que sa voix eut un passage, elle cria ainsi grâce et secours. " Wieland étrangle sa femme et éprouve d'ineffables délices auprès du cadavre expiré. L'horreur de nos inventions modernes est ici surpassée. Brown s'était formé à la lecture de Caleb Williams, et il imitait dans Wieland une scène d' Othello .

A cette heure, les romanciers américains, Cooper, Washington-Irving, sont forcés de se réfugier en Europe pour y trouver des chroniques et un public. La langue des grands écrivains de l'Angleterre s'est créolisée, provincialisée, barbarisée , sans avoir rien gagné en énergie au milieu de la nature vierge ; on a été obligé de dresser des catalogues des expressions américaines.

Quant aux poètes américains, leur langage a de l'agrément ; mais ils s'élèvent peu au-dessus de l'ordre commun. Cependant, l' Ode à la brise du soir , le Lever du soleil sur la montagne , le Torrent , et quelques autres poésies, méritent d'être parcourues. Halleck a chanté Botzaris expirant, et Georges Hill a erré parmi les ruines de la Grèce : " O, Athènes ! dit-il, c'est donc toi, reine solitaire, reine détrônée !... Parthénon, roi des temples tu as vu les monuments tes contemporains laisser au temps dérober leurs prêtres et leurs dieux. "

Il me plaît, à moi voyageur aux rivages de l'Hellénie et de l'Atlantide, d'entendre la voix indépendante d'une terre inconnue à l'antiquité gémir sur la liberté perdue du vieux monde.

 

1 L 8 Chapitre 6

Dangers pour les Etats-Unis.

Mais l'Amérique conservera-t-elle la forme de son gouvernement ? Les Etats ne se diviseront-ils pas ? Un député de la Virginie n'a-t-il pas déjà soutenu la thèse de la liberté antique avec des esclaves résultat du paganisme, contre un député du Massachusetts, défendant la cause de la liberté moderne sans esclaves, telle que le christianisme l'a faite ?

Les Etats du nord et du midi ne sont-ils pas opposés d'esprit et d'intérêts ? Les Etats de l'ouest, trop éloignés de l'Atlantique, ne voudront-ils pas avoir un régime à part ? D'un côté, le lien fédéral est-il assez fort pour maintenir l'union et contraindre chaque Etat à s'y resserrer ? D'un autre côté, si l'on augmente le pouvoir de la présidence, le despotisme n'arrivera-t-il pas avec les gardes et les privilèges du dictateur ?

L'isolement des Etats-Unis leur a permis de naître et de grandir : il est douteux qu'ils eussent pu vivre et croître en Europe. La Suisse fédérale subsiste au milieu de nous : pourquoi ? parce qu'elle est petite, pauvre, cantonnée au giron des montagnes ; pépinière de soldats pour les rois, but de promenade pour les voyageurs.

Séparée de l'ancien monde, la population des Etats-Unis habite encore la solitude ; ses déserts ont été sa liberté : mais déjà les conditions de son existence s'altèrent.

L'existence des démocraties du Mexique, de la Colombie, du Pérou, du Chili, de Buenos-Ayres, toutes troublées qu'elles sont, est un danger. Lorsque les Etats-Unis n'avaient auprès d'eux que les colonies d'un royaume transatlantique, aucune guerre sérieuse n'était probable ; maintenant des rivalités ne sont-elles pas à craindre ? que de part et d'autre on coure aux armes, que l'esprit militaire s'empare des enfants de Washington, un grand capitaine pourra surgir au trône : la gloire aime les couronnes.

J'ai dit que les Etats du nord, du midi et de l'ouest étaient divisés d'intérêts ; chacun le sait : ces Etats rompant l'union, les réduira-t-on par les armes ? Alors, quel ferment d'inimitiés répandu dans le corps social ! Les Etats dissidents maintiendront-ils leur indépendance ? Alors, quelles discordes n'éclateront-elles pas parmi ces Etats émancipés ! Ces républiques d'outre-mer, désengrenées, ne formeraient plus que des unités débiles de nul poids dans la balance sociale, ou elles seraient successivement subjuguées par l'une d'entre elles. (Je laisse de côté le grave sujet des alliances et des interventions étrangères.) Le Kentucky, peuplé d'une race d'hommes plus rustique, plus hardie et plus militaire, semblerait destiné à devenir l'Etat conquérant. Dans cet Etat qui dévorerait les autres, le pouvoir d'un seul ne tarderait pas à s'élever sur la ruine du pouvoir de tous.

J'ai parlé du danger de la guerre, je dois rappeler les dangers d'une longue paix. Les Etats-Unis, depuis leur émancipation, ont joui, à quelques mois près, de la tranquillité la plus profonde : tandis que cent batailles ébranlaient l'Europe, ils cultivaient leurs champs en sûreté. De là un débordement de population et de richesses, avec tous les inconvénients de la surabondance des richesses et des populations.

Si des hostilités survenaient chez un peuple imbelle [Latinisme : littéralement, impropre à la guerre, peuple pacifique.] , saurait-on résister ? Les fortunes et les moeurs consentiraient-elles à des sacrifices ? Comment renoncer aux usances câlines, au confort, au bien-être indolent de la vie ? La Chine et l'Inde, endormies dans leur mousseline ont constamment subi la domination étrangère. Ce qui convient à la complexion d'une société libre, c'est un état de paix modéré par la guerre, et un état de guerre attrempé de paix. Les Américains ont déjà porté trop longtemps de suite la couronne d'olivier : l'arbre qui la fournit n'est pas naturel à leur rive.

L'esprit mercantile commence à les envahir ; l'intérêt devient chez eux le vice national. Déjà, le jeu des banques des divers Etats s'entrave, et des banqueroutes menacent la fortune commune. Tant que la liberté produit de l'or, une république industrielle fait des prodiges ; mais quand l'or est acquis ou épuisé, elle perd son amour de l'indépendance non fondé sur un sentiment moral, mais provenu de la soif du gain et de la passion de l'industrie.

De plus, il est difficile de créer une patrie parmi des Etats qui n'ont aucune communauté de religion et d'intérêts, qui, sortis de diverses sources en des temps divers vivent sur un sol différent et sous un différent soleil. Quel rapport y a-t-il entre un Français de la Louisiane, un Espagnol des Florides, un Allemand de New-York, un Anglais de la Nouvelle-Angleterre, de la Virginie, de la Caroline, de la Géorgie, tous réputés Américains ? Celui-là léger et duelliste ; celui-là catholique, paresseux et superbe ; celui-là luthérien, laboureur et sans esclaves ; celui-là anglican et planteur avec des nègres ; celui-là puritain et négociant ; combien faudra-t-il de siècles pour rendre ces éléments homogènes !

Une aristocratie chrysogène est prête à paraître avec l'amour des distinctions et la passion des titres. On se figure qu'il règne un niveau général aux Etats-Unis : c'est une complète erreur. Il y a des sociétés qui se dédaignent et ne se voient point entre elles ; il y a des salons où la morgue des maîtres surpasse celle d'un prince allemand à seize quartiers. Ces nobles-plébéiens aspirent à la caste, en dépit du progrès des lumières qui les a faits égaux et libres. Quelques-uns d'entre eux ne parlent que de leurs aïeux, fiers barons, apparemment bâtards et compagnons de Guillaume-le-Bâtard. Ils étalent les blasons de chevalerie de l'ancien monde, ornés des serpents, des lézards et des perruches du monde nouveau. Un cadet de Gascogne abordant avec la cape et le parapluie au rivage républicain, s'il a soin de se surnommer marquis , est considéré sur les bateaux à vapeur.

L'énorme inégalité des fortunes menace encore plus sérieusement de tuer l'esprit d'égalité. Tel Américain possède un ou deux millions de revenu ; aussi, les Yankees de la grande société ne peuvent-ils déjà plus vivre comme Franklin : le vrai gentleman , dégoûté de son pays neuf, vient en Europe chercher du vieux ; on le rencontre dans les auberges, faisant comme les Anglais, avec l'extravagance ou le spleen, des tours en Italie. Ces rôdeurs de la Caroline ou de la Virginie achètent des ruines d'abbayes en France, et plantent, à Melun, des jardins anglais avec des arbres américains. Naples envoie à New-York ses chanteurs et ses parfumeurs, Paris ses modes et ses baladins, Londres ses grooms et ses boxeurs : joies exotiques qui ne rendent pas l'Union plus gaie. On s'y divertit en se jetant dans la cataracte de Niagara, aux applaudissements de cinquante mille planteurs, demi-sauvages que la mort a bien de la peine à faire rire.

Et ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est qu'en même temps que déborde l'inégalité des fortunes et qu'une aristocratie commence, la grande impulsion égalitaire au dehors oblige les possesseurs industriels ou fonciers à cacher leur luxe, à dissimuler leurs richesses, de crainte d'être assommés par leurs voisins. On ne reconnaît point la puissance exécutive ; on chasse à volonté les autorités locales que l'on a choisies, et on leur substitue des autorités nouvelles. Cela ne trouble point l'ordre ; la démocratie pratique est observée, et l'on se rit des lois posées par la même démocratie en théorie. L'esprit de famille existe peu ; aussitôt que l'enfant est en état de travailler, il faut, comme l'oiseau emplumé, qu'il vole de ses propres ailes. De ces générations émancipées dans un hâtif orphelinage et des émigrations qui arrivent de l'Europe, il se forme des compagnies nomades qui défrichent les terres, creusent des canaux et portent leur industrie partout sans s'attacher au sol ; elles commencent des maisons dans le désert où le propriétaire passager restera à peine quelques jours.

Un égoïsme froid et dur règne dans les villes ; piastres et dollars, billets de banque et argent, hausse et baisse des fonds, c'est tout l'entretien ; on se croirait à la Bourse ou au comptoir d'une grande boutique. Les journaux d'une dimension immense, sont remplis d'expositions d'affaires ou de caquets grossiers. Les Américains subiraient-ils, sans le savoir, la loi d'un climat où la nature végétale paraît avoir profité aux dépens de la nature vivante, loi combattue par des esprits distingués, mais non pas tout à fait mise hors d'examen par la réfutation même ? on pourrait s'enquérir si l'Américain n'a pas été trop tôt usé dans la liberté philosophique, comme le Russe dans le despotisme civilisé.

En somme, les Etats-Unis donnent l'idée d'une colonie et non d'une patrie-mère : ils n'ont point de passé, les moeurs s'y sont faites par les lois. Ces citoyens du Nouveau-Monde ont pris rang parmi les nations au moment que les idées politiques entraient dans une phase ascendante : cela explique pourquoi ils se transforment avec une rapidité extraordinaire. La société permanente semble devenir impraticable chez eux, d'un côté par l'extrême ennui des individus, de l'autre par l'impossibilité de rester en place, et par la nécessité de mouvement qui les domine : car on n'est jamais bien fixé là où les pénates sont errants. Placé sur la route des océans, à la tête des opinions progressives aussi neuves que son pays, l'Américain semble avoir reçu de Colomb plutôt la mission de découvrir d'autres univers que de les créer.

 

1 L 8 Chapitre 7

Londres, d'avril à septembre 1822.

Retour en Europe. - Naufrage.

Revenu du désert à Philadelphie, comme je l'ai déjà dit, et ayant écrit sur le chemin à la hâte ce que je viens de raconter , comme le vieillard de La Fontaine, je ne trouvai point les lettres de change que j'attendais ; ce fut le commencement des embarras pécuniaires où j'ai été plongé le reste de ma vie. La fortune et moi nous nous sommes pris en grippe aussitôt que nous nous sommes vus. Selon Hérodote certaines fourmis de l'Inde ramassaient des tas d'or ; d'après Athénée, le soleil avait donné à Hercule un vaisseau d'or pour aborder à l'île d'Erythia, retraite des Hespérides : bien que fourmi, je n'ai pas l'honneur d'appartenir à la grande famille indienne, et bien que navigateur, je n'ai jamais traversé l'eau que dans une barque de sapin. Ce fut un bâtiment de cette espèce qui me ramena d'Amérique en Europe. Le capitaine me donna mon passage à crédit. Le 10 de décembre 1791, je m'embarquai avec plusieurs de mes compatriotes, qui, par divers motifs, retournaient comme moi en France. La désignation du navire était le Havre.

Un coup de vent d'ouest nous prit au débouquer de la Delaware, et nous chassa en dix-sept jours à l'autre bord de l'Atlantique. Souvent à mât et à corde ; à peine pouvions-nous mettre à la cape. Le soleil ne se montra pas une seule fois. Le vaisseau gouvernant à l'estime, fuyait devant la lame. Je traversai l'océan au milieu des ombres ; jamais il ne m'avait paru si triste. Moi-même, plus triste, je revenais trompé dès mon premier pas dans la vie : " On ne bâtit point de palais sur la mer ", dit le poète persan Feryd-Eddin. J'éprouvais je ne sais quelle pesanteur de coeur, comme à l'approche d'une grande infortune. Promenant mes regards sur les flots, je leur demandais ma destinée, ou j'écrivais, plus gêné de leur mouvement qu'occupé de leur menace.

Loin de calmer, la tempête augmentait à mesure que nous approchions de l'Europe, mais d'un souffle égal ; il résultait de l'uniformité de sa rage une sorte de bonace furieuse dans le ciel hâve et la mer plombée. Le capitaine, n'ayant pu prendre hauteur, était inquiet ; il montait dans les haubans, regardait les divers points de l'horizon avec une lunette. Une vigie était placée sur le beaupré, une autre dans le petit hunier du grand mât. La lame devenait courte et la couleur de l'eau changeait, signes des approches de la terre : de quelle terre ? Les matelots bretons ont ce proverbe : " Celui qui voit Belle-Isle, voit son île ; celui qui voit Groie, voit sa joie ; celui qui voit Ouessant, voit son sang. "

J'avais passé deux nuits à me promener sur le tillac, au glapissement des ondes dans les ténèbres, au bourdonnement du vent dans les cordages, et sous les sauts de la mer qui couvrait et découvrait le pont : c'était tout autour de nous une émeute de vagues. Fatigué des chocs et des heurts, à l'entrée de la troisième nuit je m'allai coucher. Le temps était horrible ; mon hamac craquait et blutait aux coups du flot qui, crevant sur le navire, en disloquait la carcasse. Bientôt j'entends courir d'un bout du pont à l'autre et tomber des paquets de cordages : j'éprouve le mouvement que l'on ressent lorsqu'un vaisseau vire de bord. Le couvercle de l'échelle de l'entrepont s'ouvre ; une voix effrayée appelle le capitaine : cette voix, au milieu de la nuit et de la tempête, avait quelque chose de formidable. Je prête l'oreille ; il me semble ouïr des marins discutant sur le gisement d'une terre. Je me jette en bas de mon branle ; une vague enfonce le château de poupe, inonde la chambre du capitaine, renverse et roule pêle-mêle tables, lits, coffres, meubles et armes ; je gagne le tillac à demi-noyé.

En mettant la tête hors de l'entrepont, je fus frappé d'un spectacle sublime. Le bâtiment avait essayé de virer de bord ; mais n'ayant pu y parvenir, il s'était affalé sous le vent. A la lueur de la lune écornée, qui émergeait des nuages pour s'y replonger aussitôt, on découvrait sur les deux bords du navire, à travers une brume jaune, des côtes hérissées de rochers. La mer boursouflait ses flots comme des monts dans le canal où nous nous trouvions engouffrés ; tantôt ils s'épanouissaient en écumes et en étincelles ; tantôt ils n'offraient qu'une surface huileuse et vitreuse, marbrée de taches noires, cuivrées, verdâtres, selon la couleur des bas-fonds sur lesquels ils mugissaient. Pendant deux ou trois minutes, les vagissements de l'abîme et ceux du vent étaient confondus ; l'instant d'après, on distinguait le détaler des courants, le sifflement des récifs, la voix de la lame lointaine. De la concavité du bâtiment sortaient des bruits qui faisaient battre le coeur aux plus intrépides matelots. La proue du navire tranchait la masse épaisse des vagues avec un froissement affreux, et au gouvernail des torrents d'eau s'écoulaient en tourbillonnant, comme à l'échappée d'une écluse. Au milieu de ce fracas, rien n'était aussi alarmant qu'un certain murmure sourd, pareil à celui d'un vase qui se remplit.

Eclairés d'un falot et contenus sous des plombs, des portulans, des cartes, des journaux de route étaient déployés sur une cage à poulets. Dans l'habitacle de la boussole une rafale avait éteint la lampe. Chacun parlait diversement de la terre. Nous étions entrés dans la Manche, sans nous en apercevoir ; le vaisseau, bronchant à chaque vague, courait en dérive entre l'île de Guernesey et celle d'Aurigny, Le naufrage parut inévitable, et les passagers serrèrent ce qu'ils avaient de plus précieux afin de le sauver.

Il y avait parmi l'équipage des matelots français ; un d'entre eux, au défaut d'aumônier, entonna ce cantique à Notre-Dame de Bon-secours , premier enseignement de mon enfance ; je le répétai à la vue des côtes de la Bretagne, presque sous les yeux de ma mère. Les matelots américains-protestants se joignaient de coeur aux chants de leurs camarades français-catholiques : le danger apprend aux hommes leur faiblesse et unit leurs voeux. Passagers et marins, tous étaient sur le pont, qui accroché aux manoeuvres, qui au bordage qui au cabestan, qui au bec des ancres pour n'être pas balayé de la lame ou versé à la mer par le roulis. Le capitaine criait : " Une hache ! une hache ! " pour couper les mâts ; et le gouvernail dont le timon avait été abandonné, allait, tournant sur lui-même, avec un bruit rauque.

Un essai restait à tenter : la sonde ne marquait plus que quatre brasses sur un banc de sable qui traversait le chenal ; il était possible que la lame nous fît franchir le banc et nous portât dans une eau profonde : mais qui oserait saisir le gouvernail et se charger du salut commun ? Un faux coup de barre, nous étions perdus.

Un de ces hommes qui jaillissent des événements et qui sont les enfants spontanés du péril, se trouva : un matelot de New-York s'empare de la place désertée du pilote. Il me semble encore le voir en chemise, en pantalon de toile, les pieds nus, les cheveux épars et diluviés, tenant le timon dans ses fortes serres, tandis que, la tête tournée, il regardait à la poupe l'ondulée qui devait nous sauver ou nous perdre. Voici venir cette lame embrassant la largeur de la passe, roulant haut sans se briser, ainsi qu'une mer envahissant les flots d'une autre mer : de grands oiseaux blancs, au vol calme, la précèdent comme les oiseaux de la mort. Le navire touchait et talonnait ; il se fit un silence profond ; tous les visages blêmirent.

La houle arrive : au moment où elle nous attaque, le matelot donne le coup de barre ; le vaisseau, près de tomber sur le flanc, présente l'arrière et la lame qui paraît nous engloutir, nous soulève. On jette la sonde ; elle rapporte vingt-sept brasses. Un huzza monte jusqu'au ciel et nous y joignons le cri de : Vive le Roi ! il ne fut point entendu de Dieu pour Louis XVI ; il ne profita qu'à nous.

Dégagés des deux îles, nous ne fûmes pas hors de danger ; nous ne pouvions parvenir à nous élever au-dessus de la côte de Granville. Enfin la marée retirante nous emporta et nous doublâmes le cap de La Hougue. Je n'éprouvai aucun trouble pendant ce demi-naufrage et ne sentis point de joie d'être sauvé. Mieux vaut déguerpir de la vie quand on est jeune, que d'en être chassé par le temps. Le lendemain, nous entrâmes au Havre. Toute la population était accourue pour nous voir. Nos mâts de hune étaient rompus, nos chaloupes emportées, le gaillard d'arrière rasé, et nous embarquions l'eau à chaque tangage. Je descendis à la jetée. Le 2 de janvier 1792, je foulai de nouveau le sol natal qui devait encore fuir sous mes pas. J'amenais avec moi, non des Esquimaux des régions polaires, mais deux sauvages d'une espèce inconnue : Chactas et A t ala .

 

1 L 9 Livre neuvième

1. Je vais trouver ma mère à Saint-Malo. - Progrès de la Révolution. - Mon mariage. - 2. Paris. - Anciennes et nouvelles connaissances. - L'abbé Barthélémy. - Saint-Ange. - Théâtre. - 3. Changement de physionomie de Paris. - Club des Cordeliers. - Marat. - 4. Danton. - Camille Desmoulins. - Fabre d'Eglantine. - 5. Opinion de M. de Malesherbes sur l'émigration. - 6. Je joue et je perds. - Aventure du fiacre. - Madame Roland. - Barrère à l'Ermitage. - Seconde Fédération du 14 juillet. - Préparatifs d'émigration. - 7. J'émigre avec mon frère. - Aventure de Saint-Louis. - Nous passons la frontière. - 8. Bruxelles. - Dîner chez le baron de Breteuil. - Rivarol. - Départ pour l'armée des Princes. - Route. - Rencontre de l'armée prussienne. - J'arrive à Trèves. - 9. Armée des Princes. - Amphithéâtre romain. - Atala . - Les chemises de Henri IV. - 10. Vie de soldat. - Dernière représentation de l'ancienne France militaire. - 11. Commencement du siège de Thionville. - Le chevalier de La Baronnais. - 12. Continuation du siège. - Contrastes. - Saints dans les bois. - Bataille de Bouvines. - Patrouille. - Rencontre imprévue. - Effets d'un boulet et d'une bombe. - 13. Marché du camp. - 14. Nuit aux faisceaux d'armes. - Chiens hollandais. - Souvenir des Martyrs . - Quelle était ma compagnie aux avant-postes. - Encore Eudore. - Ulysse. - 15. Passage de la Moselle. - Combat. - Libba, sourde et muette. - Attaque sur Thionville. - 16. Levée du siège. - Entrée à Verdun. - Maladie prussienne. - Retraite. - Petite-vérole.

 

1 L 9 Chapitre 1

Londres,d'avril à septembre 1822.

Revu en décembre 1846.

Je vais trouver ma mère à Saint Malo. - Progrès de la Révolution. - Mon mariage.

J'écrivis à mon frère, à Paris, le détail de ma traversé lui expliquant les motifs de mon retour et le priant de me prêter la somme nécessaire pour payer mon passage. Mon frère me répondit qu'il venait d'envoyer ma lettre à ma mère. Madame de Chateaubriand ne me fit pas attendre, elle me mit à même de me libérer et de quitter le Havre. Elle me mandait que Lucile était auprès d'elle avec mon oncle de Bedée et sa famille. Ces renseignements me décidèrent à me rendre à Saint-Malo, où je pourrais consulter mon oncle sur la question de mon émigration prochaine.

Les révolutions, comme les fleuves, grossissent dans leur cours ; je trouvai celle que j'avais laissée en France énormément élargie et débordant ses rivages ; je l'avais quittée avec Mirabeau sous la Constituante , je la retrouvai avec Danton sous la Législative .

Le traité de Pilnitz, du 27 août 1791 avait été connu à Paris. Le 14 décembre 1791, lorsque j'étais au milieu des tempêtes, le Roi annonça qu'il avait écrit aux princes du corps germanique (notamment à l'électeur de Trèves) sur les armements de l'Allemagne. Les frères de Louis XVI, le prince de Condé, M. de Calonne, le vicomte de Mirabeau et M. de La Queuille furent presque aussitôt déclarés traîtres. Dès le 9 de novembre un précédent décret avait frappé les autres émigrés : c'était dans ces rangs déjà proscrits que j'accourais me placer ; d'autres auraient peut-être reculé, mais la menace du plus fort me fait toujours passer du côté du plus faible : l'orgueil de la victoire m'est insupportable.

En me rendant du Havre à Saint-Malo, j'eus lieu de remarquer les divisions et les malheurs de la France : les châteaux brûlés ou abandonnés ; les propriétaires à qui l'on avait envoyé des quenouilles, étaient partis ; les femmes vivaient réfugiées dans les villes. Les hameaux et les bourgades gémissaient sous la tyrannie des clubs affiliés au club central des Cordeliers, depuis réuni aux Jacobins. L'antagoniste de celui-ci, la Société monarchique ou des Feuillants , n'existait plus ; l'ignoble dénomination de sans-culottes était devenue populaire ; on n'appelait le Roi que monsieur Veto ou mons Capet .

Je fus reçu tendrement de ma mère et de ma famille qui cependant déploraient l'inopportunité de mon retour. Mon oncle, le comte de Bedée, se disposait à passer à Jersey avec sa femme son fils et ses filles. Il s'agissait de me trouver de l'argent pour rejoindre les Princes. Mon voyage d'Amérique avait fait brèche à ma fortune ; mes propriétés étaient presque anéanties dans mon partage de cadet par la suppression des droits féodaux ; les bénéfices simples qui me devaient échoir en vertu de mon affiliation à l'ordre de Malte, étaient tombés avec les autres biens du clergé aux mains de la nation. Ce concours de circonstances décida de l'acte le plus grave de ma vie : on me maria, afin de me procurer le moyen de m'aller faire tuer au soutien d'une cause que je n'aimais pas.

Vivait retiré à Saint-Malo M. de Lavigne, chevalier de Saint-Louis, ancien commandant de Lorient. Le comte d'Artois avait logé chez lui dans cette dernière ville lorsqu'il visita la Bretagne : charmé de son hôte, le prince lui promit de lui accorder tout ce qu'il demanderait dans la suite.

M. de Lavigne eut deux fils : l'un d'eux épousa mademoiselle de La Placelière. Deux filles, nées de ce mariage, restèrent en bas âge, orphelines de père et de mère. L'aînée se maria au comte du Plessis-Parscau, capitaine de vaisseau, fils et petit-fils d'amiraux, aujourd'hui contre-amiral lui-même, cordon rouge et commandant des élèves de la marine à Brest ; la cadette, demeurée chez son grand-père, avait dix-sept ans lorsque, à mon retour d'Amérique j'arrivai à Saint-Malo. Elle était blanche, délicate, mince et fort jolie ; elle laissait pendre, comme un enfant, de beaux cheveux blonds naturellement bouclés. On estimait sa fortune de cinq à six cent mille francs.

Mes soeurs se mirent en tête de me faire épouser mademoiselle de Lavigne, qui s'était fort attachée à Lucile. L'affaire fut conduite à mon insu. A peine avais-je aperçu trois ou quatre fois mademoiselle de Lavigne ; je la reconnaissais de loin sur le Sillon à sa pelisse rose, sa robe blanche et sa chevelure blonde enflée du vent, lorsque sur la grève je me livrais aux caresses de ma vieille maîtresse, la mer. Je ne me sentais aucune qualité du mari. Toutes mes illusions étaient vivantes, rien n'était épuisé en moi ; l'énergie même de mon existence avait doublé par mes courses. J'étais tourmenté de la muse. Lucile aimait mademoiselle de Lavigne, et voyait dans ce mariage l'indépendance de ma fortune : " Faites donc ! " dis-je. Chez moi l'homme public est inébranlable, l'homme privé est à la merci de quiconque se veut emparer de lui, et pour éviter une tracasserie d'une heure, je me rendrais esclave pendant un siècle.

Le consentement de l'aïeul, de l'oncle paternel et des principaux parents fut facilement obtenu : restait à conquérir un oncle maternel, M. de Vauvert, grand démocrate ; or, il s'opposa au mariage de sa nièce avec un aristocrate comme moi, qui ne l'étais pas du tout. On crut pouvoir passer outre, mais ma pieuse mère exigea que le mariage religieux fût fait par un prêtre non assermenté , ce qui ne pouvait avoir lieu qu'en secret. M. de Vauvert le sut, et lâcha contre nous la magistrature, sous prétexte de rapt, de violation de la loi, et arguant de la prétendue enfance dans laquelle le grand-père M. de Lavigne, était tombé. Mademoiselle de Lavigne, devenue madame de Chateaubriand, sans que j'eusse eu de communication avec elle, fut enlevée au nom de la justice et mise à Saint-Malo, au couvent de la Victoire, en attendant l'arrêt des tribunaux.

Il n'y avait ni rapt, ni violation de la loi, ni aventure, ni amour dans tout cela ; ce mariage n'avait que le mauvais côté du roman : la vérité. La cause fut plaidée, et le tribunal jugea l'union valide au civil. Les parents des deux familles étant d'accord, M. de Vauvert se désista de la poursuite. Le curé constitutionnel, largement payé ne réclama plus contre la première bénédiction nuptiale, et madame de Chateaubriand sortit du couvent, où Lucile s'était enfermée avec elle.

C'était une nouvelle connaissance que j'avais à faire, et elle m'apporta tout ce que je pouvais désirer. Je ne sais s'il a jamais existé une intelligence plus fine que celle de ma femme : elle devine la pensée et la parole à naître sur le front ou sur les lèvres de la personne avec qui elle cause : la tromper en rien est impossible. D'un esprit original et cultivé, écrivant de la manière la plus piquante, :racontant à merveille, madame de Chateaubriand m'admire sans avoir jamais lu deux lignes de mes ouvrages ; elle craindrait d'y rencontrer des idées qui ne sont pas les siennes, ou de découvrir qu'on n'a pas assez d'enthousiasme pour ce que je vaux. Quoique juge passionné, elle est instruite et bon juge.

Les inconvénients de madame de Chateaubriand, si elle en a, découlent de la surabondance de ses qualités ; mes inconvénients très réels résultent de la stérilité des miennes. Il est aisé d'avoir de la résignation, de la patience, de l'obligeance générale, de la sérénité d'humeur, lorsqu'on ne prend à rien, qu'on s'ennuie de tout, qu'on répond au malheur comme au bonheur par un désespéré et désespérant : " Qu'est-ce que cela fait ? "

Madame de Chateaubriand est meilleure que moi, bien que d'un commerce moins facile. Ai-je été irréprochable envers elle ? Ai-je reporté à ma compagne tous les sentiments qu'elle méritait et qui lui devaient appartenir ? S'en est-elle jamais plainte ? Quel bonheur a-t-elle goûté pour salaire d'une affection qui ne s'est jamais démentie ? Elle a subi mes adversités ; elle a été plongée dans les cachots de la Terreur, les persécutions de l'empire, les disgrâces de la Restauration, et n'a point trouvé dans les joies maternelles le contrepoids de ses chagrins. Privée d'enfants, qu'elle aurait eus peut-être dans une autre union, et qu'elle eût aimés avec folie ; n'ayant point ces honneurs et ces tendresses de la mère de famille, qui consolent une femme de ses belles années, elle s'est avancée, stérile et solitaire vers la vieillesse. Souvent séparée de moi, adverse aux lettres, l'orgueil de porter mon nom ne lui est point un dédommagement. Timide et tremblante pour moi seul, ses inquiétudes sans cesse renaissantes lui ôtent le sommeil et le temps de guérir ses maux : je suis sa permanente infirmité et la cause de ses rechutes. Pourrais-je comparer quelques impatiences qu'elle m'a données aux soucis que je lui ai causés ? Pourrais-je opposer mes qualités telles quelles à ses vertus qui nourrissent le pauvre, qui ont élevé l'infirmerie de Marie-Thérèse en dépit de tous les obstacles ? Qu'est-ce que mes travaux auprès des oeuvres de cette chrétienne ? Quand l'un et l'autre nous paraîtrons devant Dieu, c'est moi qui serai condamné.

Somme toute, lorsque je considère l'ensemble et l'imperfection de ma nature, est-il certain que le mariage ait gâté ma destinée ? J'aurais sans doute eu plus de loisir et de repos ; j'aurais été mieux accueilli de certaines sociétés et de certaines grandeurs de la terre ; mais en politique, si madame de Chateaubriand m'a contrarié elle ne m'a jamais arrêté, parce que là, comme en fait d'honneur, je ne juge que d'après mon sentiment. Aurais-je produit un plus grand nombre d'ouvrages, si j'étais resté indépendant, et ces ouvrages eussent-ils été meilleurs ? N'y a-t-il pas eu des circonstances, comme on le verra, où, me mariant hors de France, j'aurais cessé d'écrire et renoncé à ma patrie ? Si je ne me fusse pas marié, ma faiblesse ne m'aurait-elle pas livré en proie à quelque indigne créature ? N'aurais-je pas gaspillé et sali mes heures comme lord Byron ? Aujourd'hui que je m'enfonce dans les années, toutes mes folies seraient passées ; il ne m'en resterait que le vide et les regrets : vieux garçon sans estime, ou trompé ou détrompé, vieil oiseau répétant à qui ne l'écouterait pas ma chanson usée. La pleine licence de mes désirs n'aurait pas ajouté une corde de plus à ma lyre, un son plus ému à ma voix. La contrainte de mes sentiments, le mystère de mes pensées, ont peut-être augmenté l'énergie de mes accents, animé mes ouvrages d'une fièvre interne ; d'une flamme cachée, qui se fût dissipée à l'air libre de l'amour. Retenu par un lien indissoluble, j'ai acheté d'abord au prix d'un peu d'amertume les douceurs que je goûte aujourd'hui. Je n'ai conservé des maux de mon existence que la parue inguérissable. Je dois donc une tendre et éternelle reconnaissance à ma femme, dont l'attachement a été aussi touchant que profond et sincère. Elle a rendu ma vie plus grave, plus noble, plus honorable, en m'inspirant toujours le respect, sinon toujours la force des devoirs.

 

1 L 9 Chapitre 2

Londres, d'avril à septembre 1822.

Paris. - Anciennes et nouvelles connaissances. - L'abbé Barthélémy. - Saint Ange. - Théâtre.

Je me mariai à la fin de mars 1792, et le 20 avril, l'Assemblée législative déclara la guerre à François II, qui venait de succéder à son père Léopold ; le 10 du même mois, on avait béatifié à Rome Benoît Labre : voilà deux mondes. La guerre précipita le reste de la noblesse hors de France. D'un côté, les persécutions redoublèrent, de l'autre, il ne fut plus permis aux royalistes de rester à leurs foyers sans être réputés poltrons : il fallut m'acheminer vers le camp que j'étais venu

chercher de si loin. Mon oncle de Bedée et sa famille s'embarquèrent pour Jersey, et moi je partis pour Paris avec ma femme et mes soeurs, Lucile et Julie.

Nous avions fait arrêter un appartement, faubourg Saint-Germain, cul-de-sac Fétou, petit hôtel de Villette. Je me hâtai de chercher ma première société. Je revis les gens de lettres avec lesquels j'avais eu quelques relations. Dans les nouveaux visages, j'aperçus ceux du savant abbé Barthélémy et du poète Saint-Ange. L'abbé a trop dessiné les gynécées d'Athènes d'après les salons de Chanteloup. Le traducteur d'Ovide n'était pas un homme sans talent ; le talent est un don, une chose isolée ; il se peut rencontrer avec les autres facultés mentales, il peut en être séparé : Saint-Ange en fournissait la preuve ; il se tenait à quatre pour n'être pas bête, mais il ne pouvait s'en empêcher. Un homme dont j'admirais et dont j'admire toujours le pinceau, Bernardin de Saint-Pierre manquait d'esprit, et malheureusement son caractère était au niveau de son esprit. Que de tableaux sont gâtés dans les Etudes de la nature par la borne de l'intelligence et par le défaut d'élévation d'âme de l'écrivain !

Rulhière était mort subitement, en 1791, avant mon départ pour l'Amérique. J'ai vu depuis sa petite maison à Saint-Denis, avec la fontaine et la jolie statue de l'Amour, au pied de laquelle on lit ces vers :

D'Egmont avec l'Amour visita cette rive :

Une image de sa beauté

Se peignit un moment sur l'onde fugitive :

D'Egmont a disparu ; l'Amour seul est resté.

Lorsque je quittai la France, les théâtres de Paris retentissaient encore du Réveil d ' Epiménide et de ce couplet :

J'aime la vertu guerrière

De nos braves défenseurs,

Mais d'un peuple sanguinaire

Je déteste les fureurs.

A l'Europe redoutables,

Soyons libres à jamais

Mais soyons toujours aimables

Et gardons l'esprit français.

A mon retour, il n'était plus question du Réveil d ' Epiménide ; et si le couplet eût été chanté, on aurait fait un mauvais parti à l'auteur. Charles IX avait prévalu. La vogue de cette pièce tenait principalement aux circonstances ; le tocsin, un peuple armé de poignards, la haine des rois et des prêtres offraient une répétiton à huis clos de la tragédie qui se jouait publiquement. Talma, débutant, continuait ses succès.

Tandis que la tragédie rougissait les rues, la bergerie florissait au théâtre ; il n'était question que d'innocents pasteurs et de virginales pastourelles : champs, ruisseaux, prairies, moutons, colombes, âge d'or sous le chaume, revivaient aux soupirs du pipeau devant les roucoulants Tircis et les naïves tricoteuses qui sortaient du spectacle de la guillotine. Si Sanson en avait eu le temps, il aurait joué le rôle de Colin, et mademoiselle Théroigne de Méricourt, celui de Babet. Les Conventionnels se piquaient d'être les plus bénins des hommes : bons pères, bons fils, bons maris, ils menaient promener les petits enfants ; ils leur servaient de nourrices ; ils pleuraient de tendresse à leurs simples jeux, ils prenaient doucement dans leurs bras ces petits agneaux, afin de leur montrer le dada des charrettes qui conduisaient les victimes au supplice. Ils chantaient la nature, la paix, la pitié, la bienfaisance, la candeur, les vertus domestiques ; ces béats de philanthropie faisaient couper le cou à leurs voisins avec une extrême sensibilité, pour le plus grand bonheur de l'espèce humaine.

 

1 L 9 Chapitre 3

Londres, d'avril à septembre 1822.

Revu en décembre 1846.

Changement de physionomie de Paris. - Club des Cordeliers. - Marat.

Paris n'avait plus, en 1792, la physionomie de 1789 et de 1790 ; ce n'était plus la Révolution naissante, c'était un peuple marchant ivre à ses destins, au travers des abîmes, par des voies égarées. L'apparence du peuple n'était plus tumultueuse, curieuse, empressée ; elle était menaçante. On ne rencontrait dans les rues que des figures effrayées ou farouches, des gens qui se glissaient le long des maisons afin de n'être pas aperçus, ou qui rodaient cherchant leur proie : des regards peureux et baissés se détournaient de vous, ou d'âpres regards se fixaient sur les vôtres pour vous deviner et vous percer.

La variété des costumes avait cessé ; le vieux monde s'effaçait ; on avait endossé la casaque uniforme du monde nouveau, casaque qui n'était alors que le dernier vêtement des condamnés à venir. Les licences sociales manifestées au rajeunissement de la France, les libertés de 1789, ces libertés fantasques et déréglées d'un ordre de choses qui se détruit et qui n'est pas encore l'anarchie, se nivelaient déjà sous le sceptre populaire : on sentait l'approche d'une jeune tyrannie plébéienne, féconde, il est vrai, et remplie d'espérances, mais aussi bien autrement formidable que le despotisme caduc de l'ancienne royauté : car le peuple souverain étant partout, quand il devient tyran, le tyran est partout ; c'est la présence universelle d'un universel Tibère.

Dans la population parisienne se mêlait une population étrangère de coupe-jarrets du midi ; l'avant-garde des Marseillais, que Danton attirait pour la journée du 10 août et les massacres de septembre, se faisait connaître à ses haillons, à son teint bruni, à son air de lâcheté et de crime, mais de crime d'un autre soleil : in vultu vitium , au visage le vice.

A l'Assemblée législative, je ne reconnaissais personne : Mirabeau et les premières idoles de nos troubles, ou n'étaient plus, ou avaient perdu leurs autels. Pour renouer le fil historique brisé par ma course en Amérique, il faut reprendre les choses d'un peu plus haut.

Vue rétrospective.

La fuite du Roi du 21 juin 1791, fit faire à la Révolution un pas immense. Ramené à Paris le 25 du même mois, il avait été détrôné une première fois, puisque l'Assemblée nationale déclara que les décrets auraient force de loi, sans qu'il fût besoin de la sanction ou de l'acceptation royale. Une haute cour de justice, devançant le tribunal révolutionnaire, était établie à Orléans. Dès cette époque, madame Roland demandait la tête de la Reine, en attendant que la Révolution lui demandât la sienne. L'attroupement du Champ-de-Mars avait eu lieu contre le décret qui suspendait le Roi de ses fonctions, au lieu de le mettre en jugement. L'acceptation de la Constitution, le 14 septembre, ne calma rien. Il s'était agi de déclarer la déchéance de Louis XVI ; si elle eut eu lieu, le crime du 21 janvier n'aurait pas été commis ; la position du peuple français changeait par rapport à la monarchie et vis-à-vis de la postérité. Les Constituants qui s'opposèrent à la déchéance crurent sauver la couronne, et ils la perdirent ; ceux qui croyaient la perdre en demandant la déchéance, l'auraient sauvée. Presque toujours, en politique, le résultat est contraire à la prévision. Le 30 du même mois de septembre 1791, l'Assemblée constituante tint sa dernière séance ; l'imprudent décret du 17 mai précédent, qui défendait la réélection des membres sortants, engendra la Convention. Rien de plus dangereux, de plus insuffisant, de plus inapplicable aux affaires générales, que les résolutions particulières à des individus ou à des corps, alors même qu'elles sont honorables.

Le décret du 29 septembre, pour le règlement des sociétés populaires, ne servit qu'à les rendre plus violentes. Ce fut le dernier acte de l'Assemblée constituante ; elle se sépara le lendemain, et laissa à la France une révolution.

Assemblée législative. - Clubs.

L'Assemblée législative, installée le 1er octobre 1791, roula dans le tourbillon qui allait balayer les vivants et les morts. Des troubles ensanglantèrent les départements ; à Caen, on se rassasia de massacres et l'on mangea le coeur de M. de Belzunce.

Le Roi apposa son veto au décret contre les émigrés et à celui qui privait de tout traitement les ecclésiastiques non assermentés. Ces actes légaux augmentèrent l'agitation. Pétion était devenu maire de Paris. Les députés décrétèrent d'accusation, le 1er janvier 1791, les princes émigrés le 2, ils fixèrent à ce ler janvier le commencement de l'an IV de la liberté. Vers le 13 février, les bonnets rouges se montrèrent dans les rues de Paris, et la municipalité fit fabriquer des piques. Le manifeste des émigrés parut le 1er mars. L'Autriche armait. Paris était divisé en sections, plus ou moins hostiles les unes aux autres. Le 20 mars 1791 l'Assemblée législative adopta la mécanique sépulcrale, sans laquelle les jugements de la Terreur n'auraient pu s'exécuter. On l'essaya d'abord sur des morts, afin qu'elle apprît d'eux son oeuvre. On peut parler de cet instrument comme d'un bourreau puisque des personnes, touchées de ses bons services lui faisaient présent de sommes d'argent pour son entretien. L'invention de la machine à meurtre, au moment même où elle était nécessaire au crime est une preuve mémorable de cette intelligence des faits coordonnés les uns aux autres, ou plutôt une preuve de l'action cachée de la Providence, quand elle veut changer la face des empires.

Le ministre Roland à l'instigation des Girondins avait été appelé au conseil du Roi. Le 20 avril, la guerre fut déclarée au roi de Hongrie et de Bohême. Marat publia l' Ami du peuple , malgré le décret dont lui, Marat, était frappé. Le régiment Royal-Allemand et le régiment de Berchini désertèrent. Isnard parlait de la perfidie de la cour. Gensonné et Brissot dénonçaient le comité autrichien. Une insurrection éclata à propos de la garde du Roi, qui fut licenciée. Le 28 mai, l'Assemblée se forma en séances permanentes. Le 20 juin, le château des Tuileries fut forcé par les masses des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau ; le prétexte était le refus de Louis XVI de sanctionner la proscription des prêtres ; le Roi courut risque de la vie. La patrie était décrétée en danger, on brûlait en effigie M. de La Fayette. Les fédérés de la seconde fédération arrivaient ; les Marseillais, attirés par Danton, étaient en marche ; ils entrèrent dans Paris le 30 juillet, et furent logés par Pétion aux Cordeliers.

Les Cordeliers.

Auprès de la tribune nationale, s'étaient élevées deux tribunes concurrentes : celle des Jacobins et celle des Cordeliers, la plus formidable alors, parce qu'elle donna des membres à la fameuse Commune de Paris, et qu'elle lui fournissait des moyens d'action. Si la formation de la Commune n'eût pas eu lieu, Paris faute d'un point de concentration, se serait divisé, et les différentes mairies fussent devenues des pouvoirs rivaux.

Le club des Cordeliers était établi dans ce monastère, dont une amende en réparation d'un meurtre avait servi à bâtir l'église sous saint Louis, en 1259 [Elle fut brûlée en 1850.] ; elle devint, en 1590, le repaire des plus fameux ligueurs.

Il y a des lieux qui semblent être le laboratoire des factions : " Avis fut donné, dit L'Estoile (12 juillet 1593), au duc de Mayenne, de deux cents Cordeliers, arrivés à Paris, se fournissant d'armes et s'entendant avec les Seize, lesquels dans les Cordeliers de Paris tenaient tous les jours conseil... Ce jour, les Seize, assemblés aux Cordeliers, se déchargèrent de leurs armes. " Les ligueurs fanatiques avaient donc cédé à nos révolutionnaires philosophes le monastère des Cordeliers, comme une morgue.

Les tableaux, les images sculptées ou peintes, les voiles, les rideaux du couvent avaient été arrachés ; la basilique, écorchée, ne présentait plus aux yeux que ses ossements et ses arêtes. Au chevet de l'église, où le vent et la pluie entraient par les rosaces sans vitraux, des établis de menuisier servaient de bureau au président, quand la séance se tenait dans l'église. Sur ces établis étaient déposés des bonnets rouges, dont chaque orateur se coiffait avant de monter à la tribune. Cette tribune consistait en quatre poutrelles arc-boutées, et traversées d'une planche dans leur X, comme un échafaud. Derrière le président, avec une statue de la Liberté, on voyait de prétendus instruments de l'ancienne justice, instruments supplées par un seul, la machine à sang, comme les mécaniques compliquées sont remplacées par le bélier hydraulique. Le club des Jacobins épurés emprunta quelques-unes de ces dispositions des Cordeliers.

Orateurs.

Les orateurs, unis pour détruire, ne s'entendaient ni sur les chefs à choisir, ni sur les moyens à employer ; ils se traitaient de gueux, de gitons, de voleurs, de massacreurs, à la cacophonie des sifflets et des hurlements de leurs différents groupes de diables. Les métaphores étaient prises du matériel des meurtres, empruntées des objets les plus sales de tous les genres de voirie et de fumier, ou tirées des lieux consacrés aux prostitutions des hommes et des femmes. Les gestes rendaient les images sensibles ; tout était appelé par son nom avec le cynisme des chiens, dans une pompe obscène et impie de jurements et de blasphèmes. Détruire et produire, mort et génération, on ne démêlait que cela à travers l'argot sauvage dont les oreilles étaient assourdies. Les harangueurs, à la voix grêle ou tonnante, avaient d'autres interrupteurs que leurs opposants : les petites chouettes noires du cloître sans moines et du clocher sans cloches s'éjouissaient aux fenêtres brisées, en espoir du butin ; elles interrompaient les discours. On les rappelait d'abord à l'ordre par le tintamarre de l'impuissante sonnette ; mais ne cessant point leur criaillement, on leur tirait des coups de fusil pour leur faire faire silence ; elles tombaient palpitantes, blessées et fatidiques, au milieu du Pandémonium. Des charpentes abattues, des bancs boiteux des stalles démantibulées, des tronçons de saints roulés et poussés contre les murs, servaient de gradins aux spectateurs crottés, poudreux, soûls, suants, en carmagnole percée, la pique sur l'épaule ou les bras nus croisés.

Les plus difformes de la bande obtenaient de préférence la parole. Les infirmités de l'âme et du corps ont joué un rôle dans nos troubles : l'amour-propre en souffrance a fait de grands révolutionnaires.

Marat et ses amis.

D'après ces préséances de hideur, passait successivement, mêlée aux fantômes des Seize, une série de têtes de gorgones. L'ancien médecin des gardes-du-corps du comte d'Artois, l'embryon suisse Marat, les pieds nus dans des sabots ou des souliers ferrés, pérorait le premier en vertu de ses incontestables droits. Nanti de l'office de fou à la cour du peuple, il s'écriait, avec une physionomie plate et ce demi-sourire d'une banalité de politesse que l'ancienne éducation mettait sur toutes les faces : " Peuple, il te faut couper deux cent soixante-dix mille têtes ! " A ce Caligula de carrefour succédait le cordonnier athée, Chaumette. Celui-ci était suivi du procureur-général de la lanterne , Camille Desmoulins, Cicéron bègue, conseiller public de meurtres, épuisé de débauches solitaire, léger républicain à calembours et à bons mots, diseur de gaudrioles de cimetière, lequel déclara qu'aux massacres de septembre, tout s ' était passé avec ordre . Il consentait à devenir Spartiate, pourvu qu'on laissât la façon du brouet noir au restaurateur Méot.

Fouché, accouru de Juilly et de Nantes, étudiait le désastre sous ces docteurs : dans le cercle des bêtes féroces attentives au bas de la chaire, il avait :l'air d'une hyène habillée. Il haleinait les futures effluves du sang ; il humait déjà l'encens, des processions à ânes et à bourreaux :, en attendant le jour ou, chassé du club dés Jacobins, comme voleur, athée, assassin, il serait choisi pour ministre. Quand Marat était descendu de sa planche, ce Triboulet populaire devenait le jouet de ses maîtres : ils lui donnaient des nasardes, lui marchaient sur les pieds ; le bousculaient avec des huées, ce qui ne l'empêcha pas de devenir le chef de la multitude, de monter à l'horloge de l'hôtel-de-ville, d'y sonner le tocsin d'un massacre général, et de triompher au tribunal révolutionnaire.

Marat, comme le Péché de Milton, fut violé par la Mort : Chénier fit son apothéose, David le peignit dans le bain rougi, on le compara au divin auteur de l'Evangile, on lui dédia cette prière : " Coeur de Jésus, coeur de Marat, ô sacré coeur de Jésus, ô sacré coeur de Marat ! " Ce coeur de Marat eut pour ciboire une pyxide précieuse du garde-meuble. On visitait dans un cénotaphe de gazon élevé sur la place du Carrousel, le buste, la baignoire, la lampe et l'écritoire de la divinité. Puis le vent tourna : l'immondice, versée de l'urne d'agate dans un autre vase, fut vidée à l'égout.

 

1 L 9 Chapitre 4

Londres, d'avril à septembre 1822.

Danton. - Camille Desmoulins. - Fabre d'Eglantine.

Les scènes des Cordeliers, dont je fus, trois ou quatre fois le témoin, étaient dominées et présidées par Danton, Hun à taille de Goth, à nez camus, à narines au vent, à méplats couturés, à face de gendarme mélangé de procureur lubrique et cruel. Dans la coque de son église, comme dans la carcasse des siècles, Danton, avec ses trois furies mâles, Camille Desmoulins, Marat, Fabre d'Eglantine, organisa les assassinats de septembre. Billaud de Varennes proposa de mettre le feu aux prisons et de brûler tout ce qui était dedans ; un autre Conventionnel opina pour qu'on noyât tous les détenus ; Marat se déclara pour un massacre général. On implorait Danton pour les victimes : " Je me f... des prisonniers ", répondit-il. Auteur de la circulaire de la Commune, il invita les hommes libres à répéter dans les départements l'énormité perpétrée aux Carmes et à l'Abbaye.

Prenons garde à l'histoire : Sixte-Quint égala pour le salut des hommes le dévouement de Jacques Clément au mystère de l'Incarnation, comme on compara Marat au Sauveur du monde ; Charles IX écrivit aux gouverneurs des provinces d'imiter les massacres de la Saint Barthélémy, comme Danton manda aux patriotes de copier les massacres de septembre. Les Jacobins étaient des plagiaires ; ils le furent encore en immolant Louis XVI à l'instar de Charles Ier. Comme des crimes se sont trouvés mêlés à un grand mouvement social, on s'est, très mal à propos, figuré que ces crimes avaient produit les grandeurs de la Révolution, dont ils n'étaient que les affreux pastiches : d'une belle nature souffrante, des esprits passionnés ou systématiques n'ont admiré que la convulsion.

Danton, plus franc que les Anglais, disait : " Nous ne jugerons pas le Roi, nous le tuerons. " Il disait aussi : " Ces prêtres, ces nobles, ne sont point coupables, mais il faut qu'ils meurent, parce qu'ils sont hors de place, entravent le mouvement des choses et gênent l'avenir. " Ces paroles, sous un semblant d'horrible profondeur, n'ont aucune étendue de génie : car elles supposent que l'innocence n'est rien, et que l'ordre moral peut être retranché de l'ordre politique sans le faire périr, ce qui est faux.

Danton n'avait pas la conviction des principes qu'il soutenait ; il ne s'était affublé du manteau révolutionnaire que pour arriver à la fortune. " Venez brailler avec nous ", conseillait-il à un jeune homme ; " quand vous vous serez enrichi, vous ferez ce que vous voudrez. " Il confessa que s'il ne s'était pas livré à la cour, c'est qu'elle n'avait pas voulu l'acheter assez cher : effronterie d'une intelligence qui se connaît et d'une corruption qui s'avoue à gueule bée .

Inférieur, même en laideur, à Mirabeau dont il avait été l'agent, Danton fut supérieur Robespierre, sans avoir, ainsi que lui, donné son nom à ses crimes. Il conservait le sens religieux : " Nous n'avons pas ", disait-il, " détruit la superstition pour établir l'athéisme. " Ses passions auraient pu être bonnes, par cela seul qu'elles étaient des passions. On doit faire la part du caractère dans les actions des hommes : les coupables à imagination comme Danton semblent, en raison même de l'exagération de leurs dits et déportements, plus pervers que les coupables de sang-froid, et dans le fait, ils le sont moins. Cette remarque s'applique encore au peuple : pris collectivement, le peuple est un poète, auteur et acteur ardent de la pièce qu'il joue ou qu'on lui fait jouer. Ses excès ne sont pas tant l'instinct d'une cruauté native que le dire d'une foule enivrée de spectacles, surtout quand ils sont tragiques ; chose si vraie que, dans les horreurs populaires, il y a toujours quelque chose de superflu donné au tableau et à l'émotion.

Danton fut attrapé au traquenard qu'il avait tendu. Il ne lui servit de rien de lancer des boulettes de pain au nez de ses juges, de répondre avec courage et noblesse, de faire hésiter le tribunal, de mettre en péril et en frayeur la Convention, de raisonner logiquement sur des forfaits par qui la puissance même de ses ennemis avait été créée, de s'écrier, saisi d'un stérile repentir : " C'est moi qui ai fait instituer ce tribunal infâme : j'en demande pardon à Dieu et aux hommes ! " phrase qui plus d'une fois a été pillée. C'était avant d'être traduit au tribunal, qu'il fallait en déclarer l'infamie.

Il ne restait à Danton qu'à se montrer aussi impitoyable à sa propre mort qu'il l'avait été à celle de ses victimes, qu'à dresser son front plus haut que le coutelas suspendu : c'est ce qu'il fit. Du théâtre de la Terreur, où ses pieds se collaient dans le sang épaissi de la veille, après avoir promené un regard de mépris et de domination sur la foule, il dit au bourreau : " Tu montreras ma tête au peuple ; elle en vaut la peine. " Le chef de Danton demeura aux mains de l'exécuteur, tandis que l'ombre acéphale alla se mêler aux ombres décapitées de ses victimes : c'était encore de l'égalité.

Le diacre et le sous-diacre de Danton, Camille Desmoulins et Fabre d'Eglantine, périrent de la même manière que leur prêtre.

A l'époque où l'on faisait des pensions à la guillotine, où l'on portait alternativement à la boutonnière de sa carmagnole, en guise de fleur, une petite guillotine en or, ou un petit morceau de coeur de guillotiné, à l'époque où l'on vociférait : Vive l ' enfer ! où l'on célébrait les joyeuses orgies du sang, de l'acier et de la rage, où l'on trinquait au néant ; où l'on dansait tout nu le chahut des trépassés, pour n'avoir pas la peine de se déshabiller en allant les rejoindre ; à cette époque, il fallait, en fin de compte, arriver au dernier banquet à la dernière facétie de la douleur. Desmoulins fut convié au tribunal de Fouquier-Tinville : " Quel âge as-tu ? " lui demanda le président. " L'âge du sans-culotte Jésus ", répondit Camille bouffonnant. Une obsession vengeresse forçait ces égorgeurs de chrétiens à confesser incessamment le nom du Christ.

Il serait injuste d'oublier que Camille Desmoulins osa braver Robespierre, et racheter par son courage ses égarements. Il donna le signal de la réaction contre la Terreur. Une jeune et charmante femme, pleine d'énergie en le rendant capable d'amour, le rendit capable de vertu et de sacrifice. L'indignation inspira l'éloquence à l'intrépide et grivoise ironie du tribun ; il assaillit d'un grand air les échafauds qu'il avait aidé à élever. Conformant sa conduite à ses paroles, il ne consentit point à son supplice ; il se colleta avec l'exécuteur dans le tombereau et n'arriva au bord du dernier gouffre qu'à moitié déchiré.

Fabre d'Eglantine, auteur d'une pièce qui restera, montra, tout au rebours de Desmoulins une insigne faiblesse. Jean Roseau, bourreau de Paris sous la Ligue, pendu pour avoir prêté son ministère aux assassins du président Brisson, ne se pouvait résoudre à la corde. Il paraît qu'on n'apprend pas à mourir en tuant les autres.

Les débats, aux Cordeliers, me constatèrent le fait d'une société dans le moment le plus rapide de sa transformation. J'avais vu l'Assemblée constituante commencer le meurtre de la royauté, en 1789 et 1790 ; je trouvai le cadavre encore tout chaud de la vieille monarchie, livré en 1792 aux boyaudiers législateurs : ils l'éventraient et le disséquaient dans les salles basses de leurs clubs, comme les hallebardiers dépecèrent et brûlèrent le corps du Balafré dans les souterrains du château de Blois.

De tous les hommes que je rappelle, Danton, Marat, Camille Desmoulins, Fabre d'Eglantine, Robespierre, pas un ne vit. Je les rencontrai un moment sur mon passage, entre une société naissante en Amérique et une société mourante en Europe ; entre les forêts du Nouveau Monde et les solitudes de l'exil : je n'avais pas compté quelques mois sur le sol étranger, que ces amants de la mort s'étaient déjà épuisés avec elle. A la distance où je suis maintenant de leur apparition, il me semble, que descendu aux enfers dans ma jeunesse, j'ai un souvenir confus des larves que j'entrevis errantes au bord du Cocyte : elles complètent les songes variés de ma vie, et viennent se faire inscrire sur mes tablettes d'Outre-Tombe.

 

1 L 9 Chapitre 5

Londres, d'avril à septembre 1822.

Opinion de M. de Malesherbes sur l'émigration.

Ce me fut une grande satisfaction de retrouver M. de Malesherbes et de lui parler de mes anciens projets. Je rapportais les plans d'un second voyage qui devait durer neuf ans ; je n'avais à faire avant qu'un autre petit voyage en Allemagne : je courais à l'armée des Princes, je revenais en courant pourfendre la Révolution ; le tout étant terminé en deux ou trois mois. Je hissais ma voile et retournais au Nouveau-Monde avec une révolution de moins et un mariage de plus.

Et cependant, mon zèle surpassait ma foi ; je sentais que l'émigration était une sottise et une folie : " Pelaudé à toutes mains, dit Montaigne, aux Gibelins j'estois Guelfe, aux Guelfes Gibelin. " Mon peu de goût pour la monarchie absolue, ne me laissait aucune illusion sur le parti que je prenais : je nourrissais des scrupules, et bien que résolu de me sacrifier à l'honneur, je voulus avoir sur l'émigration l'opinion de M. de Malesherbes. Je le trouvai très animé : les crimes continués sous ses yeux avaient fait disparaître la tolérance politique de l'ami de Rousseau ; entre la cause des victimes et celle des bourreaux, il n'hésitait pas. Il croyait que tout valait mieux que l'ordre de choses alors existant ; il pensait dans mon cas particulier qu'un homme portant l'épée ne se pouvait dispenser de rejoindre les frères d'un Roi opprimé et livré à ses ennemis. Il approuvait mon retour d'Amérique et pressait mon frère de partir avec moi.

Je lui fis les objections ordinaires sur l'alliance des étrangers, sur les intérêts de la patrie, etc, etc. Il y répondit ; des raisonnements généraux passant aux détails, il me cita des exemples embarrassants. Il me présenta les Guelfes et les Gibelins s'appuyant des troupes de l'empereur ou du pape ; en Angleterre, les barons se soulevant contre Jean-sans-Terre. Enfin, de nos jours, il citait la république des Etats-Unis, implorant le secours de la France. " Ainsi, continuait M. de Malesherbes, les hommes les plus dévoués à la liberté et à la philosophie, les républicains et les protestants, ne se sont jamais crus coupables en empruntant une force qui pût donner la victoire à leur opinion. Sans notre or, nos vaisseaux et nos soldats, le Nouveau-Monde serait-il aujourd'hui émancipé ? Moi, Malesherbes, moi qui vous parle, n'ai-je pas reçu, en 1776, Franklin, lequel venait renouer les négociations de Silas Deane, et pourtant Franklin était-il un traître ? La liberté américaine était-elle moins honorable parce qu'elle a été assistée par La Fayette et conquise par des grenadiers français ? Tout gouvernement qui, au lieu d'offrir, des garanties aux lois fondamentales de la société, transgresse lui-même les lois de l'équité, les règles de la justice, n'existe plus et rend l'homme à l'état de nature. Il est licite alors de se défendre comme on peut, de recourir aux moyens qui semblent les plus propres à renverser la tyrannie, à rétablir les droits de chacun et de tous. "

Les principes du droit naturel, mis en avant par les plus grands publicistes, développés par un homme tel que M. de Malesherbes, et appuyés de nombreux exemples historiques, me frappèrent sans me convaincre : je ne cédai réellement qu'au mouvement de mon âge, au point d'honneur. - J'ajouterai à ces exemples de M. de Malesherbes des exemples récents : pendant la guerre d'Espagne, en 1823, le parti républicain français est allé servir sous le drapeau des Cortès, et ne s'est pas fait scrupule de porter les armes contre sa patrie ; les Polonais et les Italiens constitutionnels ont sollicité, en 1830 et 1831, les secours de la France, et les Portugais de la charte ont envahi leur patrie avec l'argent et les soldats de l'étranger. Nous avons deux poids et deux mesures : nous approuvons, pour une idée, un système, un intérêt, un homme, ce que nous blâmons pour une autre idée, un autre système, un autre intérêt, un autre homme.

 

1 L 9 Chapitre 6

Londres, d'avril à septembre 1822.

Je joue et je perds. - Aventure du fiacre. - Madame Roland Barrère à l'Ermitage. - Seconde Fédération du 14 juillet. - Préparatifs d'émigration.

Ces conversations entre moi et l'illustre défenseur du Roi avaient lieu chez ma belle-soeur : elle venait d'accoucher d'un second fils, dont M. de Malesherbes fut parrain, et auquel il donna son nom, Christian. J'assistai au baptême de cet enfant, qui ne devait voir son père et sa mère qu'à l'âge où la vie n'a point de souvenir, et apparaît de loin comme un songe immémorable. Les préparatifs de mon départ traînèrent. On avait cru me faire faire un riche mariage : il se trouva que la fortune de ma femme était en rentes sur le clergé ; la nation se chargea de les payer à sa façon. Madame de Chateaubriand avait de plus, du consentement de ses tuteurs, prêté l'inscription d'une forte partie de ces rentes à sa soeur la comtesse du Plessis-Parscau, émigrée. L'argent manquait donc toujours ; il en fallut emprunter.

Un notaire nous procura dix mille francs : je les apportais en assignats chez moi, cul-de-sac Férou, lorsque je rencontrai, rue de Richelieu, un de mes anciens camarades au régiment de Navarre, le comte Achard. Il était grand joueur ; il me proposa d'aller aux salons de M... où nous pourrions causer : le diable me pousse ; je monte, je joue, le perds tout, sauf quinze cents francs, avec lesquels, plein de remords et de confusion, je grimpe dans la première voiture venue. Je n'avais jamais joué : le jeu produisit sur moi une espèce d'enivrement douloureux ; si cette passion m'eût atteint, elle m'aurait renversé la cervelle. L'esprit à moitié égaré, je quitte la voiture à Saint-Sulpice, et j'oublie mon portefeuille renfermant l'écornure de mon trésor. Je cours chez moi et je raconte que j'ai laissé les dix mille francs dans un fiacre.

Je sors, je descends la rue Dauphine, je traverse le Pont-Neuf, non sans avoir envie de me jeter à l'eau ; je vais sur la place du Palais-Royal, où j'avais pris le malencontreux cabas. J'interroge les Savoyards qui donnent à boire aux rosses, je dépeins mon équipage, on m'indique au hasard un numéro. Le commissaire de police du quartier m'apprend que ce numéro appartient à un loueur de carrosses demeurant au haut du faubourg Saint-Denis. Je me rends à la maison de cet homme ; je demeure toute la nuit dans l'écurie, attendant le retour des fiacres : il en arrive successivement un grand nombre qui ne sont pas le mien ; enfin, à deux heures du matin, je vois entrer mon char. A peine eus-je le temps de reconnaître mes deux coursiers blancs, que les pauvres bêtes, éreintées se laissèrent choir sur la paille, raides, le ventre ballonné les jambes tendues comme si elles étaient mortes.

Le cocher se souvint de m'avoir mené. Aprés moi, il avait chargé un citoyen qui s'était fait descendre aux Jacobins ; après le citoyen, une dame qu'il avait conduite rue de Cléry, n° 13 ; après cette dame, un monsieur qu'il avait déposé aux Récollets, rue Saint-Martin. Je promets pour boire au cocher, et me voilà, sitôt que le jour fut venu, procédant à la découverte de mes quinze cents francs, comme à la recherche du passage du nord-ouest. Il me paraissait clair que le citoyen des Jacobins les avait confisqués du droit de sa souveraineté. La demoiselle de la rue de Cléry affirma n'avoir rien vu dans le fiacre. J'arrive à la troisième station, sans aucune espérance le cocher donne, tant bien que mal le signalement du monsieur qu'il a voituré. Le portier s'écrie : " C'est le Père tel ! " Il me conduit, à travers les corridors et les appartements abandonnés, chez un récollet resté seul pour inventorier les meubles de son couvent. Ce religieux, en redingote poudreuse, sur un amas de ruines écoute le récit que je lui fais. " Etes-vous ", me dit-il " le chevalier de Chateaubriand ? - Oui ", répondis-je " Voilà votre portefeuille ", répliqua-t-il " je vous l'aurais porté après mon travail ; j'y avais trouvé votre adresse. " Ce fut ce moine chassé et dépouillé, occupé à compter consciencieusement pour ses proscripteurs les reliques de son cloître, qui me rendit les quinte cents francs avec lesquels j'allais m'acheminer vers l'exil. Faute de cette petite somme, je n'aurais pas émigré : que serais- je devenu ? toute ma. vie était changée. Si je faisais aujourd'hui un pas pour retrouver un million, je veux être pendu.

Ceci se passait le 16 juin 1792.

Fidèle à mes instincts, j'étais revenu d'Amérique pour offrir mon épée à Louis XVI, non pour m'associer à des intrigues de parti. Le licenciement de la nouvelle garde du Roi, dans laquelle se trouvait Murat ; les ministères successifs, de Roland, de Dumouriez, de Duport du Tertre ; les petites conspirations de cour, ou les grands soulèvements populaires, ne m'inspiraient qu'ennui et mépris. J'entendais beaucoup parler de madame Roland, que je ne vis point ; ses Mémoires prouvent qu'elle possédait une force d'esprit extraordinaire. On la disait fort agréable ; reste à savoir si elle l'était assez pour faire supporter à ce point le cynisme des vertus hors nature. Certes, la femme qui, au pied de la guillotine, demandait une plume et de l'encre afin d'écrire les derniers moments de son voyage, de consigner les découvertes qu'elle avait faites dans son trajet de la Conciergerie à la place de la Révolution, une telle femme montre une préoccupation d'avenir, un dédain de la vie dont il y a peu d'exemples. Madame Roland avait du caractère plutôt que du génie : le premier peut donner le second, le second ne peut donner le premier.

Le 19 juin, j'étais allé à la vallée de Montmorency, visiter l'Ermitage de J.-J. Rousseau : non que je me plusse au souvenir de madame d'Epinay et de cette société factice et dépravée ; mais je voulais dire adieu à la solitude d'un homme antipathique par ses moeurs à mes moeurs, bien que doué d'un talent dont les accents remuaient ma jeunesse. Le lendemain, 20 juin, j'étais encore à l'Ermitage ; j'y rencontrai deux hommes qui se promenaient comme moi dans ce lieu désert pendant le jour fatal de la monarchie, indifférents qu'ils étaient ou qu'ils seraient, pensais-je, aux affaires du monde : l'un était M. Maret, de l'empire ; l'autre, M. Barrère, de la République. Le gentil Barrère était venu, loin du bruit, dans sa philosophie sentimentale, conter des fleurettes révolutionnaires à l'ombre de Julie. Le troubadour de la guillotine, sur le rapport duquel la Convention décréta que la Terreur était à l ' ordre du jour , échappa à cette Terreur en se cachant dans le panier aux têtes ; du fond du baquet de sang, sous l'échafaud, on l'entendait seulement croasser la mort ! Barrère était de l'espèce de ces tigres qu'Open fait naître du souffle léger du vent : Zéphyr vé Favoni aura .

Ginguené, Chamfort, mes anciens amis les gens de lettres, étaient charmés de la journée du 20 juin. Laharpe continuant ses leçons au Lycée, criait d'une voix de Stentor : " Insensés ! vous répondiez à toutes les représentations du peuple : Les baïonnettes ! les baïonnettes ! Eh bien ! les voilà les baïonnettes ! " Quoique mon voyage en Amérique m'eût rendu un personnage moins insignifiant, je ne me pouvais élever à une si grande hauteur de principes et d'éloquence. Fontanes courait des dangers par ses anciennes liaisons avec la Société monarchique . Mon frère faisait partie d'un club d' enragés . Les Prussiens marchaient en vertu d'une convention des cabinets de Vienne et de Berlin ; déjà une affaire assez chaude avait eu lieu entre les Français et les Autrichiens, du côté de Mons. Il était plus que temps de prendre une détermination.

Mon frère et moi, nous nous procurâmes de faux passeports pour Lille : nous étions deux marchands de vin, gardes nationaux de Paris, dont nous portions l'uniforme, nous proposant de soumissionner les fournitures pour l'armée. Le valet de chambre de mon frère, Louis Poullain, appelé Saint-Louis, voyageait sous son propre nom : bien que de Lamballe, en Basse-Bretagne, il allait voir ses parents en Flandre. Le jour de notre émigration fut fixé au 15 de juillet, lendemain de la seconde fédération. Nous passâmes le 14 dans les jardins de Tivoli, avec la famille de Rosambo, mes soeurs et ma femme. Tivoli appartenait à M. Boutin, dont la fille avait épousé M. de Malesherbes. Vers la fin de la journée, nous vîmes errer à la débandade bon nombre fédérés, sur les chapeaux desquels était écrit à la craie : " Portion, ou la mort ! " Tivoli, point de départ de mon exil, devait devenir un rendez-vous de jeux et de fêtes. Nos parents se séparèrent de nous sans tristesse ; ils étaient persuadés que nous faisions un voyage d'agrément. Mes quinze cents francs retrouvés semblaient un trésor suffisant pour me ramener triomphant à Paris.

 

1 L 9 Chapitre 7

Londres, d'avril à septembre 1822.

J'émigre avec mon frère. - Aventure de Saint-Louis. - Nous passons la frontière.

Le 15 juillet à six heures du matin, nous montâmes en diligence : nous avions arrêté nos places dans le cabriolet auprès du conducteur ; le valet de chambre que nous étions censés ne pas connaître, s'enfourna dans le carrosse, avec les autres voyageurs. Saint-Louis était somnambule ; il allait la nuit chercher son maître dans Paris, les yeux ouverts, mais parfaitement endormi. Il déshabillait mon frère, le mettait au lit, toujours dormant, répondant à tout ce qu'on lui disait pendant ses attaques : " Je sais, je sais ", ne s'éveillant que quand on lui jetait de l'eau froide au visage ; homme d'une quarantaine d'années, haut de près de six pieds, et aussi laid qu'il était grand. Ce pauvre garçon, très-respectueux, n'avait jamais servi d'autre maître que mon frère ; il fut tout troublé, lorsqu'au souper, il lui fallut s'asseoir à la table avec nous. Les voyageurs, fort patriotes, parlant d'accrocher les aristocrates à la lanterne, augmentaient sa frayeur. L'idée qu'au bout de tout cela, il serait obligé de passer à travers l'armée autrichienne, pour s'aller battre à l'armée des Princes, acheva de déranger son cerveau. Il but beaucoup et remonta dans la diligence ; nous rentrâmes dans le coupé.

Au milieu de la nuit nous entendons les voyageurs crier, la tête à la portière : " Arrêtez, postillon, arrêtez ! " on arrête, la portière de la diligence s'ouvre, et aussitôt des voix de femmes et d'hommes : " Descendez, citoyen, descendez ! on n'y tient pas, descendez, cochon ! c'est un brigand ! descendez, descendez ! " Nous descendons aussi. Nous voyons Saint-Louis bousculé, jeté en bas du coche, se relevant, promenant ses yeux ouverts et endormis autour de lui, se mettant à fuir à toutes jambes sans chapeau, du côté de Paris. Nous ne le pouvions réclamer car nous nous serions trahis ; il le fallut abandonner à sa destinée. Pris et appréhendé au premier village, il déclara qu'il était le domestique de M. le comte de Chateaubriand, et qu'il demeurait à Paris, rue de Bondy. La maréchaussée le conduisit de brigade en brigade chez le président de Rosambo : les dépositions de ce malheureux homme servirent à prouver notre émigration, et à envoyer mon frère et ma belle-soeur à l'échafaud.

Le lendemain, au déjeuner de la diligence, il fallut écouter vingt fois toute l'histoire : " Cet homme avait l'imagination troublée ; il rêvait tout haut ; il disait des choses étranges ; c'était sans doute un conspirateur, un assassin qui fuyait la justice. " Les citoyennes bien élevées rougissaient en agitant de grands éventails de papier vert à la Constitution . Nous reconnûmes aisément dans ces récits les effets du somnambulisme, de la peur et du vin.

Arrivés à Lille, nous cherchâmes la personne qui nous devait mener au-delà de la frontière. L'émigration avait ses agents de salut qui devinrent, par le résultat, des agents de perdition. Le parti monarchique était encore puissant, la question non décidée ; les faibles et les poltrons servaient, en attendant l'événement.

Nous sortîmes de Lille avant la fermeture des portes : nous nous arrêtâmes dans une maison écartée, et nous ne nous mîmes en route qu'à dix heures du soir lorsque la nuit fut tout à fait close ; nous ne portions rien avec nous ; nous avions une petite canne à la main ; il n'y avait pas plus d'un an que je suivais ainsi mon Hollandais dans les forêts américaines.

Nous traversâmes des blés parmi lesquels serpentaient des sentiers à peine tracés. Les patrouilles françaises et autrichiennes battaient la campagne ; nous pouvions tomber dans les unes et dans les autres, ou nous trouver sous le pistolet d'une vedette. Nous entrevîmes de loin des cavaliers isolés, immobiles et l'arme au poing ; nous ouîmes des pas de chevaux dans des chemins creux, en mettant l'oreille à terre, nous entendîmes le bruit régulier d'une marche d'infanterie. Après trois heures d'une route tantôt faite en courant, tantôt lentement sur la pointe du pied, nous arrivâmes au carrefour d'un bois où quelques rossignols chantaient en tardivité. Une compagnie de hulans qui se tenait derrière une haie fondit sur nous le sabre haut. Nous criâmes : " Officiers qui vont rejoindre les Princes ! " Nous demandâmes à être conduits à Tournay, déclarant être en mesure de nous faire reconnaître. Le commandant du poste nous plaça entre ses cavaliers et nous emmena.

Quand le jour fut venu, les hulans aperçurent nos uniformes de gardes nationaux sous nos redingotes, et insultèrent les couleurs que la France allait faire porter à l'Europe vassale.

Dans le Tournaisis, royaume primitif des Franks, Clovis résida pendant les premières années de son règne : il partit de Tournay avec ses compagnons, appelé qu'il était à la conquête des Gaules : " Les armes attirèrent à elles tous les droits ", dit Tacite. Dans cette ville d'où sortit en 486 le premier roi de la première race, pour former sa longue et puissante monarchie, j'ai passé en 1792 pour aller rejoindre les princes de la troisième race sur le sol étranger, et j'y repassai en 1814, lorsque le dernier roi des Français abandonnait le royaume du premier roi des Franks : omnia migrant .

Arrivé à Tournay, je laissai mon frère se débattre avec les autorités, et sous la garde d'un soldat je visitai la cathédrale. Jadis Odon d'Orléans, scolastique de cette cathédrale, assis pendant la nuit devant le portail de l'église, enseignait à ses disciples le cours des astres, leur montrant du doigt la voie lactée et les étoiles. J'aurais mieux aimé trouver à Tournay ce naïf astronome du onzième siècle que des Pandours. Je me plais à ces temps où les chroniques m'apprennent, sous l'an 1049, qu'en Normandie un homme avait été métamorphosé en âne : c'est ce qui pensa m'arriver à moi-même, comme on l'a vu, chez les demoiselles Couppart, mes maîtresses de lecture. Hildebert, en 1114, a remarqué une fille des oreilles de laquelle sortaient des épis de blé : c'était peut-être Cérès. La Meuse, que j'allais bientôt traverser fut suspendue en l'air l'année 1118, témoins Guillaume de Nangis et Albéric. Rigord assure que l'an 1194, entre Compiègne et Clermont en Beauvoisis, il tomba une grêle entremêlée de corbeaux qui portaient des charbons et mettaient le feu. Si la tempête, comme nous l'assure Gervais de Tilbury, ne pouvait éteindre une chandelle sur la fenêtre du prieuré de Saint-Michel de Camissa, par lui nous savons aussi qu'il y avait dans le diocèse d'Uzès une belle et pure fontaine, laquelle changeait de place lorsqu'on y jetait quelque chose de sale : les consciences d'aujourd'hui ne se dérangent pas pour si peu. - Lecteur,. je ne perds pas de temps ; je bavarde avec toi pour te faire prendre patience en attendant mon frère qui négocie : le voici ; il revient après s'être expliqué, à la satisfaction du commandant autrichien. Il nous est permis de nous rendre à Bruxelles, exil acheté par trop de soin.

 

1 L 9 Chapitre 8

Londres, d'avril à septembre 1822.

Bruxelles. - Dîner chez le baron de Breteuil. - Rivarol. - Départ pour l'armée des princes. - Route. - Rencontre de l'armée prussienne. - J'arrive à Trève.

Bruxelles était le quartier-général de la haute émigration : les femmes les plus élégantes de Paris et les hommes les plus à la mode, ceux qui ne pouvaient marcher que comme aides-de-camp, attendaient dans les plaisirs le moment de la victoire. Ils avaient de beaux uniformes tout neufs : ils paradaient de toute la rigueur de leur légèreté. Des sommes considérables qui les auraient pu faire vivre pendant quelques années, ils les mangèrent en quelques jours : ce n'était pas la peine d'économiser, puisqu'on serait incessamment à Paris... Ces brillants chevaliers se préparaient par les succès de l'amour à la gloire, au rebours de l'ancienne chevalerie. Ils nous regardaient dédaigneusement cheminer à pied, le sac sur le dos, nous, petits gentilshommes de province, ou pauvres officiers devenus soldats. Ces Hercules filaient aux pieds de leurs Omphales les quenouilles qu'ils nous avaient envoyées et que nous leur remettions en passant, nous contentant de nos épées.

Je trouvai à Bruxelles mon petit bagage, arrivé en fraude avant moi : il consistait dans mon uniforme du régiment de Navarre, dans un peu de linge et dans mes précieuses paperasses, dont je ne pouvais me séparer.

Je fus invité à dîner avec mon frère chez le baron de Breteuil ; j'y rencontrai la baronne de Montmorency, alors jeune et belle, et qui meurt en ce moment ; des évêques martyrs, à soutane de moire et à croix d'or ; de jeunes magistrats transformés en colonels hongrois, et Rivarol que je n'ai vu que cette unique fois dans ma vie. On ne l'avait point nommé ; je fus frappé du langage d'un homme qui pérorait seul et se faisait écouter avec quelque droit comme un oracle. L'esprit de Rivarol nuisait à son talent, sa parole à sa plume. Il disait, à propos des révolutions : " Le premier coup porte sur le Dieu, le second ne frappe plus qu'un marbre insensible. " J'avais repris l'habit d'un mesquin sous-lieutenant-d'infanterie ; je devais partir en sortant du dîner et mon havresac était derrière la porte. J'étais encore bronzé par le soleil d'Amérique et l'air de la mer ; je portais les cheveux plats et noirs. Ma figure et mon silence gênaient Rivarol ; le baron de Breteuil, s'apercevant de sa curiosité inquiète, le satisfit : " D'où vient votre frère le chevalier ? " dit-il à mon frère. Je répondis : " De Niagara. " Rivarol s'écria : " De la cataracte ! " Je me tus. Il hasarda un commencement de question : " Monsieur va... ? - Où l'on se bat ", interrompis-je. On se leva de table.

Cette émigration fate m'était odieuse ; j'avais hâte de voir mes pairs, des émigrés comme moi, à six cents livres de rentes. Nous étions bien stupides, sans doute, mais du moins nous avions notre rapière au vent et si nous eussions obtenu des succès, ce n'est pas nous qui aurions profité de la victoire.

Mon frère resta à Bruxelles, auprès du baron de Montboissier dont il devint l'aide de camp ; je partis seul pour Coblentz.

Rien de plus historique que le chemin que je suivis ; il rappelait partout quelques souvenirs ou quelques grandeurs de la France. Je traversai Liège, une de ces républiques municipales, qui tant de fois se soulevèrent contre leurs évêques ou contre les comtes de Flandre. Louis XI, allié des Liégeois, fut obligé d'assister au sac de leur ville, pour échapper à sa ridicule prison de Péronne.

J'allais rejoindre et faire partie de ces hommes de guerre qui mettent leur gloire à de pareilles choses. En 1792, les relations entre Liège et la France étaient plus paisibles : l'abbé de Saint-Hubert était obligé d'envoyer tous les ans deux chiens de chasse aux successeurs du roi Dagobert.

A Aix-la-Chapelle, autre don, mais de la part de la France : le drap mortuaire qui servait à l'enterrement d'un monarque très-chrétien était envoyé au tombeau de Charlemagne, comme un drapeau-lige au fief dominant. Nos Rois prêtaient ainsi foi et hommage, en prenant possession de l'héritage de l'Eternité ; ils juraient, entre les genoux de la mort, leur dame, qu'ils lui seraient fidèles, après lui avoir donné le baiser féodal sur la bouche. Du reste, c'était la seule suzeraineté dont la France se reconnût vassale. La cathédrale d'Aix-la Chapelle fut bâtie par Karl-le-Grand et consacrée par Léon III. Deux prélats, ayant manqué à la cérémonie, ils furent remplacés par deux évêques de Maëstricht, depuis longtemps décédés, et qui ressuscitèrent exprès. Charlemagne, ayant perdu une belle maîtresse, pressait son corps dans ses bras et ne s'en voulait point séparer. On attribua cette passion à un charme : la jeune morte examinée, une petite perle se trouva sous sa langue. La perle fut jetée dans un marais ; Charlemagne, amoureux fou de ce marais, ordonna de le combler, il y bâtit un palais et une église, pour passer sa vie dans l'un et sa mort dans l'autre. Les autorités sont ici l'archevêque Turpin et Pétrarque.

A Cologne, j'admirai la cathédrale : si elle était achevée, ce serait le plus beau monument gothique de l'Europe. Les moines étaient les peintres, les sculpteurs, les architectes et les maçons de leurs basiliques ; ils se glorifiaient du titre de maître-maçon, caementarius .

Il est curieux d'entendre aujourd'hui d'ignorants philosophes et des démocrates bavards crier contre les religieux, comme si ces prolétaires enfroqués, ces ordres mendiants à qui nous devons presque tout, avaient été des gentilshommes.

Cologne me remit en mémoire Caligula et Saint Bruno : j'ai vu le reste des digues du premier à Baïes, et la cellule abandonnée du second à la Grande-Chartreuse.

Je remontai le Rhin jusqu'à Coblentz (Confluentia) . L'armée des Princes n'y était plus. Je traversai ces royaumes vides inania regna ; je vis cette belle vallée du Rhin, le Tempé des muses barbares, où des chevalier apparaissaient autour des ruines de leurs châteaux, où l'on entend la nuit des bruits d'armes, quand la guerre doit survenir.

Entre Coblentz et Trèves, je tombai dans l'armée prussienne : je filais le long de la colonne, lorsque, arrivé à la hauteur des gardes, je m'aperçus qu'ils marchaient en bataille avec du canon en ligne ; le roi et le duc de Brunswick occupaient le centre du carré, composé des vieux grenadiers de Frédéric. Mon uniforme blanc attira les yeux du roi ; il me fit appeler : le duc de Brunswick et lui mirent le chapeau à la main, et saluèrent l'ancienne armée française dans ma personne. Ils me demandèrent mon nom, celui de mon régiment, le lieu où j'allais rejoindre les Princes. Cet accueil militaire me toucha : je répondis avec émotion qu'ayant appris en Amérique le malheur de mon Roi, j'étais revenu pour verser mon sang à son service. Les officiers et généraux qui environnaient Frédéric-Guillaume firent un mouvement approbatif et le monarque prussien me dit : " Monsieur, on reconnaît toujours les sentiments de la noblesse française. " Il ôta de nouveau son chapeau, resta découvert et arrêté, jusqu'à ce que j'eusse disparu derrière la masse des grenadiers. On crie maintenant contre les émigrés ; ce sont des tigres qui déchiraient le sein de leur mère ; à l'époque dont je parle, on s'en tenait aux vieux exemples, et l'honneur comptait autant que la patrie. En 1792, la fidélité au serment passait encore pour un devoir ; aujourd'hui, elle est devenue si rare qu'elle est regardée comme une vertu.

Une scène étrange, qui s'était déjà répétée pour d'autres que moi, faillit me faire rebrousser chemin. On ne voulait pas m'admettre à Trèves, où l'armée des Princes était parvenue : " J'étais un de ces hommes qui attendent l'événement pour se décider. Il y avait trois ans que j'aurais dû être au cantonnement ; j'arrivais quand la victoire était assurée. On n'avait pas besoin de moi ; on n'avait déjà que trop de ces braves après combat. Tous les jours, des escadrons de cavalerie désertaient ; l'artillerie même passait en masse et si cela continuait, on ne saurait que faire de ces gens-là. "

Prodigieuse illusion des partis !

Je rencontrai mon cousin Armand de Chateaubriand : il me prit sous sa protection, assembla les Bretons et plaida, ma cause. On me fit venir ; je m'expliquai : je dis que j'arrivais, de l'Amérique pour avoir l'honneur de servir avec mes camarades ; que la campagne était ouverte, non commencée, de sorte que j'étais encore à temps pour le premier feu ; qu'au surplus, je me retirerais, si on l'exigeait, mais après avoir obtenu raison d'une insulte non méritée. L'affaire s'arrangea : comme j'étais bon enfant, les rangs s'ouvrirent pour me recevoir et je n'eus plus que l'embarras du choix.

 

1 L 9 Chapitre 9

Armée des Princes. - Amphithéâtre romain. - Atala . - Les chemises de Henri IV.

L'armée des Princes était composée de gentilshommes, classés par provinces et servant en qualité de simples soldats : la noblesse remontait à son origine et à l'origine de la monarchie, au moment même où cette noblesse et cette monarchie finissaient, comme un vieillard retourne à l'enfance. Il y avait en outre des brigades d'officiers émigrés de divers régiments, également redevenus soldats : de ce nombre étaient mes camarades de Navarre, conduits par leur colonel, le marquis de Mortemart. Je fus bien tenté de m'enrôler avec La Martinière, dût-il encore être amoureux ; mais le patriotisme armoricain l'emporta. Je m'engageai dans la septième compagnie bretonne, que commandait M. de Gouyon-Miniac. La noblesse de ma province avait fourni sept compagnies. On en comptait une huitième de jeunes gens du tiers-état : l'uniforme gris-de-fer de cette dernière compagnie différait de celui des sept autres, couleur bleu-de-roi avec retroussis à l'hermine. Des hommes attachés à la même cause et exposés aux mêmes dangers perpétuaient leurs inégalités politiques par des signalements odieux : les vrais héros étaient les soldats plébéiens, puisqu'aucun intérêt personnel ne se mêlait à leur sacrifice.

Dénombrement de notre petite armée :

Infanterie de soldats nobles et d'officiers ; quatre compagnies de déserteurs, habillés des différents uniformes des régiments dont ils provenaient ; une compagnie d'artillerie ; quelques officiers du génie, avec quelques canons, obusiers et mortiers de divers calibres (l'artillerie et le génie, qui embrassèrent presqu'en entier la cause de la Révolution, en firent le succès au dehors). Une très belle cavalerie de carabiniers allemands, de mousquetaires sous les ordres du vieux comte de Montmorin, d'officiers de la marine de Brest, de Rochefort et de Toulon appuyait notre infanterie. L'émigration générale de ces derniers officiers, replongea la France maritime dans cette faiblesse dont Louis XVI l'avait retirée. Jamais, depuis Duquesne et Tourville, nos escadres ne s'étaient montrées avec plus de gloire. Mes camarades étaient dans la joie ; moi j'avais les larmes aux yeux, quand je voyais passer ces dragons de l'Océan, qui ne conduisaient plus les vaisseaux avec lesquels ils humilièrent les Anglais et délivrèrent l'Amérique. Au lieu d'aller chercher des continents nouveaux pour les léguer à la France, ces compagnons de La Pérouse s'enfonçaient dans les boues de l'Allemagne. Ils montaient le cheval consacré à Neptune ; mais ils avaient changé d'élément, et la terre n'était pas à eux. En vain leur commandant portait à leur tête le pavillon déchiré de la Belle-Poule , sainte relique du drapeau blanc aux lambeaux duquel pendait encore l'honneur, mais d'où était tombée la victoire.

Nous avions des tentes ; du reste nous manquions de tout. Nos fusils, de manufacture allemande armes de rebut, d'une pesanteur effrayante, nous cassaient l'épaule, et souvent n'étaient pas en état de tirer. J'ai fait toute la campagne avec un de ces mousquets dont le chien ne s'abattait pas.

Nous demeurâmes deux jours à Trèves. Ce me fut un grand plaisir de voir des ruines romaines, après avoir vu les ruines sans nom de l'Ohio, de visiter cette ville si souvent saccagée, dont Salvien disait : " Fugitifs de Trèves, vous demandez aux Empereurs où est le théâtre et le cirque : que ne demandez-vous où est la ville, où est le peuple ? " Theatra igitur quaeritis, circum a principibus postulatis ? cui, quaeso, statui, cui populo, cui civitati ?

Fugitifs de France, où était le peuple pour qui nous voulions rétablir les monuments de saint Louis ?

Je m'asseyais, avec mon fusil, au milieu des ruines ; je tirais de mon havresac le manuscrit de mon voyage en Amérique ; j'en déposais les pages séparées sur l'herbe autour de moi, je relisais et corrigeais une description de forêt, un passage d' Atala , dans les décombres d'un amphithéâtre romain, me préparant ainsi à conquérir la France. Puis, je serrais mon trésor dont le poids, mêlé à celui de mes chemises, de ma capote, de mon bidon de fer-blanc, de ma bouteille clissée [clisser : mettre des clisses (Petites claies d'osier, de jonc.), garnir, revêtir de clisses. Ex. revêtir une bouteille avec des brins d'osier choisis pour cet usage.] et de mon petit Homère, me faisait cracher le sang. J'essayais de fourrer Atala avec mes inutiles cartouches dans ma giberne ; mes camarades se moquaient de moi, et arrachaient les feuilles débordantes des deux côtés du couvercle de cuir. La Providence vint à mon secours : une nuit, ayant couché dans un grenier à foin, je ne trouvai plus mes chemises dans mon sac à mon réveil ; on avait laissé les paperasses. Je bénis Dieu : cet accident, en assurant ma gloire, me sauva la vie, car les soixante livres qui gisaient entre mes deux épaules m'auraient rendu poitrinaire. " Combien ai-je de chemises ? " disait Henri IV à son valet de chambre. " Une douzaine, Sire, encore y en a-t-il de déchirées. - Et de mouchoirs, est-ce pas huit que j'ai ? - Il n'y en a pour cette heure que cinq. " Le Béarnais gagna la bataille d'Ivry sans chemises ; je n'ai pu rendre son royaume à ses enfants en perdant les miennes.

 

1 L 9 Chapitre 10

Londres, d'avril à septembre 1822.

Vie de soldat. - Dernière représentation de l'ancienne France militaire.

L'ordre arriva de marcher sur Thionville. Nous faisions cinq à six lieues par jour. Le temps était affreux ; nous cheminions au milieu de la pluie et de la fange, en chantant : O Richard ! ô mon roi ! Pauvre Jacques ! Arrivés à l'endroit du campement,.n'ayant ni fourgons, ni vivres, nous allions avec des ânes, qui suivaient la colonne comme une caravane arabe, chercher de quoi manger dans les fermes et les villages. Nous payions très scrupuleusement ; je subis néanmoins une faction correctionnelle, pour avoir pris, sans y penser, deux poires dans le jardin d'un château. " Un grand clocher, une grande rivière et un grand seigneur dit le proverbe, sont de mauvais voisins. "

Nous plantions au hasard nos tentes, dont nous étions sans cesse obligés de battre la toile afin d'en élargir les fils et d'empêcher l'eau de la traverser. Nous étions dix soldats par tente, chacun à son tour était chargé du soin de la cuisine : celui-ci allait à la viande, celui-ci au pain, celui-ci au bois, celui-ci à la paille. Je faisais la soupe à merveille ; j'en recevais de grands compliments, surtout quand je mêlais à la ratatouille du lait et des choux, à la mode de Bretagne. J'avais appris chez les Iroquois à braver la. fumée, de sorte que je me comportais bien autour de mon feu de branches vertes et mouillées. Cette vie de soldat est très amusante ; je me croyais encore parmi les Indiens. En mangeant notre gamelle sous la tente, mes camarades me demandaient des histoires de mes voyages ; ils me les payaient en beaux contes ; nous mentions tous comme un caporal au cabaret avec un conscrit qui paye l'écot.

Une chose me fatiguait, c'était de laver mon linge ; il le fallait, et souvent : car les obligeants voleurs ne m'avaient laissé qu'une chemise empruntée à mon cousin Armand, et celle que je portais sur moi. Lorsque je savonnais mes chausses, mes mouchoirs et ma chemise au bord d'un ruisseau, la tête en bas et les reins en l'air, il me prenait des étourdissements ; le mouvement des bras me causait une douleur insupportable à la poitrine. J'étais obligé de m'asseoir parmi les prêles et les cressons, et au milieu du mouvement de la guerre, je m'amusais à voir couler l'eau paisible. Lope de Vega fait laver le bandeau de l'Amour par une bergère ; cette bergère m'eût été bien utile pour un petit turban de toile de bouleau que j'avais reçu de mes Floridiennes.

Une armée est ordinairement composée de soldats à peu près du même âge, de la même :taille, de la même force. Bien différente était la nôtre, assemblage confus d'hommes faits, de vieillards, d'enfants descendus de leurs colombiers, jargonnant normand, breton, picard, auvergnat, gascon, provençal, languedocien. Un père servait avec ses fils, un beau-père avec son gendre, un oncle avec ses neveux, un frère avec un frère, un cousin avec un cousin. Cet arrière-ban, tout ridicule qu'il paraissait avait quelque chose d'honorable et de touchant parce qu'il était animé de convictions sincères ; il offrait le spectacle de la vieille monarchie et donnait une dernière représentation d'un monde qui passait. J'ai vu de vieux gentilshommes, à mine sévère, à poil gris, habit déchiré, sac sur le dos, fusil en bandoulière, se traînant avec un bâton et soutenus sous le bras par un de leurs fils ; j'ai vu M. de Boishue, le père de mon camarade massacré aux Etats de Rennes auprès de moi, marcher seul et triste, pieds nus dans la boue, portant ses souliers à la pointe de sa baïonnette, de peur de les user ; j'ai vu de jeunes blessés couchés sous un arbre, et un aumônier en redingote et en étole, à genoux à leur chevet, les envoyant à Saint Louis dont ils s'étaient efforcés de défendre les héritiers. Toute cette troupe pauvre, ne recevant pas un sou des Princes, faisait la guerre à ses dépens tandis que les décrets achevaient de la dépouiller et jetaient nos femmes et nos mères dans les cachots.

Les vieillards d'autrefois étaient moins malheureux et moins isolés que ceux d'aujourd'hui : si, en demeurant sur la terre, ils avaient perdu leurs amis, peu de chose du reste avait changé autour d'eux ; étrangers à la jeunesse, ils ne l'étaient pas à la société. Maintenant, un traînard dans ce monde a non seulement vu mourir les hommes, mais vu mourir les idées : principes, moeurs, goûts, plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble à ce qu'il a connu. Il est d'une race différente de l'espèce humaine au milieu de laquelle il achève ses jours.

Et pourtant, France du dix-neuvième siècle, apprenez à estimer cette vieille France qui vous valait. Vous deviendrez vieille à votre tour et l'on vous accusera, comme on nous accusait, de tenir à des idées surannées. Ce sont vos pères que vous avez vaincus ; ne les reniez pas, vous êtes sortis de leur sang. S'ils n'eussent été généreusement fidèles aux antiques moeurs, vous n'auriez pas puisé dans cette fidélité native l'énergie qui a fait votre gloire dans les moeurs nouvelles ; ce n'est, entre les deux Frances, qu'une transformation de vertu.

 

1 L 9 Chapitre 11

Londres, d'avril à septembre 1822.

Commencement du siège de Thionville. - Le chevalier de La Baronnais.

Auprès de notre camp indigent et obscur, en existait un autre brillant et riche. A l'état-major, on ne voyait que fourgons remplis de comestibles ; on n'apercevait que cuisiniers, valets, aides-de-camp. Rien ne représentait mieux la cour et la province, la monarchie expirante à Versailles et la monarchie mourante dans les bruyères du Guesclin. Les aides-de-camp nous étaient devenus odieux ; quand il y avait quelque affaire devant Thionville, nous criions : " En avant, les aides-de-camp ! " comme les patriotes criaient : " En avant, les officiers ! "

J'éprouvai un saisissement de coeur, lorsqu'arrivés par un jour sombre en vue des bois qui bordaient l'horizon, on nous dit que ces bois étaient en France. Passer en armes la frontière de mon pays me fit un effet que je ne puis rendre : j'eus comme une espèce de révélation de l'avenir, d'autant que je ne partageais aucune des illusions de mes camarades, ni relativement à la cause qu'ils soutenaient, ni pour le triomphe dont ils se berçaient ; j'étais là comme Falkland dans l'armée de Charles Ier. Il n'y avait pas un chevalier de la Manche, malade, éclopé, coiffé d'un bonnet de nuit sous son castor à trois cornes, qui ne se crût très fermement capable de mettre en fuite, à lui tout seul, cinquante jeunes vigoureux patriotes. Ce respectable et plaisant orgueil, source de prodiges à une autre époque, ne m'avait pas atteint : je ne me sentais pas aussi convaincu de la force de mon invincible bras.

Nous surgîmes invaincus à Thionville, le 1er septembre ; car, chemin faisant, nous ne rencontrâmes personne. La cavalerie campa à droite, l'infanterie à gauche du grand chemin qui conduisait à la ville du côté de l'Allemagne De l'assiette du camp on ne découvrait pas la forteresse ; mais à six cents pas en avant, on arrivait à la crête d'une colline d'où l'oeil plongeait dans la vallée de la Moselle. Les cavaliers de la marine liaient la droite de notre infanterie au corps autrichien du prince de Waldeck, et la gauche de la même infanterie se couvrait des dix-huit cents chevaux de la Maison-Rouge et de Royal-Allemand. Nous nous retranchâmes sur le front par un fossé, le long duquel étaient rangés les faisceaux d'armes. Les huit compagnies bretonnes occupaient deux rues transversales du camp, et au-dessous de nous s'alignait la compagnie des officiers de Navarre, mes camarades.

Ces travaux, qui durèrent trois jours, étant achevés, Monsieur et le comte d'Artois arrivèrent ; ils firent la reconnaissance de la place, qu'on somma en vain, quoique Wimpfen la semblât vouloir rendre. Comme le grand Condé, nous n'avions pas gagné la bataille de Rocroi, ainsi nous ne pûmes nous emparer de Thionville ; mais nous ne fûmes pas battus sous ses murs, comme Feuquières. On se logea sur la voie publique, dans la tête d'un village servant de faubourg à la ville, en dehors de l'ouvrage à cornes qui défendait le pont de la Moselle. On se fusilla de maison en maison ; notre poste se maintint en possession de celles qu'il avait prises. Je n'assistai point à cette première affaire ; Armand, mon cousin, s'y trouva et s'y comporta bien. Pendant qu'on se battait dans ce village, ma compagnie était commandée pour une batterie à établir au bord d'un bois qui coiffait le sommet d'une colline. Sur la déclivité de cette colline, des vignes descendaient jusqu'à la plaine adhérente aux fortifications extérieures de Thionville.

L'ingénieur qui nous dirigeait nous fit élever un cavalier gazonné, destiné à nos canons ; nous filâmes un boyau parallèle, à ciel ouvert, pour nous mettre au-dessous du boulet. Ces terrasses allaient lentement, car nous étions tous, officiers jeunes et vieux, peu accoutumés à remuer la pelle et la pioche. Nous manquions de brouettes, et nous portions la terre dans nos habits, qui nous servaient de sacs. Le feu d'une lunette s'ouvrit sur nous ; il nous incommodait d'autant plus, que nous ne pouvions riposter ; deux pièces de huit et un obusier à la Cohorn, qui n'avait pas la portée, étaient toute notre artillerie. Le premier obus que nous lançâmes tomba en dehors des glacis ; il excita les huées de la garnison. Peu de jours après, il nous arriva des canons et des canonniers autrichiens. Cent hommes d'infanterie et un piquet de cavalerie de la marine furent, toutes les vingt-quatre heures, relevés à cette batterie. Les assiégés se disposèrent à l'attaquer. On remarquait avec le télescope du mouvement sur les remparts. A l'entrée de la nuit, on vit une colonne sortir par une poterne et gagner la lunette à l'abri du chemin couvert. Ma compagnie fut commandée de renfort. A la pointe du jour, cinq ou six cents patriotes engagèrent l'action dans le village, sur le grand chemin, au-dessus de la ville ; puis, tournant à gauche, ils vinrent à travers les vignes prendre notre batterie en flanc. La marine chargea bravement, mais elle fut culbutée et nous découvrit. Nous étions trop mal armés pour croiser le feu ; nous marchâmes la baïonnette en avant. Les assaillants se retirèrent je ne sais pourquoi ; s'ils eussent tenu, ils nous enlevaient.

Nous eûmes plusieurs blessés et quelques morts, entre autres le chevalier de La Baronnais, capitaine d'une des compagnies bretonnes. Je lui portai malheur : la balle qui lui ôta la vie fit ricochet sur le canon de mon fusil et le frappa d'une telle raideur, qu'elle lui perça les deux tempes. sa cervelle me sauta au visage. Inutile et noble victime d'une cause perdue ! Quand le maréchal d'Aubeterre tint en 17.. les Etats de Bretagne, il passa chez M. de La Baronnais le père, pauvre gentilhomme, demeurant à Dinard, près de Saint-Malo ; le maréchal, qui l'avait supplié de n'inviter personne, aperçut en entrant une table de vingt-cinq couverts, et gronda amicalement son hôte. " Monseigneur, lui dit M. de La Baronnais, je n'ai à dîner que mes enfants. " M. de La Baronnais avait vingt-deux garçons et une fille, tous de la même mère. La Révolution a fauché, avant la maturité, cette riche moisson du père de famille.

 

1 L 9 Chapitre 12

Londres, d'avril à septembre 1822.

Continuation du siège. - Contastes. - Saints dans les bois. - Bataille de Bouvines. - Rencontre imprévue. - Effets d'un boulet et d'une bombe.

Le corps autrichien de Waldeck commença d'opérer. L'attaque devint plus vive de notre côté. C'était un beau spectacle la nuit : des pots-à-feu illuminaient les ouvrages de la place, couverts de soldats ; des lueurs subites frappaient les nuages ou le zénith bleu lorsqu'on mettait le feu aux canons, et les bombes, se croisant en l'air, décrivaient une parabole de lumière. Dans les intervalles des détonations, on entendait des roulements de tambour, des éclats de musique militaire, et la voix des factionnaires sur les remparts de Thionville et à nos postes ; malheureusement, ils criaient en français dans les deux camps : " Sentinelles, prenez garde à vous ! "

Si les combats avaient lieu à l'aube, il arrivait que l'hymne de l'alouette succédait au bruit de la mousqueterie, tandis que les canons qui ne tiraient plus, nous regardaient bouche béante silencieusement par les embrasures. Le chant de l'oiseau, en rappelant les souvenirs de la vie pastorale, semblait faire un reproche aux hommes. Il en était de même lorsque je rencontrais quelques tués parmi des champs de luzerne en fleurs, ou au bord d'un courant d'eau qui baignait la chevelure de ces morts. Dans les bois, à quelques pas des violences de la guerre, je trouvais de petites statues de saints et de Vierge. Une chevrière, un pâtre, un mendiant portant besace agenouillés devant ces pacificateurs, disaient leur chapelet au bruit lointain du canon. Toute une commune vint une fois avec son pasteur offrir des bouquets au patron d'une paroisse voisine dont l'image demeurait dans une futaie, en face d'une fontaine. Le curé était aveugle ; soldat de la milice de Dieu, il avait perdu la vue dans les bonnes oeuvres, comme un grenadier sur le champ de bataille. Le vicaire donnait la communion pour son curé, parce que celui-ci n'aurait pu déposer la sainte hostie sur les lèvres des communiants. Pendant cette cérémonie, et du sein de la nuit, il bénissait la lumière !

Nos pères croyaient que les patrons des hameaux, Jean le Silentiaire , Dominique l' Encuirassé , Jacques l" Intercis , Paul le Simple , Basle l' Ermite , et tant d'autres n'étaient point étrangers au triomphe des armes par qui les moissons sont protégées. Le jour même de la bataille de Bouvines, des voleurs s'introduisirent, à Auxerre, dans un couvent sous l'invocation de saint Germain, et dérobèrent les vases sacrés. Le sacristain se présente devant la châsse du bienheureux évêque, et lui dit en gémissant : " Germain, où étais-tu, lorsque ces brigands ont osé violer ton sanctuaire ? " Une voix sortant de la châsse répondit : " J'étais auprès de Cisoing, non loin du pont de Bouvines ; avec d'autres saints, j'aidais les Français et leur Roi à qui une victoire éclatante a été donnée par notre secours " :

Cui fait auxilio victoria praestita nostro .

Nous faisions des battues dans la plaine, et nous les poussions jusqu'aux hameaux, sous les premiers retranchements de Thionville. Le village trans-Moselle du grand chemin était sans cesse pris et repris. Je me trouvai deux fois à ces assauts. Les patriotes nous traitaient d'ennemis de la liberté , d' aristocrates , de satellites de Capet ; nous les appelions brigands, coupe-têtes, traîtres et révolutionnaires . On s'arrêtait quelquefois, et un duel avait lieu au milieu des combattants devenus témoins impartiaux ; singulier caractère français que les passions mêmes ne peuvent étouffer !

Un jour, j'étais de patrouille dans une vigne, j'avais à vingt pas de moi un vieux gentilhomme chasseur qui frappait avec le bout de son fusil sur les ceps, comme pour débusquer un lièvre, puis il regardait vivement autour de lui dans l'espoir de voir partir un patriote ; chacun était là avec ses moeurs.

Un autre jour, j'allai visiter le camp autrichien : entre ce camp et celui de la cavalerie de la marine se déployait le rideau d'un bois contre lequel la place dirigeait mal à propos son feu ; la ville tirait trop, elle nous croyait plus nombreux que nous l'étions, ce qui explique les pompeux bulletins du commandant de Thionville. Comme je traversais ce bois, j'aperçois quelque chose qui remuait dans les herbes ; je m'approche : un homme étendu de tout son long, le nez en terre, ne présentait qu'un large dos. Je le crus blessé : je le pris par le chignon du cou, et lui soulevai à demi la tête. Il ouvre des yeux effarés, se redresse un peu en s'appuyant sur ses mains ; j'éclate de rire : c'était mon cousin Moreau ! Je ne l'avais pas vu depuis notre visite à madame de Chastenay.

Couché à plat ventre au descendu d'une bombe, il lui avait été impossible de se relever. J'eus toutes les peines du monde à le mettre debout ; sa bedaine était triplée. Il m'apprit qu'il servait dans les vivres et qu'il allait proposer des boeufs au prince de Waldeck. Au reste il portait un chapelet ; Hugues Métel parle d'un loup qui vers l'an 1203 ou 1204 résolut d'embrasser l'état monastique ; mais n'ayant pu s'habituer au maigre, il se fit chanoine.

En rentrant au camp, un officier du génie passa près de moi, menant son cheval par la bride ; un boulet atteint la bête à l'endroit le plus étroit de l'encolure et la coupe net ; la tête et le cou restent pendus à la main du cavalier qu'ils entraînent à terre de leur poids. J'avais vu une bombe tomber au milieu d'un cercle d'officiers de marine qui mangeaient assis en rond : la gamelle disparut ; les officiers culbutés et ensablés criaient comme le vieux capitaine de vaisseau : " Feu de tribord, feu de bâbord, feu partout ! feu dans ma perruque ! "

Ces coups singuliers semblent appartenir à Thionville : en 1558, François de Guise mit le siège devant cette place. Le maréchal Strozzi y fut tué parlant dans la tranchée audit sieur de Guise qui lui tenait lors la main sur l ' épaule .

 

1 L 9 Chapitre 13

Londres, d'avril à septembre 1822.

Marché du camp.

Il s'était formé derrière notre camp une espèce de marché. Les paysans avaient amené des quartauts de vin blanc de Moselle, qui demeuraient sur les voitures : les chevaux dételés mangeaient attachés à un bout des charrettes, tandis qu'on buvait à l'autre bout. Des fouées brillaient çà et là. On faisait frire des saucisses dans des poêlons, bouillir des gaudes dans des bassines, sauter des crêpes sur des plaques de fonte, enfler des pancakes sur des paniers. On vendait des galettes anisées, des pains de seigle d'un sou, des gâteaux de mats, des pommes vertes, des oeufs rouges et blancs, des pipes et du tabac, sous un arbre aux branches duquel pendaient des capotes de gros drap, marchandées par les passants, des villageoises, à califourchon sur un escabeau portatif, trayaient des vaches, chacun présentant sa tasse à la laitière et attendant son tour. On voyait rôder devant les fourneaux les vivandiers en blouse, les militaires en uniforme. Des cantinières allaient criant en allemand et en français. Des groupes se tenaient debout, d'autres assis à des tables de sapin plantées de travers sur un sol raboteux. On s'abritait à l'aventure sous une toile d'emballage ou sous des rameaux coupés dans la forêt, comme à Pâques fleuries. Je crois aussi qu'il y avait des noces dans les fourgons couverts, en souvenir des rois franks. Les patriotes auraient pu facilement, à l'exemple de Majorien, enlever le chariot de la mariée : Rapit esseda victor, Nubentemque nurum . (Sidoine Apollinaire.) On chantait, on riait, on fumait. Cette scène était extrêmement gaie la nuit, entre les feux qui l'éclairaient à terre et les étoiles qui brillaient au-dessus.

Quand je n'étais ni de garde aux batteries ni de service à la tente, j'aimais à souper à la foire. Là recommençaient les histoires du camp ; mais animées de rogomme et de chère-lie, elles étaient beaucoup plus belles.

Un de nos camarades, capitaine à brevet, dont le nom s'est perdu pour moi dans celui de Dinarzade que nous lui avions donné, était célèbre par ses contes. il eût été plus correct de dire Sheherazade , mais nous n'y regardions pas de si près. Aussitôt que nous le voyions, nous courions à lui, nous nous le disputions : c'était à qui l'aurait à son écot. Taille courte, cuisses longues, figure dévalante, moustaches tristes, yeux faisant la virgule à l'angle extérieur, voix creuse, grande épée à fourreau café au lait, prestance de poète militaire, entre le suicide et le luron Dinarzade, goguenard sérieux, ne riait jamais et on ne le pouvait regarder sans rire. Il était le témoin obligé de tous les duels et l'amoureux de toutes les dames de comptoir. Il prenait au tragique tout ce qu'il disait et n'interrompait sa narration que pour boire à même d'une bouteille, rallumer sa pipe ou avaler une saucisse.

Une nuit qu'il pleuvinait, nous faisions cercle au robinet d'un tonneau penché vers nous sur une charrette dont les brancards étaient en l'air. Une chandelle collée à la futaille nous éclairait ; un morceau de serpillière tendu du bout des brancards à deux poteaux nous servait de toit. Dinarzade, son épée de guingois à la façon de Frédéric II, debout entre une roue de la voiture et la croupe d'un cheval, racontait une histoire à notre grande satisfaction. Les cantinières qui nous apportaient la pitance, restaient avec nous pour écouter notre Arabe. La troupe attentive des bacchantes et des silènes qui formaient le choeur, accompagnait le récit des marques de sa surprise, de son approbation ou de son improbation.

" Messieurs, disait le ramenteur, vous avez tous connu le chevalier Vert, qui vivait au temps du roi Jean ? " Et chacun de répondre : " oui, oui. " Dinarzade engloutit, en se brûlant, une crêpe roulée.

" Ce chevalier Vert, messieurs, vous le savez, puisque vous l'avez vu, était fort beau : quand le vent rebroussait ses cheveux roux sur son casque, cela ressemblait à un tortis de filasse autour d'un turban vert. "

L'assemblée : " Bravo ! "

" Par une soirée de mai, il sonna du cor au pont-levis d'un château de Picardie, ou d'Auvergne, n'importe. Dans ce château demeurait la Dame des grandes compagnies . Elle reçut bien le chevalier, le fit désarmer, conduire au bain et se vint asseoir avec lui à une table magnifique ; mais elle ne mangea point, et les pages servants étaient muets. "

L'assemblée : " Oh ! oh ! "

" La dame, messieurs, était grande, plate, maigre et disloquée comme la femme du major ; d'ailleurs, beaucoup de physionomie et l'air coquet. Lorsqu'elle riait et montrait ses dents longues sous son nez court, on ne savait plus où l'on en était. Elle devint amoureuse du chevalier et le chevalier amoureux de la dame, bien qu'il en eût peur. "

Dinarzade vida la cendre de sa pipe sur la jante de la roue et voulut recharger son brûle-gueule ; on le força de continuer :

" Le chevalier Vert, tout anéanti, se résolut de quitter le château ; mais avant de partir, il requiert de la châtelaine l'explication de plusieurs choses étranges ; il lui faisait en même temps une offre loyale de mariage, si, toutefois elle n'était pas sorcière. "

La rapière de Dinarzade était plantée droite et raide entre ses genoux. Assis et penchés en avant, nous faisions au-dessous de lui, avec nos pipes, une guirlande de flammèches comme l'anneau de Saturne. Tout à coup Dinarzade s'écria comme hors de lui :

" Oui, messieurs, la Dame des grandes compagnies, c'était la Mort ! "

Et le capitaine, rompant les rangs et s'écriant : " La mort ! la mort ! " mit en fuite les cantinières. La séance fut levée : le brouhaha fut grand et les rires prolongés. Nous nous rapprochâmes de Thionville, au bruit du canon de la place.

 

1 L 9 Chapitre 14

Londres, d'avril à septembre 1822.

Nuit aux faisceaux d'armes. - Chiens hollandais. - Souvenir des Martyrs . - Quelle était ma compagne aux avant-postes. - Encore Eudore. - Ulysse.

Le siège continuait, ou plutôt il n'y avait pas de siège, car on n'ouvrait point la tranchée et les troupes manquaient pour investir régulièrement la Place. On comptait sur des intelligences, et l'on attendait la nouvelle des succès de l'armée prussienne ou de celle de Clairfayt, avec laquelle se trouvait le corps français du duc de Bourbon. Nos petites ressources s'épuisaient ; Paris semblait s'éloigner. Le mauvais temps ne cessait ; nous étions inondés au milieu de nos travaux ; je m'éveillais quelquefois dans un fossé avec de l'eau jusqu'au cou : le lendemain j'étais perclus.

Parmi mes compatriotes, j'avais rencontré Ferron de La Sigonière, mon ancien camarade de classe à Dinan. Nous dormions mal sous notre pavillon ; nos têtes, dépassant la toile, recevaient la pluie de cette espèce de gouttière, je me levais et j'allais avec Ferron me promener devant les faisceaux, car toutes nos nuits n'étaient pas aussi gaies que celles de Dinarzade. Nous marchions en silence, écoutant la voix des sentinelles, regardant les lumières des rues de nos tentes, de même que nous avions vu autrefois au collège les lampions de nos corridors. Nous causions du passé et de l'avenir, des fautes que l'on avait commises, de celles que l'on commettrait ; nous déplorions l'aveuglement des Princes, qui croyaient revenir dans leur patrie avec une poignée de serviteurs et raffermir par le bras de l'étranger la couronne sur la tête de leur frère. Je me souviens d'avoir dit à mon camarade, dans ces conversations, que la France voudrait imiter l'Angleterre, que le Roi périrait sur l'échafaud, et que, vraisemblablement, notre expédition devant Thionville serait un des principaux chefs d'accusation contre Louis XVI. Ferron fut frappé de ma prédiction : c'est la première de ma vie. Depuis ce temps, j'en ai fait bien d'autres tout aussi vraies, tout aussi peu écoutées ; l'accident était-il arrivé ? on se mettait à l'abri, et l'on m'abandonnait aux prises avec le malheur que j'avais prévu. Quand les Hollandais essuient un coup de vent en haute mer, ils se retirent dans l'intérieur du navire, ferment les écoutilles et boivent du punch, laissant un chien sur le pont pour aboyer à la tempête ; le danger passé, on renvoie Fidèle à sa niche au fond de la cale, et le capitaine revient jouir du beau temps sur le gaillard. J'ai été le chien hollandais du vaisseau de la légitimité.

Les souvenirs de ma vie militaire se sont gravés dans ma pensée ; ce sont eux que j'ai retracés au sixième livre des Martyrs .

Barbare de l'Armorique au camp des Princes, je portais Homère avec mon épée ; je préférais ma patrie, la pauvre, la petite île d ' Aaron, aux cent villes de la Crète . Je disais comme Télémaque : " L'âpre pays qui ne nourrit que des chèvres m'est plus agréable que ceux où l'on élève des chevaux. " Mes paroles auraient fait rire le candide Ménélas, agaqos Menelaos .

 

1 L 9 Chapitre 15

Londres, d'avril à septembre 1822.

Passage de la Moselle. - Combat. - Libba, sourde et muette. - Attaque sur Thionville.

Le bruit se répandit qu'enfin on allait en venir à une action ; le prince de Waldeck devait tenter un assaut, tandis que, traversant la rivière, nous ferions diversion par une fausse attaque sur la place du côté de la France.

Cinq compagnies bretonnes, la mienne comprise, la compagnie des officiers de Picardie et de Navarre, le régiment des volontaires, composé de jeunes paysans lorrains et de déserteurs des divers régiments, furent commandés de service. Nous devions être soutenus de Royal-Allemand, des escadrons des mousquetaires et des différents corps des dragons qui couvraient notre gauche : mon frère se trouvait dans cette cavalerie avec le baron de Montboissier qui avait épousé une fille de M. de Malesherbes, soeur de madame de Rosambo, et par conséquent tante de ma belle-soeur. Nous escortions trois compagnies d'artillerie autrichienne avec des pièces de gros calibre et une batterie de trois mortiers.

Nous partîmes à six heures du soir ; à dix, nous passâmes la Moselle, au-dessus de Thionville, sur des pontons de cuivre :

amoena fluenta

Subterlabentis tacito rumore Mosellae . (Ausone.)

Au lever du jour, nous étions en bataille sur la rive gauche, la grosse cavalerie s'échelonnant aux ailes, la légère en tête. A notre second mouvement, nous nous formâmes en colonne et nous commençâmes de défiler.

Vers neuf heures, nous entendîmes à notre gauche le feu d'une décharge. Un officier de carabiniers, accourant à bride abattue, vint nous apprendre qu'un détachement de l'armée de Kellermann était près de nous joindre et que l'action était déjà engagée entre les tirailleurs. Le cheval de cet officier avait été frappé d'une balle au chanfrein ; il se cabrait en jetant l'écume par la bouche et le sang par les naseaux : ce carabinier, le sabre à la main sur ce cheval blessé, était superbe. Le corps sorti de Metz manoeuvrait pour nous prendre en flanc ; il avait des pièces de campagne dont le tir entama le régiment de nos volontaires. J'entendis les exclamations de quelques recrues touchées du boulet ; ces derniers cris de la jeunesse arrachée toute vivante de la vie me firent une profonde pitié : je pensai aux pauvres mères.

Les tambours battirent la charge, et nous allâmes en désordre à l'ennemi. On s'approcha de si près que la fumée n'empêchait pas de voir ce qu'il y a de terrible dans le visage d'un homme prêt à verser votre sang. Les patriotes n'avaient point encore acquis cet aplomb que donne la longue habitude des combats et de la victoire : leurs mouvements étaient mous ils tâtonnaient ; cinquante grenadiers de la vieille garde auraient passé sur le ventre d'une masse hétérogène de vieux et jeunes nobles indisciplinés ; mille à douze cents fantassins s'étonnèrent de quelques coups de canon de la grosse artillerie autrichienne, ils se retirèrent ; notre cavalerie les poursuivit pendant deux lieues.

Une sourde et muette allemande, appelée Libbe ou Libba, s'était attachée à mon cousin Armand et l'avait suivi. Je la trouvai assise sur l'herbe qui ensanglantait sa robe : ses coudes étaient posés sur ses genoux pliés et relevés, sa main passée sous ses cheveux blonds épars appuyait sa tête. Elle pleurait en regardant trois ou quatre tués, nouveaux sourds et muets gisant autour d'elle. Elle n'avait point ouï les coups de la foudre dont elle voyait l'effet et n'entendait point les soupirs qui s'échappaient de ses lèvres quand elle regardait Armand ; elle n'avait jamais entendu le son de la voix de celui qu'elle aimait, et n'entendrait point le premier cri de l'enfant qu'elle portait dans son sein ; si le sépulcre ne renfermait que le silence, elle ne s'apercevrait pas d'y être descendue.

Au surplus les champs de carnage sont partout ; au cimetière de l'Est, de Paris, vingt-sept mille tombeaux, deux cent trente mille corps vous apprendront quelle bataille la mort livre jour et nuit à votre porte.

Après une halte assez longue, nous reprîmes notre route, et nous arrivâmes à l'entrée de la nuit sous les murs de Thionville.

Les tambours ne battaient point ; le commandement se faisait à voix basse. La cavalerie, afin de repousser toute sortie, se glissa le long des chemins et des haies jusqu'à la porte que nous devions canonner. L'artillerie autrichienne, protégée par notre infanterie, prit position à vingt-cinq toises des ouvrages avancés, derrière des gabions épaulés à la hâte. A une heure du matin, le 6 septembre, une fusée lancée du camp du prince de Waldeck, de l'autre côté de la place, donna le signal. Le prince commença un feu nourri auquel la ville répondit vigoureusement. Nous tirâmes aussitôt.

Les assiégés, ne croyant pas que nous eussions des troupes de ce côté et n'ayant pas prévu cette insulte, n'avaient rien aux remparts du midi ; nous ne perdîmes pas pour attendre : la garnison arma une double batterie, qui perça nos épaulements et démonta deux de nos pièces. Le ciel était en feu ; nous étions ensevelis dans des torrents de fumée. Il m'arriva d'être un petit Alexandre : exténué de fatigue, je m'endormis profondément presque sous les roues des affûts où j'étais de garde. Un obus crevé à six pouces de terre, m'envoya un éclat à la cuisse droite. Réveillé du coup, mais ne sentant point la douleur je ne m'aperçus de ma blessure qu'à mon sang. J'entourai ma cuisse avec mon mouchoir. A l'affaire de la plaine deux balles avaient frappé mon havresac pendant un mouvement de conversion. Atala , en fille dévouée, se plaça entre son père et le plomb ennemi ; il lui restait à soutenir le feu de l'abbé Morellet.

A quatre heures du matin, le tir du prince de Waldeck cessa ; nous crûmes la ville rendue ; mais les portes ne s'ouvrirent point, et il nous fallut songer à la retraite. Nous rentrâmes dans nos positions, après une marche accablante de trois jours.

Le prince de Waldeck s'était approché jusqu'au bord des fossés qu'il avait essayé de franchir, espérant une reddition au moyen de l'attaque simultanée : on supposait toujours des divisions dans la ville, et l'on se flattait que le parti royaliste apporterait les clefs aux Princes. Les Autrichiens, ayant tiré à barbette, perdirent un monde considérable ; le prince de Waldeck eut un bras emporté. Tandis que quelques gouttes de sang coulaient sous les murs de Thionville, le sang coulait à torrents dans les prisons de Paris : ma femme et mes soeurs étaient plus en danger que moi.

 

1 L 9 Chapitre 16

Londres ; d'avril à septembre 1822.

Levée du siège. - Entré à Verdun. - Maladie prussienne. - Retraite. - Petite-Vérole.

Nous levâmes le siège de Thionville et nous partîmes pour Verdun, rendu le 2 septembre aux alliés. Longwy, patrie de François de Mercy, était tombé le 23 août. De toutes parts des festons et des couronnes attestaient le passage de Frédéric-Guillaume.

Je remarquai, au milieu des paisibles trophées, l'aigle de Prusse attachée sur les fortifications de Vauban : elle n'y devait pas rester longtemps, quant aux fleurs, elles allaient bientôt voir se faner comme elles les innocentes créatures qui les avaient cueillies. Un des meurtres les plus atroces de la Terreur, fut celui des jeunes filles de Verdun.

" Quatorze jeunes filles de Verdun, dit Riouffe, d'une candeur sans exemple, et qui avaient l'air de jeunes vierges parées pour une fête publique, furent menées ensemble à l'échafaud. Elles disparurent tout à coup et furent moissonnées dans leur printemps ; la Cour des femmes avait l'air, le lendemain de leur mort, d'un parterre dégarni de ses fleurs par un orage. Je n'ai jamais vu parmi nous de désespoir pareil à celui qu'excita cette barbarie. "

Verdun est célèbre par ses sacrifices de femmes. Au dire de Grégoire de Tours, Deuteric, voulant dérober sa fille aux poursuites de Théodebert, la plaça dans un tombereau attelé de deux boeufs indomptés et la fit précipiter dans la Meuse. L'instigateur du massacre des jeunes filles de Verdun fut le poétereau régicide, Pons de Verdun, acharné contre sa ville natale. Ce que l' Almanach des Muses a fourni d'agents de la Terreur est incroyable ; la vanité des médiocrités en souffrance produisit autant de révolutionnaires que l'orgueil blessé des culs-de-jatte et des avortons : révolte analogue des infirmités de l'esprit et de celles du corps. Pons attacha à ses épigrammes émoussées la pointe d'un poignard. Fidèle apparemment aux traditions de la Grèce, le poète ne voulait offrir à ses dieux que le sang des vierges : car la Convention décréta, sur son rapport, qu'aucune femme enceinte ne pouvait être mise en jugement. Il fit aussi annuler la sentence qui condamnait à mort madame de Bonchamp, veuve du célèbre général vendéen. Hélas ! nous autres royalistes à la suite des Princes, nous arrivâmes aux revers de la Vendée, sans avoir passé par sa gloire.

Nous n'avions pas à Verdun, pour passer le temps, " cette fameuse comtesse de Saint-Balmont, qui, après avoir quitté les habits de femme, montait à cheval et servait elle-même d'escorte aux dames qui l'accompagnaient et qu'elle avait laissées dans son carrosse... " Nous n'étions pas passionnés pour le vieux gaulois , et nous ne nous écrivions pas des billets en langage d ' Amadis. (Arnauld.)

La maladie des Prussiens se communiqua à notre petite armée ; j'en fus atteint. Notre cavalerie était allée rejoindre Frédéric-Guillaume à Valmy. Nous ignorions ce qui se passait, et nous attendions d'heure en heure l'ordre de nous porter en avant ; nous reçûmes celui de battre en retraite.

Extrêmement affaibli, et ma gênante blessure ne me permettant de marcher qu'avec douleur, je me traînai comme je pus à la suite de ma compagnie, qui bientôt se débanda. Jean Balue, fils d'un meunier de Verdun, partit fort jeune de chez son père avec un moine qui le chargea de sa besace. En sortant de Verdun, la ville du gué selon Saumaise ( ver dunum ), je portais la besace de la monarchie, mais je ne suis devenu ni contrôleur des finances, ni évêque, ni cardinal.

Si, dans les romans que j'ai écrits j'ai touché à ma propre histoire, dans les histoires que j'ai racontées j'ai placé des souvenirs de l'histoire vivante dont j'avais fait partie. Ainsi, dans la vie du duc de Berry, j'ai retracé quelques-unes des scènes qui s'étaient passées sous mes yeux :

" Quand on licencie une armée, elle retourne dans ses foyers ; mais les soldats de l'armée de Condé avaient-ils des foyers ? où les devait guider le bâton qu'on leur permettait à peine de couper dans les bois de l'Allemagne, après avoir déposé le mousquet qu'ils avaient pris pour la défense de leur Roi ?

Il fallut se séparer. Les frères d'armes se dirent un dernier adieu, et prirent divers chemins sur la terre. Tous allèrent, avant de partir, saluer leur père et leur capitaine, le vieux Condé en cheveux blancs : le patriarche de la gloire donna sa bénédiction à ses enfants, pleura sur sa tribu dispersée et vit tomber les tentes de son camp avec la douleur d'un homme qui voit, s'écrouler les toits paternels. "

Moins de vingt ans après, le chef de la nouvelle armée française, Bonaparte, prit aussi congé de ses compagnons ; tant les hommes et les empires passent vite ! tant la renommée la plus extraordinaire ne sauve pas du destin le plus commun !

Nous quittâmes Verdun. Les pluies avaient défoncé les chemins ; on rencontrait partout caissons, affûts, canons embourbés, chariots renversés, vivandières avec leurs enfants sur leur dos, soldats expirants ou expirés dans la boue. En traversant une terre labourée, j'y restai enfoncé jusqu'aux genoux ; Ferron et un autre de mes camarades m'en arrachèrent malgré moi : je les priais de me laisser là. Je préférais mourir.

Le capitaine de ma compagnie, M. de Gouyon-Miniac, me délivra le 16 octobre, au camp près de Longwy, un certificat de congé fort honorable. A Arlon, nous aperçûmes sur la grande route une file de chariots attelés : les chevaux, les uns debout, les autres agenouillés, les autres appuyés sur le nez étaient morts, et leurs cadavres se tenaient raidis entre les brancards : on eût dit des ombres d'une bataille bivouaquant au bord du Styx. Ferron me demanda ce que je comptais faire, je lui répondis : " Si je puis parvenir à Ostende, je m'embarquerai pour Jersey où je trouverai mon oncle de Bedée de là, je serai à même de rejoindre les royalistes de Bretagne. "

La fièvre me minait ; je ne me soutenais qu'avec peine sur ma cuisse enflée. Je me sentis saisi d'un autre mal. Après vingt-quatre heures de vomissements, une ébullition me couvrit le corps et le visage ; une petite-vérole confluente se déclara ; elle rentrait et sortait alternativement selon les impressions de l'air. Arrangé de la sorte, je commençai à pied un voyage de deux cents lieues, riche que j'étais de dix-huit livres tournois ; tout cela pour la plus grande gloire de la monarchie. Ferron, qui m'avait prêté mes six petits écus de trois francs, étant attendu à Luxembourg, me quitta.

 

1 L10 Livre dixième

1. Les Ardennes. - 2. Fourgons du prince de Ligne. - Femmes de Namur. - Je retrouve mon frère à Bruxelles. - Nos derniers adieux. - 3. Ostende. - Passage à Jersey. - On me met à terre à Guernesey. - La femme du pilote. - Jersey. - Mon oncle de Bedée et sa famille. - Description de l'île. - Le duc de Berry. - Parents et amis disparus. - Malheur de vieillir. - Je passe en Angleterre. - Dernière rencontre avec Gesril. - 4. Literary fund . - Grenier de Holborn. - Dépérissement de ma santé. - Visite aux médecins. - Emigrés à Londres. - 5. Pelletier. - Travaux littéraires. - Ma société avec Hingant. - Nos promenades. - Une nuit dans l'église de Westminster. - 6. Détresse. - Secours imprévu. - Logement sur un cimetière. - Nouveaux camarades d'infortune. - Nos plaisirs. - Mon cousin de La Bouëtardais. - 7. Fête somptueuse. - Fin de mes quarante écus. - Nouvelle détresse. - Table d'hôte. - Evêques. - Dîner à London-tavern. - Manuscrits de Camden. - 8. Mes occupations dans la province. - Mort de mon frère. - Malheurs de ma famille. - Deux Frances. - Lettres de Hingant. - 9. Charlotte. - 10. Retour à Londres. - 11. Rencontre extraordinaire.

 

1 L10 Chapitre 1

Londres, d'avril à septembre 1822.

Revu en février 1845.

Les Ardennes.

En sortant d'Arlon, une charrette de paysan me prit pour la somme de quatre sous, et me déposa à cinq lieues de là sur un tas de pierres. Ayant sautillé quelques pas à l'aide de ma béquille, je lavai le linge de mon éraflure devenue plaie, dans une source qui ruisselait au bord du chemin, ce qui me fit grand bien. La petite-vérole était complètement sortie et je me sentais soulagé. Je n'avais point abandonné mon sac dont les bretelles me coupaient les épaules.

Je passai une première nuit dans une grange, et ne mangeai point. La femme du paysan, propriétaire de la grange, refusa le loyer de ma couchée ; elle m'apporta au lever du jour une grande écuellée de café au lait avec de la miche noire que je trouvai excellente. Je me remis en route tout gaillard, bien que je tombasse souvent. Je fus rejoint par quatre ou cinq de mes camarades qui prirent mon sac ; ils étaient aussi fort malades. Nous rencontrâmes des villageois ; de charrettes en charrettes, nous gagnâmes pendant cinq jours assez de chemin dans les Ardennes pour atteindre Attert, Flamizoul et Bellevue. Le sixième jour, je me retrouvai seul. Ma petite-vérole blanchissait et s'aplatissait.

Après avoir marché deux lieues, qui me coûtèrent six heures de temps, j'aperçus une famille de bohémiens campée avec deux chèvres et un âne, derrière un fossé, autour d'un feu de brandes. A peine arrivais-je, je me laissai choir, et les singulières créatures s'empressèrent de me secourir. Une jeune femme en haillons, vive, brune, mutine, chantait, sautait, tournait, en tenant de biais son enfant sur son sein, comme la vielle dont elle aurait animé sa danse, puis elle s'asseyait sur ses talons tout contre moi, me regardait curieusement à la lueur du feu, prenait ma main mourante pour me dire ma bonne aventure, en me demandant un petit sou ; c'était trop cher. Il était difficile d'avoir plus de science, de gentillesse et de misère que ma sibylle des Ardennes. Je ne sais quand les nomades dont j'aurais été un digne fils, me quittèrent ; lorsque, à l'aube, je sortis de mon engourdissement, je ne les trouvai plus. Ma bonne aventurière s'en était allée avec le secret de mon avenir. En échange de mon petit sou, elle avait déposé à mon chevet une pomme qui servit à me rafraîchir la bouche. Je me secouai comme Jeannot Lapin parmi le thym et la rosée ; mais je ne pouvais ni brouter , ni trotter , ni faire beaucoup de tours . Je me levai néanmoins dans l'intention de faire ma cour à l ' aurore : elle était bien belle, et j'étais bien laid ; son visage rose annonçait sa bonne santé ; elle se portait mieux que le pauvre Céphale de l'Armorique. Quoique jeunes tous deux, nous étions de vieux amis, et je me figurai que ce matin-là ses pleurs étaient pour moi.

Je m'enfonçai dans la forêt, je n'étais pas trop triste ; la solitude m'avait rendu à ma nature. Je chantonnais la romance de l'infortuné Cazotte :

Tout au beau milieu des Ardennes,

Est un château sur le haut d'un rocher, etc., etc.

N'était-ce point dans le donjon de ce château des fantômes, que le roi d'Espagne, Philippe II, fit enfermer mon compatriote, le capitaine La Noue, qui eut pour grand-mère une Chateaubriand ? Philippe consentait à relâcher l'illustre prisonnier, si celui-ci consentait à se laisser crever les yeux ; La Noue fut au moment d'accepter la proposition, tant il avait soif de retrouver sa chère Bretagne. Hélas ! j'étais possédé du même désir, et pour m'ôter la vue, je n'avais besoin que du mal dont il avait plu à Dieu de m'affliger. Je ne rencontrai pas sire Enguerrand venant d ' Espagne , mais de pauvres traîne-malheurs, de petits marchands forains qui avaient comme moi, toute leur fortune sur leur dos. Un bûcheron, avec des genouillères de feutre, entrait dans le bois : il aurait dû me prendre pour une branche morte et m'abattre. Quelques corneilles, quelques alouettes quelques bruants, espèce de gros pinsons, trottaient sur le chemin ou posaient immobiles sur le cordon de pierres attentifs à l'émouchet qui planait circulairement dans le ciel. De fois à autre, j'entendais le son de la trompe du porcher gardant ses truies et leurs petits à la glandée. Je me reposai à la hutte roulante d'un berger ; je n'y trouvai pour maître qu'un chaton qui me fit mille gracieuses caresses. Le berger se tenait au loin, debout, au centre d'un parcours, ses chiens assis à différentes distances autour des moutons ; le jour, ce pâtre cueillait des simples, c'était un médecin et un sorcier ; la nuit, il regardait les étoiles, c'était un berger chaldéen.

Je stationnai, une demi-lieue plus haut, dans un viandis de tragélaphes : des chasseurs passaient à l'extrémité. Une fontaine sourdait à mes pieds ; au fond de cette fontaine, dans cette même forêt, Roland innamorato , non pas furioso , aperçut un palais de cristal rempli de dames et de chevaliers. Si le paladin, qui rejoignit ses brillantes naïades, avait du moins laissé Bride d'Or au bord de la source ; si Shakespeare m'eût envoyé Rosalinde et le Duc exilé, ils m'auraient été bien secourables.

Ayant repris haleine, je continuai ma route. Mes idées affaiblies flottaient dans un vague non sans charme ; mes anciens fantômes, ayant à peine la consistance d'ombres trois quarts effacées, m'entouraient pour me dire adieu. Je n'avais plus la force des souvenirs ; je voyais dans un lointain indéterminé, et mêlées à des images inconnues, les formes aériennes de mes parents et de mes amis. Quand je m'asseyais contre une borne du chemin, je croyais apercevoir des visages me souriant au seuil des distantes cabanes, dans la fumée bleue échappée du toit des chaumières, dans la cime des arbres, dans le transparent des nuées, dans les gerbes lumineuses du soleil traînant ses rayons sur les bruyères comme un râteau d'or. Ces apparitions étaient celles des Muses qui venaient assister à la mort du poète : ma tombe, creusée avec le linteau de leurs lyres sous un chêne des Ardennes, aurait assez bien convenu au soldat et au voyageur. Quelques gelinottes, fourvoyées dans le gîte des lièvres sous des troënes, faisaient seules, avec des insectes, quelques murmures autour de moi ; vies aussi légères, aussi ignorées que ma vie. Je ne pouvais plus marcher ; je me sentais extrêmement mal ; la petite-vérole rentrait et m'étouffait.

Vers la fin du jour, je m'étendis sur le dos à terre, dans un fossé, la tête soutenue par le sac d' Atala , ma béquille à mes côtés, les yeux attachés sur le soleil, dont les regards s'éteignaient avec les miens. Je saluai de toute la douceur de ma pensée l'astre qui avait éclairé ma première jeunesse dans mes landes paternelles : nous nous couchions ensemble, lui pour se lever plus glorieux, moi, selon toutes les vraisemblances, pour ne me réveiller jamais. Je m'évanouis dans un sentiment de religion : le dernier bruit que j'entendis était la chute d'une feuille et le sifflement d'un bouvreuil.

 

1 L10 Chapitre 2

Londres, d'avril à septembre 1822.

Fourgons du prince de Ligne. - Femmes de Namur. - Je retrouve mon frère à Bruxelles. - Nos derniers adieux.

Il paraît que je demeurai à peu près deux heures en défaillance. Les fourgons du prince de Ligne vinrent à passer ; un des conducteurs s'étant arrêté pour couper un scion de bouleau, trébucha sur moi sans me voir : il me crut mort et me poussa du pied ; je donnai un signe de vie. Le conducteur appela ses camarades, et par un instinct de pitié, ils me jetèrent sur un chariot. Les cahots me ressuscitèrent ; je pus parler à mes sauveurs ; je leur dis que j'étais un soldat de l'armée des Princes, que s'ils voulaient me mener jusqu'à Bruxelles, ou ils allaient, je les récompenserais de leur peine. " Bien, camarade, me répondit l'un d'eux, mais il faudra que tu descendes à Namur, car il nous est défendu de nous charger de personne. Nous te reprendrons de l'autre coté de la ville. " Je demandai à boire ; j'avalai quelques gouttes d'eau-de-vie qui firent reparaître en dehors les symptômes de mon mal et débarrassèrent un moment ma poitrine ; la nature m'avait doué d'une force extraordinaire.

Nous arrivâmes vers dix heures du matin dans les faubourgs de Namur. Je mis pied à terre et suivis de loin les chariots ; je les perdis bientôt de vue. A l'entrée de la ville, on m'arrêta. Tandis qu'on examinait mes papiers je m'assis sous la porte. Les soldats de garde, à la vue de mon uniforme, m'offrirent un quignon de pain de munition, et le caporal me présenta, dans un godet de verre bleu, du brandevin au poivre. Je faisais quelques façons pour boire à la coupe de l'hospitalité militaire. " Prends donc ! " s'écria-t-il en colère, en accompagnant son injonction d'un Sacrament der Teufel (sacrement du diable) !

Ma traversée de Namur fut pénible : j'allais, m'appuyant contre les maisons. La première femme qui m'aperçut sortit de sa boutique, me donna le bras avec un air de compatissante, m'aida à me traîner ; je la remerciai et elle répondit : " Non, non, soldat. " Bientôt d'autres femmes accoururent, apportèrent du pain, du vin, des fruits, du lait, du bouillon, de vieilles nippes, des couvertures. " Il est blessé ", disaient les unes dans leur patois français-brabançon ; " il a la petite-vérole ", s'écriaient les autres, et elles écartaient les enfants. " Mais, jeune homme, vous ne pourrez marcher ; vous allez mourir, restez à l'hôpital. " Elles me voulaient conduire à l'hôpital, elles se relayaient de porte en porte, et me conduisirent ainsi jusqu'à celle de la ville, en dehors de laquelle je retrouvai les fourgons. On a vu une paysanne me secourir, on verra une autre femme me recueillir à Guernesey. Femmes, qui m'avez assisté dans ma détresse, si vous vivez encore, que Dieu soit en aide à vos vieux jours et à vos douleurs ! Si vous avez quitté la vie, que vos enfants aient en partage le bonheur que le ciel m'a longtemps refusé !

Les femmes de Namur m'aidèrent à monter dans le fourgon, me recommandèrent au conducteur et me forcèrent d'accepter une couverture de laine. Je m'aperçus qu'elles me traitaient avec une sorte de respect et de déférence : il y a dans la nature du Français quelque chose de supérieur et de délicat que les autres peuples reconnaissent. Les gens du prince de Ligne me déposèrent encore sur le chemin à l'entrée de Bruxelles et refusèrent mon dernier écu.

A Bruxelles, aucun hôtelier ne me voulut recevoir. Le Juif-errant, Oreste populaire que la complainte conduit dans cette ville :

Quand il fut dans la ville

De Bruxelles en Brabant,

y fut mieux accueilli que moi, car il avait toujours cinq sous dans sa poche. Je frappais, on ouvrait ; en m'apercevant, on disait : " Passez ! passez ! " et l'on me fermait la porte au nez. On me chassa d'un café. Mes cheveux pendaient sur mon visage masqué par ma barbe et mes moustaches ; j'avais la cuisse entourée d'un torchis de foin ; par-dessus mon uniforme en loques, je portais la couverture de laine des Namuriennes, nouée à mon cou en guise de manteau. Le mendiant de l'odyssée était plus insolent, mais n'était pas si pauvre que moi.

Je m'étais présenté d'abord inutilement à l'hôtel que j'avais habité avec mon frère ; je fis une seconde tentative : comme j'approchais de la porte, j'aperçus le comte de Chateaubriand, descendant de voiture avec le baron de Montboissier. Il fut effrayé de mon spectre. On chercha une chambre hors de l'hôtel, car le maître refusa absolument de m'admettre. Un perruquier offrait un bouge convenable à mes misères. Mon frère m'amena un chirurgien et un médecin. Il avait reçu des lettres de Paris ; M. de Malesherbes l'invitait à rentrer en France. Il m'apprit la journée du 10 août, les massacres de septembre et les nouvelles politiques dont je ne savais pas un mot. Il approuva mon dessein de passer dans l'île de Jersey, et m'avança vingt-cinq louis. Mes regards affaiblis me permettaient à peine de distinguer les traits de mon malheureux frère ; je croyais que ces ténèbres émanaient de moi, et c'étaient les ombres que l'Eternité répandait autour de lui : sans le savoir, nous nous voyions pour la dernière fois. Tous, tant que nous sommes, nous n'avons à nous que la minute présente ; celle qui la suit est à Dieu : il y a toujours deux chances pour ne pas retrouver l'ami que l'on quitte : notre mort ou la sienne. Combien d'hommes n'ont jamais remonté l'escalier qu'ils avaient descendu ?

La mort nous touche plus avant qu'après le trépas d'un ami : c'est une partie de nous qui se détache, un monde de souvenirs d'enfance, d'intimités de famille, d'affections et d'intérêts communs qui se dissout. Mon frère me précéda dans les lombes [Région postérieure de l'abdomen comprise entre la base de la poitrine et le bassin] de ma mère ; il habita le premier ces mêmes et saintes entrailles dont je sortis après lui ; il s'assit avant moi au foyer paternel ; il m'attendit plusieurs années pour me recevoir, me donner mon nom en Jésus-Christ et s'unir à toute ma jeunesse. Mon sang, mêlé à son sang dans le vase révolutionnaire aurait eu la même saveur, comme un lait fourni par le pâturage de la même montagne. Mais si les hommes ont fait tomber la tête de mon aîné, de mon parrain, avant l'heure, les ans n'épargneront pas la mienne : déjà mon front se dépouille ; je sens un Ugolin, le temps, penché sur moi qui me ronge le crâne :

... como ' I pan per fame si manduca.

 

1 L10 Chapitre 3

Londres, d'avril à septembre 1822.

Ostende. - Passage à Jersey. - On me met à terre à Guernesey. - La femme du pilote. - Jersey. - Mon oncle de Bedée et sa famille. - Description de l'île. - Le duc de Berry. - Parents et amis disparus. - Malheur de vieillir. - Je passe en Angleterre. - Dernière rencontre avec Gesril.

Le docteur ne revenait pas de son étonnement : il regardait cette petite-vérole sortante et rentrante qui ne me tuait pas, qui n'arrivait à aucune de ses crises naturelles, comme un phénomène dont la médecine n'offrait pas d'exemple. La gangrène s'était mise à ma blessure. On la pansa avec du quinquina. Ces premiers secours obtenus, je m'obstinai à partir pour Ostende. Bruxelles m'était odieux ; je brûlais d'en sortir ; il se remplissait de nouveau de ces héros de la domesticité, revenus de Verdun en calèche, et que je n'ai pas revus dans ce même Bruxelles, lorsque j'ai suivi le Roi pendant les Cent-Jours.

J'arrivai doucement à Ostende par les canaux : j'y trouvai quelques Bretons, mes compagnons d'armes. Nous nolisâmes [Noliser signifie affréter] une barque pontée et nous dévalâmes la Manche. Nous couchions dans la cale, sur les galets qui servaient de lest. La vigueur de mon tempérament était enfin épuisée. Je ne pouvais plus parler ; les mouvements d'une grosse mer achevèrent de m'abattre. Je humais à peine quelques gouttes d'eau et de citron, et quand le mauvais temps nous força de relâcher à Guernesey, on crut que j'allais expirer ; un prêtre émigré me lut les prières des agonisants. Le capitaine, ne voulant pas que je mourusse à son bord, ordonna de me descendre sur le quai : on m'assit au soleil, le dos appuyé contre un mur, la tête tournée vers la pleine mer, en face de cette île d'Aurigny, où, huit mois auparavant, j'avais vu la mort sous une autre forme.

J'étais apparemment voué à la pitié. La femme d'un pilote anglais vint à passer ; elle fut émue, appela son mari qui, aidé de deux ou trois matelots, me transporta dans une maison de pêcheur, moi, l'ami des vagues ; on me coucha sur un bon lit, dans des draps bien blancs. La jeune marinière prit tous les soins possibles de l'étranger : je lui dois la vie. Le lendemain, on me rembarqua. Mon hôtesse pleurait presque en se séparant de son malade ; les femmes ont un instinct céleste pour le malheur. Ma blonde et belle gardienne, qui ressemblait à une figure des anciennes gravures anglaises, pressait mes mains bouffies et brûlantes dans ses fraîches et longues mains ; j'avais honte d'approcher tant de disgrâces de tant de charmes.

Nous mîmes à la voile, et nous abordâmes la pointe occidentale de Jersey. Un de mes compagnons, M. du Tilleul, se rendit à Saint-Hélier, auprès de mon oncle. M. de Bedée le renvoya me chercher le lendemain avec une voiture. Nous traversâmes l'île entière : tout expirant que je me sentais, je fus charmé de ses bocages : mais je n'en disais que des radoteries, étant tombé dans le délire.

Je demeurai quatre mois entre la vie et la mort. Mon oncle, sa femme, son fils et ses trois filles se relevaient à mon chevet. J'occupais un appartement dans une des maisons que l'on commençait à bâtir le long du port : les fenêtres de ma chambre descendaient à fleur de plancher, et du fond de mon lit j'apercevais la mer. Le médecin, M. Delattre, avait défendu de me parler de choses sérieuses et surtout de politique. Dans les derniers jours de janvier 1793, voyant entrer chez moi mon oncle en grand deuil, je tremblai, car je crus que nous avions perdu quelqu'un de notre famille : il m'apprit la mort de Louis XVI. Je n'en fus pas étonné. je l'avais prévue. Je m'informai des nouvelles de mes parents ; mes soeurs et ma femme étaient revenues en Bretagne, après les massacres de septembre ; elles avaient eu beaucoup de peine à sortir de Paris. Mon frère, de retour en France s'était retiré à Malesherbes.

Je commençais à me lever ; la petite-vérole était passée ; mais je souffrais de la poitrine et il me restait une faiblesse que j'ai gardée longtemps.

Jersey, la Caesarea de l'itinéraire d'Antonin, est demeure sujette de la couronne d'Angleterre depuis la mort de Robert, duc de Normandie ; nous avons voulu plusieurs fois la prendre, mais toujours sans succès. Cette île est un débris de notre primitive histoire : les saints venant d'Hibernie et d'Albion dans la Bretagne-Armorique, se reposaient à Jersey.

Saint Hélier, solitaire, demeurait dans les rochers de Césarée ; les Vandales le massacrèrent. On retrouve à Jersey un échantillon des vieux Normands ; on croit entendre parler Guillaume-le-Bâtard ou l'auteur du Roman de Rou .

L'île est féconde ; elle a deux villes et douze paroisses ; elle est couverte de maisons de campagne et de troupeaux. Le vent de l'océan, qui semble démentir sa rudesse, donne à Jersey du miel exquis, de la crème d'une douceur extraordinaire et du beurre d'un jaune foncé, qui sent la violette. Bernardin de Saint-Pierre présume que le pommier nous vient de Jersey ; il se trompe : nous tenons la pomme et la poire de la Grèce, comme nous devons la pêche à la Perse, le citron à la Médie, la prune à la Syrie, la cerise à Cérasonte, la châtaigne à Castane, le coing à Cydon et la grenade à Chypre.

J'eus un grand plaisir à sortir aux premiers jours de mai. Le printemps conserve à Jersey toute sa jeunesse ; il pourrait encore s'appeler primevère comme autrefois, nom qu'en devenant vieux, il a laissé à sa fille, la première fleur dont il se couronne.

Ici je vous transcrirai deux pages de la vie du duc de Berry ; c'est toujours vous raconter la mienne :

" Après vingt-deux ans de combats, la barrière d'airain qui fermait la France fut forcée : l'heure de la Restauration approchait ; nos Princes quittèrent leurs retraites. Chacun d'eux se rendit sur différents points des frontières, comme ces voyageurs qui cherchent, au péril de leur vie, à pénétrer dans un pays dont on raconte des merveilles. Monsieur partit pour la Suisse ; Monseigneur le duc d'Angoulême pour l'Espagne, et son frère pour Jersey. Dans cette île, où quelques juges de Charles Ier moururent ignorés de la terre, monseigneur le duc de Berry retrouva des royalistes français, vieillis dans l'exil et oubliés pour leurs vertus comme jadis les régicides anglais pour leur crime. Il rencontra de vieux prêtres, désormais consacrés à la solitude ; il réalisa avec eux la fiction du poète qui fait aborder un Bourbon dans l'île de Jersey, après un orage. Tel confesseur et martyr pouvait dire à l'héritier de Henri IV, comme l'ermite de Jersey à ce grand roi :

Loin de la cour alors, dans cette grotte obscure,

De ma religion je viens pleurer l'injure. (Henriade )

" Monseigneur le duc de Berry passa quelques mois à Jersey ; la mer, les vents, la politique l'y enchaînèrent. Tout s'opposait à son impatience ; il se vit au moment de renoncer à son entreprise, et de s'embarquer pour Bordeaux. Une lettre de lui, à madame la maréchale Moreau, nous retrace vivement ses occupations sur son rocher :

" 8 février 1814.

" Me voici donc comme Tantale, en vue de cette malheureuse France qui a tant de peine à briser ses fers. Vous dont l'âme est si belle, si française, jugez de tout ce que j'éprouve ; combien il m'en coûterait de m'éloigner de ces rivages qu'il ne me faudrait que deux heures pour atteindre ! Quand le soleil les éclaire, je monte sur les plus hauts rochers et, ma lunette à la main, je suis toute la côte ; je vois les rochers de Coutances. Mon imagination s'exalte, je me vois sautant à terre, entouré de Français, cocardes blanches aux chapeaux ; j'entends le cri de Vive le Roi ! ce cri que jamais Français n'a entendu de sang-froid ; la plus belle femme de la province me ceint d'une écharpe blanche, car l'amour et la gloire vont toujours ensemble. Nous marchons sur Cherbourg ; quelque vilain fort, avec une garnison d'étrangers, veut se défendre : nous l'emportons d'assaut, et un vaisseau part pour aller chercher le Roi, avec le pavillon blanc qui rappelle les jours de gloire et de bonheur de la France ! Ah ! madame, quand on n'est qu'à quelques heures d'un rêve si probable, peut-on penser à s'éloigner ! "

Il y a trois ans que j'écrivais ces pages à Paris ; j'avais précédé M. le duc de Berry de vingt-deux années à Jersey, ville de bannis ; j'y devais laisser mon nom, puisque Armand de Chateaubriand s'y maria et que son fils Frédéric y est né.

La joyeuseté n'avait point abandonné la famille de mon oncle de Bedée ; ma tante choyait toujours un grand chien descendant de celui dont j'ai raconté les vertus ; comme il mordait tout le monde et qu'il était galeux, mes cousines le firent pendre en secret, malgré sa noblesse. Madame de Bedée se persuada que des officiers anglais, charmés de la beauté d'Azor, l'avaient volé, et qu'il vivait comblé d'honneurs et de dîners dans le plus riche château des trois royaumes. Hélas ! notre hilarité présente ne se composait que de notre gaieté passée. En nous retraçant les scènes de Monchoix, nous trouvions le moyen de rire à Jersey. La chose est assez rare, car dans le coeur humain, les plaisirs ne gardent pas entre eux les relations que les chagrins y conservent : les joies nouvelles ne font point printaner les anciennes joies, mais les douleurs récentes font reverdir les vieilles douleurs.

Au surplus, les émigrés excitaient alors la sympathie générale ; notre cause paraissait la cause de l'ordre européen : c'est quelque chose qu'un malheur honoré, et le nôtre l'était.

M. de Bouillon protégeait à Jersey les réfugiés français : il me détourna du dessein de passer en Bretagne, hors d'état que j'étais de supporter une vie de cavernes et de forêts ; il me conseilla de me rendre en Angleterre et d'y chercher l'occasion d'y prendre du service régulier. Mon oncle, très peu pourvu d'argent, commençait à se sentir mal à l'aise avec sa nombreuse famille ; il s'était vu forcé d'envoyer son fils à Londres se nourrir de misère et d'espérance. Craignant d'être à charge à M. de Bedée, je me décidai à le débarrasser de ma personne.

Trente louis qu'un bateau fraudeur de Saint-Malo m'apporta, me mirent à même d'exécuter mon dessein et j'arrêtai ma place au paquebot de Southampton. En disant adieu à mon oncle, j'étais profondément attendri : il venait de me soigner avec l'affection d'un père ; à lui se rattachait le peu d'instants heureux de mon enfance ; il connaissait tout ce qui fut aimé de moi ; je retrouvais sur son visage quelques ressemblances de ma mère. J'avais quitté cette excellente mère, et je ne devais plus la revoir ; j'avais quitté ma soeur Julie et mon frère, et j'étais condamné à ne plus les retrouver ; je quittais mon oncle, et sa mine épanouie ne devait plus réjouir mes yeux. Quelques mois avaient suffi à toutes ces pertes, car la mort de nos amis ne compte pas du moment où ils meurent, mais de celui où nous cessons de vivre avec eux.

Si l'on pouvait dire au temps : " Tout beau ! " on l'arrêterait aux heures des délices ; mais comme on ne le peut, ne séjournons pas ici-bas ; allons-nous-en, avant d'avoir vu fuir nos amis, et ces années que le poète trouvait seules dignes de la vie : Vitâ dignior aetas. Ce qui enchante dans l'âge des liaisons devient dans l'âge délaissé un objet de souffrance et de regret. On ne souhaite plus le retour des mois riants à la terre ; on le craint plutôt : les oiseaux, les fleurs, une belle soirée de la fin d'avril, une belle nuit commencée le soir avec le premier rossignol, achevée le matin avec la première hirondelle, ces choses qui donnent le besoin et le désir du bonheur, vous tuent. De pareils charmes, vous les sentez encore, mais ils ne sont plus pour vous : la jeunesse qui les goûte à vos côtés et qui vous regarde dédaigneusement, vous rend jaloux et vous fait mieux comprendre la profondeur de votre abandon. La fraîcheur et la grâce de la nature, en vous rappelant vos félicités passées, augmentent la laideur de vos misères. Vous n'êtes plus qu'une tache dans cette nature, vous en gâtez les harmonies et la suavité par votre présence, par vos paroles, et même par les sentiments que vous oseriez exprimer. Vous pouvez aimer, mais on ne peut plus vous aimer. La fontaine printanière a renouvelé ses eaux sans vous rendre votre jouvence, et la vue de tout ce qui renaît, de tout ce qui est heureux, vous réduit à la douloureuse mémoire de vos plaisirs.

Le paquebot sur lequel je m'embarquai était encombré de familles émigrées. J'y fis connaissance avec M. Hingant, ancien collègue de mon frère au parlement de Bretagne, homme d'esprit et de goût dont j'aurai trop à parler. Un officier de marine jouait aux échecs dans la chambre du capitaine ; il ne se remit pas mon visage, tant j'étais changé ; mais moi, je reconnus Gesril. Nous ne nous étions pas vus depuis Brest ; nous devions nous séparer à Southampton. Je lui racontai mes voyages, il me raconta les siens. Ce jeune homme, né auprès de moi parmi les vagues, embrassa pour la dernière fois son premier ami au milieu de ces vagues qu'il allait prendre à témoin de sa glorieuse mort. Lamba Doria, amiral des Génois, ayant battu la flotte des Vénitiens, apprend que son fils a été tué : Qu ' on le jette à la mer , dit ce père, à la façon des Romains, comme s'il eût dit : Qu ' on le jette à sa victoire . Gesril ne sortit volontairement des flots dans lesquels il s'était précipité, que pour mieux leur montrer sa victoire sur leur rivage.

J'ai déjà donné au commencement du sixième livre de ces Mémoires le certificat de mon débarquement de Jersey à Southampton. Voilà donc qu'après mes courses dans les bois de l'Amérique et dans les camps de l'Allemagne, j'arrive en 1793, pauvre émigré, sur cette terre où j'écris tout ceci en 1822 et où je suis aujourd'hui magnifique ambassadeur.

 

1 L10 Chapitre 4

Londres, d'avril à septembre 1822.

Literary Fund. - Grenier de Holborn. - Dépérissement de ma santé. - Visite aux médecins. - Emigrés à Londres.

Il s'est formé à Londres une société pour venir au secours des gens de lettres, tant anglais qu'étrangers. Cette société m'a invité à sa réunion annuelle ; je me suis fait un devoir de m'y rendre et d'y porter ma souscription. S. A. R. le duc d'York occupait le fauteuil du président ; à sa droite étaient le duc de Sommerset, les lords Torrington et Bolton ; il m'a fait placer à sa gauche. J'ai rencontré là mon ami M. Canning. Le poète, l'orateur, le ministre illustre a prononcé un discours où se trouve ce passage trop honorable pour moi, que les journaux ont répété : " Quoique la personne de mon noble ami, l'ambassadeur de France, soit encore peu connue ici, son caractère et ses écrits sont bien connus de toute l'Europe. Il commença sa carrière par exposer les principes du Christianisme ; il l'a continuée en défendant ceux de la Monarchie, et maintenant il vient d'arriver dans ce pays pour unir les deux Etats par les liens communs des principes monarchiques et des vertus chrétiennes. "

Il y a bien des années que M. Canning, homme de lettres, s'instruisait à Londres aux leçons de la politique de M. Pitt ; il y a presque le même nombre d'années que je commençai à écrire obscurément dans cette même capitale de l'Angleterre. Tous les deux, arrivés à une haute fortune, nous voilà membres d'une société consacrée au soulagement des écrivains malheureux. Est-ce l'affinité de nos grandeurs ou le rapport de nos souffrances qui nous a réunis ici ? Que feraient au banquet des Muses affligées le gouverneur des Indes orientales et l'ambassadeur de France ? C'est George Canning et François de Chateaubriand qui s'y sont assis, en souvenir de leur adversité et peut-être de leur félicité passées ; ils ont bu à la mémoire d'Homère, chantant ses vers pour un morceau de pain.

Si le Literary fund eût existé lorsque j'arrivai de Southampton à Londres, le 21 mai 1793, il aurait peut-être payé la visite du médecin dans le grenier de Holborn, où mon cousin de La Bouëtardais, fils de mon oncle de Bedée, me logea. On avait espéré merveille du changement d'air pour me rendre les forces nécessaires à la vie d'un soldat ; mais ma santé, au lieu de se rétablir déclina. Ma poitrine s'entreprit ; j'étais maigre et pâle, je toussais fréquemment, je respirais avec peine ; j'avais des sueurs et des crachements de sang. Mes amis, aussi pauvres que moi, me traînaient de médecin en médecin. Ces Hippocrates faisaient attendre cette bande de gueux à leur porte, puis me déclaraient, au prix d'une guinée, qu'il fallait prendre mon mal en patience, ajoutant : T ' is done, dear sir : " C'est fait, cher monsieur. " Le docteur Godwin, célèbre par ses expériences relatives aux noyés et faites sur sa propre personne d'après ses ordonnances, fut plus généreux : il m'assista gratuitement de ses conseils ; mais il me dit, avec la dureté dont il usait pour lui-même, que je pourrais durer quelques mois, peut-être une ou deux années, pourvu que je renonçasse à toute fatigue. " Ne comptez pas sur une longue carrière " ; tel fut le résumé de ses consultations.

La certitude acquise ainsi de ma fin prochaine, en augmentant le deuil naturel de mon imagination, me donna un incroyable repos d'esprit. Cette disposition intérieure explique un passage de la notice placée à la tête de l' Essai historique , et cet autre passage de l' Essai même : " Attaqué d'une maladie qui me laisse peu d'espoir, je vois les objets d'un oeil tranquille ; l'air calme de la tombe se fait sentir au voyageur qui n'en est plus qu'à quelques journées. " L'amertume des réflexions répandues dans l' Essai n'étonnera donc pas : c'est sous le coup d'un arrêt de mort, entre la sentence et l'exécution, que j'ai composé cet ouvrage. Un écrivain qui croyait toucher au terme, dans le dénuement de son exil, ne pouvait guère promener des regards riants sur le monde.

Mais comment traverser le temps de grâce qui m'était accordé ? J'aurais pu vivre ou mourir promptement de mon épée : on m'en interdisait l'usage ; que me restait-il ? une plume ? elle n'était ni connue, ni éprouvée, et j'en ignorais la puissance. Le goût des lettres inné en moi, des poésies de mon enfance, des ébauches de mes voyages, suffiraient-ils pour attirer l'attention du public ? L'idée d'écrire un ouvrage sur les révolutions comparées m'était venue ; je m'en occupais dans ma tête comme d'un sujet plus approprié aux intérêts du jour ; mais qui se chargerait de l'impression d'un manuscrit sans prôneurs, et pendant la composition de ce manuscrit, qui me nourrirait ? Si je n'avais que peu de jours à passer sur la terre, force était néanmoins d'avoir quelque moyen de soutenir ce peu de jours. Mes trente louis, déjà fort écornés, ne pouvaient aller bien loin, et en surcroît de mes afflictions particulières, il me fallait supporter la détresse commune de l'émigration. Mes compagnons à Londres avaient tous des occupations : les uns s'étaient mis dans le commerce du charbon, les autres faisaient avec leurs femmes des chapeaux de paille, les autres enseignaient le français qu'ils ne savaient pas. Ils étaient tous très gais. Le défaut de notre nation, la légèreté, s'était dans ce moment changé en vertu. On riait au nez de la fortune ; cette voleuse était toute penaude d'emporter ce qu'on ne lui redemandait pas.

 

2 L10 Chapitre 5

Londres, d'avril à septembre 1822.

Pelletier. - Travaux littéraires. - Ma société avec Hingant. - Nos promenades. - Une nuit dans l'église de Wesminster.

Pelletier, auteur du Domine salvum fac Regem et principal rédacteur des Actes des Apôtres , continuait à Londres son entreprise de Paris. Il n'avait pas précisément de vices ; mais il était rongé d'une vermine de petits défauts dont on ne pouvait l'épurer : libertin, mauvais sujet, gagnant beaucoup d'argent et le mangeant de même, à la fois serviteur de la légitimité et ambassadeur du roi nègre Christophe auprès de George III, correspondant diplomatique de M. le comte de Limonade, et buvant en vin de Champagne les appointements qu'on lui payait en sucre. Cette espèce de M. Violet, jouant les grands airs de la Révolution sur un violon de poche, me vint voir et m'offrit ses services, en qualité de Breton. Je lui parlai de mon plan de l' Essai ; il l'approuva fort : " Ce sera superbe ! " s'écria-t-il, et il me proposa une chambre chez son imprimeur Baylis, lequel imprimerait l'ouvrage au fur et à mesure de la composition. Le libraire Deboffe aurait la vente ; lui, Pelletier, emboucherait la trompette dans son journal l' Ambigu , tandis qu'on pourrait s'introduire dans le Courrier Français de Londres, dont la rédaction passa bientôt à M. de Montlosier. Pelletier ne doutait de rien : il parlait de me faire donner la croix de Saint-Louis pour mon siège de Thionville. Mon Gil Blas, grand, maigre, escalabreux, les cheveux poudrés, le front chauve, toujours criant et rigolant, met son chapeau rond sur l'oreille, me prend par le bras et me conduit chez l'imprimeur Baylis, où il me loue sans façon une chambre au prix d'une guinée par mois.

J'étais en face de mon avenir doré ; mais le présent sur quelle planche le traverser ? Pelletier me procura des traductions du latin et de l'anglais ; je travaillais le jour à ces traductions, la nuit à l' Essai historique dans lequel je faisais entrer une partie de mes voyages et de mes rêveries. Baylis me fournissait les livres, et j'employais mal à propos quelques schellings à l'achat des bouquins étalés sur les échoppes.

Hingant, que j'avais rencontré sur le paquebot de Jersey, s'était lié avec moi. Il cultivait les lettres, il était savant, écrivait en secret des romans dont il me lisait des pages. Il se logea, assez près de Baylis, au fond d'une rue qui donnait dans Holborn. Tous les matins, à dix heures, je déjeunais avec lui ; nous parlions de politique et surtout de mes travaux. Je lui disais ce que j'avais bâti de mon édifice de nuit, l' Essai ; puis je retournais à mon oeuvre de jour, les traductions. Nous nous réunissions pour dîner, à un schelling par tête, dans un estaminet ; de là, nous allions aux champs. Souvent aussi nous nous promenions seuls, car nous aimions tous deux à rêvasser.

Je dirigeais alors ma course à Kensington ou à Westminster. Kensington me plaisait ; j'errais dans sa partie solitaire, tandis que la partie qui touchait à Hyde-Park se couvrait d'une multitude brillante. Le contraste de mon indigence et de la richesse, de mon délaissement et de la foule, m'était agréable. Je voyais passer de loin les jeunes Anglaises avec cette confusion désireuse que me faisait éprouver autrefois ma sylphide, lorsqu'après l'avoir parée de toutes mes folies, j'osais à peine lever les yeux sur mon ouvrage. La mort, à laquelle je croyais toucher, ajoutait un mystère à cette vision d'un monde dont j'étais presque sorti. S'est-il jamais attaché un regard sur l'étranger assis au pied d'un pin ? Quelque belle femme avait-elle deviné l'invisible présence de René ?

A Westminster, autre passe-temps : dans ce labyrinthe de tombeaux, je pensais au mien prêt à s'ouvrir. Le buste d'un homme inconnu comme moi ne prendrait jamais place au milieu de ces illustres effigies ! Puis se montraient les sépulcres des monarques : Cromwell n'y était plus, et Charles Ier n'y était pas. Les cendres d'un traître, de Robert d'Artois reposaient sous les dalles que je pressais de mes pas fidèles. La destinée de Charles Ier venait de s'étendre sur Louis XVI ; chaque jour le fer moissonnait en France, et les fosses de mes parents étaient déjà creusées.

Les chants des maîtres de chapelle et les causeries des étrangers interrompaient mes réflexions. Je ne pouvais multiplier mes visites, car j'étais obligé de donner aux gardiens de ceux qui ne vivaient plus le schelling qui m'était nécessaire pour vivre. Mais alors je tournoyais au dehors de l'abbaye avec les corneilles, ou je m'arrêtais à considérer les clochers, jumeaux de grandeur inégale que le soleil couchant ensanglantait de ses feux sur la tenture noire des fumées de la Cité.

Une fois, cependant, il arriva qu'ayant voulu contempler à jour failli l'intérieur de la basilique, je m'oubliai dans l'admiration de cette architecture pleine de fougue et de caprice. Dominé par le sentiment de la vastité sombre des églises chrestiennes (Montaigne), j'errais à pas lents et je m'anuitai : on ferma les portes. J'essayai de trouver une issue ; j'appelai l' usher , je heurtai aux gates : tout ce bruit, épandu et délayé dans le silence, se perdit ; il fallut me résigner à coucher avec les défunts.

Après avoir hésité dans le choix de mon gîte, je m'arrêtai près du mausolée de lord Chatam, au bas du jubé et du double étage de la chapelle des Chevaliers et de Henry VII. A l'entrée de ces escaliers, de ces asiles fermés de grilles, un sarcophage engagé dans le mur vis à vis d'une mort de marbre armée de sa faulx, m'offrit son abri. Le pli d'un linceul, également de marbre, me servit de niche : à l'exemple de Charles-Quint, je m'habituais à mon enterrement.

J'étais aux premières loges pour voir le monde tel qu'il est. Quel amas de grandeurs renfermé sous ces dômes !! Qu'en reste-t-il ? Les afflictions ne sont pas moins vaines que les félicités ; l'infortunée Jane Gray n'est pas différente de l'heureuse Alix de Salisbury ; son squelette seulement est moins horrible, parce qu'il est sans tête ; sa carcasse s'embellit de son supplice et de l'absence de ce qui fit sa beauté. Les tournois du vainqueur de Crécy, les jeux du Camp du Drap-d'or de Henri VIII, ne recommenceront pas dans cette salle des spectacles funèbres. Bacon, Newton, Milton, sont aussi profondément ensevelis, aussi passés à jamais que leurs plus obscurs contemporains. Mot banni, vagabond, pauvre, consentirais-je à n'être plus la petite chose oubliée et douloureuse que je suis pour avoir été un de ces morts fameux, puissants, rassasiés de plaisirs ? oh ! la vie n'est pas tout cela ! Si du rivage de ce monde nous ne découvrons pas distinctement les choses divines, ne nous en étonnons pas : le temps est un voile interposé entre nous et Dieu, comme notre paupière entre notre oeil et la lumière.

Tapi sous mon linge de marbre, je redescendis de ces hauts pensers aux impressions naïves du lieu et du moment. Mon anxiété mêlée de plaisir était analogue à celle que j'éprouvais l'hiver dans ma tourelle de Combourg, lorsque j'écoutais le vent : un souffle et une ombre sont de nature pareille.

Peu à peu, m'accoutumant à l'obscurité, j'entrevis les figures placées aux tombeaux. Je regardais les encorbellements du Saint-Denis d'Angleterre, d'où l'on eût dit que descendaient en lampadaires gothiques les événements passés et les années qui furent : l'édifice entier était comme un temple monolithe de siècles pétrifiés.

J'avais compté dix heures, onze heures à l'horloge ; le marteau qui se soulevait et retombait sur l'airain, était le seul être vivant avec moi dans ces régions. Au dehors une voiture roulante, le cri du watchman , voila tout : ces bruits lointains de la terre me parvenaient d'un monde dans un autre monde. Le brouillard de la Tamise et la fumée du charbon de terre s'infiltrèrent dans la basilique, et y répandirent de secondes ténèbres.

Enfin, un crépuscule s'épanouit dans un coin des ombres les plus éteintes : je regardais fixement croître la lumière progressive ; émanait-elle des deux fils d'Edouard IV, assassinés par leur oncle ? " Ces aimables enfants, dit le grand tragique, étaient couchés ensemble ; ils se tenaient entourés de leurs bras innocents et blancs comme l'albâtre. Leurs lèvres semblaient quatre roses vermeilles sur une seule tige, qui, dans tout l'éclat de leur beauté, se baisent l'une l'autre. " Dieu ne m'envoya pas ces âmes tristes et charmantes ; mais le léger fantôme d'une femme à peine adolescente parut portant une lumière abritée dans une feuille de papier tournée en coquille : c'était la petite sonneuse de cloches. J'entendis le bruit d'un baiser, et la cloche tinta le point du jour. La sonneuse fut tout épouvantée lorsque je sortis avec elle par la porte du cloître. Je lui contai mon aventure ; elle me dit qu'elle était venue remplir les fonctions de son père malade : nous ne parlâmes pas du baiser.

 

2 L10 Chapitre 6

Londres, d'avril à septembre 1822.

Détresse. - Secours imprévu. - Logement sur un cimetière. - Nouveaux camarades d'infortune. - Nos plaisirs. - Mon cousin de La Bouëtardais.

J'amusai Hingant de mon aventure, et nous fîmes le projet de nous enfermer à Westminster ; mais nos misères nous appelaient chez les morts d'une manière moins poétique.

Mes fonds s'épuisaient : Baylis et Deboffe s'étaient hasardés, moyennant un billet de remboursement en cas de non-vente, à commencer l'impression de l' Essai ; là finissait leur générosité, et rien n'était plus naturel ; je m'étonne même de leur hardiesse. Les traductions ne venaient plus ; Pelletier, homme de plaisir, s'ennuyait d'une obligeance prolongée. Il m'aurait bien donné ce qu'il avait, s'il n'eût préféré le manger ; mais quêter des travaux çà et là, faire une bonne oeuvre de patience, impossible à lui. Hingant voyait aussi s'amoindrir son trésor ; entre nous deux, nous ne possédions que soixante francs. Nous diminuâmes la ration de vivres, comme sur un vaisseau lorsque la traversée se prolonge. Au lieu d'un schelling par tête, nous ne dépensions plus à dîner qu'un demi-schelling. Le matin, à notre thé, nous retranchâmes la moitié du pain, et nous supprimâmes le beurre. Ces abstinences fatiguaient les nerfs de mon ami. Son esprit battait la campagne ; il prêtait l'oreille, et avait l'air d'écouter quelqu'un ; en réponse, il éclatait de rire, ou versait des larmes. Hingant croyait au magnétisme et s'était troublé la cervelle du galimatias de Swedenborg. Il me disait le matin qu'on lui avait fait du bruit la nuit il se fâchait si je lui niais ses imaginations. L'inquiétude qu'il me causait m'empêchait de sentir mes souffrances. Elles étaient grandes pourtant : cette diète rigoureuse jointe au travail, échauffait ma poitrine malade ; je commençais à avoir de la peine à marcher, et néanmoins, je passais les jours et une partie des nuits dehors, afin qu'on ne s'aperçût pas de ma détresse. Arrivés à notre dernier schelling, je convins avec mon ami de le garder pour faire semblant de déjeuner. Nous arrangeâmes que nous achèterions un pain de deux sous ; que nous nous laisserions servir comme de coutume l'eau chaude et la théière ; que nous n'y mettrions point de thé ; que nous ne mangerions pas le pain, mais que nous boirions l'eau chaude avec quelques petites miettes de sucre restées au fond du sucrier.

Cinq jours s'écoulèrent de la sorte. La faim me dévorait ; j'étais brûlant ; le sommeil m'avait fui ; je suçais des morceaux de linge que je trempais dans de l'eau ; je mâchais de l'herbe et du papier. Quand je passais devant des boutiques de boulangers, mon tourment était horrible. Par une rude soirée d'hiver, je restai deux heures planté devant un magasin de fruits secs et de viandes fumées, avalant des yeux tout ce que je voyais ; j'aurais mangé, non seulement les comestibles, mais leurs boites, paniers et corbeilles.

Le matin du cinquième jour, tombant d'inanition, je me traîne chez Hingant ; je heurte à la porte, elle était fermée ; j'appelle, Hingant est quelque temps sans répondre ; il se lève enfin et m'ouvre. Il riait d'un air égaré ; sa redingote était boutonnée ; il s'assit devant la table à thé : " Notre déjeuner va venir " me dit-il d'une voix extraordinaire. Je crus voir quelques taches de sang à sa chemise ; je déboutonne brusquement sa redingote : il s'était donné un coup de canif profond de deux pouces dans le bout du sein gauche. Je criai au secours. La servante alla chercher un chirurgien. La blessure était dangereuse.

Ce nouveau malheur m'obligea de prendre un parti. Hingant, conseiller au parlement de Bretagne, s'était refusé à recevoir le traitement que le gouvernement anglais accordait aux magistrats français, de même que je n'avais pas voulu accepter le schelling aumôné par jour aux émigrés : j'écrivis à M. de Barentin et lui révélai la situation de mon ami. Les parents de Hingant accoururent et l'emmenèrent à la campagne. Dans ce moment même, mon oncle de Bedée me fit parvenir quarante écus, oblation touchante de ma famille persécutée ; il me sembla voir tout l'or du Pérou : le denier des prisonniers de France nourrit le Français exilé.

Ma misère avait mis obstacle à mon travail. Comme je ne fournissais plus de manuscrit, l'impression fut suspendue. Privé de la compagnie de Hingant, je ne gardai pas chez Baylis un logement d'une guinée par mois ; je payai le terme échu et m'en allai. Au-dessous des émigrés indigents qui m'avaient d'abord servi de patrons à Londres, il y en avait d'autres, plus nécessiteux encore. Il est des degrés entre les pauvres comme entre les riches ; on peut aller depuis l'homme qui s'habille l'hiver avec un chien, jusqu'à celui qui grelotte dans ses haillons tailladés. Mes amis me trouvèrent une chambre mieux appropriée à ma fortune décroissante (on n'est pas toujours au comble de la prospérité) ; ils m'installèrent aux environs de Mary-Le-Bone-Street dans un garret dont la lucarne donnait sur un cimetière : chaque nuit la crécelle du watchman m'annonçait que l'on venait de voler des cadavres. J'eus la consolation d'apprendre que Hingant était hors de danger.

Des camarades me visitaient dans mon atelier. A notre indépendance et à notre pauvreté on nous eût pris pour des peintres sur les ruines de Rome ; nous étions des artistes en misère sur les ruines de la France. Ma figure servait de modèle et mon lit de siège à mes élèves. Ce lit consistait dans un matelas et une couverture. Je n'avais point de draps ; quand il faisait froid, mon habit et une chaise, ajoutés à ma couverture, me tenaient chaud. Trop faible pour remuer ma couche, elle restait comme Dieu me l'avait retournée.

Mon cousin de La Bouëtardais, chassé, faute de payement, d'un taudis irlandais, quoiqu'il eût mis son violon en gage, vint chercher chez moi un abri contre le constable ; un vicaire bas-breton lui prêta un lit de sangles. La Bouëtardais était, ainsi que Hingant, conseiller au parlement de Bretagne ; il ne possédait pas un mouchoir pour s'envelopper la tête ; mais il avait déserté avec armes et bagages, c'est-à-dire qu'il avait emporté son bonnet carré et sa robe rouge, et il couchait sous la pourpre à mes côtés. Facétieux, bon musicien, ayant la voix belle, quand nous ne dormions pas, il s'asseyait tout nu sur ses sangles, mettait son bonnet carré, et chantait des romances en s'accompagnant d'une guitare qui n'avait que trois cordes. Une nuit que le pauvre garçon fredonnait ainsi l' Hymne à Vénus de Métastase : Scendi propizia , il fut frappé d'un vent coulis ; la bouche lui tourna, et il en mourut, mais pas tout de suite, car je lui frottai cordialement la joue. Nous tenions des conseils dans notre chambre haute, nous raisonnions sur la politique, nous nous occupions des cancans de l'émigration. Le soir, nous allions chez nos tantes et cousines danser, après les modes enrubannées et les chapeaux faits.

 

1 L10 Chapitre 7

Londres, d'avril à septembre 1822.

Fête somptueuse. - Fin de mes quarante écus. - Nouvelle détresse. - Table d'hôte. - Evêques.

Dîner à London-Tavern. - Manuscrits de Camden.

Ceux qui lisent cette partie de mes Mémoires ne se sont pas aperçus que je les ai interrompus deux fois : une fois pour offrir un grand dîner au duc d'York, frère du roi d'Angleterre ; une autre fois, pour donner une fête pour l'anniversaire de la rentrée du Roi de France à Paris, le 8 juillet. Cette fête m'a coûté quarante mille francs. Les pairs et les pairesses de l'empire britannique, les ambassadeurs, les étrangers de distinction ont rempli mes salons magnifiquement décorés. Mes tables étincelaient de l'éclat des cristaux de Londres et de l'or des porcelaines de Sèvres. Ce qu'il y a de plus délicat en mets, vins et fleurs abondait. Portland-Place était encombré de brillantes voitures. Collinet et la musique d'Almack's enchantaient la mélancolie fashionable des dandys et les élégances rêveuses des ladies pensivement dansantes. L'opposition et la majorité ministérielles avaient fait trêve : lady Canning causait avec lord Londonderry, lady Jersey avec le duc de Wellington. Monsieur, qui m'a fait faire cette année des compliments de mes somptuosités de 1822, ne savait pas, en 1793, qu'il existait non loin de lui un futur ministre lequel en attendant ses grandeurs, jeûnait au-dessus d'un cimetière pour péché de fidélité. Je me félicite aujourd'hui d'avoir essayé du naufrage, entrevu la guerre, partagé les souffrances des classes les plus humbles de la société comme je m'applaudis d'avoir rencontré, dans les temps de prospérité, l'injustice et la calomnie. J'ai profité à ces leçons : la vie, sans les maux qui la rendent grave, est un hochet d'enfant.

J'étais l'homme aux quarante écus ; mais le niveau des fortunes n'étant pas encore établi, et les denrées n'ayant pas baissé de valeur, rien ne fit contrepoids à ma bourse qui se vida. Je ne devais pas compter sur de nouveaux secours de ma famille, exposée en Bretagne au double fléau de la chouannerie et de la Terreur. Je ne voyais plus devant moi que l'hôpital ou la Tamise.

Des domestiques d'émigrés que leurs maîtres ne pouvaient plus nourrir, s'étaient transformés en restaurateurs pour nourrir leurs maîtres. Dieu sait la chère-lie que l'on faisait à ces tables d'hôtes ! Dieu sait aussi la politique qu'on y entendait ! Toutes les victoires de la République étaient métamorphosées en défaites, et si par hasard on doutait d'une restauration immédiate, on était déclaré Jacobin. Deux vieillardeaux évêques, qui avaient un faux air de la mort, se promenaient au printemps dans le parc Saint-James : " Monseigneur, disait l'un, croyez-vous que nous soyons en France au mois de juin ? - Mais, monseigneur répondait l'autre après avoir mûrement réfléchi, je n'y vois pas d'inconvénient. "

L'homme aux ressources, Pelletier, me déterra ou plutôt me dénicha dans mon aire. Il avait lu dans un journal de Yarmouth qu'une société d'antiquaires s'allait occuper d'une histoire du comté de Suffolk et qu'on demandait un Français capable de déchiffrer les manuscrits français du douzième siècle, de la collection de Camden. Le parson , ou ministre, de Beccles, était à la tête de l'entreprise, c'était à lui qu'il se fallait adresser. " Voilà votre affaire, me dit Pelletier, partez, vous déchiffrerez ces vieilles paperasses ; vous continuerez à envoyer de la copie de l' Essai à Baylis ; je forcerai ce pleutre à reprendre son impression ; vous reviendrez à Londres avec deux cents guinées, votre ouvrage fait, et vogue la galère ! "

Je voulus balbutier quelques objections : " Eh ! que diable, s'écria mon homme, comptez-vous rester dans ce palais où j'ai déjà un froid horrible ? Si Rivarol, Champcenetz, Mirabeau-Tonneau et moi avions eu la bouche en coeur, nous aurions fait de belle besogne dans les Actes des Gloires ! Savez-vous que cette histoire de Hingant fait un boucan d'enfer ? Vous vouliez donc vous laisser mourir de faim tous deux ? Ah ! ah ! ah ! pouf !... Ah ! ah !... " Pelletier, plié en deux, se tenait les genoux à force de rire. Il venait de placer cent exemplaires de son journal aux colonies ; il en avait reçu le payement et faisait sonner ses guinées dans sa poche. Il m'emmena de force, avec La Bouëtardais apoplectique, et deux émigrés en guenilles qui se trouvèrent sous sa main, dîner à London-Tavern . Il nous fit boire du vin de Porto, manger du roastbeef et du plumpudding à en crever. " Comment, monsieur le comte, disait-il à mon cousin, avez-vous ainsi la gueule de travers ? " La Bouëtardais, moitié choqué, moitié content, expliquait la chose de son mieux ; il racontait qu'il avait été tout à coup saisi en chantant ces deux mots : O bella Venere ! Mon pauvre paralysé avait un air si mort, si transi, si râpé, en barbouillant sa bella Venere, que Pelletier se renversa d'un fou rire et pensa culbuter la table, en la frappant en dessous de ses deux pieds.

A la réflexion, le conseil de mon compatriote, vrai personnage de mon autre compatriote Le Sage, ne me parut pas si mauvais. Au bout de trois jours d'enquêtes, après m'être fait habiller par le tailleur de Pelletier, je partis pour Beccles avec quelque argent que me prêta Deboffe, sur l'assurance de ma reprise de l' Essai . Je changeai mon nom, qu'aucun Anglais ne pouvait prononcer, en celui de Combourg qu'avait porté mon frère et qui me rappelait les peines et les plaisirs de ma première jeunesse. Descendu à l'auberge, je présentai au ministre du lieu une lettre de Deboffe, fort estimé dans la librairie anglaise, laquelle lettre me recommandait comme un savant du premier ordre. Parfaitement accueilli, je vis tous les gentlemen du canton, et je rencontrai deux officiers de notre marine royale qui donnaient des leçons de français dans le voisinages.

 

1 L10 Chapitre 8

Londres, d'avril à septembre 1822.

Mes occupations dans la province. - Mort de mon frère. - Malheurs de ma famille. - Deux Frances. - Lettres de Hingant.

Je repris des forces ; les courses que je faisais à cheval me rendirent un peu de santé. L'Angleterre, vue ainsi en détail, était triste, mais charmante ; partout la même chose et le même aspect. M. de Combourg était invité à toutes les parties. Je dus à l'étude le premier adoucissement de mon sort. Cicéron avait raison de recommander le commerce des lettres dans les chagrins de la vie. Les femmes étaient charmées de rencontrer un Français pour parler français.

Les malheurs de ma famille, que j'appris par les journaux, et qui me firent connaître sous mon véritable nom (car je ne pus cacher ma douleur), augmentèrent à mon égard l'intérêt de la société. Les feuilles publiques annoncèrent la mort de M. de Malesherbes ; celle de sa fille, madame la présidente de Rosambo ; celle de sa petite-fille, madame la comtesse de Chateaubriand ; et celle de son petit-gendre, le comte de Chateaubriand mon frère, immolés ensemble, le même jour à la même heure, au même échafaud. M. de Malesherbes était l'objet de l'admiration et de la vénération des Anglais ; mon alliance de famille avec le défenseur de Louis XVI ajouta à la bienveillance de mes hôtes.

Mon oncle de Bedée me manda les persécutions éprouvées par le reste de mes parents. Ma vieille et incomparable mère avait été jetée dans une charrette avec d'autres victimes, et conduite du fond de la Bretagne dans les geôles de Paris, afin de partager le sort du fils qu'elle avait tant aimé. Ma femme et ma soeur Lucile dans les cachots de Rennes, attendaient leur sentence ; il avait été question de les enfermer au château de Combourg, devenu forteresse d'Etat : on accusait leur innocence du crime de mon émigration. Qu'étaient-ce que chagrins en terre étrangère, comparés à ceux des Français demeurés dans leur patrie ? Et pourtant, quel malheur, au milieu des souffrances de l'exil, de savoir que notre exil même devenait le prétexte de la persécution de nos proches !

Il y a deux ans que l'anneau de mariage de ma belle-soeur fut ramassé dans le ruisseau de la rue Cassette ; on me l'apporta ; il était brisé ; les deux cerceaux de l'alliance étaient ouverts et pendaient enlacés l'un à l'autre ; les noms s'y lisaient parfaitement gravés. Comment cette bague s'était-elle retrouvée ? Dans quel lieu et quand avait-elle été perdue ? La victime, emprisonnée au Luxembourg, avait-elle passé par la rue Cassette en allant au supplice ? Avait-elle laissé tomber la bague du haut du tombereau ? Cette bague avait-elle été arrachée de son doigt après l'exécution ? Je fus tout saisi à la vue de ce symbole, qui, par sa brisure et son inscription, me rappelait de si cruelles destinées. Quelque chose de mystérieux et de fatal s'attachait à cet anneau que ma belle-soeur semblait m'envoyer du séjour des morts, en mémoire d'elle et de mon frère. Je l'ai remis à son fils : puisse-t-il ne pas lui porter malheur !

Cher orphelin image de ta mère,

Au ciel pour toi je demande ici-bas

Les jours heureux retranchés à ton père

Et les enfants que ton oncle n'a pas.

Ce mauvais couplet et deux ou trois autres sont le seul présent de noces que j'aie pu faire à mon neveu lorsqu'il s'est marié.

Un autre monument m'est resté de ces malheurs : voici ce que m'écrit M. de Contencin, qui, en fouillant dans les archives de la maison de ville et de la Sainte Chapelle a trouvé l'ordre du tribunal révolutionnaire qui envoyait mon frère et sa famille à l'échafaud :

" Monsieur le vicomte,

" Il y a une sorte de cruauté à réveiller dans une âme qui a beaucoup souffert le souvenir des maux qui l'ont affectée le plus douloureusement. Cette pensée m'a fait hésiter quelque temps à vous offrir un bien triste document qui, dans mes recherches historiques, m'est tombé sous la main. C'est un acte de décès signé avant la mort par un homme qui s'est toujours montré implacable comme elle, toutes les fois qu'il a trouvé réunies sur la même tête l'illustration et la vertu.

" Je désire, monsieur le vicomte, que vous ne me sachiez pas trop mauvais gré d'ajouter à vos archives de famille un titre qui rappelle de si cruels souvenirs. J'ai supposé qu'il aurait de l'intérêt pour vous, puisqu'il avait du prix à mes yeux, et dès lors j'ai songé à vous l'offrir. Si je ne suis point indiscret, je m'en féliciterai doublement, car je trouve aujourd'hui dans ma démarche l'occasion de vous exprimer les sentiments de profond respect et d'admiration sincère que vous m'avez inspirés depuis longtemps. et avec lesquels je suis, monsieur le vicomte,

" Votre très humble et très obéissant serviteur,

" A. de Contencin. "

" Hôtel de la préfecture de la Seine.

" Paris, le 28 mars 1835. "

Voici ma réponse à cette lettre :

" J'avais fait, monsieur, chercher à la Sainte-Chapelle les pièces du procès de mon malheureux frère et de sa femme, mais on n'avait pas trouvé l ' ordre que vous avez bien voulu m'envoyer. Cet ordre et tant d'autres, avec leurs ratures, leurs noms estropiés, auront été présentés à Fouquier au tribunal de Dieu : il lui aura bien fallu reconnaître sa signature. Voilà les temps qu'on regrette, et sur lesquels on écrit des volumes d'admiration ! Au surplus, j'envie mon frère : depuis longues années du moins il a quitté ce triste monde. Je vous remercie infiniment, monsieur de l'estime que vous voulez bien me témoigner dans votre belle et noble lettre, et vous prie d'agréer l'assurance de la considération très distinguée avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc. "

Cet ordre de mort est surtout remarquable par les preuves de la légèreté avec laquelle les meurtres étaient commis : des noms sont mal orthographiés, d'autres sont effacés. Ces défauts de forme, qui auraient suffi pour annuler la plus simple sentence, n'arrêtaient point les bourreaux ; ils ne tenaient qu'à l'heure exacte de la mort : à cinq heures précises . Voici la pièce authentique, je la copie fidèlement :

" Exécuteur des jugements criminels.

" Tribunal révolutionnaire.

" L'exécuteur des jugements criminels ne fera faute de se rendre à la maison de justice de la Conciergerie, pour y mettre à exécution le jugement qui condamne Mousset, d'Esprémenil, Chapelier, Thouret, Hell, Lanmoignon Malsherbes, la femme Lepelletier Rosambo, Chateau Brian et sa femme (le nom propre effacé, illisible), la veuve Duchatelet, la femme de Grammont, ci-devant duc, la femme Rochechuart (Rochechouart), et Parmentier : - 14 à la peine de mort. L'exécution aura lieu aujourd'hui, à cinq heures précises, sur la place de la Révolution de cette ville.

" L'accusateur public,

" H.-Q. Fouquier. "

" Fait au Tribunal, le trois floréal, l'an second de la République française.

" Deux voitures. "

Le 9 thermidor sauva les jours de ma mère ; mais elle fut oubliée à la Conciergerie. Le commissaire conventionnel la trouva : " Que fais-tu là, citoyenne ? lui dit-il ; qui es-tu ? pourquoi restes-tu ici ? " Ma mère répondit qu'ayant perdu son fils, elle ne s'informait point de ce qui se passait, et qu'il lui était indifférent de mourir dans la prison ou ailleurs. " Mais tu as peut-être d'autres enfants ? " répliqua le commissaire. Ma mère nomma ma femme et mes soeurs détenues à Rennes. L'ordre fut expédié de mettre celles-ci en liberté, et l'on contraignit ma mère de sortir.

Dans les histoires de la Révolution, on a oublié de placer le tableau de la France extérieure auprès du tableau de la France intérieure, de peindre cette grande colonie d'exilés, variant son industrie et ses peines de la diversité des climats et de la différence des moeurs des peuples.

En dehors de la France, tout s'opérant par individu, métamorphoses d'états, afflictions obscures, sacrifices sans bruit, sans récompense ; et dans cette variété d'individus de tout rang, de tout âge, de tout sexe, une idée fixe conservée ; la vieille France voyageuse avec ses préjugés et ses fidèles, comme autrefois l'Eglise de Dieu errante sur la terre avec ses vertus et ses martyrs.

En dedans de la France, tout s'opérant par masse : Barrère annonçant des meurtres et des conquêtes, des guerres civiles et des guerres étrangères ; les combats gigantesques de la Vendée et des bords du Rhin ; les trônes croulant au bruit de la marche de nos armées ; nos flottes abîmées dans les flots ; le peuple déterrant les monarques à Saint-Denis et jetant la poussière des Rois morts au visage des Rois vivants pour les aveugler ; la nouvelle France, glorieuse de ses nouvelles libertés, fière même de ses crimes, stable sur son propre sol, tout en reculant ses frontières, doublement armée du glaive du bourreau et de l'épée du soldat.

Au milieu de mes chagrins de famille, quelques lettres de mon ami Hingant vinrent me rassurer sur son sort, lettres d'ailleurs fort remarquables : il m'écrivait au mois de septembre 1795 :

" Votre lettre du 23 août est pleine de la sensibilité la plus touchante. Je l'ai montrée à quelques personnes qui avaient les yeux mouillés en la lisant. J'ai été presque tenté de leur dire ce que Diderot disait le jour que J.-J. Rousseau vint pleurer, dans sa prison, à Vincennes : Voyez comme mes amis m ' aiment . Ma maladie n'a été, au vrai, qu'une de ces fièvres de nerfs qui font beaucoup souffrir, et dont le temps et la patience sont les meilleurs remèdes. Je lisais pendant cette fièvre des extraits du Phédon et du Timée . Ces livres-là donnent appétit de mourir, et je disais comme Caton :

It must be so, Plato ; thou reason ' st well !

" Je me faisais une idée de mon voyage, comme on se ferait une idée d'un voyage aux grandes Indes. Je me représentais que je verrais beaucoup d'objets nouveaux dans le monde des esprits (comme l'appelle Swedenborg), et surtout que je serais exempt des fatigues et des dangers du voyage. "

 

1 L10 Chapitre 9

Londres, d'avril à septembre 1822.

Charlotte.

Quatre lieues de Beccles, dans une petite ville appelée Bungay, demeurait un ministre anglais, le révérend M. Ives, grand helléniste et grand mathématicien. Il avait une femme jeune encore, charmante de figure, d'esprit et de manières, et une fille unique, âgée de quinze ans. Présenté dans cette maison, j'y fus mieux reçu que partout ailleurs. On buvait à la manière des anciens Anglais, et on restait deux heures à table, après les femmes. M. Ives, qui avait vu l'Amérique, aimait à conter ses voyages, à entendre le récit des miens, à parler de Newton et d'Homère. Sa fille, devenue savante pour lui plaire, était excellente musicienne et chantait comme aujourd'hui madame Pasta. Elle reparaissait au thé et charmait le sommeil communicatif du vieux ministre. Appuyé au bout du piano, j'écoutais miss Ives en silence.

La musique finie, la young lady me questionnait sur la France, sur la littérature ; elle me demandait des plans d'études ; elle désirait particulièrement connaître les auteurs italiens, et me pria de lui donner quelques notes sur la Divina Commedia et la Gerusalemme . Peu à peu, j'éprouvai le charme timide d'un attachement sorti de l'âme : j'avais paré les Floridiennes, je n'aurais pas osé relever le gant de miss Ives ; je m'embarrassais quand j'essayais de traduire quelque passage du Tasse. J'étais plus à l'aise avec un génie plus chaste et plus mâle, Dante.

Les années de Charlotte Ives et les miennes concordaient. Dans les liaisons qui ne se forment qu'au milieu de votre carrière, il entre quelque mélancolie ; si l'on ne se rencontre pas de prime abord, les souvenirs de la personne qu'on aime, ne se trouvent point mêlés à la partie des jours où l'on respira sans la connaître : ces jours, qui appartiennent à une autre société, sont pénibles à la mémoire et comme retranchés de notre existence. Y a-t-il disproportion d'âge ? les inconvénients augmentent : le plus vieux a commencé la vie avant que le plus jeune fut au monde ; le plus jeune est destiné à demeurer seul à son tour ; l'un a marché dans une solitude en-deçà d'un berceau, l'autre traversera une solitude au-delà d'une tombe ; le passé fut un désert pour le premier, l'avenir sera un désert pour le second. Il est difficile d'aimer avec toutes les conditions de bonheur, jeunesse, beauté, temps opportun, harmonie de coeur, de goût, de caractère, de grâces et d'années.

Ayant fait une chute de cheval, je restai quelque temps chez M. Ives. C'était l'hiver ; les songes de ma vie commencèrent à fuir devant la réalité. Miss Ives devenait plus réservée ; elle cessa de m'apporter des fleurs ; elle ne voulut plus chanter.

Si l'on m'eût dit que je passerais le reste de ma vie, ignoré au sein de cette famille solitaire, je serais mort de plaisir : il ne manque à l'amour que la durée, pour être à la fois l'Eden avant la chute et l'Hosanna sans fin. Faites que la beauté reste, que la jeunesse demeure, que le coeur ne se puisse lasser, et vous reproduirez le ciel. L'amour est si bien la félicité primeraine qu'il est poursuivi de la chimère d'être toujours ; il ne veut prononcer que des serments irrévocables ; au défaut de ses joies, il cherche à éterniser ses douleurs ; ange tombé, il parle encore le langage qu'il parlait au séjour incorruptible ; son espérance est de ne cesser jamais ; dans sa double nature et dans sa double illusion ici-bas, il prétend se perpétuer par d'immortelles pensées et par des générations intarissables.

Je voyais venir avec consternation le moment où je serais obligé de me retirer. La veille du jour annoncé comme celui de mon départ, le dîner fut morne. A mon grand étonnement, M. Ives se retira au dessert en emmenant sa fille, et je restai seul avec madame Ives : elle était dans un embarras extrême. Je crus qu'elle m'allait faire des reproches d'une inclination qu'elle avait pu découvrir, mais dont jamais je n'avais parlé. Elle me regardait, baissait les yeux, rougissait ; elle-même, séduisante dans ce trouble, il n'y a point de sentiment qu'elle n'eût pu revendiquer pour elle. Enfin, brisant avec effort l'obstacle qui lui ôtait la parole : " Monsieur, me dit-elle en anglais, vous avez vu ma confusion : je ne sais si Charlotte vous plaît, mais il est impossible de tromper une mère ; ma fille a certainement conçu de l'attachement pour vous. M. Ives et moi nous nous sommes consultés ; vous nous convenez sous tous les rapports ; nous croyons que vous rendrez notre fille heureuse. Vous n'avez plus de patrie ; vous venez de perdre vos parents ; vos biens sont vendus ; qui pourrait donc vous rappeler en France ? En attendant notre héritage, vous vivrez avec nous. "

De toutes les peines que j'avais endurées, celle-là me fut la plus sensible et la plus grande. Je me jetai aux genoux de madame Ives ; je couvris ses mains de mes baisers et de mes larmes. Elle croyait que je pleurais de bonheur, et elle se mit à sangloter de joie. Elle étendit le bras pour tirer le cordon de la sonnette ; elle appela son mari et sa fille : " Arrêtez ! m'écriai-je ; je suis marié ! " Elle tomba évanouie.

Je sortis, et sans rentrer dans ma chambre, je partis à pied. J'arrivai à Beccles, et je pris la poste pour Londres, après avoir écrit à madame Ives une lettre dont je regrette de n'avoir pas gardé de copie.

Le plus doux, le plus tendre et le plus reconnaissant souvenir m'est resté de cet événement. Avant ma renommée, la famille de M. Ives est la seule qui m'ait voulu du bien et qui m'ait accueilli d'une affection véritable. Pauvre, ignoré, proscrit, sans séduction, sans beauté, je trouve un avenir assuré, une patrie, une épouse charmante pour me retirer de mon délaissement, une mère presque aussi belle que sa fille pour me tenir lieu de ma vieille mère, un père instruit, aimant et cultivant les lettres pour remplacer le père dont le ciel m'avait privé ; qu'apportais-je en compensation de tout cela ? Aucune illusion ne pouvait entrer dans le choix que l'on faisait de moi ; je devais croire être aimé. Depuis cette époque, je n'ai rencontré qu'un attachement assez élevé pour m'inspirer la même confiance. Quant à l'intérêt dont j'ai paru être l'objet dans la suite, je n'ai jamais pu démêler si des causes extérieures, si le fracas de la renommée, la parure des partis, l'éclat des hautes positions littéraires ou politiques n'étaient pas l'enveloppe qui m'attirait des empressements.

Au reste, en épousant Charlotte Ives, mon rôle changeait sur la terre : enseveli dans un comté de la Grande-Bretagne, je serais devenu un gentleman chasseur : pas une seule ligne ne serait tombée de ma plume ; j'eusse même oublié ma langue, car j'écrivais en anglais, et mes idées commençaient à se former en anglais dans ma tête. Mon pays aurait-il beaucoup perdu à ma disparition ? Si je pouvais mettre à part ce qui m'a consolé, je dirais que je compterais déjà bien des jours de calme, au lieu des jours de trouble échus à mon lot. L'Empire, la Restauration, les divisions, les querelles de la France, que m'eût fait tout cela ? Je n'aurais pas eu chaque matin à pallier des fautes, à combattre des erreurs. Est-il certain que j'aie un talent véritable et que ce talent ait valu la peine du sacrifice de ma vie ? Dépasserai-je ma tombe ? Si je vais au-delà, y aura-t-il dans la transformation qui s'opère, dans un monde changé et occupé de toute autre chose, y aura-t-il un public pour m'entendre ? Ne serai-je pas un homme d'autrefois, inintelligible aux générations nouvelles ? Mes idées, mes sentiments, mon style même ne seront-ils pas à la dédaigneuse postérité choses ennuyeuses et vieillies ? Mon ombre pourra-t-elle dire comme celle de Virgile à Dante : " Poeta fui e cantai , je fus poète, et je chantai ! "

 

1 L10 Chapitre 10

Retour à Londres.

Revenu à Londres, je n'y trouvai pas le repos : j'avais fui devant ma destinée comme un malfaiteur devant son crime. Combien il avait dû être pénible à une famille si digne de mes hommages, de mes respects de ma reconnaissance, d'éprouver une sorte de refus de l'homme inconnu qu'elle avait accueilli, auquel elle avait offert de nouveaux foyers avec une simplicité, une absence de soupçon, de précaution qui tenaient des moeurs patriarcales ! Je me représentais le chagrin de Charlotte, les justes reproches que l'on pouvait et qu'on devait m'adresser : car enfin j'avais mis de la complaisance à m'abandonner à une inclination dont je connaissais l'insurmontable illégitimité. Etait-ce donc une séduction que j'avais vaguement tentée, sans me rendre compte de cette blâmable conduite ? Mais en m'arrêtant, comme je le fis, pour rester honnête homme, ou en passant par-dessus l'obstacle pour me livrer à un penchant flétri d'avance par ma conduite, je n'aurais pu que plonger l'objet de cette séduction dans le regret ou la douleur.

De ces réflexions amères, je me laissais aller à d'autres sentiments non moins remplis d'amertume : je maudissais mon mariage qui, selon les fausses perceptions de mon esprit, alors très malade, m'avait jeté hors de mes voies et me privait du bonheur. Je ne songeais pas qu'en raison de cette nature souffrante à laquelle j'étais soumis et de ces notions romanesques de liberté que je nourrissais, un mariage avec miss Ives eût été pour moi aussi pénible qu'une union plus indépendante.

Une chose restait pure et charmante en moi, quoique profondément triste : l'image de Charlotte ; cette image finissait par dominer mes révoltes contre mon sort. Je fus cent fois tenté de retourner à Bungay, d'aller, non me présenter à la famille troublée, mais me cacher sur le bord du chemin pour voir passer Charlotte, pour la suivre au temple où nous avions le même Dieu, sinon le même autel, pour offrir à cette femme, à travers le ciel, l'inexprimable ardeur de mes voeux, pour prononcer, du moins en pensée, cette prière de la bénédiction nuptiale que j'aurais pu entendre de la bouche d'un ministre dans ce temple :

" O Dieu, unissez, s'il vous plaît, les esprits de ces époux, et versez dans leurs coeurs une sincère amitié. Regardez d'un oeil favorable votre servante. Faites que son joug soit un joug d'amour et de paix, qu'elle obtienne une heureuse fécondité ; faites, Seigneur, que ces époux voient tous deux les enfants de leurs enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération, et qu'ils parviennent à une heureuse vieillesse. "

Errant de résolution en résolution, j'écrivais à Charlotte de longues lettres que je déchirais. Quelques billets insignifiants, que j'avais reçus d'elle, me servaient de talisman ; attachée à mes pas par ma pensée, Charlotte, gracieuse, attendrie, me suivait, en les purifiant, par les sentiers de la sylphide. Elle absorbait mes facultés ; elle était le centre à travers lequel plongeait mon intelligence, de même que le sang passe par le coeur ; elle me dégoûtait de tout, car j'en faisais un objet perpétuel de comparaison à son avantage. Une passion vraie et malheureuse est un levain empoisonné qui reste au fond de l'âme et qui gâterait le pain des anges.

Les lieux que j'avais parcourus, les heures et les paroles que j'avais échangées avec Charlotte étaient gravés dans ma mémoire : je voyais le sourire de l'épouse qui m'avait été destinée ; je touchais respectueusement ses cheveux noirs ; je pressais ses beaux bras contre ma poitrine, ainsi qu'une chaîne de lis que j'aurais portée à mon cou. Je n'étais pas plutôt dans un lieu écarté, que Charlotte, aux blanches mains, se venait placer à mes côtés. Je devinais sa présence, comme la nuit on respire le parfum des fleurs qu'on ne voit pas.

Privé de la société d'Hingant, mes promenades, plus solitaires que jamais, me laissaient en pleine liberté d'y mener l'image de Charlotte. A la distance de trente milles de Londres, il n'y a pas une bruyère, un chemin, une église que je n'aie visités. Les endroits les plus abandonnés, un préau d'orties, un fossé planté de chardons, tout ce qui était négligé des hommes, devenaient pour moi des lieux préférés, et dans ces lieux Byron respirait déjà. La tête appuyée sur ma main, je regardais les sites dédaignés ; quand leur impression pénible m'affectait trop, le souvenir de Charlotte venait me ravir ; j'étais alors comme ce pèlerin, lequel, arrivé dans une solitude à la vue des rochers du Sinaï, entendit chanter le rossignol.

A Londres, on était surpris de mes façons. Je ne regardais personne, je ne répondais point, je ne savais ce que l'on me disait : mes anciens camarades me soupçonnaient atteint de folie.

 

1 L10 Chapitre 11

Rencontre extraordinaire.

Qu'arrivera-t-il à Bungay après mon départ ? Qu'est devenue cette famille où j'avais apporté la joie et le deuil ?

Vous vous souvenez toujours bien que je suis ambassadeur auprès de George IV, et que j'écris à Londres, en 1822, ce qui m'arriva à Londres en 1795. Quelques affaires, depuis huit jours, m'ont obligé d'interrompre la narration que je reprends aujourd'hui. Dans cet intervalle, mon valet de chambre est venu me dire, un matin entre midi et une heure, qu'une voiture était arrêtée à ma porte, et qu'une dame anglaise demandait à me parler. Comme je me suis fait une règle, dans ma position publique, de ne refuser personne, j'ai dit de laisser monter cette dame.

J'étais dans mon cabinet ; on a annoncé lady Sulton ; j'ai vu entrer une femme en deuil, accompagnée de deux beaux garçons également en deuil : l'un pouvait avoir seize ans et l'autre quatorze. Je me suis avancé vers l'étrangère ; elle était si émue qu'elle pouvait à peine marcher. Elle m'a dit d'une voix altérée : " Mylord, do you remember me ? Me reconnaissez-vous ? " Oui, j'ai reconnu miss Ives ! les années qui avaient passé sur sa tête ne lui avaient laissé que leur printemps. Je l'ai prise par la main, je l'ai fait asseoir et je me suis assis à ses côtés. Je ne lui pouvais parler ; mes yeux étaient pleins de larmes ; je la regardais en silence à travers ces larmes ; je sentais que je l'avais profondément aimée par ce que j'éprouvais. Enfin, j'ai pu lui dire à mon tour : " Et vous, madame, me reconnaissez-vous ? " Elle a levé les yeux qu'elle tenait baissés, et, pour toute réponse elle m'a adressé un regard souriant et mélancolique comme un long souvenir. Sa main était toujours entre les deux miennes. Charlotte m'a dit : " Je suis en deuil de ma mère ; mon père est mort depuis plusieurs années. Voilà mes enfants. " A ces derniers mots, elle a retiré sa main et s'est enfoncée dans son fauteuil, en couvrant ses yeux de son mouchoir.

Bientôt elle a repris : " Mylord, je vous parle à présent dans la langue que j'essayais avec vous à Bungay. Je suis honteuse : excusez-moi. Mes enfants sont fils de l'amiral Sulton, que j'épousai trois ans après votre départ d'Angleterre. Mais aujourd'hui je n'ai pas la tête assez à moi pour entrer dans le détail. Permettez-moi de revenir. " Je lui ai demandé son adresse en lui donnant le bras pour la reconduire à sa voiture. Elle tremblait, et je serrai sa main contre mon coeur.

Je me rendis le lendemain chez lady Sulton ; je la trouvai seule. Alors commença entre nous la série de ces vous souvient-il ? qui font renaître toute une vie. A chaque vous souvient-il , nous nous regardions ; nous cherchions à découvrir sur nos visages ces traces du temps qui mesurent cruellement la distance du point de départ et l'étendue du chemin parcouru. J'ai dit à Charlotte : " Comment votre mère vous apprit-elle ? "... Charlotte rougit et m'interrompit vivement : " Je suis venue à Londres pour vous prier de vous intéresser aux enfants de l'amiral Sulton : l'aîné désirerait passer à Bombay. M. Canning, nommé gouverneur des Indes, est votre ami ; il pourrait emmener mon fils avec lui. Je serais bien reconnaissante, et j'aimerais à vous devoir le bonheur de mon premier enfant. Elle appuya sur ces derniers mots.

" Ah ! Madame, lui répondis-je, que me rappelez-vous ? Quel bouleversement de destinées ! Vous qui avez reçu à la table hospitalière de votre père un pauvre banni ; vous qui n'avez point dédaigné ses souffrances ; vous qui peut-être aviez pensé à l'élever jusqu'à un rang glorieux et inespéré, c'est vous qui réclamez sa protection dans votre pays ! Je verrai M. Canning ; votre fils, quoi qu'il m'en coûte de lui donner ce nom, votre fils, si cela dépend de moi, ira aux Indes. Mais, dites-moi, Madame, que vous fait ma fortune nouvelle ? Comment me voyez-vous aujourd'hui ? Ce mot de mylord que vous employez me semble bien dur. "

Charlotte répliqua : " Je ne vous trouve point changé, pas même vieilli. Quand je parlais de vous à mes parents pendant votre absence, c'était toujours le titre de mylord que je vous donnais ; il me semblait que vous le deviez porter : n'étiez-vous pas pour moi comme un mari, mylord and master , mon seigneur et maître ? " Cette gracieuse femme avait quelque chose de l'Eve de Milton, en prononçant ces paroles : elle n'était point née du sein d'une autre femme ; sa beauté portait l'empreinte de la main divine qui l'avait pétrie.

Je courus chez M. Canning et chez lord Londonderry ; ils me firent des difficultés pour une petite place, comme on m'en aurait fait en France ; mais ils promettaient comme on promet à la cour. Je rendis compte à lady Sulton de ma démarche. Je la revis trois fois : à ma quatrième visite, elle me déclara qu'elle allait retourner à Bungay. Cette dernière entrevue fut douloureuse. Charlotte m'entretint encore du passé, de notre vie cachée, de nos lectures, de nos promenades, de la musique, des fleurs d'antan, des espérances d'autrefois. " Quand je vous ai connu, me disait-elle, personne ne prononçait votre nom ; maintenant, qui l'ignore ? Savez-vous que je possède un ouvrage et plusieurs lettres, écrits de votre main ? Les voilà. " Et elle me remit un paquet. " Ne vous offensez pas si je ne veux rien garder de vous " et elle se prit à pleurer. " Farewell ! farewell ! me dit-elle, souvenez-vous de mon fils. Je ne vous reverrai jamais, car vous ne viendrez pas me chercher à Bungay. - J'irai, m'écriai-je ; j'irai vous porter le brevet de votre fils. " Elle secoua la tête d'un air de doute, et se retira.

Rentré à l'ambassade, je m'enfermai et j'ouvris le paquet. Il ne contenait que des billets de moi insignifiants et un plan d'études, avec des remarques sur les poètes anglais et italiens. J'avais espéré trouver une lettre de Charlotte ; il n'y en avait point ; mais j'aperçus aux marges du manuscrit quelques notes anglaises, françaises et latines, dont l'encre vieillie et la jeune écriture témoignaient qu'elles étaient depuis longtemps déposées sur ces marges.

Voilà mon histoire avec miss Ives. En achevant de la raconter, il me semble que je perds une seconde fois Charlotte, dans cette même île où je la perdis une première. Mais entre ce que j'éprouve à cette heure pour elle, et ce que j'éprouvais aux heures dont je rappelle les tendresses, il y a tout l'espace de l'innocence : des passions se sont interposées entre miss Ives et lady Sulton. Je ne porterais plus à une femme ingénue la candeur des désirs, la suave ignorance d'un amour resté à la limite du rêve. J'écrivais alors sur le vague des tristesses ; je n'en suis plus au vague de la vie. Eh bien ! si j'avais serré dans mes bras, épouse et mère, celle qui me fut destinée vierge et épouse, c'eût été avec une sorte de rage, pour flétrir, remplir de douleur et étouffer ces vingt-sept années livrées à un autre après m'avoir été offertes.

Je dois regarder le sentiment que je viens de rappeler, comme le premier de cette espèce entré dans mon coeur ; il n'était cependant point sympathique à ma nature orageuse ; elle l'aurait corrompu ; elle m'eût rendu incapable de savourer longuement de saintes délectations. C'était alors qu'aigri par les malheurs, déjà pèlerin d'outre-mer, ayant commencé mon solitaire voyage, c'était alors que les folles idées peintes dans le mystère de René m'obsédaient et faisaient de moi l'être le plus tourmenté qui fût sur la terre. Quoi qu'il en soit, la chaste image de Charlotte, en faisant pénétrer au fond de mon âme quelques rayons d'une lumière vraie, dissipa d'abord une nuée de fantômes : ma démone, comme un mauvais génie, se replongea dans l'abîme ; elle attendit l'effet du temps pour renouveler ses apparitions.

 

1 L11 Livre onzième

1. Défaut de mon caractère. - 2. L' Essai historique sur les Révolutions . - Son effet. - Lettre de Lemière, neveu du poète. - 3. Fontanes. - Cléry. - 4. Mort de ma mère. - Retour à la Religion. - 5. Génie du Christianisme . - Lettre du chevalier de Panat. - 6. Mon oncle, M. de Bedée : sa fille aînée.

 

1 L11 Chapitre 1

Londres, d'avril à septembre 1822.

Revu en décembre 1846.

Défaut de mon caractère.

Mes rapports avec Deboffe n'avaient jamais été interrompus complètement pour l' Essai sur les Révolutions , et il m'importait de les reprendre au plus vite à Londres pour soutenir ma vie matérielle. Mais d'où m'était venu mon dernier malheur ? de mon obstination au silence. Pour comprendre ceci, il faut entrer dans mon caractère.

En aucun temps, il ne m'a été possible de surmonter cet esprit de retenue et de solitude intérieure qui m'empêche de causer de ce qui me touche. Personne ne saurait affirmer sans mentir que j'aie raconté ce que la plupart des gens racontent dans un moment de peine, de plaisir ou de vanité. Un nom, une confession de quelque gravité, ne sort point ou ne sort que rarement de ma bouche. Je n'entretiens jamais les passants de mes intérêts, de mes desseins, de mes travaux, de mes idées, de mes attachements, de mes joies, de mes chagrins, persuadé de l'ennui profond que l'on cause aux autres en leur parlant de soi. Sincère et véridique, je manque d'ouverture de coeur : mon âme tend incessamment à se fermer ; je ne dis point une chose entière et je n'ai laissé passer ma vie complète que dans ces Mémoires . Si j'essaie de commencer un récit, soudain l'idée de sa longueur m'épouvante ; au bout de quatre paroles, le son de ma voix me devient insupportable et je me tais. Comme je ne crois à rien excepté en religion, je me défie de tout : la malveillance et le dénigrement sont les deux caractères de l'esprit français ; la moquerie et la calomnie, le résultat certain d'une confidence.

Mais qu'ai-je gagné à ma nature réservée ? d'être devenu, parce que j'étais impénétrable, un je ne sais quoi de fantaisie, qui n'a aucun rapport avec ma réalité. Mes amis mêmes se trompent sur moi, en croyant me faire mieux connaître et en m'embellissant des illusions de leur attachement. Toutes les médiocrités d'antichambre, de bureaux, de gazettes, de cafés m'ont supposé de l'ambition et je n'en ai aucune. Froid et sec en matière usuelle, je n'ai rien de l'enthousiaste et du sentimental : ma perception distincte et rapide traverse vite le fait et l'homme, et les dépouille de toute importance. Loin de m'entraîner, d'idéaliser les vérités applicables, mon imagination ravale les plus hauts événements, me déjoue moi-même ; le côté petit et ridicule des objets m'apparaît tout d'abord ; de grands génies et de grandes choses, il n'en existe guère à mes yeux. Poli, laudatif, admiratif pour les suffisances qui se proclament intelligences supérieures, mon mépris caché rit et place sur tous ces visages enfumés d'encens des masques de Callot. En politique, la chaleur de mes opinions n'a jamais excédé la longueur de mon discours ou de ma brochure. Dans l'existence intérieure et théorique, je suis l'homme de tous les songes ; dans l'existence extérieure et pratique, l'homme des réalités. Aventureux et ordonné, passionné et méthodique, il n'y a jamais eu d'être à la fois plus chimérique et plus positif que moi, de plus ardent et de plus glacé ; androgyne bizarre, pétri des sangs divers de ma mère et de mon père.

Les portraits qu'on a faits de moi, hors de toute ressemblance, sont principalement dus à la réticence de mes paroles. La foule est trop légère, trop inattentive pour se donner le temps, lorsqu'elle n'est pas avertie, de voir les individus tels qu'ils sont. Quand, par hasard, j'ai essayé de redresser quelques-uns de ces faux jugements dans mes préfaces, on ne m'a pas cru. En dernier résultat, tout m'étant égal, je n'insistais pas ; un comme vous voudrez m'a toujours débarrassé de l'ennui de persuader personne ou de chercher à établir une vérité. Je rentre dans mon for intérieur, comme un lièvre dans son gîte : là je me remets à contempler la feuille qui remue ou le brin d'herbe qui s'incline.

Je ne me fais pas une vertu de ma circonspection invincible autant qu'involontaire : si elle n'est pas une fausseté, elle en a l'apparence ; elle n'est pas en harmonie avec des natures plus heureuses plus aimables, plus faciles, plus naïves, plus abondantes, plus communicatives que la mienne. Souvent, elle m'a nui dans les sentiments et dans les affaires, parce que je n'ai jamais pu souffrir les explications, les raccommodements par protestation et éclaircissement, lamentation et pleurs, verbiage et reproches, détails et apologie.

Au cas de la famille Ives, ce silence obstiné de moi sur moi-même me fut extrêmement fatal. Vingt fois la mère de Charlotte s'était enquise de mes parents et m'avait mis sur la voie des révélations. Ne prévoyant pas où mon mutisme me mènerait je me contentai, comme d'usage, de répondre quelques mots vagues et brefs. Si je n'eusse été atteint de cet odieux travers d'esprit toute méprise devenant impossible, je n'aurais pas eu l'air d'avoir voulu tromper la plus généreuse hospitalité ; la vérité, dite par moi au moment décisif, ne m'excusait pas : un mal réel n'en avait pas moins été fait.

Je repris mon travail au milieu de mes chagrins et des justes reproches que je me faisais. Je m'accommodais même de ce travail, car il m'était venu en pensée qu'en acquérant du renom, je rendrais la famille Ives moins repentante de l'intérêt qu'elle m'avait témoigné. Charlotte, que je cherchais ainsi à me réconcilier par la gloire, présidait à mes études. Son image était assise devant moi tandis que j'écrivais. Quand je levais les yeux de dessus mon papier, je les portais sur l'image adorée, comme si le modèle eût été là en effet. Les habitants de l'île de Ceylan virent un matin l'astre du jour se lever dans une pompe extraordinaire, son globe s'ouvrit, et il en sortit une brillante créature qui dit aux Ceylanais : " Je viens régner sur vous. " Charlotte, éclose d'un rayon de lumière, régnait sur moi.

Abandonnons-les, ces souvenirs. les souvenirs vieillissent et s'effacent comme les espérances. Ma vie va changer, elle va couler sous d'autres cieux, dans d'autres vallées. Premier amour de ma jeunesse, vous fuyez avec vos charmes ! Je viens de revoir Charlotte, il est vrai, mais après combien d'années l'ai-je revue ? Douce lueur du passé, rose pâle du crépuscule qui borde la nuit, quand le soleil depuis longtemps est couché !

 

1 L11 Chapitre 2

Londres, d'avril à septembre 1822.

L' Essai historique sur les révolutions . - Son effet. - Lettre de Lemière, neveu du poète.

On a souvent représenté la vie (moi tout le premier), comme une montagne que l'on gravit d'un côté et que l'on dévale de l'autre : il serait aussi vrai de la comparer à une Alpe, au sommet chauve couronné de glace, et qui n'a pas de revers. En suivant cette image, le voyageur monte toujours et ne descend plus ; il voit mieux alors l'espace qu'il a parcouru, les sentiers qu'il n'a pas choisis et à l'aide desquels il se fût élevé par une pente adoucie : il regarde avec regret et douleur le point où il a commencé de s'égarer. Ainsi, c'est à la publication de l' Essai historique que je dois marquer le premier pas qui me fourvoya du chemin de la paix. J'achevai la première partie du grand travail que je m'étais tracé ; j'en écrivis le dernier mot entre l'idée de la mort (j'étais retombé malade) et un rêve évanoui : In somnis renit imago conjugis . Imprimé chez Baylie, l' Essai parut chez Deboffe en 1797. Cette date est celle d'une des transformations de ma vie. Il y a des moments où notre destinée, soit qu'elle cède à la société, soit qu'elle obéisse à la nature, soit qu'elle commence à nous faire ce que nous devons demeurer, se détourne soudain de sa ligne première, telle qu'un fleuve qui change son cours par une subite inflexion.

L' Essai offre le compendium de mon existence, comme poète, moraliste, publiciste et politique. Dire que j'espérais, autant du moins que je puis espérer, un grand succès de l'ouvrage, cela va tout de go : nous autres auteurs, petits prodiges d'une ère prodigieuse, nous avons la prétention d'entretenir des intelligences avec les races futures ; mais nous ignorons, que je crois, la demeure de la postérité, nous mettons mal son adresse. Quand nous nous engourdirons dans la tombe, la mort glacera si dur nos paroles, écrites ou chantées, qu'elles ne se fondront pas comme les paroles gelées de Rabelais.

L' Essai devait être une sorte d'encyclopédie historique. Le seul volume publié est déjà une assez grande investigation ; j'en avais la suite en manuscrit ; puis venaient, auprès des recherches et annotations de l'annaliste, les lais et virelais du poète, les Natchez , etc. Je comprends à peine aujourd'hui comment j'ai pu me livrer à des études aussi considérables, au milieu d'une vie active, errante et sujette à tant de revers. Mon opiniâtreté à l'ouvrage explique cette fécondité : dans ma jeunesse, j'ai souvent écrit douze et quinze heures sans quitter la table où j'étais assis, raturant et recomposant dix fois la même page. L'âge ne m'a rien fait perdre de cette faculté d'application : aujourd'hui mes correspondances diplomatiques, qui n'interrompent point mes compositions littéraires, sont entièrement de ma main.

L' Essai fit du bruit dans l'émigration : il était en contradiction avec les sentiments de mes compagnons d'infortune ; mon indépendance dans mes diverses positions sociales a presque toujours blessé les hommes avec qui je marchais. J'ai tour à tour été le chef d'armées différentes dont les soldats n'étaient pas de mon parti : j'ai mené les vieux royalistes à la conquête des libertés publiques et surtout de la liberté de la presse, qu'ils détestaient ; j'ai rallié les libéraux au nom de cette même liberté sous le drapeau des Bourbons qu'ils ont en horreur. Il arriva que l'opinion émigrée s'attacha, par amour-propre, à ma personne : les Revues anglaises ayant parlé de moi avec éloge, la louange rejaillit sur tout le corps des fidèles .

J'avais adressé des exemplaires de l' Essai à Laharpe, Ginguené et de Sales. Lemière, neveu du poète du même nom et traducteur des poésies de Gray, m'écrivit de Paris le 15 de juillet 1797, que mon Essai avait le plus grand succès. Il est certain que si l' Essai fut un moment connu il fut presque aussitôt oublié : une ombre subite engloutit le premier rayon de ma gloire.

Etant devenu presque un personnage, la haute émigration me rechercha à Londres. Je fis mon chemin de rue en rue ; je quittai d'abord Holborn-Tottenham-Courtroad et m'avançai jusque sur la route d'Hampstead. Là, je stationnai quelques mois chez madame O'Larry, veuve irlandaise, mère d'une très jolie fille de quatorze ans et aimant tendrement les chats. Liés par cette conformité de passion, nous eûmes le malheur de perdre deux élégantes minettes, toutes blanches comme deux hermines, avec le bout de la queue noir.

Chez madame O'Larry venaient de vieilles voisines avec lesquelles j'étais obligé de prendre du thé à l'ancienne façon. Madame de Staël a peint cette scène dans Corinne chez lady Edgermond : " Ma chère, croyez-vous que l'eau soit assez bouillante pour la jeter sur le thé ?

- Ma chère, je crois que ce serait trop tôt. "

Venait aussi à ces soirées une grande belle jeune Irlandaise, Marie Neale, sous la garde d'un tuteur. Elle trouvait au fond de mon regard quelque blessure, car elle me disait : You carry your heart in a sling (vous portez votre coeur en écharpe). Je portais mon coeur je ne sais comment.

Madame O'Larry partit pour Dublin ; alors, m'éloignant derechef du canton de la colonie de la pauvre émigration de l'est, j'arrivai, de logement en logement, jusqu'au quartier de la riche émigration de l'ouest, parmi les évêques, les familles de cour et les colons de la Martinique.

Pelletier m'était revenu ; il s'était marié à la vanvole [A la légère, sans réflexion.] ; toujours hâbleur, gaspillant son obligeance et fréquentant l'argent de ses voisins plus que leur personne.

Je fis plusieurs connaissances nouvelles, surtout dans la société où j'avais des rapports de famille : Christian de Lamoignon, blessé grièvement d'une jambe à l'affaire de Quiberon, et aujourd'hui mon collègue à la Chambre des pairs, devint mon ami. Il me présenta à madame Lindsay, attachée à Auguste de Lamoignon, son frère : le président Guillaume n'était pas emménagé de la sorte à Basville, entre Boileau, madame de Sévigné et Bourdaloue.

Madame Lindsay, Irlandaise d'origine, d'un esprit un peu sec, d'une humeur un peu cassante, élégante de taille, agréable de figure, avait de la noblesse d'âme et de l'élévation de caractère : les émigrés de mérite passaient la soirée au foyer de la dernière des Ninon. La vieille monarchie périssait avec tous ses abus et toutes ses grâces. On la déterrera un jour, comme ces squelettes de reines, ornés de colliers, de bracelets, de pendants d'oreilles qu'on exhume en Etrurie. Je rencontrai à ce rendez-vous M. Malouët et madame du Belloy, femme digne d'attachement, le comte de Montlosier et le chevalier de Panat. Ce dernier avait une réputation méritée d'esprit, de malpropreté et de gourmandise : il appartenait à ce parterre d'hommes de goût, assis autrefois les bras croisés devant la société française ; oisifs dont la mission était de tout regarder et de tout juger, ils exerçaient les fonctions qu'exercent maintenant les journaux sans en avoir l'âpreté, mais aussi sans arriver à leur grande influence populaire.

Montlosier était resté à cheval sur la renommée de sa fameuse phrase de la croix de bois , phrase un peu ratissée par moi, quand je l'ai reproduite, mais vraie au fond. En quittant la France, il se rendit à Coblentz : mal reçu des Princes, il eut une querelle, se battit la nuit au bord du Rhin et fut embroché. Ne pouvant remuer et n'y voyant goutte, il demanda aux témoins si la pointe de l'épée passait par derrière : " De trois pouces " lui dirent ceux-ci qui tâtèrent. " Alors ce n'est rien ", répondit Montlosier : " Monsieur, retirez votre botte. "

Montlosier, accueilli de la sorte pour son royalisme passa en Angleterre et se réfugia dans les lettres, grand hôpital des émigrés où j'avais une paillasse auprès de la sienne. Il obtint la rédaction du Courrier français . Outre son journal, il écrivait des ouvrages physico-politico-philosophiques : il prouvait dans l'une de ces oeuvres que le bleu était la couleur de la vie par la raison que les veines bleuissent après la mort, la vie venant à la surface du corps pour s'évaporer et retourner au ciel bleu : comme j'aime beaucoup le bleu, j'étais tout charmé.

Féodalement libéral, aristocrate et démocrate, esprit bigarré, fait de pièces et de morceaux, Montlosier accouche avec difficulté d'idées disparates ; mais s'il parvient à les dégager de leur délivre, elles sont quelquefois belles, surtout énergiques : anti-prêtre comme noble, chrétien par sophisme et comme amateur des vieux siècles il eût été, sous le paganisme, chaud partisan de l'indépendance en théorie et de l'esclavage en pratique faisant jeter l'esclave aux murènes, au nom de la liberté du genre humain. Brise-raison, ergoteur, raide et hirsute, l'ancien député de la noblesse de Riom se permet néanmoins des condescendances au pouvoir ; il sait ménager ses intérêts, mais il ne souffre pas qu'on s'en aperçoive, et met à l'abri ses faiblesses d'homme derrière son honneur de gentilhomme. Je ne veux point dire du mal de mon Auvernat fumeux, avec ses romances du Mont-d'or et sa polémique de la Plaine ; j'ai du goût pour sa personne hétéroclite. Ses longs développements obscurs et tournoiements d'idées, avec parenthèses, bruits de gorge et oh ! oh ! chevrotants, m'ennuient (le ténébreux, l'embrouille, le vaporeux, le pénible me sont abominables) ; mais, d'un autre côté, je suis diverti par ce naturaliste de volcans, ce Pascal manqué, cet orateur de montagnes qui pérore à la tribune comme ses petits compatriotes chantent au haut d'une cheminée ; j'aime ce gazetier de tourbières et de castels, ce libéral expliquant la Charte à travers une fenêtre gothique, ce seigneur pâtre quasi marié à sa vachère, semant lui-même son orge parmi la neige, dans son petit champ de cailloux : je lui saurai toujours gré de m'avoir consacré dans son chalet du Puy-de-Dôme, une vieille roche noire, prise d'un cimetière des Gaulois par lui découvert.

L'abbé Delille, autre compatriote de Sidoine Apollinaire, du chancelier de L'Hospital, de La Fayette, de Thomas, de Chamfort chassé du continent par le débordement des victoires républicaines, était venu aussi s'établir à Londres. L'émigration le comptait avec orgueil dans ses rangs ; il chantait nos malheurs, raison de plus pour aimer sa muse. Il besognait beaucoup ; il le fallait bien, car madame Delille l'enfermait et ne le lâchait que quand il avait gagné sa journée par un certain nombre de vers. Un jour, j'étais allé chez lui ; il se fit attendre, puis il parut les joues fort rouges : on prétend que madame Delille le souffletait ; je n'en sais rien ; je dis seulement ce que j'ai vu.

Qui n'a entendu l'abbé Delille dire ses vers ? Il racontait très bien ; sa figure, laide, chiffonnée, animée par son imagination, allait à merveille à la nature coquette de son débit, au caractère de son talent et à sa profession d'abbé. Le chef-d'oeuvre de l'abbé Delille est sa traduction des Géorgiques , aux morceaux de sentiment près ; mais c'est comme si vous lisiez Racine traduit dans la langue de Louis XV.

La littérature du dix-huitième siècle, à part quelques beaux génies qui la dominent, cette littérature, placée entre la littérature classique du dix-septième siècle et la littérature romantique du dix-neuvième, sans manquer de naturel, manque de nature ; vouée à des arrangements de mots, elle n'est ni assez originale comme école nouvelle ni assez pure comme école antique. L'abbé Delille était le poète des châteaux modernes, de même que le troubadour était le poète des vieux châteaux ; les vers de l'un, les ballades de l'autre, font sentir la différence qui existait entre l'aristocratie dans la force de l'âge et l'aristocratie dans la décrépitude : l'abbé peint des lectures et des parties d'échecs dans les manoirs, où les troubadours chantaient des croisades et des tournois.

Les personnages distingués de notre Eglise militante étaient alors en Angleterre : l'abbé Carron, dont je vous ai déjà parlé en lui empruntant la vie de ma soeur Julie. l'évêque de Saint-Pol-de-Léon, prélat sévère et borné qui contribuait à rendre M. le comte d'Artois de plus en plus étranger à son siècle ; l'archevêque d'Aix, calomnié peut-être à cause de ses succès dans le monde ; un autre évêque savant et pieux, mais d'une telle avarice, que s'il avait eu le malheur de perdre son âme, il ne l'aurait jamais rachetée. Presque tous les avares sont gens d'esprit : il faut que je sois bien bête.

Parmi les Françaises de l'ouest, on nommait madame de Boignes, aimable, spirituelle, remplie de talents, extrêmement jolie et la plus jeune de toutes ; elle a depuis représenté avec son père, le marquis d'Osmond, la cour de France en Angleterre, bien mieux que ma sauvagerie ne l'a fait. Elle écrit maintenant, et ses talents reproduiront à merveille ce qu'elle a vu.

Mesdames de Caumont, de Gontaut et du Cluzel habitaient aussi le quartier des félicités exilées, si toutefois je ne fais pas de confusion à l'égard de madame de Caumont et de madame de Cluzel, que j'avais entrevues à Bruxelles.

Très certainement, à cette époque, madame la duchesse de Duras était à Londres : je ne devais la connaître que dix ans plus tard. Que de fois on passe dans la vie à côté de ce qui en ferait le charme, comme le navigateur franchit les eaux d'une terre aimée du ciel, qu'il n'a manquée que d'un horizon et d'un jour de voile ! J'écris ceci au bord de la Tamise, et demain une lettre ira dire,

par la poste, à madame de Duras, au bord de la Seine, que j'ai rencontré son premier souvenir.

 

1 L11 Chapitre 3

Londres, d'avril à septembre 1822.

Fontanes. - Cléry.

De temps en temps, la Révolution nous envoyait des émigrés d'une espèce et d'une opinion nouvelles ; il se formait diverses couches d'exilés : la terre renferme des lits de sable ou d'argile, déposés par les flots du déluge. Un de ces flots m'apporta un homme dont je déplore aujourd'hui la perte, un homme qui fut mon guide dans les lettres, et de qui l'amitié a été un des honneurs comme une des consolations de ma vie.

On a vu, au livre IV de ces Mémoires , que j'avais connu M. de Fontanes en 1789 : c'est à Berlin, l'année dernière, que j'appris la nouvelle de sa mort. Il était né à Niort, d'une famille noble et protestante : son père avait eu le malheur de tuer en duel son beau-frère. Le jeune Fontanes, élevé par un frère d'un grand mérite, vint à Paris. Il vit mourir Voltaire, et ce grand représentant du dix-huitième siècle lui inspira ses premiers vers : ses essais poétiques furent remarqués de Laharpe. Il entreprit quelques travaux pour le théâtre, et se lia avec une actrice charmante, mademoiselle Desgarcins. Logé auprès de l'Odéon, en errant autour de la Chartreuse, il en célébra la solitude. Il avait rencontré un ami destiné à devenir le mien, M. Joubert. La Révolution arrivée, le poète s'engagea dans un de ces partis stationnaires qui meurent toujours déchirés par le parti du progrès qui les tire en avant, et le parti rétrograde qui les tire en arrière. Les monarchiens attachèrent M. de Fontanes à la rédaction du Modérateur . Quand les jours devinrent mauvais, il se réfugia à Lyon et s'y maria. Sa femme accoucha d'un fils : pendant le siège de la ville que les révolutionnaires avaient nommée Commune affranchie , de même que Louis XI, en en bannissant les citoyens, avait appelé Arras Ville franchise , madame de Fontanes était obligée de changer de place le berceau de son nourrisson pour le mettre à l'abri des bombes. Retourné à Paris après le 9 thermidor, M. de Fontanes établit le Mémorial avec M. de Laharpe et l'abbé de Vauxelles. Proscrit au 18 fructidor, l'Angleterre fut son port de salut.

M. de Fontanes a été, avec Chénier, le dernier écrivain de l'école classique de la branche aînée : sa prose et ses vers se ressemblent et ont un mérite de même nature. Ses pensées et ses images ont une mélancolie ignorée du siècle de Louis XIV, qui connaissait seulement l'austère et sainte tristesse de l'éloquence religieuse. Cette mélancolie se trouve mêlée aux ouvrages du chantre du Jour des Morts , comme l'empreinte de l'époque où il a vécu ; elle fixe la date de sa venue ; elle montre qu'il est né depuis J.-J. Rousseau, tenant par son goût à Fénelon. Si l'on réduisait les écrits de M. de Fontanes à deux très petits volumes, l'un de prose, l'autre de vers, ce serait le plus élégant monument funèbre qu'on pût élever sur la tombe de l'école classique [Il vient d'être élevé par la piété filiale de madame Christine de Fontanes ; M. de Sainte-Beuve a orné de son ingénieuse notice le fronton du monument. (N.d.A. 1839)] .

Parmi les papiers que mon ami a laissés, se trouvent plusieurs chants du poème de la Grèce sauvée , des livres d'odes, des poésies diverses, etc. Il n'eût plus rien publié lui-même : car ce critique si fin, si éclairé, si impartial lorsque les opinions politiques ne l'aveuglaient pas, avait une frayeur horrible de la critique. Il a été souverainement injuste envers madame de Staël. Un article envieux de Garat, sur la Forêt de Navarre , pensa l'arrêter net au début de sa carrière poétique. Fontanes, en paraissant, tua l'école affectée de Dorat, mais il ne put rétablir l'école classique qui touchait à son terme avec la langue de Racine.

Parmi les odes posthumes de M. de Fontanes, il en est une sur l' Anniversaire de sa naissance : elle a tout le charme du Jour des Morts , avec un sentiment plus pénétrant et plus individuel. Je ne me souviens que de ces deux strophes :

La vieillesse déjà vient avec ses souffrances ;

Que m'offre l'avenir ? De courtes espérances.

Que m'offre le passé ? Des fautes, des regrets.

Tel est le sort de l'homme ; il s'instruit avec l'âge :

Mais que sert d'être sage,

Quand le terme est si près ?

Le passé, le présent, l'avenir, tout m'afflige :

La vie à son déclin est pour moi sans prestige ;

Dans le miroir du temps elle perd ses appas.

Plaisirs ! allez chercher l'amour et la jeunesse ;

Laissez-moi ma tristesse,

Et ne l'insultez pas !

Si quelque chose au monde devait être antipathique à M. de Fontanes, c'était ma manière d'écrire. En moi commençait, avec l'école dite romantique, une révolution dans la littérature française : toutefois, mon ami, au lieu de se révolter contre ma barbarie, se passionna pour elle. Je voyais bien de l'ébahissement sur son visage quand je lui lisais des fragments des Natchez , d' Atala , de René ; il ne pouvait ramener ces productions aux règles communes de la critique, mais il sentait qu'il entrait dans un monde nouveau ; il voyait une nature nouvelle ; il comprenait une langue qu'il ne parlait pas. Je reçus de lui d'excellents conseils ; je lui dois ce qu'il y a de correct dans mon style ; il m'apprit à respecter l'oreille ; il m'empêcha de tomber dans l'extravagance d'invention et le rocailleux d'exécution de mes disciples.

Ce me fut un grand bonheur de le revoir à Londres, fêté de l'émigration ; on lui demandait des chants de la Grèce sauvée ; on se pressait pour l'entendre. Il se logea auprès de moi ; nous ne nous quittions plus. Nous assistâmes ensemble à une scène digne de ces temps d'infortune : Cléry, dernièrement débarqué, nous lut ses Mémoires manuscrits. Qu'on juge de l'émotion d'un auditoire d'exilés, écoutant le valet de chambre de Louis XVI, raconter, témoin oculaire, les souffrances et la mort du prisonnier du Temple ! Le Directoire, effrayé des Mémoires de Cléry, en publia une édition interpolée, dans laquelle il faisait parler l'auteur comme un laquais, et Louis XVI comme un portefaix : entre les turpitudes révolutionnaires, celle-ci est peut-être une des plus sales.

Un paysan vendéen.

M. du Theil, chargé des affaires de M. le comte d'Artois à Londres, s'était hâté de chercher Fontanes : celui-ci me pria de le conduire chez l'agent des Princes. Nous le trouvâmes environné de tous ces défenseurs du trône et de l'autel qui battaient les pavés de Picadilly d'une foule d'espions et de chevaliers d'industrie échappés de Paris sous divers noms et divers déguisements, et d'une nuée d'aventuriers belges, allemands, irlandais vendeurs de contre-révolution. Dans un coin de cette foule était un homme de trente à trente-deux ans qu'on ne regardait point, et qui ne faisait lui-même attention qu'à une gravure de la mort du général Wolf. Frappé de son air, je m'enquis de sa personne : un de mes voisins me répondit : " Ce n'est rien ; c'est un paysan vendéen, porteur d'une lettre de ses chefs. "

Cet homme, qui n ' était rien , avait vu mourir Cathelineau, premier général de la Vendée et paysan comme lui ; Bonchamp, en qui revivait Bayard ; Lescure, armé d'un cilice non à l'épreuve de la balle ; d'Elbée, fusillé dans un fauteuil, ses blessures ne lui permettant pas d'embrasser la mort debout ; La Rochejaquelein, dont les patriotes ordonnèrent de vérifier le cadavre, afin de rassurer la Convention au milieu de ses victoires. Cet homme, qui n ' était rien , avait assisté à deux cents prises et reprises de villes, villages et redoutes, à sept cents actions particulières et à dix-sept batailles rangées ; il avait combattu trois cent mille hommes de troupes réglées, six à sept cent mille réquisitionnaires et gardes nationaux ; il avait aidé à enlever cinq cents pièces de canon et cent cinquante mille fusils ; il avait traversé les colonnes infernales, compagnies d'incendiaires commandées par des Conventionnels ; il s'était trouvé au milieu de l'océan de feu, qui, à trois reprises, roula ses vagues sur les bois de la Vendée ; enfin, il avait vu périr trois cent mille Hercules de charrue, compagnons de ses travaux, et se changer en un désert de cendres cent lieues carrées d'un pays fertile.

Les deux Frances se rencontrèrent sur ce sol nivelé par elles. Tout ce qui restait de sang et de souvenir dans la France des Croisades, lutta contre ce qu'il y avait de nouveau sang et d'espérances dans la France de la Révolution. Le vainqueur sentit la grandeur du vaincu. Thureau, général des républicains, déclarait que " les Vendéens seraient placés dans l'histoire au premier rang des peuples soldats ". Un autre général écrivait à Merlin de Thionville : " Des troupes qui ont battu de tels Français peuvent bien se flatter de battre tous les autres peuples. " Les légions de Probus, dans leur chanson, en disaient autant de nos pères. Bonaparte appela les combats de la Vendée " des combats de géants ".

Dans la cohue du parloir, j'étais le seul à considérer avec admiration et respect le représentant de ces anciens Jacques , qui, tout en brisant le joug de leurs seigneurs, repoussaient, sous Charles V, l'invasion étrangère : il me semblait voir un enfant de ces communes du temps de Charles VII, lesquelles, avec la petite noblesse de province, reconquirent pied à pied, de sillon en sillon, le sol de la France. Il avait l'air indifférent du sauvage ; son regard était grisâtre et inflexible comme une verge de fer ; sa lèvre inférieure tremblait sur ses dents serrées ; ses cheveux descendaient de sa tête en serpents engourdis, mais prêts à se dresser ; ses bras, pendant à ses côtés, donnaient une secousse nerveuse à d'énormes poignets tailladés de coups de sabre ; on l'aurait pris pour un scieur de long. Sa physionomie exprimait une nature populaire rustique, mise, par la puissance des moeurs, au service d'intérêts et d'idées contraires à cette nature ; la fidélité native du vassal, la simple foi du chrétien, s'y mêlaient à la rude indépendance plébéienne accoutumée à s'estimer et à se faire justice. Le sentiment de sa liberté paraissait n'être en lui que la conscience de la force de sa main et de l'intrépidité de son coeur. Il ne parlait pas plus qu'un lion ; il se grattait comme un lion, bâillait comme un lion, se mettait sur le flanc comme un lion ennuyé, et rêvait apparemment de sang et de forêts : son intelligence était du genre de celle de la mort.

Quels hommes dans tous les partis que les Français d'alors, et quelle race aujourd'hui nous sommes ! Mais les républicains avaient leur principe en eux, au milieu d'eux, tandis que le principe des royalistes était hors de France. Les Vendéens députaient vers les exilés ; les géants envoyaient demander des chefs aux pygmées. L'agreste messager que je contemplais avait saisi la Révolution à la gorge, il avait crié : " Entrez ; passez derrière moi ; elle ne vous fera aucun mal ; elle ne bougera pas ; je la tiens. " Personne ne voulut passer : alors Jacques Bonhomme relâcha la Révolution, et Charette brisa son épée.

Promenades avec Fontanes.

Tandis que je faisais ces réflexions à propos de ce laboureur, comme j'en avais fait d'une autre sorte à la vue de Mirabeau et de Danton, Fontanes obtenait une audience particulière de celui qu'il appelait plaisamment le contrôleur-général des finances : il en sortit fort satisfait, car M. du Theil avait promis d'encourager la publication de mes ouvrages, et Fontanes ne pensait qu'à moi. Il n'était pas possible d'être meilleur homme : timide en ce qui le regardait, il devenait tout courage pour l'amitié ; il me le prouva lors de ma démission à l'occasion de la mort du duc d'Enghien. Dans la conversation, il éclatait en colères littéraires risibles. En politique, il déraisonnait ; les crimes conventionnels lui avaient donné l'horreur de la liberté. Il détestait les journaux, la philosophaillerie, l'idéologie, et il communiqua cette haine à Bonaparte quand il s'approcha du maître de l'Europe.

Nous allions nous promener dans la campagne ; nous nous arrêtions sous quelques-uns de ces larges ormes répandus dans les prairies. Appuyé contre le tronc de ces ormes, mon ami me contait son ancien voyage en Angleterre avant la Révolution, et les vers qu'il adressait alors à deux jeunes ladies, devenues vieilles à l'ombre des tours de Westminster ; tours qu'il retrouvait debout comme il les avait laissées, durant qu'à leur base s'étaient ensevelies les illusions et les heures de sa jeunesse.

Nous dînions souvent dans quelque taverne solitaire à Chelsea, sur la Tamise, en parlant de Milton et de Shakespeare : ils avaient vu ce que nous voyions ; ils s'étaient assis, comme nous, au bord de ce fleuve, pour nous fleuve étranger, pour eux fleuve de la patrie. Nous rentrions de nuit à Londres, aux rayons défaillants des étoiles, submergées l'une après l'autre dans le brouillard de la ville. Nous regagnions notre demeure, guidés par d'incertaines lueurs qui nous traçaient à peine la route à travers la fumée de charbon rougissante autour de chaque réverbère : ainsi s'écoule la vie du poète.

Nous vîmes Londres en détail : ancien banni, je servais de cicerone aux nouveaux réquisitionnaires de l'exil que la Révolution prenait, jeunes ou vieux : il n'y a point d'âge légal pour le malheur. Au milieu d'une de ces excursions, nous fûmes surpris d'une pluie mêlée de tonnerre et forcés de nous réfugier dans l'allée d'une chétive maison dont la porte se trouvait ouverte par hasard. Nous y rencontrâmes le duc de Bourbon : je vis pour la première fois, à ce Chantilly, un prince qui n'était pas encore le dernier des Condé.

Le duc de Bourbon, Fontanes et moi également proscrits, cherchant en terre étrangère, sous le toit du pauvre, un abri contre le même orage ! Fata viam invenient .

Fontanes fut rappelé en France. Il m'embrassa en faisant des voeux pour notre prochaine réunion. Arrivé en Allemagne, il m'écrivit la lettre suivante :

" 28 juillet 1798.

" Si vous avez senti quelques regrets à mon départ de Londres, je vous jure que les miens n'ont pas été moins réels. Vous êtes la seconde personne à qui, dans le cours de ma vie, j'aie trouvé une imagination et un coeur à ma façon. Je n'oublierai jamais les consolations que vous m'avez fait trouver dans l'exil et sur une terre étrangère. Ma pensée la plus chère et la plus constante depuis que je vous ai quitté, se tourne sur les Natchez . Ce que vous m'en avez lu, et surtout dans les derniers jours est admirable, et ne sortira plus de ma mémoire. Mais le charme des idées poétiques que vous m'avez laissées a disparu un moment à mon arrivée en Allemagne. Les plus affreuses nouvelles de France ont succédé à celles que je vous avais montrées en vous quittant. J'ai été cinq ou six jours dans les plus cruelles perplexités. Je craignais même des persécutions contre ma famille. Mes terreurs sont aujourd'hui fort diminuées. Le mal même n'a été que fort léger ; on menace plus qu'on ne frappe, et ce n'était pas à ceux de ma date qu'en voulaient les exterminateurs. Le dernier courrier m'a porté des assurances de paix et de bonne volonté. Je puis continuer ma route, et je vais me mettre en marche dès les premiers jours du mois prochain. Mon séjour sera fixé près de la forêt de Saint-Germain, entre ma famille, la Grèce et mes livres, que ne puis-je dire aussi les Natchez !

L'orage inattendu qui vient d'avoir lieu à Paris est causé, j'en suis trop sûr, par l'étourderie des agents et des chefs que vous connaissez. J'en ai la preuve évidente entre les mains. D'après cette certitude, j'écris Gréât-Pulteney-street (rue où demeurait M. du Theil), avec toute la politesse possible, mais aussi avec tous les ménagements qu'exige la prudence. Je veux éviter toute correspondance au moins prochaine, et je laisse dans le plus grand doute sur le parti que je dois prendre et sur le séjour que je veux choisir. Au reste, je parle encore de vous avec l'accent de l'amitié, et je souhaite du fond du coeur que les espérances d'utilité qu'on peut fonder sur moi réchauffent les bonnes dispositions qu'on m'a témoignées à cet égard, et qui sont si bien dues à votre personne et à vos grands talents. Travaillez, travaillez, mon cher ami, devenez illustre. Vous le pouvez : l'avenir est à vous. J'espère que la parole si souvent donnée par le contrôleur-général des finances est au moins acquittée en partie. Cette partie me console car je ne puis soutenir l'idée qu'un bel ouvrage est arrêté faute de quelques secours. Ecrivez-moi ; que nos coeurs communiquent, que nos muses soient toujours amies. Ne doutez pas que, lorsque je pourrai me promener librement dans ma patrie, je ne vous y prépare une ruche et des fleurs à côté des miennes. Mon attachement est inaltérable. Je serai seul tant que je ne serai point auprès de vous. Parlez-moi de vos travaux. Je veux vous réjouir en finissant : j'ai fait la moitié d'un nouveau chant sur les bords de l'Elbe, et j'en suis plus content que de tout le reste.

Adieu, je vous embrasse tendrement, et suis votre ami, "

" Fontanes. "

Fontanes m'apprend qu'il faisait des vers en changeant d'exil. On ne peut jamais tout ravir au poète ; il emporte avec lui sa lyre. Laissez au cygne ses ailes ; chaque soir, des fleuves inconnus répéteront les plaintes mélodieuses qu'il eût mieux aimé faire entendre à l'Eurotas.

L ' avenir est à vous ; Fontanes disait-il vrai ? Dois-je me féliciter de sa prédiction ? Hélas ! cet avenir annoncé est déjà passé : en aurai-je un autre ? Cette première et affectueuse lettre du premier ami que j'aie compté dans ma vie, et qui depuis la date de cette lettre a marché vingt-trois ans à mes côtés, m'avertit douloureusement de mon isolement progressif. Fontanes n'est plus ; un chagrin profond, la mort tragique d'un fils, l'a jeté dans la tombe avant l'heure. Presque toutes les personnes dont j'ai parlé dans ces Mémoires , ont disparu ; c'est un registre obituaire [Registre paroissial sur lequel l'on inscrivait les dates de décès et de sépulture des paroissiens.] que je tiens. Encore quelques années, et moi, condamné à cataloguer les morts, je ne laisserai personne pour inscrire mon nom au livre des absents.

Mais s'il faut que je reste seul, si nul être qui m'aima ne demeure après moi pour me conduire à mon dernier asile moins qu'un autre j'ai besoin de guide : je me suis enquis du chemin, j'ai étudié les lieux où je dois passer, j'ai voulu voir ce qui arrive au dernier moment. Souvent, au bord d'une fosse dans laquelle on descendait une bière avec des cordes, j'ai entendu le râlement de ces cordes ; ensuite, j'ai ouï le bruit de la première pelletée de terre tombante sur la bière : à chaque nouvelle pelletée, le bruit creux diminuait ; la terre, en comblant la sépulture, faisait peu à peu monter le silence éternel à la surface du cercueil.

Fontanes ! vous m'avez écrit : Que nos muses soient toujours amies ; vous ne m'avez pas écrit en vain.

 

1 L11 Chapitre 4

Londres, d'avril à septembre 1822.

Mort de ma mère. - Retour à la religion.

Alloquar ? audiero nunquam tua verba loquentem ?

Nunquam ego te, vita frater amabilior,

Aspiciam posthac ? at, certe, semper amabo !

" Ne te parlerai-je plus ? jamais n'entendrai-je tes paroles ? Jamais, frère plus aimable que la vie,

ne te verrai-je ? Ah ! toujours je t'aimerai ! "

Je viens de quitter un ami, je vais quitter une mère : il faut toujours répéter les vers que Catulle adressait à son frère. Dans notre vallée de larmes, ainsi qu'aux enfers, il est je ne sais quelle plainte éternelle, qui fait le fond où la note dominante des lamentations humaines ; on l'entend sans cesse, et elle continuerait quand toutes les douleurs créées viendraient à se taire.

Une lettre de Julie, que je reçus peu de temps après celle de Fontanes, confirmait ma triste remarque sur mon isolement progressif : Fontanes m'invitait à travailler, à devenir illustre ; ma soeur m'engageait à renoncer à écrire : l'un me proposait la gloire, l'autre l'oubli. Vous avez vu dans l'histoire de madame de Farcy qu'elle était dans ce train d'idées ; elle avait pris la littérature en haine parce qu'elle la regardait comme une des tentations de sa vie.

" Saint-Servan, 1er juillet 1798.

" Mon ami, nous venons de perdre la meilleure des mères ; je t'annonce à regret ce coup funeste. Quand tu cesseras d'être l'objet de nos sollicitudes, nous aurons cessé de vivre. Si tu savais combien de pleurs tes erreurs ont fait répandre à notre respectable mère, combien elles paraissent déplorables à tout ce qui pense et fait profession non seulement de piété, mais de raison ; si tu le savais, peut-être cela contribuerait-il à t'ouvrir les yeux, à te faire renoncer à écrire ; et si le ciel, touché de nos voeux, permettait notre réunion, tu trouverais au milieu de nous tout le bonheur qu'on peut goûter sur la terre ; tu nous donnerais ce bonheur, car il n'en est point pour nous, tandis que tu nous manques et que nous avons lieu d'être inquiètes de ton sort. "

Ah ! que n'ai-je suivi le conseil de ma soeur ! Pourquoi ai-je continué d'écrire ? Mes écrits de moins dans mon siècle, y aurait-il eu quelque chose de changé aux événements et à l'esprit de ce siècle ?

Ainsi, j'avais perdu ma mère ; ainsi, j'avais affligé l'heure suprême de sa vie ! Tandis qu'elle rendait le dernier soupir loin de son dernier fils, en priant pour lui, que faisais-je à Londres ? Je me promenais peut-être par une fraîche matinée, au moment où les sueurs de la mort couvraient le front maternel et n'avaient pas ma main pour les essuyer !

La tendresse filiale que je conservais pour madame de Chateaubriand était profonde. Mon enfance et ma jeunesse se liaient intimement au souvenir de ma mère ; tout ce que je savais me venait d'elle. L'idée d'avoir empoisonné les vieux jours de la femme qui me porta dans ses entrailles, me désespéra : je jetai au feu avec horreur des exemplaires de l' Essai , comme l'instrument de mon crime ; s'il m'eût été possible d'anéantir l'ouvrage, je l'aurais fait sans hésiter. Je ne me remis de ce trouble que lorsque la pensée m'arriva d'expier mon premier ouvrage par un ouvrage religieux : telle fut l'origine du Génie du Christianisme .

" Ma mère, ai-je dit dans la première préface de cet ouvrage, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots, où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l'avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes soeurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j'avais été élevé. Ma soeur me manda le dernier voeu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma soeur elle-même n'existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'interprète à la mort, m'ont frappé. Je suis devenu chrétien. Je n'ai point cédé, j'en conviens, à de grandes lumières surnaturelles : ma conviction est sortie du coeur ; j'ai pleuré et j'ai cru. "

Je m'exagérais ma faute ; l' Essai n'était pas un livre impie, mais un livre de doute et de douleur. A travers les ténèbres de cet ouvrage, se glisse un rayon de la lumière chrétienne qui brilla sur mon berceau. Il ne fallait pas un grand effort pour revenir du scepticisme de l' Essai à la certitude du Génie du Christianisme . [ Voir dans les textes retranchés, la Digression Philosophique[C M 1 572] .]

 

1 L11 Chapitre 5

Londres, d'avril à septembre 1822.

Génie du Christianisme .

Lettre du chevalier de Panat.

Lorsqu'après la triste nouvelle de la mort de madame de Chateaubriand, je me résolus à changer subitement de voie, le titre de Génie du Christianisme que je trouvai sur-le-champ m'inspira ; je me mis à l'ouvrage ; je travaillai avec l'ardeur d'un fils qui bâtit un mausolée à sa mère. Mes matériaux étaient dégrossis et rassemblés de longue main par mes précédentes études. Je connaissais les ouvrages des Pères mieux qu'on ne les connaît de nos jours ; je les avais étudiés, même pour les combattre, et entré dans cette route à mauvaise intention au lieu d'en être sorti vainqueur, j'en étais sorti vaincu.

Quant à l'histoire proprement dite, je m'en étais spécialement occupé en composant l' Essai sur les Révolutions . Les authentiques de Camden que je venais d'examiner, m'avaient rendu familières les moeurs et les institutions du moyen âge. Enfin mon terrible manuscrit des Natchez , de deux mille trois cent quatre-vingt-treize pages in-folio, contenait tout ce dont le Génie du Christianisme avait besoin en descriptions de la nature ; je pouvais prendre largement dans cette source, comme j'y avais déjà pris pour l' Essai .

J'écrivis la première partie du Génie du Christianisme . MM. Dulau, qui s'étaient faits libraires du clergé français émigré, se chargèrent de la publication. Les premières feuilles du premier volume furent imprimées.

L'ouvrage ainsi commencé à Londres en 1799 ne fut achevé qu'à Paris, en 1802 : voyez les différentes préfaces du Génie du Christianisme . Une espèce de fièvre me dévora pendant tout le temps de ma composition : on ne saura jamais ce que c'est que de porter à la fois dans son cerveau, dans son sang, dans son âme, Atala et René , et de mêler à l'enfantement douloureux de ces brûlants jumeaux le travail de conception des autres parties du Génie du Christianisme . Le souvenir de Charlotte traversait et réchauffait tout cela, et pour m'achever, le premier désir de gloire enflammait mon imagination exaltée. Ce désir me venait de la tendresse filiale ; je voulais un grand bruit, afin qu'il montât jusqu'au séjour de ma mère, et que les anges lui portassent ma sainte expiation.

Comme une étude mène à une autre, je ne pouvais m'occuper de mes scolies françaises, sans tenir note de la littérature et des hommes du pays au milieu duquel je vivais : je fus entraîné dans ces autres recherches. Mes jours et mes nuits se passaient à lire, à écrire, à prendre d'un savant prêtre, l'abbé Capelan, des leçons d'hébreu, à consulter les bibliothèques et les gens instruits, à rôder dans les campagnes avec mes opiniâtres rêveries, à recevoir et à rendre des visites. S'il est des effets rétroactifs et symptomatiques des événements futurs, j'aurais pu augurer le mouvement et le fracas de l'ouvrage qui devait me faire un nom, aux bouillonnements de mes esprits et aux palpitations de ma muse.

Quelques lectures de mes premières ébauches servirent à m'éclairer. Les lectures sont excellentes comme instruction, lorsqu'on ne prend pas pour argent comptant les flagorneries obligées. Pourvu qu'un auteur soit de bonne foi, il sentira vite, par l'impression instinctive des autres, les endroits faibles de son travail, et surtout si ce travail est trop long ou trop court, s'il garde, ne remplit pas, ou dépasse la juste mesure. Je retrouve une lettre du chevalier de Panat sur les lectures d'un ouvrage, alors si inconnu. La lettre est charmante : l'esprit positif et moqueur du sale chevalier ne paraissait pas susceptible de se frotter ainsi de poésie. Je n'hésite pas à donner cette lettre, document de mon histoire bien qu'elle soit entachée d'un bout à l'autre de mon éloge, comme si le malin auteur se fût complu à verser son encrier sur son épître :

" Ce lundi.

" Mon Dieu ! l'intéressante lecture que j'ai due ce matin à votre extrême complaisance ! Notre religion avait compté parmi ses défenseurs de grands génies, d'illustres Pères de l'Eglise : ces athlètes avaient manié avec vigueur toutes les armes du raisonnement ; l'incrédulité était vaincue ; mais ce n'était pas assez : il fallait montrer encore tous les charmes de cette religion admirable ; il fallait montrer combien elle est appropriée au coeur humain et les magnifiques tableaux qu'elle offre à l'imagination. Ce n'est plus un théologien dans l'école, c'est le grand peintre et l'homme sensible qui s'ouvrent un nouvel horizon. Votre ouvrage manquait et vous étiez appelé à le faire. La nature vous a éminemment doué des belles qualités qu'il exige : vous appartenez à un autre siècle...

" Ah ! si les vérités de sentiment sont les premières dans l'ordre de la nature, personne n'aura mieux prouvé que vous celles de notre religion. vous aurez confondu à la porte du temple les impies, et vous aurez introduit dans le sanctuaire les esprits délicats et les coeurs sensibles. Vous me retracez ces philosophes anciens qui donnaient leurs leçons la tête couronnée de fleurs et les mains remplies de doux parfums. C'est une bien faible image de votre esprit si doux, si pur et si antique.

" Je me félicite chaque jour de l'heureuse circonstance qui m'a rapproché de vous ; je ne puis plus oublier que c'est un bienfait de Fontanes ; je l'en aime davantage, et mon coeur ne séparera jamais deux noms que la même gloire doit unir, si la Providence nous ouvre les portes de notre patrie.

" Chevalier de Panat. "

L'abbé Delille entendit aussi la lecture de quelques fragments du Génie du Christianisme . Il parut surpris, et il me fit l'honneur, peu après, de rimer la prose qui lui avait plu. Il naturalisa mes fleurs sauvages de l'Amérique dans ses divers jardins français, et mit refroidir mon vin un peu chaud dans l'eau frigide de sa claire fontaine.

L'édition inachevée du Génie du Christianisme , commencée à Londres, différait un peu, dans l'ordre des matières, de l'édition publiée en France. La censure consulaire, qui devint bientôt impériale, se montrait fort chatouilleuse à l'endroit des rois : leur personne, leur honneur et leur vertu lui étaient chers d'avance. La police de Fouché voyait déjà descendre du ciel, avec la fiole sacrée, le pigeon blanc, symbole de la candeur de Bonaparte et de l'innocence révolutionnaire. Les sincères croyants des processions républicaines de Lyon me forcèrent de retrancher un chapitre intitulé les Rois athées , et d'en disséminer ça et là les paragraphes dans le corps de l'ouvrage.

 

1 L11 Chapitre 6

Londres, d'avril à septembre 1822.

Mon oncle M. de Bedée : sa fille aînée.

Avant de continuer ces investigations littéraires, il me les faut interrompre un moment pour prendre congé de mon oncle de Bedée : hélas ! c'est prendre congé de la première joie de ma vie : " freno non remorante dies , aucun frein n'arrête les jours. " Voyez les vieux sépulcres dans les vieilles cryptes : eux-mêmes, vaincus par l'âge, caducs et sans mémoire, ayant perdu leurs épitaphes, ils ont oublié jusqu'aux noms de ceux qu'ils renferment.

J'avais écrit à mon oncle au sujet de la mort de ma mère ; il me répondit par une longue lettre, dans laquelle on trouvait quelques mots touchants de regrets ; mais les trois quarts de sa double feuille in-folio étaient consacrés à ma généalogie. Il me recommandait surtout, quand je rentrerais en France, de rechercher les titres du quartier des Bedée , confiés à mon frère. Ainsi, pour ce vénérable émigré, ni l'exil, ni la ruine, ni la destruction de ses proches, ni le sacrifice de Louis XVI, ne l'avertissaient de la Révolution ; rien n'avait passé, rien n'était advenu ; il en était toujours aux Etats de Bretagne et à l'Assemblée de la noblesse. Cette fixité de l'idée de l'homme est bien frappante au milieu et comme en présence de l'altération de son corps, de la fuite de ses années, de la perte de ses parents et de ses amis.

Au retour de l'émigration, mon oncle de Bedée s'est retiré à Dinan, où il est mort, à six lieues de Monchoix, sans l'avoir revu. Ma cousine Caroline, l'aînée de mes trois cousines, existe encore. Elle est restée vieille fille, malgré les sommations respectueuses de son ancienne jeunesse. Elle m'écrit des lettres sans orthographe, où elle me tutoie m'appelle chevalier, et me parle de notre bon temps : in illo tempore . Elle était nantie de deux beaux yeux noirs et d'une jolie taille ; elle dansait comme la Camargo, et elle croit avoir souvenance que je lui portais en secret un farouche amour. Je lui réponds sur le même ton, mettant de côté, à son exemple, mes ans, mes honneurs et ma renommée : " Oui chère Caroline, ton chevalier, etc. " Il y a bien quelque six ou sept lustres que nous ne nous sommes rencontrés : le ciel en soit loué ! car, Dieu sait, si nous venions jamais à nous embrasser, quelle figure nous nous trouverions !

Douce, patriarcale, innocente, honorable amitié de famille, votre siècle est passé ! on ne tient plus au sol par une multitude de fleurs, de rejetons et de racines ; on naît et l'on meurt maintenant un à un. Les vivants sont pressés de jeter le défunt à l'Eternité et de se débarrasser de son cadavre. Entre les amis, les uns vont attendre le cercueil à l'église, en grommelant d'être désheurés et dérangés de leurs habitudes ; les autres poussent le dévouement jusqu'à suivre le convoi au cimetière ; la fosse comblée, tout souvenir est effacé. Vous ne reviendrez plus, jours de religion et de tendresse, où le fils mourait dans la même maison, dans le même fauteuil, près du même foyer où étaient morts son père et son aïeul, entouré, comme ils l'avaient été, d'enfants et de petits-enfants en pleurs, sur qui descendait la dernière bénédiction paternelle !

Adieu, mon oncle chéri ! Adieu, famille maternelle qui disparaissez ainsi que l'autre partie de ma famille ! Adieu, ma cousine de jadis, qui m'aimez toujours comme vous m'aimiez lorsque nous écoutions ensemble la complainte de notre bonne tante de Boisteilleul sur l' Epervier , ou lorsque vous assistiez au relèvement du voeu de ma nourrice, à l'abbaye de Nazareth ! Si vous me survivez agréez la part de reconnaissance et d'affection que je vous lègue ici. Ne croyez pas au faux sourire ébauché sur mes lèvres en parlant de vous : mes yeux, je vous assure, sont pleins de larmes.

 

1 L12 Livre douzième

1. Incidences. - Littérature anglaise. - Dépérissement de l'ancienne école. - Historiens. - Poètes. - Publicistes. - Shakespeare. - 2. Incidences. - Romans anciens. - Romans nouveaux. - Richardson. - Walter Scott. - 3. Incidences. - Poésie nouvelle. - Beattie. - 4. Incidences. - Lord Byron. - 5. L'Angleterre, de Richmond à Greenwich. - Course avec Pelletier. - Bleinheim. - Stowe. - Hampton-Court. - Oxford. - Collège d'Eton. - Moeurs privées ; moeurs politiques. - Fox. - Pitt. - Burke. - George III. - 6. Rentrée des émigrés en France. - Le ministre de Prusse me donne un faux passeport sous le nom de Lassagne, habitant de Neufchâtel en Suisse. - Mort de Lord Londonderry. - Fin de ma carrière de soldat et de voyageur. - Je débarque à Calais.

 

1 L12 Chapitre 1

Londres, d'avril à septembre 1822.

Revu en février 1845.

Incidences. - Littérature anglaise. - Dépérissement de l'ancienne école. - Historiens. - Poètes. - Publicistes. - Shakespeare.

Mes études corrélatives au Génie du Christianisme m'avaient de proche en proche (je vous l'ai dit) conduit à un examen plus approfondi de la littérature anglaise. Lorsqu'en 1792, je me réfugiai en Angleterre, il me fallut réformer la plupart des jugements que j'avais puisés dans les critiques. En ce qui touche les historiens, Hume était réputé écrivain tory et rétrograde : on l'accusait, ainsi que Gibbon, d'avoir surchargé la langue anglaise de gallicismes ; on lui préférait son continuateur Smollett. Philosophe pendant sa vie, devenu chrétien à sa mort, Gibbon demeurait, en cette qualité, atteint et convaincu de pauvre homme. On parlait encore de Robertson, parce qu'il était sec.

Pour ce qui regarde les poètes, les elegant Extracts servaient d'exil à quelques pièces de Dryden ; on ne pardonnait point aux rimes de Pope, bien qu'on visitât sa maison à Twickonham et que l'on coupât des morceaux du saule pleureur planté par lui, et dépéri comme sa renommée.

Blair passait pour un critique ennuyeux à la française : on le mettait bien au-dessous de Johnson. Quant au vieux Spectator , il était au grenier.

Les ouvrages politiques anglais ont peu d'intérêt pour nous. Les traités économiques sont moins circonscrits ; les calculs sur la richesse des nations, sur l'emploi des capitaux, sur la balance du commerce, s'appliquent en partie aux sociétés européennes.

Burke sortait de l'individualité nationale politique : en se déclarant contre la Révolution française, il entraîna son pays dans cette longue voie d'hostilités qui aboutit aux champs de Waterloo.

Toutefois, de grandes figures demeuraient. On retrouvait partout Milton et Shakespeare. Montmorency, Biron Sully, tour à tour ambassadeurs de France auprès d'Elisabeth et de Jacques Ier, entendirent-ils jamais parler d'un baladin, acteur dans ses propres farces et dans celles des autres ? Prononcèrent-ils jamais le nom, si barbare en français de Shakespeare ? Soupçonnèrent-ils qu'il y eût là une gloire devant laquelle leurs honneurs leurs pompes, leurs rangs, viendraient s'abîmer ? Hé bien ! le comédien chargé du rôle du spectre dans Hamlet était le grand fantôme, l'ombre du moyen âge qui se levait sur le monde, comme l'astre de la nuit, au moment où le moyen âge achevait de descendre parmi les morts : siècles énormes que Dante ouvrit et que ferma Shakespeare.

Dans le Précis historique de Whitelocke, contemporain du chantre du Paradis perdu on lit : " Un certain aveugle nommé Milton, secrétaire du Parlement pour les dépêches latines. " Molière, l' histrion , jouait son Pourceaugnac , de même que Shakespeare, le bateleur, grimaçait son Falstaff .

Ces voyageurs voilés, qui viennent de fois à autre s'asseoir à notre table, sont traités par nous en hôte vulgaires ; nous ignorons leur nature jusqu'au jour de leur disparition. En quittant la terre, ils se transfigurent et nous disent comme l'envoyé du ciel à Tobie : " Je suis l'un des sept qui sommes présents devant le Seigneur. " Mais si elles sont méconnues des hommes à leur passage ces divinités ne se méconnaissent point entre elles. " Qu'à besoin mon Shakespeare, dit Milton, pour ses os vénérés, de pierres entassées par le travail d'un siècle ? " Michel-Ange enviant le sort et le génie de Dante, s'écrie :

Pur fuss' io tal...

Per l'aspro esilio suo con sua virtute

Darei del mondo più felice stato.

Que n'ai-je été tel que lui ! Pour son dur exil avec sa vertu, je donnerais toutes les félicités de la terre ! "

Le Tasse célèbre Camoëns encore presque ignoré et lui sert de renommée . Est-il rien de plus admirable que cette société d'illustres égaux se révélant les uns aux autres par des signes, se saluant et s'entretenant ensemble dans une langue d'eux seuls comprise ?

Shakespeare était-il boiteux comme lord Byron, Walter Scott et les Prières, filles de Jupiter ? S'il l'était en effet, le Boy de Stratford, loin d'être honteux de son infirmité, ainsi que Childe-Harold, ne craint pas de la rappeler à l'une de ses maîtresses :

... lame by fortune's dearest spite.

" Boiteux par la moquerie la plus chère de la fortune. "

Shakespeare aurait eu beaucoup d'amours, si l'on en comptait une par sonnet. Le créateur de Desdémone et de Juliette vieillissait sans cesser d'être amoureux. La femme inconnue à laquelle il s'adresse en vers charmants était-elle fière et heureuse d'être l'objet des sonnets de Shakespeare ? on peut en douter : la gloire est pour un vieil homme ce que sont les diamants pour une vieille femme ; ils la parent, et ne peuvent l'embellir.

" Ne pleurez pas longtemps pour moi quand je serai mort ", dit le tragique anglais à sa maîtresse. " Si vous lisez ces mots, ne vous rappelez pas la main qui les a tracés ; je vous aime tant que je veux être oublié dans vos doux souvenirs, si en pensant à moi vous pouviez être malheureuse. Oh ! si vous jetez un regard sur ces lignes, quand peut-être je ne serai plus qu'une masse d'argile ne redites pas même mon pauvre nom, et laissez votre amour se faner avec ma vie. "

Shakespeare aimait, mais il ne croyait pas plus à l'amour qu'il ne croyait à autre chose : une femme pour lui était un oiseau, une brise, une fleur, chose qui charme et passe. Par l'insouciance ou l'ignorance de sa renommée, par son état, qui le jetait à l'écart de la société, en dehors des conditions où il ne pouvait atteindre, il semblait avoir pris la vie comme une heure légère et désoccupée, comme un loisir rapide et doux.

Shakespeare, dans sa jeunesse, rencontra de vieux moines chassés de leur cloître, lesquels avaient vu Henri VIII, ses réformes, ses destructions de monastères, ses fous , ses épouses, ses maîtresses, ses bourreaux. Lorsque le poète quitta la vie, Charles Ier comptait seize ans.

Ainsi, d'une main Shakespeare avait pu toucher les têtes blanchies que menaça le glaive de l'avant-dernier des Tudors, de l'autre, la tête brune du second des Stuarts, que la hache des parlementaires devait abattre. Appuyé sur ces fronts tragiques, le grand tragique s'enfonça dans la tombe ; il remplit l'intervalle des jours où il vécut, de ses spectres, de ses rois aveugles, de ses ambitieux punis, de ses femmes infortunées, afin de joindre, par des fictions analogues, les réalités du passé aux réalités de l'avenir.

Shakespeare est au nombre des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux besoins et à l'aliment de la pensée ; ces génies-mères semblent avoir enfanté et allaité tous les autres. Homère a fécondé l'antiquité : Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Virgile, sont ses fils. Dante a engendré l'Italie moderne, depuis Pétrarque jusqu'au Tasse. Rabelais a créé les lettres françaises ; Montaigne, La Fontaine, Molière, viennent de sa descendance. L'Angleterre est toute Shakespeare, et, jusque dans ces derniers temps, il a prêté sa langue à Byron, son dialogue à Walter Scott.

On renie souvent ces maîtres suprêmes ; on se révolte contre eux ; on compte leurs défauts ; on les accuse d'ennui, de longueur, de bizarrerie, de mauvais goût, en les volant et en se parant de leurs dépouilles ; mais on se débat en vain sous leur joug. Tout se teint de leurs couleurs ; partout s'impriment leurs traces ; ils inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire général des peuples ; leurs expressions deviennent proverbes, leurs personnages fictifs se changent en personnages réels, lesquels ont hoirs et lignée. Ils ouvrent des horizons d'où jaillissent des faisceaux de lumière, ils sèment des idées, germes de mille autres ; ils fournissent des imaginations, des sujets, des styles à tous les arts : leurs oeuvres sont les mines ou les entrailles de l'esprit humain.

De tels génies occupent le premier rang ; leur immensité, leur variété, leur fécondité, leur originalité, les font reconnaître tout d'abord pour lois, exemplaires, moules, types des diverses intelligences, comme il y a quatre où cinq races d'hommes sorties d'une seule souche, dont les autres ne sont que des rameaux. Donnons-nous garde d'insulter aux désordres dans lesquels tombent quelquefois ces êtres puissants ; n'imitons pas Cham le maudit ; ne rions pas si nous rencontrons, nu et endormi, à l'ombre de l'arche échouée sur les montagnes d'Arménie l'unique et solitaire nautonier de l'abîme. Respectons ce navigateur diluvien qui recommença la création après l'épuisement des cataractes du ciel : pieux enfants, bénis de notre père, couvrons-le pudiquement de notre manteau.

Shakespeare, de son vivant, n'a jamais pensé à vivre après sa vie : que lui importe aujourd'hui mon cantique d'admiration ? En admettant toutes les suppositions, en raisonnant d'après les vérités ou les erreurs dont l'esprit humain est pénétré ou imbu, que fait à Shakespeare une renommée dont le bruit ne peut monter jusqu'à lui ? Chrétien ? au milieu des félicités éternelles, s'occupe-t-il du néant du monde ? Déiste ? dégagé des ombres de la matière, perdu dans les splendeurs de Dieu, abaisse-t-il un regard sur le grain de sable où il a passé ? Athée ? il dort de ce sommeil sans souffle et sans réveil, qu'on appelle la mort. Rien donc de plus vain que la gloire au-delà du tombeau, à moins qu'elle n'ait fait vivre l'amitié, qu'elle n'ait été utile à la vertu, secourable au malheur, et qu'il ne nous soit donné de jouir dans le ciel d'une idée consolante, généreuse, libératrice, laissée par nous sur la terre.

 

1 L12 Chapitre 2

Londres, d'avril à septembre 1822.

Incidences. - Romans anciens. - Romans nouveaux. - Richardson. - Walter Scott.

Les romans, à la fin du dernier siècle, avaient été compris dans la proscription générale. Richardson dormait oublié ; ses compatriotes trouvaient dans son style des traces de la société inférieure au sein de laquelle il avait vécu. Fielding se soutenait ; Sterne, entrepreneur d'originalité, était passé. On lisait encore le Vicaire de Wakefield .

Si Richardson n'a pas de style (ce dont nous ne sommes pas juges, nous autres étrangers), il ne vivra pas, parce que l'on ne vit que par le style. En vain on se révolte contre cette vérité : l'ouvrage le mieux composé, orné de portraits d'une bonne ressemblance, rempli de mille autres perfections, est mort-né si le style manque. Le style, et il y en a de mille sortes, ne s'apprend pas ; c'est le don du ciel, c'est le talent. Mais si Richardson n'a été abandonné que pour certaines locutions bourgeoises, insupportables à une société élégante, il pourra renaître ; la révolution qui s'opère, en abaissant l'aristocratie et en élevant les classes moyennes, rendra moins sensibles ou fera disparaître les traces des habitudes de ménage et d'un langage inférieur.

De Clarisse et de Tom Jones sont sorties les deux principales branches de la famille des romans modernes anglais, les romans à tableaux de famille et drames domestiques, les romans à aventures et à peinture de la société générale. Après Richardson, les moeurs de l' ouest de la ville, firent une irruption dans le domaine des fictions : les romans se remplirent de châteaux, de lords et de ladies, de scènes aux eaux, d'aventures aux courses de chevaux, au bal, à l'Opéra, au Ranelagh, avec un chit-chat , un caquetage qui ne finissait plus. La scène ne tarda pas à se transporter en Italie ; les amants traversèrent les Alpes avec des périls effroyables et des douleurs d'âme à attendrir les lions : le lion répandit des pleurs ! un jargon de bonne compagnie fut adopté.

Dans ces milliers de romans, qui ont inondé l'Angleterre depuis un demi-siècle, deux ont gardé leur place : Calek williams et le Moine . Je ne vis point Godwin pendant ma retraite à Londres ; mais je rencontrai deux fois Lewis. C'était un jeune membre des Communes fort agréable, et qui avait l'air et les manières d'un Français. Les ouvrages d'Anne Radcliffe font une espèce à part. Ceux de mistress Barbauld, de miss Edgeworth de miss Burnet, etc., ont, dit-on, des chances de vivre. " Il y devrait dit Montaigne, avoir coertion des lois contre les escrivains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et fainéants. On bannirait des mains de notre peuple et moy et cent autres. L'escrivaillerie semble être quelque symptosme d'un siècle desbordé. "

Mais ces écoles diverses de romanciers sédentaires, de romanciers voyageurs en diligence ou en calèche, de romanciers de lacs et de montagnes, de ruines et de fantômes, de romanciers de villes et de salons, sont venues se perdre dans la nouvelle école de Walter Scott, de même que la poésie s'est précipitée sur les pas de lord Byron.

L'illustre peintre de l'Ecosse débuta dans la carrière des lettres, lors de mon exil à Londres, par la traduction du Berlichingen de Goethe. Il continua à se faire connaître par la poésie, et la pente de son génie le conduisit enfin au roman. Il me semble avoir créé un genre faux ; il a perverti le roman et l'histoire ; le romancier s'est mis à faire des romans historiques, et l'historien des histoires romanesques. Si, dans Walter Scott, je suis obligé de passer quelquefois des conversations interminables, c'est ma faute, sans doute ; mais un des grands mérites de Walter Scott, à mes yeux, c'est de pouvoir être mis entre les mains de tout le monde. Il faut de plus grands efforts de talent pour intéresser en restant dans l'ordre, que pour plaire en passant toute mesure ; il est moins facile de régler le coeur que de le troubler.

Burke retint la politique de l'Angleterre dans le passé. Walter Scott refoula les Anglais jusqu'au moyen âge : tout ce qu'on écrivit, fabriqua, bâtit, fut gothique : livres, meubles, maisons, églises, châteaux. Mais les lairds de la Grande-Charte sont aujourd'hui des fashionables de Bond-Street, race frivole qui campe dans les manoirs antiques, en attendant l'arrivée des générations nouvelles qui s'apprêtent à les en chasser.

 

1 L12 Chapitre 3

Londres, d'avril à septembre 1822.

Incidences. - Poésie nouvelle. - Beattie.

En même temps que le roman passait à l'état romantique , la poésie subissait une transformation semblable. Cowper abandonna l'école française pour faire revivre l'école nationale ; Burns, en Ecosse, commença la même révolution. Après eux vinrent les restaurateurs des ballades. Plusieurs de ces poètes de 1792 à 1800 appartenaient à ce qu'on appelait Lake school (nom qui est resté), parce que les romanciers demeuraient aux bords des lacs du Cumberland et du Westmoreland, et qu'ils les chantaient quelquefois.

Thomas Moore, Campbell, Rogers, Crabbe, Wordsworth, Southey, Hunt, Knowles, lord Holland, Canning, Croker, vivent encore pour l'honneur des lettres anglaises ; mais il faut être né Anglais pour apprécier tout le mérite d'un genre intime de composition qui se fait particulièrement sentir aux hommes du sol.

Nul, dans une littérature vivante, n'est juge compétent que des ouvrages écrits dans sa propre langue. En vain vous croyez posséder à fond un idiome étranger, le lait de la nourrice vous manque, ainsi que les premières paroles qu'elle vous apprit à son sein et dans vos langes ; certains accents ne sont que de la patrie. Les Anglais et les Allemands ont, de nos gens de lettres, les notions les plus baroques : ils adorent ce que nous méprisons, ils méprisent ce que nous adorons ; ils n'entendent ni Racine, ni La Fontaine, ni même complètement Molière. C'est à rire de savoir quels sont nos grands écrivains à Londres, à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg, à Munich, à Leipzick, à Goettingue, à Cologne, de savoir ce qu'on y lit avec fureur et ce qu'on n'y lit pas.

Quand le mérite d'un auteur consiste spécialement dans la diction, un étranger ne comprendra jamais bien ce mérite. Plus le talent est intime, individuel, national, plus ses mystères échappent à l'esprit qui n'est pas, pour ainsi dire, compatriote de ce talent. Nous admirons sur parole les Grecs et les Romains ; notre admiration nous vient de tradition, et les Grecs et les Romains ne sont pas là pour se moquer de nos jugements de Barbares. Qui de nous se fait une idée de l'harmonie de la prose de Démosthène et de Cicéron, de la cadence des vers d'Alcée et d'Horace, telles qu'elles étaient saisies par une oreille grecque et latine ? on soutient que les beautés réelles sont de tous les temps, de tous les pays : oui, les beautés de sentiment et de pensée ; non, les beautés de style. Le style n'est pas, comme la pensée, cosmopolite : il a une terre natale, un ciel, un soleil à lui.

Burns, Mason, Cowper moururent pendant mon émigration à Londres, avant 1800 et en 1800 ; ils finissaient le siècle ; je le commençais. Darwin et Beattie moururent deux ans après mon retour de l'exil.

Beattie avait annoncé l'ère nouvelle de la lyre. Le Minstrel , ou le Progrès du génie , est la peinture des premiers effets de la muse sur un jeune barde, lequel ignore encore le souffle dont il est tourmenté. Tantôt le poète futur va s'asseoir au bord de la mer pendant une tempête ; tantôt il quitte les jeux du village pour écouter à l'écart, dans le lointain, le son des musettes.

Beattie a parcouru la série entière des rêveries et des idées mélancoliques, dont cent autres poètes se sont crus les discoverers . Beattie se proposait de continuer son poème ; en effet, il en a écrit le second chant : Edwin entend un soir une voix grave s'élevant du fond d'une vallée ; c'est celle d'un solitaire qui, après avoir connu les illusions du monde, s'est enseveli dans cette retraite pour y recueillir son âme et chanter les merveilles du Créateur. Cet ermite instruit le jeune minstrel et lui révèle le secret de son génie. L'idée était heureuse ; l'exécution n'a pas répondu au bonheur de l'idée. Beattie était destiné à verser des larmes ; la mort de son fils brisa son coeur paternel : comme Ossian après la perte de son oscar, il suspendit sa harpe aux branches d'un chêne. Peut-être le fils de Beattie était-il ce jeune minstrel qu'un père avait chanté et dont il ne voyait plus les pas sur la montagne.

 

1 L12 Chapitre 4

Londres, d'avril à septembre 1822.

Incidences. Lord Byron.

On retrouve dans les vers de lord Byron des imitations frappantes du Minstrel : à l'époque de mon exil en Angleterre, lord Byron habitait l'école de Harrow, dans un village à dix milles de Londres. Il était enfant, j'étais jeune et aussi inconnu que lui ; il avait été élevé sur les bruyères de l'Ecosse, au bord de la mer, comme moi dans les landes de la Bretagne, au bord de la mer ; il aima d'abord la Bible et Ossian, comme je les aimai ; il chanta dans Newstead-Abbey les souvenirs de l'enfance, comme je les chantai dans le château de Combourg.

" Lorsque j'explorais, jeune montagnard, la noire bruyère et gravissais ta cime penchée, ô Morven couronné de neige, pour m'ébahir au torrent qui tonnait au-dessous de moi, ou aux vapeurs de la tempête qui s'amoncelaient à mes pieds... "

Dans mes courses aux environs de Londres, lorsque j'étais si malheureux, vingt fois j'ai traversé le village de Harrow, sans savoir quel génie il renfermait. Je me suis assis dans le cimetière, au pied de l'orme sous lequel, en 1807, lord Byron écrivait ces vers, au moment où je revenais de la Palestine :

Spot of my youth ! whose hoary branches sigh,

Swept by the breeze that funs thy cloudless sky ; etc.

" Lieu de ma jeunesse, où soupirent les branches chenues, effleurées par la brise qui rafraîchit ton ciel sans nuage ! Lieu où je vague aujourd'hui seul, moi qui souvent ai foulé, avec ceux que j'aimais, ton gazon mol et vert ; quand la destinée glacera ce sein qu'une fièvre dévore ; quand elle aura calmé les soucis et les passions ; ...ici où il palpita, ici mon coeur pourra reposer. Puissé-je m'endormir où s'éveillèrent mes espérances... mêlé à la terre où coururent mes pas... pleuré de ceux qui furent en société avec mes jeunes années, oublié du reste du monde ! "

Et moi je dirai : Salut, antique ormeau, au pied duquel Byron enfant s'abandonnait aux caprices de son âge alors que je rêvais René sous ton ombre, sous cette même ombre où plus tard le poète vint à son tour rêver Childe-Harold ! Byron demandait au cimetière, témoin des premiers jeux de sa vie, une tombe ignorée : inutile prière que n'exaucera point la gloire. Cependant Byron n'est plus ce qu'il a été ; je l'avais trouvé de toutes parts vivant à Venise : au bout de quelques années, dans cette même ville où je trouvais son nom partout, je l'ai retrouvé effacé et inconnu partout. Les échos du Lido ne le répètent plus, et si vous le demandez à des Vénitiens, ils ne savent plus de qui vous parlez. Lord Byron est entièrement mort pour eux ; ils n'entendent plus les hennissements de son cheval : il en est de même à Londres, où sa mémoire périt. Voilà ce que nous devenons.

Si j'ai passé à Harrow sans savoir que lord Byron enfant y respirait, des Anglais ont passé à Combourg sans se douter qu'un petit vagabond, élevé dans ces bois laisserait quelque trace. Le voyageur Arthur Young, traversant Combourg, écrivait :

" Jusqu'à Combourg (de Pontorson) le pays a un aspect sauvage ; l'agriculture n'y est pas plus avancée, que chez les Hurons, ce qui paraît incroyable dans un pays enclos ; le peuple y est presque aussi sauvage que le pays, et la ville de Combourg, une des places les plus sales et les plus rudes que l'on puisse voir : des maisons de terre sans vitres, et un pavé si rompu qu'il arrête les passagers, mais aucune aisance. - Cependant il s'y trouve un château, et il est même habité. Qui est ce M. de Chateaubriand, propriétaire de cette habitation, qui a des nerfs assez forts pour résider au milieu de tant d'ordures et de pauvreté ? Au-dessous de cet amas hideux de misère est un beau lac environné d'enclos bien boisés. "

Ce M. de Chateaubriand était mon père ; la retraite qui paraissait si hideuse à l'agronome de mauvaise humeur, n'en était pas moins une noble et belle demeure, quoique sombre et grave. Quant à moi, faible plant de lierre commençant à grimper au pied de ces tours sauvages, M. Young eût-il pu m'apercevoir, lui qui n'était occupé que de la revue de nos moissons ?

Qu'il me soit permis d'ajouter à ces pages, écrites en Angleterre en 1822, ces autres pages écrites en 1834 et 1840 : elles achèveront le morceau de lord Byron ; ce morceau se trouvera surtout complété, quand on aura lu ce que je redirai du grand poète en passant à Venise.

Il y aura peut-être quelque intérêt à remarquer dans l'avenir la rencontre des deux chefs de la nouvelle école française et anglaise, ayant un même fonds d'idées, des destinées, sinon des moeurs à peu près pareilles : l'un pair d'Angleterre, l'autre pair de France, tous deux voyageurs dans l'orient, assez souvent l'un près de l'autre, et ne se voyant jamais : seulement la vie du poète anglais a été mêlée à de moins grands événements que la mienne.

Lord Byron est allé visiter après moi les ruines de la Grèce : dans Childe-Harold , il semble embellir de ses propres couleurs les descriptions de l' Itinéraire . Au commencement de mon pèlerinage, je reproduis l'adieu du sire de Joinville à son château ; Byron dit un égal adieu à sa demeure gothique.

Dans les Martyrs , Eudore part de la Messénie pour se rendre à Rome : " Notre navigation fut longue, dit-il, ...nous vîmes tous ces promontoires marqués par des temples ou des tombeaux... Mes jeunes compagnons n'avaient entendu parler que des métamorphoses de Jupiter, et ils ne comprirent rien aux débris qu'ils avaient sous les yeux ; moi, je m'étais déjà assis, avec le prophète, sur les ruines des villes désolées, et Babylone m'enseignait Corinthe. "

Le poète anglais est comme le prosateur français, derrière la lettre de Sulpicius à Cicéron. - Une rencontre si parfaite m'est singulièrement glorieuse, puisque j'ai devancé le chantre immortel au rivage où nous avons eu les mêmes souvenirs, et où nous avons commémoré les mêmes ruines.

J'ai encore l'honneur d'être en rapport avec lord Byron dans la description de Rome : les Martyrs et ma Lettre sur la campagne romaine ont l'inappréciable avantage, pour moi, d'avoir deviné les inspirations d'un beau génie.

Les premiers traducteurs, commentateurs et admirateurs de lord Byron se sont bien gardés de faire remarquer que quelques pages de mes ouvrages avaient pu rester un moment dans les souvenirs du peintre de Childe-Harold ; ils auraient cru ravir quelque chose à son génie. Maintenant que l'enthousiasme s'est un peu calmé on me refuse moins cet honneur. Notre immortel chansonnier, dans le dernier volume de ses Chansons , a dit : " Dans un des couplets qui précèdent celui-ci, je parle des lyres que la France doit à M. de Chateaubriand. Je ne crains pas que ce vers soit démenti par la nouvelle école poétique, qui, née sous les ailes de l'aigle, s'est avec raison, glorifiée souvent d'une telle origine. L'influence de l'auteur du Génie du Christianisme s'est fait ressentir également à l'étranger, et il y aurait peut-être justice à reconnaître que le chantre de Childe-Harold est de la famille de René. "

Dans un excellent article sur lord Byron, M. Villemain a renouvelé la remarque de M. de Béranger : " Quelques pages incomparables de René , dit-il, avaient, il est vrai, épuisé ce caractère poétique. Je ne sais si Byron les imitait ou les renouvelait de génie. "

Ce que je viens de dire sur les affinités d'imagination et de destinée entre le chroniqueur de René et le chantre de Childe-Harold n'ôte pas un seul cheveu à la tête du barde immortel. Que peut à la muse de la Dee , portant une lyre et des ailes, ma muse pédestre et sans luth ? Lord Byron vivra, soit qu'enfant de son siècle comme moi, il en ait exprimé, comme moi et comme Goethe avant nous la passion et le malheur ; soit que mes périples et le falot de ma barque gauloise aient montré la route au vaisseau d'Albion sur des mers inexplorées.

D'ailleurs, deux esprits d'une nature analogue peuvent très bien avoir des conceptions pareilles, sans qu'on puisse leur reprocher d'avoir marché servilement dans les mêmes voies. Il est permis de profiter des idées et des images exprimées dans une langue étrangère, pour en enrichir la sienne : cela s'est vu dans tous les siècles et dans tous les temps. Je reconnais tout d'abord que, dans ma première jeunesse, Ossian, Werther, les Rêveries du promeneur solitaire, les Etudes de la nature , ont pu s'apparenter à mes idées ; mais je n'ai rien caché, rien dissimulé du plaisir que me causaient des ouvrages où je me délectais.

S'il était vrai que René entrât pour quelque chose dans le fond du personnage unique mis en scène sous des noms divers dans Childe-Harold, Conrad, Lara, Manfred , le Giaour ; si, par hasard, lord Byron m'avait fait vivre de sa vie, il aurait donc eu la faiblesse de ne jamais me nommer ? J'étais donc un de ces pères qu'on renie quand on est arrivé au pouvoir ? Lord Byron peut-il m'avoir complètement ignoré, lui qui cite presque tous les auteurs français ses contemporains ? N'a-t-il jamais entendu parler de moi, quand les journaux anglais, comme les journaux français, ont retenti vingt ans auprès de lui de la controverse sur mes ouvrages, lorsque le New-Times a fait un parallèle de l'auteur du Génie du Christianisme et de l'auteur de Childe-Harold ?

Point d'intelligence, si favorisée qu'elle soit, qui n'ait ses susceptibilités, ses défiances : on veut garder le sceptre, on craint de le partager, on s'irrite des comparaisons. Ainsi, un autre talent supérieur a évité mon nom dans un ouvrage sur la Littérature . Grâce à Dieu, m'estimant à ma juste valeur, je n'ai jamais prétendu à l'empire ; comme je ne crois qu'à la vérité religieuse dont la liberté est une forme, je n'ai pas plus de foi en moi qu'en toute autre chose ici-bas. Mais je n'ai jamais senti le besoin de me taire quand j'ai admiré ; c'est pourquoi je proclame mon enthousiasme pour madame de Staël et pour lord Byron. Quoi de plus doux que l'admiration ? c'est de l'amour dans le ciel, de la tendresse élevée jusqu'au culte. On se sent pénétré de reconnaissance pour la divinité qui étend les bases de nos facultés, qui ouvre de nouvelles vues à notre âme, qui nous donne un bonheur si grand, si pur, sans aucun mélange de crainte ou d'envie.

Au surplus, la petite chicane que je fais dans ces Mémoires au plus grand poète que l'Angleterre ait eu depuis Milton, ne prouve qu'une chose : le haut prix que j'aurais attaché au souvenir de sa muse.

Lord Byron a ouvert une déplorable école : je présume qu'il a été aussi désolé des Childe-Harold auxquels il a donné naissance, que je le suis des René qui rêvent autour de moi.

La vie de lord Byron est l'objet de beaucoup d'investigations et de calomnies : les jeunes gens ont pris au sérieux des paroles magiques ; les femmes se sont senties disposées à se laisser séduire, avec frayeur, par ce monstre, à consoler ce Satan solitaire et malheureux. Qui sait ? il n'avait peut-être pas trouvé la femme qu'il cherchait, une femme assez belle, un coeur aussi vaste que le sien. Byron d'après l'opinion fantasmagorique, est l'ancien serpent séducteur et corrupteur, parce qu'il voit la corruption de l'espèce humaine ; c'est un génie fatal et souffrant placé entre les mystères de la matière et de l'intelligence, qui ne voit point de mot à l'énigme de l'univers, qui regarde la vie comme une affreuse ironie sans cause comme un sourire pervers du MAL ; c'est le fils du désespoir, qui méprise et renie, qui, portant en soi-même une incurable plaie, se venge en menant à la douleur par la volupté tout ce qui l'approche ; c'est un homme qui n'a point passé par l'âge de l'innocence, qui n'a jamais eu l'avantage d'être rejeté et maudit de Dieu ; un homme qui, sorti réprouvé du sein de la nature, est le damné du néant.

Tel est le Byron des imaginations échauffées : ce n'est point, ce me semble, celui de la vérité.

Deux hommes différents, comme dans la plupart des hommes, sont unis dans lord Byron : l'homme de la nature et l'homme du système . Le poète, s'apercevant du rôle que le public lui faisait jouer, l'a accepté et s'est mis à maudire le monde qu'il n'avait pris d'abord qu'en rêverie : cette marche est sensible dans l'ordre chronologique de ses ouvrages.

Quant à son génie, loin d'avoir l'étendue qu'on lui attribue, il est assez resserré ; sa pensée poétique n'est qu'un gémissement, une plainte, une imprécation ; en cette qualité, elle est admirable : il ne faut pas demander à la lyre ce qu'elle pense, mais ce qu'elle chante.

Quant à son esprit, il est sarcastique et varié, mais d'une nature qui agite et d'une influence funeste : l'écrivain avait bien lu Voltaire, et il l'imite.

Lord Byron, doué de tous les avantages, avait peu de chose à reprocher à sa naissance ; l'accident même qui le rendait malheureux et qui rattachait ses supériorités à l'infirmité humaine, n'aurait pas dû le tourmenter, puisqu'il ne l'empêchait pas d'être aimé. Le chantre immortel connut par lui-même combien est vraie la maxime de Zénon : " La voix est la fleur de la beauté. "

Une chose déplorable, c'est la rapidité avec laquelle les renommées fuient aujourd'hui. Au bout de quelques années, que dis-je ? de quelques mois, l'engouement disparaît ; le dénigrement lui succède. On voit déjà pâlir la gloire de lord Byron ; son génie est mieux compris de nous ; il aura plus longtemps des autels en France qu'en Angleterre. Comme Childe-Harold excelle principalement à peindre les sentiments particuliers de l'individu, les Anglais, qui préfèrent les sentiments communs à tous, finiront par méconnaître le poète dont le cri est si profond et si triste. Qu'ils y prennent garde : s'ils brisent l'image de l'homme qui les a fait revivre, que leur restera-t-il ?

Lorsque j'écrivis, pendant mon séjour à Londres, en 1822, mes sentiments sur lord Byron, il n'avait plus que deux ans à vivre sur la terre : il est mort en 1824, à l'heure où les désenchantements et les dégoûts allaient commencer pour lui. Je l'ai précédé dans la vie ; il m'a précédé dans la mort ; il a été appelé avant son tour ; mon numéro primait le sien, et pourtant le sien est sorti le premier. Childe-Harold aurait dû rester : le monde me pouvait perdre sans s'apercevoir de ma disparition. J'ai rencontré, en continuant ma route, madame Guiccioli à Rome, lady Byron à Paris. La faiblesse et la vertu me sont ainsi apparues : la première avait peut-être trop de réalités, la seconde pas assez de songes.

 

1 L12 Chapitre 5

Londres, d'avril à septembre 1822.

L'Angleterre, de Richmond à Greenwich. - Course avec Pelletier. - Bleinheim. - Stowe Hampton-Court. - Oxford. - Collège d'Eton. - Moeurs privées ; moeurs politiques. - Fox. - Pitt. - Burke. - Georges III.

Maintenant, après vous avoir parlé des écrivains anglais à l'époque où l'Angleterre me servait d'asile, il ne me reste qu'à vous dire quelque chose de l'Angleterre elle-même à cette époque, de son aspect, de ses sites, de ses châteaux, de ses moeurs privées et politiques.

Toute l'Angleterre peut être vue dans l'espace de quatre lieues, depuis Richmond, au-dessus de Londres jusqu'à Greenwich et au-dessous.

Au-dessous de Londres, c'est l'Angleterre industrielle et commerçante avec ses docks, ses magasins, ses douanes, ses arsenaux, ses brasseries, ses manufactures, ses fonderies, ses navires ; ceux-ci, à chaque marée, remontent la Tamise en trois divisions, les plus petits d'abord, les moyens ensuite, enfin, les grands vaisseaux qui rasent de leurs voiles les colonnes de l'hôpital des vieux marins et les fenêtres de la taverne où festoyent les étrangers.

Au-dessus de Londres, c'est l'Angleterre agricole et pastorale avec ses prairies, ses troupeaux, ses maisons de campagne, ses parcs, dont l'eau de la Tamise, refoulée par le flux, baigne deux fois le jour les arbustes et les gazons. Au milieu de ces deux points opposés, Richmond et Greenwich, Londres confond toutes les choses de cette double Angleterre : à l'ouest l'aristocratie, à l'est la démocratie, la Tour de Londres et Westminster, bornes entre lesquelles l'histoire entière de la Grande-Bretagne se vient placer.

Je passai une partie de l'été de 1799 à Richmond avec Christian de Lamoignon, m'occupant du Génie du Christianisme . Je faisais des nagées en bateau sur la Tamise, ou des courses dans le parc de Richmond. J'aurais bien voulu que le Richmond-lès-Londres, fût le Richmond du traité Honor Richemundiae , car alors je me serais retrouvé dans ma patrie, et voici comment. Guillaume-le-Bâtard fit présent à Alain, duc de Bretagne, son gendre, de quatre cent quarante-deux terres seigneuriales en Angleterre, qui formèrent depuis le comté de Richmond [Voir le Domesday book ] : les ducs de Bretagne, successeurs d'Alain inféodèrent ces domaines à des chevaliers bretons, cadets des familles de Rohan, de Tinténiac, de Chateaubriand, de Goyon, de Montboucher. Mais, malgré ma bonne volonté, il me faut chercher dans le Yorkshire le comté de Richmond érigé en duché sous Charles II pour un bâtard : le Richmond sur la Tamise est l'ancien Sheen d'Edouard III.

Là expira, en 1377, Edouard III, ce fameux roi volé par sa maîtresse Alix Pearce, qui n'était plus Alix ou Catherine de Salisbury des premiers jours de la vie du vainqueur de Crécy : n'aimez qu'à l'âge où vous pouvez être aimé. Henri VIII et Elisabeth moururent aussi à Richmond : où ne meurt-on pas ? Henri VIII se plaisait à cette résidence. Les historiens anglais sont fort embarrassés de cet abominable homme ; d'un côté, ils ne peuvent dissimuler sa tyrannie et la servitude du Parlement ; de l'autre, s'ils disaient trop anathème au chef de la Réformation, ils se condamneraient en le condamnant :

Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est infâme.

On montre dans le parc de Richmond le tertre qui servait d'observatoire à Henri VIII pour épier la nouvelle du supplice d'Anne Boleyn. Henri tressaillit d'aise au signal parti de la Tour de Londres. Quelle volupté ! le fer avait tranché le col délicat, ensanglanté les beaux cheveux auxquels le poète-roi avait attaché ses fatales caresses.

Dans le parc abandonné de Richmond, je n'attendais aucun signal homicide, je n'aurais pas même souhaité le plus petit mal à qui m'aurait trahi. Je me promenais avec quelques daims paisibles : accoutumés à courir devant une meute, ils s'arrêtaient lorsqu'ils étaient fatigués ; on les rapportait, fort gais et tout amusés de ce jeu, dans un tombereau rempli de paille. J'allais voir à Kew les kanguroos, ridicules bêtes, tout juste l'inverse de la girafe : ces innocents quadrupèdes-sauterelles peuplaient mieux l'Australie que les prostituées du vieux duc de Queensbury ne peuplaient les ruelles de Richmond. La Tamise bordait le gazon d'un cottage à demi caché sous un cèdre du Liban, et parmi des saules pleureurs : un couple nouvellement marié était venu passer la lune de miel dans ce paradis.

Voici qu'un soir, lorsque je marchais tout doux sur les pelouses de Twickenham, apparaît Pelletier, tenant son mouchoir sur sa bouche : " Quel sempiternel tonnerre de brouillard ! " s'écria-t-il aussitôt qu'il fut à la portée de la voix. " Comment, diable pouvez-vous rester là ? j'ai fait ma liste : Stowe, Bleinheim, Hampton-Court, Oxford ; avec votre façon songearde, vous seriez chez John Bull in vitam aeternam , que vous ne verriez rien. "

Je demandai grâce inutilement, il fallut partir. Dans la calèche, Pelletier m'énuméra ses espérances ; il en avait des relais ; une crevée sous lui, il en enfourchait une autre et en avant, jambe de ci, jambe de cà, jusqu'au bout de la journée. Une de ses espérances, la plus robuste, le conduisit dans la suite à Bonaparte qu'il prit au collet : Napoléon eut la simplicité de boxer avec lui. Pelletier avait pour second James Makintosh ; condamné devant les tribunaux, il fit une nouvelle fortune (qu'il mangea incontinent) en vendant les pièces de son procès.

Bleinheim me fut désagréable : je souffrais d'autant plus d'un ancien revers de ma patrie, que j'avais eu à supporter l'insulte d'un récent affront : un bateau en amont de la Tamise m'aperçut sur la rive ; les rameurs avisant un Français poussèrent des huzzas ; on venait de recevoir la nouvelle du combat naval d'Aboukir : ces succès de l'étranger, qui pouvaient m'ouvrir les portes de la France, m'étaient odieux. Nelson, que j'avais rencontré plusieurs fois dans Hyde-Park, enchaîna ses victoires à Naples dans le châle de lady Hamilton, tandis que les lazzaroni jouaient à la boule avec des têtes. L'amiral mourut glorieusement à Trafalgar, et sa maîtresse misérablement à Calais, ayant perdu beauté, jeunesse et fortune. Et moi qu'outragea sur la Tamise le triomphe d'Aboukir, j'ai vu les palmiers de la Libye border la mer calme et déserte qui fut rougie du sang de mes compatriotes.

Le parc de Stowe est célèbre par ses fabriques : j'aime mieux ses ombrages. Le cicérone du lieu nous montra, dans une ravine noire, la copie d'un temple dont je devais admirer le modèle dans la brillante vallée du Céphise. De beaux tableaux de l'école italienne s'attristaient au fond de quelques chambres inhabitées, dont les volets étaient fermés : pauvre Raphaël, prisonnier dans un château des vieux Bretons, loin du ciel de la Farnésine !

Hampton-Court conservait la collection des portraits des maîtresses de Charles II : voilà comme ce prince avait pris les choses en sortant d'une révolution qui fit tomber la tête de son père et qui devait chasser sa race.

Nous vîmes à Slough, Herschell avec sa savante soeur et son grand télescope de quarante pieds ; il cherchait de nouvelles planètes : cela faisait rire Pelletier qui s'en tenait aux sept vieilles.

Nous nous arrêtâmes deux jours à oxford. Je me plus dans cette république d'Alfred-le-Grand ; elle représentait les libertés privilégiées et les moeurs des institutions lettrées du moyen âge. Nous ravaudâmes les vingt-cinq collèges, les bibliothèques, les tableaux, le muséum, le jardin des plantes. Je feuilletai avec un plaisir extrême parmi les manuscrits du collège de Worcester, une vie du Prince Noir, écrite en vers français par le héraut d'armes de ce prince.

Oxford, sans leur ressembler, rappelait à ma mémoire les modestes collèges de Dol, de Rennes et de Dinan. J'avais traduit l'élégie de Gray sur le Cimetière de campagne :

The curfew tolls the knell of parting day.

Imitation de ce vers de Dante :

Squilla di lontano Che paja'l giorno pianger che si muore.

Pelletier s'était empressé de publier à son de trompe, dans son journal, ma traduction. A la vue d'Oxford, je me souvins de l'ode du même poète sur une vue lointaine du collège d ' Eton .

" Heureuses collines, charmants bocages, champs aimés en vain, où jadis mon enfance insouciante errait étrangère à la peine ! je sens les brises qui viennent de vous : elles semblent caresser mon âme abattue, et, parfumées de joie et de jeunesse, me souffler un second printemps.

" Dis, paternelle Tamise..., dis quelle génération volage l'emporte aujourd'hui à précipiter la course du cerceau roulant, ou à lancer la balle fugitive. Hélas ! sans souci de leur destinée, folâtrent les petites victimes ! Elles n'ont ni prévision des maux à venir, ni soin d'outre-journée. "

Qui n'a éprouvé les sentiments et les regrets exprimés ici avec toute la douceur de la muse ? qui ne s'est attendri au souvenir des jeux, des études, des amours de ses premières années ? Mais peut-on leur rendre la vie ? Les plaisirs de la jeunesse reproduits par la mémoire sont des ruines vues au flambeau.

Vie privée des Anglais.

Séparés du continent par une longue guerre, les Anglais conservaient, à la fin du dernier siècle, leurs moeurs et leur caractère national. Il n'y avait encore qu'un peuple au nom duquel s'exerçait la souveraineté par un gouvernement aristocratique ; on ne connaissait que deux grandes classes amies et liées d'un commun intérêt, les patrons et les clients. Cette classe jalouse, appelée bourgeoisie en France, qui commence à naître en Angleterre, n'existait pas : rien ne s'interposait entre les riches propriétaires et les hommes occupés de leur industrie. Tout n'était pas encore machine dans les professions manufacturières, folie dans les rangs privilégiés. Sur ces mêmes trottoirs où l'on voit maintenant se promener des figures sales et des hommes en redingote, passaient de petites filles en mantelet blanc, chapeau de paille noué sous le menton avec un ruban corbeille au bras, dans laquelle étaient des fruits ou un livre ; toutes tenant les yeux baissés, toutes rougissant lorsqu'on les regardait. " L'Angleterre, dit Shakespeare, est un nid de cygnes au milieu des eaux. " Les redingotes sans habit étaient si peu d'usage à Londres, en 1793, qu'une femme, qui pleurait à chaudes larmes la mort de Louis XVI, me disait : " Mais, cher monsieur est-il vrai que le pauvre Roi était vêtu d'une redingote, quand on lui coupa la tête ? "

Les gentlemen-farmers n'avaient point encore vendu leur patrimoine pour habiter Londres ; ils formaient encore dans la chambre des Communes cette fraction indépendante qui, se portant de l'opposition au ministère, maintenait les idées de liberté, d'ordre et de propriété. Ils chassaient le renard ou le faisan en automne, mangeaient l'oie grasse à Noël, criaient vivat au roastbeef , se plaignaient du présent, vantaient le passé, maudissaient Pitt et la guerre, laquelle augmentait le prix du vin de Porto, et se couchaient ivres pour recommencer le lendemain la même vie. Ils se tenaient assurés que la gloire de la Grande-Bretagne ne périrait point, tant qu'on chanterait God save the King , que les bourgs-pourris seraient maintenus, que les lois sur la chasse resteraient en vigueur, et que l'on vendrait furtivement au marché les lièvres et les perdrix sous le nom de lions et d' autruches .

Le clergé anglican était savant, hospitalier et généreux ; il avait reçu le clergé français avec une charité toute chrétienne. L'université d'oxford fit imprimer à ses frais et distribuer gratis aux curés un Nouveau-Testament, selon la leçon romaine, avec ces mots : A l ' usage du clergé catholique exilé pour la Religion . Quant à la haute société anglaise, chétif exilé, je n'en apercevais que les dehors. Lors des réceptions à la cour ou chez la princesse de Galles, passaient des ladies assises de côté dans des chaises à porteurs ; leurs grands paniers sortaient par la porte de la chaise comme des devants d'autel. Elles ressemblaient elles-mêmes, sur ces autels de leur ceinture, à des madones ou à des pagodes. Ces belles dames étaient les filles dont le duc de Guiche et le duc de Lauzun avaient adoré les mères ; ces filles sont, en 1822, les mères et grand-mères des petites filles qui dansent chez moi aujourd'hui en robes courtes, au son du galoubet de Collinet, rapides générations de fleurs.

Moeurs politiques.

L'Angleterre de 1688 était, vers la fin du siècle dernier, à l'apogée de sa gloire. Pauvre émigré à Londres, de 1792 à 1800 j'ai entendu parler les Pitt, les Fox, les Sheridan, les Wilberforce, les Grenville, les Whitebread, les Lauderdale, les Erskine ; magnifique ambassadeur à Londres aujourd'hui, en 1822, je ne saurais dire à quel point je suis frappé, lorsque, au lieu des grands orateurs que j'avais admirés autrefois, je vois se lever ceux qui étaient leurs seconds à la date de mon premier voyage, les écoliers à la place des maîtres. Les idées générales ont pénétré dans cette société particulière. Mais l'aristocratie éclairée, placée à la tête de ce pays depuis cent quarante ans, aura montré au monde une des plus belles et des plus grandes sociétés qui aient fait honneur à l'espèce humaine depuis le patriciat romain. Peut-être, quelque vieille famille, dans le fond d'un comté, reconnaîtra la société que je viens de peindre, et regrettera le temps dont je déplore ici la perte.

En 1792, M. Burke se sépara de M. Fox. Il s'agissait de la Révolution française que M. Burke attaquait et que M. Fox défendait. Jamais les deux orateurs, qui jusqu'alors avaient été amis, ne déployèrent autant d'éloquence. Toute la Chambre fut émue, et des larmes remplissaient les yeux de M. Fox, quand M. Burke termina sa réplique par ces paroles : " Le très honorable gentleman, dans le discours qu'il a fait, m'a traité à chaque phrase avec une dureté peu commune ; il a censuré ma vie entière, ma conduite et mes opinions. Nonobstant cette grande et sérieuse attaque, non méritée de ma part, je ne serai pas épouvanté ; je ne crains pas de déclarer mes sentiments dans cette Chambre, ou partout ailleurs. Je dirai au monde entier que la Constitution est en péril. C'est certainement une chose indiscrète en tout temps, et beaucoup plus indiscrète encore à cet âge de ma vie, que de provoquer des ennemis, ou de donner à mes amis des raisons de m'abandonner. Cependant, si cela doit arriver pour mon adhérence à la Constitution britannique, je risquerai tout, et comme le devoir public et la prudence publique me l'ordonnent, dans mes dernières paroles je m'écrierai : Fuyez la Constitution française ! - Fly from the french Constitution . "

M. Fox ayant dit qu'il ne s'agissait pas de perdre des amis , M. Burke s'écria :

" Oui, il s'agit de perdre des amis ! Je connais le résultat de ma conduite ; j'ai fait mon devoir au prix de mon ami, notre amitié est finie : have done my duty at the price of my friend ; our friendship is at an end . J'avertis les très honorables gentlemen, qui sont les deux grands rivaux dans cette chambre, qu'ils doivent à l'avenir (soit qu'ils se meuvent dans l'hémisphère politique comme deux grands météores, soit qu'ils marchent ensemble comme deux frères), je les avertis qu'ils doivent préserver et chérir la Constitution britannique, qu'ils doivent se mettre en garde contre les innovations et se sauver du danger de ces nouvelles théories. - From the danger of these new theories . " Mémorable époque du monde !

M. Burke, que je connus vers la fin de sa vie accablé de la mort de son fils unique, avait fondé une école consacrée aux enfants des pauvres émigrés. J'allai voir ce qu'il appelait sa pépinière, his nursery . Il s'amusait de la vivacité de la race étrangère qui croissait sous la paternité de son génie. En regardant sauter les insouciants exilés, il me disait : " Nos petits garçons ne feraient pas cela : our boys could not do that ", et ses yeux se mouillaient de larmes : il pensait à son fils parti pour un plus long exil.

Pitt, Fox, Burke ne sont plus, et la Constitution anglaise a subi l'influence des nouvelles théories . Il faut avoir vu la gravité des débats parlementaires à cette époque, il faut avoir entendu ces orateurs dont la voix prophétique semblait annoncer une révolution prochaine, pour se faire une idée de la scène que je rappelle. La liberté, contenue dans les limites de l'ordre, semblait se débattre à Westminster sous l'influence de la liberté anarchique, qui parlait à la tribune encore sanglante de la Convention.

M. Pitt, grand et maigre, avait un air triste et moqueur. Sa parole était froide, son intonation monotone, son geste insensible ; toutefois, la lucidité et la fluidité de ses pensées, la logique de ses raisonnements, subitement illuminés d'éclairs d'éloquence, faisaient de son talent quelque chose hors de ligne.

J'apercevais assez souvent M. Pitt, lorsque de son hôtel, à travers le parc Saint-James, il allait à pied chez le roi. De son côté, George III arrivait de Windsor, après avoir bu de la bière dans un pot d'étain avec les fermiers du voisinage ; il franchissait les vilaines cours de son vilain châtelet, dans une voiture grise que suivaient quelques gardes à cheval ; c'était là le maître des rois de l'Europe, comme cinq ou six marchands de la Cité sont les maîtres de l'Inde. M. Pitt, en habit noir, épée à poignée d'acier au côté, chapeau sous le bras, montait, enjambant deux ou trois marches à la fois. Il ne trouvait sur son passage que trois ou quatre émigrés désoeuvrés : laissant tomber sur nous un regard dédaigneux, il passait, le nez au vent, la figure pâle.

Ce grand financier n'avait aucun ordre chez lui ; point d'heures réglées pour ses repas ou son sommeil. Criblé de dettes, il ne payait rien, et ne se pouvait résoudre à faire l'addition d'un mémoire. Un valet de chambre conduisait sa maison. Mal vêtu, sans plaisir, sans passions, avide seulement de pouvoir, il méprisait les honneurs, et ne voulait être que William Pitt .

Lord Liverpool, au mois de juin dernier 1822, me mena dîner à sa campagne : en traversant la bruyère de Pulteney il me montra la petite maison où mourut pauvre le fils de lord Chatam, l'homme d'Etat qui avait mis l'Europe à sa solde et distribué de ses propres mains tous les milliards de la terre.

George III survécut à M. Pitt, mais il avait perdu la raison et la vue. Chaque session, à l'ouverture du Parlement, les ministres lisaient aux chambres silencieuses et attendries le bulletin de la santé du roi. Un jour, j'étais allé visiter Windsor : j'obtins pour quelques schellings de l'obligeance d'un concierge qu'il me cachât de manière à voir le roi. Le monarque, en cheveux blancs et aveugle, parut, errant comme le roi Lear, dans ses palais et tâtonnant avec ses mains les murs des salles. Il s'assit devant un piano dont il connaissait la place, et joua quelques morceaux d'une sonate de Haendel : c'était une belle fin de la vielle Angleterre. Old England !

 

1 L12 Chapitre 6

Londres, d'avril à septembre 1822.

Rentrée des émigrés en France. - Le ministre de Prusse me donne un faux passeport sous le nom de Lassagne, habitant de Neufchâtel en Suisse. - Mort de Lord Londonderry. - Fin de ma carrière de soldat et de voyageur. - Je débarque à Calais.

Je commençais à tourner les yeux vers ma terre natale. Une grande Révolution s'était opérée. Bonaparte, devenu premier Consul, rétablissait l'ordre par le despotisme ; beaucoup d'exilés rentraient ; la haute émigration, surtout, s'empressait d'aller recueillir les débris de sa fortune : la fidélité périssait par la tête, tandis que son coeur battait encore dans la poitrine de quelques gentilshommes de province à demi nus. Madame Lindsay était partie ; elle écrivait à MM. de Lamoignon de revenir ; elle invitait aussi madame d'Aguesseau, soeur de MM. de Lamoignon, à passer le détroit. Fontanes m'appelait, pour achever à Paris, l'impression du Génie du Christianisme . Tout en me souvenant de mon pays, je ne me sentais aucun désir de le revoir ; des dieux plus puissants que les lares paternels me retenaient ; je n'avais plus en France de biens et d'asile ; la patrie était devenue pour moi un sein de pierre, une mamelle sans lait : je n'y trouverais ni ma mère, ni mon frère, ni ma soeur Julie. Lucile existait encore, mais elle avait épousé M. de Caud, et ne portait plus mon nom ; ma jeune veuve ne me connaissait que par une union de quelques mois, par le malheur et une absence de huit années.

Livré à moi seul, je ne sais si j'aurais eu la force de partir ; mais je voyais ma petite société se dissoudre ; madame d'Aguesseau me proposait de me mener à Paris. Je me laissai aller. Le ministre de Prusse me procura un passeport, sous le nom de Lassagne, habitant de Neufchâtel. MM. Dulau interrompirent le tirage du Génie du Christianisme , et m'en donnèrent les feuilles composées. Je détachai des Natchez les esquisses d' Atala et de René ; j'enfermai le reste du manuscrit dans une malle dont je confiai le dépôt à mes hôtes, à Londres, et je me mis en route pour Douvres avec madame d'Aguesseau : madame Lindsay nous attendait à Calais.

Ainsi j'abandonnai l'Angleterre en 1800 ; mon coeur était autrement occupé qu'il ne l'est à l'époque où j'écris ceci, en 1822. Je ne ramenais de la terre d'exil que des regrets et des songes ; aujourd'hui, ma tête est remplie de scènes d'ambition, de politique, de grandeurs et de cours si messéantes à ma nature. Que d'événements sont entassés dans ma présente existence ! Passez, hommes passez ; viendra mon tour. Je n'ai déroulé à vos yeux qu'un tiers de mes jours ; si les souffrances que j'ai endurées ont pesé sur mes sérénités printanières, maintenant, entrant dans un âge plus fécond, le germe de René va se développer et des amertumes d'une autre sorte se mêleront à mon récit ! Que n'aurai-je point à dire en parlant de ma patrie, de ses révolutions dont j'ai déjà montré le premier plan ; de cet Empire et de l'homme gigantesque que j'ai vu tomber ; de cette Restauration à laquelle j'ai pris tant de part, aujourd'hui glorieuse en 1822, mais que je ne puis néanmoins entrevoir qu'à travers je ne sais quel nuage funèbre ?

Je termine ce douzième livre, qui atteint au printemps de 1800. Arrivé au bout de ma première carrière, s'ouvre devant moi la carrière de l ' écrivain ; d'homme privé, je vais devenir homme public ; je sors de l'asile virginal et silencieux de la solitude pour entrer dans le carrefour souillé et bruyant du monde ; le grand jour va éclairer ma vie rêveuse, la lumière pénétrer dans le royaume des ombres. Je jette un regard attendri sur ces livres qui renferment mes heures immémorées ; il me semble dire un dernier adieu à la maison paternelle ; je quitte les pensées et les chimères de ma jeunesse comme des soeurs, comme des amantes que je laisse au foyer de la famille et que je ne reverrai plus.

Nous mîmes quatre heures à passer de Douvres à Calais. Je me glissai dans ma patrie à l'abri d'un nom étranger : caché doublement dans l'obscurité du Suisse Lassagne et dans la mienne, j'abordai la France avec le siècle.

 

2 Deuxième partie

 

2 L13 Livre treizième

1. Séjour à Dieppe. - Deux sociétés. - 2. Où en sont mes Mémoires . - 3. Année 1800. - Vue de la France. - J'arrive à Paris. - 4. Année 1800. - Ma vie à Paris. - 5. Changement de la société. - 6. Année de ma vie, 1801. - Le Mercure . - Atala . - 7. Année de ma vie, 1801. - Madame de Beaumont : sa société. - 8. Année de ma vie, 1801. - Eté à Savigny. - 9. Année de ma vie, 1802. - Talma. - 10. Années de ma vie, 1802 et 1803. - Génie du Christianisme . - Chute annoncée. - Cause du succès final. - 11. Génie du Christianisme , suite. - Défauts de l'ouvrage.

 

2 L13 Chapitre 1

Dieppe, 1836.

Revu en décembre 1846.

Séjour à Dieppe. - Deux sociétés.

Vous savez que j'ai maintes fois changé de lieu en écrivant ces Mémoires ; que j'ai souvent peint ces lieux, parlé des sentiments qu'ils m'inspiraient et retracé mes souvenirs, mêlant ainsi l'histoire de mes pensers et de mes foyers errants à l'histoire de ma vie.

Vous voyez où j'habite maintenant. En me promenant ce matin sur les falaises, derrière le château de Dieppe, j'ai aperçu la poterne qui communique à ces falaises au moyen d'un pont jeté sur un fossé : madame de Longueville avait échappé par là à la reine Anne d'Autriche ; embarquée furtivement au Havre, mise à terre à Rotterdam, elle se rendit à Stenay, auprès du maréchal de Turenne. Les lauriers du grand capitaine n'étaient plus innocents, et la moqueuse exilée ne traitait pas trop bien le coupable.

Madame de Longueville, qui relevait de l'hôtel de Rambouillet, du trône de Versailles et de la municipalité de Paris, se prit de passion pour l'auteur des Maximes et lui fut fidèle autant qu'elle le pouvait. Celui-ci vit moins de ses pensées que de l'amitié de madame de La Fayette et de madame de Sévigné, des vers de La Fontaine et de l'amour de madame de Longueville : voilà ce que c'est que les attachements illustres.

La princesse de Condé, près d'expirer, dit à madame de Brienne : " Ma chère amie, mandez à cette pauvre misérable qui est à Stenay, l'état où vous me voyez, et qu'elle apprenne à mourir. " Belles paroles ; mais la princesse oubliait qu'elle-même avait été aimée de Henri IV, qu'emmenée à Bruxelles par son mari, elle avait voulu rejoindre le Béarnais, s ' échapper la nuit par une fenêtre, et faire ensuite trente ou quarante lieues à cheval ; elle était alors une pauvre misérable de dix-sept ans.

Descendu de la falaise, je me suis trouvé sur le grand chemin de Paris ; il monte rapidement au sortir de Dieppe. A droite, sur la ligne ascendante d'une berge, s'élève le mur d'un cimetière ; le long de ce mur est établi un rouet de corderie. Deux cordiers, marchant parallèlement à reculons et se balançant d'une jambe sur l'autre, chantaient ensemble à demi-voix. J'ai prêté l'oreille ; ils en étaient à ce couplet du Vieux caporal : beau mensonge poétique, qui nous a conduits où nous sommes :

Qui là-as sanglote et regarde ?

Eh ! c'est la veuve du tambour, etc., etc.

Ces hommes prononçaient le refrain : Conscrits au pas ; ne pleurer, pas... Marchez au pas, au pas , d'un ton si mâle et si pathétique que les larmes me sont venues aux yeux. En marquant eux-mêmes le pas et en dévidant leur chanvre ils avaient l'air de filer le dernier moment du vieux caporal : je ne saurais dire ce qu'il y avait dans cette gloire particulière à Béranger, solitairement révélée par deux matelots qui chantaient à la vue de la mer la mort d'un soldat.

La falaise m'a rappelé une grandeur monarchique, le chemin une célébrité plébéienne : j'ai comparé en pensée les hommes aux deux extrémités de la société ; je me suis demandé à laquelle de ces époques j'aurais préféré d'appartenir. Quand le présent aura disparu comme le passé, laquelle de ces deux renommées attirera le plus les regards de la postérité ?

Et néanmoins, si les faits étaient tout, si la valeur des noms ne contrepesait dans l'histoire la valeur des événements, quelle différence entre mon temps et le temps qui s'écoula depuis la mort de Henri IV jusqu'à celle de Mazarin ! Qu'est-ce que les troubles de 1648 comparés à cette Révolution, laquelle a dévoré l'ancien monde, dont elle mourra peut-être, en ne laissant après elle ni vieille, ni nouvelle société ? N'avais-je pas à peindre dans mes Mémoires des tableaux d'une importance incomparablement au-dessus des scènes racontées par le duc de La Rochefoucauld ? A Dieppe même, qu'est-ce que la nonchalante et voluptueuse idole de Paris séduit et rebelle, auprès de madame la duchesse de Berry ? Les coups de canon qui annonçaient à la mer la présence de la veuve royale, n'éclatent plus ; la flatterie de poudre et de fumée n'a laissé sur le rivage que le gémissement des flots.

Les deux filles des Bourbons, Anne-Geneviève et Marie-Caroline, se sont retirées ; les deux matelots de la chanson du poète plébéien s'abîmeront. Dieppe est vide de moi-même : c'était un autre moi , un moi de mes premiers jours finis, qui jadis habita ces lieux, et ce moi a succombé, car nos jours meurent avant nous. Ici vous m'avez vu sous-lieutenant au régiment de Navarre, exercer des recrues sur les galets ; vous m'y avez revu exilé sous Bonaparte ; vous m'y rencontrerez de nouveau lorsque les journées de juillet m'y surprendront. M'y voici encore ; j'y reprends la plume pour continuer mes Confessions.

Afin de nous reconnaître, il est utile de jeter un coup d'oeil sur l'état de mes Mémoires .

 

2 L13 Chapitre 2

Où en sont mes Mémoires .

Il m'est arrivé ce qui arrive à tout entrepreneur qui travaille sur une grande échelle : j'ai, en premier lieu élevé les pavillons des extrémités, puis, déplaçant et replaçant çà et là mes échafauds, j'ai monté la pierre et le ciment des constructions intermédiaires. On employait plusieurs siècles à l'achèvement des cathédrales gothiques. Si le ciel m'accorde de vivre, le monument sera fini par mes diverses années ; l'architecte toujours le même, aura seulement changé d'âge. Du reste, c'est un supplice de conserver intact son être intellectuel, emprisonné dans une enveloppe matérielle usée. Saint Augustin, sentant son argile tomber, disait à Dieu : " Servez de tabernacle à mon âme " ; et il disait aux hommes : " Quand vous m'aurez connu dans ce livre, priez pour moi. "

Il faut compter trente-six ans entre les choses qui commencent mes Mémoires et celles qui m'occupent. Comment renouer avec quelque ardeur la narration d'un sujet rempli jadis pour moi de passion et de feu, quand ce ne sont plus des vivants avec qui je vais m'entretenir, quand il s'agit de réveiller des effigies glacées au fond de l'Eternité, de descendre dans un caveau funèbre pour y jouer à la vie ? Ne suis-je pas moi-même quasi-mort ? Mes opinions ne sont-elles pas changées ? Vois-je les objets du même point de vue ? Ces événements personnels dont j'étais si troublé, les événements généraux et prodigieux qui les ont accompagnés ou suivis, n'en ont-ils pas diminué l'importance aux yeux du monde, ainsi qu'à mes propres yeux ? Quiconque prolonge sa carrière sent se refroidir ses heures ; il ne retrouve plus le lendemain l'intérêt qu'il portait à la veille. Lorsque je fouille dans mes pensées, il y a des noms, et jusqu'à des personnages, qui échappent à ma mémoire, et cependant ils avaient peut-être fait palpiter mon coeur : vanité de l'homme oubliant et oublié ! Il ne suffit pas de dire aux songes, aux amours : " Renaissez ! " pour qu'ils renaissent ; on ne se peut ouvrir la région des ombres qu'avec le rameau d'or, et il faut une jeune main pour le cueillir.

 

2 L13 Chapitre 3

Dieppe, 1836.

Année 1800. - Vue de la France. - J'arrive à Paris.

Aucuns venants des Lares patries . (Rabelais.)

Depuis huit ans enfermé dans la Grande-Bretagne, je n'avais vu que le monde anglais, si différent, surtout alors, du reste du monde européen. A mesure que le packet-boat de Douvres approchait de Calais, au printemps de 1800, mes regards me devançaient au rivage. J'étais frappé de l'air pauvre du pays : à peine quelques mâts se montraient dans le port ; une population en carmagnole et en bonnet de coton s'avançait au devant de nous le long de la jetée : les vainqueurs du continent me furent annoncés par un bruit de sabots. Quand nous accostâmes le môle, les gendarmes et les douaniers sautèrent sur le pont, visitèrent nos bagages et nos passeports : en France, un homme est toujours suspect, et la première chose que l'on aperçoit dans nos affaires, comme dans nos plaisirs, est un chapeau à trois cornes ou une baïonnette.

Madame Lindsay nous attendait à l'auberge : le lendemain nous partîmes avec elle pour Paris, madame d'Aguesseau, une jeune personne sa parente, et moi. Sur la route, on n'apercevait presque point d'hommes ; des femmes noircies et hâlées, les pieds nus, la tête découverte ou entourée d'un mouchoir, labouraient les champs : on les eût prises pour des esclaves. J'aurais dû plutôt être frappé de l'indépendance et de la virilité de cette terre où les femmes maniaient le hoyau, tandis que les hommes maniaient le mousquet. On eût dit que le feu avait passé dans les villages ; ils étaient misérables et à moitié démolis : partout de la boue ou de la poussière, du fumier et des décombres.

A droite et à gauche du chemin, se montraient des châteaux abattus ; de leurs futaies rasées, il ne restait que quelques troncs équarris, sur lesquels jouaient des enfants. On voyait des murs d'enclos ébréchés, des églises abandonnées, dont les morts avaient été chassés, des clochers sans cloches, des cimetières sans croix, des saints sans tête et lapidés dans leurs niches. Sur les murailles étaient barbouillées ces inscriptions républicaines déjà vieillies : Liberté, Egalité, Fraternité ou la Mort. Quelquefois on avait essayé d'effacer le mot Mort, mais les lettres noires ou rouges reparaissaient sous une couche de chaux. Cette nation, qui semblait au moment de se dissoudre, recommençait un monde, comme ces peuples sortant de la nuit de la barbarie et de la destruction du moyen âge.

En approchant de la capitale, entre Ecouen et Paris les ormeaux n'avaient point été abattus ; je fus frappé de ces belles avenues itinéraires, inconnues au sol anglais.

La France m'était aussi nouvelle que me l'avaient été autrefois les forêts de l'Amérique. Saint-Denis était découvert, les fenêtres en étaient brisées ; la pluie pénétrait dans ses nefs verdies, et il n'avait plus de tombeaux : j'y ai vu, depuis, les os de Louis XVI, les Cosaques, le cercueil du duc de Berry et le catafalque de Louis XVIII.

Auguste de Lamoignon vint au devant de madame Lindsay : son élégant équipage contrastait avec les lourdes charrettes, les diligences sales, délabrées, traînées par des haridelles attelées de cordes que j'avais rencontrées depuis Calais. Madame Lindsay demeurait aux Thernes. On me mit à terre, sur le chemin de la Révolte, et je gagnai, à travers champs, la maison de mon hôtesse. Je demeurai vingt-quatre heures chez elle ; j'y rencontrai un grand et gros monsieur Lasalle qui lui servait à arranger des affaires d'émigrés. Elle fit prévenir M. de Fontanes de mon arrivée ; au bout de quarante-huit heures, il me vint chercher au fond d'une petite chambre que madame Lindsay m'avait louée dans une auberge, presque à sa porte.

C'était un dimanche : vers trois heures de l'après-midi, nous entrâmes à pied dans Paris par la barrière de l'Etoile. Nous n'avons pas une idée aujourd'hui de l'impression que les excès de la Révolution avaient faite sur les esprits en Europe, et principalement parmi les hommes absents de la France pendant la Terreur ; il me semblait, à la lettre que j'allais descendre aux enfers. J'avais été témoin, il est vrai, des commencements de la Révolution ; mais les grands crimes n'étaient pas alors accomplis, et j'étais resté sous le joug des faits subséquents, tels qu'on les racontait au milieu de la société paisible et régulière de l'Angleterre.

M'avançant sous mon faux nom, et persuadé que je compromettais mon ami Fontanes, j'ouïs, à mon grand étonnement, en entrant dans les Champs-Elysées, des sons de violon, de cor, de clarinette et de tambour. J'aperçus des bastringues où dansaient des hommes et des femmes ; plus loin, le palais des Tuileries m'apparut dans l'enfoncement de ses deux grands massifs de marronniers. Quant à la place Louis XV, elle était nue ; elle avait le délabrement, l'air mélancolique et abandonné d'un vieil amphithéâtre. On y passait vite ; j'étais tout surpris de ne pas entendre des plaintes ; je craignais de mettre le pied dans un sang dont il ne restait aucune trace ; mes yeux ne se pouvaient détacher de l'endroit du ciel où s'était élevé l'instrument de mort ; je croyais voir en chemise, liés auprès de la machine sanglante, mon frère et ma belle-soeur : là était tombée la tête de Louis XVI. Malgré les joies de la rue, les tours des églises étaient muettes ; il me semblait être rentré le jour de l'immense douleur, le jour du Vendredi-Saint.

M. de Fontanes demeurait dans la rue Saint-Honoré aux environs de Saint-Roch. Il me mena chez lui, me présenta à sa femme, et me conduisit ensuite chez son ami, M. Joubert, où je trouvai un abri provisoire : je fus reçu comme un voyageur dont on avait entendu parler.

Le lendemain, j'allai à la police, sous le nom de Lassagne, déposer mon passeport étranger et recevoir en échange, pour rester à Paris, une permission qui fut renouvelée de mois en mois. Au bout de quelques jours je louai un entresol rue de Lille, du côté de la rue des Saints-Pères.

J'avais apporté le Génie du Christianisme et les premières feuilles de cet ouvrage, imprimées à Londres. On m'adressa à M. Migneret, digne homme, qui consentit à se charger de recommencer l'impression interrompue et à me donner d'avance quelque chose pour vivre. Pas une âme ne connaissait mon Essai sur les Révolutions , malgré ce que m'en avaient mandé M. Lemière et M. de Say. Je déterrai le vieux philosophe Delisle de Sales, qui venait de publier son Mémoire en faveur de Dieu , et je me rendis chez Ginguené. Celui-ci était logé rue de Grenelle-Saint-Germain, près de l'hôtel du Bon La Fontaine. On lisait encore sur la loge de son concierge : Ici on s ' honore du titre de citoyen, et on se tutoie. Ferme la porte, s ' il vous plaît . Je montai : M. Ginguené, qui me reconnut à peine, me parla du haut de la grandeur de tout ce qu'il était et avait été. Je me retirai humblement, et n'essayai pas de renouer des liaisons si disproportionnées.

Je nourrissais toujours au fond du coeur les regrets et les souvenirs de l'Angleterre ; j'avais vécu si longtemps dans ce pays que j'en avais pris les habitudes : je ne pouvais me faire à la saleté de nos maisons, de nos escaliers, de nos tables, à notre malpropreté, à notre bruit, à notre familiarité, à l'indiscrétion de notre bavardage : j'étais Anglais de manière, de goûts et, jusqu'à un certain point, de pensées ; car si, comme on le prétend, lord Byron s'est inspiré quelquefois de René dans son Childe-Harold , il est vrai de dire aussi que huit années de résidence dans la Grande-Bretagne, précédées d'un voyage en Amérique, qu'une longue habitude de parler, d'écrire et même de penser en anglais, avaient nécessairement influé sur le tour et l'expression de mes idées. Mais peu à peu je goûtai la sociabilité qui nous distingue, ce commerce charmant, facile et rapide des intelligences, cette absence de toute morgue et de tout préjugé, cette inattention à la fortune et aux noms, ce nivellement naturel de tous les rangs, cette égalité des esprits qui rend la société française incomparable et qui rachète nos défauts : après quelques mois d'établissement au milieu de nous, on sent qu'on ne peut plus vivre qu'à Paris.

 

2 L13 Chapitre 4

Paris, 1837.

Année 1800. - Ma vie à Paris.

Je m'enfermai au fond de mon entresol, et je me livrai tout entier au travail. Dans les intervalles de repos, j'allais faire de divers côtés des reconnaissances. Au milieu du Palais-Royal, le Cirque avait été comblé ; Camille Desmoulins ne pérorait plus en plein vent ; on ne voyait plus circuler des troupes de prostituées, compagnes virginales de la déesse Raison, et marchant sous la conduite de David, costumier et corybante. Au débouché de chaque allée, dans les galeries, on rencontrait des hommes qui criaient des curiosités, ombres chinoises, vues d ' optique, cabinets de physique, bêtes étranges ; malgré tant de têtes coupées, il restait encore des oisifs. Du fond des caves du Palais-Marchand sortaient des éclats de musique, accompagnés du bourdon des grosses caisses : c'était peut-être là qu'habitaient ces géants que je cherchais et que devaient avoir nécessairement produits des événements immenses. Je descendais ; un bal souterrain s'agitait au milieu de spectateurs assis et buvant de la bière. Un petit bossu, planté sur une table, jouait du violon et chantait un hymne à Bonaparte, qui se terminait par ces vers :

Par ses vertus, par ses attraits,

Il méritait d'être leur père !

On lui donnait un sou après la ritournelle. Tel est le fond de cette société humaine qui porta Alexandre et qui portait Napoléon.

Je visitais les lieux où j'avais promené les rêveries de mes premières années. Dans mes couvents d'autrefois, les clubistes avaient été chassés après les moines. En errant derrière le Luxembourg, je fus conduit à la Chartreuse ; on achevait de la démolir.

La place des Victoires et celle de Vendôme pleuraient les effigies absentes du grand Roi ; la communauté des Capucines était saccagée : le cloître intérieur servait de retraite à la fantasmagorie de Robertson. Aux Cordeliers, je demandai en vain la nef gothique où j'avais aperçu Marat et Danton dans leur primeur. Sur le quai des Théatins, l'église de ces religieux était devenue un café et une salle de danseurs de corde. A la porte, une enluminure représentait des funambules, et on lisait en grosses lettres : Spectacle gratis. Je m'enfournai avec la foule dans cet antre perfide : je ne fus pas plutôt assis à ma place, que des garçons entrèrent serviette à la main et criant comme des enragés : " Consommez, messieurs ! consommez ! " Je ne me le fis pas dire deux fois, et je m'évadai piteusement aux ris moqueurs de l'assemblée, parce que je n'avais pas de quoi consommer .

 

2 L13 Chapitre 5

Changement de la société.

La Révolution s'est divisée en trois parties qui n'ont rien de commun entre elles : la République, l'Empire et la Restauration ; ces trois mondes divers, tous trois aussi complètement finis les uns que les autres semblent séparés par des siècles. Chacun de ces trois mondes a eu un principe fixe : le principe de la République était l'égalité, celui de l'Empire la force, celui de la Restauration la liberté. L'époque républicaine est la plus originale et la plus profondément gravée, parce qu'elle a été unique dans l'histoire : jamais on n'avait vu, jamais on ne reverra l'ordre physique produit par le désordre moral, l'unité sortie du gouvernement de la multitude, l'échafaud substitué à la loi et obéi au nom de l'humanité.

J'assistai, en 1801 à la seconde transformation sociale. Le pêle-mêle était bizarre : par un travestissement convenu, une foule de gens devenaient des personnages qu'ils n'étaient pas : chacun portait son nom de guerre ou d'emprunt suspendu à son cou, comme les Vénitiens, au carnaval, portent à la main un petit masque pour avertir qu'ils sont masqués. L'un était réputé Italien ou Espagnol, l'autre Prussien ou Hollandais : j'étais Suisse. La mère passait pour être la tante de son fils, le père pour l'oncle de sa fille ; le propriétaire d'une terre n'en était que le régisseur. Ce mouvement me rappelait, dans un sens contraire, le mouvement de 1789, lorsque les moines et les religieux sortirent de leur cloître et que l'ancienne société fut envahie par la nouvelle : celle-ci, après avoir remplacé celle-là, était remplacée à son tour.

Cependant le monde ordonné commençait à renaître ; on quittait les cafés et la rue pour rentrer dans sa maison ; on recueillait les restes de sa famille ; on recomposait son héritage en en rassemblant les débris, comme, après une bataille, on bat le rappel et on fait le compte de ce que l'on a perdu. Ce qui demeurait d'églises entières se rouvrait : j'eus le bonheur de sonner la trompette à la porte du temple. On distinguait les vieilles générations républicaines qui se retiraient, des générations impériales qui s'avançaient. Des généraux de la réquisition, pauvres, au langage rude, à la mine sévère, et qui, de toutes leurs campagnes, n'avaient remporté que des blessures et des habits en lambeaux, croisaient les officiers brillants de dorure de l'armée consulaire. L'émigré rentré causait tranquillement avec les assassins de quelques-uns de ses proches. Tous les portiers, grands partisans de feu M. de Robespierre, regrettaient les spectacles de la place Louis XV, où l'on coupait la tête à des femmes qui , me disait mon propre concierge de la rue de Lille, avaient le cou blanc comme de la chair de poulet . Les septembriseurs, ayant changé de nom et de quartier, s'étaient faits marchands de pommes cuites au coin des bornes ; mais ils étaient souvent obligés de déguerpir, parce que le peuple, qui les reconnaissait, renversait leur échoppe et les voulait assommer. Les révolutionnaires enrichis commençaient à s'emménager dans les grands hôtels vendus du faubourg Saint-Germain. En train de devenir barons et comtes, les Jacobins ne parlaient que des horreurs de 1793, de la nécessité de châtier les prolétaires et de réprimer les excès de la populace. Bonaparte, plaçant les Brutus et les Scévola à sa police, se préparait à les barioler de rubans, à les salir de titres, à les forcer de trahir leurs opinions et de déshonorer leurs crimes. Entre tout cela poussait une génération vigoureuse semée dans le sang, et s'élevant pour ne plus répandre que celui de l'étranger : de jour en jour s'accomplissait la métamorphose des républicains en impérialistes et de la tyrannie de tous dans le despotisme d'un seul.

 

2 L13 Chapitre 6

Paris, 1837.

Revu en décembre 1846.

Année de ma vie, 1801. - Le Mercure . - Atala .

Tout en m'occupant à retrancher, augmenter, changer les feuilles du Génie du Christianisme , la nécessité me forçait de suivre quelques autres travaux.

M. de Fontanes rédigeait alors le Mercure de France : il me proposa d'écrire dans ce journal. Ces combats n'étaient pas sans quelque péril : on ne pouvait arriver à la politique que par la littérature, et la police de Bonaparte entendait à demi-mot. Une circonstance singulière, en m'empêchant de dormir, allongeait mes heures et me donnait plus de temps. J'avais acheté deux tourterelles ; elles roucoulaient beaucoup : en vain je les enfermais la nuit dans ma petite malle de voyageur ; elles n'en roucoulaient que mieux. Dans un des moments d'insomnie qu'elles me causaient, je m'avisai d'écrire pour le Mercure une lettre à madame de Staël. Cette boutade me fit tout à coup sortir de l'ombre ; ce que n'avaient pu faire mes deux gros volumes sur les Révolutions , quelques pages d'un journal le firent. Ma tête se montrait un peu au-dessus de l'obscurité.

Ce premier succès semblait annoncer celui qui l'allait suivre. Je m'occupais à revoir les épreuves d' Atala (épisode renfermé, ainsi que René , dans le Génie du Christianisme ) lorsque je m'aperçus que des feuilles me manquaient. La peur me prit : je crus qu'on avait dérobé mon roman, ce qui assurément était une crainte bien peu fondée, car personne ne pensait que je valusse la peine d'être volé. Quoi qu'il en soit, je me déterminai à publier Atala à part, et j'annonçai ma résolution dans une lettre adressée au Journal des Débats et au Publiciste .

Avant de risquer l'ouvrage au grand jour, je le montrai à M. de Fontanes : il en avait déjà lu des fragments en manuscrit à Londres. Quand il fut arrivé au discours du père Aubry, au bord du lit de mort d' Atala , il me dit brusquement d'une voix rude : " Ce n'est pas cela ; c'est mauvais ; refaites cela ! " Je me retirai désolé ; je ne me sentais pas capable de mieux faire. Je voulais jeter le tout au feu ; je passai depuis huit heures jusqu'à onze heures du soir dans mon entresol, assis devant ma table, le front appuyé sur le dos de mes mains étendues et ouvertes sur mon papier. J'en voulais à Fontanes ; je m'en voulais ; je n'essayais pas même d'écrire, tant je désespérais de moi. Vers minuit, la voix de mes tourterelles m'arriva, adoucie par l'éloignement et rendue plus plaintive par la prison où je les tenais renfermées : l'inspiration me revint ; je traçai de suite le discours du missionnaire, sans une seule interligne, sans en rayer un seul mot, tel qu'il est resté et tel qu'il existe aujourd'hui. Le coeur palpitant, je le portai le matin à Fontanes, qui s'écria : " C'est cela ! c'est cela ! je vous l'avais bien dit, que vous feriez mieux ! "

C'est de la publication d' Atala que date le bruit que j'ai fait dans ce monde : je cessai de vivre de moi-même et ma carrière publique commença. Après tant de succès militaires un succès littéraire paraissait un prodige ; on en était affamé. L'étrangeté de l'ouvrage ajoutait à la surprise de la foule. Atala tombant au milieu de la littérature de l'Empire, de cette école classique, vieille rajeunie dont la seule vue inspirait l'ennui, était une sorte de production d'un genre inconnu. On ne savait si l'on devait la classer parmi les monstruosités ou parmi les beautés ; était-elle Gorgone ou Vénus ? Les académiciens assemblés dissertèrent doctement sur son sexe et sur sa nature, de même qu'ils firent des rapports sur le Génie du Christianisme . Le vieux siècle la repoussa, le nouveau l'accueillit.

Atala devint si populaire qu'elle alla grossir, avec la Brinvilliers, la collection de Curtius . Les auberges de rouliers étaient ornées de gravures rouges, vertes et bleues, représentant Chactas, le père Aubry et la fille de Simaghan. Dans des boîtes de bois, sur les quais, on montrait mes personnages en cire comme on montre des images de Vierge et de saints à la foire. Je vis sur un théâtre du boulevard ma sauvagesse coiffée de plumes de coq, qui parlait de l ' âme de la solitude à un sauvage de son espèce, de manière à me faire suer de confusion. On représentait aux Variétés une pièce dans laquelle une jeune fille et un jeune garçon, sortant de leur pension s'en allaient par le coche se marier dans leur petite ville ; comme en débarquant ils ne parlaient, d'un air égaré que crocodiles, cigognes et forêts, leurs parents croyaient qu'ils étaient devenus fous. Parodies, caricatures, moqueries m'accablaient. L'abbé Morellet, pour me confondre, fit asseoir sa servante sur ses genoux et ne put tenir les pieds de la jeune vierge dans ses mains, comme Chactas tenait les pieds d' Atala pendant l'orage : si le Chactas de la rue d'Anjou s'était fait peindre ainsi, je lui aurais pardonné sa critique.

Tout ce train servait à augmenter le fracas de mon apparition. Je devins à la mode. La tête me tourna : j'ignorais les jouissances de l'amour-propre, et j'en fus enivré. J'aimai la gloire comme une femme, comme un premier amour. Cependant, poltron que j'étais, mon effroi égalait ma passion : conscrit, j'allais mal au feu. Ma sauvagerie naturelle, le doute que j'ai toujours eu de mon talent, me rendaient humble au milieu de mes triomphes. Je me dérobais à mon éclat ; je me promenais à l'écart, cherchant à éteindre l'auréole dont ma tête était couronnée. Le soir, mon chapeau rabattu sur mes yeux de peur qu'on ne reconnût le grand homme, j'allais à l'estaminet lire à la dérobée mon éloge dans quelque petit journal inconnu. Tête à tête avec ma renommée, j'étendais mes courses jusqu'à la pompe à feu de Chaillot, sur ce même chemin où j'avais tant souffert en allant à la cour ; je n'étais pas plus à mon aise avec mes nouveaux honneurs. Quand ma supériorité dînait à trente sous au pays latin, elle avalait de travers, gênée par les regards dont elle se croyait l'objet. Je me contemplais, je me disais : " C'est pourtant toi, créature extraordinaire, qui manges comme un autre homme ! " Il y avait aux Champs-Elysées un café que j'affectionnais à cause de quelques rossignols suspendus en cage au pourtour intérieur de la salle ; madame Rousseau, la maîtresse du lieu, me connaissait de vue sans savoir qui j'étais. On m'apportait vers dix heures du soir une tasse de café, et je cherchais Atala dans les Petites-Affiches , à la voix de mes cinq ou six Philomèles. Hélas ! je vis bientôt mourir la pauvre madame Rousseau ; notre société des rossignols et de l'Indienne qui chantait : Douce habitude d ' aimer, si nécessaire à la vie ! ne dura qu'un moment.

Si le succès ne pouvait prolonger en moi ce stupide engouement de ma vanité, ni pervertir ma raison, il avait des dangers d'une autre sorte ; ces dangers s'accrurent à l'apparition du Génie du Christianisme , et à ma démission pour la mort du duc d'Enghien. Alors vinrent se presser autour de moi, avec les jeunes femmes qui pleurent aux romans, la foule des chrétiennes, et ces autres nobles enthousiastes dont une action d'honneur fait palpiter le sein. Les éphèbes de treize et quatorze ans étaient les plus périlleuses ; car ne sachant ni ce qu'elles veulent, ni ce qu'elles vous veulent, elles mêlent avec séduction votre image à un monde de fables, de rubans et de fleurs. J.-J. Rousseau parle des déclarations qu'il reçut à la publication de la Nouvelle Héloïse et des conquêtes qui lui étaient offertes : je ne sais si l'on m'aurait ainsi livré des empires, mais je sais que j'étais enseveli sous un amas de billets parfumés ; si ces billets n'étaient aujourd'hui des billets de grand-mères, je serais embarrassé de raconter avec une modestie convenable comment on se disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe suscrite par moi, et comment, avec rougeur, on la cachait, en baissant la tête, sous le voile tombant d'une longue chevelure. Si je n'ai pas été gâté, il faut que ma nature soit bonne.

Politesse réelle ou curieuse faiblesse, je me laissais quelquefois aller jusqu'à me croire obligé de remercier chez elles les dames inconnues qui m'envoyaient leurs noms avec leurs flatteries : un jour, à un quatrième étage, je trouvai une créature ravissante sous l'aile de sa mère, et chez qui je n'ai pas remis le pied. Une Polonaise m'attendait dans des salons de soie ; mélange de l'odalisque et de la Valkyrie, elle avait l'air d'un perce-neige à blanches fleurs, ou d'une de ces élégantes bruyères qui remplacent les autres filles de Flore, lorsque la saison de celles-ci n'est pas encore venue ou qu'elle est passée : ce choeur féminin, varié d'âge et de beauté, était mon ancienne sylphide réalisée. Le double effet sur ma vanité et mes sentiments pouvait être d'autant plus redoutable que jusqu'alors, excepté un attachement sérieux, je n'avais été ni recherché, ni distingué de la foule. Toutefois je le dois dire : m'eût-il été facile d'abuser d'une illusion passagère, l'idée d'une volupté advenue par les voies chastes de la Religion révoltait ma sincérité : être aimé à travers le Génie du Christianisme , aimé pour l' Extrême-Onction , pour la Fête des morts ! Je n'aurais jamais été ce honteux tartuffe.

J'ai connu un médecin provençal, le docteur Vigaroux ; arrivé à l'âge où chaque plaisir retranche un jour, " il n'avait point, disait-il, de regret du temps ainsi perdu ; sans s'embarrasser s'il donnait le bonheur qu'il recevait, il allait à la mort dont il espérait faire sa dernière délice ". Je fus cependant témoin de ses pauvres larmes lorsqu'il expira ; il ne put me dérober son affliction ; il était trop tard : ses cheveux blancs ne descendaient pas assez bas pour cacher et essuyer ses pleurs. Il n'y a de véritablement malheureux en quittant la terre que l'incrédule : pour l'homme sans foi, l'existence a cela d'affreux qu'elle fait sentir le néant ; si l'on n'était point né, on n'éprouverait pas l'horreur de ne plus être : la vie de l'athée est un effrayant éclair qui ne sert qu'à découvrir un abîme.

Dieu de grandeur et de miséricorde ! vous ne nous avez point jetés sur la terre pour des chagrins peu dignes et pour un misérable bonheur ! Notre désenchantement inévitable nous avertit que nos destinées sont plus sublimes. Quelles qu'aient été nos erreurs, si nous avons conservé une âme sérieuse et pensé à vous au milieu de nos faiblesses, nous serons transportés, quand votre bonté nous délivrera, dans cette région où les attachements sont éternels !

 

2 L13 Chapitre 7

Paris, 1837.

Année de ma vie, 1801. - Madame de Beaumont : sa société.

Je ne tardai pas à recevoir le châtiment de ma vanité d'auteur, la plus détestable de toutes, si elle n'en était la plus bête : j'avais cru pouvoir savourer in petto la satisfaction d'être un sublime génie, non en portant, comme aujourd'hui, une barbe et un habit extraordinaires, mais en restant accoutré de la même façon que les honnêtes gens, distingué seulement par ma supériorité : inutile espoir ! mon orgueil devait être puni ; la correction me vint des personnages politiques que je fus obligé de connaître : la célébrité est un bénéfice à charge d'âmes.

M. de Fontanes était lié avec madame Bacciocchi ; il me présenta à la soeur de Bonaparte, et bientôt au frère du premier consul, Lucien. Celui-ci avait une maison de campagne près de Senlis (le Plessis), où j'étais contraint d'aller dîner ; ce château avait appartenu au cardinal de Bernis. Lucien avait dans son jardin le tombeau de sa première femme, une dame moitié allemande et moitié espagnole, et le souvenir du poète cardinal. La nymphe nourricière d'un ruisseau creusé à la bêche, était une mule qui tirait de l'eau d'un puits : c'était là le commencement de tous les fleuves que Bonaparte devait faire couler dans son empire. On travaillait à ma radiation ; on me nommait déjà et je me nommais moi-même tout haut Chateaubriand , oubliant qu'il me fallait appeler Lassagne . Des émigrés m'arrivèrent, entre autres MM. de Bonald et Chênedollé. Christian de Lamoignon, mon camarade d'exil à Londres, me conduisit chez madame Récamier : le rideau se baissa subitement entre elle et moi.

La personne qui tint le plus de place dans mon existence, à mon retour de l'émigration, fut madame la comtesse de Beaumont. Elle demeurait une partie de l'année au château de Passy, près Villeneuve-sur-Yonne que M. Joubert habitait pendant l'été. Madame de Beaumont revint à Paris et désira me connaître.

Pour faire de ma vie une longue chaîne de regrets, la Providence voulut que la première personne dont je fus accueilli avec bienveillance au début de ma carrière publique, fût aussi la première à disparaître. Madame de Beaumont ouvre la marche funèbre de ces femmes qui ont passé devant moi. Mes souvenirs les plus éloignés reposent sur des cendres, et ils ont continué de tomber de cercueil en cercueil ; comme le Pandit indien, je récite les prières des morts, jusqu'à ce que les fleurs de mon chapelet soient fanées.

Madame de Beaumont était fille d'Armand Marc de Saint-Herem, comte de Montmorin, ambassadeur de France à Madrid, commandant en Bretagne, membre de l'assemblée des Notables en 1787, et chargé du portefeuille des affaires étrangères sous Louis XVI, dont il était fort aimé : il périt sur l'échafaud, où le suivit une partie de sa famille.

Madame de Beaumont, plutôt mal que bien de figure est fort ressemblante dans un portrait fait par madame Lebrun. Son visage était amaigri et pâle ; ses yeux, coupés en amande, auraient peut-être jeté trop d'éclat, si une suavité extraordinaire n'eût éteint à demi ses regards en les faisant briller languissamment, comme un rayon de lumière s'adoucit en traversant le cristal de l'eau. Son caractère avait une sorte de raideur et d'impatience qui. tenait à la force de ses sentiments et au mal intérieur qu'elle éprouvait. Ame élevée, courage grand, elle était née pour le monde d'où son esprit s'était retiré par choix et malheur ; mais quand une voix amie appelait au dehors cette intelligence solitaire, elle venait et vous disait quelques paroles du ciel. L'extrême faiblesse de madame de Beaumont rendait son expression lente, et cette lenteur touchait ; je n'ai connu cette femme affligée qu'au moment de sa fuite ; elle était déjà frappée de mort, et je me consacrai à ses douleurs. J'avais pris un logement rue Saint-Honoré, à l'hôtel d'Etampes, près de la rue Neuve-du-Luxembourg. Madame de Beaumont occupait dans cette dernière rue un appartement ayant vue sur les jardins du ministère de la Justice. Je me rendais chaque soir chez elle, avec ses amis et les miens, M. Joubert, M. de Fontanes, M. de Bonald, M. Molé, M. Pasquier, M. Chênedollé, hommes qui ont occupé une place dans les lettres et dans les affaires.

Plein de manies et d'originalité, M. Joubert manquera éternellement à ceux qui l'ont connu. Il avait une prise extraordinaire sur l'esprit et sur le coeur, et quand une fois il s'était emparé de vous, son image était là comme un fait, comme une pensée fixe, comme une obsession qu'on ne pouvait plus chasser. Sa grande prétention était au calme et personne n'était aussi troublé que lui : il se surveillait pour arrêter ces émotions de l'âme qu'il croyait nuisibles à sa santé, et toujours ses amis venaient déranger les précautions qu'il avait prises pour se bien porter, car il ne se pouvait empêcher d'être ému de leur tristesse ou de leur joie : c'était un égoïste qui ne s'occupait que des autres. Afin de retrouver des forces, il se croyait souvent obligé de fermer les yeux et de ne point parler pendant des heures entières. Dieu sait quel bruit et quel mouvement se passaient intérieurement chez lui, pendant ce silence et ce repos qu'il s'ordonnait. M. Joubert changeait à chaque moment de diète et de régime, vivant un jour de lait, un autre jour de viande hachée, se faisant cahoter au grand trot sur les chemins les plus rudes, ou traîner au petit pas dans les allées les plus unies. Quand il lisait, il déchirait de ses livres les feuilles qui lui déplaisaient ayant, de la sorte, une bibliothèque à son usage, composée d'ouvrages évidés, renfermés dans des couvertures trop larges.

Profond métaphysicien, sa philosophie, par une élaboration qui lui était propre, devenait peinture ou poésie ; Platon à coeur de La Fontaine, il s'était fait l'idée d'une perfection qui l'empêchait de rien achever. Dans des manuscrits trouvés après sa mort, il dit : " Je suis comme une harpe éolienne, qui rend quelques beaux sons et qui n'exécute aucun air. " Madame Victorine de Chastenay prétendait qu ' il avait l ' air d ' une âme qui avait rencontré par hasard un corps, et qui s ' en tirait comme elle pouvait : définition charmante et vraie.

Nous riions des ennemis de M. de Fontanes, qui le voulaient faire passer pour un politique profond et dissimulé : c'était tout simplement un poète irascible, franc jusqu'à la colère, un esprit que la contrariété poussait à bout, et qui ne pouvait pas plus cacher son opinion qu'il ne pouvait prendre celle d'autrui. Les principes littéraires de son ami Joubert n'étaient pas les siens : celui-ci trouvait quelque chose de bon partout et dans tout écrivain ; Fontanes, au contraire, avait horreur de telle ou telle doctrine, et ne pouvait entendre prononcer le nom de certains auteurs. Il était ennemi juré des principes de la composition moderne : transporter sous les yeux du lecteur l'action matérielle, le crime besognant ou le gibet avec sa corde, lui paraissait des énormités ; il prétendait qu'on ne devait jamais apercevoir l'objet que dans un milieu poétique, comme sous un globe de cristal. La douleur s'épuisant machinalement par les yeux ne lui semblait qu'une sensation du Cirque ou de la Grève ; il ne comprenait le sentiment tragique qu'ennobli par l'admiration, et changé, au moyen de l'art, en une pitié charmante. Je lui citais des vases grecs : dans les arabesques de ces vases, on voit le corps d'Hector traîné au char d'Achille, tandis qu'une petite figure, qui vole en l'air représente l'ombre de Patrocle, consolée par la vengeance du fils de Thétis. " Eh bien ! Joubert, s'écria Fontanes, que dites-vous de cette métamorphose de la nue ? comme ces Grecs représentaient l'âme ! " Joubert se crut attaqué, et il mit Fontanes en contradiction avec lui-même, en lui reprochant son indulgence pour moi.

Ces débats, souvent très comiques, étaient à ne point finir : un soir, à onze heures et demie, quand je demeurais place Louis XV, dans l'attique de l'hôtel de madame de Coislin, Fontanes remonta mes quatre-vingt-quatre marches pour venir furieux, en frappant du bout de sa canne, achever un argument qu'il avait laissé interrompu : il s'agissait de Picard, qu'il mettait, dans ce moment-là fort au-dessus de Molière ; il se serait donné de garde d'écrire un seul mot de ce qu'il disait : Fontanes parlant et Fontanes la plume à la main, étaient deux hommes.

C'est M. de Fontanes, j'aime à le redire, qui encouragea mes premiers essais ; c'est lui qui annonça le Génie du Christianisme ; c'est sa muse qui, pleine d'un dévouement étonné, dirigea la mienne dans les voies nouvelles où elle s'était précipitée ; il m'apprit à dissimuler la difformité des objets par la manière de les éclairer ; à mettre, autant qu'il était en moi, la langue classique dans la bouche de mes personnages romantiques. Il avait jadis des hommes conservateurs du goût, comme ces dragons qui gardaient les pommes d'or du jardin des Hespérides ; ils ne laissaient entrer la jeunesse que quand elle pouvait toucher au fruit sans le gâter.

Les écrits de mon ami vous entraînent par un cours heureux ; l'esprit éprouve un bien-être et se trouve dans une situation harmonieuse où tout charme et rien ne blesse. M. de Fontanes revoyait sans cesse ses ouvrages ; nul, plus que ce maître des vieux jours, n'était convaincu de l'excellence de la maxime : " Hâte-toi lentement. " Que dirait-il donc, aujourd'hui qu'au moral comme au physique, on s'évertue à supprimer le chemin et que l'on croit ne pouvoir jamais aller assez vite ? M. de Fontanes préférait voyager au gré d'une délicieuse mesure. Vous avez vu ce que j'ai dit de lui quand je le retrouvai à Londres ; les regrets que j'exprimais alors, il me faut les répéter ici : la vie nous oblige sans cesse à pleurer par anticipation ou par souvenir.

M. de Bonald avait l'esprit délié ; on prenait son ingéniosité pour du génie ; il avait rêvé sa politique métaphysique à l'armée de Condé, dans la Forêt-Noire, de même que ces professeurs d'Iéna et de Goettingue qui marchèrent depuis à la tête de leurs écoliers et se firent tuer pour la liberté de l'Allemagne. Novateur, quoiqu'il eût été mousquetaire sous Louis XVI, il regardait les anciens comme des enfants en politique et en littérature ; et il prétendait, en employant le premier la fatuité du langage actuel, que le grand-maître de l'Université n'était pas encore assez avancé pour entendre cela .

Chênedollé, avec du savoir et du talent, non pas naturel, mais appris, était si triste qu'il se surnommait le Corbeau : il allait à la maraude dans mes ouvrages. Nous avions fait un traité : je lui avais abandonné mes ciels, mes vapeurs, mes nuées ; mais il était convenu qu'il me laisserait mes brises, mes vagues et mes forêts.

Je ne parle maintenant que de mes amis littéraires ; quant à mes amis politiques, je ne sais si je vous en entretiendrai : des principes et des discours ont creusé entre nous des abîmes !

Madame Hocquart et madame de Vintimille venaient à la réunion de la rue Neuve-du-Luxembourg. Madame de Vintimille, femme d'autrefois, comme il en reste peu fréquentait le monde et nous rapportait ce qui s'y passait : je lui demandais si l'on bâtissait encore des villes . La peinture des petits scandales qu'ébauchait une piquante raillerie, sans être offensante, nous faisait mieux sentir le prix de notre sûreté. Madame de Vintimille avait été chantée avec sa soeur par M. de Laharpe. Son langage était circonspect, son caractère contenu, son esprit acquis : elle avait vécu avec mesdames de Chevreuse, de Longueville, de La Vallière, de Maintenon, avec madame Geoffrin et madame du Deffant. Elle se mêlait bien à une société dont l'agrément tenait à la variété des esprits et à la combinaison de leurs différentes valeurs.

Madame Hocquart fut fort aimée du frère de madame de Beaumont, lequel s'occupa de la dame de ses pensées jusque sur l'échafaud, comme Aubiac allait à la potence en baisant un manchon de velours ras bleu qui lui restait des bienfaits de Marguerite de Valois. Nulle part désormais ne se rassembleront sous un même toit tant de personnes distinguées appartenant à des rangs divers et à diverses destinées, pouvant causer des choses les plus communes comme des choses les plus élevées : simplicité de discours qui ne venait pas d'indigence, mais de choix. C'est peut-être la dernière société où l'esprit français de l'ancien temps ait paru. Chez les Français nouveaux on ne trouvera plus cette urbanité, fruit de l'éducation et transformée par un long usage en aptitude du caractère. Qu'est-il arrivé à cette société ? Faites donc des projets, rassemblez des amis, afin de vous préparer un deuil éternel ! Madame de Beaumont n'est plus, Joubert n'est plus, Chênedollé n'est plus, madame de Vintimille n'est plus. Autrefois, pendant les vendanges, je visitais à Villeneuve M. Joubert ; je me promenais avec lui sur les coteaux de l'Yonne ; il cueillait des oronges dans les taillis et moi des veilleuses dans les prés. Nous causions de toutes choses et particulièrement de notre amie madame de Beaumont, absente pour jamais : nous rappelions le souvenir de nos anciennes espérances. Le soir nous rentrions dans Villeneuve, ville environnée de murailles décrépites du temps de Philippe-Auguste, et de tours à demi rasées au-dessus desquelles s'élevait la fumée de l'âtre des vendangeurs. Joubert me montrait de loin sur la colline un sentier sablonneux au milieu des bois et qu'il prenait lorsqu'il allait voir sa voisine, cachée au château de Passy pendant la Terreur.

Depuis la mort de mon cher hôte, j'ai traversé quatre ou cinq fois le Senonais. Je voyais du grand chemin les coteaux : Joubert ne s'y promenait plus ; je reconnaissais les arbres, les champs, les vignes, les petits tas de pierres où nous avions accoutumé de nous reposer. En passant dans Villeneuve, je jetais un regard sur la rue déserte et sur la maison fermée de mon ami. La dernière fois que cela m'arriva, j'allais en ambassade à Rome : ah ! s'il eût été à ses foyers, je l'aurais emmené à la tombe de madame de Beaumont ! Il a plu à Dieu d'ouvrir à M. Joubert une Rome céleste, mieux appropriée encore à son âme platonique, devenue chrétienne. Je ne le rencontrerai plus ici-bas : Je m ' en irai vers lui ; il ne reviendra pas vers moi . (Psalm.)

 

2 L13 Chapitre 8

Paris, 1837.

Année de ma vie 1801. - Eté à Savigny.

Le succès d' Atala m'ayant déterminé à recommencer le Génie du Christianisme , dont il y avait déjà deux volumes imprimés, madame de Beaumont me proposa de me donner une chambre à la campagne, dans une maison qu'elle venait de louer à Savigny. Je passai six mois dans sa retraite, avec M. Joubert et nos autres amis.

La maison était située à l'entrée du village, du côté de Paris, près d'un vieux grand chemin qu'on appelle dans le pays le Chemin de Henri IV ; elle était adossée à un coteau de vignes et avait en face le parc de Savigny, terminé par un rideau de bois et traversé par la petite rivière de l'orge. Sur la gauche s'étendait la plaine de Viry jusqu'aux fontaines de Juvisy. Tout autour de ce pays, on trouve des vallées, où nous allions le soir à la découverte de quelques promenades nouvelles.

Le matin, nous déjeunions ensemble ; après le déjeuner, je me retirais à mon travail ; madame de Beaumont avait la bonté de copier les citations que je lui indiquais. Cette noble femme m'a offert un asile lorsque je n'en avais pas : sans la paix qu'elle m'a donnée je n'aurais peut-être jamais fini un ouvrage que je n'avais pu achever pendant mes malheurs.

Je me rappellerai éternellement quelques soirées passées dans cet abri de l'amitié : nous nous réunissions au retour de la promenade, auprès d'un bassin d'eau vive placé au milieu d'un gazon dans le potager : madame Joubert, madame de Beaumont et moi, nous nous asseyions sur un banc ; le fils de madame Joubert se roulait à nos pieds sur la pelouse : cet enfant a déjà disparu. M. Joubert se promenait à l'écart dans une allée sablée ; deux chiens de garde et une chatte se jouaient autour de nous, tandis que des pigeons roucoulaient sur le bord du toit. Quel bonheur pour un homme nouvellement débarqué de l'exil, après avoir passé huit ans dans un abandon profond, excepté quelques jours promptement écoulés ! C'était ordinairement dans ces soirées que mes amis me faisaient parler de mes voyages ; je n'ai jamais si bien peint qu'alors les déserts du Nouveau-Monde. La nuit, quand les fenêtres de notre salon champêtre étaient ouvertes, madame de Beaumont remarquait diverses constellations, en me disant que je me rappellerais un jour qu'elle m'avait appris à les connaître : depuis que je l'ai perdue, non loin de son tombeau, à Rome, j'ai plusieurs fois, du milieu de la campagne cherché au firmament les étoiles qu'elles m'avaient nommées ; je les ai aperçues brillant au-dessus des montagnes de la Sabine ; le rayon prolongé de ces astres venait frapper la surface du Tibre. Le lieu où je les ai vus sur les bois de Savigny, et les lieux où je les revoyais la mobilité de mes destinées, ce signe qu'une femme m'avait laissé dans le ciel pour me souvenir d'elle, tout cela brisait mon coeur. Par quel miracle l'homme consent-il à faire ce qu'il fait sur cette terre, lui qui doit mourir ?

Un soir, nous vîmes dans notre retraite quelqu'un entrer à la dérobée par une fenêtre et sortir par une autre : c'était M. Laborie ; il se sauvait des serres de Bonaparte. Peu après apparut une de ces âmes en peine qui sont une espèce différente des autres âmes, et qui mêlent, en passant, leur malheur inconnu aux vulgaires souffrances de l'espèce humaine : c'était Lucile, ma soeur.

Après mon arrivée en France, j'avais écrit à ma famille pour l'informer de mon retour. Madame la comtesse de Marigny, ma soeur aînée, me chercha la première, se trompa de rue et rencontra cinq messieurs Lassagne, dont le dernier monta du fond d'une trappe de savetier pour répondre à son nom. Madame de Chateaubriand vint à son tour : elle était charmante et remplie de toutes les qualités propres à me donner le bonheur que j'ai trouvé auprès d'elle, depuis que nous sommes réunis. Madame la comtesse de Caud, Lucile, se présenta ensuite. M. Joubert et madame de Beaumont se prirent d'un attachement passionné et d'une tendre pitié pour elle. Alors commença entre eux une correspondance qui n'a fini qu'à la mort des deux femmes qui s'étaient penchées l'une vers l'autre, comme deux fleurs de même nature prêtes à se faner. Madame Lucile s'étant arrêtée à Versailles, le 30 septembre 1802, je reçus d'elle ce billet : " Je t'écris pour te prier de remercier de ma part madame de Beaumont de l'invitation qu'elle me fait d'aller à Savigny. Je compte avoir ce plaisir à peu près dans quinze jours, à moins que du côté de madame de Beaumont, il ne se trouve quelque empêchement. " Madame de Caud vint à Savigny comme elle l'avait annoncé.

Je vous ai raconté que, dans sa jeunesse, ma soeur, chanoinesse du chapitre de l'Argentière et destinée à celui de Remiremont, avait eu pour M. de Malfilâtre, conseiller au parlement de Bretagne, un attachement qui, renfermé dans son sein, avait augmenté sa mélancolie naturelle. Pendant la Révolution, elle épousa M. le comte de Caud et le perdit après quinze mois de mariage. La mort de madame la comtesse de Farcy, soeur qu'elle aimait tendrement, accrut la tristesse de madame de Caud. Elle s'attacha ensuite à madame de Chateaubriand, ma femme ; elle prit sur elle un empire qui devint pénible, car Lucile était violente, impérieuse, déraisonnable, et madame de Chateaubriand, soumise à ses caprices, se cachait d'elle pour lui rendre les services qu'une amie plus riche rend à une amie susceptible et moins heureuse.

Le génie de Lucile et son caractère profond étaient arrivés presque à la folie de J.-J. Rousseau ; elle se croyait en butte à des ennemis secrets : elle donnait à madame de Beaumont, à M. Joubert, à moi, de fausses adresses pour lui écrire ; elle examinait les cachets, cherchait à découvrir s'ils n'avaient point été rompus ; elle errait de domicile en domicile, ne pouvait rester ni chez mes soeurs ni avec ma femme ; elle les avait prises en antipathie, et madame de Chateaubriand, après lui avoir été dévouée au delà de tout ce qu'on peut imaginer, avait fini par être accablée du fardeau d'un attachement si cruel.

Une autre fatalité avait frappé Lucile : M. de Chênedollé, habitant auprès de Vire, l'était allé voir à Fougères ; bientôt, il fut question d'un mariage qui manqua. Tout échappait à la fois à ma soeur, et retombée sur elle-même elle n'avait pas la force de se porter. Ce spectre plaintif s'assit un moment sur une pierre, dans la solitude riante de Savigny : tant de coeurs l'y avaient reçue avec joie ! ils l'auraient rendue avec tant de bonheur à une douce réalité d'existence ! Mais le coeur de Lucile ne pouvait battre que dans un air fait exprès pour elle et qui n'avait point été respiré. Elle dévorait avec rapidité les jours du monde à part dans lequel le ciel l'avait placée. Pourquoi Dieu avait-il créé un être uniquement pour souffrir ? Quel rapport mystérieux y a-t-il donc entre une nature pâlissante et un principe éternel ?

Ma soeur n'était point changée ; elle avait pris seulement l'expression fixe de ses maux : sa tête était un peu baissée comme une tête sur laquelle les heures ont pesé Elle me rappelait mes parents ; ces premiers souvenirs de famille évoqués de la tombe, m'entouraient comme des larves accourues pour se réchauffer la nuit à la flamme mourante d'un bûcher funèbre. En la contemplant, je croyais apercevoir dans Lucile toute mon enfance, qui me regardait derrière ses yeux un peu égarés.

La vision de douleur s'évanouit : cette femme, grevée de la vie, semblait être venue chercher l'autre femme abattue qu'elle devait emporter.

 

2 L13 Chapitre 9

Paris, 1837.

Année de ma vie, 1802. - Talma.

L'été passa : selon la coutume, je m'étais promis de le recommencer l'année suivante ; mais l'aiguille ne revient point à l'heure qu'on voudrait ramener. Pendant l'hiver à Paris, je fis quelques nouvelles connaissances. M. Jullien, homme riche, obligeant, et convive joyeux, quoique d'une famille où l'on se tuait, avait une loge aux Français ; il la prêtait à madame de Beaumont ; j'allai quatre ou cinq fois au spectacle avec M. de Fontanes et M. Joubert. A mon entrée dans le monde, l'ancienne comédie était dans toute sa gloire ; je la retrouvai dans sa complète décomposition ; la tragédie se soutenait encore, grâce à mademoiselle Duchesnois et surtout à Talma, arrivé à la plus grande hauteur du talent dramatique. Je l'avais vu à son début ; il était moins beau et, pour ainsi dire, moins jeune qu'à l'âge où je le revoyais : il avait pris la distinction, la noblesse et la gravité des années.

Le portrait que madame de Staël a fait de Talma dans son ouvrage sur l'Allemagne, n'est qu'à moitié vrai : le brillant écrivain apercevait le grand acteur avec une imagination de femme, et lui donna ce qui lui manquait.

Il ne fallait pas à Talma le monde intermédiaire : il ne savait pas le gentilhomme ; il ne connaissait pas notre ancienne société ; il ne s'était pas assis à la table des châtelaines, dans la tour gothique au fond des bois ; il ignorait la flexibilité, la variété de ton, la galanterie, l'allure légère des moeurs, la naïveté, la tendresse, l'héroïsme d'honneur, les dévouements chrétiens de la chevalerie : il n'était pas Tancrède, Coucy, ou, du moins, il les transformait en héros d'un moyen âge de sa création : Othello était au fond de Vendôme.

Qu'était-il donc, Talma ? Lui, son siècle et le temps antique. Il avait les passions profondes et concentrées de l'amour et de la patrie ; elles sortaient de son sein par explosion. Il avait l'inspiration funeste, le dérangement de génie de la Révolution à travers laquelle il avait passé. Les terribles spectacles dont il fut environné se répétaient dans son talent avec les accents lamentables et lointains des choeurs de Sophocle et d'Euripide. Sa grâce qui n'était point la grâce convenue, vous saisissait comme le malheur. La noire ambition, le remords, la jalousie, la mélancolie de l'âme, la douleur physique, la folie par les dieux et l'adversité, le deuil humain : voilà ce qu'il savait. Sa seule entrée en scène, le seul son de sa voix étaient puissamment tragiques. La souffrance et la pensée se mêlaient sur son front, respiraient dans son immobilité, ses poses, ses gestes, ses pas. Grec , il arrivait, pantelant et funèbre, des ruines d'Argos, immortel Oreste, tourmenté qu'il était depuis trois mille ans par les Euménides ; Français , il venait des solitudes de Saint-Denis, où les Parques de 1793 avaient coupé le fil de la vie tombale des rois. Tout entier triste, attendant quelque chose d'inconnu, mais d'arrêté dans l'injuste ciel, il marchait, forçat de la destinée, inexorablement enchaîné entre la fatalité et la terreur.

Le temps jette une obscurité inévitable sur les chefs-d'oeuvre dramatiques vieillissants ; son ombre portée change en Rembrandt les Raphaël les plus purs ; sans Talma une partie des merveilles de Corneille et de Racine serait demeurée inconnue. Le talent dramatique est un flambeau ; il communique le feu à d'autres flambeaux à demi-éteints, et fait revivre des génies qui vous ravissent par leur splendeur renouvelée.

On doit à Talma la perfection de la tenue de l'acteur. Mais la vérité du théâtre et le rigorisme du vêtement sont-ils aussi nécessaires à l'art qu'on le suppose ? Les personnages de Racine n'empruntent rien de la coupe de l'habit : dans les tableaux des premiers peintres, les fonds sont négligés et les costumes inexacts. Les Fureurs d'Oreste ou la Prophétie de Joad, lues dans un salon par Talma en frac, faisaient autant d'effet que déclamées sur la scène par Talma en manteau grec ou en robe juive. Iphigénie était accoutrée comme madame de Sévigné, lorsque Boileau adressait ces beaux vers à son ami :

Jamais Iphigénie en Aulide immolée

N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,

Que, dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé

En a fait sous son nom verser la Champmeslé.

Cette correction dans la représentation de l'objet inanimé est l'esprit des arts de notre temps : elle annonce la décadence de la haute poésie et du vrai drame ; on se contente des petites beautés, quand on est impuissant aux grandes ; on imite, à tromper l'oeil, des fauteuils et du velours, quand on ne peut plus peindre la physionomie de l'homme assis sur ce velours et dans ces fauteuils. Cependant, une fois descendu à cette vérité de la forme matérielle, on se trouve forcé de la reproduire ; car le public, matérialisé lui-même, l'exige.

 

2 L13 Chapitre 10

Années de ma vie, 1802 et 1803. - Génie du Christianisme . - Chute annoncée. - Cause du succès final.

Cependant j'achevais le Génie du Christianisme : Lucien en désira voir quelques épreuves ; je les lui communiquai ; il mit aux marges des notes assez communes.

Quoique le succès de mon grand livre fût aussi éclatant que celui de la petite Atala , il fut néanmoins plus contesté : c'était un ouvrage grave où je ne combattais plus les principes de l'ancienne littérature et de la philosophie par un roman, mais où je les attaquais par des raisonnements et des faits. L'empire voltairien poussa un cri et courut aux armes. Madame de Staël se méprit sur l'avenir de mes études religieuses : on lui apporta l'ouvrage sans être coupé ; elle passa ses doigts entre les feuillets, tomba sur le chapitre la Virginité , et elle dit à M. Adrien de Montmorency, qui se trouvait avec elle : " Ah ! mon Dieu ! notre pauvre Chateaubriand ! Cela va tomber à plat ! " L'abbé de Boullogne ayant entre les mains quelques parties de mon travail, avant la mise sous presse, répondit à un libraire qui le consultait : " Si vous voulez vous ruiner, imprimez cela. " Et l'abbé de Boullogne a fait depuis un trop magnifique éloge de mon livre.

Tout paraissait en effet annoncer ma chute : quelle espérance pouvais-je avoir, moi sans nom et sans prôneurs, de détruire l'influence de Voltaire, dominante depuis plus d'un demi-siècle, de Voltaire qui avait élevé l'énorme édifice achevé par les encyclopédistes et consolidé par tous les hommes célèbres en Europe ? Quoi ! les Diderot, les d'Alembert, les Duclos, les Dupuis, les Helvétius, les Condorcet étaient des esprits sans autorité ? Quoi ! le monde devait retourner à la Légende dorée, renoncer à son admiration acquise à des chefs-d'oeuvre de science et de raison ? Pouvais-je jamais gagner une cause que n'avaient pu sauver Rome armée de ses foudres, le clergé de sa puissance ; une cause en vain défendue par l'archevêque de Paris Christophe de Beaumont, appuyé des arrêts du parlement, de la force armée et du nom du Roi ? N'était-il pas aussi ridicule que téméraire à un homme obscur, de s'opposer à un mouvement philosophique tellement irrésistible qu'il avait produit la Révolution ? Il était curieux de voir un pygmée raidir ses petits bras pour étouffer les progrès du siècle, arrêter la civilisation et faire rétrograder le genre humain ! Grâce à Dieu, il suffirait d'un mot pour pulvériser l'insensé : aussi M. Ginguené, en maltraitant le Génie du Christianisme dans la Décade , déclarait que la critique venait trop tard, puisque mon rabâchage était déjà oublié. Il disait cela cinq ou six mois après la publication d'un ouvrage que l'attaque de l'Académie française entière, à l'occasion des prix décennaux, n'a pu faire mourir.

Ce fut au milieu des débris de nos temples que je publiai le Génie du Christianisme . Les fidèles se crurent sauvés : on avait alors un besoin de foi, une avidité de consolations religieuses, qui venaient de la privation de ces consolations depuis longues années. Que de forces surnaturelles à demander pour tant d'adversités subies ! Combien de familles mutilées avaient à chercher auprès du Père des hommes les enfants qu'elles avaient perdus ! Combien de coeurs brisés, combien d'âmes devenues solitaires, appelaient une main divine pour les guérir ! On se précipitait dans la maison de Dieu, comme on entre dans la maison du médecin le jour d'une contagion. Les victimes de nos troubles (et que de sortes de victimes !) se sauvaient à l'autel ; naufragés s'attachant au rocher sur lequel elles cherchent leur salut.

Bonaparte, désirant alors fonder sa puissance sur la première base de la société, venait de faire des arrangements avec la cour de Rome : il ne mit d'abord aucun obstacle à la publication d'un ouvrage utile à la popularité de ses desseins ; il avait à lutter contre les hommes qui l'entouraient et contre des ennemis déclarés du culte ; il fut donc heureux d'être défendu au dehors par l'opinion que le Génie du Christianisme appelait. Plus tard, il se repentit de sa méprise : les idées monarchiques régulières étaient arrivées avec les idées religieuses.

Un épisode du Génie du Christianisme , qui fit moins de bruit alors qu' Atala , a déterminé un des caractères de la littérature moderne ; mais, au surplus, si René n'existait pas, je ne l'écrirais plus ; s'il m'était possible de le détruire, je le détruirais. Une famille de René poètes et de René prosateurs a pullulé : on n'a plus entendu que des phrases lamentables et décousues ; il n'a plus été question que de vents et d'orages, que de maux inconnus livrés aux nuages et à la nuit. Il n'y a pas de grimaud sortant du collège qui n'ait rêvé être le plus malheureux des hommes ; de bambin qui à seize ans n'ait épuisé la vie, qui ne se soit cru tourmenté par son génie ; qui, dans l'abîme de ses pensées, ne se soit livré au vague de ses passions ; qui n'ait frappé son front pâle et échevelé, et n'ait étonné les hommes stupéfaits d'un malheur dont il ne savait pas le nom, ni eux non plus.

Dans René, j'avais exposé une infirmité de mon siècle ; mais c'était une autre folie aux romanciers d'avoir voulu rendre universelles des afflictions en dehors de tout. Les sentiments généraux qui composent le fond de l'humanité, la tendresse paternelle et maternelle, la piété filiale, l'amitié l'amour, sont inépuisables ; mais les manières particulières de sentir, les individualités d'esprit et de caractère ne peuvent s'étendre et se multiplier que dans de grands et nombreux tableaux. Les petits coins non découverts du coeur de l'homme sont un champ étroit ; il ne reste rien à recueillir dans ce champ après la main qui l'a moissonné la première. Une maladie de l'âme n'est pas un état permanent et naturel : on ne peut la reproduire, en faire une littérature, en tirer parti comme d'une passion générale incessamment modifiée au gré des artistes qui la manient et en changent la forme.

Quoi qu'il en soit, la littérature se teignit des couleurs de mes tableaux religieux, comme les affaires ont gardé la phraséologie de mes écrits sur la cité ; la Monarchie selon la Charte , a été le rudiment de notre gouvernement représentatif, et mon article du Conservateur , sur les intérêts moraux et les intérêts matériels a laissé ces deux désignations à la politique.

Des écrivains me firent l'honneur d'imiter Atala et René , de même que la chaire emprunta mes récits des Missions et des bienfaits du christianisme. Les passages dans lesquels je démontre qu'en chassant les divinités païennes des bois, notre culte élargi a rendu la nature à sa solitude, les paragraphes où je traite de l'influence de notre religion dans notre manière de voir et de peindre, où j'examine les changements opérés dans la poésie et l'éloquence ; les chapitres que je consacre à des recherches sur les sentiments étrangers introduits dans les caractères dramatiques de l'antiquité, renferment le germe de la critique nouvelle. Les personnages de Racine, comme je l'ai dit, sont et ne sont point des personnages grecs, ce sont des personnages chrétiens : c'est ce qu'on n'avait point du tout compris.

Si l'effet du Génie du Christianisme n'eût été qu'une réaction contre des doctrines auxquelles on attribuait les malheurs révolutionnaires, cet effet aurait cessé avec la cause disparue ; il ne se serait pas prolongé jusqu'au moment où j'écris. Mais l'action du Génie du Christianisme sur les opinions ne se borna pas à une résurrection momentanée d'une religion qu'on prétendait au tombeau : une métamorphose plus durable s'opéra. S'il y avait dans l'ouvrage innovation de style, il y avait aussi changement de doctrine ; le fond était altéré comme la forme ; l'athéisme et le matérialisme ne furent plus la base de la croyance ou de l'incroyance des jeunes esprits ; l'idée de Dieu et de l'immortalité de l'âme reprit son empire : dès lors altération dans la chaîne des idées qui se lient les unes aux autres. On ne fut plus cloué dans sa place par un préjugé antireligieux ; on ne se crut plus obligé de rester momie du néant, entourée de bandelettes philosophiques ; on se permit d'examiner tout système, si absurde qu'on le trouvât, fût-il même chrétien .

Outre les fidèles qui revenaient à la voix de leur Pasteur, il se forma, par ce droit de libre examen, d'autres fidèles a priori . Posez Dieu pour principe, et le Verbe va suivre : le Fils naît forcément du Père. Les diverses combinaisons abstraites ne font que substituer aux mystères chrétiens des mystères encore plus incompréhensibles : le panthéisme, qui, d'ailleurs, est de trois ou quatre espèces, et qu'il est de mode aujourd'hui d'attribuer aux intelligences éclairées, est la plus absurde des rêveries de l'orient, remise en lumière par Spinoza : il suffit de lire à ce sujet l'article du sceptique Bayle sur ce juif d'Amsterdam. Le ton tranchant dont quelques-uns parlent de tout cela révolterait s'il ne tenait au défaut d'études : on se paye de mots que l'on n'entend pas, et l'on se figure être des génies transcendants. Que l'on se persuade bien que les Abailard, les saint Bernard, les saint Thomas d'Aquin ont porté dans la métaphysique une supériorité de lumières dont nous n'approchons pas ; que les systèmes saint-simonien, phalanstérien, fouriériste, humanitaire, ont été trouvés et pratiqués par les diverses hérésies ; que ce que l'on nous donne pour des progrès et des découvertes, sont des vieilleries qui traînent depuis quinze cents ans dans les écoles de la Grèce et dans les collèges du moyen âge. Le mal est que les premiers sectaires ne purent parvenir à fonder leur république néo-platonicienne, lorsque Gallien permit à Plotin d'en faire l'essai dans la Campanie : plus tard, on eut le très grand tort de brûler les sectaires, quand ils voulurent établir la communauté des biens, déclarer la prostitution sainte, en avançant qu'une femme ne peut, sans pécher, refuser un homme qui lui demande une union passagère au nom de Jésus-Christ : il ne fallait, disaient-ils, pour arriver à cette union, qu'anéantir son âme, et la mettre un moment en dépôt dans le sein de Dieu.

Le heurt que le Génie du Christianisme donna aux esprits, fit sortir le dix-huitième siècle de l'ornière, et le jeta pour jamais hors de sa voie : on recommença, ou plutôt on commença à étudier les sources du christianisme : en relisant les Pères (en supposant qu'on les eût jamais lus) on fut frappé de rencontrer tant de faits curieux, tant de science philosophique, tant de beautés de style dans tous les genres, tant d'idées, qui, par une gradation plus ou moins sensible, faisaient le passage de la société antique à la société moderne : ère unique et mémorable de l'humanité, où le ciel communique avec la terre au travers d'âmes placées dans des hommes de génie.

Auprès du monde croulant du paganisme, s'éleva autrefois, comme en dehors de la société, un autre monde, spectateur de ces grands spectacles, pauvre, à l'écart, solitaire, ne se mêlant des affaires de la vie que quand on avait besoin de ses leçons ou de ses secours. C'était une chose merveilleuse de voir ces premiers évêques, presque tous honorés du nom de saints et de martyrs, ces simples prêtres veillant aux reliques et aux cimetières, ces religieux et ces ermites dans leurs couvents ou dans leurs grottes, faisant des règlements de paix, de morale, de charité, quand tout était guerre, corruption, barbarie ; allant des tyrans de Rome aux chefs des Tartares et des Goths, afin de prévenir l'injustice des uns et la cruauté des autres, arrêtant des armées avec une croix de bois et une parole pacifique ; les plus faibles des hommes, et protégeant le monde contre Attila ; placés entre deux univers pour en être le lien, pour consoler les derniers moments d'une société expirante, et soutenir les premiers pas d'une société au berceau.

 

2 L13 Chapitre 11

Génie du Christianisme , suite. - Défaut de l'ouvrage.

Il était impossible que les vérités développées dans le Génie du Christianisme ne contribuassent pas au changement des idées. C'est encore à cet ouvrage que se rattache le goût actuel pour les édifices du moyen âge : c'est moi qui ai rappelé le jeune siècle à l'admiration des vieux temples. Si l'on a abusé de mon opinion ; s'il n'est pas vrai que nos cathédrales aient approché de la beauté du Parthénon ; s'il est faux que ces églises nous apprennent dans leurs documents de pierre des faits ignorés, s'il est insensé de soutenir que ces mémoires de granit nous révèlent des choses échappées aux savants Bénédictins ; si à force d'entendre rabâcher du gothique on en meurt d'ennui, ce n'est pas ma faute. Du reste, sous le rapport des arts, je sais ce qui manque au Génie du Christianisme ; cette partie de ma composition est défectueuse, parce qu'en 1800, je ne connaissais pas les arts : je n'avais vu ni l'Italie, ni la Grèce, ni l'Egypte. De même, je n'ai pas tiré un parti suffisant des vies des saints et des légendes ; elles m'offraient pourtant des histoires merveilleuses : en y choisissant avec goût, on y pouvait faire une moisson abondante. Ce champ des richesses de l'imagination du moyen âge surpasse en fécondité les Métamorphoses d'Ovide et les fables milésiennes. Il y a, de plus dans mon ouvrage des jugements étriqués ou faux, tels que celui que je porte sur Dante, auquel j'ai rendu depuis un éclatant hommage.

Sous le rapport sérieux, j'ai complété le Génie du Christianisme dans mes Etudes historiques , un de mes écrits dont on a le moins parlé et qu'on a le plus volé.

Le succès d' Atala m'avait enchanté, parce que mon âme était encore neuve ; celui du Génie du Christianisme me fut pénible : je fus obligé de sacrifier mon temps à des correspondances au moins inutiles et à des politesses étrangères. Une admiration prétendue ne me dédommageait point des dégoûts qui attendent un homme dont la foule a retenu le nom. Quel bien peut remplacer la paix que vous avez perdue en introduisant le public dans votre intimité ? Joignez à cela les inquiétudes dont les muses se plaisent à affliger ceux qui s'attachent à leur culte, les embarras d'un caractère facile, l'inaptitude à la fortune, la perte des loisirs, une humeur inégale, des affections plus vives, des tristesses sans raison, des joies sans cause : qui voudrait, s'il en était le maître, acheter à de pareilles conditions les avantages incertains d'une réputation qu'on n'est pas sûr d'obtenir, qui vous sera contestée pendant votre vie, que la postérité ne confirmera pas, et à laquelle votre mort vous rendra à jamais étranger ?

La controverse littéraire sur les nouveautés du style qu'avait excitée Atala , se renouvela à la publication du Génie du Christianisme .

Un trait caractéristique de l'école impériale, et même de l'école républicaine, est à observer : tandis que la société avançait en mal ou en bien, la littérature demeurait stationnaire ; étrangère au changement des idées, elle n'appartenait pas à son temps. Dans la comédie, les seigneurs de village, les Colin, les Babet ou les intrigues de ces salons que l'on ne connaissait plus, se jouaient (comme je l'ai déjà fait remarquer) devant des hommes grossiers et sanguinaires, destructeurs des moeurs dont on leur offrait le tableau ; dans la tragédie, un parterre plébéien s'occupait des familles des nobles et des rois.

Deux choses arrêtaient la littérature à la date du dix-huitième siècle : l'impiété qu'elle tenait de Voltaire et de la Révolution, le despotisme dont la frappait Bonaparte. Le chef de l'Etat trouvait du profit dans ces lettres subordonnées qu'il avait mises à la caserne, qui lui présentaient les armes qui sortaient lorsqu'on criait : " Hors la garde ! " qui marchaient en rang et qui manoeuvraient comme des soldats. Toute indépendance semblait rébellion à son pouvoir ; il ne voulait pas plus d'émeute de mots et d'idées qu'il ne souffrait d'insurrection. Il suspendit l' Habeas corpus pour la pensée comme pour la liberté individuelle. Reconnaissons aussi que le public, fatigué d'anarchie, reprenait volontiers le joug des règles.

La littérature qui exprime l'ère nouvelle, n'a régné que quarante ou cinquante ans après le temps dont elle était l'idiome. Pendant ce demi-siècle elle n'était employée que par l'opposition. C'est madame de Staël, c'est Benjamin Constant, c'est Lemercier, c'est Bonald, c'est moi enfin, qui les premiers avons parlé cette langue. Le changement de littérature dont le dix-neuvième siècle se vante, lut est arrivé de l'émigration et de l'exil ; ce fut M. de Fontanes qui couva ces oiseaux d'une autre espèce que lui, parce que, remontant au dix-septième siècle, il avait pris la puissance de ce temps fécond et perdu la stérilité du dix-huitième. Une partie de l'esprit humain, celle qui traite de matières transcendantes, s'avança seule d'un pas égal avec la civilisation ; malheureusement la gloire du savoir ne fut pas sans tache : les La Place, les Lagrange, les Cuvier, les Monge, les Chaptal, les Berthollet, tous ces prodiges, jadis fiers démocrates devinrent les plus obséquieux serviteurs de Napoléon. Il faut le dire à l'honneur des lettres : la littérature nouvelle fut libre, la science servile ; le caractère ne répondit point au génie, et ceux dont la pensée était montée au plus haut du ciel, ne purent élever leur âme au-dessus des pieds de Bonaparte : ils prétendaient n'avoir pas besoin de Dieu c'est pourquoi ils avaient besoin d'un tyran.

Le classique napoléonien était le génie du dix-neuvième siècle affublé de la perruque de Louis XIV, ou frisé comme au temps de Louis XV. Bonaparte avait voulu que les hommes de la Révolution ne parussent à sa cour qu'en habit habillé, l'épée au côté. On ne voyait pas la France du moment ; ce n'était pas de l'ordre, c'était de la discipline. Aussi, rien n'était plus ennuyeux que cette pâle résurrection de la littérature d'autrefois. Ce calque froid, cet anachronisme improductif disparut quand la littérature nouvelle fit irruption avec fracas par le Génie du Christianisme . La mort du duc d'Enghien eut pour moi l'avantage, en me jetant à l'écart, de me laisser suivre dans la solitude mon inspiration particulière et de m'empêcher de m'enrégimenter dans l'infanterie régulière du vieux Pinde : je dus à ma liberté morale ma liberté intellectuelle.

Au dernier chapitre du Génie du Christianisme , j'examine ce que serait devenu le monde si la foi n'eût pas été prêchée au moment de l'invasion des Barbares ; dans un autre paragraphe, je mentionne un important travail à entreprendre sur les changements que le christianisme apporta dans les lois après la conversion de Constantin.

En supposant que l'opinion religieuse existât telle qu'elle est à l'heure où j'écris maintenant, le Génie du Christianisme étant encore à faire, je le composerais tout différemment qu'il est : au lieu de rappeler les bienfaits et les institutions de notre religion au passé, je ferais voir que le christianisme est la pensée de l'avenir et de la liberté humaine ; que cette pensée rédemptrice et messie est le seul fondement de l'égalité sociale ; qu'elle seule la peut établir, parce qu'elle place auprès de cette égalité la nécessité du devoir correctif et régulateur de l'instinct démocratique. La légalité ne suffit pas pour contenir, parce qu'elle n'est pas permanente ; elle tire sa force de la loi ; or la loi est l'ouvrage des hommes qui passent et varient. Une loi n'est pas toujours obligatoire ; elle peut toujours être changée par une autre loi : contrairement à cela, la morale est permanente ; elle a sa force en elle même, parce qu'elle vient de l'ordre immuable ; elle seule peut donc donner la durée.

Je ferais voir que partout où le christianisme a dominé, il a changé l'idée, il a rectifié les notions du juste et de l'injuste, substitué l'affirmation au doute, embrassé l'humanité entière dans ses doctrines et ses préceptes. Je tâcherais de deviner la distance où nous sommes encore de l'accomplissement total de l'Evangile, en supputant le nombre des maux détruits et des améliorations opérées dans les dix-huit siècles écoulés de ce côté-ci de la Croix. Le christianisme agit avec lenteur parce qu'il agit partout ; il ne s'attache pas à la réforme d'une société particulière, il travaille sur la société générale ; sa philanthropie s'étend à tous les fils d'Adam : c'est ce qu'il exprime avec une merveilleuse simplicité dans ses oraisons les plus communes, dans ses voeux quotidiens, lorsqu'il dit à la foule dans le temple : " Prions pour tout ce qui souffre sur la terre. " Quelle religion a parlé de la sorte ! Le Verbe ne s'est point fait chair dans l'homme de plaisir, il s'est incarné à l'homme de douleur, dans le but de l'affranchissement de tous, d'une fraternité universelle et d'une salvation immense.

Quand le Génie du Christianisme n'aurait donné naissance qu'à de telles investigations, je me féliciterais de l'avoir publié : reste à savoir si, à l'époque de l'apparition de ce livre, un autre Génie du Christianisme , élevé sur le nouveau plan dont j'indique à peine le tracé, aurait obtenu le même succès. En 1803, lorsqu'on n'accordait rien à l'ancienne religion, qu'elle était l'objet du dédain, que l'on ne savait pas le premier mot de la question, aurait-on été bien venu à parler de la liberté future descendant du Calvaire, quand on était encore meurtri des excès de la liberté des passions ? Bonaparte eût-il souffert un pareil ouvrage ? Il était peut-être utile d'exciter les regrets, d'intéresser l'imagination à une cause si méconnue, d'attirer les regards sur l'objet méprisé, de le rendre aimable avant de montrer comment il était sérieux, puissant et salutaire.

Maintenant, dans la supposition que mon nom laisse quelque trace, je le devrai au Génie du Christianisme : sans illusion sur la valeur intrinsèque de l'ouvrage je lui reconnais une valeur accidentelle ; il est venu juste et à son moment. Par cette raison, il m'a fait prendre place à l'une de ces époques historiques qui, mêlant un individu aux choses, contraignent à se souvenir de lui. Si l'influence de mon travail ne se borne pas au changement que, depuis quarante années, il a produit parmi les générations vivantes ; s'il servait encore à ranimer chez les tard-venus une étincelle des vérités civilisatrices de la terre ; si le léger symptôme de vie que l'on croit apercevoir se soutenait dans les générations à venir, je m'en irais plein d'espérance dans la miséricorde divine. Chrétien réconcilié, ne m'oublie pas dans tes prières, quand je serai parti ; mes fautes m'arrêteront peut-être à ces portes où ma charité avait crié pour toi : " Ouvrez-vous, portes éternelles ! Elevamini, portae aeternales ! "

 

2 L14 Livre quatorzième

1. Années de ma vie, 1802 et 1803. - Châteaux. - Madame de Custine. - M. de Saint-Martin. - Madame d'Houdetot et Saint-Lambert. - 2. Voyage dans le midi de la France (1802). - 3. Années de ma vie, 1802 et 1803. - M. de Laharpe : sa mort. - 4. Années de ma vie, 1802 et 1803. - Entrevue avec Bonaparte. - 5. Année de ma vie, 1803. - Je suis nommé premier secrétaire d'ambassade à Rome. - 6. Année de ma vie, 1803. - Voyage de Paris aux Alpes de Savoie. - 7. Du Mont Cenis à Rome. - Milan et Rome. - 8. Palais du cardinal Fesch. - Mes occupations.

 

2 L14 Chapitre 1

Paris, 1837.

Revu en décembre 1846.

Années de ma vie, 1802 et 1803. - Châteaux. - Madame de Custine. - M. de Saint-Martin. - Madame d'Houdetot et Saint-Lambert.

Ma vie se trouva toute dérangée aussitôt qu'elle cessa d'être à moi. J'avais une foule de connaissances en dehors de ma société habituelle. J'étais appelé dans les châteaux que l'on rétablissait. On se rendait comme on pouvait dans ces manoirs demi-démeublés demi-meublés, où un vieux fauteuil succédait à un fauteuil neuf. Cependant, quelques-uns de ces manoirs étaient restés intacts, tels que le Marais, échu à madame de La Briche, excellente femme dont le bonheur n'a jamais pu se débarrasser. Je me souviens que mon immortalité allait rue Saint-Dominique-d'Enfer prendre une place pour le Marais dans une méchante voiture de louage, où je rencontrais madame de Vintimille et madame de Fezensac. A Champlâtreux, M. Molé faisait refaire de petites chambres au second étage. Son père tué révolutionnairement, était remplacé, dans un grand salon délabré, par un tableau dans lequel Mathieu Molé était représenté, arrêtant une émeute avec son bonnet carré ; tableau qui faisait sentir la différence des temps. Une superbe patte d'oie de tilleuls avait été coupée ; mais une des trois avenues existait encore dans la magnificence de son vieux ombrage ; on l'a mêlée depuis à de nouvelles plantations : nous en sommes aux peupliers.

Au retour de l'émigration, il n'y avait si pauvre banni qui ne dessinât les tortillons d'un jardin anglais dans les dix pieds de terre ou de cour qu'il avait retrouvés : moi-même, n'ai-je pas planté jadis la Vallée-aux-Loups ? N'y ai-je pas commencé ces Mémoires ? Ne les ai-je pas continués dans le parc de Montboissier, dont on essayait alors de raviver l'aspect défiguré par l'abandon ? Ne les ai-je pas prolongés dans le parc de Maintenon rétabli tout à l'heure, proie nouvelle pour la démocratie qui revient ? Les châteaux brûlés en 1789 auraient dû avertir le reste des châteaux de demeurer cachés dans leurs décombres : mais les clochers des villages engloutis qui percent les laves du Vésuve, n'empêchent pas de replanter sur la surface de ces mêmes laves d'autres églises et d'autres hameaux.

Parmi les abeilles qui composaient leur ruche, était la marquise de Custine, héritière des longs cheveux de Marguerite de Provence, femme de Saint Louis, dont elle avait du sang. J'assistai à sa prise de possession de Fervaques, et j'eus l'honneur de coucher dans le lit du Béarnais, de même que dans le lit de la reine Christine à Combourg. Ce n'était pas une petite affaire que ce voyage ; il fallait embarquer dans la voiture Astolphe de Custine enfant, M. Berstecher, le gouverneur, une vieille bonne alsacienne ne parlant qu'allemand, Jenny la femme de chambre, et Trim, chien fameux qui mangeait les provisions de la route. N'aurait-on pas pu croire que cette colonie se rendait à Fervaques pour jamais ? et cependant le château n'était pas achevé de meubler que le signal du délogement fut donné. J'ai vu celle qui affronta l'échafaud d'un si grand courage, je l'ai vue, plus blanche qu'une Parque, vêtue de noir, la taille amincie par la mort, la tête ornée de sa seule chevelure de soie, je l'ai vue me sourire de ses lèvres pâles et de ses belles dents, lorsqu'elle quittait Sécherons, près Genève, pour expirer à Bex, à l'entrée du Valais ; j'ai entendu son cercueil passer la nuit dans les rues solitaires de Lausanne, pour aller prendre sa place éternelle à Fervaques : elle se hâtait de se cacher dans une terre qu'elle n'avait possédée qu'un moment, comme sa vie. J'avais lu sur le coin d'une cheminée du château ces méchantes rimes attribuées à l'amant de Gabrielle :

La dame de Fervaques

Mérite de vives attaques.

Le soldat-roi en avait dit autant à bien d'autres : déclarations passagères des hommes, vite effacées et descendues de beautés en beautés, jusqu'à madame de Custine. Fervaques a été vendu.

Je rencontrai encore la duchesse de Châtillon, laquelle, pendant mon absence des Cent-Jours, décora ma vallée d'Aulnay. Madame Lindsay, que je n'avais cessé de voir, me fit connaître Julie Talma. Madame de Clermont-Tonnerre m'attira chez elle. Nous avions une grand-mère commune, et elle voulait bien m'appeler son cousin. Veuve du comte de Clermont-Tonnerre, elle se remaria depuis au marquis de Talaru. Elle avait, en prison, converti M. de Laharpe. Ce fut par elle que je connus le peintre Neveu, enrôlé au nombre de ses cavaliers-servants ; Neveu me mit un moment en rapport avec Saint-Martin.

M. de Saint-Martin avait cru trouver dans Atala certain argot dont je ne me doutais pas, et qui lui prouvait une affinité de doctrines avec moi. Neveu, afin de lier deux frères, nous donna à dîner dans une chambre haute qu'il habitait dans les communs du Palais-Bourbon. J'arrivai au rendez-vous à six heures : le philosophe du ciel était déjà à son poste. A sept heures, un valet discret posa un potage sur la table, se retira et ferma la porte. Nous nous assîmes et nous commençâmes à manger en silence. M. de Saint-Martin, qui, d'ailleurs, avait de très belles façons, ne prononçait que de courtes paroles d'oracle. Neveu répondait par des exclamations, avec des attitudes et des grimaces de peintre ; je ne disais mot.

Au bout d'une demi-heure, le nécromant rentra, enleva la soupe, et mit un autre plat sur la table : les mets se succédèrent ainsi un à un et à de longues distances. M. de Saint-Martin, s'échauffant peu à peu, se mit à parler en façon d'archange ; plus il parlait, plus son langage devenait ténébreux. Neveu m'avait insinué, en me serrant la main, que nous verrions des choses extraordinaires, que nous entendrions des bruits : depuis six mortelles heures, j'écoutais et je ne découvrais rien. A minuit, l'homme des visions se lève tout à coup : je crus que l'esprit des ténèbres ou l'esprit divin descendait, que les sonnettes allaient faire retentir les mystérieux corridors ; mais M. de Saint-Martin déclara qu'il était épuisé, et que nous reprendrions la conversation une autre fois ; il mit son chapeau et s'en alla. Malheureusement pour lui, il fut arrêté à la porte et forcé de rentrer par une visite inattendue : néanmoins, il ne tarda pas à disparaître. Je ne l'ai jamais revu : il courut mourir dans le jardin de M. Lenoir-Larache, mon voisin d'Aulnay.

Je suis un sujet rebelle pour le Swedenborgisme : l'abbé Furia, à un dîner chez madame de Custine, se vanta de tuer un serin en le magnétisant : le serin fut le plus fort, et l'abbé, hors de lui, fut obligé de quitter la partie, de peur d'être tué par le serin : chrétien, ma seule présence avait rendu le trépied impuissant.

Une autre fois, le célèbre Gall, toujours chez madame de Custine, dîna près de moi sans me connaître, se trompa sur mon angle facial, me prit pour une grenouille et voulut, quand il sut qui j'étais, raccommoder sa science d'une manière dont j'étais honteux pour lui. La forme de la tête peut aider à distinguer le sexe dans les individus, à indiquer ce qui appartient à la bête, aux passions animales ; quant aux facultés intellectuelles, la phrénologie en ignorera toujours. Si l'on pouvait rassembler les crânes divers des grands hommes morts depuis le commencement du monde, et qu'on les mit sous les yeux des phrénologistes sans leur dire à qui ils ont appartenu, ils n'enverraient pas un cerveau à son adresse : l'examen des bosses produirait les méprises les plus comiques.

Il me prend un remords : j'ai parlé de M. de Saint-Martin avec un peu de moquerie, je m'en repens. Cette moquerie que je repousse continuellement et qui me revient sans cesse, me met en souffrance ; car je hais l'esprit satirique comme étant l'esprit le plus petit, le plus commun et le plus facile de tous ; bien entendu que je ne fais pas ici le procès à la haute comédie. M. de Saint-Martin était, en dernier résultat, un homme d'un grand mérite, d'un caractère noble et indépendant. Quand ses idées étaient explicables, elles étaient élevées et d'une nature supérieure. Ne devrais-je pas le sacrifice des deux pages précédentes à la généreuse et beaucoup trop flatteuse déclaration de l'auteur du Portrait de M. de Saint-Martin fait par lui-même ? Je ne balancerais pas à les effacer, si ce que je dis pouvait nuire le moins du monde à la renommée grave de M. de Saint-Martin et à l'estime qui s'attachera toujours à sa mémoire. Je vois du reste avec plaisir que mes souvenirs ne m'avaient-tas trompé : M. de Saint-Martin n'a pas pu être tout à tait frappé de la même manière que moi dans le dîner dont je parle ; mais on voit que je n'avais pas inventé la scène et que le récit de M. de Saint-Martin ressemble au mien par le fond.

" Le 27 janvier 1803, dit-il, j'ai eu une entrevue avec M. de Chateaubriand dans un dîner arrangé pour cela, chez M. Neveu à l'Ecole polytechnique. J'aurais beaucoup gagné à le connaître plus tôt : c'est le seul homme de lettres honnête avec qui je me sois trouvé en présence depuis que j'existe, et encore n'ai-je joui de sa conversation que pendant le repas. Car aussitôt après parut une visite qui le rendit muet pour le reste de la séance et je ne sais quand l'occasion pourra renaître, parce que le roi de ce monde a grand soin de mettre des bâtons dans les roues de ma carriole. Au reste, de qui ai-je besoin, excepté de Dieu ? "

M. de Saint-Martin vaut mille fois mieux que moi : la dignité de sa dernière phrase écrase du poids d'une nature humaine sérieuse ma raillerie inoffensive.

J'avais aperçu M. de Saint-Lambert et madame d'Houdetot au Marais, représentant l'un et l'autre les opinions et les libertés d'autrefois soigneusement empaillées et conservées : c'était le dix-huitième siècle expiré et marié à sa manière. Il suffit de tenir bon dans la vie, pour que les illégitimités deviennent des légitimités. On se sent une estime infinie pour l'immoralité, parce qu'elle n'a pas cessé de l'être, et que le temps l'a décorée de rides. A la vérité, deux vertueux époux, qui ne sont pas époux, et qui restent unis par respect humain, souffrent un peu de leur vénérable état ; ils s'ennuient et se détestent cordialement dans toute la mauvaise humeur de l'âge : c'est la justice de Dieu.

Malheur à qui le ciel accorde de longs jours !

Il devenait difficile de comprendre quelques pages des Confessions , quand on avait vu l'objet des transports de Rousseau : madame d'Houdetot avait-elle conservé les lettres que Jean-Jacques lui écrivait, et qu'il dit avoir été plus brûlantes que celles de la Nouvelle Héloïse ? on croit qu'elle en avait fait le sacrifice à Saint-Lambert.

A près de quatre-vingts ans, madame d'Houdetot s'écriait encore, dans des vers agréables :

Et l'autour me console !

Rien ne pourra me consoler de lui.

Elle ne se couchait point qu'elle n'eût frappé trois fois à terre avec sa pantoufle, en disant à feu l'auteur des Saisons : " Bonsoir, mon ami ! " C'était là à quoi se réduisait, en 1803, la philosophie du dix-huitième siècle.

La société de madame d'Houdetot, de Diderot, de Saint-Lambert, de Rousseau, de Grimm, de madame d'Epinay, m'a rendu la vallée de Montmorency insupportable, et quoique, sous le rapport des faits, je sois bien aise qu'une relique des temps voltairiens soit tombée sous mes yeux, je ne regrette point ces temps. J'ai vu dernièrement, à Sannois, la maison qu'habitait madame d'Houdetot ; ce n'est plus qu'une coque vide, réduite aux quatre murailles. Un âtre abandonné intéresse toujours ; mais que disent des foyers où ne s'est assise ni la beauté, ni la mère de famille, ni la religion, et dont les cendres, si elles n'étaient dispersées, reporteraient seulement le souvenir vers des jours qui n'ont su que détruire ?

 

2 L14 Chapitre 2

Paris, 1838.

Voyage dans le midi de la France (1802).

Une contrefaçon du Génie du Christianisme , à Avignon, m'appela au mois d'octobre 1802 dans le midi de la France. Je ne connaissais que ma pauvre Bretagne et les provinces du Nord traversées par moi en quittant mon pays. J'allais voir le soleil de Provence, ce ciel qui devait me donner un avant-goût de l'Italie et de la Grèce, vers lesquelles mon instinct et la muse me poussaient. J'étais dans une disposition heureuse ; ma réputation me rendait la vie légère : il y a beaucoup de songes dans le premier enivrement de la renommée et les yeux se remplissent d'abord avec délices de la lumière qui se lève ; mais que cette lumière s'éteigne, elle vous laisse dans l'obscurité ; si elle dure, l'habitude de la voir vous y rend bientôt insensible.

Lyon me fit un extrême plaisir. Je retrouvai ces ouvrages des Romains, que je n'avais point aperçus depuis le jour où je lisais dans l'amphithéâtre de Trèves quelques feuilles d' Atala , tirées de mon havresac. Sur la Saône passaient d'une rive à l'autre des barques entoilées, portant la nuit une lumière ; des femmes les conduisaient ; une nautonière de dix-huit ans, qui me prit à son bord, raccommodait, à chaque coup d'aviron, un bouquet de fleurs mal attaché à son chapeau. Je fus réveillé le matin par le son des cloches. Les couvents suspendus aux coteaux semblaient avoir recouvré leurs solitaires. Le fils de M. Ballanche, propriétaire, après M. Migneret, du Génie du Christianisme , était mon hôte : il est devenu mon ami. Qui ne connaît aujourd'hui le philosophe chrétien, dont les écrits brillent de cette clarté paisible sur laquelle on se plaît à attacher les regards, comme sur le rayon d'un astre ami dans le ciel ?

Le 27 octobre, le bateau de poste qui me conduisait à Avignon, fut obligé de s'arrêter à Tain, à cause d'une tempête. Je me croyais en Amérique : le Rhône me représentait mes grandes rivières sauvages. J'étais niché dans une petite auberge, au bord des flots ; un conscrit se tenait debout dans un coin du foyer ; il avait le sac sur le dos et allait rejoindre l'armée d'Italie. J'écrivais sur le soufflet de la cheminée, en face de l'hôtelière, assise en silence devant moi, et qui, par égard pour le voyageur, empêchait le chien et le chat de faire du bruit.

Ce que j'écrivais, était un article déjà presque fait en descendant le Rhône et relatif à la Législation primitive de M. de Bonald. Je prévoyais ce qui est arrivé depuis : " La littérature française, disais-je, va changer de face ; avec la Révolution, vont naître d'autres pensées, d'autres vues des choses et des hommes. Il est aisé de prévoir que les écrivains se diviseront. Les uns s'efforceront de sortir des anciennes routes ; les autres tâcheront de suivre les antiques modèles, mais toutefois en les présentant sous un jour nouveau. Il est assez probable que les derniers finiront par l'emporter sur leurs adversaires, parce qu'en s'appuyant sur les grandes traditions et sur les grands hommes, ils auront des guides plus sûrs et des documents plus féconds. "

Les lignes qui terminent ma critique voyageuse sont de l'histoire ; mon esprit marchait dès lors avec mon siècle : " L'auteur de cet article, disais-je, ne se peut refuser à une image qui lui est fournie par la position dans laquelle il se trouve. Au moment même où il écrit ces derniers mots, il descend un des plus grands fleuves de France. Sur deux montagnes opposées s'élèvent deux tours en ruines ; au haut de ces tours sont attachées de petites cloches que les montagnards sonnent à notre passage. Ce fleuve, ces montagnes, ces sons, ces monuments gothiques, amusent un moment les yeux des spectateurs ; mais personne ne s'arrête pour aller où la cloche l'invite. Ainsi les hommes qui prêchent aujourd'hui morale et religion, donnent en vain le signal du haut de leurs ruines à ceux que le torrent du siècle entraîne ; le voyageur s'étonne de la grandeur des débris, de la douceur des bruits qui en sortent, de la majesté des souvenirs qui s'en élèvent, mais il n'interrompt point sa course, et au premier détour du fleuve, tout est oublié. "

Arrivé à Avignon la veille de la Toussaint, un enfant portant des livres m'en offrit : j'achetai du premier coup trois éditions différentes et contrefaites d'un petit roman nommé Atala . En allant de libraire en libraire, je déterrai le contrefacteur, à qui j'étais inconnu. Il me vendit les quatre volumes du Génie du Christianisme , au prix raisonnable de neuf francs l'exemplaire, et me fit un grand éloge de l'ouvrage et de l'auteur. Il habitait un bel hôtel entre cour et jardin. Je crus avoir trouvé la pie au nid : au bout de vingt-quatre heures, je m'ennuyai de suivre la fortune, et je m'arrangeai presque pour rien avec le voleur.

Je vis madame de Janson, petite femme sèche, blanche et résolue, qui, dans sa propriété, se battait avec le Rhône, échangeait des coups de fusil avec les riverains et se défendait contre les années.

Avignon me rappela mon compatriote. Du Guesclin valait bien Bonaparte, puisqu'il arracha la France à la conquête. Arrivé auprès de la ville des papes avec les aventuriers que sa gloire entraînait en Espagne, il dit au prévôt envoyé au devant de lui par le pontife : " Frère ne me celez pas : dont vient ce trésor ? l'a prins le pape en son trésor ? Et il lui répondit que non, et que le commun d'Avignon l'avoit payé chacun sa portion. Lors, dit Bertrand, Prévost, je vous promets que nous n'en aurons denier en notre vie, et voulons que cet argent cueilli soit rendu à ceux qui l'ont payé, et dites bien au pape qu'il le leur fasse rendre ; car si je savais que le contraire fust, il m'en poiseroit ; et eusse ores passé la mer, si retournerois-je par-deçà. Adonc fut Bertrand payé de l'argent du pape, et ses gens de rechief absous, et ladite absolution primière de rechief confirmée. "

Les voyages transalpins commençaient autrefois par Avignon, c'était l'entrée de l'Italie. Les géographies disent : " Le Rhône est au Roi, mais la ville d'Avignon est arrosée par une branche de la rivière de la Sorgue, qui est au pape. " Le pape est-il bien sûr de conserver longtemps la propriété du Tibre ? On visitait à Avignon le couvent des Célestins. Le bon roi René, qui diminuait les impôts quand la tramontane soufflait, avait peint dans une des salles du couvent des Célestins un squelette : c'était celui d'une femme d'une grande beauté qu'il avait aimée.

Dans l'église des Cordeliers, se trouvait le sépulcre de madonna Laura : François Ier commanda de l'ouvrir et salua les cendres immortalisées. Le vainqueur de Marignan laissa à la nouvelle tombe qu'il fit élever cette épitaphe :

En petit lieu compris vous pouvez voir

Ce qui comprend beaucoup par renommée :

..............

O gentille âme estant tant estimée,

Qui te pourra louer qu'en se taisant ?

Car la parole est tousjours réprimée,

Quand le sujet surmonte le disant.

On aura beau faire, le père des lettres , l'ami de Benvenuto Cellini, de Léonard de Vinci, du Primatice, le roi à qui nous devons la Diane, soeur de l'Apollon du Belvédère, et la Sainte Famille de Raphaël ; le chantre de Laure, l'admirateur de Pétrarque, a reçu des beaux-arts reconnaissants une vie qui ne périra point.

J'allai à Vaucluse cueillir, au bord de la fontaine, des bruyères parfumées et la première olive que portait un jeune olivier :

Chiara fontana, in quel medesmo bosco,

Sorgea d'un sasso ; ed acque fresche e dolci

Spargea soavemente mormorando.

Al bel seggio riposto, ombroso e fosco

Ne pastori appressavan, ne bifolci ;

Ma nimfe e muse a quel tenor cantando.

" Cette claire fontaine, dans ce même bocage, sort d'un rocher ; elle répand, fraîches et douces, ses ondes qui suavement murmurent. A ce beau lit de repos, ni les pasteurs, ni les troupeaux ne s'empressent ; mais la nymphe et la muse y vont chantant. "

Pétrarque a raconté comment il rencontra cette vallée : " Je m'enquérais, dit-il, d'un lieu caché où je pusse me retirer comme dans un port, quand je trouvai une petite vallée fermée, Vaucluse, bien solitaire, d'où naît la source de la Sorgue, reine de toutes les sources : je m'y établis. C'est là que j'ai composé mes poésies en langue vulgaire : vers où j'ai peint les chagrins de ma jeunesse. "

C'est aussi de Vaucluse qu'il entendait, comme on l'entendait encore lorsque j'y passais, le bruit des armes retentissant en Italie ; il s'écriait :

Italia mia.....

O diluvio raccolto

Di che deserti strani

Per inondar i nostri dolci campi !

..............

Non è questo'l terren ch' io toccai pria ?

Non è questo 'l mio nido,

Ove nudrito fui si dolcemente ?

Non è questa la patria, in ch' io mi fido,

Madre benigna e pia

Chi copre l' uno et l' altro mio parente ?

" Mon Italie !... O déluge rassemblé des déserts étrangers pour inonder nos doux champs ! N'est-ce pas là le sol que je touchai d'abord ? n'est-ce pas là le nid où je fus si doucement nourri ? n'est-ce pas là la patrie en qui je me confie, mère bénigne et pieuse qui couvre l'un et l'autre de mes parents ? "

Plus tard, l'amant de Laure invite Urbain V à se transporter à Rome : " Que répondrez-vous à saint Pierre s'écrie-t-il éloquemment, quand il vous dira : " Que se passe-t-il à Rome ? Dans quel état est mon temple, mon tombeau, mon peuple ? Vous ne répondez rien ? D'où venez-vous ? Avez-vous habité les bords du Rhône ? " Vous y naquîtes, dites-vous : et moi, n'étais-je pas né en Galilée ? "

Siècle fécond, jeune, sensible, dont l'admiration remuait les entrailles ; siècle qui obéissait à la lyre d'un grand poète, comme à la loi d'un législateur. C'est à Pétrarque que nous devons le retour du souverain pontife au Vatican ; c'est sa voix qui a fait naître Raphaël et sortir de terre le dôme de Michel-Ange.

De retour à Avignon, je cherchai le palais des papes, et l'on me montra la Glacière : la Révolution s'en est prise aux lieux célèbres ; les souvenirs du passé sont obligés de pousser au travers et de reverdir sur des ossements. Hélas ! les gémissements des victimes meurent vite après elles ; ils arrivent à peine à quelque écho qui les fait survivre un moment, quand déjà la voix dont ils s'exhalaient est éteinte. Mais tandis que le cri des douleurs expirait au bord du Rhône, on entendait dans le lointain les sons du luth de Pétrarque ; une canzone [Petit poème.] solitaire, échappée de la tombe, continuait à charmer Vaucluse d'une immortelle mélancolie et de chagrins d'amour d'autrefois.

Alain Chartier était venu de Bayeux se faire enterrer à Avignon, dans l'église de Saint-Antoine. Il avait écrit la Belle Dame sans mercy , et le baiser de Marguerite d'Ecosse l'a fait vivre.

D'Avignon je me rendis à Marseille. Que peut avoir à désirer une ville à qui Cicéron adresse ces paroles, dont le tour oratoire a été imité par Bossuet : " Je ne t'oublierai pas, Marseille, dont la vertu est à un degré si éminent que la plupart des nations te doivent céder, et que la Grèce même ne doit pas se comparer à toi. " ( Pro L. Flacco .) Tacite, dans la Vie d ' Agricola , loue aussi Marseille comme mêlant l'urbanité grecque à l'économie des provinces latines. Fille de l'Hellénie, institutrice de la Gaule, célébrée par Cicéron, emportée par César, n'est-ce pas réunir assez de gloire ? Je me hâtai de monter à Notre-Dame de la Garde , pour admirer la mer que bordent avec leurs ruines les côtes riantes de tous les pays fameux de l'antiquité. La mer, qui ne marche point, est la source de la mythologie, comme l'océan, qui se lève deux fois le jour, est l'abîme auquel a dit Jéhovah : " Tu n'iras pas plus loin. "

Cette année même, 1838, j'ai remonté sur cette cime ; j'ai revu cette mer qui m'est à présent si connue, et au bout de laquelle s'élevèrent la croix et la tombe victorieuses. Le mistral soufflait ; je suis entré dans le fort bâti par François Ier, où ne veillait plus un vétéran de l'armée d'Egypte, mais où se tenait un conscrit destiné pour Alger et perdu sous des voûtes obscures. Le silence régnait dans la chapelle restaurée, tandis que le vent mugissait au dehors. Le cantique des matelots de la Bretagne à Notre-Dame de Bon-Secours me revenait en pensée : vous savez quand et comment je vous ai déjà cité cette complainte de mes premiers jours de l'océan :

Je mets ma confiance, Vierge, en votre secours, etc.

Que d'événements il avait fallu pour me ramener aux pieds de l' Etoile des mers , à laquelle j'avais été voué dans mon enfance ! Lorsque je contemplais ces ex-voto , ces-peintures de naufrages suspendues autour de moi, je croyais lire l'histoire de mes jours. Virgile place sous les portiques de Carthage un Troyen, ému à la vue d'un tableau représentant l'incendie de Troie, et le génie du chantre d'Hamlet a profité de l'âme du chantre de Didon.

Au bas de ce rocher, couvert autrefois d'une forêt chantée par Lucain, je n'ai point reconnu Marseille : dans ses rues droites, longues et larges, je ne pouvais plus m'égarer. Le port était encombré de vaisseaux ; j'y aurais à peine trouvé, il y a trente-six ans, une nave , conduite par un descendant de Pythéas, pour me transporter en Chypre comme Joinville : au rebours des hommes, le temps rajeunit les villes. J'aimais mieux ma vieille Marseille, avec ses souvenirs des Bérenger, du duc d'Anjou, du roi René, de Guise et d'Epernon, avec les monuments de Louis XIV et les vertus de Belzunce ; les rides me plaisaient sur son front. Peut-être qu'en regrettant les années qu'elle a perdues, je ne fais que pleurer celles que j'ai trouvées. Marseille m'a reçu gracieusement, il est vrai ; mais l'émule d'Athènes est devenue trop jeune pour moi.

Si les Mémoires d'Alfieri eussent été publiés en 1803, je n'aurais pas quitté Marseille sans visiter le rocher des bains du poète. Cet homme rude est arrivé une fois au charme de la rêverie et de l'expression :

" Après le spectacle, dit-il, un de mes amusements, à Marseille, était de me baigner presque tous les soirs dans la mer ; j'avais trouvé un petit endroit fort agréable sur une langue de terre placée à droite hors du port où, en m'asseyant sur le sable, le dos appuyé contre un petit rocher, qui empêchait qu'on ne pût me voir du côté de la terre, je n'avais plus devant moi que le ciel et la mer. Entre ces deux immensités qu'embellissaient les rayons d'un soleil couchant, je passais, en rêvant, des heures délicieuses ; et là, je serais devenu poète, si j'avais su écrire dans une langue quelconque. "

Je revins par le Languedoc et la Gascogne. A Nîmes, les Arènes et la Maison-Carrée n'étaient pas encore dégagées : cette année 1838, je les ai vues dans leur exhumation. Je suis aussi allé chercher Jean Reboul. Je me défiais un peu de ces ouvriers-poètes, qui ne sont ordinairement ni poètes, ni ouvriers : réparation à M. Reboul. Je l'ai trouvé dans sa boulangerie ; je me suis adressé à lui sans savoir à qui je parlais, ne le distinguant pas de ses compagnons de Cérès. Il a pris mon nom, et m'a dit qu'il allait voir si la personne que je demandais était chez elle. Il est revenu bientôt après et s'est fait connaître : il m'a mené dans son magasin ; nous avons circulé dans un labyrinthe de sacs de farine, et nous sommes grimpés par une espèce d'échelle dans un petit réduit, comme dans la chambre haute d'un moulin à vent. Là, nous nous sommes assis et nous avons causé. J'étais heureux comme dans mon grenier à Londres, et plus heureux que dans mon fauteuil de ministre à Paris. M. Reboul a tiré d'une commode un manuscrit, et m'a lu des vers énergiques d'un poème qu'il compose sur le Dernier jour . Je l'ai félicité de sa religion et de son talent. Je me rappelais ses belles strophes à un Exilé :

Quelque chose de grand se couve dans le monde ;

Il faut, ô jeune roi, que ton âme y réponde ;

Oh ! ce n'est pas pour rien que, calmant notre deuil,

Le ciel par un mourant fit révéler ta vie ;

Que quelque temps après, de ses enfants suivie,

Aux yeux de l'univers, la nation ravie

T'éleva dans ses bras sur le bord d'un cercueil !

Il fallut me séparer de mon hôte, non sans souhaiter au poète les jardins d'Horace. J'aurais mieux aimé qu'il rêvât au bord de la cascade de Tibur, que de le voir recueillir le froment broyé par la roue au-dessous de cette cascade. Il est vrai que Sophocle était peut-être un forgeron à Athènes, et que Plaute, à Rome, annonçait Reboul à Nîmes.

Entre Nîmes et Montpellier, je passai sur ma gauche Aigues-Mortes, que j'ai visitée en 1838. Cette ville est encore toute entière avec ses tours et son enceinte : elle ressemble à un vaisseau de haut bord échoué sur le sable où l'ont laissée Saint Louis, le temps et la mer. Le saint roi avait donné des usages et statuts à la ville d'Aigues-Mortes : " Il veut que la prison soit telle, qu'elle serve non à l'extermination de la personne, mais à sa garde ; que nulle information ne soit faite pour des paroles injurieuses ; que l'adultère même ne soit recherché qu'en certains cas, et que le violateur d'une vierge, volente vé nolente , ne perde ni la vie, ni aucun de ses membres, sed alio modo puniatur . "

A Montpellier, je revis la mer, à qui j'aurais volontiers écrit comme le roi très-chrétien à la Confédération suisse : " Ma fidèle alliée et ma grande amie. " Scaliger aurait voulu faire de Montpellier le nid de sa vieillesse . Elle a reçu son nom de deux vierges saintes, Mons puellarum : de là la beauté de ses femmes. Montpellier, en tombant devant le cardinal de Richelieu, vit mourir la constitution aristocratique de la France.

De Montpellier à Narbonne, j'eus, chemin faisant, un retour à mon naturel, une attaque de mes songeries. J'aurais oublié cette attaque si, comme certains malades imaginaires, je n'avais enregistré le jour de ma crise sur un tout petit bulletin, seule note de ce temps retrouvée pour aide à ma mémoire. Ce fut cette fois un espace aride, couvert de digitales, qui me fit oublier le monde : mon regard glissait sur cette mer de tiges empourprées, et n'était arrêté au loin que par la chaîne bleuâtre du Cantal. Dans la nature, hormis le ciel, l'océan et le soleil, ce ne sont pas les immenses objets dont je suis inspiré ; ils me donnent seulement une sensation de grandeur, qui jette ma petitesse éperdue et non consolée aux pieds de Dieu. Mais une fleur que je cueille, un courant d'eau qui se dérobe parmi des joncs, un oiseau qui va s'envolant et se reposant devant moi, m'entraînent à toutes sortes de rêves. Ne vaut-il pas mieux s'attendrir sans savoir pourquoi, que de chercher dans la vie des intérêts émoussés, refroidis par leur répétition et leur multitude ? Tout est usé aujourd'hui, même le malheur.

A Narbonne, je rencontrai le canal des Deux-Mers. Corneille, chantant cet ouvrage, ajoute sa grandeur à celle de Louis XIV :

La Garonne et le Tarn en leurs grottes profondes,

Soupiraient dès longtemps pour marier leurs ondes,

Et faire ainsi couler par un heureux penchant

Les trésors de l'aurore aux rives du couchant.

Mais à des voeux si doux, à des flammes si belles

La nature, attachée à des lois éternelles,

Pour obstacle invincible opposait fièrement

Des monts et des rochers l'affreux enchaînement.

France, ton grand roi parle, et ces rochers se fendent,

La terre ouvre son sein, les plus hauts monts descendent.

Tout cède......

A Toulouse, j'aperçus du pont de la Garonne la ligne des Pyrénées ; je la devais traverser quatre ans plus tard : les horizons se succèdent comme nos jours. On me proposa de me montrer dans un caveau le corps desséché de la belle Paule : heureux ceux qui croient sans avoir vu ! Montmorenci avait été décapité dans la cour de l'Hôtel de ville : cette tête coupée était donc bien importante, puisqu'on en parle encore après tant d'autres têtes abattues ? Je ne sais si dans l'histoire des procès criminels il existe une déposition de témoin qui ait fait mieux reconnaître l'identité d'un homme : " Le feu et la fumée dont il était couvert, dit Guitaut, m'empêchèrent d'abord de le reconnoître ; mais voyant un homme qui, après avoir romptu six de nos rangs, tuait encore des soldats au septième, je jugeai que ce ne pouvoit être que M. de Montmorenci ; je le sus certainement lorsque je le vis renversé à terre sous son cheval mort. "

L'église abandonnée de Saint-Sernin me frappa par son architecture. Cette église est liée à l'histoire des Albigeois, que le poème, si bien traduit par M. Fauriel, fait revivre :

" Le vaillant jeune comte, la lumière et l'héritier de son père, la croix et le fer, entrent ensemble par l'une des portes. Ni en chambre, ni en étage, il ne reste pas une jeune fille ; les habitants de sa ville, grands et petits, regardent tous le comte comme fleur de rosier. "

C'est de l'époque de Simon de Montfort que date la perte de la langue d'Oc : " Simon, se voyant seigneur de tant de terres, les départit entre les gentilshommes, tant français qu'autres, atque loci leges dedimus ", disent les huit archevêques et évêques signataires.

J'aurais bien voulu avoir le temps de m'enquérir à Toulouse d'une de mes grandes admirations, de Cujas, écrivant couché à plat ventre, ses livres épandus autour de lui. Je ne sais si l'on a conservé le souvenir de Suzanne, sa fille, mariée deux fois. La constance n'amusait pas beaucoup Suzanne, elle en faisait peu de cas ; mais elle nourrit l'un de ses maris des infidélités dont mourut l'autre. Cujas fut protégé par la fille de François Ier, Pibrac par la fille de Henri II, deux Marguerites de ce sang des Valois, pur sang des Muses. Pibrac est célèbre par ses quatrains traduits en persan. (J'étais logé peut-être dans l'hôtel du président son père.) " Ce bon monsieur de Pibrac, dit Montaigne, avoit un esprit si gentil, les opinions si saines, les moeurs si douces ; son âme étoit si disproportionnée à notre corruption et à nos tempêtes ! " Et il a fait l'apologie de la Saint-Barthélémy.

Je courais sans pouvoir m'arrêter ; le sort me renvoyait à 1838 pour admirer en détail la cité de Raimond de Saint-Gilles, et pour parler des nouvelles connaissances que j'y ai faites ; M. de Lavergne, homme de talent, d'esprit et de raison ; mademoiselle Honorine Gasc, Malibran future. Celle-ci, en ma qualité nouvelle de serviteur de Clémence Isaure, me rappelait ces vers que Chapelle et Bachaumont écrivaient dans l'île d'Ambijoux, près de Toulouse :

Hélas ! que l'on seroit heureux

Dans ce beau lieu digne d'envie,

Si toujours aimé de Sylvie,

On pouvait, toujours amoureux,

Avec elle passer sa vie !

Puisse mademoiselle Honorine être en garde contre sa belle voix ! Les talents sont de l ' or de Toulouse : ils portent malheur.

Bordeaux était à peine débarrassé de ses échafauds et de ses lâches Girondins. Toutes les villes que je voyais avaient l'air de belles femmes relevées d'une violente maladie et qui commencent à peine à respirer. A Bordeaux, Louis XIV avait jadis fait abattre le Temple de la Tutelle, afin de bâtir le Château-Trompette : Spon et les amis de l'antiquité gémirent :

Pourquoi démolit-on ces colonnes des dieux,

Ouvrage des Césars, monument tutélaire ?

On trouvait à peine quelques restes des Arènes. Si l'on donnait un témoignage de regret à tout ce qui tombe, il faudrait trop pleurer.

Je m'embarquai pour Blaye. Je vis ce château alors ignoré, auquel, en 1833, j'adressai ces paroles : " Captive de Blaye ! je me désole de ne pouvoir rien pour vos présentes destinées ! " Je m'acheminai vers Rochefort et je me rendis à Nantes, par la Vendée.

Ce pays portait, comme un vieux guerrier, les mutilations et les cicatrices de sa valeur. Des ossements blanchis par le temps et des ruines noircies par les flammes frappaient les regards. Lorsque les Vendéens étaient près d'attaquer l'ennemi, ils s'agenouillaient et recevaient la bénédiction d'un prêtre : la prière prononcée sous les armes n'était point réputée faiblesse, car le Vendéen qui élevait son épée vers le ciel, demandait la victoire et non la vie.

La diligence dans laquelle je me trouvais enterré était remplie de voyageurs qui racontaient les viols et les meurtres dont ils avaient glorifié leur vie dans les guerres vendéennes. Le coeur me palpita, lorsqu'ayant traversé la Loire à Nantes, j'entrai en Bretagne. Je passai le long des murs de ce collège de Rennes qui vit les dernières années de mon enfance. Je ne pus rester que vingt-quatre heures auprès de ma femme et de mes soeurs, et je regagnai Paris.

 

2 L14 Chapitre 3

Paris, 1838.

Années de ma vie, 1802 et 1803. - M. de Laharpe : sa mort.

J'arrivai pour voir mourir un homme qui appartenait à ces noms supérieurs au second rang dans le dix-huitième siècle et qui, formant une arrière-ligne solide dans la société, donnaient à cette société de l'ampleur et de la consistance.

J'avais connu M. de Laharpe en 1789 : comme Flins, il s'était pris d'une belle passion pour ma soeur, madame la comtesse de Farcy. Il arrivait avec trois gros volumes de ses oeuvres sous ses petits bras, tout étonné que sa gloire ne triomphât pas des coeurs les plus rebelles. Le verbe haut, la mine animée, il tonnait contre les abus, faisant faire une omelette chez les ministres où il ne trouvait pas le dîner bon, mangeant avec ses doigts, traînant dans les plats ses manchettes, disant des grossièretés philosophiques aux plus grands seigneurs qui raffolaient de ses insolences ; mais, somme toute, esprit droit, éclairé, impartial au milieu de ses passions, capable de sentir le talent, de l'admirer, de pleurer à de beaux vers ou à une belle action, et ayant un de ces fonds propres à porter le repentir. Il n'a pas manqué sa fin : je le vis mourir chrétien courageux, le goût agrandi par la religion, n'ayant conservé d'orgueil que contre l'impiété, et de haine que contre la langue révolutionnaire .

A mon retour de l'émigration, la religion avait rendu M. de Laharpe favorable à mes ouvrages : la maladie dont il était attaqué ne l'empêchait pas de travailler ; il me récitait des passages d'un poème qu'il composait sur la Révolution ; on y remarquait quelques vers énergiques contre les crimes du temps et contre les honnêtes gens qui les avaient soufferts :

Mais s'ils ont tout osé, vous avez tout permis :

Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est infâme.

Oubliant qu'il était malade, coiffé d'un bonnet blanc, vêtu d'un spencer ouaté, il déclamait à tue-tête ; puis laissant échapper son cahier, il disait d'une voix qu'on entendait à peine : " Je n'en puis plus : je sens une griffe de fer dans le côté. " Et si, malheureusement, une servante venait à passer, il reprenait sa voix de Stentor et mugissait : " Allez vous-en ! Allez vous-en ! Fermez la porte ! " Je lui disais un jour : " Vous vivrez pour l'avantage de la religion. - Ah ! oui ", me répondit-il, " ce serait bien à Dieu ; mais il ne le veut pas, et je mourrai ces jours-ci. " Retombant dans son fauteuil et enfonçant son bonnet sur ses oreilles, il expiait son orgueil par sa résignation et son humilité.

Dans un dîner chez Migneret, je l'avais entendu parler de lui-même avec la plus grande modestie, déclarant qu'il n'avait rien fait de supérieur, mais qu'il croyait que l'art et la langue n'avaient point dégénéré entre ses mains.

M. de Laharpe quitta ce monde le 11 février 1803 : l'auteur des Saisons mourait presqu'en même temps au milieu de toutes les consolations de la philosophie, comme M. de Laharpe au milieu de toutes les consolations de la religion ; l'un visité des hommes, l'autre visité de Dieu.

M. de Laharpe fut enterré le 12 février 1803, au cimetière de la barrière de Vaugirard. Le cercueil ayant été déposé au bord de la fosse, sur le petit monceau de terre qui le devait bientôt recouvrir, M. de Fontanes prononça un discours. La scène était lugubre : les tourbillons de neige tombaient du ciel et blanchissaient le drap mortuaire que le vent soulevait, pour laisser passer les dernières paroles de l'amitié à l'oreille de la mort. Le cimetière a été détruit et M. de Laharpe exhumé : il n'existait presque plus rien de ses cendres chétives. Marié sous le Directoire, M. de Laharpe n'avait pas été heureux avec sa belle femme ; elle l'avait pris en horreur en le voyant, et ne voulut jamais lui accorder aucun droit.

Au reste, M. de Laharpe avait, ainsi que toute chose, diminué auprès de la Révolution qui grandissait toujours : les renommées se hâtaient de se retirer devant le représentant de cette Révolution, comme les périls perdaient leur puissance devant lui.

 

2 L14 Chapitre 4

Paris, 1838.

Années de ma vie, 1802 et 1803. - Entrevue avec Bonaparte.

Tandis que nous étions occupés du vivre et du mourir vulgaires, la marche gigantesque du monde s'accomplissait ; l'Homme du temps prenait le haut bout dans la race humaine. Au milieu des remuements immenses, précurseurs du déplacement universel, j'étais débarqué à Calais pour concourir à l'action générale, dans la mesure assignée à chaque soldat. J'arrivai, la première année du siècle, au camp où Bonaparte battait le rappel des destinées : il devint bientôt premier consul à vie.

Après l'adoption du Concordat par le Corps législatif en 1802, Lucien, ministre de l'intérieur, donna une fête à son frère ; j'y fus invité, comme ayant rallié les forces chrétiennes et les ayant ramenées à la charge. J'étais dans la galerie, lorsque Napoléon entra : il me frappa agréablement ; je ne l'avais jamais aperçu que de loin. Son sourire était caressant et beau ; son oeil admirable, surtout par la manière dont il était placé sous son front et encadré dans ses sourcils. Il n'avait encore aucune charlatanerie dans le regard, rien de théâtral et d'affecté. Le Génie du Christianisme , qui faisait en ce moment beaucoup de bruit, avait agi sur Napoléon. Une imagination prodigieuse animait ce politique si froid : il n'eût pas été ce qu'il était, si la muse n'eût été là ; la raison accomplissait les idées du poète. Tous ces hommes à grande vie sont toujours un composé de deux natures, car il les faut capables d'inspiration et d'action : l'une enfante le projet, l'autre l'accomplit.

Bonaparte m'aperçut et me reconnut, j'ignore à quoi. Quand il se dirigea vers ma personne, on ne savait qui il cherchait ; les rangs s'ouvraient successivement ; chacun espérait que le consul s'arrêterait à lui ; il avait l'air d'éprouver une certaine impatience de ces méprises. Je m'enfonçais derrière mes voisins ; Bonaparte éleva tout à coup la voix et me dit : " Monsieur de Chateaubriand ! " Je restai seul alors en avant, car la foule se retira et bientôt se reforma en cercle autour des interlocuteurs. Bonaparte m'aborda avec simplicité : sans me faire de compliments, sans questions oiseuses, sans préambule, il me parla sur-le-champ de l'Egypte et des Arabes, comme si j'eusse été de son intimité et comme s'il n'eût fait que continuer une conversation déjà commencée entre nous. " J'étais toujours frappé " me dit-il, " quand je voyais les cheiks tomber à genoux au milieu du désert, se tourner vers l'Orient et toucher le sable de leur front. Qu'était-ce que cette chose inconnue qu'ils adoraient vers l'orient ? "

Bonaparte s'interrompit, et passant sans transition à une autre idée : " Le christianisme ? Les idéologues n'ont-ils pas voulu en faire un système d'astronomie ? Quand cela serait, croient-ils me persuader que le christianisme est petit ? Si le christianisme est l'allégorie du mouvement des sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont beau faire, malgré eux ils ont encore laissé assez de grandeur à l' infâme . "

Bonaparte incontinent s'éloigna. Comme à Job, dans ma nuit, " un esprit est passé devant moi ; les poils de ma chair se sont hérissés ; il s'est tenu là : je ne connais point son visage et j'ai entendu sa voix comme un petit souffle ".

Mes jours n'ont été qu'une suite de visions ; l'enfer et le ciel se sont continuellement ouverts sous mes pas ou sur ma tête, sans que j'aie eu le temps de sonder leurs ténèbres ou leurs lumières. J'ai rencontré une seule fois sur le rivage des deux mondes l'homme du dernier siècle et l'homme du nouveau, Washington et Napoléon. Je m'entretins un moment avec l'un et l'autre ; tous deux me renvoyèrent à la solitude, le premier par un souhait bienveillant, le second par un crime.

Je remarquai qu'en circulant dans la foule Bonaparte me jetait des regards plus profonds que ceux qu'il avait arrêtés sur moi en me parlant. Je le suivais aussi des yeux :

Chi è quel grande, che non par che curi L'incendio ?

" Quel est ce grand qui n'a cure de l'incendie ? " (Dante.)

 

2 L14 Chapitre 5

Paris, 1837.

Année de ma vie, 1803. - Je suis nommé premier secrétaire d'ambassade à Rome.

A la suite de cette entrevue, Bonaparte pensa à moi pour Rome : il avait jugé d'un coup d'oeil où et comment je lui pouvais être utile. Peu lui importait que je n'eusse pas été dans les affaires, que j'ignorasse jusqu'au premier mot de la diplomatie pratique ; il croyait que tel esprit sait toujours, et qu'il n'a pas besoin d'apprentissage. C'était un grand découvreur d'hommes ; mais il voulait qu'ils n'eussent de talent que pour lui, à condition encore qu'on parlât peu de ce talent ; jaloux de toute renommée, il la regardait comme une usurpation sur la sienne : il ne devait y avoir que Napoléon dans l'univers.

Fontanes et madame Bacciocchi me parlèrent de la satisfaction que le Consul avait eue de ma conversation : je n'avais pas ouvert la bouche ; cela voulait dire que Bonaparte était content de lui. Ils me pressèrent de profiter de la fortune. L'idée d'être quelque chose ne m'était jamais venue ; je refusai net. Alors, on fit parler une autorité à laquelle il m'était difficile de résister.

L'abbé Emery, supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, vint me conjurer, au nom du clergé, d'accepter, pour le bien de la religion, la place de premier secrétaire de l'ambassade que Bonaparte destinait à son oncle, le cardinal Fesch. Il me faisait entendre que l'intelligence du cardinal n'étant pas très remarquable, je me trouverais bientôt le maître des affaires. Un hasard singulier m'avait mis en rapport avec l'abbé Emery : j'avais passé aux Etats-Unis avec l'abbé Nagot et divers séminaristes, vous le savez. Ce souvenir de mon obscurité, de ma jeunesse, de ma vie de voyageur, qui se réfléchissait dans ma vie publique, me prenait par l'imagination et le coeur. L'abbé Emery, estimé de Bonaparte, était fin par sa nature, par sa robe et par la Révolution ; mais cette triple finesse ne lui servait qu'au profit de son vrai mérite ; ambitieux seulement de faire le bien, il n'agissait que dans le cercle de la plus grande prospérité d'un séminaire. Circonspect dans ses actions et dans ses paroles, il eût été superflu de violenter l'abbé Emery, car il tenait toujours sa vie à votre disposition, en échange de sa volonté qu'il ne cédait jamais : sa force était de vous attendre, assis sur sa tombe.

Il échoua dans sa première tentative ; il revint à la charge, et sa patience me détermina. J'acceptai la place qu'il avait mission de me proposer, sans être le moins du monde convaincu de mon utilité au poste où l'on m'appelait : je ne vaux rien du tout en seconde ligne. J'aurais peut-être encore reculé, si l'idée de madame de Beaumont n'était venue mettre un terme à mes scrupules. La fille de M. de Montmorin se mourait ; le climat de l'Italie lui serait, disait-on, favorable ; moi allant à Rome, elle se résoudrait à passer les Alpes : je me sacrifiai à l'espoir de la sauver. Madame de Chateaubriand se prépara à me venir rejoindre. M. Joubert parlait de l'accompagner, et madame de Beaumont partit pour le Mont-d'Or, afin d'achever ensuite sa guérison au bord du Tibre.

M. de Talleyrand occupait le ministère des relations extérieures ; il m'expédia ma nomination. Je dînai chez lui : il est demeuré tel dans mon esprit qu'il s'y plaça au premier moment. Au reste, ses belles façons faisaient contraste avec celles des marauds de son entourage ; ses roueries avaient une importance inconcevable : aux yeux d'un brutal guêpier, la corruption des moeurs semblait génie, la légèreté d'esprit profondeur. La Révolution était trop modeste ; elle n'appréciait pas assez sa supériorité : ce n'est pas même chose d'être au-dessus ou au-dessous des crimes.

Je vis les ecclésiastiques attachés au cardinal ; je distinguai le joyeux abbé de Bonnevie : jadis aumônier à l'armée des Princes, il s'était trouvé à la retraite de Verdun ; il avait aussi été grand vicaire de l'évêque de Châlons, M. de Clermont-Tonnerre, qui s'embarqua derrière nous pour réclamer une pension du Saint-Siège, en qualité de Chiaramonte . Mes préparatifs achevés, je me mis en route : je devais devancer à Rome l'oncle de Napoléon.

 

2 L14 Chapitre 6

Paris, 1838.

Année de ma vie, 1803. - Voyage de Paris aux Alpes de Savoie.

A Lyon, je revis mon ami M. Ballanche. Je fus témoin de la Fête-Dieu renaissante : je croyais avoir quelque part à ces bouquets de fleurs, à cette joie du ciel que j'avais rappelée sur la terre.

Je continuai ma route ; un accueil cordial me suivait : mon nom se mêlait au rétablissement des autels. Le plaisir le plus vif que j'aie éprouvé, c'est de m'être senti honoré en France et chez l'étranger des marques d'un intérêt sérieux. Il m'est arrivé quelquefois, tandis que je me reposais dans une auberge de village, de voir entrer un père et une mère avec leur fils : ils m'amenaient, me disaient-ils, leur enfant pour me remercier. Etait-ce l'amour-propre qui me donnait alors ce plaisir dont je parle ? Qu'importait à ma vanité que d'obscurs et honnêtes gens me témoignassent leur satisfaction sur un grand chemin, dans un lieu où personne ne les entendait ? Ce qui me touchait, du moins j'ose le croire, c'était d'avoir produit un peu de bien, consolé quelques affligés, fait renaître au fond des entrailles d'une mère l'espérance d'élever un fils chrétien, c'est-à-dire un fils soumis, respectueux, attaché à ses parents. Aurais-je goûté cette joie pure si j'eusse écrit un livre dont les moeurs et la religion auraient eu à gémir ?

La route est assez triste en sortant de Lyon : depuis la Tour-du-Pin jusqu'à Pont-de-Beauvoisin, elle est fraîche et bocagère.

A Chambéry, où l'âme chevaleresque de Bayard se montra si belle, un homme fut accueilli par une femme, et pour prix de l'hospitalité qu'il en reçut, il se crut philosophiquement obligé de la déshonorer. Tel est le danger des lettres ; le désir de faire du bruit l'emporte sur les sentiments généreux : si Rousseau ne fût jamais devenu écrivain célèbre, il aurait enseveli dans les vallées de la Savoie les faiblesses de la femme qui l'avait nourri ; il se serait sacrifié aux défauts mêmes de son amie ; il l'aurait soulagée dans ses vieux ans, au lieu de se contenter de lui donner une tabatière et de s'enfuir. Ah ! que la voix de l'amitié trahie ne s'élève jamais contre notre tombeau !

Après avoir passé Chambéry, se présente le cours de l'Isère. On rencontre partout dans les vallées des croix sur les chemins et des madones dans le tronc des pins. Les petites églises, environnées d'arbres, font un contraste touchant avec les grandes montagnes. Quand les tourbillons de l'hiver descendent de ces sommets chargés de glaces, le Savoyard se met à l'abri dans son temple champêtre et prie.

Les vallées où l'on entre au-dessus de Montmélian sont bordées par des monts de diverses formes, tantôt demi-nus, tantôt habillés de forêts.

Aiguebelle semble clore les Alpes ; mais en tournant un rocher isolé tombé dans le chemin, vous apercevez de nouvelles vallées attachées au cours de l'Arche.

Les monts des deux côtés se dressent ; leurs flancs deviennent perpendiculaires ; leurs sommets stériles commencent à présenter quelques glaciers : des torrents se précipitent et vont grossir l'Arche qui court follement. Au milieu de ce tumulte des eaux, on remarque une cascade légère qui tombe avec une grâce infinie sous un rideau de saules.

Ayant passé Saint-Jean-de-Maurienne et arrivé vers le coucher du soleil à Saint-Michel, je ne trouvai pas de chevaux : obligé de m'arrêter, j'allai me promener hors du village. L'air devint transparent à la crête des monts ; leur dentelure se traçait avec une netteté extraordinaire tandis qu'une grande nuit sortant de leur pied s'élevait vers leur cime. La voix du rossignol était en bas, le cri de l'aigle en haut ; l'alisier fleuri dans la vallée, la blanche neige sur la montagne. Un château, ouvrage des Carthaginois, selon la tradition populaire, se montrait sur le redan taillé à pic. Là, s'était incorporée au rocher la haine d'un homme, plus puissante que tous les obstacles. La vengeance de l'espèce humaine pesait sur un peuple libre, qui ne pouvait bâtir sa grandeur qu'avec l'esclavage et le sang du reste du monde.

Je partis à la pointe du jour et j'arrivai, vers les deux heures après midi, à Lans-le-Bourg, au pied du Mont Cenis. En entrant dans le village, je vis un paysan qui tenait un aiglon par les pieds ; une troupe impitoyable frappait le jeune roi, insultait à la faiblesse de l'âge et à la majesté tombée ; le père et la mère du noble orphelin avaient été tués : on me proposa de me le vendre ; il mourut des mauvais traitements qu'on lui avait fait subir avant que je le pusse délivrer. Je me souvenais alors du pauvre petit Louis XVII ; je pense aujourd'hui à Henri V : quelle rapidité de chute et de malheur !

Ici, l'on commence à gravir le Mont Cenis et on quitte la petite rivière d'Arche, qui vous conduit au pied de la montagne. De l'autre côté du Mont Cenis, la Doria vous ouvre l'entrée de l'Italie. Les fleuves sont non seulement des grands chemins qui marchent , comme les appelle Pascal, mais ils tracent encore le chemin aux hommes.

Quand je me vis pour la première fois au sommet des Alpes, une étrange émotion me saisit ; j'étais comme cette alouette qui traversait, en même temps que moi le plateau glacé, et qui, après avoir chanté sa petite chanson de la plaine, s'abattait parmi des neiges, au lieu de descendre sur des moissons. Les stances que m'inspirèrent ces montagnes en 1822, retracent assez bien les sentiments qui m'agitaient aux mêmes lieux en 1803 :

Alpes, vous n'avez point subi mes destinées !

Le temps ne vous peut rien ;

Vos fronts légèrement ont porté les années

Qui pèsent sur le mien.

Pour la première fois, quand, rempli d'espérance,

Je franchis vos remparts,

Ainsi que l'horizon, un avenir immense

S'ouvrait à mes regards.

L'Italie à mes pieds, et devant moi le monde !

Ce monde, y ai-je réellement pénétré ? Christophe Colomb eut une apparition qui lui montra la terre de ses songes, avant qu'il l'eût découverte ; Vasco de Gama rencontra sur son chemin le géant des tempêtes : lequel de ces deux grands hommes m'a prédit mon avenir ? Ce que j'aurais aimé avant tout eût été une vie glorieuse par un résultat éclatant, et obscure par sa destinée. Savez-vous quelles sont les premières cendres européennes qui reposent en Amérique ? Ce sont celles de Biorn le Scandinave : il mourut en abordant à Vinland, et fut enterré par ses compagnons sur un promontoire. Qui sait cela ? Qui connaît celui dont la voile devança le vaisseau du pilote génois au Nouveau-Monde ? Biorn dort sur la pointe d'un cap ignoré, et depuis mille ans son nom ne nous est transmis que par les sagas des poètes, dans une langue que l'on ne parle plus.

 

2 L14 Chapitre 7

Du Mont Cenis à Rome. - Milan et Rome.

J'avais commencé mes courses dans le sens contraire des autres voyageurs : les vieilles forêts de l'Amérique s'étaient offertes à moi avant les vieilles cités de l'Europe. Je tombais au milieu de celles-ci au moment où elles se rajeunissaient et mouraient à la fois dans une révolution nouvelle. Milan était occupé par nos troupes ; on achevait d'abattre le château, témoin des guerres du moyen âge.

L'armée française s'établissait, comme une colonie militaire, dans les plaines de la Lombardie. Gardés çà et là par leurs camarades en sentinelle, ces étrangers de la Gaule, coiffés d'un bonnet de police, portant un sabre en guise de faucille par-dessus leur veste ronde, avaient l'air de moissonneurs empressés et joyeux. Ils remuaient des pierres, roulaient des canons, conduisaient des chariots, élevaient des hangars et des huttes de feuillage. Des chevaux sautaient, caracolaient, se cabraient dans la foule comme des chiens qui caressent leurs maîtres. Des Italiennes vendaient des fruits sur leurs éventaires au marché de cette foire armée : nos soldats leur faisaient présent de leurs pipes et de leurs briquets, en leur disant comme les anciens barbares, leurs pères, à leurs bien-aimées : " Moi, Fotrad, fils d'Eupert, de la race des Franks, je te donne à toi, Helgine, mon épouse chérie, en honneur de ta beauté ( in honore pulchritudinis tuae ), mon habitation dans le quartier des Pins. "

Nous sommes de singuliers ennemis : on nous trouve d'abord un peu insolents, un peu trop gais, trop remuants ; nous n'avons pas plus tôt tourné les talons qu'on nous regrette. Vif, spirituel, intelligent, le soldat français se mêle aux occupations de l'habitant chez lequel il est logé ; il tire de l'eau au puits, comme Moïse pour les filles de Madian, chasse les pasteurs, mène les agneaux au lavoir, fend le bois, fait le feu, veille à la marmite, porte l'enfant dans ses bras ou l'endort dans son berceau. Sa bonne humeur et son activité communiquent la vie à tout ; on s'accoutume à le regarder comme un conscrit de la famille. Le tambour bat-il ? le garnisaire court à son mousquet, laisse les filles de son hôte pleurant sur la porte, et quitte la chaumière, à laquelle il ne pensera plus avant qu'il soit entré aux Invalides.

A mon passage à Milan, un grand peuple réveillé ouvrait un moment les yeux. L'Italie sortait de son sommeil, et se souvenait de son génie comme d'un rêve divin : utile à notre propre renaissance, elle apportait dans la mesquinerie de notre pauvreté la grandeur de la nature transalpine, nourrie qu'elle était, cette Ausonie, aux chefs-d'oeuvre des arts et dans les hautes réminiscences d'une patrie fameuse. L'Autriche est venue ; elle a remis son manteau de plomb sur les Italiens ; elle les a forcés à regagner leur cercueil. Rome est rentrée dans ses ruines, Venise dans sa mer. Venise s'est affaissée en embellissant le ciel de son dernier sourire ; elle s'est couchée charmante dans ses flots, comme un astre qui ne doit plus se lever.

Le général Murat commandait à Milan. J'avais pour lui une lettre de madame Bacciocchi. Je passai la journée avec les aides-de-camp : ils n'étaient pas aussi pauvres que mes camarades devant Thionville. La politesse française reparaissait sous les armes ; elle tenait à prouver qu'elle était toujours du temps de Lautrec.

Je dînai en grand gala, le 23 juin, chez M. de Melzi, à l'occasion du baptême de l'enfant du général Murat.

M. de Melzi avait connu mon frère ; les manières du vice-président de la république cisalpine étaient belles ; sa maison ressemblait à celle d'un prince qui l'aurait toujours été : il me traita poliment et froidement ; il me trouva tout juste dans des dispositions pareilles aux siennes.

J'arrivai à ma destination le 27 juin au soir, avant-veille de la Saint-Pierre : le prince des Apôtres m'attendait, comme mon indigent patron me reçut depuis à Jérusalem ! J'avais suivi la route de Florence, de Sienne et de Radicofani. Je m'empressai d'aller rendre ma visite à M. Cacault, auquel le cardinal Fesch succédait, tandis que je remplaçais M. Artaud.

Le 28 juin, je courus tout le jour : je jetai un premier regard sur le Colysée, le Panthéon, la colonne Trajane et le château Saint-Ange. Le soir, M. Artaud me mena à un bal dans une maison aux environs de la place Saint-Pierre. On apercevait la girandole de feu de la coupole de Michel-Ange, entre les tourbillons des valses qui roulaient devant les fenêtres ouvertes ; les fusées du feu d'artifice du môle d'Adrien s'épanouissaient à Saint-Onuphre, sur le tombeau du Tasse : le silence, l'abandon et la nuit étaient dans la campagne romaine.

Le lendemain, j'assistai à l'office de la Saint-Pierre. Pie VII, pâle, triste et religieux, était le vrai pontife des tribulations. Deux jours après, je fus présenté à Sa Sainteté : elle me fit asseoir auprès d'elle. Un volume du Génie du Christianisme était obligeamment ouvert sur sa table. Le cardinal Consalvi, souple et ferme, d'une résistance douce et polie, était l'ancienne politique romaine vivante, moins la foi du temps et plus la tolérance du siècle.

En parcourant le Vatican, je m'arrêtai à contempler ces escaliers où l'on peut monter à dos de mulet, ces galeries ascendantes repliées les unes sur les autres, ornées de chefs-d'oeuvre, le long desquelles les papes d'autrefois passaient avec toute leur pompe, ces Loges que tant d'artistes immortels ont décorées, tant d'hommes illustres admirées, Pétrarque, Tasse, Arioste, Montaigne, Milton, Montesquieu, et puis des reines et des rois, ou puissants ou tombés, enfin un peuple de pèlerins venu des quatre parties de la terre : tout cela maintenant immobile et silencieux ; théâtre dont les gradins abandonnés, ouverts devant la solitude, sont à peine visités par un rayon de soleil.

On m'avait recommandé de me promener au clair de la lune : du haut de la Trinité-du-Mont, les édifices lointains paraissaient comme les ébauches d'un peintre ou comme des côtes enfumées vues de la mer, du bord d'un vaisseau. L'astre de la nuit, ce globe que l'on suppose un monde fini, promenait ses pâles déserts au-dessus des déserts de Rome ; il éclairait des rues sans habitants, des enclos, des places, des jardins où il ne passe personne, des monastères où l'on n'entend plus la voix des cénobites, des cloîtres aussi muets et aussi dépeuplés que les portiques du Colysée.

Qu'arriva-t-il, il y a dix-huit siècles, à pareille heure et aux mêmes lieux ? Quels hommes ont ici traversé l'ombre de ces obélisques, après que cette ombre eut cessé de tomber sur les sables d'Egypte ? Non seulement l'ancienne Italie n'est plus, mais l'Italie du moyen âge a disparu. Toutefois, la trace de ces deux Italies est encore marquée dans la Ville éternelle : si la Rome moderne montre son Saint-Pierre et ses chefs-d'oeuvre, la Rome ancienne lui oppose son Panthéon et ses débris ; si l'une fait descendre du Capitole ses consuls, l'autre amène du Vatican ses pontifes. Le Tibre sépare les deux gloires : assises dans la même poussière, Rome païenne s'enfonce de plus en plus dans ses tombeaux, et Rome chrétienne redescend peu à peu dans ses catacombes.

 

2 L14 Chapitre 8

Palais du cardinal Fesch. - Mes occupations.

Le cardinal Fesch avait loué, assez près du Tibre, le palais Lancelotti : j'y ai vu depuis, en 1827, la princesse Lancelotti. On me donna le plus haut étage du palais : en y entrant, une si grande quantité de puces me sautèrent aux jambes, que mon pantalon blanc en était tout noir. L'abbé de Bonnevie et moi, nous fîmes, le mieux que nous pûmes, laver notre demeure. Je me croyais retourné à mes chenils de New-Road : ce souvenir de ma pauvreté ne me déplaisait pas. Etabli dans ce cabinet diplomatique, je commençai à délivrer des passeports et à m'occuper de fonctions aussi importantes. Mon écriture était un obstacle à mes talents, et le cardinal Fesch haussait les épaules quand il apercevait ma signature Je n'avais presque rien à faire dans ma chambre aérienne qu'à regarder par dessus les toits, dans une maison voisine, des blanchisseuses qui me faisaient des signes ; une cantatrice future, instruisant sa voix, me poursuivait de son solfège éternel ; heureux quand il passait quelque enterrement pour me désennuyer ! Du haut de ma fenêtre, je vis dans l'abîme de la rue le convoi d'une jeune mère. On la portait, le visage découvert, entre deux rangs de pèlerins blancs ; son nouveau-né mort aussi et couronné de fleurs, était couché à ses pieds.

Il m'échappa une grande faute : ne doutant de rien, je crus devoir rendre visite aux personnes notables, j'allai, sans façon, offrir l'hommage de mon respect au roi abdicataire de Sardaigne. Un horrible cancan sortit de cette démarche insolite ; tous les diplomates se boutonnèrent. " Il est perdu ! il est perdu ! " répétaient les caudataires et les attachés, avec la joie que l'on éprouve charitablement aux mésaventures d'un homme, quel qu'il soit. Pas une buse diplomatique qui ne se crût supérieure à moi de toute la hauteur de sa bêtise. On espérait bien que j'allais tomber, quoique je ne fusse rien et que je ne comptasse pour rien : n'importe, c'était quelqu'un qui tombait, cela fait toujours plaisir. Dans ma simplicité, je ne me doutais pas de mon crime, et, comme depuis, je n'aurais pas donné d'une place quelconque un fétu. Les rois, auxquels on croyait que j'attachais une importance si grande, n'avaient à mes yeux que celle du malheur. On écrivit de Rome à Paris mes effroyables sottises : heureusement, j'avais affaire à Bonaparte ; ce qui devait me noyer me sauva.

Toutefois si de prime-abord et de plein saut devenir premier secrétaire d'ambassade sous un prince de l'Eglise oncle de Napoléon, paraissait être quelque chose, c'était néanmoins comme si j'eusse été expéditionnaire dans une préfecture. Dans les démêlés qui se préparaient j'aurais pu trouver à m'occuper, mais on ne m'initiait à aucun mystère. Je me pliais parfaitement au contentieux de chancellerie ; mais à quoi bon perdre mon temps dans des détails à la portée de tous les commis ?

Après mes longues promenades et mes fréquentations du Tibre, je ne rencontrais en rentrant, pour m'occuper, que les parcimonieuses tracasseries du cardinal, les rodomontades gentilhommières de l'évêque de Châlons, et les incroyables menteries du futur évêque de Maroc. L'abbé Guillon, profitant d'une ressemblance de noms qui sonnaient à l'oreille de la même manière que le sien, prétendait, après s'être échappé miraculeusement du massacre des Carmes, avoir donné l'absolution à madame de Lamballe, à la Force. Il se vantait d'être l'auteur du discours de Robespierre à l'Etre-Suprême. Je pariai, un jour, lui faire dire qu'il était allé en Russie : il n'en convint pas tout à fait, mais il avoua avec modestie qu'il avait passé quelques mois à Saint-Pétersbourg.

M. de La Maisonfort, homme d'esprit qui se cachait, eut recours à moi, et bientôt M. Bertin l'aîné, propriétaire des Débats , m'assista de son amitié dans une circonstance douloureuse. Exilé à l'île d'Elbe, par l'homme qui, revenant à son tour de l'île d'Elbe, le poussa à Gand, M. Bertin avait obtenu, en 1803, du républicain M. Briot que j'ai connu, la permission d'achever son ban en Italie. C'est avec lui que je visitai les ruines de Rome et que je vis mourir madame de Beaumont ; deux choses qui ont lié sa vie à la mienne. Critique plein de goût, il m'a donné, ainsi que son frère, d'excellents conseils pour mes ouvrages. Il eût montré un vrai talent de parole, s'il avait été appelé à la tribune. Longtemps légitimiste, ayant subi l'épreuve de la prison au Temple, et celle de la déportation à l'île d'Elbe, ses principes sont, au fond, demeurés les mêmes. Je resterai fidèle au compagnon de mes mauvais jours ; toutes les opinions politiques de la terre seraient trop payées par le sacrifice d'une heure d'une sincère amitié : il suffit que je reste invariable dans mes opinions, comme je reste attaché à mes souvenirs.

Vers le milieu de mon séjour à Rome, la princesse Borghèse arriva : j'étais chargé de lui remettre des souliers de Paris. Je lui fus présenté ; elle fit sa toilette devant moi : la jeune et jolie chaussure qu'elle mit à ses pieds ne devait fouler qu'un instant cette vieille terre.

Un malheur me vint enfin occuper : c'est une ressource sur laquelle on peut toujours compter.

 

2 L15 Livre quinzième

1. Année de ma vie, 1803. - Manuscrit de madame de Beaumont. - Lettres de madame de Caud. - 2. Arrivée de madame de Beaumont à Rome. - Lettres de ma soeur. - 3. Lettre de madame de Krüdner. - 4. Mort de madame de Beaumont. - 5. Funérailles. - 6. Année de ma vie, 1803. - Lettres de M. Chênedollé, de M. de Fontanes, de M. Necker et de madame de Staël. - 7. Années de ma vie, 1803 et 1804. - Première idée de mes Mémoires . - Je suis nommé ministre de France dans le Valais. - Départ de Rome.

 

2 L15 Chapitre 1

Paris, 1838.

Revu le 22 février 1845.

Année de ma vie, 1803. - Manuscrit de madame de Beaumont. - Lettres de madame de Caud.

Quand je partis de France, nous étions bien aveuglés sur madame de Beaumont : elle pleura beaucoup, et son testament a prouvé qu'elle se croyait condamnée. Cependant ses amis, sans se communiquer leur crainte, cherchaient à se rassurer ; ils croyaient aux miracles des eaux, achevés ensuite par le soleil de l'Italie ; ils se quittèrent et prirent des routes diverses : le rendez-vous était Rome.

Des fragments écrits à Paris , au Mont-d'Or , à Rome , par madame de Beaumont, et trouvés dans ses papiers montrent quel était l'état de son âme.

" Paris.

" Depuis plusieurs années, ma santé dépérit d'une manière sensible. Des symptômes que je croyais le signal du départ, sont survenus sans que je sois encore prête à partir. Les illusions redoublent avec les progrès de la maladie. J'ai vu beaucoup d'exemples de cette singulière faiblesse, et je m'aperçois qu'ils ne me serviront de rien. Déjà je me laisse aller à faire des remèdes aussi ennuyeux qu'insignifiants, et, sans doute, je n'aurai pas plus de force pour me garantir des remèdes cruels dont on ne manque pas de martyriser ceux qui doivent mourir de la poitrine. Comme les autres, je me livrerai à l'espérance ; à l'espérance ! puis-je donc désirer de vivre ? Ma vie passée a été une suite de malheurs, ma vie actuelle est pleine d'agitations et de troubles ; le repos de l'âme m'a fui pour jamais. Ma mort serait un chagrin momentané pour quelques-uns, un bien pour d'autres, et pour moi le plus grand des biens.

" Ce 21 floréal, 10 mai, anniversaire de la mort de ma mère et de mon frère :

Je péris la dernière et la plus misérable !

" Oh ! pourquoi n'ai-je pas le courage de mourir ? Cette maladie, que j'avais presque la faiblesse de craindre, s'est arrêtée, et peut-être suis-je condamnée à vivre longtemps : il me semble cependant que je mourrais avec joie :

Mes jours ne valent pas qu'il m'en coûte un soupir.

" Personne n'a plus que moi à se plaindre de la nature : en me refusant tout, elle m'a donné le sentiment de tout ce qui me manque. Il n'y a pas d'instant où je ne sente le poids de la complète médiocrité à laquelle je suis condamnée. Je sais que le contentement de soi et le bonheur sont souvent le prix de cette médiocrité dont je me plains amèrement ; mais en n'y joignant pas le don des Illusions, la nature en a fait pour moi un supplice. Je ressemble à un être déchu qui ne peut oublier ce qu'il a perdu, qui n'a pas la force de le regagner. Ce défaut absolu d'illusion, et par conséquent d'entraînement, fait mon malheur de mille manières. Je me juge comme un indifférent pourrait me juger et je vois mes amis tels qu'ils sont. Je n'ai de prix que par une extrême bonté qui n'a assez d'activité, ni pour être appréciée, ni pour être véritablement utile, et dont l'impatience de mon caractère m'ôte tout le charme : elle me fait plus souffrir des maux d'autrui qu'elle ne me donne de moyens de les réparer. Cependant, je lui dois le peu de véritables jouissances que j'ai eues dans ma vie ; je lui dois surtout de ne pas connaître l'envie, apanage si ordinaire de la médiocrité sentie. "

" Mont-d'or.

" J'avais le projet d'entrer sur moi dans quelques détails ; mais l'ennui me fait tomber la plume des mains.

" Tout ce que ma position a d'amer et de pénible se changerait en bonheur, si j'étais sûre de cesser de vivre dans quelques mois.

" Quand j'aurais la force de mettre moi-même à mes chagrins le seul terme qu'ils puissent avoir, je ne l'emploierais pas : ce serait aller contre mon but, donner la mesure de mes souffrances et laisser une blessure trop douloureuse dans l'âme que j'ai jugée digne de m'appuyer dans mes maux.

" Je me supplie en pleurant de prendre un parti aussi rigoureux qu'indispensable. Charlotte Corday prétend qu'il n ' y a point de dévouement dont on ne retire plus de jouissance qu ' il n ' en a coûté de peine à s ' y décider ; mais elle allait mourir, et je puis vivre encore longtemps. Que deviendrai-je ? où me cacher ? Quel tombeau choisir ? Comment empêcher l'espérance d'y pénétrer ? Quelle puissance en murera la porte ?

" M'éloigner en silence, me laisser oublier, m'ensevelir pour jamais, tel est le devoir qui m'est imposé et que j'espère avoir le courage d'accomplir. Si le calice est trop amer, une fois oubliée rien ne me forcera de l'épuiser en entier, et peut-être que tout simplement ma vie ne sera pas aussi longue que je le crains.

" Si j'avais déterminé le lieu de ma retraite, il me semble que je serais plus calme ; mais la difficulté du moment ajoute aux difficultés qui naissent de ma faiblesse, et il faut quelque chose de surnaturel pour agir contre soi avec force, pour se traiter avec autant de rigueur que le pourrait faire un ennemi violent et cruel. "

" Rome, ce 28 octobre.

" Depuis dix mois, je n'ai pas cessé de souffrir ; depuis six, tous les symptômes du mal de poitrine et quelques-uns au dernier degré : il ne me manque plus que les illusions, et peut-être en ai-je ! "

M. Joubert, effrayé de cette envie de mourir qui tourmentait madame de Beaumont, lui adressait ces paroles dans ses Pensées :

" Aimez et respectez la vie, sinon pour elle, au moins pour vos amis. En quelque état que soit la vôtre, j'aimerai toujours mieux vous savoir occupée à la filer qu'à la découdre. "

Ma soeur, dans ce moment, écrivait à madame de Beaumont. Je possède cette correspondance, que la mort m'a rendue. L'antique poésie représente je ne sais quelle Néréide comme une fleur flottant sur l'abîme : Lucile était cette fleur. En rapprochant ses lettres des fragments cités plus haut, on est frappé de cette ressemblance de tristesse d'âme, exprimée dans le langage différent de ces anges infortunés. Quand je songe que j'ai vécu dans la société de telles intelligences, je m'étonne de valoir si peu. Ces pages de deux femmes supérieures, disparues de la terre à peu de distance l'une de l'autre, ne tombent pas sous mes yeux, qu'elles ne m'affligent amèrement :

" A Lascardais, ce 30 juillet.

" J'ai été si charmée, madame, de recevoir enfin une lettre de vous, que je ne me suis pas donné le temps de prendre le plaisir de la lire de suite toute entière : j'en ai interrompu la lecture pour aller apprendre à tous les habitants de ce château que je venais de recevoir de vos nouvelles, sans réfléchir qu'ici ma joie n'importe guère, et que même presque personne ne savait que j'étais en correspondance avec vous. Me voyant environnée de visages froids, je suis remontée dans ma chambre, prenant mon parti d'être seule si joyeuse. Je me suis mise à achever de lire votre lettre, et, quoique je l'aie relue plusieurs fois, à vous dire vrai, madame, je ne sais pas tout ce qu'elle contient. La joie que je ressens toujours en voyant cette lettre si désirée, nuit à l'attention que je lui dois.

" Vous partez donc, madame ? N'allez pas, rendue au Mont-d'Or, oublier votre santé ; donnez-lui tous vos soins, je vous en supplie du meilleur et du plus tendre de mon coeur. Mon frère m'a mandé qu'il espérait vous voir en Italie. Le destin, comme la nature se plaît à le distinguer de moi d'une manière bien favorable. Au moins, je ne céderai pas à mon frère le bonheur de vous aimer : je le partagerai avec lui toute la vie. Mon Dieu, madame, que j'ai le coeur serré et abattu ! Vous ne savez pas combien vos lettres me sont salutaires, comme elles m'inspirent du dédain pour mes maux ! L'idée que je vous occupe, que je vous intéresse, m'élève singulièrement le courage. Ecrivez-moi donc, madame, afin que je puisse conserver une idée qui m'est si nécessaire.

Je n'ai point encore vu M. Chênedollé ; je désire beaucoup son arrivée. Je pourrai lui parler de vous et de M. Joubert ; ce sera pour moi un bien grand plaisir. Souffrez, madame, que je vous recommande encore votre santé, dont le mauvais état m'afflige et m'occupe sans cesse. Comment ne vous aimez-vous pas ? Vous êtes si aimable et si chère à tous : ayez donc la justice de faire beaucoup pour vous.

" Lucile. "

" Ce 2 septembre.

" Ce que vous me mandez, madame, de votre santé, m'alarme et m'attriste ; cependant je me rassure en pensant à votre jeunesse, en songeant que, quoique vous soyez fort délicate, vous êtes pleine de vie.

" Je suis désolée que vous soyez dans un pays qui vous déplaît. Je voudrais vous voir environnée d'objets propres à vous distraire et à vous ranimer. J'espère qu'avec le retour de votre santé, vous vous réconcilierez avec l'Auvergne : il n'est guère de lieu qui ne puisse offrir quelque beauté à des yeux tels que les vôtres. J'habite maintenant Rennes : je me trouve assez bien de mon isolement. Je change, comme vous voyez, madame, souvent de demeure ; j'ai bien la mine d'être déplacée sur la terre : effectivement, ce n'est pas d'aujourd'hui que je me regarde comme une de ses productions superflues. Je crois, madame, vous avoir parlé de mes chagrins et de mes agitations. A présent, il n'est plus question de tout cela, je jouis d'une paix intérieure qu'il n'est plus au pouvoir de personne de m'enlever. Quoique parvenue à mon âge, ayant, par circonstance et par goût, mené presque toujours une vie solitaire, je ne connaissais, madame, nullement le monde : j'ai fait enfin cette maussade connaissance. Heureusement, la réflexion est venue à mon secours. Je me suis demandé qu'avait donc ce monde de si formidable et où résidait sa valeur, lui qui ne peut jamais être, dans le mal comme dans le bien, qu'un objet de pitié ? N'est-il pas vrai, madame, que le jugement de l'homme est aussi borné que le reste de son être, aussi mobile et d'une incrédulité égale à son ignorance ? Toutes ces bonnes ou mauvaises raisons m'ont fait jeter avec aisance, derrière moi, la robe bizarre dont je m'étais revêtue : je me suis trouvée pleine de sincérité et de force ; on ne peut plus me troubler. Je travaille de tout mon pouvoir à ressaisir ma vie, à la mettre toute entière sous ma dépendance.

" Croyez aussi, madame, que je ne suis point trop à plaindre, puisque mon frère, la meilleure partie de moi-même, est dans une situation agréable, qu'il me reste des yeux pour admirer les merveilles de la nature, Dieu pour appui, et pour asile un coeur plein de paix et de doux souvenirs. Si vous avez la bonté, madame, de continuer à m'écrire, cela me sera un grand surcroît de bonheur. "

Le mystère du style, mystère sensible partout, présent nulle part ; la révélation d'une nature douloureusement privilégiée ; l'ingénuité d'une fille qu'on croirait être dans sa première jeunesse, et l'humble simplicité d'un génie qui s'ignore, respirent dans ces lettres, dont je supprime un grand nombre. Madame de Sévigné écrivait-elle à madame de Grignan avec une affection plus reconnaissante que madame de Caud à madame de Beaumont ? Sa tendresse pouvait se mêler de marcher côte à côte avec la sienne . Ma soeur aimait mon amie avec toute la passion du tombeau, car elle sentait qu'elle allait mourir. Lucile n'avait presque point cessé d'habiter près des Rochers ; mais elle était la fille de son siècle et la Sévigné de la solitude.

 

2 L15 Chapitre 2

Paris, 1837.

Arrivée de madame de Beaumont à Rome. - Lettre de ma soeur.

Une lettre de M. Ballanche, datée du 30 fructidor, m'annonça l'arrivée de madame de Beaumont, venue du Mont-d'or à Lyon et se rendant en Italie. Il me mandait que le malheur que je redoutais n'était point à craindre, et que la santé de la malade paraissait s'améliorer. Madame de Beaumont, parvenue à Milan, y rencontra M. Bertin que des affaires y avaient appelé : il eut la complaisance de se charger de la pauvre voyageuse, et il la conduisit à Florence où j'étais allé l'attendre. Je fus terrifié à sa vue ; elle n'avait plus que la force de sourire. Après quelques jours de repos, nous nous mimes en route pour Rome, cheminant au pas pour éviter les cahots. Madame de Beaumont recevait partout des soins empressés : un attrait vous intéressait à cette aimable femme, si délaissée et si souffrante, échappée seule de sa famille. Dans les auberges, les servantes mêmes se laissaient prendre à cette douce commisération.

Ce que je sentais peut se deviner : on a conduit des amis à la tombe, mais ils étaient muets et un reste d'espérance inexplicable ne venait pas rendre votre douleur plus poignante. Je ne voyais plus le beau pays que nous traversions ; j'avais pris le chemin de Pérouse : que m'importait l'Italie ? J'en trouvais encore le climat trop rude, et si le vent soufflait un peu, les brises me semblaient des tempêtes.

A Terni, madame de Beaumont parla d'aller voir la cascade ; ayant fait un effort pour s'appuyer sur mon bras, elle se rassit et me dit : " Il faut laisser tomber les flots. " J'avais loué pour elle à Rome une maison solitaire près de la place d'Espagne, sous le mont Pincio ; il y avait un petit jardin avec des orangers en espalier et une cour plantée d'un figuier. J'y déposai la mourante. J'avais eu beaucoup de peine à me procurer cette retraite, car il y a un préjugé à Rome contre les maladies de poitrine, regardées comme contagieuses.

A cette époque de la renaissance de l'ordre social, on recherchait ce qui avait appartenu à l'ancienne monarchie : le pape envoya savoir des nouvelles de la fille de M. de Montmorin ; le cardinal Consalvi et les membres du sacré collège imitèrent Sa Sainteté ; le cardinal Fesch lui-même donna à madame de Beaumont jusqu'à sa mort des marques de déférence et de respect que je n'aurais pas attendues de lui, et qui m'ont fait oublier les misérables divisions des premiers temps de mon séjour à Rome. J'avais écrit à M. Joubert les inquiétudes dont j'étais tourmenté avant l'arrivée de madame de Beaumont : " Notre amie m'écrit du Mont-d'or lui disais-je, des lettres qui me brisent l'âme : elle dit qu'elle sent qu ' il n ' y a plus d ' huile dans la lampe ; elle parle des derniers battements de son coeur . Pourquoi l'a-t-on laissée seule dans ce voyage ? pourquoi ne lui avez-vous point écrit ? Que deviendrons-nous si nous la perdons ? Qui nous consolera d'elle ? Nous ne sentons le prix de nos amis qu'au moment où nous sommes menacés de les perdre. Nous sommes même assez insensés quand tout va bien, pour croire que nous pouvons impunément nous éloigner d'eux : le ciel nous en punit ; il nous les enlève et nous sommes épouvantés de la solitude qu'ils laissent autour de nous. Pardonnez, mon cher Joubert ; je me sens aujourd'hui mon coeur de vingt ans ; cette Italie m'a rajeuni ; j'aime tout ce qui m'est cher avec la même force que dans mes premières années. Le chagrin est mon élément : je ne me retrouve que quand je suis malheureux. Mes amis sont à présent d'une espèce si rare, que la seule crainte de me les voir ravir glace mon sang. Souffrez mes lamentations : je suis sûr que vous êtes aussi malheureux que moi. Ecrivez-moi, écrivez aussi à cette autre infortunée de Bretagne. "

Madame de Beaumont se trouva d'abord un peu soulagée. La malade elle-même recommença à croire à sa vie. J'avais la satisfaction de penser que, du moins madame de Beaumont ne me quitterait plus : je comptais la conduire à Naples au printemps et de là envoyer ma démission au ministre des affaires étrangères. M. d'Agincourt, ce véritable philosophe, vint voir le léger oiseau de passage, qui s'était arrêté à Rome avant de se rendre à la terre inconnue ; M. Boguet, déjà le doyen de nos peintres, se présenta. Ces renforts d'espérances soutinrent la malade et la bercèrent d'une illusion qu'au fond de l'âme elle n'avait plus. Des lettres cruelles à lire m'arrivaient de tous côtés, m'exprimant des craintes et des espérances. Le 4 d'octobre, Lucile m'écrivait de Rennes :

" J'avais commencé l'autre jour une lettre pour toi ; je viens de la chercher inutilement ; je t'y parlais de madame de Beaumont, et je me plaignais de son silence à mon égard. Mon ami, quelle triste et étrange vie je mène depuis quelques mois ! Aussi ces paroles du prophète me reviennent sans cesse à l'esprit : Le Seigneur vous couronnera de maux, et vous jettera comme une balle . Mais laissons mes peines et parlons de tes inquiétudes. Je ne puis me les persuader fondées : je vois toujours madame de Beaumont pleine de vie et de jeunesse, et presque immatérielle ; rien de funeste ne peut, à son sujet, me tomber dans le coeur. Le ciel, qui connaît nos sentiments pour elle, nous la conservera sans doute. Mon ami, nous ne la perdrons point ; il me semble que j'en ai au dedans de moi la certitude. Je me plais à penser que, lorsque tu recevras cette lettre, tes soucis seront dissipés. Dis-lui de ma part tout le véritable et tendre intérêt que je prends à elle ; dis-lui que son souvenir est pour moi une des plus belles choses de ce monde. Tiens ta promesse et ne manque pas de m'en donner le plus possible des nouvelles. Mon Dieu ! quel long espace de temps il va s'écouler avant que je ne reçoive une réponse à cette lettre ! Que l'éloignement est quelque chose de cruel ! D'où vient que tu me parles de ton retour en France ? Tu cherches à me flatter, tu me trompes. Au milieu de toutes mes peines, il s'élève en moi une douce pensée, celle de ton amitié, celle que je suis dans ton souvenir telle qu'il a plu à Dieu de me former. Mon ami, je ne regarde plus sur la terre de sûr asile pour moi que ton coeur ; je suis étrangère et inconnue pour tout le reste. Adieu, mon pauvre frère ! te reverrai-je ? cette idée ne s'offre pas à moi d'une manière bien distincte. Si tu me revois, je crains que tu ne me retrouves qu'entièrement insensée. Adieu, toi à qui je dois tant ! Adieu, félicité sans mélange ! O souvenirs de mes beaux jours, ne pouvez-vous donc éclairer un peu maintenant mes tristes heures ?

" Je ne suis pas de ceux qui épuisent toute leur douleur dans l'instant de la séparation ; chaque jour ajouté au chagrin que je ressens de ton absence, et serais-tu cent ans à Rome que tu ne viendrais pas à bout de ce chagrin. Pour me faire illusion sur ton éloignement, il ne se passe pas de jour où je ne lise quelques feuilles de ton ouvrage : je fais tous mes efforts pour croire t'entendre. L'amitié que j'ai pour toi est bien naturelle : dès notre enfance, tu as été mon défenseur et mon ami tu n'as toute ta vie cherché qu'à répandre du charme sur la mienne ; jamais tu ne m'as coûté une larme et jamais tu n'as fait un ami sans qu'il ne soit devenu le mien. Mon aimable frère, le ciel qui se plaît à se jouer de toutes mes autres félicités, veut que je trouve mon bonheur tout en toi, que je me confie à ton coeur. Donne-moi vite des nouvelles de madame de Beaumont. Adresse-moi tes lettres chez mademoiselle Lamotte, quoique je ne sache pas quel espace de temps j'y pourrai rester. Depuis notre dernière séparation je suis toujours, à l'égard de ma demeure, comme un sable mouvant qui me manque sous les pieds : il est bien vrai que pour quiconque ne me connaît pas, je dois paraître inexplicable ; cependant je ne varie que de forme, car le fond reste constamment le même. "

La voix du cygne, qui s'apprêtait à mourir, fut transmise par moi au cygne mourant : j'étais l'écho de ce ineffables et derniers concerts !

 

2 L15 Chapitre 3

Lettre de madame de Krüdner.

Une autre lettre, bien différente de celle-ci, mais écrite par une femme dont le rôle a été extraordinaire, madame de Krüdner, montre l'empire que madame de Beaumont, sans aucune force de beauté, de renommée, de puissance ou de richesse, exerçait sur les esprits.

" Paris, 24 novembre 1803.

" J'ai appris avant-hier par M. Michaud, qui est revenu de Lyon, que madame de Beaumont était à Rome et qu'elle était très, très malade : voilà ce qu'il m'a dit. J'en ai été profondément affligée ; mes nerfs s'en sont ressentis, et j'ai beaucoup pensé à cette femme charmante, que je ne connaissais pas depuis longtemps, mais que j'aimais véritablement. Que de fois j'ai désiré pour elle du bonheur ! Que de fois, j'ai souhaité qu'elle pût franchir les Alpes et trouver, sous le ciel de l'Italie les douces et profondes émotions que j'y ai ressenties moi-même ! Hélas ! n'aurait-elle atteint ce pays si ravissant, que pour n'y connaître que les douleurs et pour y être exposée à des dangers que je redoute ! Je ne saurais vous exprimer combien cette idée m'afflige. Pardon, si j'en ai été si absorbée, que je ne vous ai pas encore parlé de vous-même, mon cher Chateaubriand ; vous devez connaître mon sincère attachement pour vous, et en vous montrant l'intérêt si vrai que m'inspire madame de Beaumont, c'est vous toucher plus que je n'eusse pu le faire en m'occupant de vous. J'ai devant mes yeux ce triste spectacle ; j'ai le secret de la douleur et mon âme s'arrête toujours avec déchirement devant ces âmes auxquelles la nature donna la puissance de souffrir plus que les autres. J'espérais que madame de Beaumont jouirait du privilège qu'elle reçut, d'être plus heureuse ; j'espérais qu'elle retrouverait un peu de santé avec le soleil d'Italie et le bonheur de votre présence. Ah ! rassurez-moi, parlez-moi ; dites-lui que je l'aime sincèrement, que je fais des voeux pour elle. A-t-elle eu ma lettre écrite en réponse à la sienne à Clermont ? Adressez votre réponse à Michaud : je ne vous demande qu'un mot car je sais, mon cher Chateaubriand, combien vous êtes sensible et combien vous souffrez. Je la croyais mieux ; je ne lui ai pas écrit ; j'étais accablée d'affaires ; mais je pensais au bonheur qu'elle aurait de vous revoir et je savais le concevoir. Parlez-moi un peu de votre santé ; croyez à mon amitié, à l'intérêt que je vous ai voué à jamais, et ne m'oubliez pas. "

" B. Krüdner. "

 

2 L15 Chapitre 4

Paris, 1838.

Mort de madame de Beaumont.

Le mieux que l'air de Rome avait fait éprouver à madame de Beaumont, ne dura pas : les signes d'une destruction immédiate disparurent, il est vrai ; mais il semble que le dernier moment s'arrête toujours pour nous tromper. J'avais essayé deux ou trois fois une promenade en voiture avec la malade ; je m'efforçais de la distraire, en lui faisant remarquer la campagne et le ciel : elle ne prenait plus goût à rien. Un jour, je la menai au Colysée ; c'était un de ces jours d'octobre, tels qu'on n'en voit qu'à Rome. Elle parvint à descendre, et alla s'asseoir sur une pierre, en face d'un des autels placés au pourtour de l'édifice. Elle leva les yeux ; elle les promena lentement sur ces portiques morts eux-mêmes depuis tant d'années, et qui avaient vu tant mourir ; les ruines étaient décorées de ronces et d'ancolies safranées par l'automne, et noyées dans la lumière. La femme expirante abaissa ensuite, de gradins en gradins jusqu'à l'arène, ses regards qui quittaient le soleil ; elle les arrêta sur la croix de l'autel, et me dit : " Allons ; j'ai froid. " Je la reconduisis chez elle ; elle se coucha et ne se releva plus.

Je m'étais mis en rapport avec le comte de La Luzerne ; je lui envoyais de Rome, par chaque courrier, le bulletin de la santé de sa belle-soeur. Lorsqu'il avait été chargé par Louis XVI d'une mission diplomatique à Londres, il avait emmené mon frère avec lui : André Chénier faisait partie de cette ambassade.

Les médecins que j'avais assemblés de nouveau, après l'essai de la promenade, me déclarèrent qu'un miracle seul pouvait sauver madame de Beaumont. Elle était frappée de l'idée qu'elle ne passerait pas le 2 novembre, jour des Morts ; puis elle se rappela qu'un de ses parents, je ne sais lequel, avait péri le 4 novembre. Je lui disais que son imagination était troublée ; qu'elle reconnaîtrait la fausseté de ses frayeurs ; elle me répondait, pour me consoler : " Oh ! oui, j'irai plus loin ! " Elle aperçut quelques larmes que je cherchais à lui dérober ; elle me tendit la main, et me dit : " Vous êtes un enfant ; est-ce que vous ne vous y attendiez pas ? "

La veille de sa fin, jeudi 3 novembre, elle parut plus tranquille. Elle me parla d'arrangements de fortune, et me dit, à propos de son testament, que tout était fini ; mais que tout était à faire, et qu ' elle aurait désiré seulement avoir deux heures pour s ' occuper de cela . Le soir, le médecin m'avertit qu'il se croyait obligé de prévenir la malade qu'il était temps de songer à mettre ordre à sa conscience : j'eus un moment de faiblesse ; la crainte de précipiter, par l'appareil de la mort, le peu d'instants que madame de Beaumont avait encore à vivre, m'accabla. Je m'emportai contre le médecin, puis je le suppliai d'attendre au moins jusqu'au lendemain.

Ma nuit fut cruelle, avec le secret que j'avais dans le sein. La malade ne me permit pas de la passer dans sa chambre. Je demeurai en dehors, tremblant à tous les bruits que j'entendais : quand on entrouvrait la porte j'apercevais la clarté débile d'une veilleuse qui s'éteignait.

Le vendredi 4 novembre, j'entrai, suivi du médecin. Madame de Beaumont s'aperçut de mon trouble, elle me dit : " Pourquoi êtes-vous comme cela ? J'ai passé une bonne nuit. " Le médecin affecta alors de me dire tout haut qu'il désirait m'entretenir dans la chambre voisine. Je sortis : quand je rentrai, je ne savais plus si j'existais. Madame de Beaumont me demanda ce que me voulait le médecin. Je me jetai au bord de son lit, en fondant en larmes. Elle fut un moment sans parler, me regarda et me dit d'une voix ferme, comme si elle eût voulu me donner de la force : " Je ne croyais pas que c'eût été tout à fait aussi prompt : allons, il faut bien vous dire adieu. Appelez l'abbé de Bonnevie. "

L'abbé de Bonnevie, s'étant fait donner des pouvoirs se rendit chez madame de Beaumont. Elle lui déclara qu'elle avait toujours eu dans le coeur un profond sentiment de religion ; mais que les malheurs inouïs dont elle avait été frappée pendant la Révolution, l'avaient fait douter quelque temps de la justice de la Providence ; qu'elle était prête à reconnaître ses erreurs et à se recommander à la miséricorde éternelle ; qu'elle espérait toutefois, que les maux qu'elle avait soufferts dans ce monde-ci abrégeraient son expiation dans l'autre. Elle fit signe de me retirer et resta seule avec son confesseur.

Je le vis revenir une heure après, essuyant ses yeux et disant qu'il n'avait jamais entendu un plus beau langage, ni vu un pareil héroïsme. On envoya chercher le curé, pour administrer les Sacrements. Je retournai auprès de madame de Beaumont. En m'apercevant, elle me dit : " Eh bien ! êtes-vous content de moi ? " Elle s'attendrit sur ce qu'elle daignait appeler mes bontés pour elle : ah ! si j'avais pu dans ce moment racheter un seul de ses jours par le sacrifice de tous les miens, avec quelle joie je l'aurais fait ! Les autres amis de madame de Beaumont, qui n'assistaient pas à ce spectacle, n'avaient du moins qu'une fois à pleurer : debout, au chevet de ce lit de douleurs d'où l'homme entend sonner son heure suprême, chaque sourire de la malade me rendait la vie et me la faisait perdre en s'effaçant. Une idée déplorable vint me bouleverser : je m'aperçus que madame de Beaumont ne s'était doutée qu'à son dernier soupir de l'attachement véritable que j'avais pour elle : elle ne cessait d'en marquer sa surprise et elle semblait mourir désespérée et ravie. Elle avait cru qu'elle m'était à charge, et elle avait désiré s'en aller pour me débarrasser d'elle.

Le curé arriva à onze heures : la chambre se remplit de cette foule de curieux et d'indifférents qu'on ne peut empêcher de suivre le prêtre à Rome. Madame de Beaumont vit la formidable solennité sans le moindre signe de frayeur. Nous nous mimes à genoux, et la malade revécut à la fois la Communion et l'Extrême-Onction. Quand tout le monde se fut retiré, elle me fit asseoir au bord de son lit et me parla pendant une demi-heure de mes affaires et de mes intentions avec la plus grande élévation d'esprit et l'amitié la plus touchante ; elle m'engagea surtout à vivre auprès de madame de Chateaubriand et de M. Joubert : mais M. Joubert devait-il vivre ?

Elle me pria d'ouvrir la fenêtre, parce qu'elle se sentait oppressée. Un rayon de soleil vint éclairer son lit et sembla la réjouir. Elle me rappela alors des projets de retraite à la campagne, dont nous nous étions quelquefois entretenus, et elle se mit à pleurer.

Entre deux et trois heures de l'après-midi, madame de Beaumont demanda à changer de lit à madame Saint-Germain, vieille femme de chambre espagnole qui la servait avec une affection digne d'une aussi bonne maîtresse : le médecin s'y opposa dans la crainte que madame de Beaumont n'expirât pendant le transport. Alors elle me dit qu'elle sentait l'approche de l'agonie. Tout à coup elle rejeta sa couverture, me tendit une main, serra la mienne avec contraction ; ses yeux s'égarèrent. De la main qui lui restait libre, elle faisait des signes à quelqu'un qu'elle voyait au pied de son lit ; puis reportant cette main sur sa poitrine, elle disait : C ' est là ! ! Consterné je lui demandai si elle me reconnaissait : l'ébauche d'un sourire parut au milieu de son égarement ; elle me fit une légère affirmation de tête : sa parole n'était déjà plus dans ce monde. Les convulsions ne durèrent que quelques minutes. Nous la soutenions dans nos bras, moi, le médecin et la garde : une de mes mains se trouvait appuyée sur son coeur qui touchait à ses légers ossements ; il palpitait avec rapidité comme une montre qui dévide sa chaîne brisée. Oh ! moment d'horreur et d'effroi, je le sentis s'arrêter ! nous inclinâmes sur son oreiller la femme arrivée au repos ; elle pencha la tête. Quelques boucles de ses cheveux déroulés tombaient sur son front ; ses yeux étaient fermés, la nuit éternelle était descendue. Le médecin présenta un miroir et une lumière à la bouche de l'étrangère : le miroir ne fut point terni du souffle de la vie et la lumière resta immobile. Tout était fini.

 

2 L15 Chapitre 5

Paris.

Funérailles.

Ordinairement, ceux qui pleurent peuvent jouir en paix de leurs larmes, d'autres se chargent de veiller aux derniers soins de la religion : comme représentant, pour la France, le cardinal-ministre absent alors, comme le seul ami de la fille de M. de Montmorin, et responsable envers sa famille, je fus obligé de présider à tout : il me fallut désigner le lieu de la sépulture, m'occuper de la profondeur et de la largeur de la fosse, faire délivrer le linceul et donner au menuisier les dimensions du cercueil.

Deux religieux veillèrent auprès de ce cercueil qui devait être porté à Saint-Louis-des-Français . Un de ces pères était d'Auvergne et né à Montmorin même. Madame de Beaumont avait désiré qu'on l'ensevelît dans une pièce d'étoffe que son frère Auguste, seul échappé à l'échafaud, lui avait envoyée de l'Ile-de-France. Cette étoffe n'était point à Rome ; on n'en trouva qu'un morceau qu'elle portait partout. Madame Saint-Germain attacha cette zone autour du corps avec une cornaline qui renfermait des cheveux de M. de Montmorin. Les ecclésiastiques français étaient convoqués ; la princesse Borghèse prêta le char funèbre de sa famille ; le cardinal Fesch avait laissé l'ordre, en cas d'un accident trop prévu, d'envoyer sa livrée et ses voitures. Le samedi 5 novembre, à sept heures du soir, à la lueur des torches et au milieu d'une grande foule, passa madame de Beaumont par le chemin où nous passons tous. Le dimanche 6 novembre, la messe de l'enterrement fut célébrée. Les funérailles eussent été moins françaises à Paris qu'elles ne le furent à Rome. Cette architecture religieuse, qui porte dans ses ornements les armes et les inscriptions de notre ancienne patrie ; ces tombeaux où sont inscrits les noms de quelques-unes des races les plus historiques de nos annales ; cette église, sous la protection d'un grand saint, d'un grand roi et d'un grand homme, tout cela ne consolait pas, mais honorait le malheur. Je désirais que le dernier rejeton d'une famille jadis haut placée trouvât, du moins, quelque appui dans mon obscur attachement, et que l'amitié ne lui manquât pas comme la fortune.

La population romaine, accoutumée aux étrangers, leur sert de frères et de soeurs. Madame de Beaumont a laissé, sur ce sol hospitalier aux morts, un pieux souvenir, on se la rappelle encore : j'ai vu Léon XII prier à son tombeau. En 1871, je visitai le monument de celle qui fut l'âme d'une société évanouie ; le bruit de mes pas autour de ce monument muet, dans une église solitaire m'était une admonition. " Je t'aimerai toujours, dit l'épitaphe grecque, mais toi, chez les morts, ne bois pas, je t'en prie, à cette coupe qui te ferait oublier tes anciens amis. "

 

2 L15 Chapitre 6

Paris, 1838.

Année de ma vie 1803. - Lettres de M. de Fontanes, de M. Necker et de madame de Staël.

Si l'on rapportait à l'échelle des événements publics les calamités d'une vie privée, ces calamités devraient à peine occuper un mot dans des Mémoires. Qui n'a perdu un ami ? qui ne l'a vu mourir ? qui n'aurait à retracer une pareille scène de deuil ? La réflexion est juste, cependant personne ne s'est corrigé de raconter ses propres aventures : sur le vaisseau qui les emporte les matelots ont une famille à terre, qui les intéresse et dont ils s'entretiennent mutuellement. Chaque homme renferme en soi un monde à part, étranger aux lois et aux destinées générales des siècles. C'est, d'ailleurs, une erreur de croire que les révolutions, les accidents renommés, les catastrophes retentissantes, soient les fastes uniques de notre nature : nous travaillons tous un à un à la chaîne de l'histoire commune, et c'est de toutes ces existences individuelles que se compose l'univers humain aux yeux de Dieu.

En assemblant des regrets autour des cendres de madame de Beaumont, je ne fais que déposer sur un tombeau les couronnes qui lui étaient destinées.

Lettre de M. de Chênedollé.

" Vous ne doutez pas, mon cher et malheureux ami, de toute la part que je prends à votre affliction. Ma douleur n'est pas aussi grande que la vôtre, parce que cela n'est pas possible ; mais je suis bien profondément affligé de cette perte, et elle vient noircir encore cette vie qui, depuis longtemps, n'est plus que de la souffrance pour moi. Ainsi donc passe et s'efface de dessus la terre tout ce qu'il y a de bon, d'aimable et de sensible. Mon pauvre ami, dépêchez-vous de repasser en France ; venez chercher quelques consolations auprès de votre vieux ami. Vous savez si je vous aime : venez.

" J'étais dans la plus grande inquiétude sur vous : il y avait plus de trois mois que je n'avais reçu de vos nouvelles, et trois de mes lettres sont restées sans réponse. Les avez-vous reçues ? Madame de Caud a cessé tout à coup de m'écrire, il y a deux mois. Cela m'a causé une peine mortelle, et cependant, je crois n'avoir aucun tort à me reprocher envers elle. Mais quoi qu'elle fasse, elle ne pourra m'ôter l'amitié tendre et respectueuse que je lui ai vouée pour la vie. Fontanes et Joubert ont aussi cessé de m'écrire ; ainsi, tout ce que j'aimais semble s'être réuni pour m'oublier à la fois. Ne m'oubliez pas, ô vous, mon bon ami, et que sur cette terre de larmes, il me reste encore un coeur sur lequel je puisse compter ! Adieu ! je vous embrasse en pleurant. Soyez sûr, mon bon ami, que je sens votre perte comme on doit la sentir. "

23 novembre 1803.

Lettre de M. de Fontanes.

" Je partage tous vos regrets, mon cher ami : je sens la douleur de votre situation. Mourir si jeune et après avoir survécu à toute sa famille ! Mais, du moins, cette intéressante et malheureuse femme n'aura pas manqué des secours et des souvenirs de l'amitié. Sa mémoire vivra dans des coeurs dignes d'elle. J'ai fait passer à M. de La Luzerne la touchante relation qui lui était destinée. Le vieux Saint-Germain, domestique de votre amie, s'est chargé de la porter. Ce bon serviteur m'a fait pleurer en me parlant de sa maîtresse. Je lui ai dit qu'il avait un legs de dix mille francs ; mais il ne s'en est pas occupé un seul moment. S'il était possible de parler d'affaires dans de si lugubres circonstances, je vous dirais qu'il était bien naturel de vous donner au moins l'usufruit d'un bien qui doit passer à des collatéraux éloignés et presque inconnus [L'amitié de M. de Fontanes va beaucoup trop loin : madame de Beaumont m'avait mieux jugé ; elle pensa sans doute que si elle m'eût laissé sa fortune, je ne l'aurais pas acceptée. (N.d.A.)] . J'approuve votre conduite ; je connais votre délicatesse ; mais je ne puis avoir pour mon ami le même désintéressement qu'il a pour lui-même. J'avoue que cet oubli m'étonne et m'afflige. Madame de Beaumont sur son lit de mort vous a parlé, avec l'éloquence du dernier adieu, de l'avenir et de votre destinée. Sa voix doit avoir plus de force que la mienne. Mais vous a-t-elle conseillé de renoncer à huit ou dix mille francs d'appointement lorsque votre carrière était débarrassée des premières épines ? Pourriez-vous précipiter, mon cher ami, une démarche aussi importante ? Vous ne doutez pas du grand plaisir que j'aurai à vous revoir. Si je ne consultais que mon propre bonheur, je vous dirais : Venez tout à l'heure. Mais vos intérêts me sont aussi chers que les miens et je ne vois pas des ressources assez prochaines pour vous dédommager des avantages que vous perdez volontairement. Je sais que votre talent, votre nom et le travail ne vous laisseront jamais à la merci des premiers besoins ; mais je vois là plus de gloire que de fortune. Votre éducation, vos habitudes veulent un peu de dépense. La renommée ne suffit pas seule aux choses de la vie, et cette misérable science du pot-au-feu est à la tête de toutes les autres quand on veut vivre indépendant et tranquille. J'espère toujours que rien ne vous déterminera à chercher la fortune chez les étrangers. Eh ! mon ami, soyez sûr qu'après les premières caresses ils valent encore moins que les compatriotes. Si votre amie mourante a fait toutes ces réflexions, ses derniers moments ont dû être un peu troublés ; mais j'espère qu'au pied de sa tombe vous trouverez des leçons et des lumières supérieures à toutes celles que les amis qui vous restent pourraient vous donner. Cette aimable femme vous aimait : elle vous conseillera bien. Sa mémoire et votre coeur vous guideront sûrement : je ne suis plus en peine si vous les écoutez tous deux. Adieu, mon cher ami, je vous embrasse tendrement. "

M. Necker m'écrivit la seule lettre que j'aie jamais reçue de lui. J'avais été témoin de la joie de la cour lors du renvoi de ce ministre, dont les honnêtes opinions contribuèrent au renversement de la monarchie. Il avait été collègue de M. de Montmorin. M. Necker allait bientôt mourir au lieu d'où sa lettre était datée : n'ayant pas alors auprès de lui madame de Staël, il trouva quelques larmes pour l'amie de sa fille :

Lettre de M. Necker.

" Ma fille, monsieur, en se mettant en route pour l'Allemagne, m'a prié d'ouvrir les paquets d'un grand volume qui pourraient lui être adressés, afin de juger s'ils valaient la peine de les lui faire parvenir par la poste : c'est le motif qui m'instruit, avant elle, de la mort de madame de Beaumont. Je lui ai envoyé, monsieur, votre lettre à Francfort, d'où elle sera probablement transmise plus loin, et peut-être à Weimar ou à Berlin. Ne soyez donc pas surpris monsieur, si vous ne recevez pas la réponse de madame de Staël, aussitôt que vous avez droit de l'attendre. Vous êtes bien sûr, monsieur, de la douleur qu'éprouvera madame de Staël, en apprenant la perte d'une amie dont je lui ai toujours entendu parler avec un profond sentiment. Je m'associe à sa peine, je m'associe à la vôtre, monsieur, et j'ai une part à moi en particulier, lorsque je songe au malheureux sort de toute la famille de mon ami M. de Montmorin.

" Je vois, monsieur, que vous êtes sur le point de quitter Rome, pour retourner en France : je souhaite que vous preniez votre route par Genève où je vais passer l'hiver. Je serais très empressé à vous faire les honneurs d'une ville où vous êtes déjà connu de réputation. Mais où ne l'êtes-vous pas, monsieur ? Votre dernier ouvrage étincelant de beautés incomparables, est entre les mains de tous ceux qui aiment à lire.

" J'ai l'honneur de vous présenter, monsieur, les assurances et l'hommage des sentiments les plus distingués.

" Necker. "

" Coppet, le 27 novembre 1803. "

Lettre de madame de Staël.

" Francfort, ce 3 décembre 1803.

" Ah ! mon Dieu, my dear Francis , de quelle douleur je suis saisie en recevant votre lettre ! Déjà hier, cette affreuse nouvelle était tombée sur moi par les gazettes, et votre déchirant récit vient la graver pour jamais en lettres de sang dans mon coeur. Pouvez-vous, pouvez vous me parler d'opinions différentes sur la religion sur les prêtres ? Est-ce qu'il y a deux opinions, quand il n'y a qu'un sentiment ? Je n'ai lu votre récit qu'à travers les plus douloureuses larmes. My dear Francis ? rappelez-vous le temps où vous vous sentiez le plus d'amitié pour moi ; n'oubliez pas surtout celui où tout mon coeur était attiré vers vous, et dites-vous que ces sentiments, plus tendres, plus profonds que jamais sont au fond de mon âme pour vous. J'aimais, j'admirais le caractère de madame de Beaumont : je n'en connais point de plus généreux, de plus reconnaissant de plus passionnément sensible. Depuis que je suis entrée dans le monde, je n'avais jamais cessé d'avoir des rapports avec elle, et je sentais toujours qu'au milieu même de quelques diversités, je tenais à elle par toutes les racines. Mon cher Francis, donnez-moi une place dans votre vie. Je vous admire, je vous aime, j'aimais celle que vous regrettez. Je suis une amie dévouée, je serai pour vous une soeur. Plus que jamais, je dois respecter vos opinions : Mathieu, qui les a, a été un ange pour moi dans la dernière peine que je viens d'éprouver. Donnez-moi une nouvelle raison de les ménager : faites que je vous sois utile ou agréable de quelque manière. Vous a-t-on écrit que j'avais été exilée à quarante lieues de Paris ? J'ai pris ce moment pour faire le tour de l'Allemagne ; mais, au printemps, je serai revenue à Paris même, si mon exil est fini ou auprès de Paris, ou à Genève. Faites que, de quelque manière, nous nous réunissions. Est-ce que vous ne sentez pas que mon esprit et mon âme entendent la vôtre, et ne sentez-vous pas en quoi nous nous ressemblons, à travers les différences ? M. de Humboldt m'avait écrit, il y a quelques jours, une lettre où il me parlait de votre ouvrage avec une admiration qui doit vous flatter dans un homme et de son mérite et de son opinion. Mais que vais-je vous parler de vos succès dans un tel moment ? Cependant elle les aimait ces succès, elle y attachait sa gloire. Continuez de rendre illustre celui qu'elle a tant aimé. Adieu, mon cher François. Je vous écrirai de Weimar en Saxe. Répondez-moi là, chez MM. Desport banquiers. Que dans votre récit, il y a des mots déchirants ! Et cette résolution de garder la pauvre Saint-Germain : vous l'amènerez une fois dans ma maison.

Adieu tendrement : douloureusement adieu. "

" N. de Staël. "

Cette lettre empressée, affectueusement rapide, écrite par une femme illustre, me causa un redoublement d'attendrissement. Madame de Beaumont aurait été bien heureuse dans ce moment, si le ciel lui eût permis de renaître ! Mais nos attachements, qui se font entendre des morts n'ont pas le pouvoir de les délivrer : quand Lazare se leva de la tombe, il avait les pieds et les mains liés avec des bandes et le visage enveloppé d'un suaire : or, l'amitié ne saurait dire, comme le Christ à Marthe et à Marie : " Déliez-le, et le laissez aller. "

Ils sont passés aussi mes consolateurs, et ils me demandent pour eux les regrets qu'ils donnaient à une autre.

 

2 L15 Chapitre 7

Paris, 1838.

Années de ma vie 1803 et 1804. - Première idée de mes Mémoires . - Je suis nommé ministre de France dans le Valais. - Départ de Rome.

J'étais déterminé à quitter cette carrière des affaires où des malheurs d'homme étaient venus se mêler à la médiocrité du travail et à d'infâmes tracasseries politiques. On n'a pas su ce que c'est que la désolation du coeur, quand on n'est point demeuré seul à errer dans les lieux naguère habités d'une personne qui avait agréé votre vie : on la cherche et on ne la trouve plus ; elle vous parle, vous sourit, vous accompagne ; tout ce qu'elle a porté ou touché reproduit son image ; il n'y a entre elle et vous qu'un rideau transparent, mais si lourd que vous ne pouvez le lever. Le souvenir du premier ami qui vous a laissé sur la route est cruel ; car, si vos jours se sont prolongés, vous avez nécessairement fait d'autres pertes : ces morts qui se sont suivies, se rattachent à la première, et vous pleurez à la fois dans une seule personne toutes celles que vous avez successivement perdues.

Tandis que je prenais des arrangements prolongés par l'éloignement de la France, je restais abandonné sur les ruines de Rome. A ma première promenade, les aspects me semblaient changés, je ne reconnaissais ni les arbres, ni les monuments, ni le ciel, je m'égarais au milieu des campagnes, le long des arcades, des aqueducs, comme autrefois sous les berceaux des bois du Nouveau Monde. Je rentrais dans la Ville éternelle, qui joignait maintenant à tant d'existences passées une vie éteinte de plus. A force de parcourir les solitudes du Tibre, elles se gravèrent si bien dans ma mémoire, que je les reproduisis assez correctement dans ma lettre à M. de Fontanes : " Si l'étranger est malheureux disais-je ; s'il a mêlé les cendres qu'il aima à tant de cendres illustres, avec quel charme ne passera-t-il pas du tombeau de Cecilia Metella au cercueil d'une femme infortunée ! "

C'est aussi à Rome que je conçus, pour la première fois l'idée d'écrire les Mémoires de ma vie ; j'en trouve quelques lignes jetées au hasard, dans lesquelles je déchiffre ce peu de mots : " Après avoir erré sur la terre, passé les plus belles années de ma jeunesse loin de mon pays, et souffert à peu près tout ce qu'un homme peut souffrir, la faim même, je revins à Paris en 1800. "

Dans une lettre à M. Joubert, j'esquissais ainsi mon plan :

" Mon seul bonheur est d'attraper quelques heures pendant lesquelles je m'occupe d'un ouvrage qui peut seul apporter de l'adoucissement à mes peines : ce sont les Mémoires de ma vie . Rome y entrera ; ce n'est que comme cela que je puis désormais parler de Rome. Soyez tranquille ; ce ne seront point des confessions pénibles pour mes amis : si je suis quelque chose dans l'avenir, mes amis y auront un nom aussi beau que respectable. Je n'entretiendrai pas non plus la postérité du détail de mes faiblesses ; je ne dirai de moi que ce qui est convenable à ma dignité d'homme et, j'ose le dire, à l'élévation de mon coeur. Il ne faut présenter au monde que ce qui est beau ; ce n'est pas mentir à Dieu que de ne découvrir de sa vie que ce qui peut porter nos pareils à des sentiments nobles et généreux. Ce n'est pas, qu'au fond, j'ai rien à cacher ; je n'ai ni fait chasser une servante pour un ruban volé, ni abandonné mon ami mourant dans une rue, ni déshonoré la femme qui m'a recueilli, ni mis mes bâtards aux Enfants-Trouvés ; mais j'ai eu mes faiblesses, mes abattements de coeur ; un gémissement sur moi suffira pour faire comprendre au monde ces misères communes, faites pour être laissées derrière le voile. Que gagnerait la société à la reproduction de ces plaies que l'on retrouve partout ? on ne manque pas d'exemples, quand on veut triompher de la pauvre nature humaine. "

Dans ce plan que je me traçais, j'oubliais ma famille, mon enfance, ma jeunesse, mes voyages et mon exil : ce sont pourtant les récits où je me suis plu davantage.

J'avais été comme un heureux esclave : accoutumé à mettre sa liberté au cep, il ne sait plus que faire de son loisir, quand ses entraves sont brisées. Lorsque je me voulais livrer au travail, une figure venait se placer devant moi, et je ne pouvais plus en détacher mes yeux : la religion seule me fixait par sa gravité et par les réflexions d'un ordre supérieur qu'elle me suggérait.

Cependant, en m'occupant de la pensée d'écrire mes Mémoires , je sentis le prix que les anciens attachaient à la valeur de leur nom : il y a peut-être une réalité touchante dans cette perpétuité des souvenirs qu'on peut laisser en passant. Peut-être, parmi les grands hommes de l'antiquité, cette idée d'une vie immortelle chez la race humaine leur tenait-elle lieu de cette immortalité de l'âme, demeurée pour eux un problème. Si la renommée est peu de chose quand elle ne se rapporte qu'à nous, il faut convenir néanmoins que c'est un beau privilège attaché à l'amitié du génie, de donner une existence impérissable à tout ce qu'il a aimé.

J'entrepris un commentaire de quelques livres de la Bible en commençant par la Genèse. Sur ce verset : voici qu ' Adam est devenu comme l ' un de nous, sachant le bien et le mal ; donc, maintenant, il ne faut pas qu ' il porte la main au fruit de vie, qu ' il le prenne, qu ' il en mange et qu ' il vive éternellement ; je remarquai l'ironie formidable du Créateur : Voici qu ' Adam est devenu semblable à l ' un de nous , etc. Il ne faut pas que l ' homme porte la main au fruit de vie . Pourquoi ? Parce qu'il a goûté au fruit de la science et qu'il connaît le bien et le mal ; il est maintenant accablé de maux ; donc, il ne faut pas qu ' il vive éternellement : quelle bonté de Dieu que la mort !

Il y a des prières commencées, les unes pour les inquiétudes de l ' âme, les autres pour se fortifier contre la prospérité des méchants : je cherchais à ramener à un centre de repos mes pensées errantes hors de moi.

Comme Dieu ne voulait pas finir là ma vie, la réservant à de longues épreuves, les orages qui s'étaient soulevés se calmèrent. Tout à coup, le cardinal ambassadeur changea de manières à mon égard : j'eus une explication avec lui, et déclarai ma résolution de me retirer. Il s'y opposa : il prétendit que ma démission, dans ce moment, aurait l'air d'une disgrâce ; que je réjouirais mes ennemis, que le Premier Consul prendrait de l'humeur, ce qui m'empêcherait d'être tranquille dans les lieux où je voulais me retirer. Il me proposa d'aller passer quinze jours ou un mois à Naples.

Dans ce moment même, la Russie me faisait sonder pour savoir si j'accepterais la place de gouverneur d'un grand-duc : ce serait tout au plus si j'aurais voulu faire à Henri V le sacrifice des dernières années de ma vie.

Tandis que je flottais entre mille partis, je reçus la nouvelle que le Premier Consul m'avait nommé ministre dans le Valais. Il s'était d'abord emporté sur des dénonciations ; mais revenant à sa raison, il comprit que j'étais de cette race qui n'est bonne que sur un premier plan, qu'il ne fallait me mêler à personne, ou bien que l'on ne tirerait jamais parti de moi. Il n'y avait point de place vacante ; il en créa une, et la choisissant conforme à mon instinct de solitude et d'indépendance, il me plaça dans les Alpes ; il me donna une république catholique avec un monde de torrents : le Rhône et nos soldats se croiseraient à mes pieds, l'un descendant vers la France, les autres remontant vers l'Italie, le Simplon ouvrant devant moi son audacieux chemin. Le Consul devait m'accorder autant de congés que j'en désirerais pour voyager en Italie, et madame Bacciocchi me faisait mander par Fontanes que la première grande ambassade disponible m'était réservée. J'obtins donc cette première victoire diplomatique sans m'y attendre, et sans le vouloir : il est vrai qu'à la tête de l'Etat se trouvait une haute intelligence, qui ne voulait pas abandonner à des intrigues de bureaux une autre intelligence qu'elle sentait trop disposée à se séparer du pouvoir.

Cette remarque est d'autant plus vraie que le cardinal Fesch, à qui je rends dans ces Mémoires une justice sur laquelle peut-être il ne comptait pas, avait envoyé deux dépêches malveillantes à Paris, presqu'au moment même que ses manières étaient devenues plus obligeantes, après la mort de madame de Beaumont. Sa véritable pensée était-elle dans ses conversations, lorsqu'il me permettait d'aller à Naples, ou dans ses missives diplomatiques ? Conversations et missives sont de la même date, et contradictoires. Il n'a tenu qu'à moi de mettre M. le cardinal d'accord avec lui-même, en faisant disparaître les traces des rapports qui me concernaient : il m'eût suffi de retirer des cartons, lorsque j'étais ministre des affaires étrangères, les élucubrations de l'ambassadeur : je n'aurais fait que ce qu'a fait M. de Talleyrand au sujet de sa correspondance avec l'empereur. Je n'ai pas cru avoir le droit d'user de ma puissance à mon profit. Si, par hasard, on recherchait ces documents, on les trouverait à leur place. Que cette manière d'agir soit une duperie, je le veux bien ; mais pour ne pas me faire le mérite d'une vertu que je n'ai pas, il faut qu'on sache que ce respect des correspondances de mes détracteurs, tient plus à mon mépris qu'à ma générosité. J'ai vu aussi dans les archives de l'ambassade à Berlin des lettres offensantes de M. le marquis de Bonnay à mon égard : loin de me ménager, je les ferai connaître.

M. le cardinal Fesch ne gardait pas plus de retenue avec le pauvre abbé Guillon (l'évêque de Maroc) : il était signalé comme un agent de la Russie . Bonaparte traitait M. Lainé d' agent de 1'Angleterre : c'étaient là de ces commérages dont ce grand homme avait pris la méchante habitude dans des rapports de police. Mais n'y avait-il rien à dire contre M. Fesch lui-même ? Quel cas sa propre famille faisait-elle de lui ? Le cardinal de Clermont-Tonnerre était à Rome comme moi, en 1803 ; que n'écrivait-il point de l'oncle de Napoléon ! J'ai les lettres.

Au reste, à qui ces contentions, ensevelies depuis quarante ans dans des liasses vermoulues, importent-elles ? Des divers acteurs de cette époque un seul restera, Bonaparte. Nous tous qui prétendons vivre, nous sommes déjà morts : lit-on le nom de l'insecte, à la faible lueur qu'il traîne quelquefois après lui en rampant ?

M. le cardinal Fesch m'a retrouvé depuis, ambassadeur auprès de Léon XII ; il m'a donné des preuves d'estime : de mon côté, j'ai tenu à le prévenir et à l'honorer. Il est d'ailleurs naturel que l'on m'ait jugé avec une sévérité que je ne m'épargne pas. Tout cela est archipassé : je ne veux pas même reconnaître l'écriture de ceux qui, en 1803, ont servi de secrétaires officiels ou officieux à M. le cardinal Fesch.

Je partis pour Naples : là commença une année sans madame de Beaumont ; année d'absence, que tant d'autres devaient suivre ! Je n'ai point revu Naples depuis cette époque, bien qu'en 1827 je fusse à la porte de cette même ville, où je me promettais d'aller avec madame de Chateaubriand. Les orangers étaient couverts de leurs fruits et les myrtes de leurs fleurs. Baïes, les Champs-Elysées et la mer, étaient des enchantements que je ne pouvais plus dire à personne. J'ai peint la baie de Naples dans les Martyrs . Je montai au Vésuve et descendis dans son cratère. Je me pillais : je jouais une scène de René .

A Pompéi, on me montra un squelette enchaîné et des mots latins estropiés, barbouillés par des soldats sur des murs. Je revins à Rome. Canova m'accorda l'entrée de son atelier, tandis qu'il travaillait à une statue de nymphe. Ailleurs, les modèles des marbres du tombeau que j'avais commandé, étaient déjà d'une grande expression. J'allai prier sur des cendres à Saint-Louis, et je partis pour Paris le 21 janvier 1804, autre jour de malheur.

Voici une prodigieuse misère : trente-cinq ans se sont écoulés depuis la date de ces événements. Mon chagrin ne se flattait-il pas, en ces jours lointains, que le lien qui venait de se rompre serait mon dernier lien ? Et pourtant que j'ai vite, non pas oublié, mais remplacé ce qui me fut cher ! Ainsi va l'homme de défaillance en défaillance. Lorsqu'il est jeune et qu'il mène devant lui sa vie, une ombre d'excuse lui reste ; mais lorsqu'il s'y attelle et qu'il la traîne péniblement derrière lui, comment l'excuser ? L'indigence de notre nature est si profonde, que dans nos infirmités volages, pour exprimer nos affections récentes, nous ne pouvons employer que des mots déjà usés par nous dans nos anciens attachements. Il est cependant des paroles qui ne devraient servir qu'une fois : on les profane en les répétant. Nos amitiés trahies et délaissées nous reprochent les nouvelles sociétés où nous sommes engagés ; nos heures s'accusent : notre vie est une perpétuelle rougeur, parce qu'elle est une faute continuelle.

 

2 L16 Livre seizième

1. Année de ma vie, 1804. - République du Valais. - Visite au château des Tuileries. - Hôtel de Montmorin. - J'entends crier la mort du duc d'Enghien. - Je donne ma démission. - 2. Mort du duc d'Enghien. - 3 Année de ma vie, 1804. - 4. Le général Hulin. - 5. Le duc de Rovigo. - 6. M. de Talleyrand. - 7. Part de chacun. - 8. Bonaparte : ses sophismes et ses remords. - 9. Ce qu'il faut conclure de tout ce récit. - Inimitiés enfantées par la mort du duc d'Enghien. - 10. Un article du Mercure . - Changement dans la vie de Bonaparte. - 11. Abandon de Chantilly.

 

2 L16 Chapitre 1

Paris, 1838.

Revu le 22 février 1845.

Année de ma vie 1804. - République du Valais. - Visite au château des Tuileries. - Hôtel de Montmorin. - J'entends crier la mort du duc d'Enghien. - Je donne ma démission.

Mon dessein n'étant pas de rester à Paris, je descendis à l'hôtel de France, rue de Beaune, où madame de Chateaubriand vint me rejoindre pour se rendre avec moi dans le Valais. Mon ancienne société, déjà à demi dispersée, avait perdu le lien qui la réunissait.

Bonaparte marchait à l'empire ; son génie s'élevait à mesure que grandissaient les événements : il pouvait comme la poudre en se dilatant, emporter le monde ; déjà immense, et cependant ne se sentant pas au sommet, ses forces le tourmentaient ; il tâtonnait, il semblait chercher son chemin : quand j'arrivai à Paris, il en était à Pichegru et à Moreau ; par une mesquine envie, il avait consenti à les admettre pour rivaux : Moreau, Pichegru et Georges Cadoudal qui leur était fort supérieur, furent arrêtés. Ce train vulgaire de conspirations que l'on rencontre dans toutes les affaires de la vie, n'avait rien de ma nature et j'étais aise de m'enfuir aux montagnes.

Le conseil de la ville de Sion m'écrivit. La naïveté de cette dépêche en a fait pour moi un document ; j'entrais dans la politique par la religion : le Génie du Christianisme m'en avait ouvert les portes.

" République du Valais.

" Sion, 20 février 1804.

" Le conseil de la ville de Sion,

" A monsieur Chateaubriand,

" secrétaire de légation de la République française à Rome.

" Monsieur,

" Par une lettre officielle de notre grand-baillif, nous avons appris votre nomination à la place de ministre de France près de notre République. Nous nous empressons à vous en témoigner la joie la plus complète que ce choix nous donne. Nous voyons dans cette nomination un précieux gage de la bienveillance du Premier Consul envers notre République et nous nous félicitons de l'honneur de vous posséder dans nos murs : nous en tirons les plus heureux augures pour les avantages de notre patrie et de notre ville. Pour vous donner un témoignage de ces sentiments, nous avons délibéré de vous faire préparer un logement provisoire, digne de vous recevoir, garni de meubles et d'effets convenables pour votre usage, autant que la localité et nos circonstances le permettent, en attendant que vous ayez pu prendre vous-même des arrangements à votre convenance.

" Veuillez, Monsieur, agréer cette offre comme une preuve de nos dispositions sincères à honorer le gouvernement français dans son employé, dont le choix doit plaire particulièrement à un peuple religieux . Nous vous prions de vouloir bien nous prévenir de votre arrivée dans cette ville.

" Agréez, Monsieur, les assurances de notre respectueuse considération.

" Le président du conseil de la ville de Sion,

" De Riedmalten. "

" Par le conseil de la ville :

" Le secrétaire du conseil,

" de Sorrente. "

Deux jours avant le 20 mars, je m'habillai pour aller prendre congé de Bonaparte aux Tuileries ; je ne l'avais pas revu depuis le moment où il m'avait parlé chez Lucien. La galerie où il recevait était pleine ; il était accompagné de Murat et d'un premier aide-de-camp ; il passait presque sans s'arrêter. A mesure qu'il approcha de moi, je fus frappé de l'altération de son visage : ses joues étaient dévalées et livides, ses yeux âpres, son teint pâli et brouillé, son air sombre et terrible. L'attrait qui m'avait précédemment poussé vers lui, cessa ; au lieu de rester sur son passage, je fis un mouvement afin de l'éviter. Il me jeta un regard comme pour chercher à me reconnaître, dirigea quelques pas vers moi, puis se détourna et s'éloigna. Lui étais-je apparu comme un avertissement ? Son aide-de-camp me remarqua ; quand la foule me couvrait, cet aide-de-camp essayait de m'entrevoir entre les personnages placés devant moi, et rentraînait le Consul de mon côté. Ce jeu continua près d'un quart d'heure, moi toujours me retirant, Napoléon me suivant toujours sans s'en douter. Je n'ai jamais pu m'expliquer ce qui avait frappé l'aide-de-camp. Me prenait-il pour un homme suspect qu'il n'avait jamais vu ? Voulait-il, s'il savait qui j'étais, forcer Bonaparte à s'entretenir avec moi ? Quoi qu'il en soit, Napoléon passa dans un autre salon. Satisfait d'avoir rempli ma tâche en me présentant aux Tuileries, je me retirai. A la joie que j'ai toujours éprouvée en sortant d'un château, il est évident que je n'étais pas fait pour y entrer.

Retourné à l'hôtel de France, je dis à plusieurs de mes amis : " Il faut qu'il y ait quelque chose d'étrange que nous ne savons pas, car Bonaparte ne peut être changé à ce point, à moins d'être malade. " M. Bourrienne a su ma singulière prévision, il a seulement confondu les dates ; voici sa phrase : " En revenant de chez le Premier Consul, M. de Chateaubriand déclara à ses amis qu'il avait remarqué chez le Premier Consul une grande altération et quelque chose de sinistre dans le regard. "

Oui, je le remarquai : une intelligence supérieure n'enfante pas le mal sans douleur, parce que ce n'est pas son fruit naturel et qu'elle ne devait pas le porter.

Le surlendemain, 20 mars, je me levai de bonne heure, pour un souvenir qui m'était triste et cher. M. de Montmorin avait fait bâtir un hôtel au coin de la rue Plumet, sur le boulevard neuf des Invalides. Dans le jardin de cet hôtel, vendu pendant la Révolution, madame de Beaumont, presque enfant, avait planté un cyprès, et elle s'était plu quelquefois à me le montrer en passant : c'était à ce cyprès, dont je savais seul l'origine et l'histoire, que j'allais faire mes adieux. Il existe encore, mais il languit et s'élève à peine à la hauteur de la croisée sous laquelle une main qui s'est retirée aimait à le cultiver. Je distingue ce pauvre arbre entre trois ou quatre autres de son espèce ; il semble me connaître et se réjouir quand j'approche ; des souffles mélancoliques inclinent un peu vers moi sa tête jaunie, et il murmure à la fenêtre de la chambre abandonnée : intelligences mystérieuses entre nous qui cesseront quand l'un ou l'autre sera tombé.

Mon pieux tribut payé, je descendis le boulevard, traversai l'esplanade des Invalides, le pont Louis XVI et le jardin des Tuileries, dont je sortis près du pavillon Marsan, à la grille qui s'ouvre aujourd'hui sur la rue de Rivoli. Là, entre onze heures et midi, j'entendis un homme et une femme qui criaient une nouvelle officielle ; des passants s'arrêtaient, subitement pétrifiés par ces mots : " Jugement de la commission militaire spéciale convoquée à Vincennes, qui condamne à la peine de mort le nommé Louis-Antoine-Henri de Bourbon, né le 2 août 1772 à Chantilly . "

Ce cri tomba sur moi comme la foudre ; il changea ma vie, de même qu'il changea celle de Napoléon. Je rentrai chez moi ; je dis à madame de Chateaubriand : " Le duc d'Enghien vient d'être fusillé. " Je m'assis devant une table, et je me mis à écrire ma démission. Madame de Chateaubriand ne s'y opposa point et me vit écrire avec un grand courage. Elle ne se dissimulait pas mes dangers : on faisait le procès au général Moreau et à Georges Cadoudal ; le lion avait goûté le sang, ce n'était pas le moment de l'irriter.

M. Clausel de Coussergues arriva sur ces entrefaites ; il avait aussi entendu crier l'arrêt. Il me trouva la plume à la main : ma lettre, dont il me fit supprimer, par pitié pour madame de Chateaubriand, des phrases de colère, partit ; elle était au ministre des relations extérieures. Peu importait la rédaction : mon opinion et mon crime étaient dans le fait de ma démission : Bonaparte ne s'y trompa pas. Madame Bacciocchi jeta les hauts cris en apprenant ce qu'elle appelait ma défection ; elle m'envoya chercher et me fit les plus vifs reproches. M. de Fontanes qui agit ensuite avec une amitié intrépide, devint presque fou de peur, au premier moment : il me réputait fusillé avec toutes les personnes qui m'étaient attachées. Pendant plusieurs jours, mes amis restèrent dans la crainte de me voir enlever par la police ; ils se présentaient chez moi d'heure en heure, et toujours en frémissant, quand ils abordaient la loge du portier. M. Pasquier vint m'embrasser le lendemain de ma démission, disant qu'on était heureux d'avoir un ami tel que moi. Il demeura un temps assez considérable dans une honorable modération, éloigné des places et du pouvoir.

Néanmoins, ce mouvement de sympathie, qui nous emporte à la louange d'une action généreuse, s'arrêta. J'avais accepté, en considération de la religion, une place hors de France, place que m'avait conférée un génie puissant, vainqueur de l'anarchie, un chef sorti du principe populaire, le consul d'une république , et non un roi continuateur d'une monarchie usurpée ; alors, j'étais isolé dans mon sentiment, parce que j'étais conséquent dans ma conduite ; je me retirai quand les conditions auxquelles je pouvais souscrire s'altérèrent ; mais aussitôt que le héros se fut changé en meurtrier, on se précipita dans ses antichambres. Six mois après le 20 mars, on eût pu croire qu'il n'y avait plus qu'une opinion dans la haute société, sauf de méchants quolibets que l'on se permettait à huis-clos. Les personnes tombées prétendaient avoir été forcées et l'on ne forçait disait-on, que ceux qui avaient un grand nom ou une grande importance, et chacun, pour prouver son importance ou ses quartiers, obtenait d'être forcé à force de sollicitations.

Ceux qui m'avaient le plus applaudi s'éloignèrent ; ma présence leur était un reproche : les gens prudents trouvent de l'imprudence dans ceux qui cèdent à l'honneur. Il y a des temps où l'élévation de l'âme est une véritable infirmité ; personne ne la comprend ; elle passe pour une espèce de borne d'esprit, pour un préjugé, une habitude inintelligente d'éducation, une lubie, un travers qui vous empêche de juger les choses ; imbécillité honorable peut-être, dit-on, mais ilotisme stupide. Quelle capacité peut-on trouver à n'y voir goutte, à rester étranger à la marche du siècle, au mouvement des idées, à la transformation des moeurs, au progrès de la société ? N'est-ce pas une méprise déplorable que d'attacher aux événements une importance qu'ils n'ont pas ? Barricadé dans vos étroits principes, l'esprit aussi court que le jugement, vous êtes comme un homme logé sur le derrière d'une maison, n'ayant vue que sur une petite cour, ne se doutant ni de ce qui se passe dans la rue, ni du bruit qu'on entend au dehors. Voilà où vous réduit un peu d'indépendance, objet de pitié que vous êtes pour la médiocrité : quant aux grands esprits à l'orgueil affectueux et aux yeux sublimes, oculos sublimes , leur dédain miséricordieux vous pardonne, parce qu'ils savent que vous ne pouvez pas entendre . Je me renfonçai donc humblement dans ma carrière littéraire ; pauvre Pindare destiné à chanter dans ma première Olympique l ' excellence de l ' eau laissant le vin aux heureux.

L'amitié rendit le coeur à M. de Fontanes ; madame Bacciocchi plaça sa bienveillance entre la colère de son frère et ma résolution. M. de Talleyrand, indifférence ou calcul, garda ma démission plusieurs jours avant d'en parler : quand il l'annonça à Bonaparte, celui-ci avait eu le temps de réfléchir. En recevant de ma part la seule et directe marque de blâme d'un honnête homme qui ne craignait pas de le braver, il ne prononça que ces deux mots : " C'est bon. " Plus tard il dit à sa soeur : " Vous avez eu bien peur pour votre ami. " Longtemps après, en causant avec M. de Fontanes, il lui avoua que ma démission était une des choses qui l'avaient le plus frappé. M. de Talleyrand me fit écrire une lettre de bureau dans laquelle il me reprochait gracieusement d'avoir privé son département de mes talents et de mes services. Je remis les frais d'établissement, et tout fut fini en apparence. Mais en osant quitter Bonaparte, je m'étais placé à son niveau, et il était animé contre moi de toute sa forfaiture, comme je l'étais contre lui de toute ma loyauté. Jusqu'à sa chute, il a tenu le glaive suspendu sur ma tête ; il revenait quelquefois à moi par un penchant naturel et cherchait à me noyer dans ses fatales prospérités ; quelquefois, j'inclinais vers lui par l'admiration qu'il m'inspirait, par l'idée que j'assistais à une transformation sociale, non à un simple changement de dynastie : mais antipathiques sous beaucoup de rapports, nos deux natures reparaissaient, et s'il m'eût fait fusiller volontiers, en le tuant je n'aurais pas senti beaucoup de peine.

La mort fait ou défait un grand homme ; elle l'arrête au pas qu'il allait descendre, ou au degré qu'il allait monter : c'est une destinée accomplie ou manquée ; dans le premier cas, on en est à l'examen de ce qu'elle a été ; dans le second, aux conjectures de ce qu'elle aurait pu devenir.

Si j'avais rempli un devoir dans des vues lointaines d'ambition, je me serais trompé. Charles X n'a appris qu'à Prague ce que j'avais fait en 1804 : il revenait de la monarchie. " Chateaubriand, me dit-il au château de Hradschin, vous aviez servi Bonaparte ? - Oui, sire. - Vous avez donné votre démission à la mort de M. le duc d'Enghien ? - Oui, sire. " Le malheur instruit ou rend la mémoire. Je vous ai raconté qu'un jour, à Londres, réfugié avec M. de Fontanes dans une allée pendant une averse, M. le duc de Bourbon se vint cacher sous le même abri : en France, son vaillant père et lui, qui remerciaient si poliment quiconque écrivait l'oraison funèbre de M. le duc d'Enghien, ne m'ont pas adressé un souvenir : ils ignoraient sans doute aussi ma conduite ; il est vrai que je ne leur en ai jamais parlé.

 

2 L16 Chapitre 2

Chantilly, novembre 1838.

Mort du duc d'Enghien.

Comme aux oiseaux voyageurs, il me prend au mois d'octobre une inquiétude qui m'obligerait à changer de climat si j'avais encore la puissance des ailes et la légèreté des heures : les nuages qui volent à travers le ciel me donnent envie de fuir. Afin de tromper cet instinct, je suis accouru à Chantilly. J'ai erré sur la pelouse où de vieux gardes se traînent à l'orée des bois. Quelques corneilles, volant devant moi, par-dessus des genêts, des taillis, des clairières, m'ont conduit aux étangs de Commelle. La mort a soufflé sur les amis qui m'accompagnèrent jadis au château de la reine Blanche : les sites de ces solitudes n'ont été qu'un horizon triste, entrouvert un moment du côté de mon passé. Aux jours de René, j'aurais trouvé des mystères de la vie dans le ruisseau de la Thève : il dérobe sa course parmi des prêles et des mousses ; des roseaux le voilent ; il meurt dans ces étangs qu'alimente sa jeunesse, sans cesse expirante, sans cesse renouvelée : ces ondes me charmaient quand je portais en moi le désert avec les fantômes qui me souriaient, malgré leur mélancolie, et que je parais de fleurs.

Revenant le long des haies à peine tracées, la pluie m'a surpris ; je me suis réfugié sous un hêtre : ses dernières feuilles tombaient comme mes années ; sa cime se dépouillait comme ma tête. il était marqué au tronc d'un cercle rouge, pour être abattu comme moi. Rentré à mon auberge, avec une moisson de plantes d'automne et dans des dispositions peu propres à la joie, je vous raconterai la mort de M. le duc d'Enghien, à la vue des ruines de Chantilly.

Cette mort, dans le premier moment, glaça d'effroi tous les coeurs ; on appréhenda le revenir du règne de Robespierre. Paris crut revoir un de ces jours qu'on ne voit qu'une fois, le jour de l'exécution de Louis XVI. Les serviteurs, les amis, les parents de Bonaparte étaient consternés. A l'étranger, si le langage diplomatique étouffa subitement la sensation populaire, elle n'en remua pas moins les entrailles de la foule. Dans la famille exilée des Bourbons, le coup pénétra d'outre en outre : Louis XVIII renvoya au roi d'Espagne l'ordre de la Toison-d'or, dont Bonaparte venait d'être décoré ; le renvoi était accompagné de cette lettre, qui fait honneur à l'âme royale :

" Monsieur et cher cousin, il ne peut y avoir rien de commun entre moi et le grand criminel que l'audace et la fortune ont placé sur un trône qu'il a eu la barbarie de souiller du sang pur d'un Bourbon, le duc d'Enghien. La religion peut m'engager à pardonner à un assassin ; mais le tyran de mon peuple doit toujours être mon ennemi. La Providence, par des motifs inexplicables, peut me condamner à finir mes jours en exil ; mais jamais ni mes contemporains, ni la postérité ne pourront dire que, dans le temps de l'adversité, je me sois montré indigne d'occuper, jusqu'au dernier soupir, le trône de mes ancêtres. "

Il ne faut point oublier un autre nom, qui s'associe au nom du duc d'Enghien : Gustave-Adolphe, le détrôné et le banni, fut le seul des rois alors régnants qui osa élever la voix pour sauver le jeune prince français. Il fit partir de Karlsruhe un aide-de-camp porteur d'une lettre à Bonaparte ; la lettre arriva trop tard : le dernier des Condé n'existait plus. Gustave-Adolphe renvoya au roi de Prusse le cordon de l'Aigle-Noir, comme Louis XVIII avait renvoyé la Toison-d'or au roi d'Espagne. Gustave déclarait à l'héritier du grand Frédéric que, " d'après les lois de la chevalerie , il ne pouvait pas consentir à être le frère d'armes de l'assassin du duc d'Enghien ". (Bonaparte avait l'Aigle-Noir.) Il y a je ne sais quelle dérision amère dans ces souvenirs presque insensés de chevalerie, éteints partout, excepté au coeur d'un roi malheureux pour un ami assassiné ; nobles sympathies de l'infortune, qui vivent à l'écart sans être comprises, dans un monde ignoré des hommes !

Hélas ! nous avions passé à travers trop de despotismes différents, nos caractères, domptés par une suite de maux et d'oppressions, n'avaient plus assez d'énergie pour qu'à propos de la mort du jeune Condé notre douleur portât longtemps le crêpe : peu à peu les larmes se tarirent ; la peur déborda en félicitations sur les dangers auxquels le Premier Consul venait d'échapper ; elle pleurait de reconnaissance d'avoir été sauvée par une si sainte immolation. Néron, sous la dictée de Sénèque, écrivit au sénat une lettre apologétique du meurtre d'Agrippine ; les sénateurs, transportés, comblèrent de bénédictions le fils qui n'avait pas craint de s'arracher le coeur par un parricide tant salutaire ! La société retourna vite à ses plaisirs ; elle avait frayeur de son deuil : après la Terreur, les victimes épargnées dansaient, s'efforçaient de paraître heureuses, et, craignant d'être soupçonnées coupables de mémoire, elles avaient la même gaieté qu'en allant à l'échafaud.

Ce ne fut pas de but en blanc et sans précaution que l'on arrêta le duc d'Enghien ; Bonaparte s'était fait rendre compte du nombre des Bourbons en Europe. Dans un conseil où furent appelés MM. de Talleyrand et Fouché, on reconnut que le duc d'Angoulême était à Varsovie avec Louis XVIII ; le comte d'Artois et le duc de Berry à Londres, avec les princes de Condé et de Bourbon. Le plus jeune des Condé était à Ettenheim, dans le duché de Bade. Il se trouva que MM. Taylor et Drake, agents anglais, avaient noué des intrigues de ce côté. Le duc de Bourbon, le 16 juin 1803, mit en garde son petit-fils contre une arrestation possible, par un billet à lui adressé de Londres et que l'on conserve. Bonaparte appela auprès de lui les deux consuls ses collègues : il fit d'abord d'amers reproches à M. Réal de l'avoir laissé ignorer ce qu'on projetait contre lui. Il écouta patiemment les objections : ce fut Cambacérès qui s'exprima avec le plus de vigueur. Bonaparte l'en remercia et passa outre. C'est ce que j'ai vu dans les Mémoires de Cambacérès, qu'un de ses neveux, M. de Cambacérès, pair de France, m'a permis de consulter, avec une obligeance dont je conserve un souvenir reconnaissant. La bombe lancée ne revient pas ; elle va où le génie l'envoie, et tombe. Pour exécuter les ordres de Bonaparte, il fallait violer le territoire de l'Allemagne, et le territoire fut immédiatement violé. Le duc d'Enghien fut arrêté à Ettenheim. On ne trouva auprès de lui, au lieu du général Dumouriez, que le marquis de Tuméry et quelques autres émigrés de peu de renom : cela aurait dû avertir de la méprise. Le duc d'Enghien est conduit à Strasbourg. Le commencement de la catastrophe de Vincennes nous a été raconté par le prince même : il a laissé un petit journal de route d'Ettenheim à Strasbourg : le héros de la tragédie vient sur l'avant-scène prononcer ce prologue :

Journal du duc d'Enghien.

" Le jeudi 15 mars, à Ettenheim, ma maison cernée dit le prince, par un détachement de dragons et des piquets de gendarmerie ; total, deux cents hommes environ, deux généraux, le colonel des dragons, le colonel Charlot de la gendarmerie de Strasbourg, à cinq heures (du matin). A cinq heures et demie, les portes enfoncées, emmené au Moulin, près la Tuilerie. Mes papiers enlevés, cachetés. Conduit dans une charrette, entre deux haies de fusiliers, jusqu'au Rhin. Embarqué pour Rhisnau. Débarqué et marché à pied jusqu'à Pfortsheim. Déjeuné à l'auberge. Monté en voiture avec le colonel Charlot, le maréchal-des-logis de la gendarmerie, un gendarme sur le siège et Grunstein. Arrivé à Strasbourg, chez le colonel Charlot vers cinq heures et demie. Transféré une demi-heure après dans un fiacre, à la citadelle. (...)

" Dimanche 18, on vient m'enlever à une heure et demie du matin. On ne me laisse que le temps de m'habiller. J'embrasse mes malheureux compagnons, mes gens. Je pars seul avec deux officiers de gendarmerie et deux gendarmes. Le colonel Charlot m'a annoncé que nous allons chez le général de division, qui a reçu des ordres de Paris. Au lieu de cela, je trouve une voiture avec six chevaux de poste sur la place de l'Eglise. Le lieutenant Petermann y monte à côté de moi, le maréchal des-logis Blitersdorff sur le siège, deux gendarmes en dedans, l'autre en dehors. "

Ici le naufragé, prêt à s'engloutir, interrompt son journal de bord.

Arrivée vers les quatre heures du soir à l'une des barrières de la capitale, où vient aboutir la route de Strasbourg, la voiture, au lieu d'entrer dans Paris, suivit le boulevard extérieur et s'arrêta au château de Vincennes. Le prince, descendu de la voiture dans la cour intérieure, est conduit dans une chambre de la forteresse, on l'y enferme et il s'endort. A mesure que le prince approchait de Paris, Bonaparte affectait un calme qui n'était pas naturel. Le 18 mars, il partit pour la Malmaison ; c'était le dimanche des Rameaux. Madame Bonaparte, qui, comme toute sa famille, était instruite de l'arrestation du prince, lui parla de cette arrestation. Bonaparte lui répondit : " Tu n'entends rien à la politique. " Le colonel Savary était devenu un des habitués de Bonaparte. Pourquoi ? parce qu'il avait vu le Premier Consul pleurer à Marengo. Les hommes à part doivent se défier de leurs larmes, qui les mettent sous le joug des hommes vulgaires. Les larmes sont une de ces faiblesses par lesquelles un témoin peut se rendre mettre des résolutions d'un grand homme.

On assure que le Premier Consul fit rédiger tous les ordres pour Vincennes. Il était dit dans un de ces ordres, que si la condamnation prévue était une condamnation à mort, elle devait être exécutée sur-le-champ. Je crois à cette version, bien que je ne puisse l'attester, puisque ces ordres manquent. Madame de Rémusat, qui, dans la soirée du 20 mars, jouait aux échecs à la Malmaison avec le Premier Consul, l'entendit murmurer quelques vers sur la clémence d'Auguste ; elle crut que Bonaparte revenait à lui et que le prince était sauvé. Non ; le destin avait prononcé son oracle. Lorsque Savary reparut à la Malmaison, madame Bonaparte devina tout le malheur. Le Premier Consul s'était enfermé seul pendant plusieurs heures. Et puis le vent souffla, et tout fut fini.

Commission militaire nommée.

Un ordre de Bonaparte, du 29 ventôse an XII, avait arrêté qu'une commission militaire, composée de sept membres nommés par le général gouverneur de Paris (Murat), se réunirait à Vincennes, pour juger le ci-devant duc d ' Enghien, prévenu d ' avoir porté les armes contre la République, etc .

En exécution de cet arrêté, le même jour, 29 ventôse, Joachim Murat nomma, pour former ladite commission, les sept militaires ; à savoir :

Le général Hulin, commandant les grenadiers à pied de la garde des Consuls, président ;

Le colonel Guitton, commandant le 1er régiment de cuirassiers ;

Le colonel Bazancourt, commandant le 4e régiment d'infanterie légère ;

Le colonel Ravier, commandant le 18e régiment d'infanterie de ligne ;

Le colonel Barrois, commandant le 96e régiment d'infanterie de ligne ;

Le colonel Rabbe, commandant le 2e régiment de la garde municipale de Paris ;

Le citoyen d'Autancourt, major de la gendarmerie d'élite, qui remplira les fonctions de capitaine-rapporteur.

Interrogatoire du capitaine-rapporteur.

Le capitaine d'Autancourt, le chef d'escadron Jacquin, de la légion d'élite, deux gendarmes à pied du même corps, Lerva, Tharsis, et le citoyen Noirot, lieutenant au même corps se rendent à la chambre du duc d'Enghien ; ils le réveillent : il n'avait plus que quatre heures à attendre, avant de retourner à son sommeil. Le capitaine-rapporteur, assisté de Molin, capitaine au 18e régiment, greffier choisi par ledit rapporteur, interroge le prince.

A lui demandé ses noms, prénoms, âge et lieu de naissance ?

A répondu se nommer Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, né le 2 août 1772, à Chantilly.

A lui demandé où il a résidé depuis sa sortie de France ?

A répondu qu'après avoir suivi ses parents, le corps de Condé s'étant formé, il avait fait toute la guerre, et qu'avant cela, il avait fait la campagne de 1792, en Brabant, avec le corps de Bourbon.

A lui demandé s'il n'était point passé en Angleterre, et si cette puissance lui accorde toujours un traitement ?

A répondu n'y être jamais allé ; que l'Angleterre lui accorde toujours un traitement, et qu'il n'a que cela pour vivre.

A lui demandé quel grade il occupait dans l'armée de Condé ?

A répondu : commandant de l'avant-garde avant 1796, avant cette campagne comme volontaire au quartier général de son grand-père et toujours, depuis 1796, comme commandant de l'avant-garde.

A lui demandé s'il connaissait le général Pichegru ; s'il a eu des relations avec lui ?

A répondu : Je ne l'ai, je crois, jamais vu. Je n'ai point eu de relations avec lui. Je sais qu'il a désiré me voir. Je me loue de ne l'avoir point connu d'après les vils moyens dont on dit qu'il a voulu se servir, s'ils sont vrais.

A lui demandé s'il connaît l'ex-général Dumouriez, et s'il a des relations avec lui ?

A répondu : Pas davantage.

De quoi a été dressé le présent qui a été signé par le duc d'Enghien, le chef d'escadron Jacquin, le lieutenant Noirot, les deux gendarmes et le capitaine-rapporteur.

Avant de signer le présent procès-verbal, le duc d'Enghien a dit : " Je fais avec instance la demande d'avoir une audience particulière du Premier Consul. Mon nom, mon rang, ma façon de penser et l'horreur de ma situation me font espérer qu'il ne se refusera pas à ma demande. "

Séance et jugement de la commission militaire.

A deux heures du matin, 21 mars, le duc d'Enghien fut amené dans la salle où siégeait la commission et répéta ce qu'il avait dit dans l'interrogatoire du capitaine-rapporteur. Il persista dans sa déclaration : il ajouta qu'il était prêt à faire la guerre, et qu'il désirait avoir du service dans la nouvelle guerre de l'Angleterre contre la France. " Lui ayant été demandé s'il avait quelque chose à présenter dans ses moyens de défense, a répondu n'avoir rien à dire de plus.

" Le président fait retirer l'accusé ; le conseil délibérant à huis clos, le président recueille les voix, en commençant par le plus jeune en grade ; ensuite, ayant émis son opinion le dernier, l'unanimité des voix a déclaré le duc d'Enghien coupable, et lui a appliqué l'article .. de la loi du ... ainsi conçu ... et en conséquence l'a condamné à la peine de mort. Ordonne que le présent jugement sera exécuté de suite à la diligence du capitaine-rapporteur, après en avoir donné lecture au condamné,

en présence des différents détachements des corps de la garnison.

" Fait, clos et jugé sans désemparer à Vincennes les jour, mois et an que dessus et avons signé. "

La fosse étant faite, remplie et close, dix ans d'oubli, de consentement général et de gloire inouïe s'assirent dessus ; l'herbe poussa au bruit des salves qui annonçaient des victoires, aux illuminations qui éclairaient le sacre pontifical, le mariage de la fille des Césars ou la naissance du roi de Rome. Seulement de rares affligés rôdaient dans le bois, aventurant un regard furtif au bas du fossé vers l'endroit lamentable, tandis que quelques prisonniers l'apercevaient du haut du donjon qui les renfermait. La Restauration vint : la terre de la tombe fut remuée et avec elle les consciences ; chacun alors crut devoir s'expliquer. M. Dupin aîné publia sa discussion. M. Hulin, président de la commission militaire, parla. M. le duc de Rovigo entra dans la controverse en accusant M. de Talleyrand ; un tiers répondit pour M. de Talleyrand, et Napoléon éleva sa grande voix sur le rocher de Sainte-Hélène.

Il faut reproduire et étudier ces documents, pour assigner à chacun la part qui lui revient et la place qu'il doit occuper dans ce drame. Il est nuit, et nous sommes à Chantilly ; il était nuit quand le duc d'Enghien était à Vincennes. [ Voir dans les textes retranchés, Sur une pièce retrouvée[C M 1 573] .]

 

2 L16 Chapitre 3

Chantilly, novembre 1838.

Année de ma vie 1804.

Lorsque M. Dupin publia sa brochure, il me l'envoya avec cette lettre :

" Paris, ce 10 novembre 1823.

" Monsieur le vicomte,

" Veuillez recevoir un exemplaire de ma publication relative à l'assassinat du duc d'Enghien.

" Il y a longtemps qu'elle eût paru, si je n'avais voulu avant tout, respecter la volonté de monseigneur le duc de Bourbon, qui, ayant eu connaissance de mon travail, m'avait fait exprimer son désir que cette déplorable affaire ne fût point exhumée.

" Mais la Providence avant permis que d'autres prissent l'initiative, il est devenu nécessaire de faire connaître la vérité, et après m'être assuré qu'on ne persistait plus à me faire garder le silence, j'ai parlé avec franchise et sincérité.

" J'ai l'honneur d'être avec un profond respect,

" Monsieur le vicomte,

" De votre Excellence, le très humble et très obéisant serviteur,

" Dupin. "

M. Dupin, que je félicitai et remerciai, révèle dans sa lettre d'envoi un trait ignoré et touchant des nobles et miséricordieuses vertus du père de la victime. M. Dupin commence ainsi sa brochure :

" La mort de l'infortuné duc d'Enghien est un des événements qui ont le plus affligé la nation française : il a déshonoré le gouvernement consulaire.

" Un jeune prince, à la fleur de l'âge, surpris par trahison sur un sol étranger, où il dormait en paix sous la protection du droit des gens ; entraîné violemment vers la France ; traduit devant de prétendus juges qui, en aucun cas, ne pouvaient être les siens ; accusé de crimes imaginaires ; privé du secours d'un défenseur ; interrogé et condamné à huis clos ; mis à mort de nuit dans les fossés du château fort qui servait de prison d'Etat ; tant de vertus méconnues, de si chères espérances détruites, feront à jamais de cette catastrophe un des actes les plus révoltants auxquels il ait pu s'abandonner un gouvernement absolu !

" Si aucune forme n'a été respectée ; si les juges étaient incompétents ; s'ils n'ont pas même pris la peine de relater dans leur arrêt la date et le texte des lois sur lesquelles ils prétendaient appuyer cette condamnation ; si le malheureux duc d'Enghien a été fusillé en vertu d'une sentence signée en blanc ... et qui n'a été régularisée qu'après coup ! alors ce n'est plus seulement l'innocente victime d'une erreur judiciaire ; la chose reste avec son véritable nom : c'est un odieux assassinat. "

Cet éloquent exorde conduit M. Dupin à l'examen des pièces : il montre d'abord l'illégalité de l'arrestation : le duc d'Enghien n'a point été arrêté en France ; il n'était point prisonnier de guerre, puisqu'il n'avait pas été pris les armes à la main ; il n'était pas prisonnier à titre civil car l'extradition n'avait pas été demandée ; c'était un emparement violent de la personne, comparable aux captures que font les pirates de Tunis et d'Alger, une course de voleurs, incursio latronum .

Le jurisconsulte passe à l'incompétence de la commission militaire : la connaissance de prétendus complots tramés contre l'Etat n'a jamais été attribuée aux commissions militaires.

Vient après cela l'examen du jugement :

" L'interrogatoire (c'est M. Dupin qui continue de parler) a lieu le 29 ventôse à minuit. Le 30 ventôse, à deux heures du matin, le duc d'Enghien est introduit devant la commission militaire.

" Sur la minute du jugement on lit : Aujourd'hui, le 30 ventôse an XII de la République, à deux heures du matin : ces mots, deux heures du matin , qui n'y ont été mis que parce qu'en effet, il était cette heure-là, sont effacés sur la minute, sans avoir été remplacés par d'autre indication.

" Pas un seul témoin n'a été ni entendu, ni produit contre l'accusé.

" L'accusé est déclaré coupable ! Coupable de quoi ? Le jugement ne le dit pas.

" Tout jugement qui prononce une peine doit contenir la citation de la loi en vertu de laquelle la peine est appliquée.

" Eh bien, ici, aucune de ces formes n'a été remplie ; aucune mention n'atteste au procès-verbal que les commissaires aient eu sous les yeux un exemplaire de la loi ; rien ne constate que le président en ait lu le texte avant de l'appliquer. Loin de là, le jugement, dans sa forme matérielle, offre la preuve que les commissaires ont condamné sans savoir ni la date, ni la teneur de la loi ; car ils ont laissé en blanc, dans la minute de la sentence, et la date de la loi et le numéro de l'article, et la place destinée à recevoir son texte. Et cependant c'est sur la minute d'une sentence constituée dans cet état d'imperfection, que le plus noble sang a été versé par des bourreaux !

" La délibération doit être secrète ; mais la prononciation du jugement doit être publique ; c'est encore la Loi qui nous le dit. Or le jugement du 30 ventôse dit bien : Le conseil délibérant à huis clos ; mais on n'y trouve pas la mention que l'on ait rouvert les portes, on n'y voit pas exprimé que le résultat de la délibération ait été prononcé en séance publique. Il le dirait, y pourrait-on croire ? Une séance publique, à deux heures du matin, dans le donjon de Vincennes, lorsque toutes les issues du château étaient gardées par des gendarme d'élite ! Mais, enfin, on n'a pas même pris la précaution de recourir au mensonge ; le jugement est muet sur ce point.

" Ce jugement est signé par le président et les six autres commissaires, y compris le rapporteur, mais il est à remarquer que la minute n ' est pas signée par le greffier, dont le concours, cependant, était nécessaire pour lui donner authenticité.

" La sentence est terminée par cette terrible formule :

" Sera exécuté de suite, à la diligence du capitaine-rapporteur . De suite ! mots désespérants qui sont l'ouvrage des juges ! De suite ! Et une loi expresse, celle du 15 brumaire an VI, accordait le recours en révision contre tout jugement militaire ! "

M. Dupin, passant à l'exécution, continue ainsi :

" Interrogé de nuit, jugé de nuit, le duc d'Enghien a été tué de nuit. Cet horrible sacrifice devait se consommer dans l'ombre, afin qu'il fût dit que toutes les lois avaient été violées, toutes, même celles qui prescrivaient la publicité de l'exécution. "

Le jurisconsulte vient aux irrégularités dans l'instruction : " L'article 19 de la loi du 13 brumaire an V porte qu'après avoir clos l'interrogatoire, le rapporteur dira au prévenu de faire choix d ' un ami pour défenseur . - Le prévenu aura la faculté de choisir ce défenseur dans toutes les classes de citoyens présents sur les lieux ; s'il déclare qu'il ne peut faire ce choix, le rapporteur le fera pour lui. Ah !sans doute le prince n'avait point d'amis [Allusion à une abominable réponse qu'on aurait faite, dit-on, à M. le duc d'Enghien. (N.d.A.)] parmi ceux qui l'entouraient ; la cruelle déclaration lui en fut faite par un des fauteurs de cette horrible scène !... Hélas ! que n'étions-nous présents ? que ne fut-il permis au prince de faire un appel au barreau de Paris ? Là, il eût trouvé des amis de son malheur, des défenseurs de son infortune. C'est en vue de rendre ce jugement présentable aux yeux du public qu'on paraît avoir préparé plus à loisir une nouvelle rédaction. La substitution tardive d'une seconde rédaction en apparence plus régulière que la première (bien qu'également injuste), n'ôte rien à l'odieux d'avoir fait périr le duc d'Enghien sur un croquis de jugement signé à la hâte et qui n'avait pas encore reçu son complément. "

Telle est la lumineuse brochure de M. Dupin. Je ne sais toutefois si, dans un acte de la nature de celui qu'examine l'auteur, le plus ou le moins de régularité tient une place importante : qu'on eût étranglé le duc d'Enghien dans une chaise de poste de Strasbourg à Paris, ou qu'on l'ait tué dans le bois de Vincennes, la chose est égale. Mais n'est-il pas providentiel de voir des hommes après longues années, les uns démontrer l'irrégularité d'un meurtre auquel ils n'avaient pris aucune part, les autres accourir, sans qu'on le leur demandât, devant l'accusation publique ? Qu'ont-ils donc entendu ? quelle voix d'en haut les a sommés de comparaître ?

 

2 L16 Chapitre 4

Chantilly, novembre 1838.

Le général Hulin.

Après le grand jurisconsulte, voici venir un vétéran aveugle : il a commandé les grenadiers de la Vieille Garde ; c'est tout dire aux braves. Sa dernière blessure, il l'a reçue de Malet, dont le plomb impuissant est resté perdu dans un visage qui ne s'est jamais détourné du boulet. Frappé de cécité, retiré du monde, n ' ayant pour consolations que les soins de sa famille (ce sont ses propres paroles), le juge du duc d'Enghien semble sortir de son tombeau à l'appel du souverain Juge ; il plaide sa cause sans se faire illusion et sans s'excuser :

" Qu'on ne se méprenne point dit-il, sur mes intentions. Je n'écris point par peur, puisque ma personne est sous la protection de lois émanées du trône même, et que sous le gouvernement d'un roi juste, je n'ai rien à redouter de la violence et de l'arbitraire. J'écris pour dire la vérité, même en tout ce qui peut m'être contraire. Ainsi, je ne prétends justifier ni la forme ni le fond du jugement, mais je veux montrer sous l'empire et au milieu de quel concours de circonstances il a été rendu ; je veux éloigner de moi et de mes collègues l'idée que nous ayons agi comme des hommes de parti.

" Si l'on doit nous blâmer encore, je veux aussi qu'on dise de nous : Ils ont été bien malheureux ! "

Le général Hulin affirme que, nommé président d'une commission militaire, il n'en connaissait pas le but ; qu'arrivé à Vincennes, il l'ignorait encore ; que les autres membres de la commission l'ignoraient également ; que le commandant du château, M. Harel, étant interrogé, lui dit ne savoir rien lui-même, ajoutant ces paroles : " Que voulez-vous ? je ne suis plus rien ici. Tout se fait sans mes ordres et ma participation : c'est un autre qui commande ici. "

Il était dix heures du soir, quand le général Hulin fut tiré de son incertitude par la communication des pièces. - L'audience fut ouverte à minuit, lorsque l'examen du prisonnier par le capitaine-rapporteur eut été fini. " La lecture des pièces, dit le président de la commission, donna lieu à un incident. Nous remarquâmes qu'à la fin de l'interrogatoire subi devant le capitaine-rapporteur, le prince, avant de signer, avait tracé, de sa propre main, quelques lignes où il exprimait le désir d ' avoir une explication avec le Premier Consul . Un membre fit la proposition de transmettre cette demande au gouvernement. La commission y déféra ; mais, au même instant, le général, qui était venu se poster derrière mon fauteuil, nous représenta que cette demande était inopportune . D'ailleurs, nous ne trouvâmes dans la loi aucune disposition qui nous autorisât à surseoir. La commission passa donc outre, se réservant, après les débats, de satisfaire au voeu du prévenu. "

Voilà ce que raconte le général Hulin. Or on lit cet autre passage dans la brochure du duc de Rovigo : " Il y avait même assez de monde pour qu'il m'ait été difficile, étant arrivé des derniers, de pénétrer derrière le siège du président où je parvins à me placer. "

C'était donc le duc de Rovigo qui s'était posté derrière le fauteuil du président ? Mais lui, ou tout autre, ne faisant pas partie de la commission, avait-il le droit d'intervenir dans les débats de cette commission et de représenter qu'une demande était inopportune ?

Ecoutons le commandant des grenadiers de la Vieille Garde parler du courage du jeune fils des Condé ; il s'y connaissait :

" Je procédai à l'interrogatoire du prévenu ; je dois le dire, il se présenta devant nous avec une noble assurance, repoussa loin de lui d'avoir trempé directement ni indirectement dans un complot d'assassinat contre la vie du Premier Consul ; mais il avoua aussi avoir porté les armes contre la France, disant avec un courage et une fierté qui ne nous permirent jamais, dans son propre intérêt, de le faire varier sur ce point : " Qu ' il avait soutenu les droits de sa famille, et qu ' un Condé ne pouvait jamais rentrer en France que les armes à la main. Ma naissance, mon opinion , ajouta-t-il, me rendent à jamais l ' ennemi de votre gouvernement . "

La fermeté de ses aveux devenait désespérante pour ses juges. Dix fois nous le mîmes sur la voie de revenir sur ses déclarations, toujours il persista d'une manière inébranlable : " Je vois , disait-il par intervalles, les intentions honorables des membres de la commission, mais je ne peux me servir des moyens qu ' ils m ' offrent. " Et sur l'avertissement que les commissions militaires jugeaient sans appel : " Je le sais , me répondit-il, et je ne me dissimule pas le danger que je cours ; je désire seulement avoir une entrevue avec le Premier Consul. " "

Est-il dans toute notre histoire une page plus pathétique ? La nouvelle France jugeant la France ancienne, lui rendant hommage, lui présentant les armes, lui faisant le salut du drapeau en la condamnant ; le tribunal établi dans la forteresse où le grand Condé, prisonnier, cultivait des fleurs ; le général des grenadiers de la garde de Bonaparte, assis en face du dernier descendant du vainqueur de Rocroi, se sentant ému d'admiration devant l'accusé sans défenseur, abandonné de la terre, l'interrogeant tandis que le bruit du fossoyeur qui creusait la tombe, se mêlait aux réponses assurées du jeune soldat ! Quelques jours après l'exécution, le général Hulin s'écriait : " O le brave jeune homme ! quel courage ! Je voudrais mourir comme lui ! "

Le général Hulin, après avoir parlé de la minute et de la seconde rédaction du jugement, dit : " Quant à la seconde rédaction, la seule vraie, comme elle ne portait pas l'ordre d ' exécuter de suite , mais seulement de lire de suite le jugement au condamné, l ' exécution de suite ne serait pas le fait de la commission, mais seulement de ceux qui auraient pris sur leur responsabilité propre de brusquer cette fatale exécution.

" Hélas ! nous avions bien d'autres pensées ! A peine le jugement fut-il signé, que je me mis à écrire une lettre dans laquelle, me rendant en cela l'interprète du voeu unanime de la commission, j'écrivais au Premier Consul pour lui faire part du désir qu'avait témoigné le prince d'avoir une entrevue avec lui, et aussi pour le conjurer de remettre une peine que la rigueur de notre position ne nous avait pas permis d'éluder.

" C'est à cet instant qu'un homme, qui s'était constamment tenu dans la salle du conseil, et que je nommerais à l'instant, si je ne réfléchissais que, même en me défendant, il ne me convient pas d'accuser... - Que faites-vous là ? me dit-il en s'approchant de moi. - J'écris au Premier Consul, lui répondis-je, pour lui exprimer le voeu du conseil et celui du condamné. - Votre affaire est finie, me dit-il en reprenant la plume : maintenant cela me regarde.

" J'avoue que je crus, et plusieurs de mes collègues avec moi, qu'il voulait dire : Cela me regarde d ' avertir le Premier Consul . La réponse, entendue en ce sens, nous laissait l'espoir que l'avertissement n'en serait pas moins donné. Et comment nous serait-il venu à l'idée que qui que ce fût auprès de nous, avait l ' ordre de négliger les formalités voulues par les lois ? "

Tout le secret de cette funeste catastrophe est dans cette déposition. Le vétéran qui, toujours près de mourir sur le champ de bataille, avait appris de la mort le langage de la vérité, conclut par ces dernières paroles :

" Je m'entretenais de ce qui venait de se passer sous le vestibule contigu à la salle des délibérations. Des conversations particulières s'étaient engagées ; j'attendais ma voiture, qui, n'ayant pu entrer dans la cour intérieure, non plus que celles des autres membres, retarda mon départ et le leur ; nous étions nous-mêmes enfermés, sans que personne pût communiquer au dehors, lorsqu'une explosion se fit entendre ; bruit terrible qui retentit au fond de nos âmes et les glaça de terreur et d'effroi.

" Oui, je le jure au nom de tous mes collègues, cette exécution ne fut point autorisée par nous : notre jugement portait qu'il en serait envoyé une expédition au ministre de la guerre, au grand juge ministre de la justice, et au général en chef gouverneur de Paris.

" L'ordre d'exécution ne pouvait être régulièrement donné que par ce dernier ; les copies n'étaient point encore expédiées ; elles ne pouvaient pas être terminées avant qu'une partie de la journée ne fût écoulée. Rentré dans Paris, j'aurais été trouver le gouverneur, le Premier Consul, que sais-je ? Et tout à coup un bruit affreux vient nous révéler que le prince n'existe plus !

" Nous ignorions si celui qui a si cruellement précipité cette exécution funeste avait des ordres : s ' il n ' en avait point, lui seul est responsable ; s ' il en avait, la commission étrangère à ces ordres, la commission, tenue en chartre privée , la commission, dont le dernier voeu était pour le salut du prince, n'a pu ni en prévenir, ni en empêcher l'effet. On ne peut l'en accuser.

" Vingt ans écoulés n'ont point adouci l'amertume de mes regrets. Que l'on m'accuse d'ignorance d'erreur, j'y consens ; qu'on me reproche une obéissance à laquelle aujourd'hui je saurais bien me soustraire dans de pareilles circonstances ; mon attachement à un homme que je croyais destiné à faire le bonheur de mon pays ; ma fidélité à un gouvernement que je croyais légitime alors et qui était en possession de mes sentiments ; mais que l'on me tienne compte, ainsi qu'à mes collègues, des circonstances fatales au milieu desquelles nous avons été appelés à prononcer. "

La défense est faible, mais vous vous repentez général : paix vous soit ! Si votre arrêt est devenu la feuille de route du dernier Condé, vous irez rejoindre, à la garde avancée des morts, le dernier conscrit de notre ancienne patrie. Le jeune soldat se fera un plaisir de partager son lit avec le grenadier de la Vieille Garde ; la France de Fribourg et la France de Marengo dormiront ensemble.

 

2 L16 Chapitre 5

Chantilly, novembre 1838.

Le duc de Rovigo.

M. le duc de Rovigo, en se frappant la poitrine, prend son rang dans la procession qui vient se confesser à la tombe. J'avais été longtemps sous le pouvoir du ministre de la police ; il tomba sous l'influence qu'il supposait m'être rendue au retour de la légitimité : il me communiqua une partie de ses Mémoires . Les hommes, dans sa position, parlent de ce qu'ils ont fait avec une merveilleuse candeur ; ils ne se doutent pas de ce qu'ils disent contre eux-mêmes : s'accusant sans s'en apercevoir, ils ne soupçonnent pas qu'il y ait une autre opinion que la leur, et sur les fonctions dont ils s'étaient chargés, et sur la conduite qu'ils ont tenue. S'ils ont manqué de fidélité, ils ne croient pas avoir violé leur serment ; s'ils ont pris sur eux des rôles qui répugnent à d'autres caractères, ils pensent avoir rendu de grands services. Leur naïveté ne les justifie pas, mais elle les excuse.

M. le duc de Rovigo me consulta sur les chapitres où il traite de la mort du duc d'Enghien ; il voulait connaître ma pensée, précisément parce qu'il savait ce que j'avais fait ; je lui sus gré de cette marque d'estime, et lui rendant franchise pour franchise, je lui conseillai de ne rien publier.

Je lui dis : " Laissez mourir tout cela ; en France l'oubli ne se fait pas attendre. Vous vous imaginez laver Napoléon d'un reproche et rejeter la faute sur M. de Talleyrand ; or vous ne justifiez pas assez le premier, et n'accusez pas assez le second. Vous prêtez le flanc à vos ennemis ; ils ne manqueront pas de vous répondre. Qu'avez-vous besoin de faire souvenir le public que vous commandiez la gendarmerie d'élite à Vincennes ? Il ignorait la part directe que vous avez eue dans cette action de malheur, et vous la lui révélez. Général, jetez le manuscrit au feu : je vous parle dans votre intérêt. "

Imbu des maximes gouvernementales de l'Empire, le duc de Rovigo pensait que ces maximes convenaient également au trône légitime ; il avait la conviction que sa brochure lui rouvrirait la porte des Tuileries.

C'est en partie à la lumière de cet écrit que la postérité verra se dessiner les fantômes de deuil. Je voulus cacher l'inculpé venu me demander asile pendant la nuit ; il n'accepta point la protection de mon foyer.

M. de Rovigo fait le récit du départ de M. de Caulaincourt qu'il ne nomme point ; il parle de l'enlèvement à Ettenheim, du passage du prisonnier à Strasbourg, et de son arrivée à Vincennes. Après une expédition sur les côtes de la Normandie, le général Savary était revenu à la Malmaison. Il est appelé à cinq heures du soir, le 19 mars 1804, dans le cabinet du Premier Consul, qui lui remet une lettre cachetée pour la porter au général Murat, gouverneur de Paris. Il vole chez le général, se croise avec le ministre des relations extérieures, reçoit l'ordre de prendre la gendarmerie d'élite et d'aller à Vincennes. Il s'y rend à huit heures du soir et voit arriver les membres de la commission. Il pénètre bientôt dans la salle où l'on jugeait le prince, le 20, à une heure du matin, et il va s'asseoir derrière le président. Il rapporte les réponses du duc d'Enghien, à peu près comme les rapporte le procès-verbal de l'unique séance. Il m'a raconté que le prince, après avoir donné ses dernières explications, ôta vivement sa casquette, la posa sur la table, et, comme un homme qui résigne sa vie, dit au président : " Monsieur, je n'ai plus rien à dire. "

M. de Rovigo insiste sur ce que la séance n'était point mystérieuse : " Les portes de la salle ", affirme-t-il " étaient ouvertes et libres pour tous ceux qui pouvaient s'y rendre à cette heure . " M. Dupin avait déjà remarqué cette perturbation de raisonnement. A cette occasion M. Achille Roche, qui semble écrire pour M. de Talleyrand, s'écrie : " La séance ne fut point mystérieuse ! A minuit ! elle se tint dans la partie habitée du château ; dans la partie habitée d'une prison ! Qui assistait donc à cette séance ? des geôliers, des soldats, des bourreaux. "

Nul ne pouvait donner des détails plus exacts sur le moment et le lieu du coup de foudre que M. le duc de Rovigo ; écoutons-le :

" Après le prononcé de l'arrêt je me retirai avec les officiers de mon corps qui, comme moi, avaient assisté aux débats, et j'allai rejoindre les troupes qui étaient sur l'esplanade du château. L'officier qui commandait l'infanterie de ma légion, vint me dire avec une émotion profonde, qu'on lui demandait un piquet pour exécuter la sentence de la commission militaire : - Donnez-le, répondis-je. - Mais, où dois-je le placer ? - Là où vous ne pourrez blesser personne. Car déjà les habitants des populeux environs de Paris étaient sur les routes pour se rendre aux divers marches. Après avoir bien examiné les lieux, l'officier choisit le fossé comme l'endroit le plus sûr pour ne blesser personne. M. le duc d'Enghien y fut conduit par l'escalier de la tour d'entrée du côté du parc, et y entendit la sentence, qui fut exécutée. "

Sous ce paragraphe, on trouve cette note de l'auteur du mémoire : " Entre la sentence et son exécution, on avait creusé une fosse : c'est ce qui a fait dire qu'on l'avait creusée avant le jugement. "

Malheureusement, les inadvertances sont ici déplorables : " M. de Rovigo prétend, dit M. Achille Roche, apologiste de M. de Talleyrand, qu'il a obéi ! Qui lui a transmis l'ordre d'exécution ? Il paraît que c'est un M. Delga, tué à Wagram. Mais que ce soit ou ne soit pas ce M. Delga, si M. Savary se trompe en nous nommant M. Delga, on ne réclamera pas, aujourd'hui, sans doute, la gloire qu'il attribue à cet officier. On accuse M. de Rovigo d'avoir hâté cette exécution ; ce n'est pas lui, répond-il : un homme qui est mort lui a dit qu'on avait donné des ordres pour la hâter. "

Le duc de Rovigo n'est pas heureux au sujet de l'exécution, qu'il raconte avoir eu lieu de jour : cela d'ailleurs ne changeant rien au fait, n'ôterait qu'un flambeau au supplice.

" A l'heure où se lève le soleil, en plein air, fallait-il, dit le général, une lanterne pour voir un homme à six pas ! Ce n'est pas que le soleil, ajoute-t-il, fût clair et serein ; comme il était tombé toute la nuit une pluie fine, il restait encore un brouillard humide qui retardait son apparition. L'exécution a eu lieu à six heures du matin, le fait est attesté par des pièces irrécusables . "

Et le général ne fournit ni n'indique ces pièces. La marche du procès démontre que le duc d'Enghien fut jugé à deux heures du matin, et fut fusillé de suite. Ces mots, deux heures du matin , écrits d'abord à la première minute de l'arrêt, sont ensuite biffés sur cette minute. Le procès-verbal de l'exhumation prouve, par la déposition de trois témoins, madame Bon, le sieur Godard et le sieur Bounelet (celui-ci avait aidé à creuser la fosse), que la mise à mort s'effectua de nuit. M. Dupin aîné rappelle la circonstance d'un falot attaché sur le coeur du duc d'Enghien, pour servir de point de mire, ou tenu, à même intention, d'une main ferme, par le prince. Il a été question d'une grosse pierre retirée de la fosse et dont on aurait écrasé la tête du patient. Enfin, le duc de Rovigo devait s'être vanté de posséder quelques dépouilles de l'holocauste : j'ai cru moi-même à ces bruits ; mais les pièces légales prouvent qu'ils n'étaient pas fondés.

Par le procès-verbal, en date du mercredi 20 mars 1816, des médecins et chirurgiens, pour l'exhumation du corps il a été reconnu que la tête était brisée, que la mâchoire supérieure, entièrement séparée des os de la face, était garnie de douze dents ; que la mâchoire inférieure, fracturée dans sa partie moyenne, était partagée en deux, et ne présentait plus que trois dents . Le corps était à plat sur le ventre, la tête plus basse que les pieds ; les vertèbres du cou avaient une chaîne d'or.

Le second procès-verbal d'exhumation (à la même date, 20 mars 1816), le Procès-verbal général , constate qu'on a retrouvé, avec les restes du squelette, une bourse de maroquin contenant onze pièces d'or, soixante-dix pièces d'or renfermées dans des rouleaux cachetés, des cheveux, des débris de vêtements, des morceaux de casquette portant l'empreinte des balles qui l'avaient traversée.

Ainsi, M. de Rovigo n'a rien pris des dépouilles ; la terre qui les retenait les a rendues et a témoigné de la probité du général ; une lanterne n'a point été attachée sur le coeur du prince, on en aurait trouvé les fragments, comme ceux de la casquette trouée ; une grosse pierre n'a point été retirée de la fosse ; le feu du piquet à six pas a suffi pour mettre en pièces la tête, pour séparer la mâchoire supérieure des os de la face , etc.

A cette dérision des vanités humaines, il ne manquait que l'immolation pareille de Murat, gouverneur de Paris, la mort de Bonaparte captif, et cette inscription gravée sur le cercueil du duc d'Enghien : " Ici est le corps de très haut et puissant Prince du sang, pair de France, mort à Vincennes le 21 mars 1804, âgé de 31 ans 7 mois et 19 jours. " Le corps était des os fracassés et nus ; le haut et puissant Prince , les fragments brisés de la carcasse d'un soldat : pas un mot qui rappelle la catastrophe, pas un mot de blâme ou de douleur dans cette épitaphe gravée par une famille en larmes ; prodigieux effet du respect que le siècle porte aux oeuvres et aux susceptibilités révolutionnaires ! on s'est hâté de même de faire disparaître la chapelle mortuaire du duc de Berry.

Que de néants ! Bourbons, inutilement rentrés dans vos palais, vous n'avez été occupés que d'exhumations et de funérailles ; votre temps de vie était passé. Dieu l'a voulu ! L'ancienne gloire de la France périt sous les yeux de l'ombre du grand Condé, dans un fossé de Vincennes : peut-être était-ce au lieu même où Louis IX, à qui l ' on n ' alloit que comme à un saint , " s'asseyoit sous un chesne et où tous ceux qui avoient affaire à luy venoient luy parler sans empeschement d'huissiers ni d'autres ; et quand il voyoit aucune chose à amender, en la parole de ceux qui parloient pour autrui, lui-même l'amendoit de sa bouche, et tout le peuple qui avoit affaire par devant lui estoit autour de luy ". (Joinville.)

Le duc d'Enghien demanda à parler à Bonaparte ; il avait affaire par devant lui ; il ne fut point écouté ! Qui du bord du ravelin contemplait au fond du fossé ces armes, ces soldats à peine éclairés d'une lanterne dans le brouillard et les ombres, comme dans la nuit éternelle ? où était-il placé, le falot ? Le duc d'Enghien avait-il à ses pieds sa fosse ouverte ? fut-il obligé de l'enjamber pour se mettre à la distance des six pas mentionnés par le duc de Rovigo ?

On a conservé une lettre de M. le duc d'Enghien âgé de neuf ans, à son père, le duc de Bourbon ; il lui dit : " Tous les Enguiens sont heureux ; celui de la bataille de Cerizoles, celui qui gagna la bataille de Rocroi : j'espère l'être aussi. "

Est-il vrai qu'on refusa un prêtre à la victime ? Est-il vrai qu'elle ne trouva qu'avec difficulté une main pour se charger de transmettre à une femme le dernier gage d'un attachement ? Qu'importait aux bourreaux un sentiment de piété ou de tendresse ? Ils étaient là pour tuer, le duc d'Enghien pour mourir.

Le duc d'Enghien avait épousé secrètement, par le ministère d'un prêtre, la princesse Charlotte de Rohan : en ces temps où la patrie était errante, un homme, en raison même de son élévation, était arrêté par mille entraves politiques ; pour jouir de ce que la société publique accorde à tous, il était obligé de se cacher. Ce mariage légitime, aujourd'hui connu, rehausse l'éclat d'une fin tragique ; il substitue la gloire du ciel au pardon du ciel : la religion perpétue la pompe du malheur, quand, après la catastrophe accomplie, la croix s'élève sur le lieu désert.

 

2 L16 Chapitre 6

Chantilly, novembre 1838.

M. de Talleyrand.

M. de Talleyrand, après la brochure de M. de Rovigo, avait présenté un mémoire justificatif à Louis XVIII : ce mémoire, que je n'ai point vu et qui devait tout éclaircir, n'éclaircissait rien. En 1820, nommé ministre plénipotentiaire à Berlin, je déterrai dans les archives de l'ambassade une lettre du citoyen Laforest, écrite au citoyen Talleyrand, au sujet de M. le duc d'Enghien. Cette lettre énergique est d'autant plus honorable pour son auteur qu'il ne craignait pas de compromettre sa carrière, sans recevoir de récompense de l'opinion publique, sa démarche devant rester ignorée : noble abnégation d'un homme qui, par son obscurité même, avait dévolu ce qu'il a fait de bien à l'obscurité.

M. de Talleyrand reçut la leçon et se tut ; du moins je ne trouvai rien de lui dans les mêmes archives, concernant la mort du prince. Le ministre des relations extérieures avait pourtant mandé le 2 ventôse, au ministre de l'électeur de Bade, " que le Premier Consul avait cru devoir donner à des détachements l'ordre de se rendre à Offembourg et à Ettenheim, pour y saisir les instigateurs des conspirations inouïes qui, par leur nature mettent hors du droit des gens tous ceux qui manifestement y ont pris part ".

Un passage des généraux Gourgaud, Montholon et du docteur Ward met en scène Bonaparte : " Mon ministre, dit-il, me représenta fortement qu'il fallait se saisir du duc d'Enghien, quoiqu'il fût sur un territoire neutre. Mais j'hésitais encore, et le prince de Bénévent m'apporta deux fois, pour que je le signasse, l'ordre de son arrestation. Ce ne fut cependant qu'après que je me fus convaincu de l'urgence d'un tel acte, que je me décidai à le signer. "

Au dire du Mémorial de Sainte-Hélène , ces paroles seraient échappées à Bonaparte : " Le duc d'Enghien se comporta devant le tribunal avec une grande bravoure. A son arrivée à Strasbourg, il m'écrivit une lettre : cette lettre fut remise à Talleyrand, qui la garda jusqu'à l'exécution. "

Je crois peu à cette lettre : Napoléon aura transformé en lettre la demande que fit le duc d'Enghien de parler au vainqueur de l'Italie, ou plutôt les quelques lignes exprimant cette demande, qu'avant de signer l'interrogatoire prêté devant le capitaine-rapporteur, le prince avait tracées de sa propre main. Toutefois, parce que cette lettre ne se retrouverait pas, il ne faudrait pas en conclure rigoureusement qu'elle n'a pas été écrite : " J'ai su, dit le duc de Rovigo, que dans les premiers jours de la Restauration, en 1814, l'un des secrétaires de M. de Talleyrand n'a pas cessé de faire des recherches dans les archives, sous la galerie du Muséum. Je tiens ce fait de celui qui a reçu l'ordre de l'y laisser pénétrer. Il en a été fait de même au dépôt de la guerre pour les actes du procès de M. le duc d'Enghien, où il n'est resté que la sentence. "

Le fait est vrai : tous les papiers diplomatiques, et notamment la correspondance de M. de Talleyrand avec l' Empereur et le Premier Consul , furent transportés des archives du Muséum à l'hôtel de la rue Saint-Florentin ; on en détruisit une partie ; le reste fut enfoui dans un poêle, où l'on oublia de mettre le feu : la prudence du ministre ne put aller plus loin contre la légèreté du prince. Les documents non brûlés furent retrouvés ; quelqu'un pensa les devoir conserver : j'ai tenu dans mes mains et lu de mes yeux une lettre de M. de Talleyrand ; elle est datée du 8 mars 1804 et relative à l'arrestation, non encore exécutée, de M. le duc d'Enghien. Le ministre invite le Premier Consul à sévir contre ses ennemis. On ne me permit pas de garder cette lettre, j'en ai retenu seulement ces deux passages :

" Si la justice oblige de punir rigoureusement, la politique exige de punir sans exception. (...) J'indiquerai au Premier Consul M. de Caulaincourt, auquel il pourrait donner ses ordres, et qui les exécuterait avec autant de discrétion que de fidélité. "

Ce rapport du prince de Talleyrand paraîtra-t-il un jour en entier ? Je l'ignore ; mais ce que je sais, c'est qu'il existait encore il y a deux ans.

Il y eut une délibération du conseil pour l'arrestation du duc d'Enghien. Cambacérès, dans ses Mémoires inédits, affirme, et je le crois, qu'il s'opposa à cette arrestation ; mais en racontant ce qu'il dit, il ne dit pas ce qu'on lui répliqua.

Du reste, le Mémorial de Sainte-Hélène nie les sollicitations en miséricorde auxquelles Bonaparte aurait été exposé. La prétendue scène de Joséphine demandant à genoux la grâce du duc d'Enghien, s'attachant au pan de l'habit de son mari et se faisant traîner par ce mari inexorable, est une de ces inventions de mélodrame avec lesquelles nos fabliers composent aujourd'hui la véridique histoire. Joséphine ignorait, le 19 mars au soir, que le duc d'Enghien devait être jugé ; elle le savait seulement arrêté. Elle avait promis à madame de Rémusat de s'intéresser au sort du prince. Comme celle-ci revenait, le 19 au soir, à la Malmaison avec Joséphine, on s'aperçut que la future impératrice, au lieu d'être uniquement préoccupée des périls du prisonnier de Vincennes, mettait souvent la tête à la portière de sa voiture pour regarder un général mêlé à sa suite : la coquetterie d'une femme avait emporté ailleurs la pensée qui pouvait sauver la vie du duc d'Enghien. Ce ne fut que le 21 mars que Bonaparte dit à sa femme : " Le duc d'Enghien est fusillé. " Cette parole en regardant à une montre a été mal à propos attribuée à M. de Talleyrand.

Ces Mémoires de madame de Rémusat, que j'ai connue, étaient extrêmement curieux sur l'intérieur de la cour impériale. L'auteur les a brûlés pendant les Cent-Jours, et ensuite écrits de nouveau : ce ne sont plus que des souvenirs reproduits par des souvenirs ; la couleur est affaiblie ; mais Bonaparte y est toujours montré à nu et jugé avec impartialité.

Des hommes attachés à Napoléon disent qu'il ne sut la mort du duc d'Enghien qu'après l'exécution du prince : ce récit paraîtrait recevoir quelque valeur de l'anecdote rapportée plus haut par le duc de Rovigo, concernant Réal allant à Vincennes, si cette anecdote était vraie. La mort une fois arrivée par les intrigues du parti révolutionnaire, Bonaparte reconnut le fait accompli, pour ne pas irriter des hommes qu'il croyait puissants : cette ingénieuse explication n'est pas recevable.

 

2 L16 Chapitre 7

Part de chacun.

En résumant maintenant ces faits, voici ce qu'ils m'ont prouvé :

Bonaparte seul a voulu la mort du duc d'Enghien ; personne ne lui avait fait une condition de cette mort pour monter au trône. Cette condition supposée est une de ces subtilités des politiques qui prétendent trouver des causes occultes à tout. - Cependant, il est probable que certains hommes compromis ne voyaient pas sans plaisir le Premier Consul se séparer à jamais des Bourbons. Le jugement de Vincennes fut une affaire de tempérament corse, un accès de froide colère, de passion précautionnée contre les descendants de Louis XIV, spectre toujours menaçant.

M. de Caulaincourt n'est coupable que d'avoir accepté le prix du sang.

Murat n'a à se reprocher que d'avoir transmis des ordres généraux et de n'avoir pas eu la force de se retirer : il n'était point à Vincennes pendant le jugement.

Le duc de Rovigo s'est trouvé chargé de l'exécution ; il avait probablement un ordre secret : le général Hulin l'insinue. Quel homme eût osé prendre sur lui de faire exécuter de suite une sentence à mort sur le duc d'Enghien, s'il n'eût agi d'après un mandat impératif ?

Quant à M. de Talleyrand, prêtre et gentilhomme, il inspira le meurtre en inquiétant : il n'était pas en paix avec la Légitimité. Il serait possible, en recueillant ce que Napoléon a dit à Sainte-Hélène et les lettres que l'évêque d'Autun a pu écrire, de prouver que celui-ci a pris à la mort du duc d'Enghien une fort large part ; toutefois il ne faut pas aller au-delà de la vérité. Que M. de Talleyrand ait décidé Bonaparte à la fatale arrestation, contre l'avis de Cambacérès, il est difficile de le nier ; mais qu'il ait prévu le résultat du conseil qu'il donnait, il est difficile de l'admettre. Comment aurait-il pu croire que de propos délibéré, le Premier Consul eût préféré une mesure toute dommageable, à un rôle de magnanimité tout profitable ? La légèreté, le caractère, l'éducation, les habitudes du ministre l'éloignaient de la violence ; la corruption lui ôtait l'énergie ; il était trop peu honorable pour devenir profond criminel. S'il se permit des conseils funestes, il est clair qu'il n'en sentit pas la portée, comme il s'assit, sous la Restauration, auprès de Fouché, sans se douter qu'il se perdait par cette association. Le prince de Bénévent ne s'occupait point des difficultés qui découlaient du bien et du mal, parce qu'il ne les voyait pas : le sens moral lui manquait ; aussi se trompait-il éternellement dans ses jugements sur l'avenir.

La commission militaire a jugé avec douleur et repentir. Telle est, consciencieusement, impartialement, strictement, la juste part de chacun. Mon sort a été trop lié à cette catastrophe pour que je n'aie pas essayé d'en éclaircir les ténèbres et d'en exposer les détails. Si Bonaparte n'eût pas tué le duc d'Enghien, s'il m'eût de plus en plus rapproché de lui (et son penchant l'y portait), qu'en fût-il résulté pour moi ? Ma carrière littéraire était finie ; entré de plein saut dans la carrière politique, où j'ai prouvé ce que j'aurais pu par la guerre d'Espagne, je serais devenu riche et puissant. La France aurait pu gagner à ma réunion avec l'empereur ; moi, j'y aurais perdu. Peut-être serais-je parvenu à maintenir quelques idées de liberté et de modération dans la tête du grand homme ; mais ma vie, rangée parmi celles qu'on appelle heureuses, eût été privée de ce qui en a fait le caractère et l'honneur : la pauvreté, le combat et l'indépendance.

 

2 L16 Chapitre 8

Chantilly, novembre 1838.

Bonaparte : ses sophismes et ses remords.

Enfin le principal accusé se lève après tous les autres ; il ferme la marche des pénitents ensanglantés. Supposons qu'un juge fasse comparaître devant lui le nommé Bonaparte , comme le capitaine-rapporteur fit comparaître devant lui le nommé d ' Enghien ; supposons que la minute du dernier interrogatoire calqué sur le premier nous reste ; comparez et lisez :

A lui demandé ses nom et prénoms ?

- A répondu se nommer Napoléon Bonaparte.

A lui demandé où il a résidé depuis qu'il est sorti de France ?

- A répondu : Aux Pyramides, à Madrid, à Berlin, à Vienne, à Moscou, à Sainte-Hélène.

A lui demandé quel rang il occupait dans l'armée ?

- A répondu : Commandant à l'avant-garde des armées de Dieu. Aucune autre réponse ne sort de la bouche du prévenu.

Les divers acteurs de la tragédie se sont mutuellement chargés ; Bonaparte seul n'en rejette la faute sur personne ; il conserve sa grandeur sous le poids de la malédiction ; il ne fléchit point la tête et reste debout. il s'écrie comme le stoïcien : " Douleur, je n'avouerai jamais que tu sois un mal ! " Mais ce que dans son orgueil il n'avouera point aux vivants, il est contraint de le confesser aux morts. Ce Prométhée, le vautour au sein ravisseur du feu céleste, se croyait supérieur à tout, et il est forcé de répondre au duc d'Enghien qu'il a fait poussière avant le temps : le squelette, trophée sur lequel il s'est abattu, l'interroge et le domine par une nécessité du ciel.

La domesticité et l'armée, l'antichambre et la tente, avaient leurs représentants à Sainte-Hélène : un serviteur, estimable par sa fidélité au maître qu'il avait choisi, était venu se placer près de Napoléon comme un écho à son service. La niaiserie lui répétait la fable, en lui donnant un accent de sincérité. Bonaparte était la Destinée ; comme elle, il trompait dans la forme les esprits fascinés ; mais au fond de ses impostures, on entendait retentir cette vérité inexorable : " Je suis ! " Et l'univers en a senti le poids.

L'auteur de l'ouvrage le plus accrédité sur Sainte-Hélène expose la théorie qu'inventait Napoléon au profit des meurtriers ; l'exilé volontaire tient pour parole d'Evangile un homicide bavardage à prétention de profondeur, qui expliquerait seulement la vie de Napoléon telle qu'il voulait l'arranger, et comme il prétendait qu'elle fût écrite. Il laissait ses instructions à ses néophytes : M. le comte de Las-Cases apprenait sa leçon sans s'en apercevoir ; le prodigieux captif, errant dans des sentiers solitaires, entraînait après lui par des mensonges son crédule adorateur, de même qu'Hercule suspendait les hommes à sa bouche par des chaînes d'or.

" La première fois ", dit l'honnête chambellan, " que j'entendis Napoléon prononcer le nom du duc d'Enghien, j'en devins rouge d'embarras. Heureusement, je marchais à sa suite dans un sentier étroit, autrement il n'eût pas manqué de s'en apercevoir. Néanmoins, lorsque, pour la première fois, l'empereur développa l'ensemble de cet événement, ses détails, ses accessoires ; lorsqu'il exposa ses divers motifs avec sa logique serrée, lumineuse, entraînante, je dois confesser que l'affaire me semblait prendre à mesure une face nouvelle... L'empereur traitait souvent ce sujet, ce qui m'a servi à remarquer dans sa personne des nuances caractéristiques très prononcées. J'ai pu voir à cette occasion très distinctement en lui, et maintes fois, l'homme privé se débattant avec l'homme public, et les sentiments naturels de son coeur aux prises avec ceux de sa fierté et de la dignité de sa position. Dans l'abandon de l'intimité, il ne se montrait pas indifférent au sort du malheureux prince ; mais sitôt qu'il s'agissait du public, c'était tout autre chose. Un jour, après avoir parlé avec moi du sort et de la jeunesse de l'infortuné, il termina en disant : - " Et j'ai appris depuis, mon cher, qu'il m'était favorable ; on m'a assuré qu'il ne parlait pas de moi sans quelque admiration ; et voilà pourtant la justice distributive d'ici-bas ! " - Et ces dernières paroles furent dites avec une telle expression, tous les traits de la figure se montraient en telle harmonie avec elles, que si celui que Napoléon plaignait eût été dans ce moment en son pouvoir, je suis bien sûr que, quels qu'eussent été ses intentions ou ses actes, il eût été pardonné avec ardeur... L'empereur avait coutume de considérer cette affaire sous deux rapports très distincts : celui du droit commun ou de la justice établie, et celui du droit naturel ou des écarts de la violence.

" Avec nous et dans l'intimité, l'empereur disait que la faute, au dedans, pourrait en être attribuée à un excès de zèle autour de lui, ou à des vues privées, ou enfin à des intrigues mystérieuses. Il disait qu'il avait été poussé inopinément, qu'on avait pour ainsi dire surpris ses idées, précipité ses mesures, enchaîné ses résultats. " Assurément, disait-il si j'eusse été instruit à temps de certaines particularités concernant les opinions et le naturel du prince ; si surtout j'avais vu la lettre qu'il m'écrivit et qu'on ne me remit, Dieu sait par quels motifs, qu'après qu'il n'était plus, bien certainement j'eusse pardonné. " Et il nous était aisé de voir que le coeur et la nature seuls dictaient ces paroles à l'empereur, et seulement pour nous ; car il se serait senti humilié qu'on pût croire un instant qu'il cherchât à se décharger sur autrui, ou descendit à se justifier ; sa crainte à cet égard, ou sa susceptibilité, étaient telles qu'en parlant à des étrangers ou dictant sur ce sujet pour le public, il se restreignait à dire que, s'il eût eu connaissance de la lettre du prince, peut-être lui eût-il fait grâce, vu les grands avantages politiques qu'il en eût pu recueillir ; et, traçant de sa main ses dernières pensées, qu'il suppose devoir être consacrées parmi les contemporains et dans la postérité, il prononce sur ce sujet, qu'il regarde comme un des plus délicats pour sa mémoire, que si c'était à refaire il le ferait encore. "

Ce passage, quant à l'écrivain, a tous les caractères de la plus parfaite sincérité ; elle brille jusque dans la phrase où M. le comte de Las-Cases déclare que Bonaparte aurait pardonné avec ardeur à un homme qui n'était pas coupable. Mais les théories du chef sont les subtilités à l'aide desquelles on s'efforce de concilier ce qui est inconciliable. En faisant la distinction du droit commun ou de la justice établie, et du droit naturel ou des écarts de la violence , Napoléon semblait s'arranger d'un sophisme dont, au fond, il ne s'arrangeait pas ; il ne pouvait soumettre sa conscience de même qu'il avait soumis le monde. Une faiblesse naturelle aux gens supérieurs et aux petites gens lorsqu'ils ont commis une faute, est de la vouloir faire passer pour l'oeuvre du génie, pour une vaste combinaison que le vulgaire ne peut comprendre. L'orgueil dit ces choses-là, et la sottise les croit. Bonaparte regardait sans doute comme la marque d'un esprit dominateur cette sentence qu'il débitait dans sa componction de grand homme : " Mon cher, voilà pourtant la justice distributive d'ici-bas ! " Attendrissement vraiment philosophique ! Quelle impartialité ! comme elle justifie, en le mettant sur le compte du destin, le mal qui est venu de nous-mêmes ! on pense tout excuser maintenant lorsqu'on s'est écrié : " Que voulez-vous ? c'était ma nature, c'était l'infirmité humaine. " Quand on a tué son père, on répète : " Je suis fait comme cela ! " Et la foule reste là bouche béante, et l'on examine le crâne de cette puissance et l'on reconnaît qu'elle était faite comme cela . Et que m'importe que vous soyez fait comme cela ! Dois-je subir votre façon d'être ? Ce serait un beau chaos que le monde, si tous les hommes qui sont faits comme cela , venaient à vouloir s'imposer les uns aux autres. Lorsqu'on ne peut effacer ses erreurs, on les divinise ; on fait un dogme de ses torts, on change en religion des sacrilèges, et l'on se croirait apostat de renoncer au culte de ses iniquités.

 

2 L16 Chapitre 9

Ce qu' il faut conclure de tout ce récit. - Inimitiés enfantées par la mort du duc d'Enghien.

Une grave leçon est à tirer de la vie de Bonaparte. Deux actions, toutes deux mauvaises, ont commencé et amené sa chute : la mort du duc d'Enghien, la guerre d'Espagne. Il a beau passer dessus avec sa gloire, elles sont demeurées là pour le perdre. Il a péri par le côté même où il s'était cru fort, profond, invincible, lorsqu'il violait les lois de la morale en négligeant, en dédaignant sa vraie force, c'est-à-dire, ses qualités supérieures dans l'ordre et l'équité. Tant qu'il ne fit qu'attaquer l'anarchie et les étrangers ennemis de la France, il fut victorieux ; il se trouva dépouillé de sa vigueur aussitôt qu'il entra dans les voies corrompues : le cheveu coupé par Dalila n'est autre chose que la perte de la vertu. Tout crime porte en soi une incapacité radicale et un germe de malheur : pratiquons donc le bien pour être heureux, et soyons justes pour être habiles.

En preuve de cette vérité, remarquez qu'au moment même de la mort du prince, commença la dissidence qui, croissant en raison de la mauvaise fortune, détermina la chute de l'ordonnateur de la tragédie de Vincennes. Le cabinet de Russie, à propos de l'arrestation du duc d'Enghien adressa des représentations vigoureuses contre la violation du territoire de l'Empire : Bonaparte sentit le coup, et répondit, dans le Moniteur, par un article foudroyant qui rappelait la mort de Paul Ier. A Saint-Pétersbourg, un service funèbre avait été célébré pour le jeune Condé. Sur le cénotaphe on lisait : " Au duc d'Enghien quem devoravit bellua corsica. " Les deux puissants adversaires se réconcilièrent en apparence dans la suite ; mais la blessure mutuelle que la politique avait faite et que l'insulte élargit, leur resta au coeur : Napoléon ne se crut vengé que quand il vint coucher à Moscou ; Alexandre ne fut satisfait que quand il entra dans Paris.

La haine du cabinet de Berlin sortit de la même origine : j'ai parlé de la noble lettre de M. de Laforest, dans laquelle il racontait à M. de Talleyrand l'effet qu'avait produit le meurtre du duc d'Enghien à la cour de Potsdam. Madame de Staël était en Prusse lorsque la nouvelle de Vincennes arriva. " Je demeurais à Berlin, dit-elle, sur le quai de la Sprée, et mon appartement était au rez-de-chaussée. Un matin, à huit heures, on m'éveilla pour me dire que le prince Louis-Ferdinand était à cheval sous mes fenêtres et me demandait de venir me parler. - Savez-vous, me dit-il, que le duc d'Enghien a été enlevé sur le territoire de Baden, livré à une commission militaire, et fusillé vingt-quatre heures après son arrivée à Paris ? - Quelle folie ! lui répondis-je ; ne voyez-vous pas que ce sont les ennemis de la France qui ont fait circuler ce bruit ? En effet, je l'avoue, ma haine, quelque forte qu'elle fût contre Bonaparte, n'allait pas jusqu'à me faire croire à la possibilité d'un tel forfait. - Puisque vous doutez de ce que je vous dis, me répondit le prince Louis je vais vous envoyer le Moniteur , dans lequel vous lirez le jugement. Il partit à ces mots, et l'expression de sa physionomie présageait la vengeance ou la mort. Un quart d'heure après, j'eus entre les mains ce Moniteur du 21 mars (30 pluviôse), qui contenait un arrêt de mort prononcé par la commission militaire, séant à Vincennes, contre le nommé Louis d ' Enghien ! C'est ainsi que des Français désignaient le petit-fils des héros qui ont fait la gloire de leur patrie Quand on abjurerait tous les préjugés d'illustre naissance, que le retour des formes monarchiques devait nécessairement rappeler, pourrait-on blasphémer ainsi les souvenirs de la bataille de Lens et de celle de Rocroi ? Ce Bonaparte qui en a gagné, des batailles, ne sait pas même les respecter ; il n'y a ni passé ni avenir pour lui ; son âme impérieuse et méprisante ne veut rien reconnaître de sacré pour l'opinion ; n'admet le respect que pour la force existante. Le prince Louis m'écrivait, en commençant son billet par ces mots : - Le nommé Louis de Prusse, fait demander madame de Staël, etc. - Il sentait l'injure faite au sang royal dont il sortait, au souvenir des héros parmi lesquels il brûlait de se placer. Comment, après cette horrible action, un seul roi de l'Europe a-t-il pu se lier avec un tel homme ? La nécessité, dira-t-on ? Il y a un sanctuaire de l'âme où jamais son empire ne doit pénétrer ; s'il n'en était pas ainsi, que serait la vertu sur la terre ? Un amusement libéral qui ne conviendrait qu'aux paisibles loisirs des hommes privés. "

Ce ressentiment du prince, qu'il devait payer de sa vie, durait encore lorsque la campagne de Prusse s'ouvrit en 1806. Frédéric-Guillaume, dans son manifeste du 9 octobre, dit : " Les Allemands n'ont pas vengé la mort du duc d'Enghien ; mais jamais le souvenir de ce forfait ne s'effacera parmi eux. "

Ces particularités historiques, peu remarquées, méritaient de l'être ; car elles expliquent des inimitiés dont on serait embarrassé de trouver ailleurs la cause première, et elles découvrent en même temps ces degrés par lesquels la Providence conduit la destinée d'un homme, pour arriver de la faute au châtiment.

 

2 L16 Chapitre 10

Un article du Mercure.

Changement dans la vie de Bonaparte.

Heureuse, du moins, ma vie qui ne fut ni troublée par la peur, ni atteinte par la contagion, ni entraînée par les exemples ! La satisfaction que j'éprouve aujourd'hui de ce que je fis alors, me garantit que la conscience n'est point une chimère. Plus content que tous ces potentats, que toutes ces nations tombées aux pieds du glorieux soldat, je relis avec un orgueil pardonnable cette page qui m'est restée comme mon seul bien et que je ne dois qu'à moi. En 1807, le coeur encore ému du meurtre que je viens de raconter, j'écrivais ces lignes ; elles firent supprimer le Mercure et exposèrent de nouveau ma liberté.

" Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. Si le rôle de l'historien est beau, il est souvent dangereux ; mais il est des autels comme celui de l'honneur, qui, bien qu'abandonnés réclament encore des sacrifices ; le Dieu n'est point anéanti parce que le temple est désert. Partout où il reste une chance à la fortune, il n'y a point d'héroïsme à la tenter ; les actions magnanimes sont celles dont le résultat prévu est le malheur et la mort. Après tout, qu'importent les revers si notre nom, prononcé dans la postérité, va faire battre un coeur généreux deux mille ans après notre vie ? "

La mort du duc d'Enghien, en introduisant un autre principe dans la conduite de Bonaparte, décomposa sa correcte intelligence : il fut obligé d'adopter, pour lui servir de bouclier, des maximes dont il n'eut pas à sa disposition la force entière ; car il les faussait incessamment par sa gloire et par son génie. Il devint suspect ; il fit peur ; on perdit confiance en lui et dans sa destinée ; il fut contraint de voir, sinon de rechercher, des hommes qu'il n'aurait jamais vus et qui, par son action, se croyaient devenus ses égaux : la contagion de leur souillure le gagnait. Il n'osait rien leur reprocher, car il n'avait plus la liberté vertueuse du blâme. Ses grandes qualités restèrent les mêmes, mais ses bonnes inclinations s'altérèrent et ne soutinrent plus ses grandes qualités ; par la corruption de cette tache originelle sa nature se détériora. Dieu commanda à ses anges de déranger les harmonies de cet univers, d'en changer les lois, de l'incliner sur ses pôles : " Les anges, dit Milton, poussèrent avec effort obliquement le centre du monde... le soleil reçut l'ordre de détourner ses rênes du chemin de l'équateur... Les vents déchirèrent les bois et bouleversèrent les mers. "

They with labor push'd

Oblique the centric globe (...) the sun

Was bid turn reins from th' equinoctial road (...) (winds)

(...) rend the woods, and seas upturn.

 

2 L16 Chapitre 11

Abandon de Chantilly.

Les cendres de Bonaparte seront-elles exhumées comme l'ont été celles du duc d'Enghien ? Si j'avais été le maître, cette dernière victime dormirait encore sans honneurs dans le fossé du château de Vincennes. Cet excommunié eût été laissé, à l'instar de Raymond de Toulouse, dans un cercueil ouvert ; nulle main d'homme n'aurait osé dérober sous une planche la vue du témoin des jugements incompréhensibles et des colères de Dieu. Le squelette abandonné du duc d'Enghien et le tombeau désert de Napoléon à Sainte-Hélène feraient pendant : il n'y aurait rien de plus remémoratif que ces restes en présence aux deux bouts de la terre.

Du moins, le duc d'Enghien n'est pas demeuré sur le sol étranger, ainsi que l'exilé des nations : celui-ci a pris soin de rendre à celui-là sa patrie, un peu durement il est vrai ; mais sera-ce pour toujours ? La France (tant de poussières vannées par le souffle de la Révolution l'attestent) n'est pas fidèle aux ossements. Le vieux Condé, dans son testament, déclare qu ' il n ' est pas sûr du pays qu ' il habitera le jour de sa mort . O Bossuet ! que n'auriez-vous point ajouté au chef-d'oeuvre de votre éloquence, si lorsque vous parliez sur le cercueil du grand Condé, vous eussiez pu prévoir l'avenir !

C'est ici même, c'est à Chantilly qu'est né le duc d'Enghien : Louis-Antoine-Henri de Bourbon, né le 2 août 1772 à Chantilly, dit l'arrêt de mort. C'est sur cette pelouse qu'il joua dans son enfance : la trace de ses pas s'est effacée. Et le triomphateur de Fribourg, de Nordlingen, de Lens, de Senef, où est-il allé avec ses mains victorieuses et maintenant défaillantes ? Et ses descendants, le Condé de Johannisberg et de Berstheim ; et son fils, et son petits-fils, où sont-ils ? Ce château, ces jardins, ces jets d'eau qui ne se taisaient ni jour ni nuit , que sont-ils devenus ? Des statues mutilées, des lions dont on restaure la griffe ou la mâchoire ; des trophées d'armes sculptés dans un mur croulant ; des écussons à fleurs de lis effacées ; des fondements de tourelles rasées ; quelques coursiers de marbre au-dessus des écuries vides que n'anime plus de ses hennissements le cheval de Rocroi ; près d'un manège une haute porte non achevée : voilà ce qui reste des souvenirs d'une race héroïque ; un testament noué par un cordon a changé les possesseurs de l'héritage.

A diverses reprises, la forêt entière est tombée sous la cognée. Des personnages des temps écoulés ont parcouru ces chasses aujourd'hui muettes, jadis retentissantes. Quel âge et quelles passions avaient-ils, lorsqu'ils s'arrêtaient au pied de ces chênes ? quelle chimère les occupait ? O mes inutiles Mémoires , je ne pourrais maintenant vous dire :

Qu'à Chantilly, Condé vous lise quelquefois ;

Qu'Enghien en soit touché !

Hommes obscurs, que sommes-nous auprès de ces hommes fameux ? Nous disparaîtrons sans retour : vous renaîtrez, oeillet de poète, qui reposez sur ma table auprès de ce papier, et dont j'ai cueilli la petite fleur attardée parmi les bruyères ; mais nous, nous ne revivrons pas avec la solitaire parfumée qui m'a distrait.

 

2 L17 Livre dix-septième

1. Année de ma vie, 1804. - Je viens demeurer rue de Miromesnil. - Verneuil. - Alexis de Tocqueville. - Le Mesnil. - Mezy. - Méréville. - 2. Madame de Coislin. - 3. Voyage à Vichy, en Auvergne et au Mont-Blanc. - 4. Retour à Lyon. - 5. Course à la Grande-Chartreuse. - 6. Mort de madame de Caud.

 

2 L17 Chapitre 1

Année de ma vie 1804. - Je viens demeurer rue de Miromesnil. - Verneuil. - Alexis de Tocqueville. - Le Mesnil. - Mezy. - Méréville.

Désormais à l'écart de la vie active, et néanmoins sauvé par la protection de madame Bacciocchi de la colère de Bonaparte, je quittai mon logement provisoire rue de Beaune, et j'allai demeurer rue de Miromesnil. Le petit hôtel que je louai fut occupé depuis par M. de Lally-Tolendal et madame Denain, sa mieux aimée , comme on disait du temps de Diane de Poitiers. Mon jardinet aboutissait à un chantier et j'avais auprès de ma fenêtre un grand peuplier que M. de Lally-Tolendal, afin de respirer un air moins humide, abattit lui-même de sa grosse main, qu'il voyait transparente et décharnée : c'était une illusion comme une autre. Le pavé de la rue se terminait alors devant ma porte ; plus haut, la rue ou le chemin, montait à travers un terrain vague que l'on appelait la Butte-aux-Lapins . La Butte-aux-Lapins, semée de quelques maisons isolées, joignait à droite le jardin de Tivoli, d'où j'étais parti avec mon frère pour l'émigration, à gauche le parc de Monceaux. Je me promenais assez souvent dans ce parc abandonné ; la Révolution y commença parmi les orgies du duc d'Orléans : cette retraite avait été embellie de nudités de marbre et de ruines factices, symbole de la politique légère et débauchée qui allait couvrir la France de prostituées et de débris.

Je ne m'occupais de rien ; tout au plus m'entretenais-je dans le parc avec quelques lapins, ou causais-je du duc d'Enghien avec trois corbeaux, au bord d'une rivière artificielle cachée sous un tapis de mousse verte. Privé de ma légation alpestre et de mes amitiés de Rome, de même que j'avais été tout à coup séparé de mes attachements de Londres, je ne savais que faire de mon imagination et de mes sentiments ; je les mettais tous les soirs à la suite du soleil, et ses rayons ne les pouvaient emporter sur les mers. Je rentrais et j'essayais de m'endormir au bruit de mon peuplier.

Pourtant ma démission avait accru ma renommée : un peu de courage sied toujours bien en France. Quelques-unes des personnes de l'ancienne société de madame de Beaumont m'introduisirent dans de nouveaux châteaux.

M. de Tocqueville, beau-frère de mon frère et tuteur de mes deux neveux orphelins, habitait le château de madame de Senozan : c'était partout des héritages d'échafaud. Là, je voyais croître mes neveux avec leurs trois cousins de Tocqueville, entre lesquels s'élevait Alexis, auteur de la Démocratie en Amérique . Il était plus gâté à Verneuil que je ne l'avais été à Combourg. Est-ce la dernière renommée que j'aurai vue ignorée dans ses langes ? Alexis de Tocqueville a parcouru l'Amérique civilisée dont j'ai visité les forêts.

Verneuil a changé de maître ; il est devenu possession de madame de Saint-Fargeau, célèbre par son père et par la Révolution qui l'adopta pour fille.

Près de Mantes au Mesnil, était madame de Rosambo : mon neveu, Louis de Chateaubriand, s'y maria dans la suite à mademoiselle d'Orglandes, nièce de madame de Rosambo : celle-ci ne promène plus sa beauté autour de l'étang et sous les hêtres du manoir ; elle a passé. Quand j'allais de Verneuil au Mesnil, je rencontrais Mezy sur la route : madame de Mezy était le roman renfermé dans la vertu et la douleur maternelle. Du moins, si son enfant qui tomba d'une fenêtre et se brisa la tête, avait pu, comme les jeunes cailles que nous chassions, s'envoler par-dessus le château et se réfugier dans l'Ile-Belle, île riante de la Seine : Coturnix per stipulas pascens !

De l'autre côté de cette Seine, non loin du Marais, madame de Vintimille m'avait présenté à Méréville.

Méréville était une oasis créée par le sourire d'une muse, mais d'une de ces muses que les poètes gaulois appellent les doctes Fées . Ici les aventures de Blanca et de Velléda furent lues devant d'élégantes générations, lesquelles, s'échappant les unes des autres comme des fleurs écoutent aujourd'hui les plaintes de mes années.

Peu à peu mon intelligence fatiguée de repos dans ma rue de Miromesnil, vit se former de lointains fantômes. Le Génie du Christianisme m'inspira l'idée de faire la preuve de cet ouvrage, en mêlant des personnages chrétiens à des personnages mythologiques. Une ombre, que longtemps après j'appelai Cymodocée, se dessina vaguement dans ma tête : aucun trait n'en était arrêté. Une fois Cymodocée devinée, je m'enfermai avec elle, comme cela m'arrive toujours avec les filles de mon imagination ; mais avant qu'elles soient sorties de l'état de rêve et qu'elles soient arrivées des bords du Léthé par la porte d'ivoire, elles changent souvent de forme. Si je les crée par amour, je les défais par amour, et l'objet unique et chéri que je présente ensuite à la lumière est le produit de mille infidélités.

Je ne demeurai qu'un an dans la rue de Miromesnil car la maison fut vendue. Je m'arrangeai avec madame là marquise de Coislin, qui me loua l'attique de son hôtel place Louis XV.

 

2 L17 Chapitre 2

Madame de Coislin.

Madame de Coislin était une femme du plus grand air. Agée de près de quatre-vingts ans, ses yeux fiers et dominateurs avaient une expression d'esprit et d'ironie. Madame de Coislin n'avait aucunes lettres, et s'en faisait gloire ; elle avait passé à travers le siècle voltairien sans s'en douter ; si elle en avait conçu une idée quelconque, c'était comme d'un temps de bourgeois diserts. Ce n'est pas qu'elle parlât jamais de sa naissance ; elle était trop supérieure pour tomber dans ce ridicule : elle savait très bien voir les petites gens sans déroger ; mais enfin, elle était née du premier marquis de France. Si elle venait de Drogon de Nesle, tué dans la Palestine en 1096 ; Raoul de Nesle, connétable et armé chevalier par Louis IX ; de Jean II de Nesle, régent de France pendant la dernière croisade de saint Louis, madame de Coislin avouait que c'était une bêtise du sort dont on ne devait pas la rendre responsable ; elle était naturellement de la cour, comme d'autres plus heureux sont de la rue, comme on est cavale de race ou haridelle de fiacre : elle ne pouvait rien à cet accident, et force lui était de supporter le mal dont il avait plu au ciel de l'affliger.

Madame de Coislin avait-elle eu des liaisons avec Louis XV ? elle ne me l'a jamais avoué : elle convenait pourtant qu'elle en avait été fort aimée, mais elle prétendait avoir traité le royal amant avec la dernière rigueur. " Je l'ai vu à mes pieds, me disait-elle, il avait des yeux charmants et son langage était séducteur. Il me proposa un jour de me donner une toilette de porcelaine comme celle que possédait madame de Pompadour. - Ah ! sire, m'écriai-je, ce serait donc pour me cacher dessous ! "

Par un singulier hasard, j'ai retrouvé cette toilette chez la marquise de Cuningham, à Londres ; elle l'avait reçue de George IV, et elle me la montrait avec une amusante simplicité.

Madame de Coislin habitait dans son hôtel une chambre s'ouvrant sous la colonnade qui correspond à la colonnade du Garde-Meuble. Deux marines de Vernet, que Louis le Bien-Aimé avait données à la noble dame, étaient accrochées sur une vieille tapisserie de satin verdâtre. Madame de Coislin restait couchée jusqu'à deux heures après midi, dans un grand lit à rideaux également de soie verte, assise et soutenue par des oreillers ; une espèce de coiffe de nuit mal attachée sur sa tête laissait passer ses cheveux gris. Des girandoles de diamants montées à l'ancienne façon descendaient sur les épaulettes de son manteau de lit semé de tabac, comme au temps des élégantes de la Fronde. Autour d'elle, sur la couverture, gisaient éparpillées des adresses de lettres, détachées des lettres mêmes, et sur lesquelles adresses madame de Coislin écrivait en tous sens ses pensées : elle n'achetait point de papier, c'était la poste qui le lui fournissait. De temps en temps, une petite chienne appelée Lili mettait le nez hors de ses draps, venait m'aboyer pendant cinq ou six minutes et rentrait en grognant dans le chenil de sa maîtresse. Ainsi le temps avait arrangé les jeunes amours de Louis XV.

Madame de Châteauroux et ses deux soeurs étaient cousines de madame de Coislin : celle-ci n'aurait pas été d'humeur, ainsi que madame de Mailly repentante et chrétienne, à répondre à un homme qui l'insultait, dans l'église Saint-Roch, par un nom grossier : " Mon ami puisque vous me connaissez, priez Dieu pour moi. "

Madame de Coislin, avare de même que beaucoup de gens d'esprit, entassait son argent dans des armoires. Elle vivait toute rongée d'une vermine d'écus qui s'attachait à sa peau : ses gens la soulageaient. Quand je la trouvais plongée dans d'inextricables chiffres, elle me rappelait l'avare Hermocrate, qui dictant son testament s'était institué son héritier. Elle donnait cependant à dîner par hasard ; mais elle déblatérait contre le café que personne n'aimait, suivant elle, et dont on n'usait que pour allonger le repas.

Madame de Chateaubriand fit un voyage à Vichy avec madame de Coislin et le marquis de Nesle ; le marquis courait en avant et faisait préparer d'excellents dîners. Madame de Coislin venait à la suite, et ne demandait qu'une demi-livre de cerises. Au départ, on lui présentait d'énormes mémoires, alors c'était un train affreux. Elle ne voulait entendre qu'aux cerises ; l'hôte lui soutenait que, soit que l'on mangeât, ou qu'on ne mangeât pas, l'usage, dans une auberge était de payer le dîner. Madame de Coislin s'était fait un illuminisme à sa guise. Crédule et incrédule, le manque de foi la portait à se moquer des croyances dont la superstition lui faisait peur. Elle avait rencontré madame de Krüdner ; la mystérieuse Française n'était illuminée que sous bénéfice d'inventaire ; elle ne plut pas à la fervente Russe, laquelle ne lui agréa pas non plus. Madame de Krüdner dit passionnément à madame de Coislin : " Madame, quel est votre confesseur intérieur ? - Madame, répliqua madame de Coislin, je ne connais point mon confesseur intérieur ; je sais seulement que mon confesseur est dans l'intérieur de son confessionnal. " Sur ce, les deux dames ne se virent pas.

Madame de Coislin se vantait d'avoir introduit une nouveauté à la cour, la mode des chignons flottants, malgré la reine Marie Leczinska, fort pieuse, qui s'opposait à cette dangereuse innovation. Elle soutenait qu'autrefois une personne comme il faut ne se serait jamais avisée de payer son médecin. Se récriant contre l'abondance du linge de femme : " Cela sent la parvenue, disait-elle ; nous autres, femmes de la cour, nous n'avions que deux chemises ; on les renouvelait quand elles étaient usées ; nous étions vêtues de robes de soie et nous n'avions pas l'air de grisettes comme ces demoiselles de maintenant. "

Madame Suard, qui demeurait rue Royale, avait un coq dont le chant, traversant l'intérieur des cours, importunait madame de Coislin. Elle écrivit à madame Suard : " Madame, faites couper le cou à votre coq. " Madame Suard renvoya le messager avec ce billet : " Madame, j'ai l'honneur de vous répondre que je ne ferai pas couper le cou à mon coq. " La correspondance en demeura là. Madame de Coislin dit à madame de Chateaubriand : " Ah ! mon coeur, dans quel temps nous vivons ! C'est pourtant cette fille de Pankoucke, la femme de ce membre de l'Académie, vous savez ? "

M. Hénin, ancien commis des affaires étrangères, et ennuyeux comme un protocole, barbouillait de gros romans. Il lisait un jour à madame de Coislin une description : une amante en larmes et abandonnée, pêchait mélancoliquement un saumon. Madame de Coislin, qui s'impatientait et n'aimait pas le saumon, interrompit l'auteur, et lui dit de cet air sérieux qui la rendait si comique : " Monsieur Hénin, ne pourriez-vous pas faire prendre un autre poisson à cette dame ? "

Les histoires que faisait madame de Coislin ne pouvaient se retenir, car il n'y avait rien dedans ; tout était dans la pantomime, l'accent et l'air de la conteuse : jamais elle ne riait. Il y avait un dialogue entre monsieur et madame Jacqueminot , dont la perfection passait tout. Lorsque dans la conversation entre les deux époux, madame Jacqueminot répliquait : " Mais, monsieur Jacqueminot ! " ce nom était prononcé d'un tel ton qu'un fou rire vous saisissait. Obligée de le laisser passer, madame de Coislin attendait gravement, en prenant du tabac.

Lisant dans un journal la mort de plusieurs rois, elle ôta ses lunettes et dit en se mouchant : " Il y a une épizootie sur les bêtes à couronne. "

Au moment où elle était prête à passer, on soutenait au bord de son lit qu'on ne succombait que parce qu'on se laissait aller ; que si l'on était bien attentif et qu'on ne perdît jamais de vue l'ennemi, on ne mourrait point. " Je le crois, dit-elle ; mais j'ai peur d'avoir une distraction. " Elle expira.

Je descendis le lendemain chez elle ; je trouvai monsieur et madame d'Avaray, sa soeur et son beau-frère assis devant la cheminée, une petite table entre eux, et comptant les louis d'un sac qu'ils avaient tiré d'une boiserie creuse. La pauvre morte était là dans son lit, les rideaux à demi fermés : elle n'entendait plus le bruit de l'or qui aurait dû la réveiller, et que comptaient des mains fraternelles.

Dans les pensées écrites par la défunte sur des marges d'imprimés et sur des adresses de lettres, il y en avait d'extrêmement belles. Madame de Coislin m'avait montré ce qui restait de la cour de Louis XV, sous Bonaparte et après Louis XVI, comme madame d'Houdetot m'avait fait voir ce qui traînait encore, au dix-neuvième siècle, de la société philosophique.

 

2 L17 Chapitre 3

Voyage à Vichy, en Auvergne et au Mont-Blanc.

Dans l'été de l'année 1805, j'allai rejoindre madame de Chateaubriand à Vichy, où madame de Coislin l'avait menée, comme je viens de le dire. Je n'y trouvai point Jussac, Termes, Flamarens que madame de Sévigné avait devant et après elle , en 1677 ; depuis cent vingt et quelques années, ils dormaient. Je laissai à Paris ma soeur, madame de Caud, qui s'y était établie depuis l'automne de 1804. Après un court séjour à Vichy, madame de Chateaubriand me proposa de voyager, afin de nous éloigner pendant quelque temps des tracasseries politiques.

On a recueilli dans mes oeuvres deux petits Voyages que je fis alors en Auvergne et au Mont-Blanc. Après trente-quatre ans d'absence, des hommes, étrangers à ma personne, viennent de me faire, à Clermont, la réception qu'on fait à un vieil ami. Celui qui s'est longtemps occupé des principes dont la race humaine jouit en communauté, a des amis, des frères et des soeurs dans toutes les familles : car si l'homme est ingrat, l'humanité est reconnaissante. Pour ceux qui se sont liés avec vous par une bienveillante renommée, et qui ne vous ont jamais vu, vous êtes toujours le même ; vous avez toujours l'âge qu'ils vous ont donné ; leur attachement, qui n'est point dérangé par votre présence, vous voit toujours jeune et beau comme les sentiments qu'ils aiment dans vos écrits.

Lorsque j'étais enfant, dans ma Bretagne, et que j'entendais parler de l'Auvergne, je me figurais que celle-ci était un pays bien loin, bien loin, où l'on voyait des choses étranges, où l'on ne pouvait aller qu'avec grand péril, en cheminant sous la garde de la sainte Vierge. Je ne rencontre point sans une sorte de curiosité attendrie ces petits Auvergnats qui vont chercher fortune dans ce grand monde avec un petit coffret de sapin. Ils n'ont guère que l'espérance dans leur boîte, en descendant de leurs rochers ; heureux s'ils la rapportent !

Hélas ! il n'y avait pas deux ans que madame de Beaumont reposait au bord du Tibre, lorsque je foulai sa terre natale, en moi ; je n'étais qu'à quelques lieues de ce Mont-d'or, où elle était venue chercher la vie qu'elle allongea un peu pour atteindre Rome. L'été dernier, en 1838, j'ai parcouru de nouveau cette même Auvergne. Entre ces dates, 1805 et 1838, je puis placer les transformations arrivées dans la société autour de moi.

Nous quittâmes Clermont, et, en nous rendant à Lyon, nous traversâmes Thiers et Roanne. Cette route, alors peu fréquentée, suivait ça et là les rives du Lignon. L'auteur de l' Astrée , qui n'est pas un grand esprit, a pourtant inventé des lieux et des personnages qui vivent ; tant la fiction, quand elle est appropriée à l'âge où elle paraît, a de puissance créatrice ! Il y a, du reste, quelque chose d'ingénieusement fantastique dans cette résurrection des nymphes et des naïades qui se mêlent à des bergers, des dames et des chevaliers : ces mondes divers s'associent bien, et l'on s'accommode agréablement des fables de la mythologie, unies aux mensonges du roman : Rousseau a raconté comment il fut trompé par d'Urfé.

A Lyon, nous retrouvâmes M. Ballanche ; il fit avec nous la course à Genève et au Mont-Blanc. Il allait partout où on le menait, sans qu'il y eût la moindre affaire. A Genève, je ne fus point reçu à la porte de la ville par Clotilde, fiancée de Clovis : M. de Barante, le père, était devenu préfet du Léman. J'allai voir à Coppet madame de Staël ; je la trouvai seule au fond de son château, qui renfermait une cour attristée. Je lui parlai de sa fortune et de sa solitude, comme d'un moyen précieux d'indépendance et de bonheur : je la blessai. Madame de Staël aimait le monde ; elle se regardait comme la plus malheureuse des femmes, dans un exil dont j'aurais été ravi. Qu'était-ce à mes yeux que cette infélicité de vivre dans ses terres, avec les conforts de la vie ? Qu'était-ce que ce malheur d'avoir de la gloire, des loisirs, de la paix, dans une riche retraite à la vue des Alpes, en comparaison de ces milliers de victimes sans pain, sans nom, sans recours, bannies dans tous les coins de l'Europe, tandis que leurs parents avaient péri sur l'échafaud ? Il est fâcheux d'être atteint d'un mal dont la foule n'a pas l'intelligence. Au reste, ce mal n'en est que plus vif : on ne l'affaiblit point en le confrontant avec d'autres maux, on n'est pas juge de la peine d'autrui ; ce qui afflige l'un fait la joie de l'autre ; les coeurs ont des secrets divers, incompréhensibles à d'autres coeurs. Ne disputons à personne ses souffrances ; il en est des douleurs comme des patries, chacun a la sienne.

Madame de Staël visita le lendemain madame de Chateaubriand à Genève, et nous partîmes pour Chamonix. Mon opinion sur les paysages des montagnes fit dire que je cherchais à me singulariser ; il n'en était rien. On verra, quand je parlerai du Saint-Gothard, que cette opinion m'est restée. On lit dans le Voyage an Mont-Blanc un passage que je rappellerai comme liant ensemble les événements passés de ma vie aux événements alors futurs de cette même vie, et aujourd'hui également passés.

" Il n'y a qu'une seule circonstance où il soit vrai que les montagnes inspirent l'oubli des troubles de la terre : c'est lorsqu'on se retire loin du monde pour se consacrer à la religion. Un anachorète qui se dévoue au service de l'humanité, un saint qui veut méditer les grandeurs de Dieu en silence, peuvent trouver la paix et la joie sur des roches désertes ; mais ce n'est point alors la tranquillité des lieux qui passe dans l'âme de ces solitaires, c'est au contraire leur âme qui répand sa sérénité dans la région des orages.(...) Il y a des montagnes que je visiterais encore avec un plaisir extrême : ce sont celles de la Grèce et de la Judée. J'aimerais à parcourir les lieux dont mes nouvelles études me forcent de m'occuper chaque jour : j'irais volontiers chercher sur le Thabor et le Taygète d'autres couleurs et d'autres harmonies, après avoir peint les monts sans renommée et les vallées inconnues du Nouveau-Monde. " Cette dernière phrase annonçait le voyage que j'exécutai en effet l'année suivante, 1806.

A notre retour à Genève, sans avoir pu revoir madame de Staël à Coppet, nous trouvâmes les auberges encombrées. Sans les soins de M. de Forbin qui survint et nous procura un mauvais dîner dans une antichambre noire, nous aurions quitté la patrie de Rousseau sans manger. M. de Forbin était alors dans la béatitude ; il promenait dans ses regards le bonheur intérieur qui l'inondait ; il ne touchait pas terre. Porté par ses talents et ses félicités, il descendait de la montagne comme du ciel, veste de peintre en justaucorps, palette au pouce, pinceaux en carquois. Bonhomme néanmoins, quoique excessivement heureux, se préparant à m'imiter un jour quand j'aurais fait le voyage de Syrie, voulant même aller jusqu'à Calcutta, pour faire revenir les amours par une route extraordinaire, lorsqu'ils manqueraient dans les sentiers battus. Ses yeux avaient une protectrice pitié ; j'étais pauvre, humble, peu sûr de ma personne, et je ne tenais pas dans mes mains puissantes le coeur des princesses. A Rome, j'ai eu le bonheur de rendre à M. de Forbin son dîner du Lac ; j'avais le mérite d'être devenu ambassadeur. Dans ce temps-ci, on retrouve roi le soir le pauvre diable qu'on a quitté le matin dans la rue.

Le noble gentilhomme, peintre au droit de la Révolution, commençait cette génération d'artistes qui s'arrangent eux-mêmes en croquis, en grotesques, en caricatures. Les uns portent des moustaches effroyables, on dirait qu'ils vont conquérir le monde ; leurs brosses sont des hallebardes, leurs grattoirs des sabres ; les autres ont d'énormes barbes, des cheveux pendants ou bouffis ; ils fument un cigare en guise de volcan. Ces cousins de l ' arc-en-ciel, comme parle notre vieux Régnier, ont la tête remplie de déluges, de mers, de fleuves, de forêts, de cataractes, de tempêtes ou de carnages, de supplices et d'échafauds. Chez eux sont des crânes humains, des fleurets, des mandolines, des morions et des dolimans. Hâbleurs, entreprenants, impolis, libéraux (jusqu'au portrait du tyran qu'ils peignent), ils visent à former une espèce à part entre le singe et le satyre ; ils tiennent à faire comprendre que le secret de l'atelier a ses dangers, et qu'il n'y a pas sûreté pour les modèles. Mais combien ne rachètent-ils pas ces travers par une existence exaltée, une nature souffrante et sensible, une abnégation entière d'eux-mêmes, un dévouement sans calcul aux misères des autres, une manière de sentir délicate, supérieure, idéalisée, une indigence fièrement accueillie et noblement supportée ; enfin, quelquefois par des talents immortels, fils du travail, de la passion, du génie et de la solitude !

Sortis de nuit de Genève pour retourner à Lyon, nous fûmes arrêtés au pied du fort de l'Ecluse, en attendant l'ouverture des portes. Pendant cette station des sorcières de Macbeth sur la bruyère, il se passait en moi des choses étranges. Mes années expirées ressuscitaient et m'environnaient comme une bande de fantômes ; mes saisons brûlantes me revenaient dans leur flamme et leur tristesse. Ma vie, creusée par la mort de madame de Beaumont, était demeurée vide : des formes aériennes houris ou songes, sortant de cet abîme, me prenaient par la main et me ramenaient au temps de la sylphide. Je n'étais plus aux lieux que j'habitais, je rêvais d'autres bords. Quelque influence secrète me poussait aux régions de l'Aurore, où m'entraînaient d'ailleurs le plan de mon nouveau travail et la voix religieuse qui me releva du voeu de la villageoise, ma nourrice. Comme toutes mes facultés s'étaient accrues, comme je n'avais jamais abusé de la vie, elle surabondait de la sève de mon intelligence et l'art, triomphant dans ma nature, ajoutait aux inspirations du poète. J'avais ce que les Pères de la Thébaïde appelaient des ascensions de coeur. Raphaël (qu'on pardonne au blasphème de la similitude), Raphaël, devant la Transfiguration seulement ébauchée sur le chevalet n'aurait pas été plus électrisé par son chef-d'oeuvre que je ne l'étais par cet Eudore et cette Cymodocée, dont je ne savais pas encore le nom et dont j'entrevoyais l'image au travers d'une atmosphère d'amour et de gloire.

Ainsi le génie natif qui m'a tourmenté au berceau, retourne quelquefois sur ses pas après m'avoir abandonné ; ainsi se renouvellent mes anciennes souffrances ; rien ne guérit en moi ; si mes blessures se ferment instantanément, elles se rouvrent tout à coup comme celles de ces crucifix du moyen âge, qui saignent à l'anniversaire de la Passion. Je n'ai d'autre ressource, pour me soulager dans ces crises, que de donner un libre cours à la fièvre de ma pensée, de même qu'on se fait percer les veines quand le sang afflue au coeur ou monte à la tête. Mais de quoi parlé-je ? O Religion, où sont donc tes puissances, tes freins, tes baumes ! Est-ce que je n'écris pas toutes ces choses à d'innombrables années de l'heure ou je donnai le jour à René ? J'avais mille raisons pour me croire mort, et je vis ! C'est grand'pitié. Ces afflictions du poète isolé, condamné à subir le printemps malgré Saturne, sont inconnues de l'homme qui ne sort point des lois communes ; pour lui, les années sont toujours jeunes : " Or les jeunes chevreaux, dit Oppien, veillent sur l'auteur de leur naissance ; lorsque celui-ci vient à tomber dans les filets du chasseur, ils lui présentent avec la bouche l'herbe tendre et fleurie, qu'ils sont allés cueillir au loin, et lui apportent sur le bord des lèvres une eau fraîche, puisée dans le prochain ruisseau. "

 

2 L17 Chapitre 4

Retour à Lyon.

De retour à Lyon, j'y trouvai des lettres de M. Joubert : elles m'annonçaient son impossibilité d'être à Villeneuve avant le mois de septembre. Je lui répondis : " Votre départ de Paris est trop éloigné et me gêne ; vous sentez que ma femme ne voudra jamais arriver avant vous à Villeneuve : c'est aussi une tête que celle-là, et depuis qu'elle est avec moi, je me trouve à la tête de deux têtes très difficiles à gouverner. Nous resterons à Lyon, où l'on nous fait si prodigieusement manger que j'ai à peine le courage de sortir de cette excellente ville. L'abbé de Bonneville est ici, de retour de Rome ; il se porte à merveille ; il est gai, il préchaille ; il ne pense plus à ses malheurs ; il vous embrasse et va vous écrire. Enfin tout le monde est dans la joie excepté moi ; il n'y a que vous qui grogniez. Dites à Fontanes que j'ai dîné avec M. Saget. "

Ce M. Saget était la providence des chanoines ; il demeurait sur le coteau de Sainte-Foix, dans la région du bon vin. On montait chez lui à peu près par l'endroit où Rousseau avait passé la nuit au bord de la Saône.

" Je me souviens, dit-il, d'avoir passé une nuit délicieuse, hors de la ville, dans un chemin qui côtoyait la Saône. Des jardins élevés en terrasse bordaient le chemin du côté opposé : il avait fait très chaud ce jour là ; la soirée était charmante, la rosée humectait l'herbe flétrie ; point de vent, une nuit tranquille ; l'air était frais sans être froid ; le soleil après son coucher avait laissé dans le ciel des vapeurs rouges, dont la réflexion rendait l'eau couleur de rose ; les arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui se répondaient de l'un à l'autre. Je me promenais dans une sorte d'extase livrant mes sens et mon coeur à la jouissance de tout cela, et soupirant seulement un peu du regret d'en jouir seul. Absorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans m'apercevoir que j'étais las. Je m'en aperçus enfin : je me couchai voluptueusement sur la tablette d'une espèce de niche ou de fausse porte, enfoncée dans un mur de terrasse : le ciel de mon lit était formé par les têtes des arbres, un rossignol était précisément au-dessus de moi ; je m'endormis à son chant : mon sommeil fut doux ; mon réveil le fut davantage. Il était grand jour : mes yeux en s'ouvrant virent l'eau, la verdure, un paysage admirable. "

Le charmant itinéraire de Rousseau à la main, on arrivait chez M. Saget. Cet antique et maigre garçon, jadis marié, portait une casquette verte, un habit de camelot gris, un pantalon de nankin, des bas bleus et des souliers de castor. Il avait vécu beaucoup à Paris et s'était lié avec mademoiselle Devienne. Elle lui écrivait des lettres fort spirituelles, le gourmandait et lui donnait de très bons conseils : il n'en tenait compte, car il ne prenait pas le monde au sérieux, croyant apparemment comme les Mexicains, que le monde avait déjà usé quatre soleils, et qu'au quatrième (lequel nous éclaire aujourd'hui) les hommes avaient été changés en magots. Il faisait les cornes au martyre de saint Pothin et de saint Irénée, au massacre des protestants rangés côte à côte par ordre de Mandelot, gouverneur de Lyon, et ayant tous la gorge coupée du même côté. Vis-à-vis le champ des fusillades des Brotteaux, il m'en racontait les détails, tandis qu'il se promenait parmi ces ceps, mêlant son récit de quelques vers de Louise Labé : il n'aurait pas perdu un coup de dent durant la dernière exécution de Lyon, sous la charte-vérité.

Certains jours à Sainte-Foix, on étalait une certaine tête de veau marinée pendant cinq nuits, cuite dans le vin de Madère et rembourrée de choses exquises ; de jeunes paysannes très jolies servaient à table ; elles versaient l'excellent vin du cru renfermé dans des dames-jeannes de la grandeur de trois bouteilles. Nous nous abattions, moi et le chapitre en soutane, sur le festin Saget : le coteau en était tout noir.

Notre dapifer trouva vite la fin de ses provisions : dans la ruine de ses derniers moments, il fut recueilli par deux ou trois des vieilles maîtresses qui avaient pillé sa vie, " espèce de femmes, dit saint Cyprien, qui vivent comme si elles pouvaient être aimées, quae sic vivis ut possis adamari ".

 

2 L17 Chapitre 5

Course à la Grande-Chartreuse.

Nous nous arrachâmes aux délices de Capoue pour aller voir la Chartreuse, toujours avec M. Ballanche. Nous louâmes une calèche dont les roues disjointes faisaient un bruit lamentable. Arrivés à Voreppe, nous nous arrêtâmes dans une auberge au haut de la ville. Le lendemain, à la pointe du jour, nous montâmes à cheval et nous partîmes, précédés d'un guide. Au village de Saint-Laurent, au bas de la Grande-Chartreuse, nous franchîmes la porte de la vallée, et nous suivîmes, entre deux flancs de rochers, le chemin montant au monastère. Je vous ai parlé, à propos de Combourg, de ce que j'éprouvai dans ce lieu. Les bâtiments abandonnés se lézardaient sous la surveillance d'une espèce de fermier des ruines. Un frère lai était demeuré là, pour prendre soin d'un solitaire infirme qui venait de mourir : la religion avait imposé à l'amitié la fidélité et l'obéissance. Nous vîmes la fosse étroite fraîchement recouverte : Napoléon, dans ce moment, en allait creuser une immense à Austerlitz. On nous montra l'enceinte du couvent, les cellules, accompagnées chacune d'un jardin et d'un atelier ; on y remarquait des établis de menuisier et des rouets de tourneur : la main avait laissé tomber le ciseau. Une galerie offrait les portraits des supérieurs de la Chartreuse. Le palais ducal à Venise garde la suite des ritratti des doges ; lieux et souvenirs divers ! Plus haut, à quelque distance, on nous conduisit à la chapelle du reclus immortel de Le Sueur.

Après avoir dîné dans une vaste cuisine, nous repartîmes et nous rencontrâmes, porté en palanquin comme un rajah, M. Chaptal, jadis apothicaire, puis sénateur, ensuite possesseur de Chanteloup et inventeur du sucré de betterave, l'avide héritier des beaux roseaux indiens de la Sicile, perfectionnés par le soleil d'Otahiti. En descendant des forêts, j'étais occupé des anciens cénobites ; pendant des siècles, ils portèrent, avec un peu de terre dans le pan de leur robe, des plants de sapins, devenus des arbres sur les rochers. Heureux, ô vous qui traversâtes le monde sans bruit, et ne tournâtes pas même la tête en passant !

Nous n'eûmes pas plus tôt atteint la porte de la vallée qu'un orage éclate ; un déluge se précipite, et des torrents troublés détalent en rugissant de toutes les ravines. Madame de Chateaubriand, devenue intrépide à force de peur, galopait à travers les cailloux, les flots et les éclairs. Elle avait jeté son parapluie pour mieux entendre le tonnerre ; le guide lui criait : " Recommandez votre âme à Dieu ! Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! " Nous arrivâmes à Voreppe au son du tocsin ; les restes de l'orage déchiré étaient devant nous. On apercevait au loin dans la campagne l'incendie d'un village, et la lune arrondissant la partie supérieure de son disque au-dessus des nuages, comme le front pâle et chauve de saint Bruno, fondateur de l'ordre du silence. M. Ballanche, tout dégouttant de pluie, disait avec sa placidité inaltérable : " Je suis comme un poisson dans l'eau. " Je viens, en cette année 1838, de revoir Voreppe ; l'orage n'y était plus ; mais il m'en reste deux témoins, madame de Chateaubriand et M. Ballanche. Je le fais observer, car j'ai eu trop souvent, dans ces Mémoires , à remarquer les absents.

De retour à Lyon, nous y laissâmes notre compagnon et nous allâmes à Villeneuve. Je vous ai raconté ce que c'était que cette petite ville, mes promenades et mes regrets au bord de l'Yonne avec M. Joubert. Là, vivaient trois vieilles filles, mesdemoiselles Piat ; elles rappelaient les trois amies de ma grand-mère à Plancouët, à la différence près des positions sociales. Les vierges de Villeneuve moururent successivement, et je me souvenais d'elles à la vue d'un perron herbu, montant en dehors de leur maison déshabitée. Que disaient-elles en leur temps, ces demoiselles villageoises ? Elles parlaient d'un chien, et d'un manchon que leur père leur avait acheté jadis à la foire de Sens. Cela me charmait autant que le concile de cette même ville, où saint Bernard fit condamner Abailard mon compatriote. Les vierges au manchon étaient peut-être des Héloïse ; elles aimèrent peut-être, et leurs lettres retrouvées un jour enchanteront l'avenir. Qui sait ? Elles écrivaient peut-être à leur seigneur, aussi leur père, aussi leur frère, aussi leur époux : domino suo, imo patri, etc., qu'elles se sentaient honorées du nom d'amie, du nom de maîtresse ou de courtisane, concubinae vé scorti . " Au milieu de son sçavoir dit un docteur grave, je trouve Abailard avoir fait un trait de folie admirable, quand il suborna d'amour Héloïse, son escolière. "

 

2 L17 Chapitre 6

Mort de madame de Caud.

Une grande et nouvelle douleur me surprit à Villeneuve. Pour vous la raconter, il faut retourner quelques mois en arrière de mon voyage en Suisse. J'habitais encore la maison de la rue Miromesnil, lorsque, dans l'automne de 1804, madame de Caud vint à Paris. La mort de madame de Beaumont avait achevé d'altérer la raison de ma soeur ; peu s'en fallait qu'elle ne crût pas à cette mort, qu'elle ne soupçonnât du mystère dans cette disparition, ou qu'elle ne rangeât le Ciel au nombre des ennemis qui se jouaient de ses maux. Elle n'avait rien : je lui avais choisi un appartement rue Caumartin, en la trompant sur le prix de la location et sur les arrangements que je lui fis prendre avec un restaurateur. Comme une flamme prête à s'éteindre, son génie jetait la plus vive lumière ; elle en était toute éclairée. Elle traçait quelques lignes qu'elle livrait au feu, ou bien elle copiait dans des ouvrages quelques pensées en harmonie avec la disposition de son âme. Elle ne resta pas longtemps rue Caumartin ; elle alla demeurer aux Dames Saint-Michel, rue du faubourg Saint-Jacques : madame de Navarre était supérieure du couvent. Lucile avait une petite cellule ayant vue sur le jardin : je remarquai qu'elle suivait des yeux, avec je ne sais quel désir sombre, les religieuses qui se promenaient dans l'enclos autour des carrés de légumes. On devinait qu'elle enviait la sainte, et qu'allant par-delà, elle aspirait à l'ange. Je sanctifierai ces Mémoires en y déposant, comme des reliques, ces billets de madame de Caud, écrits avant qu'elle eût pris son vol vers sa patrie éternelle.

17 janvier.

" Je me reposais de mon bonheur sur toi et sur madame de Beaumont, je me sauvais dans votre idée de mon ennui et de mes chagrins : toute mon occupation était de vous aimer. J'ai fait cette nuit de longues réflexions sur ton caractère et ta manière d'être. Comme toi et moi nous sommes toujours voisins, il faut, je crois, du temps pour me connaître, tant il y a diverses pensées dans ma tête ! tant ma timidité et mon espèce de faiblesse extérieure sont en opposition avec ma force intérieure ! En voilà trop sur moi. Mon illustre frère, reçois le plus tendre remerciement de toutes les complaisances et de toutes les marques d'amitié que tu n'as cessé de me donner. Voilà la dernière lettre de moi que tu recevras le matin. J'ai beau te faire part de mes idées elles n'en restent pas moins tout entières en moi. "

Sans date.

" Me crois-tu sérieusement, mon ami, à l'abri de quelque impertinence de M. Chênedollé ? Je suis bien décidée à ne point l'inviter à continuer ses visites ; je me résigne à ce que celle de mardi soit la dernière. Je ne veux point gêner sa politesse. Je ferme pour toujours le livre de ma destinée, et je le scelle du sceau de la raison ; je n'en consulterai pas plus les pages, maintenant, sur les bagatelles que sur les choses importantes de la vie. Je renonce à toutes mes folles idées ; je ne veux m'occuper ni me chagriner de celles des autres ; je me livrerai à corps perdu à tous les événements de mon passage dans ce monde. Quelle pitié que l'attachement que je me porte ! Dieu ne peut plus m'affliger qu'en toi. Je le remercie du précieux, bon et cher présent qu'il m'a fait en ta personne et d'avoir conservé ma vie sans tache : voilà tous mes trésors. Je pourrais prendre pour emblème de ma vie la lune dans un nuage, avec cette devise : Souvent obscurcie, jamais ternie. Adieu, mon ami. Tu seras peut-être étonné de mon langage depuis hier matin. Depuis t'avoir vu, mon coeur s'est relevé vers Dieu, et je l'ai placé tout entier au pied de la croix, sa seule et véritable place. "

Ce jeudi.

" Bonjour, mon ami. De quelle couleur sont tes idées ce matin ? Pour moi, je me rappelle que la seule personne qui put me soulager quand je craignais pour la vie de madame de Farcy fut celle qui me dit : " Mais il est dans l'ordre des choses possibles que vous mouriez avant elle. " Pouvait-on frapper plus juste ? Il n'est rien tel, mon ami, que l'idée de la mort pour nous débarrasser de l'avenir. Je me hâte de te débarrasser de moi ce matin, car je me sens trop en train de dire de belles choses. Bonjour, mon pauvre frère. Tiens-toi en joie. "

Sans date.

" Lorsque madame de Farcy existait, toujours près d'elle, je ne m'étais pas aperçue du besoin d'être en société de pensées avec quelqu'un. Je possédais ce bien sans m'en douter. Mais depuis que nous avons perdu cette amie, et les circonstances m'ayant séparée de toi, je connus le supplice de ne pouvoir jamais délasser et renouveler son esprit dans la conversation de quelqu'un, je sens que mes idées me font mal lorsque je ne puis m'en débarrasser ; cela tient sûrement à ma mauvaise organisation. Cependant je suis assez contente, depuis hier, de mon courage. Je ne fais nulle attention à mon chagrin, et à l'espèce de défaillance intérieure que j'éprouve. Je me suis délaissée. Continue à être toujours aimable envers moi : ce sera humanité ces jours-ci. Bonjour, mon ami. A tantôt, j'espère. "

Sans date.

" Sois tranquille, mon ami ; ma santé se rétablit à vue d'oeil. Je me demande souvent pourquoi j'apporte tant de soin à l'étayer. Je suis comme un insensé qui édifierait une forteresse au milieu d'un désert. Adieu mon pauvre frère. "

Sans date.

" Comme ce soir je souffre beaucoup de la tête, je viens tout simplement, au hasard, de t'écrire quelques pensées de Fénelon pour remplir mon engagement :

" - On est bien à l'étroit quand on se renferme au dedans de soi. Au contraire, on est bien au large quand on sort de cette prison pour entrer dans l'immensité de Dieu.

- Nous retrouverons bientôt ce que nous avons perdu. Nous en approchons tous les jours à grands pas. Encore un peu, et il n'y aura plus de quoi pleurer. C'est nous qui mourons : ce que nous aimons vit et ne mourra point.

- Vous vous donnez des forces trompeuses, telles que la fièvre ardente en donne au malade. On voit en vous, depuis quelques jours, un mouvement convulsif pour montrer du courage et de la gaieté avec un fonds d'agonie. "

Voilà tout ce que ma tête et ma mauvaise plume me permettent de t'écrire ce soir. Si tu veux, je recommencerai demain et t'en conterai peut-être davantage.

Bon soir, mon ami. Je ne cesserai point de te dire que mon coeur se prosterne devant celui de Fénelon, dont la tendresse me semble si profonde et la vertu si élevée.

Bonjour, mon ami.

Je te dis à mon réveil mille tendresses et te donne cent bénédictions. Je me porte bien ce matin et suis inquiète si tu pourras me lire, et si ces pensées de Fénelon te paraîtront bien choisies. Je crains que mon coeur ne s'en soit trop mêlé. "

Sans date.

" Pourrais-tu penser que je m'occupe follement depuis hier à te corriger ? Les Blossac m'ont confié dans le plus grand secret une romance de toi. Comme je ne trouve pas que dans cette romance tu aies tiré parti de tes idées, je m'amuse à essayer de les rendre dans toute leur valeur. Peut-on pousser l'audace plus loin ? Pardonnez, grand homme, et ressouvenez-vous que je suis ta soeur, qu'il m'est un peu permis d'abuser de vos richesses. "

" Saint-Michel.

" Je ne te dirai plus : Ne viens plus me voir, - parce que n'ayant désormais que quelques jours à passer à Paris, je sens que ta présence m'est essentielle. Ne me viens tantôt qu'à quatre heures ; je compte être dehors jusqu'à ce moment. Mon ami, j'ai dans la tête mille idées contradictoires de choses qui me semblent exister et n'exister pas, qui ont pour moi l'effet d'objets qui, ne s'offriraient que dans une glace, dont on ne pourrait, par conséquent, s'assurer, quoiqu'on les vît distinctement. Je ne veux plus m'occuper de tout cela ; de ce moment-ci, je m'abandonne. Je n'ai pas comme toi la ressource de changer de rive, mais je sens le courage de n'attacher nulle importance aux personnes et aux choses de mon rivage et de me fixer entièrement, irrévocablement, dans l'auteur de toute justice et de toute vérité. Il n'y a qu'un déplaisir auquel je crains de mourir difficilement, c'est de heurter en passant, sans le vouloir, la destinée de quelque autre, non pas par l'intérêt qu'on pourrait prendre à moi ; je ne suis pas assez folle pour cela. "

" Saint-Michel.

" Mon ami, jamais le son de ta voix ne m'a fait tant de plaisir que lorsque je l'entendis hier dans mon escalier. Mes idées, alors, cherchaient à surmonter mon courage. Je fus saisie d'aise de te sentir si près de moi ; tu parus et tout mon intérieur rentra dans l'ordre. J'éprouve quelquefois une grande répugnance de coeur à boire mon calice. Comment ce coeur, qui est un si petit espace, peut-il renfermer tant d'existence et tant de chagrins ; je suis bien mécontente de moi, bien mécontente. Mes affaires et mes idées m'entraînent ; je ne m'occupe presque plus de Dieu et je me borne à lui dire cent fois par jour : - Seigneur, hâtez-vous de m'exaucer, car mon esprit tombe dans la défaillance. "

Sans date.

" Mon frère, ne te fatigue ni de mes lettres, ni de ma présence ; pense que bientôt tu seras pour toujours délivré de mes importunités. Ma vie jette sa dernière clarté, lampe qui s'est consumée dans les ténèbres d'une longue nuit, et qui voit naître l'aurore où elle va mourir. Veuille, mon frère, donner un seul coup d'oeil sur les premiers moments de notre existence ; rappelle-toi que souvent nous avons été assis sur les mêmes genoux, et pressés ensemble tous deux sur le même sein ; que déjà tu donnais des larmes aux miennes ; que dès les premiers jours de ta vie tu as protégé, défendu ma frêle existence, que nos jeux nous réunissaient et que j'ai partagé tes premières études. Je ne te parlerai point de notre adolescence, de l'innocence de nos pensées et de nos joies, et du besoin mutuel de nous voir sans cesse. Si je te retrace le passé, je t'avoue ingénuement, mon frère, que c'est pour me faire revivre davantage dans ton coeur. Lorsque tu partis pour la seconde fois de France, tu remis ta femme entre mes mains, tu me fis promettre de ne m'en point séparer. Fidèle à ce cher engagement, j'ai tendu volontairement mes mains aux fers et je suis entrée dans ces lieux destinés aux seules victimes vouées à la mort. Dans ces demeures, je n'ai eu d'inquiétude que sur ton sort ; sans cesse j'interrogeais sur toi les pressentiments de mon coeur. Lorsque j'eus la liberté, au milieu des maux qui vinrent m'accabler, la seule pensée de notre réunion m'a soutenue. Aujourd'hui que je perds sans retour l'espoir de couler ma carrière auprès de toi, souffre mes chagrins. Je me résignerai à ma destinée, et ce n'est que parce que je dispute encore avec elle, que j'éprouve de si cruels déchirements ; mais quand je me serai soumise à mon sort,... Et quel sort ! où sont mes amis, mes protecteurs et mes richesses ! A qui importe mon existence, cette existence délaissée de tous, et qui pèse toute entière sur elle-même ? Mon Dieu ! n'est-ce pas assez pour ma faiblesse de mes maux présents, sans y joindre encore l'effroi de l'avenir ? Pardon, trop cher ami, je me résignerai ; je m'endormirai d'un sommeil de mort sur ma destinée. Mais pendant le peu de jours que j'ai affaire dans cette ville, laisse-moi chercher en toi mes dernières consolations ; laisse-moi croire que ma présence t'est douce. Crois que parmi les coeurs qui t'aiment, aucun n'approche de la sincérité et de la tendresse de mon impuissante amitié pour toi. Remplis ma mémoire de souvenirs agréables qui prolongent auprès de toi mon existence. Hier, lorsque tu me parlas d'aller chez toi, tu me semblais inquiet et sérieux, tandis que tes paroles étaient affectueuses. Quoi, mon frère, serais-je aussi pour toi un sujet d'éloignement et d'ennui ? Tu sais que ce n'est pas moi qui t'ai proposé l'aimable distraction d'aller te voir, que je t'ai promis de ne point en abuser ; mais si tu as changé d'avis, que ne me l'as-tu dit avec franchise ? Je n'ai point de courage contre tes politesses. Autrefois, tu me distinguais un peu plus de la foule commune et me rendais plus de justice. Puisque tu comptes sur moi aujourd'hui, j'irai tantôt te voir à onze heures. Nous arrangerons ensemble ce qui te conviendra le mieux pour l'avenir. Je t'ai écrit, certaine que je n'aurais pas le courage de te dire un seul mot de ce que contient cette lettre. "

Cette lettre si poignante et toute admirable est la dernière que je reçus ; elle m'alarma par le redoublement de tristesse dont elle est empreinte. Je courus aux Dames Saint-Michel ; ma soeur se promenait dans le jardin avec madame de Navarre ; elle rentra quand on lui fit savoir que j'étais monté chez elle. Elle faisait visiblement des efforts pour rappeler ses idées et elle avait par intervalles un léger mouvement convulsif dans les lèvres. Je la suppliai de revenir à toute sa raison, de ne plus m'écrire des choses aussi injustes et qui me déchiraient le coeur, de ne plus penser que je pouvais jamais être fatigué d'elle. Elle parut un peu se calmer aux paroles que je multipliais pour la distraire et la consoler. Elle me dit qu'elle croyait que le couvent lui faisait mal, qu'elle se trouverait mieux dans un logement isolé, du côté du Jardin-des-Plantes, là où elle pourrait voir des médecins et se promener. Je l'invitai à suivre son goût, ajoutant qu'afin d'aider Virginie sa femme de chambre, je lui donnerais le vieux Saint-Germain. Cette proposition parut lui faire grand plaisir, en souvenir de madame de Beaumont, et elle m'assura qu'elle allait s'occuper de son nouveau logement. Elle me demanda ce que je comptais faire cet été : je lui dis que j'irais à Vichy rejoindre ma femme ensuite chez M. Joubert à Villeneuve, pour de là rentrer à Paris. Je lui proposai de venir avec nous. Elle me répondit qu'elle voulait passer l'été seule, et qu'elle allait même renvoyer Virginie à Fougères. Je la quittai ; elle était plus tranquille.

Madame de Chateaubriand partit pour Vichy, et je me disposai à la suivre. Avant de quitter Paris, j'allai revoir Lucile. Elle était affectueuse ; elle me parla de ses petits ouvrages, dont on a vu les fragments si beaux dans le troisième livre de ces Mémoires . J'encourageai au travail le grand poète ; elle m'embrassa, me souhaita un bon voyage, me fit promettre de revenir vite. Elle me reconduisit sur le palier de l'escalier s'appuya sur la rampe et me regarda tranquillement descendre. Quand je fus au bas, je m'arrêtai, et, levant la tête, je criai à l'infortunée qui me regardait toujours : " Adieu, chère soeur ! à bientôt ! soigne-toi bien. Ecris-moi à Villeneuve. Je t'écrirai. J'espère que l'hiver prochain, tu consentiras à vivre avec nous. "

Le soir, je vis le bonhomme Saint-Germain ; je lui donnai des ordres et de l'argent pour qu'il baissât secrètement les prix de toutes les choses dont elle pourrait avoir besoin. Je lui enjoignis de me tenir au courant de tout et de ne pas manquer de me mander de revenir, en cas qu'il eût affaire de moi. Trois mois s'écoulèrent. En arrivant à Villeneuve, je trouvai deux billets assez tranquillisants sur la santé de madame de Caud ; mais Saint-Germain oubliait de me parler de la nouvelle demeure et des nouveaux arrangements de ma soeur. J'avais commencé à écrire à celle-ci une longue lettre, lorsque madame de Chateaubriand tomba tout à coup dangereusement malade : j'étais au bord de son lit quand on m'apporta une nouvelle lettre de Saint-Germain ; je l'ouvris : une ligne foudroyante m'apprenait la mort subite de Lucile.

J'ai pris soin de beaucoup de tombeaux dans ma vie, il était de mon sort et de la destinée de ma soeur que ses cendres fussent jetées au ciel. Je n'étais point à Paris au moment de sa mort ; je n'y avais aucun parent ; retenu à Villeneuve par l'état périlleux de ma femme, je ne pus courir à des restes sacrés ; des ordres transmis de loin arrivèrent trop tard pour prévenir une inhumation commune. Lucile était ignorée et n'avait pas un ami ; elle n'était connue que du vieux serviteur de madame de Beaumont, comme s'il eut été chargé de lier les deux destinées. Il suivit seul le cercueil délaissé, et il était mort lui-même avant que les souffrances de madame de Chateaubriand me permissent de la ramener à Paris.

Ma soeur fut enterrée parmi les pauvres : dans quel cimetière fut-elle déposée ? dans quel flot immobile d'un océan de morts fut-elle engloutie ? dans quelle maison expira-t-elle au sortir de la communauté des Dames de Saint-Michel ? Quand, en faisant des recherches, quand, en compulsant les archives des municipalités, les registres des paroisses, je rencontrerais le nom de ma soeur, à quoi cela me servirait-il ? Retrouverais-je le même gardien de l'enclos funèbre ? retrouverais-je celui qui creusa une fosse demeurée sans nom et sans étiquette ? Les mains rudes qui touchèrent les dernières une argile si pure en auraient-elles gardé le souvenir ? Quel nomenclateur des ombres m'indiquerait la tombe effacée ? ne pourrait-il pas se tromper de poussière ? Puisque le ciel l'a voulu, que Lucile soit à jamais perdue ! Je trouve dans cette absence de lieu une distinction d'avec les sépultures de mes autres amis. Ma devancière dans ce monde et dans l'autre prie pour moi le Rédempteur ; elle le prie du milieu des dépouilles indigentes parmi lesquelles les siennes sont confondues : ainsi repose égarée, parmi les préférés de Jésus-Christ, la mère de Lucile et la mienne. Dieu aura bien su reconnaître ma soeur, et elle, qui tenait si peu à la terre, n'y devait point laisser de traces. Elle m'a quitté, cette sainte de génie. Je n'ai pas été un seul jour sans la pleurer. Lucile aimait à se cacher ; je lui ai fait une solitude dans mon coeur : elle n'en sortira que quand j'aurai cessé de vivre.

Ce sont là les vrais, les seuls événements de ma vie réelle ! Que m'importaient, au moment où je perdais ma soeur, les milliers de soldats qui tombaient sur les champs de bataille, l'écroulement des trônes et le changement de la face du monde ?

La mort de Lucile atteignit aux sources de mon âme : c'était mon enfance au milieu de ma famille, c'étaient les premiers vestiges de mon existence qui disparaissaient. Notre vie ressemble à ces bâtisses fragiles, étayées dans le ciel par des arcs-boutants : ils ne s'écroulent pas à la fois, mais se détachent successivement ; ils appuient encore quelque galerie, quand déjà ils manquent au sanctuaire ou au berceau de l'édifice. Madame de Chateaubriand, toute meurtrie encore des caprices impérieux de Lucile, ne vit qu'une délivrance pour la chrétienne arrivée au repos du Seigneur. Soyons doux, si nous voulons être regrettés : la hauteur du génie et les qualités supérieures ne sont pleurées que des anges. Mais je ne puis entrer dans la consolation de madame de Chateaubriand.

 

2 L18 Livre dix-huitième

1. Années de ma vie, 1805 et 1806. - Je reviens à Paris. - Je pars pour le Levant. - 2. Je m'embarque à Constantinople sur un bâtiment qui portait des pèlerins grecs en Syrie. - 3. De Tunis jusqu'à ma rentrée en France par l'Espagne. - 4. Réflexions sur mon voyage. - Mort de Julien. - 5. Années 1807, 1808, 1809 et 1810. - Article du Mercure du mois de juin 1807. - J'achète la Vallée-aux-Loups et je m'y retire. - 6. Les Martyrs . - 7. Armand de Chateaubriand. - 8. Années 1811, 1812 1813, 1814. - Publication de l' Itinéraire . - Lettre du cardinal de Beausset. - Mort de Chénier. - Je suis reçu membre de l'Institut. - Affaire de mon discours. - 9. Prix décennaux. - L' Essai sur les Révolutions . - Les Natchez .

 

2 L18 Chapitre 1

Paris, 1839.

Revu en décembre 1846.

Années de ma vie, 1805 et 1806. - Je reviens à Paris. - Je pars pour le levant.

Quand, revenant à Paris par la route de Bourgogne, j'aperçus la coupole du Val-de-Grâce et le dôme de Sainte-Geneviève, qui domine le Jardin-des-Plantes, j'eus le coeur navré : encore une compagne de ma vie laissée sur la route ! Nous rentrâmes à l'hôtel de Coislin, et, bien que M. de Fontanes, M. Joubert, M. de Clausel, M. Molé vinssent passer les soirées chez moi, j'étais travaillé de tant de souvenirs et de pensées, que je n'en pouvais plus. Demeuré seul derrière les chers objets qui m'avaient quitté, comme un marin étranger dont l'engagement est expiré et qui n'a ni foyers ni patrie je frappais du pied la rive ; je brûlais de me jeter à la nage dans un nouvel océan pour me rafraîchir et le traverser. Nourrisson du Pinde et croisé à Solyme, j'étais impatient d'aller mêler mes délaissements aux ruines d'Athènes, mes pleurs aux larmes de Madeleine.

J'allai voir ma famille en Bretagne, et, de retour à Paris, je partis pour Trieste le 13 juillet 1806 : madame de Chateaubriand m'accompagna jusqu'à Venise, où M. Ballanche la vint rejoindre.

Ma vie étant exposée heure par heure dans l' Itinéraire , je n'aurais plus rien à dire ici, s'il ne me restait quelques lettres inconnues écrites ou reçues pendant et après mon voyage. Julien, mon domestique et compagnon, a, de son côté, fait son Itinéraire auprès du mien, comme les passagers sur un vaisseau tiennent leur journal particulier dans un voyage de découverte. Le petit manuscrit qu'il met à ma disposition servira de contrôle à ma narration : je serai Cook, il sera Clerke.

Afin de mettre dans un plus grand jour la manière dont on est frappé dans l'ordre de la société et la hiérarchie des intelligences, je mêlerai ma narration à celle de Julien. Je le laisserai d'abord parler le premier, parce qu'il raconte quelques jours de voile faits sans moi de Modon à Smyrne.

Itinéraire de Julien.

" Nous nous sommes embarqués le vendredi 1er août ; mais, le vent n'étant pas favorable pour sortir du port, nous y sommes restés jusqu'au lendemain à la pointe du jour. Alors le pilote du port est venu nous prévenir qu'il pouvait nous en sortir. Comme je n'avais jamais été sur mer, je m'étais fait une idée exagérée du danger, car je n'en voyais aucun pendant deux jours. Mais le troisième, il s'éleva une tempête ; les éclairs, le tonnerre, enfin un orage terrible nous assaillit et grossit la mer d'une force effrayante. Notre équipage n'était composé que de huit matelots, d'un capitaine, d'un officier, d'un pilote et d'un cuisinier, et cinq passagers, compris Monsieur et moi, ce qui faisait en tout dix-sept hommes. Alors nous nous mîmes tous à aider aux matelots pour fermer les voiles, malgré la pluie dont nous fûmes bientôt traversés, ayant ôté nos habits pour agir plus librement. Ce travail m'occupait et me faisait oublier le danger qui, à la vérité, est plus effrayant par l'idée qu'on s'en forme qu'il ne l'est réellement. Pendant deux jours, les orages se sont succédé, ce qui m'a aguerri dans mes premiers jours de navigation ; je n'étais aucunement incommodé. Monsieur craignait que je ne fusse malade en mer ; lorsque le calme fut rétabli, il me dit : " Me voilà rassuré sur votre santé ; puisque vous avez bien supporté ces deux jours d'orage, vous pouvez vous tranquilliser pour tout autre contretemps. " C'est ce qui n'a pas eu lieu dans le reste de notre trajet jusqu'à Smyrne. Le 10, qui était un dimanche, Monsieur a fait aborder près d'une ville turque nommée Modon, où il a débarqué pour aller en Grèce. Dans les passagers qui étaient avec nous, il y avait deux Milanais, qui allaient à Smyrne, pour faire leur état de ferblantier et fondeur d'étain. Dans les deux il y en avait un, nommé Joseph, qui parlait assez bien la langue turque, à qui Monsieur proposa de venir avec lui comme domestique interprète, et dont il fait mention dans son Itinéraire . Il nous dit en nous quittant que ce voyage ne serait que de quelques jours, qu'il rejoindrait le bâtiment à une île où nous devions passer dans quatre ou cinq jours, et qu'il nous attendrait dans cette île, s'il y arrivait avant nous. Comme Monsieur trouvait en cet homme ce qui lui convenait pour ce petit voyage ( de Sparte et d ' Athènes ), il me laissa à bord pour continuer ma route jusqu'à Smyrne et avoir soin de tous nos effets. Il m'avait remis une lettre de recommandation près le consul français, pour le cas où il ne nous rejoindrait pas ; c'est ce qui est arrivé. Le quatrième jour, nous sommes arrivés à l'île indiquée. Le capitaine est descendu à terre et Monsieur n'y était pas. Nous avons passé la nuit et l'avons attendu jusqu'à sept heures du matin. Le capitaine est retourné à terre pour prévenir qu'il était forcé de partir ayant bon vent et obligé qu'il était de tenir compte de son trajet. De plus, il voyait un pirate qui cherchait à nous approcher, il était urgent de se mettre promptement en défense. Il fit charger ses quatre pièces de canon et monter sur le pont ses fusils, pistolets et armes blanches ; mais, comme le vent nous était avantageux, le pirate nous abandonna. Nous sommes arrivés un lundi 18, à sept heures du soir, dans le port de Smyrne. "

Après avoir traversé la Grèce, touché à Zéa et à Chio je trouvai Julien à Smyrne. Je vois aujourd'hui, dans ma mémoire, la Grèce comme un de ces cercles éclatants qu'on aperçoit quelquefois en fermant les veux. Sur cette phosphorescence mystérieuse se dessinent des ruines d'une architecture fine et admirable, le tout rendu plus resplendissant encore par je ne sais quelle autre clarté des muses. Quand retrouverai-je le thym de l'Hymète, les lauriers-roses des bords de l'Eurotas ? Un des hommes que j'ai laissés avec le plus d'envie sur des rives étrangères, c'est le douanier turc du Pirée : il vivait seul, gardien de trois ports déserts, promenant ses regards sur des îles bleuâtres, des promontoires brillants, des mers dorées. Là, je n'entendais que le bruit des vagues dans le tombeau détruit de Thémistocle, et le murmure des lointains souvenirs : au silence des débris de Sparte, la gloire même était muette.

J'abandonnai, au berceau de Mélésigène, mon pauvre drogman Joseph, le Milanais, dans sa boutique de ferblantier, et je m'acheminai vers Constantinople. Je passai à Pergame, voulant d'abord aller à Troie, par piété poétique ; une chute de cheval m'attendait au début de ma route ; non pas que Pégase bronchât, mais je dormais. J'ai rappelé cet accident dans mon Itinéraire ; Julien le raconte aussi, et il fait, à propos des routes et des chevaux, des remarques dont je certifie l'exactitude.

Itinéraire de Julien.

" Monsieur, qui s'était endormi sur son cheval, est tombé sans se réveiller. Aussitôt son cheval s'est arrêté, ainsi que le mien qui le suivait. Je mis de suite pied à terre pour en savoir la cause, car il m'était impossible de la voir à la distance d'une toise. Je vois Monsieur à moitié endormi à côté de son cheval, et tout étonné de se trouver à terre ; il m'a assuré qu'il ne s'était pas blessé. Son cheval n'a pas cherché à s'éloigner, ce qui aurait été dangereux, car des précipices se trouvaient très près du lieu où nous étions. "

Au sortir de la Somma, après avoir passé Pergame, j'eus avec mon guide la dispute qu'on lit dans l' Itinéraire . Voici le récit de Julien :

" Nous sommes partis de très bonne heure de ce village, après avoir remonté notre cantine. A peu de distance du village, je fus très étonné de voir Monsieur en colère contre notre conducteur ; je lui en demandai le motif. Alors Monsieur me dit qu'il était convenu avec le conducteur, à Smyrne, qu'il le mènerait dans les plaines de Troie, chemin faisant, et que, dans ce moment, il s'y refusait en disant que ces plaines étaient infestées de brigands. Monsieur n'en voulait rien croire et n'écoutait personne. Comme je voyais qu'il s'emportait de plus en plus, je fis signe au conducteur de venir près de l'interprète et du janissaire pour m'expliquer ce qu'on lui avait dit des dangers qu'il y avait à courir dans les plaines que Monsieur voulait visiter. Le conducteur dit à l'interprète, qu'on lui avait assuré qu'il fallait être en très grand nombre pour n'être pas attaqué : le janissaire me dit la même chose. Alors j'allai trouver Monsieur et lui répétai ce qu'ils m'avaient dit tous trois, et, de plus, que nous trouverions à une journée de marche un petit village où il y avait une espèce de consul qui pourrait nous instruire de la vérité. D'après ce rapport, Monsieur se calma et nous continuâmes notre route jusqu'à cet endroit. Aussitôt arrivé, il se rendit près du consul, qui lui dit tous les dangers qu'il courait, s'il persistait à vouloir aller en si petit nombre dans ces plaines de Troie. Alors Monsieur a été obligé de renoncer à son projet, et nous continuâmes notre route pour Constantinople. "

J'arrive à Constantinople.

Mon itinéraire.

" L'absence presque totale des femmes, le manque de voitures à roues et les meutes de chiens sans maîtres furent les trois caractères distinctifs qui me frappèrent d'abord dans l'intérieur de cette ville extraordinaire. Comme on ne marche guère qu'en babouches, qu'on n'entend point de bruit de carrosses et de charrettes, qu'il n'y a point de cloches, ni presque point de métiers à marteau, le silence est continuel. Vous voyez autour de vous une foule muette qui semble vouloir passer sans être aperçue, et qui a toujours l'air de se dérober aux regards du maître. Vous arrivez sans cesse d'un bazar à un cimetière, comme si les Turcs n'étaient là que pour acheter, vendre et mourir. Les cimetières, sans murs et placés au milieu des rues, sont des bois magnifiques de cyprès : les colombes font leurs nids dans ces cyprès et partagent la paix des morts. On découvre çà et là quelques monuments antiques qui n'ont de rapport ni avec les hommes modernes, ni avec les monuments nouveaux, dont ils sont environnés ; on dirait qu'ils ont été transportés dans cette ville orientale par l'effet d'un talisman. Aucun signe de joie, aucune apparence de bonheur ne se montre à vos yeux ; ce qu'on voit n'est pas un peuple, mais un troupeau qu'un iman conduit et qu'un janissaire égorge. Au milieu des prisons et des bagnes, s'élève un sérail, capitole de la servitude : c'est là qu'un gardien sacré conserve soigneusement les germes de la peste et les lois primitives de la tyrannie. "

Julien, lui, ne se perd pas ainsi dans les nues :

Itinéraire de Julien.

" L'intérieur de Constantinople est très désagréable par sa pente vers le canal et le port ; on est obligé de mettre dans toutes les rues qui descendent dans cette direction (rues fort mal pavées) des retraites très près les unes des autres, pour retenir les terres que l'eau entraînerait. Il y a peu de voitures : les Turcs font beaucoup plus usage de chevaux de selle que les autres nations. Il y a dans le quartier français quelques chaises à porteurs pour les dames. Il y a aussi des chameaux et des chevaux de somme pour le transport des marchandises. On voit également des porte-faix, qui sont des Turcs ayant de très gros et longs bâtons ; ils peuvent se mettre cinq ou six à chaque bout et portent des charges énormes d'un pas régulier ; un seul homme porte aussi de très lourds fardeaux. Ils ont une espèce de crochet qui leur prend depuis les épaules jusqu'aux reins, et, avec une remarquable adresse d'équilibre, ils portent tous les paquets sans être attachés.

 

2 L18 Chapitre 2

epuis Constantinople jusqu'à Jérusalem.

Je m'embarque à Constantinople sur un bâtiment qui portait des pèlerins grecs en Syrie.

Mon itinéraire.

" Nous étions sur le vaisseau à peu près deux cents passagers, hommes, femmes, enfants et vieillards.

" On voyait autant de nattes rangées en ordre des deux côtés de l'entre-pont. Dans cette espèce de république, chacun faisait son ménage à volonté : les femmes soignaient leurs enfants, les hommes fumaient ou préparaient leur dîner, les papas causaient ensemble. On entendait de tous côtés le son des mandolines, des violons et des lyres. On chantait, on dansait, on riait, on priait. Tout le monde était dans la joie. On me disait : " Jérusalem ! " en me montrant le midi ; et je répondais : " Jérusalem ! " Enfin, sans la peur, nous eussions été les plus heureuses gens du monde ; mais, au moindre vent, les matelots pliaient les voiles, les pèlerins criaient : Christos, Kyrie eleison ! L'orage passé, nous reprenions notre audace. "

Ici, je suis battu par Julien :

Itinéraire de Julien.

" Il a fallu nous occuper de notre départ pour Jaffa, qui eut lieu le jeudi 18 septembre. Nous nous sommes embarqués sur un bâtiment grec, où il y avait au moins, tant hommes que femmes et enfants cent cinquante Grecs qui allaient en pèlerinage à Jérusalem, ce qui causait beaucoup d'embarras dans le bâtiment.

" Nous avions, de même que les autres passagers, nos provisions de bouche et nos ustensiles de cuisine, que j'avais achetés à Constantinople. J'avais, en outre, une autre provision assez complète que M. l'ambasssadeur nous avait donnée, composée de très beaux biscuits, jambons, saucissons, cervelas ; vins de différentes sortes, rhum, sucre, citrons, jusqu'à du vin de quinquina contre la fièvre. Je me trouvais donc pourvu, d'une provision très abondante, que je ménageais et ne consommais qu'avec une grande économie, sachant que nous n'avions pas que ce trajet à faire : tout était serré où aucun passager ne pouvait aller.

" Notre trajet, qui n'a été que de treize jours, m'a paru très long par toutes sortes de désagréments et de malpropretés sur le bâtiment. Pendant plusieurs jours de mauvais temps que nous avons eus, les femmes et les enfants étaient malades, vomissaient partout, au point que nous étions obligés d'abandonner notre chambre et de coucher sur le pont. Nous y mangions beaucoup plus commodément qu'ailleurs, ayant pris le parti d'attendre que tous nos Grecs aient fini leur tripotage. "

Je passe le détroit des Dardanelles ; je touche à Rhodes, et je prends un pilote pour la côte de Syrie. - Un calme nous arrête sous le continent de l'Asie, presque en face de l'ancien cap Chélidonia. - Nous restons deux jours en mer, sans savoir où nous étions.

Mon itinéraire.

" Le temps était si beau et l'air si doux, que tous les passagers restaient la nuit sur le pont. J'avais disputé un point du gaillard d'arrière à deux gros caloyers qui ne me l'avaient cédé qu'en grommelant. C'était là que je dormais le 30 de septembre, à six heures du matin, lorsque je fus éveillé par un bruit confus de voix : j'ouvris les yeux, et j'aperçus les pèlerins qui regardaient vers la proue du vaisseau. Je demandai ce que c'était ; on me cria : Signor, il Carmelo ! le Carmel ! Le vent s'était levé la veille à huit heures du soir, et, dans la nuit, nous étions arrivés à la vue des côtes de Syrie. Comme j'étais couché tout habillé, je fus bientôt debout, m'enquérant de la montagne sacrée. Chacun s'empressait de me la montrer de la main ; mais je n'apercevais rien, à cause du soleil qui commençait à se lever en face de nous. Ce moment avait quelque chose de religieux et d'auguste ; tous les pèlerins, le chapelet à la main, étaient restés en silence dans la même attitude, attendant l'apparition de la Terre-Sainte ; le chef des papas priait à haute voix : on n'entendait que cette prière et le bruit de la course du vaisseau que le vent le plus favorable poussait sur une mer brillante. De temps en temps, un cri s'élevait de la proue quand on revoyait le Carmel. J'aperçus enfin moi-même, cette montagne, comme une tache ronde au-dessous des rayons du soleil. Je me mis alors à genoux à la manière des Latins. Je ne sentis point cette espèce de trouble que j'éprouvai en découvrant les côtes de la Grèce : mais la vue du berceau des Israélites et de la patrie des chrétiens me remplit de joie et de respect. J'allais descendre sur la terre des prodiges, aux sources de la plus étonnante poésie, aux lieux où, même humainement parlant, s'est passé le plus grand événement qui ait jamais changé la face du monde. (...)

" Le vent nous manqua à midi ; il se leva de nouveau à quatre heures ; mais, par l'ignorance du pilote, nous dépassâmes le but... A deux heures de l'après-midi nous revîmes Jaffa.

" Un bateau se détacha de la terre avec trois religieux. Je descendis avec eux dans la chaloupe ; nous entrâmes dans le port par une ouverture pratiquée entre des rochers, et dangereuse même pour un caïque.

" Les Arabes du rivage s'avancèrent dans l'eau jusqu'à la ceinture, afin de nous charger sur leurs épaules. Il se passa, là, une scène assez plaisante : mon domestique était vêtu d'une redingote blanchâtre ; le blanc étant la couleur de distinction chez les Arabes, ils jugèrent que Julien était le scheik. Ils se saisirent de lui et l'emportèrent en triomphe, malgré ses protestations, tandis que, grâce à mon habit bleu, je me sauvais obscurément sur le dos d'un mendiant déguenillé. "

Maintenant, entendons Julien, principal acteur de la scène :

Itinéraire de Julien.

" Ce qui m'a beaucoup étonné, c'est de voir venir six Arabes pour me porter à terre, tandis qu'il n'y en avait que deux pour Monsieur, ce qui l'amusait beaucoup de me voir porter comme une châsse. Je ne sais si ma mise leur a paru plus brillante que celle de Monsieur ; il avait une redingote brune et boutons pareils, la mienne était blanchâtre, avec des boutons de métal blanc qui jetaient assez d'éclat par le soleil qu'il faisait ; c'est ce qui a pu, sans doute, leur causer cette méprise.

" Nous sommes entrés le mercredi Ier octobre chez les religieux de Jaffa, qui sont de l'ordre des Cordeliers, parlant latin et italien, mais très peu français. Ils nous ont très bien reçus et ont fait tout leur possible pour nous procurer tout ce qui nous était nécessaire. "

J'arrive à Jérusalem. - Par le conseil des Pères du couvent, je traverse vite la cité sainte pour aller au Jourdain. - Après m'être arrêté au couvent de Bethléem, je pars avec une escorte d'Arabes ; je m'arrête à Saint-Saba. - A minuit, je me trouve au bord de la mer Morte.

Mon itinéraire.

" Quand on voyage dans la Judée, d'abord un grand ennui saisit le coeur ; mais lorsque, passant de solitude en solitude, l'espace s'étend sans bornes devant vous, peu à peu l'ennui se dissipe, on éprouve une terreur secrète qui, loin d'abaisser l'âme, donne du courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toutes parts une terre travaillée par des miracles : le soleil brûlant, l'aigle impétueux, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de l'Ecriture sont là. Chaque nom renferme un mystère ; chaque grotte déclare l'avenir ; chaque sommet retentit des accents d'un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords : les torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entrouverts, attestent le prodige ; le désert paraît encore muet de terreur, et l'on dirait qu'il n'a osé rompre le silence depuis qu'il a entendu la voix de l'Eternel.

Nous descendîmes de la croupe de la montagne, afin d'aller passer la nuit au bord de la mer Morte, pour remonter ensuite au Jourdain. "

Itinéraire de Julien.

" Nous sommes descendus de cheval pour les laisser reposer et manger, ainsi que nous, qui avions une assez bonne cantine que les religieux de Jérusalem nous avaient donnée. Après notre collation faite, nos Arabes allèrent à une certaine distance de nous, pour écouter, l'oreille sur terre, s'ils entendaient quelque bruit ; nous ayant assuré que nous pouvions être tranquilles, alors chacun s'est abandonné au sommeil. Quoique couché sur des cailloux, j'avais fait un très bon somme, quand Monsieur vint me réveiller, à cinq heures du matin, pour faire préparer tout notre monde à partir. Il avait déjà empli une bouteille de fer-blanc, tenant environ trois chopines, de l'eau de la mer Morte pour rapporter à Paris. "

Mon itinéraire.

" Nous levâmes le camp, et nous cheminâmes pendant une heure et demie avec une peine excessive dans une arène blanche et fine. Nous avancions vers un petit bois d'arbres de baume et de tamarins, qu'à mon grand étonnement, je voyais s'élever du milieu d'un sol stérile. Tout à coup, les Bethléémites s'arrêtèrent et me montrèrent de la main, au fond d'une ravine, quelque chose que je n'avais pas aperçu. Sans pouvoir dire ce que c'était j'entrevoyais comme une espèce de sable en mouvement sur l'immobilité du sol. Je m'approchai de ce singulier objet, et je vis un fleuve jaune que j'avais peine à distinguer de l'arène de ses deux rives. Il était profondément encaissé, et roulait avec lenteur une onde épaisse : c'était le Jourdain...

" Les Bethléémites se dépouillèrent et se plongèrent dans le Jourdain. Je n'osai les imiter, à cause de la fièvre qui me tourmentait toujours. "

Itinéraire de Julien.

" Nous sommes arrivés au Jourdain à sept heures du matin, par des sables où nos chevaux entraient jusqu'aux genoux, et par des fossés qu'ils avaient peine à remonter. Nous avons parcouru le rivage jusqu'à dix heures, et, pour nous délasser, nous nous sommes baignés très commodément par l'ombre des arbrisseaux qui bordent le fleuve. Il aurait été très facile de passer de l'autre côté à la nage, n'ayant de largeur, à l'endroit nous étions, qu'environ 40 toises ; mais il n'eût pas été prudent de le faire, car il y avait des Arabes qui cherchaient à nous rejoindre, et en peu de temps ils se réunissent en très grand nombre. Monsieur a empli sa seconde bouteille de fer-blanc d'eau du Jourdain. "

Nous rentrâmes dans Jérusalem : Julien n'est pas beaucoup frappé des Saints Lieux ; en vrai philosophe, il est sec : " Le Calvaire, dit-il, est dans la même église, sur une hauteur, semblable à beaucoup d'autres hauteurs sur lesquelles nous avons monté, et d'où l'on ne voit au loin que des terres en friche, et pour tous bois des broussailles et arbustes rongés par les animaux. La vallée de Josaphat se trouve en dehors, au pied du mur de Jérusalem, et ressemble à un fossé de rempart. "

Je quittai Jérusalem, j'arrivai à Jaffa, et je m'embarquai pour Alexandrie. D'Alexandrie j'allai au Caire, et je laissai Julien chez M. Drovetti, qui eut la bonté de me noliser un bâtiment autrichien pour Tunis. Julien continue son journal à Alexandrie : " Il y a ", dit-il, " des juifs, qui font l'agiotage comme partout où ils sont. A une demi-lieue de la ville, il y a la colonne de Pompée, qui est en granit rougeâtre, montée sur un massif de pierres de tailles. "

Mon itinéraire.

" Le 23 novembre, à midi, le vent étant devenu favorable, je me rendis à bord du vaisseau. J'embrassai M. Drovetti sur le rivage, et nous nous promîmes amitié et souvenance : j'acquitte aujourd'hui ma dette.

" Nous levâmes l'ancre à deux heures. Un pilote nous mit hors du port. Le vent était faible et de la partie du midi. Nous restâmes trois jours à la vue de la colonne de Pompée, que nous découvrions à l'horizon. Le soir du troisième jour, nous entendîmes le coup de canon de retraite du port d'Alexandrie. Ce fut comme le signal de notre départ définitif, car le vent du nord se leva, et nous fîmes voile à l'occident.

" Le Ier décembre, le vent, se fixant à l'ouest, nous barra le chemin. Peu à peu il descendit au sud-ouest et se changea en une tempête qui ne cessa qu'à notre arrivée à Tunis. Pour occuper mon temps, je copiais et mettais en ordre les notes de ce voyage et les descriptions des Martyrs . La nuit, je me promenais sur le pont avec le second, le capitaine Dinelli. Les nuits passées au milieu des vagues, sur un vaisseau battu de la tempête ne sont pas stériles ; l'incertitude de notre avenir donne aux objets leur véritable prix : la terre, contemplée du milieu d'une mer orageuse, ressemble à la vie considérée par un homme qui va mourir. "

Itinéraire de Julien.

" Après notre sortie du port d'Alexandrie, nous avons été assez bien pendant les premiers jours, mais cela n'a pas duré, car nous avons toujours eu mauvais temps et mauvais vent pendant le reste du trajet. Il y avait toujours de garde sur le pont un officier, le pilote et quatre matelots. Quand nous voyions, à la fin du jour, que nous allions avoir une mauvaise nuit, nous montions sur le pont. Vers minuit, je faisais notre punch. Je commençais toujours à en donner à notre pilote et aux quatre matelots, ensuite j'en servais à Monsieur, à l'officier et à moi ; mais nous ne prenions pas cela aussi tranquillement que dans un café. Cet officier avait beaucoup plus d'usage que le capitaine ; il parlait très bien français, ce qui nous a été très agréable dans notre trajet. "

Nous continuons notre navigation et nous mouillons devant les îles Kerkeni.

Mon itinéraire.

" Un orage du sud-est s'éleva à notre grande joie, et en cinq jours nous arrivâmes dans les eaux de l'île de Malte. Nous la découvrîmes la veille de Noël ; mais le jour de Noël même, le vent, se rangeant à l'ouest-nord-ouest, nous chassa au midi de Lampedouse. Nous restâmes dix-huit jours sur la côte orientale du royaume de Tunis, entre la vie et la mort. Je n'oublierai de ma vie la journée du 28.

" Nous jetâmes l'ancre devant les îles de Kerkeni. Nous restâmes huit jours à l'ancre dans la petite Syrte où je vis commencer l'année 1807. Sous combien d'astres et dans combien de fortunes diverses j'avais déjà vu se renouveler pour moi les années, qui passent si vite ou qui sont si longues ! Qu'ils étaient loin de moi ces temps de mon enfance où je recevais avec un coeur palpitant de joie la bénédiction et les présents paternels ! Comme ce premier jour de l'année était attendu ! Et maintenant, sur un vaisseau étranger, au milieu de la mer, à la vue d'une terre barbare, ce premier jour s'envolait pour moi, sans témoins, sans plaisirs, sans les embrassements de la famille, sans ces tendres souhaits de bonheur qu'une mère forme pour son fils avec tant de sincérité ! Ce jour, né du sein des tempêtes, ne laissait tomber sur mon front que des soucis, des regrets et des cheveux blancs. "

Julien est exposé à la même destinée, et il me reprend d'une de ces impatiences dont heureusement je me suis corrigé.

Itinéraire de Julien.

" Nous étions très près de l'île de Malte et nous avions à craindre d'être aperçus par quelque bâtiment anglais qui aurait pu nous forcer d'entrer dans le port ; mais aucun n'est venu à notre rencontre. Notre équipage se trouvait très fatigué et le vent continuait à ne pas nous être favorable. Le capitaine voyant sur sa carte un mouillage nommé Kerkeni, duquel nous n'étions pas éloignés, fit voile dessus, sans en prévenir Monsieur, lequel voyant que nous approchions de ce mouillage, s'est fâché de ce qu'il n'avait pas été consulté, disant au capitaine qu'il devait continuer sa route, ayant supporté de plus mauvais temps. Mais nous étions trop avancés pour reprendre notre route, et, d'ailleurs, la prudence du capitaine a été fort approuvée, car cette nuit-là, le vent est devenu bien plus fort et la mer très mauvaise. Ayant été obligés de rester vingt-quatre heures de plus que notre prévision dans le mouillage, Monsieur en marquait vivement son mécontentement au capitaine, malgré les justes raisons que celui-ci lui donnait.

" Il y avait environ un mois que nous naviguions, et il ne nous fallait plus que sept ou huit heures pour arriver dans le port de Tunis. Tout à coup, le vent devint si violent que nous fûmes obligés de nous mettre au large, et nous restâmes trois semaines sans pouvoir aborder ce port. C'est encore dans ce moment que Monsieur reprocha de nouveau au capitaine d'avoir perdu trente-six heures au mouillage. On ne pouvait le persuader qu'il nous serait arrivé plus grand malheur, si le capitaine eut été moins prévoyant. Le malheur que je voyais était de voir nos provisions baisser sans savoir quand nous arriverions. "

Je

foulai enfin le sol de Carthage. Je trouvai chez M. et madame Devoise l'hospitalité la plus généreuse. Julien fait bien connaître mon hôte ; il parle aussi de la campagne et des juifs : " Ils prient et pleurent ", dit-il.

Un brick de guerre américain m'ayant donné passage à son bord, je traversai le lac de Tunis pour me rendre à La Goulette. " Chemin faisant, dit Julien, je demandai à Monsieur s'il avait pris l'or qu'il avait mis dans le secrétaire de la chambre où il couchait ; il me dit qu'il l'avait oublié, et je fus obligé de retourner à Tunis. " L'argent ne peut jamais me demeurer dans la cervelle.

Quand j'arrivai d'Alexandrie, nous jetâmes l'ancre en face les débris de la cité d'Annibal. Je les regardais du bord sans pouvoir deviner ce que c'était. J'apercevais quelques cabanes de Maures, un ermitage musulman sur la pointe d'un cap avancé, des brebis paissant parmi des ruines, ruines si peu apparentes que je les distinguais à peine du sol qui les portait : c'était Carthage. Je la visitai avant de m'embarquer pour l'Europe.

Mon itinéraire.

" Du sommet de Byrsa, l'oeil embrasse les ruines de Carthage qui sont plus nombreuses qu'on ne le pense généralement : elles ressemblent à celles de Sparte n'ayant rien de bien conservé, mais occupant un espace considérable. Je les vis au mois de février ; les figuiers, les oliviers et les caroubiers donnaient déjà leurs premières feuilles ; de grandes angéliques et des acanthes formaient des touffes de verdure parmi les débris de marbre de toutes couleurs. Au loin, je promenais mes regards sur l'isthme, sur une double mer, sur des îles lointaines, sur une campagne riante, sur des lacs bleuâtres, sur des montagnes azurées ; je découvrais des forêts, des vaisseaux, des aqueducs, des villages maures, des ermitages mahométans, des minarets et les maisons blanches de Tunis. Des millions de sansonnets, réunis en bataillons et ressemblant à des nuages, volaient au-dessus de ma tête. Environné des plus grands et des plus touchants souvenirs, je pensais à Didon, à Sophonisbe, à la noble épouse d'Asdrubal ; je contemplais les vastes plaines où sont ensevelies les légions d'Annibal, de Scipion et de César ; mes yeux voulaient reconnaître l'emplacement du palais d'Utique. Hélas ! les débris du palais de Tibère existent encore à Caprée, et l'on cherche en vain à Utique la place de la maison de Caton ! Enfin, les terribles Vandales, les légers Maures passaient tour à tour devant ma mémoire, qui m'offrait, pour dernier tableau, saint Louis expirant sur les ruines de Carthage. "

Julien achève comme moi de prendre sa dernière vue de l'Afrique à Carthage.

Itinéraire de Julien.

" Le 7 et le 8 nous nous sommes promenés dans les ruines de Carthage où il se trouve encore quelques fondations à rase terre ; qui prouvent la solidité des monuments de l'antiquité. Il y a aussi comme des distributions de bains qui sont submergés par la mer. Il existe encore de très belles citernes ; on en voyait d'autres qui étaient comblées. Le peu d'habitants qui occupent ces contrées cultivent les terres qui leur sont nécessaires. Ils ramassent différents marbres et pierres, ainsi que des médailles qu'ils vendent aux voyageurs comme antiques : Monsieur en a acheté pour rapporter en France.

 

2 L18 Chapitre 3

De Tunis jusqu'à ma rentrée en France par l'Espagne.

Julien raconte brièvement notre traversée de Tunis à la baie de Gibraltar ; d'Algésiras, il arrive promptement à Cadix, et de Cadix à Grenade. Indifférent à Blanca , il remarque seulement que l ' Alhambra et autres édifices élevés sont sur des rochers d ' une hauteur immense .

Mon Itinéraire n'entre pas dans beaucoup plus de détails sur Grenade ; je me contente de dire :

" L'Alhambra me parut digne d'être remarqué, même après les temples de Grèce. La vallée de Grenade est délicieuse et ressemble beaucoup à celle de Sparte : on conçoit que les Maures regrettent un pareil pays. "

C'est dans le Dernier des Abencérages que j'ai décrit l'Alhambra. L'Alhambra, le Généralife, le Monte-Santo se sont gravés dans ma tête comme ces paysages fantastiques que, souvent à l'aube du jour, on croit entrevoir dans un beau premier rayon de l'aurore. Je me sens encore assez de nature pour peindre la Vega ; mais je n'oserais le tenter, de peur de l' archevêque de Grenade . Pendant mon séjour dans la ville des sultanes, un guitariste, chassé par un tremblement de terre d'un village que je venais de traverser, s'était donné à moi. Sourd comme un pot, il me suivait partout : quand je m'asseyais sur une ruine dans le palais des Maures, il chantait debout à mes côtés, en s'accompagnant de sa guitare. L'harmonieux mendiant n'aurait peut-être pas composé la symphonie de la Création , mais sa poitrine brunie se montrait à travers les lambeaux de sa casaque, et il aurait eu grand besoin d'écrire comme Beethoven à mademoiselle Breuning :

" Vénérable Eléonore, ma très chère amie, je voudrais bien être assez heureux pour posséder une veste de poil de lapin tricotée par vous. "

Je traversai d'un bout à l'autre cette Espagne où, seize années plus tard, le ciel me réservait un grand rôle, en contribuant à étouffer l'anarchie chez un noble peuple et à délivrer un Bourbon : l'honneur de nos armes fut rétabli, et j'aurais sauvé la Légitimité, si la Légitimité avait pu comprendre les conditions de sa durée.

Julien ne me lâche pas qu'il ne m'ait ramené sur la place Louis XV, le 5 juin 1807, à trois heures après-midi. De Grenade, il me conduit à Aranjuez, à Madrid, à l'Escurial, d'où il saute à Bayonne.

" Nous sommes repartis de Bayonne, dit-il, le mardi 9 mai, pour Pau, Tarbes, Barèges et Bordeaux, où nous sommes arrivés le 18, très fatigués, avec chacun un mouvement de fièvre. Nous en sommes repartis le 19, et nous avons passé à Angoulême et à Tours, et nous sommes arrivés le 28 à Blois, où nous avons couché. Le 31, nous avons continué notre route jusqu'à Orléans, et ensuite nous avons fait notre dernier coucher à Angerville. "

J'étais là, à une poste d'un château dont mon long voyage ne m'avait point fait oublier les habitants. Mais les jardins d'Amide, où étaient-ils ? Deux ou trois fois, en retournant aux Pyrénées, j'ai aperçu du grand chemin la colonne de Méréville ; ainsi que la colonne de Pompée, elle m'annonçait le désert : comme mes fortunes de mer, tout a changé.

J'arrivai à Paris avant les nouvelles que je donnais de moi : j'avais devancé ma vie. Tout insignifiants que sont ces billets, je les parcours, comme on regarde de méchants dessins qui représentent des lieux qu'on a visités. Ces billets datés de Modon, d'Athènes, de Zéa, de Smyrne et de Constantinople ; de Jaffa, de Jérusalem, d'Alexandrie, de Tunis, de Grenade, de Madrid et de Burgos ; ces lignes tracées sur toutes sortes de papier, avec toutes sortes d'encre, apportées par tous les vents, m'intéressent. Il n'y a pas jusqu'à mes firmans que je ne me plaise à dérouler : j'en touche avec plaisir le vélin, j'en suis l'élégante calligraphie et je m'ébahis à la pompe du style. J'étais donc un bien grand personnage. Nous sommes de bien pauvres diables, avec nos lettres à trois sous et nos passeports à quarante, auprès de ces seigneurs du turban !

Osman Séïd, pacha de Morée, adresse ainsi, à qui de droit, mon firman pour Athènes :

" Hommes de loi des bourgs de Misitra (Sparte) et d'Argos, cadis, nababs, effendis, de qui puisse la sagesse s'augmenter encore ; honneur de vos pairs et de nos grands, vaïvodes, et vous par qui voit votre maître, qui le remplacez dans chacune de vos juridictions, gens en place et gens d'affaires, dont le crédit ne peut que croître.

" Nous vous mandons qu'entre les nobles de France, un noble (particulièrement) de Paris, muni de cet ordre, accompagné d'un janissaire armé et d'un domestique pour son escorte, a sollicité la permission et expliqué son intention de passer par quelques-uns des lieux et positions qui sont de vos juridictions, afin de se rendre à Athènes, qui est un isthme hors de là, séparé de vos juridictions.

" Vous donc, effendis, vaïvodes et tous autres désignés ci-dessus, quand le susdit personnage arrivera aux lieux de vos juridictions, vous aurez le plus grand soin qu'on s'acquitte envers lui des égards et de tous les détails dont l'amitié fait une loi, etc., etc.

" An 1221 de l'hégire. "

Mon passeport de Constantinople pour Jérusalem porte :

" Au tribunal sublime de Sa Grandeur le kadi de Kouds (Jérusalem), Schérif très excellent effendi :

" Très excellent effendi, que Votre Grandeur placée sur son tribunal auguste, agrée nos bénédictions sincères et nos salutations affectueuses.

" Nous vous mandons qu'un personnage noble, de la cour de France, nommé François-Auguste de Chateaubriand, se rend en ce moment vers vous, pour accomplir le saint pèlerinage (des chrétiens). "

Protégerions-nous de la sorte le voyageur inconnu près des maires et des gendarmes qui visitent son passeport ? on peut lire également dans ces firmans les révolutions des peuples : combien de laissez-passer a-t-il fallu que Dieu donnât aux empires, pour qu'un esclave tartare imposât des ordres à un vaïvode de Misitra, c'est-à-dire à un magistrat de Sparte ; pour qu'un musulman recommandât un chrétien au cadi de Kouds, c'est-à-dire de Jérusalem !

L' Itinéraire est entré dans les éléments qui composent ma vie. Quand je partis en 1806, un pèlerinage à Jérusalem paraissait une grande entreprise. Ores que la foule m'a suivi et que tout le monde est en diligence, le merveilleux s'est évanoui ; il ne m'est guère resté en propre que Tunis : on s'est moins dirigé de ce côté, et l'on convient que j'ai désigné la véritable situation des ports de Carthage. Cette honorable lettre le prouve :

" Monsieur le vicomte, je viens de recevoir un plan du sol et des ruines de Carthage, donnant les contours exacts et les reliefs du terrain ; il a été levé trigonométriquement sur une base de 1 500 mètres, il s'appuie sur des observations barométriques faites avec des baromètres correspondants. C'est un travail de dix ans de précision et de patience ; il confirme vos opinions sur la position des ports de Byrsa.

" J'ai repris avec ce plan exact, tous les textes anciens, et j'ai déterminé, je crois, l'enceinte extérieure et les autres parties du Cothon, de Byrsa et de Mégara, etc., etc. Je vous rends la justice qui vous est due à tant de titres.

" Si vous ne craignez pas de me voir fondre sur votre génie avec ma trigonométrie et ma lourde érudition, je serai chez vous au premier signe de votre part. Si nous vous suivons, mon père et moi, dans la littérature, longissimo intervallo , au moins nous aurons tâché de vous imiter pour la noble indépendance dont vous donnez à la France un si beau modèle.

" J'ai l'honneur d'être, et je m'en vante, votre franc admirateur,

" Dureau de La Malle. "

Une pareille rectification des lieux aurait suffi autrefois pour me faire un nom en géographie. Dorénavant, si j'avais encore la manie de faire parler de moi, je ne sais où je pourrais courir, afin d'attirer l'attention du public : peut-être reprendrais-je mon ancien projet de la découverte du passage au pôle nord ; peut-être remonterais-je le Gange. Là, je verrais la longue ligne noire et droite des bois qui défendent l'accès de l'Himalaya ; lorsque, parvenu au col qui attache les deux principaux sommets du mont Ganghour, je découvrirais l'amphithéâtre incommensurable des neiges éternelles ; lorsque je demanderais à mes guides, comme Heber, l'évêque anglican de Calcutta le nom des autres montagnes de l'est, ils me répondraient qu'elles bordent l'empire chinois. A la bonne heure ! mais revenir des Pyramides, c'est comme si vous reveniez de Montlhéry. A ce propos, je me souviens qu'un pieux antiquaire des environs de Saint-Denis en France, m'a écrit pour me demander si Pontoise ne ressemblait pas à Jérusalem.

La page qui termine l' Itinéraire semble être écrite en ce moment même, tant elle reproduit mes sentiments actuels.

" Il y a vingt ans, disais-je, que je me consacre à l'étude au milieu de tous les hasards et de tous les chagrins ; diversa exilia et desertas quaerere terras : un grand nombre de feuilles de mes livres ont été tracées sous la tente, dans les déserts, au milieu des flots ; j'ai souvent tenu la plume sans savoir comment je prolongerais de quelques instants mon existence... Si le ciel m'accorde un repos que je n'ai jamais goûté, je tâcherai d'élever en silence un monument à ma patrie ; si la Providence me refuse ce repos, je ne dois songer qu'à mettre mes derniers jours à l'abri des soucis qui ont empoisonné les premiers. Je ne suis plus jeune, je n'ai plus l'amour du bruit ; je sais que les lettres dont le commerce est si doux quand il est secret, ne nous attirent au dehors que des orages. Dans tous les cas, j'ai assez écrit si mon nom doit vivre ; beaucoup trop s'il doit mourir. "

Il est possible que mon Itinéraire demeure comme un manuel à l'usage des juifs-errants de ma sorte : j'ai marque scrupuleusement les étapes et tracé une carte routière. Tous les voyageurs, à Jérusalem, m'ont écrit pour me féliciter et me remercier de mon exactitude ; j'en citerai un témoignage :

" Monsieur, vous m'avez fait l'honneur, il y a quelques semaines, de me recevoir chez vous, ainsi que mon ami M. de Saint-Laumer ; en vous apportant une lettre d'Abou-Gosch, nous venions vous dire combien on trouvait de nouveaux mérites à votre Itinéraire en le lisant sur les lieux, et comme on appréciait jusqu'à son titre même, tout humble et tout modeste que vous l'ayez choisi, en le voyant justifié à chaque pas par l'exactitude scrupuleuse des descriptions, fidèles encore aujourd'hui, sauf quelques ruines de plus ou de moins, seul changement de ces contrées, etc.

" Jules Folentlot. "

" Rue Caumartin, n° 23. "

Mon exactitude tient à mon bon sens vulgaire ; je suis de la race des Celtes et des tortues, race pédestre ; non du sang des Tartares et des oiseaux, races pourvues de chevaux et d'ailes. La Religion, il est vrai, me ravit souvent dans ses bras ; mais quand elle me remet à terre, je chemine, appuyé sur mon bâton, me reposant aux bornes pour déjeuner de mon olive et de mon pain bis. Si je suis moult allé en bois, comme font volontiers les François , je n'ai, cependant, jamais aimé le changement pour le changement ; la route m'ennuie : j'aime seulement le voyage à cause de l'indépendance qu'il me donne, comme j'incline vers la campagne, non pour la campagne, mais pour la solitude. " Tout ciel m'est un, dit Montaigne, vivons entre les nôtres, allons mourir et rechigner entre les inconnus. "

Il me reste aussi de ces pays d'orient quelques autres lettres, parvenues à leur adresse plusieurs mois après leur date. Des pères de la Terre-Sainte, des consuls et des familles, me supposant devenu puissant sous la Restauration, ont réclamé, auprès de moi, les droits de l'hospitalité de loin, on se trompe et l'on croit ce qui semble juste. M. Gaspari m'écrivit, en 1816, pour solliciter ma protection en faveur de son fils ; sa lettre est adressée : A monsieur le vicomte de Chateaubriand, grand-maître de l ' Université royale, à Paris .

M. Caffe, ne perdant pas de vue ce qui se passe autour de lui, et m'apprenant des nouvelles de son univers, me mande d'Alexandrie : " Depuis votre départ, le pays n'est pas amélioré, quoique la tranquillité règne. Quoique le chef n'ait rien à craindre de la part des Mameluks, toujours réfugiés dans la Haute-Egypte, il faut pourtant qu'il se tienne en garde. Abd-el-Ouad fait toujours des siennes à la Mecque. Le canal de Manouf vient d'être fermé ; Méhémet-Ali sera mémorable en Egypte pour avoir exécuté ce projet, etc. "

Le 13 août 1816, M. Pangalo fils m'écrivait de Zéa.

" Monseigneur,

" Votre Itinéraire de Paris à Jérusalem est parvenu à Zéa, et j'ai lu, au milieu de notre famille, ce que Votre Excellence veut bien y dire d'obligeant pour elle. Votre séjour, parmi nous, a été si court que nous ne méritons pas, à beaucoup près, les éloges que Votre Excellence a faits de notre hospitalité, et de la manière trop familière avec laquelle nous vous avons reçu. Nous venons d'apprendre aussi, avec la plus grande satisfaction, que Votre Excellence se trouve replacée par les derniers événements, et qu'elle occupe un rang dû à son mérite autant qu'à sa naissance. Nous l'en félicitons, et nous espérons qu'au faîte des grandeurs, monsieur le comte de Chateaubriand voudra bien se ressouvenir de Zéa, de la nombreuse famille du vieux Pangalo, son hôte, de cette famille dans laquelle le consulat de France existe depuis le glorieux règne de Louis-le-Grand, qui a signé le brevet de notre aïeul. Ce vieillard, si souffrant, n'est plus ; j'ai perdu mon père ; je me trouve, avec une fortune très médiocre, chargé de toute la famille ; j'ai ma mère, six soeurs à marier, et plusieurs veuves à ma charge avec leurs enfants. J'ai recours aux bontés de Votre Excellence ; je la prie de venir au secours de notre famille, en obtenant que le vice-consulat de Zéa, qui est très nécessaire pour la relâche fréquente des bâtiments du Roi, ait des appointements comme les autres vice-consulats ; que d'agent, que je suis, sans appointement, je sois vice-consul, avec le traitement attaché à ce grade. Je crois que Votre Excellence obtiendrait facilement cette demande, en faveur des longs services de mes aïeux, si elle daignait s'en occuper, et qu'elle excusera la familiarité importune de vos hôtes de Zéa, qui espèrent en vos bontés.

" Je suis avec le plus profond respect,

" Monseigneur,

" De Votre Excellence,

" Le très humble et très obéissant serviteur,

" M.-G. Pangalo. "

" Zéa, le 3 août 1816. "

Toutes les fois qu'un peu de gaîté me vient sur les lèvres, j'en suis puni comme d'une faute. Cette lettre me fait sentir un remords en relisant un passage (atténué il est vrai, par des expressions reconnaissantes) sur l'hospitalité de nos consuls devant le Levant : " Mesdemoiselles Pangalo, dis-je dans l' Itinéraire , chantent en grec :

Ah ! vous dirai-je, maman ?

M. Pangalo poussait des cris, les coqs s'égosillaient, et les souvenirs d'Iulis, d'Aristée, de Simonide étaient complètement effacés. "

Les demandes de protection tombaient presque toujours au milieu de mes discrédits et de mes misères. Au commencement même de la Restauration, le 11 octobre 1814, je reçus cette autre lettre datée de Paris :

" Monsieur l'Ambassadeur,

" Mademoiselle Dupont, des îles Saint-Pierre et Miquelon, qui a eu l'honneur de vous voir dans ces îles, désirerait obtenir de Votre Excellence un moment d'audience. Comme elle sait que vous habitez la campagne, elle vous prie de lui faire savoir le jour où vous viendrez à Paris et où vous pourrez lui accorder cette audience.

" J'ai l'honneur d'être, etc.

" Dupont. "

Je ne me souvenais plus de cette demoiselle de l'époque de mon voyage sur l'océan, tant la mémoire est ingrate ! Cependant, j'avais gardé un souvenir parfait de la fille inconnue qui s'assit auprès de moi dans la triste Cyclade glacée :

" Une jeune marinière parut dans les déclivités supérieures du morne, elle avait les jambes nues quoiqu'il fît froid, et marchait parmi la rosée ; etc. "

Des circonstances indépendantes de ma volonté m'empêchèrent de voir mademoiselle Dupont. Si, par hasard, c'était la fiancée de Guillaumy, quel effet un quart de siècle avait-il produit sur elle ? Avait-elle été atteinte de l'hiver de Terre-Neuve, ou conservait-elle le printemps des fèves en fleurs, abritées dans le fossé du fort de Saint-Pierre ?

A la tête d'une excellente traduction des Lettres de saint Jérôme MM. Collombet et Grégoire ont voulu trouver dans leur notice, entre ce saint et moi, à propos de la Judée, une ressemblance à laquelle je me refuse par respect. Saint Jérôme, du fond de sa solitude, traçait la peinture de ses combats intérieurs : je n'aurais pas rencontré les expressions de génie de l'habitant de la grotte de Bethléem ; tout au plus, aurais-je pu chanter avec saint François, mon patron en France et mon hôtelier au Saint-Sépulcre, ses deux cantiques en italien de l'époque qui précède l'italien de Dante :

In foco l'amor mi mise,

In foco l'amor mi mise.

J'aime à recevoir des lettres d'outre-mer ; ces lettres semblent m'apporter quelque murmure des vents, quelque rayon des soleils, quelque émanation des destinées diverses que séparent les flots et que lient les souvenirs de l'hospitalité.

Voudrais-je revoir ces contrées lointaines ? Une ou deux, peut-être. Le ciel de l'Attique a produit en moi un enchantement qui ne s'efface point ; mon imagination est encore parfumée des myrtes du temple de la Vénus aux jardins et de l'iris du Céphise.

Fénelon, au moment de partir pour la Grèce, écrivait à Bossuet la lettre qu'on va lire. L'auteur futur de Télémaque s'y révèle avec l'ardeur du missionnaire et du poète.

" Divers petits accidents ont toujours retardé jusqu'ici mon retour à Paris ; mais enfin, Monseigneur, je pars et peu s'en faut que je ne vole. A la vue de ce voyage j'en médite un plus grand. La Grèce entière s'ouvre à moi, le sultan effrayé recule ; déjà le Péloponnèse respire en liberté, et l'Eglise de Corinthe va refleurir ; la voix de l'Apôtre s'y fera encore entendre. Je me sens transporté dans ces beaux lieux et parmi ces ruines précieuses, pour y recueillir, avec les plus curieux monuments, l'esprit même de l'antiquité. Je cherche cet aréopage, où saint Paul annonça aux sages du monde le Dieu inconnu ; mais le profane vient après le sacré et je ne dédaigne pas de descendre au Pirée, où Socrate fait le plan de sa République. Je monte au sommet du Parnasse, je cueille les lauriers de Delphes et je goûte les délices du Tempé.

" Quand est-ce que le sang des Turcs se mêlera avec celui des Perses sur les plaines de Marathon, pour laisser la Grèce entière à la religion, à la philosophie et aux beaux-arts, qui la regardent comme leur patrie ?

.... Arva, beata

Petamus arva, divites et insulas.

Je ne t'oublierai pas, ô île consacrée par les célestes visions du disciple bien-aimé ; ô heureuse Pathmos, j'irai baiser sur la terre les pas de l'Apôtre, et je croirai voir les cieux ouverts. Là, je me sentirai saisi d'indignation contre le faux prophète, qui a voulu développer les oracles du véritable, et je bénirai le Tout-Puissant qui, loin de précipiter l'Eglise comme Babylone, enchaîne le dragon et la rend victorieuse. Je vois déjà le schisme qui tombe, l'Orient et l'Occident qui se réunissent, et l'Asie qui voit renaître le jour après une si longue nuit ; la terre sanctifiée par les pas du Sauveur et arrosée de son sang, délivrée de ses profanateurs, et revêtue d'une nouvelle gloire ; enfin, les enfants d'Abraham épars sur toute la terre, et plus nombreux que les étoiles du firmament, qui, rassemblés des quatre vents, viendront en foule reconnaître le Christ qu'ils ont percé, et montrer à la fin des temps une résurrection. En voilà assez, Monseigneur, et vous serez bien aise d'apprendre que c'est ici ma dernière lettre, et la fin de mes enthousiasmes, qui vous importuneront peut-être. Pardonnez-les à ma passion de vous entretenir de loin, en attendant que je puisse le faire de près. "

" Fr. de Fénelon. "

C'était là le vrai nouvel Homère, seul digne de chanter la Grèce et d'en raconter la beauté au nouveau Chrysostome.

 

2 L18 Chapitre 4

Réflexions sur mon voyage. - Mort de Julien.

Je n'ai devant les yeux, des sites de la Syrie, de l'Egypte et de la terre punique, que les endroits en rapport avec ma nature solitaire ; ils me plaisaient indépendamment de l'antiquité, de l'art et de l'histoire. Les Pyramides me frappaient moins par leur grandeur que par le désert contre lequel elles étaient appliquées ; la colonne de Dioclétien arrêtait moins mes regards que les festons de la mer le long des sables de la Libye. A l'embouchure pélusiaque du Nil, je n'aurais pas désiré un monument pour me rappeler cette scène peinte par Plutarque :

" L'affranchi chercha au long de la grève où il trouva quelque demeurant du vieil bateau de pécheur, suffisant pour brusler un pauvre corps nu et encore non tout entier. Ainsi, comme il les amassoit et assembloit, il survint un Romain, homme d'âge qui, en ses jeunes ans, avoit été à la guerre sous Pompée. Ah ! lui dit le Romain, tu n'auras pas tout seul cet honneur et te prie, veuille-moi recevoir pour compagnon en une si sainte et si dévote rencontre, afin que je n'aie point occasion de me plaindre en tout, ayant en récompense de plusieurs maux que j'ai endurés, rencontré au moins cette bonne aventure de pouvoir toucher avec mes mains et aider à ensevelir le plus grand capitaine des Romains. "

Le rival de César n'a plus de tombeau près de la Libye et une jeune esclave libyenne a reçu de la main d'une Pompée une sépulture non loin de cette Rome, d'où le grand Pompée était banni. A ces jeux de la fortune, on conçoit comment les chrétiens s'allaient cacher dans la Thébaïde.

" Née en Libye, ensevelie à la fleur de mes ans sous la poussière ausonienne, je repose près de Rome le long de ce rivage sablonneux. L'illustre Pompée qui m'avait élevée avec une tendresse de mère, a pleuré ma mort et m'a déposée dans un tombeau qui m'égale, moi pauvre esclave, aux Romains libres. Les feux de mon bûcher ont prévenu ceux de l'hymen. Le flambeau de Proserpine a trompé nos espérances. " ( Anthologie .)

Les vents ont dispersé les personnages de l'Europe, de l'Asie, de l'Afrique, au milieu desquels j'ai paru, et dont je viens de vous parler : l'un est tombé de l'Acropolis d'Athènes, l'autre du rivage de Chio ; celui-ci s'est précipité de la montagne de Sion, celui-là ne sortira plus des flots du Nil ou des citernes de Carthage. Les lieux aussi ont changé : de même qu'en Amérique s'élèvent des villes où j'ai vu des forêts, de même un empire se forme dans ces arènes de l'Egypte, où mes regards n'avaient rencontré que des horizons nus et ronds comme la bosse d ' un bouclier , disent les poésies arabes, et des loups si maigres que leurs mâchoires sont comme un bâton fendu . La Grèce a repris cette liberté que je lui souhaitais en la traversant sous la garde d'un janissaire. Mais jouit-elle de sa liberté nationale ou n'a-t-elle fait que changer de joug ?

Je suis en quelque façon le dernier visiteur de l'empire turc dans ses vieilles moeurs. Les révolutions, qui partout ont immédiatement précédé ou suivi mes pas, se sont étendues sur la Grèce, la Syrie, l'Egypte. Un nouvel Orient va-t-il se former ? qu'en sortira-t-il ? Recevrons-nous le châtiment mérité d'avoir appris l'art moderne des armes à des peuples dont l'état social est fondé sur l'esclavage et la polygamie ? Avons-nous porté la civilisation au dehors, ou avons-nous amené la barbarie dans l'intérieur de la chrétienté ? Que résultera-t-il des nouveaux intérêts, des nouvelles relations politiques, de la création des puissances qui pourront surgir dans le Levant ? Personne ne saurait le dire. Je ne me laisse pas éblouir par des bateaux à vapeur, et des chemins de fer ; par la vente du produit des manufactures et par la fortune de quelques soldats français, anglais, allemands, italiens, enrôlés au service d'un pacha : tout cela n'est pas de la civilisation. On verra peut-être revenir, au moyen des troupes disciplinées des Ibrahim futurs, les périls qui ont menacé l'Europe à l'époque de Charles-Martel, et dont plus tard nous a sauvés la généreuse Pologne. Je plains les voyageurs qui me suivront : le harem ne leur cachera plus ses secrets ; ils n'auront point vu le vieux soleil de l'orient et le turban de Mahomet. Le petit Bédouin me criait en français, lorsque je passais dans les montagnes de la Judée : " En avant, marche ! " L'ordre était donné, et l'orient a marché.

Le camarade d'Ulysse, Julien, qu'est-il devenu ? Il m'avait demandé, en me remettant son manuscrit, d'être concierge dans ma maison, rue d'Enfer : cette place était occupée par un vieux portier et sa famille que je ne pouvais renvoyer. La colère du ciel ayant rendu Julien volontaire et ivrogne, je le supportai longtemps ; enfin, nous fûmes obligés de nous séparer. Je lui donnai une petite somme et lui fis une petite pension sur ma cassette, un peu légère, mais toujours copieusement remplie d'excellents billets hypothéqués sur mes châteaux en Espagne. Je fis entrer Julien, selon son désir, à l'hospice des Vieillards : il y acheva le grand et dernier voyage. J'irai bientôt occuper son lit vide, comme je dormis au camp d'Etnir-Capi, sur la natte dont l'on venait d'enlever un musulman pestiféré. Ma vocation est définitivement pour l'hôpital où gît la vieille société. Elle fait semblant de vivre et n'en est pas moins à l'agonie. Quand elle sera expirée, elle se décomposera afin de se reproduire sous des formes nouvelles, mais il faut d'abord qu'elle succombe ; la première nécessité pour les peuples, comme pour les hommes, est de mourir : " La glace se forme au souffle de Dieu ", dit Job.

 

2 L18 Chapitre 5

Paris, 1839.

Revu en juin 1847.

Années 1807, 1808, 1809 et 1810. - Article du Mercure du mois de juin 1807. - J'achète la Vallée-aux-Loups et je m'y retire.

Madame de Chateaubriand avait été très malade pendant mon voyage ; plusieurs fois mes amis m'avaient cru perdu. Dans quelques notes que M. de Clausel a écrites pour ses enfants et qu'il a bien voulu me permettre de parcourir, je trouve ce passage :

" M. de Chateaubriand partit pour le voyage de Jérusalem au mois de juillet 1806 : pendant son absence, j'allais tous les jours chez madame de Chateaubriand. Notre voyageur me fit l'amitié de m'écrire une lettre en plusieurs pages, de Constantinople, que vous trouverez dans le tiroir de notre bibliothèque, à Coussergues. Pendant l'hiver de 1806 à 1807, nous savions que M. de Chateaubriand était en mer pour revenir en Europe ; un jour, j'étais à me promener dans le jardin des Tuileries avec M. de Fontanes par un vent d'ouest affreux ; nous étions à l'abri de la terrasse du bord de l'eau. M. de Fontanes me dit : - Peut-être dans ce moment-ci, un coup de cette horrible tempête va le faire naufrager. Nous avons su depuis que ce pressentiment faillit se réaliser. Je note ceci pour exprimer la vive amitié, l'intérêt pour la gloire littéraire de M. de Chateaubriand, qui devait s'accroître par ce voyage ; les nobles, les profonds et rares sentiments qui animaient M. de Fontanes, homme excellent dont j'ai reçu aussi de grands services et dont je vous recommande de vous souvenir devant Dieu. "

Si je devais vivre et si je pouvais faire vivre dans mes ouvrages les personnes qui me sont chères, avec quel plaisir j'emmènerais avec moi tous mes amis !

Plein d'espérance, je rapportai sous mon toit ma poignée de glanes ; mon repos ne fut pas de longue durée.

Par une suite d'arrangements, j'étais devenu seul propriétaire du Mercure . M. Alexandre de Laborde publia, vers la fin du mois de juin 1807, son voyage en Espagne, au mois de juillet, je fis dans le Mercure , l'article dont j'ai cité des passages en parlant de la mort du duc d'Enghien : Lorsque dans le silence de l ' abjection , etc. Les prospérités de Bonaparte, loin de me soumettre, m'avaient révolté ; j'avais pris une énergie nouvelle dans mes sentiments et dans les tempêtes. Je ne portais pas en vain un visage brûlé par le soleil, et je ne m'étais pas livré au courroux du ciel pour trembler avec un front noirci devant la colère d'un homme. Si Napoléon en avait fini avec les rois, il n'en avait pas fini avec moi. Mon article tombant au milieu de ses prospérités et de ses merveilles, remua la France : on en répandit d'innombrables copies à la main ; plusieurs abonnés du Mercure détachèrent l'article et le firent relier à part ; on le lisait dans les salons, on le colportait de maison en maison. Il faut avoir vécu à cette époque pour se faire une idée de l'effet produit par une voix retentissant seule dans le silence du monde. Les nobles sentiments refoulés au fond des coeurs se réveillèrent. Napoléon s'emporta : on s'irrite moins en raison de l'offense reçue qu'en raison de l'idée que l'on s'est formée de soi. Comment ! mépriser jusqu'à sa gloire ; braver une seconde fois celui aux pieds duquel l'univers était prosterné ! " Chateaubriand croit-il que je suis un imbécile, que je ne le comprends pas ! je le ferai sabrer sur les marches des Tuileries. " Il donna l'ordre de supprimer le Mercure et de m'arrêter. Ma propriété périt ; ma personne échappa par miracle : Bonaparte eut à s'occuper du monde ; il m'oublia, mais je demeurai sous le poids de la menace.

C'était une déplorable position que la mienne : quand je croyais devoir agir par les inspirations de mon honneur, je me trouvais chargé de ma responsabilité personnelle et des chagrins que je causais à ma femme. Son courage était grand, mais elle n'en souffrait pas moins, et ces orages, appelés successivement sur ma tête, troublaient sa vie. Elle avait tant souffert pour moi durant la Révolution ! Il était naturel qu'elle désirât un peu de repos. D'autant plus que madame de Chateaubriand admirait Bonaparte sans restriction ; elle ne se faisait aucune illusion sur la Légitimité ; elle me prédisait sans cesse ce qui m'arriverait au retour des Bourbons.

Le premier livre de ces Mémoires est daté de la Vallée-aux-Loups , le 4 octobre 1811 : là se trouve la description de la petite retraite que j'achetai pour me cacher à cette époque. Quittant notre appartement chez madame de Coislin, nous allâmes d'abord demeurer rue des Saints-Pères, hôtel de Lavalette, qui tirait son nom de la maîtresse et du maître de l'hôtel.

M. de Lavalette, trapu, vêtu d'un habit prune-de-Monsieur, et marchant avec une canne à pomme d'or devint mon homme d'affaires, si j'ai jamais eu des affaires. Il avait été officier du gobelet chez le Roi, et ce que je ne mangeais pas, il le buvait.

Vers la fin de novembre, voyant que les réparations de ma chaumière n'avançaient pas, je pris le parti de les aller surveiller. Nous arrivâmes le soir à la Vallée. Nous ne suivîmes pas la route ordinaire ; nous entrâmes par la grille au bas du jardin. La terre des allées, détrempée par la pluie, empêchait les chevaux d'avancer ; la voiture versa. Le buste en plâtre d'Homère, placé auprès de madame de Chateaubriand, sauta par la portière et se cassa le cou : mauvais augure pour les Martyrs , dont je m'occupais alors.

La maison, pleine d'ouvriers qui riaient, chantaient, cognaient, était chauffée avec des copeaux et éclairée par des bouts de chandelle ; elle ressemblait à un ermitage illuminé la nuit par des pèlerins, dans les bois. Charmés de trouver deux chambres passablement arrangées et dans l'une desquelles on avait préparé le couvert, nous nous mimes à table. Le lendemain, réveillé au bruit des marteaux et des chants des colons, je vis le soleil se lever avec moins de souci que le maître des Tuileries.

J'étais dans des enchantements sans fin ; sans être madame de Sévigné, j'allais, muni d'une paire de sabots planter mes arbres dans la boue, passer et repasser dans les mêmes allées, voir et revoir tous les petits coins, me cacher partout où il y avait une broussaille, me représentant ce que serait mon parc dans l'avenir, car alors l'avenir ne manquait point. En cherchant à rouvrir aujourd'hui par ma mémoire l'horizon qui s'est fermé, je ne trouve plus le même, mais j'en rencontre d'autres. Je m'égare dans mes pensées évanouies ; les illusions sur lesquelles je tombe sont peut-être autant belles que les premières ; seulement elles ne sont plus si jeunes ; ce que je voyais dans la splendeur du midi, je l'aperçois à la lueur du couchant. - Si je pouvais néanmoins cesser d'être harcelé par des songes ! Bayard, sommé de rendre une place, répondit : " Attendez que j'aie fait un pont de corps morts, pour pouvoir passer avec ma garnison. " Je crains qu'il ne me faille, pour sortir, passer sur le ventre de mes chimères.

Mes arbres, étant encore petits, ne recueillaient pas les bruits des vents de l'automne ; mais, au printemps, les brises qui haleinaient les fleurs des prés voisins en gardaient le souffle, qu'elles reversaient sur ma vallée.

Je fis quelques additions à la chaumière ; j'embellis sa muraille de briques d'un portique soutenu par deux colonnes de marbre noir et deux cariatides de femmes de marbre blanc : je me souvenais d'avoir passé à Athènes. Mon projet était d'ajouter une tour au bout de mon pavillon ; en attendant, je simulai des créneaux sur le mur qui me séparait du chemin : je précédais ainsi la manie du moyen âge, qui nous hébète à présent. La Vallée-aux-Loups, de toutes les choses qui me sont échappées, est la seule que je regrette ; il est écrit que rien ne me restera. Après ma Vallée perdue, j'avais planté l' Infirmerie de Marie-Thérèse , et je viens pareillement de la quitter. Je défie le sort de m'attacher à présent au moindre morceau de terre ; je n'aurai, dorénavant, pour jardin que ces avenues honorées de si beaux noms autour des Invalides, et où je me promène avec mes confrères manchots et boiteux. Non loin de ces allées, s'élève le cyprès de madame de Beaumont ; dans ces espaces déserts, la grande et légère duchesse de Châtillon s'est jadis appuyée sur mon bras. Je ne donne plus le bras qu'au temps : il est bien lourd !

Je travaillais avec délices à mes Mémoires , et les Martyrs avançaient ; j'en avais déjà lu quelques livres à M. de Fontanes. Je m'étais établi au milieu de mes souvenirs comme dans une grande bibliothèque : je consultais celui-ci et puis celui-là, ensuite je fermais le registre en soupirant, car je m'apercevais que la lumière, en y pénétrant, en détruisait le mystère. Eclairez les jours de la vie, ils ne seront plus ce qu'ils sont.

Au mois de juillet 1808, je tombai malade, et je fus obligé de revenir à Paris. Les médecins rendirent la maladie dangereuse. Du vivant d'Hippocrate, il y avait disette de morts aux enfers, dit l'épigramme : grâce à nos Hippocrates modernes, il y a aujourd'hui abondance.

C'est peut-être le seul moment où, près de mourir j'aie eu envie de vivre. Quand je me sentais tomber en faiblesse, ce qui m'arrivait souvent, je disais à madame de Chateaubriand : " Soyez tranquille ; je vais revenir. " Je perdais connaissance, mais avec une grande impatience intérieure, car je tenais, Dieu sait à quoi. J'avais aussi la passion d'achever ce que je croyais et ce que je crois encore être mon ouvrage le plus correct. Je payais le fruit des fatigues que j'avais éprouvées dans ma course au Levant.

Girodet avait mis la dernière main à mon portrait. Il le fit noir comme j'étais alors ; mais il le remplit de son génie. M. Denon reçut le chef-d'oeuvre pour le salon ; en noble courtisan, il le mit prudemment à l'écart. Quand Bonaparte passa sa revue de la galerie, après avoir regardé les tableaux, il dit : " Où est le portrait de Chateaubriand ? " Il savait qu'il devait y être : on fut obligé de tirer le proscrit de sa cachette. Bonaparte, dont la bouffée généreuse était exhalée, dit, en regardant le portrait : " Il a l'air d'un conspirateur qui descend par la cheminée. "

Etant un jour retourné seul à la Vallée, Benjamin, le jardinier, m'avertit qu'un gros monsieur étranger m'était venu demander ; que ne m'ayant point trouvé, il avait déclaré vouloir m'attendre ; qu'il s'était fait faire une omelette, et qu'ensuite il s'était jeté sur mon lit. Je monte, j'entre dans ma chambre, j'aperçois quelque chose d'énorme endormi ; secouant cette masse, je m'écrie : " Eh ! eh ! qui est là ? " La masse tressaillit et s'assit sur son séant. Elle avait la tête couverte d'un bonnet à poil elle portait une casaque et un pantalon de laine mouchetée qui tenaient ensemble, son visage était barbouillé de tabac et sa langue tirée. C'était mon cousin Moreau ! Je ne l'avais pas revu depuis le camp de Thionville. Il revenait de Russie et voulait entrer dans la régie. Mon ancien cicerone à Paris, est allé mourir à Nantes. Ainsi a disparu un des premiers personnages de ces Mémoires . J'espère qu'étendu sur une couche d'asphodèle, il parle encore de mes vers à madame de Chastenay, si cette ombre agréable est descendue aux Champs-Elysées.

 

2 L18 Chapitre 6

Les Martyrs .

Au printemps de 1809 parurent les Martyrs . Le travail était de conscience : j'avais consulté des critiques de goût et de savoir, MM. de Fontanes, Bertin, Boissonnade, Malte-Brun, et je m'étais soumis à leurs raisons. Cent et cent fois j'avais fait, défait et refait la même page. De tous mes écrits, c'est celui où la langue est la plus correcte.

Je ne m'étais pas trompé sur le plan ; aujourd'hui que mes idées sont devenues vulgaires, personne ne nie que les combats de deux religions, l'une finissant, l'autre commençant, n'offrent aux Muses un des sujets les plus riches, les plus féconds et les plus dramatiques. Je croyais donc pouvoir un peu nourrir des espérances par trop folles ; mais j'oubliais la réussite de mon premier ouvrage : dans ce pays, ne comptez jamais sur deux succès rapprochés ; l'un détruit l'autre. Si vous avez quelque talent en prose, donnez-vous de garde d'en montrer en vers ; si vous êtes distingué dans les lettres, ne prétendez pas à la politique : tel est l'esprit français et sa misère. Les amours-propres alarmés, les envies surprises par le début heureux d'un auteur, se coalisent et guettent la seconde publication du poète, pour prendre une éclatante revanche :

Tous la main dans l ' encre , jurent de se venger.

Je devais payer la sotte admiration que j'avais pipée lors de l'apparition du Génie du Christianisme ; force m'était de rendre ce que j'avais volé. Hélas ! point ne se fallait donner tant de peine pour me ravir ce que je croyais moi-même ne pas mériter ! Si j'avais délivré la Rome chrétienne, je ne demandais qu'une couronne obsidionale, une tresse d'herbe cueillie dans la Ville éternelle.

L'exécuteur de la justice des vanités fut M. Hoffmann, à qui Dieu fasse paix ! Le Journal des Débats n'était plus libre ; ses propriétaires n'y avaient plus de pouvoir, et la censure y consigna ma condamnation. M. Hoffmann fit pourtant grâce à la bataille des Francs et à quelques autres morceaux de l'ouvrage ; mais si Cymodocée lui parut gentille, il était trop excellent catholique pour ne pas s'indigner du rapprochement profane des vérités du Christianisme et des fables de la Mythologie. Velléda ne me sauvait pas. On m'imputa à crime d'avoir transformé la druidesse germaine de Tacite en gauloise, comme si j'avais voulu emprunter autre chose qu'un nom harmonieux ! et ne voilà-t-il pas que les chrétiens de France, à qui j'avais rendu de si grands services en relevant leurs autels, s'avisèrent bêtement de se scandaliser sur la parole évangélique de M. Hoffmann ! Ce titre des Martyrs les avait trompés ; ils s'attendaient à lire un martyrologe et le tigre, qui ne déchirait qu'une fille d'Homère, leur parut un sacrilège.

Le martyre réel du pape Pie VII, que Bonaparte avait amené prisonnier à Paris ne les scandalisait pas mais ils étaient tout émus de mes fictions, peu chrétiennes disaient-ils. Et ce fut M. l'évêque de Chartres qui se chargea de faire justice des horribles impiétés de l'auteur du Génie du Christianisme . Hélas ! il doit s'apercevoir qu'aujourd'hui son zèle est appelé à bien d'autres combats.

M. l'évêque de Chartres est le frère de mon excellent ami, M. de Clausel, très grand chrétien, qui ne s'est pas laissé emporter par une vertu aussi sublime que le critique, son frère.

Je pensai devoir répondre à la censure, comme je l'avais fait à l'égard du Génie du Christianisme . Montesquieu, par sa défense de l ' Esprit des lois , m'encourageait. J'eus tort. Les auteurs attaqués diraient les meilleures choses du monde, qu'ils n'excitent que le sourire des esprits impartiaux et les moqueries de la foule. Ils se placent sur un mauvais terrain : la position défensive est antipathique au caractère français. Quand, pour répondre à des objections, je montrais qu'en stigmatisant tel passage, on avait attaqué quelque beau reste de l'antiquité ; battu sur le fait, on se tirait d'affaire en disant alors que les Martyrs n'étaient qu'un pastiche. Si je justifiais la présence simultanée des deux religions par l'autorité même des Pères de l'Eglise, on répliquait qu'à l'époque où je plaçais l'action des Martyrs , le paganisme n'existait plus chez les grands esprits.

Je crus de bonne foi l'ouvrage tombé ; la violence de l'attaque avait ébranlé ma conviction d'auteur. Quelques amis me consolaient ; ils soutenaient que la proscription n'était pas justifiée, que le public, tôt ou tard, porterait un autre arrêt ; M. de Fontanes surtout était ferme : je n'étais pas Racine, mais il pouvait être Boileau, et il ne cessait de me dire : " Ils y reviendront. " Sa persuasion à cet égard était si profonde, qu'elle lui inspira des stances charmantes :

Le Tasse, errant de ville en ville, etc., etc.

sans crainte de compromettre son goût et l'autorité de son jugement.

En effet, les Martyrs se sont relevés ; ils ont obtenu l'honneur de quatre éditions consécutives ; ils ont même joui auprès des gens de lettres d'une faveur particulière : on m'a su gré d'un ouvrage qui témoigne d'études sérieuses, de quelque travail de style, d'un grand respect pour la langue et le goût.

La critique du fond a été promptement abandonnée. Dire que j'avais mêlé le profane au sacré, parce que j'avais peint deux cultes qui existaient ensemble, et dont chacun avait ses croyances, ses autels, ses prêtres, ses cérémonies, c'était dire que j'aurais dû renoncer à l'histoire. Pour qui mouraient les martyrs ? Pour Jésus-Christ. A qui les immolait-on ? Aux dieux de l'empire. Il y avait donc deux cultes.

La question philosophique, savoir si, sous Dioclétien, les Romains et les Grecs croyaient aux dieux d'Homère, et si le culte public avait subi des altérations, cette question, comme poète, ne me regardait pas ; comme historien , j'aurais eu beaucoup de choses à dire.

Il ne s'agit plus de tout cela. Les Martyrs sont restés, contre ma première attente, et je n'ai eu qu'à m'occuper du soin d'en revoir le texte.

Le défaut des Martyrs tient au merveilleux direct que, dans le reste de mes préjugés classiques, j'avais mal à propos employé. Effrayé de mes innovations, il m'avait paru impossible de me passer d'un enfer et d'un ciel . Les bons et les mauvais anges suffisaient cependant à la conduite de l'action, sans la livrer à des machines usées. Si la bataille des Francs, si Velléda, si Jérôme, Augustin, Eudore, Cymodocée ; si la description de Naples et de la Grèce n'obtiennent pas grâce pour les Martyrs , ce ne sont pas l'enfer et le ciel qui les sauveront. Un des endroits qui plaisaient le plus à M. de Fontanes, était celui-ci :

" Cymodocée s'assit devant la fenêtre de la prison et, reposant sur sa main sa tête embellie du voile des martyrs, elle soupira ces paroles harmonieuses :

" Légers vaisseaux de l'Ausonie, fendez la mer calme et brillante ; esclaves de Neptune, abandonnez la voile au souffle amoureux des vents, courbez-vous sur la rame agile. Reportez-moi sous la garde de mon époux et de mon père, aux rives fortunées du Pamisus.

" Volez, oiseaux de Libye, dont le cou flexible se courbe avec grâce, volez au sommet de l'Ithome, et dites que la fille d'Homère va revoir les lauriers de la Messénie !

" Quand retrouverai-je mon lit d'ivoire, la lumière du jour si chère aux mortels, les prairies émaillées de fleurs qu'une eau pure arrose, que la pudeur embellit de son souffle ! "

Le Génie du Christianisme restera mon grand ouvrage, parce qu'il a produit ou déterminé une révolution, et commencé la nouvelle ère du siècle littéraire. Il n'en est pas de même des Martyrs ; ils venaient après la révolution opérée, ils n'étaient qu'une preuve surabondante de mes doctrines ; mon style n'était plus une nouveauté, et même, excepté dans l'épisode de Velléda et dans la peinture des moeurs des Francs, mon poème se ressent des lieux qu'il a fréquentés : le classique y domine le romantique.

Enfin, les circonstances qui contribuèrent au succès du Génie du Christianisme n'existaient plus ; le gouvernement, loin de m'être favorable, m'était contraire. Les Martyrs me valurent un redoublement de persécution. les allusions frappantes dans le portrait de Galérius et dans la peinture de la cour de Dioclétien ne pouvaient échapper à la police impériale ; d'autant que le traducteur anglais, qui n'avait pas de ménagements à garder, et à qui il était fort égal de me compromettre, avait fait, dans sa préface, remarquer les allusions.

La publication des Martyrs coïncida avec un accident funeste. Il ne désarma pas les aristarques, grâce à l'ardeur dont nous sommes échauffés à l'endroit du pouvoir ; ils sentaient qu'une critique littéraire qui tendait à diminuer l'intérêt attaché à mon nom, pouvait être agréable à Bonaparte. Celui-ci, comme les banquiers millionnaires qui donnent de larges festins et font payer les ports de lettres, ne négligeait pas les petits profits.

 

2 L18 Chapitre 7

Armand de Chateaubriand.

Armand de Chateaubriand que vous avez vu compagnon de mon enfance et retrouvé à l'armée des Princes avec la sourde et muette Libba, était resté en Angleterre. Marié à Jersey, il était chargé de la correspondance des Princes. Parti le 25 septembre 1808, il fut jeté sur les gisements de Bretagne, le même jour, à onze heures du soir, près de Saint-Cast. L'équipage du bateau était composé de onze hommes ; deux seuls étaient Français, Roussel et Quintal.

Armand se rendit chez M. Delaunay-Boisé-Lucas, père, demeurant au village de Saint-Cast, où jadis les Anglais avaient été forcés de se rembarquer : son hôte lui conseilla de repartir ; mais le bateau avait déjà repris la route de Jersey. Armand, s'étant entendu avec le fils de M. Boisé-Lucas, lui remit les paquets dont il était chargé de la part de M. Henri Larivière, agent des Princes.

" Je me rendis le 29 septembre à la côte, dit-il dans un de ses interrogatoires, où je restai deux nuits sans voir mon bateau. La lune étant très forte, je me retirai et je revins le 14 ou le 15 du mois. Je restai jusqu'au 24 dudit. Je passai toutes les nuits dans les rochers, mais inutilement ; mon bateau ne vint pas, et, le jour, je me rendais au Boisé-Lucas. Le même bateau et le même équipage, dont Roussel et Quintal faisaient partie, devaient me reprendre. A l'égard des précautions prises avec M. Boisé-Lucas père, il n'y en avait pas d'autres que celles que je vous ai déjà détaillées. "

L'intrépide Armand abordé à quelques pas de son champ paternel, comme à la côte inhospitalière de la Tauride, cherchait en vain des yeux sur les flots, à la clarté de la lune, la barque qui l'aurait pu sauver. Autrefois, ayant déjà quitté Combourg, prêt à passer aux Grandes-Indes, j'avais promené ma vue attristée sur ces flots. Des rochers de Saint-Cast où se couchait Armand, du cap de la Varde où j'étais assis, quelques lieues de la mer, parcourues par nos regards opposés, ont été témoins des ennuis et ont séparé les destinées de deux hommes unis par le nom et le sang. C'est aussi au milieu des mêmes vagues que je rencontrai Gesril pour la dernière fois. Il m'arrive assez souvent, dans mes rêves, d'apercevoir Gesril et Armand laver la blessure de leurs fronts dans l'abîme, en même temps que s'épand, rougie jusqu'à mes pieds, l'onde avec laquelle nous avions accoutumé de nous jouer dans notre enfance [Les originaux du procès d'Armand m'ont été remis par une main ignorée et généreuse (N.d.A.).] .

Armand parvint à s'embarquer sur un bateau acheté à Saint-Malo ; mais, repoussé par le nord-ouest, il fut encore obligé de caler. Enfin, le 6 janvier, aidé d'un matelot appelé Jean Brien, il mit à la mer un petit canot échoué, et s'empara d'un autre canot à flot. Il rend compte ainsi de sa navigation, qui tient de mon étoile et de mes aventures, dans son interrogatoire du 18 mars :

" Depuis les neuf heures du soir, que nous partîmes, jusque vers les deux heures après minuit le temps nous fut favorable. Jugeant alors que nous n'étions pas éloignés des rochers appelés les Mainquiers , nous mîmes à l'ancre dans le dessein d'attendre le jour, mais le vent ayant fraîchi et craignant qu'il n'augmentât davantage, nous continuâmes notre route. Peu de moments après, la mer devint très grosse, et notre compas ayant été brisé par une vague, nous restâmes dans l'incertitude de la route que nous faisions. La première terre dont nous eûmes connaissance le 7 (il pouvait être alors midi) fut la côte de Normandie, ce qui nous obligea à mettre à l'autre bord, et de nouveau nous revînmes mettre à l'ancre près des rochers appelés Ecrebo , situés entre la côte de Normandie et Jersey. Les vents contraires et forts nous obligèrent à rester dans cette situation tout le reste du jour et la journée du 8. Le 9 au matin, dès qu'il fit jour, je dis à Depagne qu'il me paraissait que le vent avait diminué, vu que notre bateau ne travaillait pas beaucoup, et de regarder d'où venait le vent. Il me dit qu'il ne voyait plus les rochers auprès desquels nous avions mis l'ancre. Je jugeai alors que nous allions en dérive et que nous avions perdu notre ancre. La violence de la tempête ne nous laissait d'autre ressource que de nous jeter à la côte. Comme nous ne voyions point la terre, j'ignorais à quelle distance nous pouvions en être. Ce fut à ce moment que je jetai à la mer mes papiers, auxquels j'avais pris la précaution d'attacher une pierre. Nous fîmes alors vent arrière et fîmes côte, vers les neuf heures du matin, à Bretteville-sur-Ay, en Normandie.

" Nous fûmes accueillis à la côte par les douaniers, qui me retirèrent de mon bateau presque mort, ayant les pieds et les jambes gelés. On nous déposa l'un et l'autre chez le lieutenant de la brigade de Bretteville. Deux jours après, Depagne fut conduit dans les prisons de Coutances, et, depuis cette époque, je ne l'ai pas revu. Quelques jours après, je fus moi-même transféré à la maison d'arrêt de cette ville ; le lendemain conduit par le maréchal-des-logis à Saint-Lô, où je restai huit jours chez ce même maréchal-des-logis. J'ai paru une fois devant M. le préfet du département, et, le 26 janvier, je partis avec le capitaine et le maréchal-des-logis de gendarmerie, pour être amené à Paris, où j'arrivai le 28. On me conduisit au bureau de M. Demaret, au ministère de la police générale, et de là à la prison de la Grande-Force. "

Armand eut contre lui les vents, les flots et la police impériale ; Bonaparte était de connivence avec les orages. Les dieux faisaient une bien grande dépense de courroux contre une existence chétive.

Le paquet jeté à la mer fut rejeté par elle sur la grève de Notre-Dame-d'Alloue, près Valognes. Les papiers renfermés dans ce paquet servirent de pièces de conviction ; il y en avait trente-deux. Quintal, revenu avec son bateau aux plages de la Bretagne pour prendre Armand, avait aussi, par une fatalité obstinée, fait naufrage dans les eaux de Normandie, quelques jours avant mon cousin. L'équipage du bateau de Quintal avait parlé ; le préfet de Saint-Lô avait su que M. de Chateaubriand était le chef des entreprises des Princes. Lorsqu'il apprit qu'une chaloupe montée seulement de deux hommes était atterrée, il ne douta point qu'Armand ne fût un des deux naufragés, car tous les pêcheurs parlaient de lui comme de l'homme le plus intrépide à la mer qu'on eût jamais vu. Le 20 janvier 1809, le préfet de la Manche rendit compte à la police générale de l'arrestation d'Armand.

Sa lettre commence ainsi :

" Mes conjectures sont complètement vérifiées : Chateaubriand est arrêté ; c'est lui qui a abordé sur la côte de Bretteville et qui avait pris le nom de John Fall .

" Inquiet de ce que, malgré des ordres très précis que j'avais donnés, John Fall n'arrivait point à Saint-Lô, je chargeai le maréchal-des-logis de gendarmerie Mauduit, homme sûr et plein d'activité d'aller chercher ce John Fall partout où il serait, et de l'amener devant moi, dans quelque état qu'il fût. Il le trouva à Coutances, au moment où l'on se disposait à le transférer à l'hôpital, pour lui traiter les jambes, qui ont été gelées.

" Fall a paru aujourd'hui devant moi. J'avais fait mettre Lelièvre dans un appartement séparé, d'où il pouvait voir arriver John Fall sans être aperçu. Lorsque Lelièvre l'a vu monter les degrés d'un perron placé près de cet appartement, il s'est écrié, en frappant des mains et en changeant de couleur : - C'est Chateaubriand ! Comment donc l'a-t-on pris ?

" Lelièvre n'était prévenu de rien. Cette exclamation lui a été arrachée par la surprise. Il m'a prié ensuite de ne pas dire qu'il avait nommé Chateaubriand, parce qu'il serait perdu.

" J'ai laissé ignorer à John Fall que je susse qui il était. "

Armand, transporté à Paris, déposé à la Force, subit un interrogatoire secret à la maison d'arrêt militaire de l'Abbaye. Bertrand, capitaine à la première demi-brigade de vétérans, avait été nommé par le général Hulin devenu commandant d'armes de Paris, juge-rapporteur de la commission militaire chargée, par décret du 25 février, de connaître l'affaire d'Armand.

Les personnes compromises étaient : M. de Goyon envoyé à Brest par Armand, et M. de Boisé-Lucas fils, chargé de remettre des lettres de Henri de Larivière à MM. Laya et Sicard, à Paris.

Dans une lettre du 13 mars, écrite à Fouché, Armand lui disait : " Que l'empereur daigne rendre à la liberté des hommes qui languissent dans les prisons pour m'avoir témoigné trop d'amitié. A tout événement, que la liberté leur soit également rendue. Je recommande ma malheureuse famille à la générosité de l'empereur. "

Ces méprises d'un homme à entrailles humaines, qui s'adresse à une hyène, font mal. Bonaparte aussi n'était pas le lion de Florence ; il ne se dessaisissait pas de l'enfant aux larmes de la mère. J'avais écrit pour demander une audience à Fouché ; il me l'accorda, et m'assura, avec l'aplomb de la légèreté révolutionnaire, " qu'il avait vu Armand, que je pouvais être tranquille ; qu'Armand lui avait dit qu'il mourrait bien, et qu'en effet il avait l'air très résolu ". Si j'avais proposé à Fouché de mourir, eût-il conservé, à l'égard de lui-même, ce ton délibéré et cette superbe insouciance ?

Je m'adressai à madame de Rémusat, je la priai de remettre à l'impératrice une lettre en demande de justice ou de grâce à l'empereur. Madame la duchesse de Saint-Leu m'a raconté, à Arenenberg, le sort de ma lettre : Joséphine la donna à l'empereur ; il parut hésiter en la lisant, puis, rencontra un mot dont il fut blessé et il la jeta au feu avec impatience. J'avais oublié qu'il ne faut être fier que pour soi.

M. de Goyon, condamné avec Armand, subit sa sentence. On avait pourtant intéressé en sa faveur madame la baronne-duchesse de Montmorenci, fille de madame de Matignon dont les Goyon étaient alliés. Une Montmorenci domestique aurait dû tout obtenir, s'il suffisait de prostituer un nom pour apporter à un pouvoir nouveau une vieille monarchie. Madame de Goyon, qui ne put sauver son mari, sauva le jeune Boisé-Lucas. Tout se mêla de ce malheur, qui ne frappait que des personnages inconnus. On eût dit qu'il s'agissait de la chute d'un monde : tempêtes sur les flots, embûches sur la terre, Bonaparte, la mer, les meurtriers de Louis XVI, et peut-être quelque passion , âme mystérieuse des catastrophes du monde. On ne s'est pas même aperçu de toutes ces choses ; tout cela n'a frappé que moi et n'a vécu que dans ma mémoire. Qu'importaient à Napoléon des insectes écrasés par sa main sur sa couronne ?

Le jour de l'exécution, je voulus accompagner mon camarade sur son dernier champ de bataille ; je ne trouvai point de voiture, je courus à pied à la plaine de Grenelle.

J'arrivai, tout en sueur, une seconde trop tard : Armand était fusillé contre le mur d'enceinte de Paris. Sa tête était brisée ; un chien de boucher léchait son sang et sa cervelle. Je suivis la charrette qui conduisit le corps d'Armand et de ses deux compagnons, plébéien et noble, Quintal et Goyon, au cimetière de Vaugirard où j'avais enterré M. de Laharpe. Je retrouvai mon cousin pour la dernière fois, sans pouvoir le reconnaître : le plomb l'avait défiguré, il n'avait plus de visage ; je n'y pus remarquer le ravage des années, ni même y voir la mort au travers d'un orbe informe et sanglant ; il resta jeune dans mon souvenir comme au temps de Libba. Il fut fusillé le Vendredi-Saint : le Crucifié m'apparaît au bout de tous mes malheurs. Lorsque je me promène sur le boulevard de la plaine de Grenelle, je m'arrête à regarder l'empreinte du tir, encore marquée sur la muraille. Si les balles de Bonaparte n'avaient laissé d'autres traces, on ne parlerait plus de lui.

Etrange enchaînement de destinées ! Le général Hulin, commandant d'armes de Paris, nomma la commission qui fit sauter la cervelle d'Armand ; il avait été, jadis nommé président de la commission qui cassa la tête du duc d'Enghien. N'aurait-il pas dû s'abstenir, après sa première infortune, de tout rapport avec un conseil de guerre ? Et moi, j'ai parlé de la mort du fils du grand Condé sans rappeler au général Hulin la part qu'il avait eue dans l'exécution de l'obscur soldat, mon parent. Pour juger les juges du tribunal de Vincennes, j'avais sans doute, à mon tour, reçu ma commission du Ciel.

 

2 L18 Chapitre 8

Paris, 1839.

Années 1811, 1812, 1813, 1814.

Publication de L' Itinéraire . - Lettre du cardinal de Beausset. - Mort de Chénier. - Je suis reçu membre de l'Institut. - Affaire de mon discours.

L'année 1811 fut une des plus remarquables de ma carrière littéraire.

Je publiai l' Itinéraire de Paris à Jérusalem , je remplaçai M. de Chénier à l'Institut, et je commençai d'écrire les Mémoires que j'achève aujourd'hui.

Le succès de l' Itinéraire fut aussi complet que celui des Martyrs avait été disputé. Il n'est si mince barbouilleur de papier qui, à l'apparition de son farrago , ne reçoive des lettres de félicitations. Parmi les nouveaux compliments qui me furent adressés, il ne m'est pas permis de faire disparaître la lettre d'un homme de vertu et de mérite qui a donné deux ouvrages dont l'autorité est reconnue, et qui ne laissent presque plus rien à dire sur Bossuet et Fénelon. L'évêque d'Alais, cardinal de Beausset, est l'historien de ces grands prélats. Il outre infiniment la louange à mon égard, c'est l'usage reçu quand on écrit à un auteur et cela ne compte pas ; mais le cardinal fait sentir du moins l'opinion générale du moment sur l' Itinéraire ; il entrevoit, relativement à Carthage, les objections dont mon sentiment géographique serait l'objet ; toutefois, ce sentiment a prévalu, et j'ai remis à leur place les ports de Didon. On aimera à retrouver dans cette lettre l'élocution d'une société choisie, ce style rendu grave et doux par la politesse, la religion et les moeurs ; excellence de ton dont nous sommes si loin aujourd'hui.

" A Villemoisson, par Lonjumeau (Seine-et-Oise).

" Ce 25 mars 1811.

" Vous avez dû recevoir, monsieur, et vous avez reçu le juste tribut de la reconnaissance et de la satisfaction publique ; mais je puis vous assurer qu'il n'est aucun de vos lecteurs qui ait joui avec un sentiment plus vrai de votre intéressant ouvrage. Vous êtes le premier et le seul voyageur qui n'ait pas eu besoin du secours de la gravure et du dessin pour mettre sous les yeux de ses lecteurs les lieux et les monuments qui rappellent de beaux souvenirs et de grandes images. Votre âme a tout senti, votre imagination a tout peint, et le lecteur sent avec votre âme et voit avec vos yeux.

" Je ne pourrais vous rendre que bien faiblement l'impression que j'ai éprouvée dès les premières pages en longeant avec vous les côtes de l'île de Corcyre, et en voyant aborder tous ces hommes éternels , que des destins contraires y ont successivement conduits. Quelques lignes vous ont suffi pour graver à jamais les traces de leurs pas ; on les retrouvera toujours dans votre Itinéraire , qui les conservera plus fidèlement que tant de marbres qui n'ont pas su garder les grands noms qui leur ont été confiés.

" Je connais actuellement les monuments d'Athènes comme on aime à les connaître. Je les avais déjà vus dans de belles gravures, je les avais admirés, mais je ne les avais pas sentis. On oublie trop souvent que si les architectes ont besoin de la description exacte des mesures et des proportions, les hommes ont besoin de retrouver l'âme et le génie qui ont conçu les pensées de ces grands monuments.

" Vous avez rendu aux Pyramides cette noble et profonde intention, que de frivoles déclamateurs n'avaient pas même aperçue.

" Que je vous sais gré, monsieur, d'avoir voué à la juste exécration de tous les siècles ce peuple stupide et féroce, qui fait, depuis douze cents ans, la désolation des plus belles contrées de la terre ! on sourit avec vous à l'espérance de le voir rentrer dans le désert d'où il est sorti.

" Vous m'avez inspiré un sentiment passager d'indulgence pour les Arabes, en faveur du beau rapprochement que vous en avez fait avec les sauvages de l'Amérique septentrionale.

" La Providence semble vous avoir conduit à Jérusalem pour assister à la dernière représentation de la première scène du Christianisme. S'il n'est plus donné aux yeux des hommes de revoir ce tombeau, le seul qui n ' aura rien à rendre au dernier jour , les chrétiens le retrouveront toujours dans l'Evangile, et les âmes méditatives et sensibles dans vos tableaux.

" Les critiques ne manqueront pas de vous reprocher les hommes et les faits dont vous avez couvert les ruines de Carthage, que vous ne pouviez pas peindre puisqu'elles n'existent plus. Mais, je vous en conjure, monsieur, bornez-vous seulement à leur demander s'ils ne seraient pas eux-mêmes bien fâchés de ne pas les retrouver dans ces peintures si attachantes.

" Vous avez le droit de jouir, monsieur, d'un genre de gloire qui vous appartient exclusivement par une sorte de création ; mais il est une jouissance encore plus satisfaisante pour un caractère tel que le vôtre, c'est celle d'avoir donné aux créations de votre génie la noblesse de votre âme et l'élévation de vos sentiments. C'est ce qui assurera, dans tous les temps, à votre nom et à votre mémoire, l'estime, l'admiration et le respect de tous les amis de la religion, de la vertu et de l'honneur.

" C'est à ce titre que je vous supplie, monsieur, d'agréer l'hommage de tous mes sentiments.

" L.-F. de Beausset, anc. év. d'Alais. "

M. de Chénier mourut le 10 janvier 1811. Mes amis eurent la fatale idée de me presser de le remplacer à l'Institut. Ils prétendaient qu'exposé comme je l'étais aux inimitiés du chef du gouvernement, aux soupçons et aux tracasseries de la police, il m'était nécessaire d'entrer dans un corps alors puissant par sa renommée et par les hommes qui le composaient ; qu'à l'abri derrière ce bouclier, je pourrais travailler en paix.

J'avais une répugnance invincible à occuper une place, même en dehors du gouvernement ; il me souvenait trop de ce que m'avait coûté la première. L'héritage de Chénier me semblait périlleux ; je ne pourrais tout dire qu'en m'exposant ; je ne voulais point passer sous silence le régicide, quoique Cambacérès fût la seconde personne de l'Etat ; j'étais déterminé à faire entendre mes réclamations en faveur de la liberté et à élever ma voix contre la tyrannie ; je voulais m'expliquer sur les horreurs de 1793, exprimer mes regrets sur la famille tombée de nos rois, gémir sur les malheurs de ceux qui leur étaient restés fidèles. Mes amis me répondirent que je me trompais ; que quelques louanges du chef du gouvernement obligées dans le discours académique, louanges dont sous un rapport, je trouvais Bonaparte digne, lui feraient avaler toutes les vérités que je voudrais dire, que j'aurais à la fois l'honneur d'avoir maintenu mes opinions et le bonheur de faire cesser les terreurs de madame de Chateaubriand. A force de m'obséder, je me rendis, de guerre lasse ; mais je leur déclarai qu'ils se méprenaient ; que Bonaparte, lui, ne se méprendrait point à des lieux communs sur son fils, sa femme, sa gloire ; qu'il n'en sentirait que plus vivement la leçon ; qu'il reconnaîtrait le démissionnaire à la mort du duc d'Enghien, et l'auteur de l'article qui fit supprimer le Mercure ; qu'enfin, au lieu de m'assurer le repos, je ranimerais contre moi les persécutions. Ils furent bientôt obligés de reconnaître la vérité de mes paroles : il est vrai qu'ils n'avaient pas prévu la témérité de mon discours. J'allai faire les visites d'usage aux membres de l'Académie. Madame de Vintimille me conduisit chez l'abbé Morellet. Nous le trouvâmes assis dans un fauteuil devant son feu ; il s'était endormi, et l' Itinéraire , qu'il lisait, lui était tombé des mains. Réveillé en sursaut au bruit de mon nom annoncé par son domestique, il releva la tête et s'écria : " Il y a des longueurs, il y a des longueurs ! " Je lui dis en riant que je le voyais bien, et que j'abrégerais la nouvelle édition. Il fut bon homme et me promit sa voix, malgré Atala . Lorsque, dans la suite, la Monarchie selon la Charte parut, il ne revenait pas qu'un pareil ouvrage politique eût pour auteur le chantre de la fille des Florides . Grotius n'avait-il pas écrit la tragédie d' Adam et Eve , et Montesquieu le Temple de Gnide ? Il est vrai que je n'étais ni Grotius ni Montesquieu.

L'élection eut lieu ; je passai au scrutin à une assez forte majorité. Je me mis de suite à travailler à mon discours ; je le fis et le refis vingt fois, n'étant jamais content de moi : tantôt, le voulant rendre possible à la lecture, je le trouvais trop fort ; tantôt, la colère me revenant, je le trouvais trop faible. Je ne savais comment mesurer la dose de l'éloge académique. Si, malgré mon antipathie pour l'homme, j'avais voulu rendre l'admiration que je sentais pour la partie publique de sa vie, j'aurais été bien au-delà de la péroraison. Milton, que je cite au commencement du discours, me fournissait un modèle : dans sa Seconde défense du peuple anglais, iI fit un éloge pompeux de Cromwell :

" Tu as non seulement éclipsé les actions de tous nos rois, dit-il, mais celles qui ont été racontées de nos héros fabuleux. Réfléchis souvent au cher gage que la terre qui t'a donné la naissance a confié à tes soins ; la liberté qu'elle espéra autrefois de la fleur des talents et des vertus, elle l'attend maintenant de toi ; elle se flatte de l'obtenir de toi seul. Honore les vives espérances que nous avons conçues ; honore les sollicitudes de ta patrie inquiète ; respecte les regards et les blessures de tes braves compagnons, qui, sous ta bannière, ont hardiment combattu pour la liberté ; respecte les ombres de ceux qui périrent sur le champ de bataille ; enfin, respecte-toi toi-même ; ne souffre pas, après avoir bravé tant de périls pour l'amour des libertés, qu'elles soient violées par toi-même, ou attaquées par d'autres mains. Tu ne peux être vraiment libre que nous ne le soyons nous-mêmes. Telle est la nature des choses : celui qui empiète sur la liberté de tous est le premier à perdre la sienne et à devenir esclave. "

Johnson n'a cité que les louanges données au Protecteur, afin de mettre en contradiction le républicain avec lui-même ; le beau passage que je viens de traduire montre ce qui faisait le contrepoids de ces louanges. La critique de Johnson est oubliée ; la défense de Milton est restée : tout ce qui tient aux enchaînement des partis et aux passions du moment meurt comme eux et avec elles.

Mon discours étant prêt, je fus appelé à le lire devant la commission nommée pour l'entendre : il fut repoussé à l'exception de deux ou trois membres. Il fallait voir la terreur des fiers républicains qui m'écoutaient et que l'indépendance de mes opinions épouvantait ; ils frémissaient d'indignation et de frayeur au seul mot de liberté. M. Daru porta à Saint-Cloud le discours. Bonaparte déclara que s'il eût été prononcé, il aurait fait fermer les portes de l'Institut et m'aurait jeté dans un cul de basse-fosse pour le reste de ma vie.

Je reçus ce billet de M. Daru :

" Saint-Cloud, 28 avril 1811.

" J'ai l'honneur de prévenir monsieur de Chateaubriand que, lorsqu'il aura le temps ou l'occasion de venir à Saint-Cloud, je pourrai lui rendre le discours qu'il a bien voulu me confier. Je saisis cette occasion pour lui renouveler l'assurance de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur de le saluer. "

" Daru. "

J'allai à Saint-Cloud. M. Daru me rendit le manuscrit çà et là déchiré, marqué ab irato de parenthèses et de traces au crayon par Bonaparte : l'ongle du lion était enfoncé partout, et j'avais une espèce de plaisir d'irritation à croire le sentir dans mon flanc. M. Daru ne me cacha point la colère de Napoléon ; mais il me dit qu'en conservant la péroraison, sauf une douzaine de mots, et en changeant presque tout le reste, je serais reçu avec de grands applaudissements. On avait copié le discours au château, en en supprimant quelques passages et en en interpolant quelques autres. Peu de temps après, il parut dans les provinces imprimé de la sorte.

Ce discours est un des meilleurs titres de l'indépendance de mes opinions et de la constance de mes principes. M. Suard, libre et ferme, disait que ce discours lu en pleine Académie aurait fait crouler les voûtes de la salle sous un tonnerre d'applaudissements. Se figure-t-on en effet, le chaleureux éloge de la liberté prononcé au milieu de la servilité de l'empire ?

J'avais conservé ce discours avec un soin religieux ; le malheur a voulu que tout dernièrement en quittant l'infirmerie de Marie-Thérèse, on a brûlé une foule de papiers parmi lesquels le discours a péri. Je le regrette non pour ce que peut valoir un discours académique ; mais pour la singularité du monument. J'y avais placé le nom de mes confrères dont les ouvrages m'avaient fourni le prétexte de manifester des sentiments honorables. Néanmoins, les lecteurs de ces Mémoires n'en seront pas privés : un de mes collègues eut la générosité d'en prendre copie ; la voici :

" Lorsque Milton publia le Paradis perdu , aucune voix ne s'éleva dans les trois royaumes de la Grande Bretagne pour louer un ouvrage qui, malgré ses nombreux défauts, n'en est pas moins un des plus beaux monuments de l'esprit humain. L'Homère anglais mourut oublié, et ses contemporains laissèrent à l'avenir le soin d'immortaliser le chantre d'Eden. Est-ce là une de ces grandes injustices littéraires dont presque tous les siècles offrent des exemples ? Non, messieurs ; à peine échappés aux guerres civiles, les Anglais ne purent se résoudre à célébrer la mémoire d'un homme qui se fit remarquer par l'ardeur de ses opinions dans un temps de calamités. Que réserverons-nous dirent-ils, à la tombe du citoyen qui se dévoue au salut de son pays, si nous prodiguons les honneurs aux cendres de celui qui peut, tout au plus, nous demander une généreuse indulgence ? La postérité rendra justice à la mémoire de Milton ; mais nous, nous devons une leçon à nos fils ; nous devons leur apprendre, par notre silence, que les talents sont un présent funeste quand ils s'allient aux passions, et qu'il vaut mieux se condamner à l'obscurité que de se rendre célèbre par les malheurs de sa patrie.

" Imiterai-je, messieurs, ce mémorable exemple, ou vous parlerai-je de la personne et des ouvrages de M. Chénier ? Pour concilier vos usages et mes opinions, je crois devoir prendre un juste milieu entre un silence absolu et un examen approfondi. Mais, quelles que soient mes paroles, aucun fiel n'empoisonnera ce discours. Si vous retrouvez en moi la franchise de Duclos, mon compatriote, j'espère vous prouver aussi que j'ai la même loyauté.

" Il eût été curieux, sans doute, de voir ce qu'un homme dans ma position, avec mes principes et mes opinions, pourrait dire de l'homme dont j'occupe aujourd'hui la place. Il serait intéressant d'examiner l'influence des révolutions sur les lettres, de montrer comment les systèmes peuvent égarer le talent, le jeter dans des routes trompeuses qui semblent conduire à la renommée, et qui n'aboutissent qu'à l'oubli. Si Milton, malgré ses égarements politiques, a laissé des ouvrages que la postérité admire, c'est que Milton, sans être revenu de ses erreurs, se retira d'une société qui se retirait de lui, pour chercher dans la religion l'adoucissement de ses maux et la source de sa gloire. Privé de la lumière du ciel, il se créa une nouvelle terre, un nouveau soleil, et sortit, pour ainsi dire, d'un monde où il n'avait vu que des malheurs et des crimes ; il plaça dans les berceaux d'Eden cette innocence primitive, cette félicité sainte qui régnèrent sous les tentes de Jacob et de Rachel ; et il mit aux enfers les tourments, les passions et les remords de ces hommes dont il avait partagé les fureurs.

" Malheureusement, les ouvrages de M. Chénier, quoiqu'on y découvre le germe d'un talent remarquable, ne brillent ni par cette antique simplicité, ni par cette majesté sublime. L'auteur se distinguait par un esprit éminemment classique. Nul ne connaissait mieux les principes de la littérature ancienne et moderne : théâtre, éloquence, histoire, critique, satire, il a tout embrassé ; mais ses écrits portent l'empreinte des jours désastreux qui les ont vus naître. Trop souvent dictés par l'esprit de parti, ils ont été applaudis par les factions. Séparerai-je, dans les travaux de mon prédécesseur, ce qui est déjà passé comme nos discordes, et ce qui restera peut-être comme notre gloire ? Ici se trouvent confondus les intérêts de la société et les intérêts de la littérature. Je ne puis assez oublier les uns pour m'occuper uniquement des autres ; alors, messieurs, je suis obligé de me taire, ou d'agiter des questions politiques.

" Il y a des personnes qui voudraient faire de la littérature une chose abstraite, et l'isoler au milieu des affaires humaines. Ces personnes me diront : Pourquoi garder le silence ? ne considérez les ouvrages de M. Chénier que sous les rapports littéraires. C'est-à-dire, messieurs, qu'il faut que j'abuse de votre patience et de la mienne pour répéter des lieux communs que l'on trouve partout, et que vous connaissez mieux que moi. Autres temps, autres moeurs : héritiers d'une longue suite d'années paisibles, nos devanciers pouvaient se livrer à des discussions purement académiques, qui prouvaient encore mieux leur talent que leur bonheur. Mais nous, restes infortunés d'un grand naufrage nous n'avons plus ce qu'il faut pour goûter un calme si parfait. Nos idées, nos esprits, ont pris un cours différent. L'homme a remplacé en nous l'académicien : en dépouillant les lettres de ce qu'elles peuvent avoir de futile, nous ne les voyons plus qu'à travers nos puissants souvenirs et l'expérience de notre adversité. Quoi ! après une révolution qui nous a fait parcourir en quelques années les événements de plusieurs siècles, on interdira à l'écrivain toute considération élevée ! On lui refusera d'examiner le côté sérieux des objets ! Il passera une vie frivole à s'occuper de chicanes grammaticales, de règles de goût, de petites sentences littéraires ! Il vieillira enchaîné dans les langes de son berceau ! Il ne montrera pas sur la fin de ses jours un front sillonné par ses longs travaux, par ses graves pensées, et souvent ses mâles douleurs qui ajoutent à la grandeur de l'homme ! Quels soins importants auront donc blanchi ses cheveux ? Les misérables peines de l'amour-propre et les jeux puérils de l'esprit.

" Certes, messieurs, ce serait nous traiter avec un mépris bien étrange ! Pour moi, je ne puis ainsi me rapetisser, ni me réduire à l'état d'enfance, dans l'âge de la force et de la raison. Je ne puis me renfermer dans le cercle étroit qu'on voudrait tracer autour de l'écrivain. Par exemple, messieurs, si je voulais faire l'éloge de l'homme de lettres, de l'homme de cour qui préside à cette assemblée, croyez-vous que je me contenterais de louer en lui cet esprit français, léger, ingénieux, qu'il a reçu de sa mère, et dont il offre parmi nous le dernier modèle ? Non sans doute : je voudrais encore faire briller dans tout son éclat le beau nom qu'il porte. Je citerais le duc de Boufflers qui fit lever aux Autrichiens le blocus de Gênes. Je parlerais du maréchal son père, de ce gouverneur qui disputa aux ennemis de la France les remparts de Lille, et consola par cette défense mémorable la vieillesse malheureuse d'un grand roi. C'est de ce compagnon de Turenne que madame de Maintenon disait : " En lui le coeur est mort le dernier. " Enfin je passerais jusqu'à ce Louis de Boufflers, dit le Robuste, qui montrait dans les combats la vigueur et le courage d'Hercule. Ainsi je trouverais aux deux extrémités de cette famille la force et la grâce, le chevalier et le troubadour. On veut que les Français soient fils d'Hector : je croirais plutôt qu'ils descendent d'Achille, car ils manient, comme ce héros, la lyre et l'épée.

" Si je voulais, messieurs, vous entretenir du poète célèbre qui chanta la nature d'une voix si brillante, pensez-vous que je me bornerais à vous faire remarquer l'admirable flexibilité d'un talent qui sut rendre avec un mérite égal les beautés régulières de Virgile et les beautés incorrectes de Milton ? Non : je vous montrerais aussi ce poète ne voulant pas se séparer de ses infortunés compatriotes, les suivant avec sa lyre aux rives étrangères, chantant leurs douleurs pour les consoler ; illustre banni au milieu de cette foule d'exilés dont j'augmentais le nombre. Il est vrai que son âge et ses infirmités, ses talents et sa gloire, ne l'avaient pas mis dans sa patrie à l'abri des persécutions. On voulait lui faire acheter la paix par des vers indignes de sa muse, et sa muse ne put chanter que la redoutable immortalité du crime et la rassurante immortalité de la vertu : Rassurez-vous, vous êtes immortels.

" Si je voulais enfin, messieurs, vous parler d'un ami bien cher à mon coeur, d'un de ces amis qui, selon Cicéron, rendent la prospérité plus éclatante et l'adversité plus légère, je vanterais la finesse et la pureté de son goût, l'élégance exquise de sa prose, la beauté, la force, l'harmonie de ses vers, qui, formés sur les grands modèles, se distinguent néanmoins par un caractère original. Je vanterais ce talent supérieur qui ne connut jamais les sentiments de l'envie, ce talent heureux de tous les succès qui ne sont pas les siens, ce talent qui depuis dix années ressent tout ce qui peut m'arriver d'honorable, avec cette joie naïve et profonde connue seulement des plus généreux caractères et de la plus vive amitié. Mais je n'omettrais pas la partie politique de mon ami. Je le peindrais à la tête d'un des premiers corps de l'Etat, prononçant ces discours qui sont des chefs-d'oeuvre de bienséance, de mesure et de noblesse. Je le représenterais sacrifiant le doux commerce des muses à des occupations qui seraient sans doute sans charmes, si l'on ne s'y livrait dans l'espoir de former des enfants capables de suivre un jour les traces glorieuses de leurs pères et d'éviter nos erreurs.

" En parlant des hommes de talent dont se compose cette assemblée, je ne pourrais donc m'empêcher de les considérer sous le rapport de la morale et de la société. L'un se distingue au milieu de vous par un esprit fin, délicat et sage, par une urbanité si rare aujourd'hui, et surtout par la constance la plus honorable dans ses opinions modérées. L'autre, sous les glaces de l'âge, a retrouvé toute la chaleur de la jeunesse pour plaider la cause des malheureux. Celui-ci, historien élégant et agréable poète, nous devient plus respectable et plus cher par le souvenir d'un père et d'un fils mutilés au service de la patrie. Celui-là, en rendant l'ouïe aux sourds et la parole aux muets, nous rappelle les miracles du culte évangélique auquel il s'est consacré. N'est-il point parmi vous, messieurs, des témoins de vos anciens triomphes, qui puissent raconter au digne héritier du chancelier d'Aguesseau comment le nom de son aïeul fut jadis applaudi dans cette assemblée ? Je passe aux nourrissons favoris des neuf soeurs, et j'aperçois le vénérable auteur d' Oedipe retiré dans la solitude, et Sophocle oubliant à Colone la gloire qui le rappelle dans Athènes. Combien nous devons aimer les autres fils de Melpomène, qui nous ont intéressés aux malheurs de nos pères ! Tous les coeurs français ont de nouveau tremblé au pressentiment de la mort d'Henri IV. La muse tragique a rétabli l'honneur de ces preux chevaliers lâchement trahis par l'histoire, et noblement vengés par l'un de nos modernes Euripides.

" Descendant aux successeurs d'Anacréon, je m'arrêterais à cet homme aimable qui, semblable au vieillard de Téos, redit encore, après quinze lustres, ces chants amoureux que l'on fait entendre à quinze ans. J'irais, messieurs, chercher votre renommée sur ces mers orageuses que gardait autrefois le géant Adamastor, et qui se sont apaisées aux noms charmants d'Eléonore et de Virginie. Tibi rident aequora .

" Hélas ! trop de talents parmi nous ont été errants et voyageurs ! La poésie n'a-t-elle pas chanté en vers harmonieux l'art de Neptune, cet art si fatal qui la transporta sur des bords lointains ? Et l'éloquence française, après avoir défendu l'Etat et l'autel, ne se retire-t-elle pas comme à sa source dans la patrie de saint Ambroise ? Que ne puis-je placer ici tous les membres de cette assemblée dans un tableau dont la flatterie n'a point embelli les couleurs ? Car, s'il est vrai que l'envie obscurcisse quelquefois les qualités estimables des gens de lettres, il est encore plus vrai que cette classe d'hommes se distingue par des sentiments élevés, par des vertus désintéressées, par la haine de l'oppression, le dévouement à l'amitié, et la fidélité au malheur. C'est ainsi, messieurs, que j'aime à considérer un sujet sous toutes les faces, et que j'aime surtout à rendre les lettres sérieuses en les appliquant aux plus hauts sujets de la morale, de la philosophie et de l'histoire. Avec cette indépendance d'esprit, il faut donc que je m'abstienne de toucher à des ouvrages qu'il est impossible d'examiner sans irriter les passions. Si je parlais de la tragédie de Charles IX, pourrais-je m'empêcher de venger la mémoire du cardinal de Lorraine et de discuter cette étrange leçon donnée aux rois ? Caius Gracchus, Calas, Henri VIII, Fénelon, m'offriraient sur plusieurs points cette même altération de l'histoire pour appuyer les mêmes doctrines. Si je lis les satires, j'y trouve immolés des hommes placés aux premiers rangs de cette assemblée ; toutefois, écrites d'un style pur, élégant et facile, elles rappellent agréablement l'école de Voltaire, et j'aurais d'autant plus de plaisir à les louer, que mon nom n'a pas échappé à la malice de l'auteur. Mais laissons là des ouvrages qui donneraient lieu à des récriminations pénibles : je ne troublerai pas la mémoire d'un écrivain qui fut votre collègue et qui compte encore parmi vous des admirateurs et des amis ; il devra à cette religion, qui lui parut si méprisable dans les écrits de ceux qui la défendent, la paix que je souhaite à sa tombe. Mais ici même, messieurs, ne serai-je point assez malheureux pour trouver un écueil ? Car en portant à M. Chénier ce tribut de respect que tous les morts réclament, je crains de rencontrer sous mes pas des cendres bien autrement illustres. Si des interprétations peu généreuses voulaient me faire un crime de cette émotion involontaire, je me réfugierais au pied de ces autels expiatoires qu'un puissant monarque élève aux mânes des dynasties outragées. Ah ! qu'il eût été plus heureux pour M. Chénier de n'avoir point participé à ces calamités publiques, qui retombèrent enfin sur sa tête ! Il a su comme moi ce que c'est que de perdre dans les orages un frère tendrement chéri. Qu'auraient dit nos malheureux frères si Dieu les eût appelés le même jour à son tribunal ? S'ils s'étaient rencontrés au moment suprême, avant de confondre leur sang, ils nous auraient crié sans doute : " Cessez vos guerres intestines, revenez à des sentiments d'amour et de paix ; la mort frappe également tous les partis, et vos cruelles divisions nous coûtent la jeunesse et la vie. " Tels auraient été leurs cris fraternels.

" Si mon prédécesseur pouvait entendre ces paroles qui ne consolent plus que son ombre, il serait sensible à l'hommage que je rends ici à son frère, car il était naturellement généreux ; ce fut même cette générosité de caractère qui l'entraîna dans des nouveautés bien séduisantes sans doute, puisqu'elles promettaient de nous rendre les vertus de Fabricius. Mais bientôt, trompé dans son espérance, son humeur s'aigrit, son talent se dénatura. Transporté de la solitude du poète au milieu des factions, comment aurait-il pu se livrer à ces sentiments qui font le charme de la vie ? Heureux s'il n'eût vu d'autre ciel que le ciel de la Grèce, sous lequel il était né, s'il n'eût contemplé d'autres ruines que celles de Sparte et d'Athènes ! Je l'aurais peut-être rencontré dans la belle patrie de sa mère, et nous nous serions juré amitié sur les bords du Permesse ; ou bien, puisqu'il devait revenir aux champs paternels, que ne me suivit-il dans les déserts où je fus jeté par nos tempêtes ? Le silence des forêts aurait calmé cette âme troublée, et les cabanes des sauvages l'eussent peut-être réconcilié avec les palais des rois. Vain souhait ! M. Chénier resta sur le théâtre de nos agitations et de nos douleurs. Atteint, jeune encore, d'une maladie mortelle, vous le vîtes, messieurs, s'incliner lentement vers le tombeau et quitter pour toujours (...)

" On ne m'a point raconté ses derniers moments.

" Nous tous, qui vécûmes dans les troubles et les agitations, nous n'échapperons pas aux regards de l'histoire. Qui peut se flatter d'être trouvé sans tache, dans un temps de délire où personne n'avait l'usage entier de sa raison ? Soyons donc pleins d'indulgence pour les autres ; excusons ce que nous ne pouvons approuver. Telle est la faiblesse humaine, que le talent, le génie, la vertu même, peuvent quelquefois franchir les bornes du devoir. M. Chénier adora la liberté ; pourrait-on lui en faire un crime ? les chevaliers eux-mêmes, s'ils sortaient de leurs tombeaux, suivraient la lumière de notre siècle. On verrait se former cette illustre alliance entre l'honneur et la liberté, comme sous le règne des Valois les créneaux gothiques couronnaient avec une grâce infinie dans nos monuments les ordres empruntés des Grecs. La liberté n'est-elle pas le plus grand des biens et le premier des besoins de l'homme ? Elle enflamme le génie, elle élève le coeur, elle est nécessaire à l'ami des muses comme l'air qu'il respire. Les arts peuvent, jusqu'à un certain point vivre dans la dépendance, parce qu'ils se servent d'une langue à part qui n'est pas entendue de la foule ; mais les lettres, qui parlent une langue universelle, languissent et meurent dans les fers. Comment tracera-t-on des pages dignes de l'avenir, s'il faut s'interdire en écrivant, tout sentiment magnanime, toute pensée forte et grande ? La liberté est si naturellement l'amie des sciences et des lettres, qu'elle se réfugie auprès d'elles lorsqu'elle est bannie du milieu des peuples ; et c'est nous, messieurs, qu'elle charge d'écrire ses annales et de la venger de ses ennemis, de transmettre son nom et son culte à la dernière postérité. Pour qu'on ne se trompe pas dans l'interprétation de ma pensée, je déclare que je ne parle ici que de la liberté qui naît de l'ordre et enfante des lois, et non de cette liberté fille de la licence et mère de l'esclavage. Le tort de l'auteur de Charles IX ne fut donc pas d'avoir offert son encens à la première de ces divinités, mais d'avoir cru que les droits qu'elle nous donne sont incompatibles avec un gouvernement monarchique. C'est dans ses opinions qu'un Français met cette indépendance que d'autres peuples placent dans leurs lois. La liberté est pour lui un sentiment plutôt qu'un principe, et il est citoyen par instinct et sujet par choix. Si l'écrivain dont vous déplorez la perte avait fait cette réflexion, il n'aurait pas embrassé dans un même amour la liberté qui fonde et la liberté qui détruit.

" J'ai, messieurs, fini la tâche que les usages de l'Académie m'ont imposée. Près de terminer ce discours je suis frappé d'une idée qui m'attriste ; il n'y a pas longtemps que M. Chénier prononçait sur mes ouvrages des arrêts qu'il se préparait à publier : et c'est moi qui juge aujourd'hui mon juge. Je le dis dans toute la sincérité de mon coeur, j'aimerais mieux encore être exposé aux satires d'un ennemi, et vivre en paix dans la solitude, que de vous faire remarquer, par ma présence au milieu de vous, la rapide succession des hommes sur la terre, la subite apparition de cette mort qui renverse nos projets et nos espérances, qui nous emporte tout à coup, et livre quelquefois notre mémoire à des hommes entièrement opposés à nos sentiments et à nos principes. Cette tribune est une espèce de champ de bataille où les talents viennent tour à tour briller et mourir. Que de génies divers elle a vus passer ! Corneille, Racine, Boileau, La Bruyère, Bossuet, Fénelon, Voltaire, Buffon, Montesquieu... Qui ne serait effrayé, messieurs, en pensant qu'il va former un anneau dans la chaîne de cette illustre ligne ? Accablé du poids de ces noms immortels, ne pouvant me faire reconnaître à mes talents pour héritier légitime, je tâcherai du moins de prouver ma descendance par mes sentiments.

" Quand mon tour sera venu de céder ma place à l'orateur qui doit parler sur ma tombe, il pourra traiter sévèrement mes ouvrages ; mais il sera forcé de dire que j'aimais avec transport ma patrie, que j'aurais souffert mille maux plutôt que de coûter une seule larme à mon pays, que j'aurais fait sans balancer le sacrifice de mes jours à ces nobles sentiments, qui seuls donnent du prix à la vie et de la dignité à la mort.

" Mais quel temps ai-je choisi, messieurs, pour vous parler de deuil et de funérailles ! Ne sommes-nous pas environnés de fêtes ? Voyageur solitaire, je méditais il y a quelques jours sur les ruines des empires détruits : et je vois s'élever un nouvel empire. Je quitte à peine ces tombeaux où dorment les nations ensevelies, et j'aperçois un berceau chargé des destinées de l'avenir. De toutes parts retentissent les acclamations du soldat. César monte au Capitole, les peuples racontent les merveilles, les monuments élevés, les cités embellies, les frontières de la patrie baignées par ces mers lointaines qui portaient les vaisseaux de Scipion, et par ces mers reculées que ne vit pas Germanicus.

" Tandis que le triomphateur s'avance entouré de ses légions, que feront les tranquilles enfants des muses ? Ils marcheront au-devant du char pour joindre l'olivier de la paix aux palmes de la victoire, pour présenter au vainqueur la troupe sacrée, pour mêler aux récits guerriers les touchantes images qui faisaient pleurer Paul-Emile sur les malheurs de Persée.

" Et vous, fille des Césars, sortez de votre palais avec votre jeune fils dans vos bras ; venez ajouter la grâce à la grandeur, venez attendrir la victoire et tempérer l'éclat des armes par la douce majesté d'une reine et d'une mère. "

Dans le manuscrit qui me fut rendu, le commencement du discours qui a rapport aux opinions de Milton était barré d'un bout à l'autre de la main de Bonaparte. Une partie de ma réclamation contre l'isolement des affaires dans lequel on voudrait tenir la littérature était également stigmatisée au crayon. L'éloge de l'abbé Delille, qui rappelait l'émigration, la fidélité du poète aux malheurs de la famille royale et aux souffrances de ses compagnons d'exil, était mis entre parenthèses ; l'éloge de M. de Fontanes avait une croix . Presque tout ce que je disais sur M. de Chénier, sur son frère, sur le mien, sur les autels expiatoires que l'on préparait à Saint-Denis était haché de traits. Le paragraphe commençant par ces mots : " M. de Chénier adora la liberté, etc. ", avait une double rature longitudinale. Je suis encore à comprendre comment le texte du discours corrompu, publié par les agents de l'Empire, a conservé assez correctement ce paragraphe. Je n'invente, je ne change rien, on peut lire le passage imprimé dans l'édition furtive. L'objurgation contre la tyrannie qui suivait ce morceau sur la liberté, et qui en faisait le pendant, est supprimé en entier dans cette édition de police. La péroraison est conservée : seulement l'éloge de nos triomphes dont je faisais honneur à la France, est tourné tout entier au profit de Napoléon.

Tout ne fut pas fini quand on eut déclaré que je ne serais pas reçu à l'Académie et qu'on m'eut rendu mon discours. On voulait me contraindre à en écrire un second, je déclarai que je m'en tenais au premier et que je n'en ferais pas d'autre. Des personnes pleines de grâces, de générosité et de courage, que je ne connaissais pas, s'intéressaient à moi. Madame Lindsay, qui m'avait ramené de Calais parla à madame Gay laquelle s'adressa à madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély ; elles parvinrent à remonter jusqu'au duc de Rovigo et l'invitèrent à me laisser à l'écart. Les femmes de ce temps-là interposaient leur beauté entre la puissance et l'infortune.

Tout ce bruit se prolongea par les prix décennaux jusque dans l'année 1812. Bonaparte, qui me persécutait, fit pourtant demander à l'Académie, à propos de ces prix pourquoi elle n'avait point mis sur les rangs le Génie du Christianisme . L'Académie s'expliqua ; plusieurs de mes confrères écrivirent leur jugement peu favorable à mon ouvrage. J'aurais pu leur dire ce qu'un poète grec dit à un oiseau : " Fille de l'Attique, nourrie de miel, toi qui chantes si bien, tu enlèves une cigale, bonne chanteuse comme toi, et tu la portes pour nourriture à tes petits. Toutes deux ailées, toutes deux habitant ces lieux, toutes deux célébrant la naissance du printemps, ne lui rendras-tu pas la liberté ? Il n'est pas juste qu'une chanteuse périsse du bec d'une de ses semblables. "

 

2 L18 Chapitre 9

Prix décennaux. - L' Essai sur les Révolutions . - Les Natchez .

Ce mélange de colère et d'attrait de Bonaparte contre et pour moi est constant et étrange : il me veut enfermer pour le reste de mes jours à Vincennes et tout à coup il demande à l'Institut pourquoi il n'a pas parlé de moi à l'occasion des prix décennaux. Il fait plus, il déclare à Fontanes que, puisque l'Institut ne me trouve pas digne de concourir pour le prix, il m'en donnera un, qu'il me nommera surintendant général de toutes les bibliothèques de France ; surintendance appointée comme une ambassade de première classe. La première idée que Bonaparte avait eue de m'employer dans la carrière diplomatique ne lui passait pas : il n'admettait point, pour cause à lui bien connue, que j'eusse cessé de faire partie du ministère des relations extérieures. Et toutefois, malgré ces munificences projetées, son préfet de police m'invite contradictoirement à m'éloigner de Paris, et je vais continuer mes Mémoires à Dieppe.

Bonaparte descend au rôle d'écolier taquin ; il déterre l' Essai sur les Révolutions et il se réjouit de la guerre qu'il m'attire à ce sujet. Un M. Damaze de Raymond se fit mon champion : je l'allai remercier rue Vivienne. Il avait sur sa cheminée avec ses breloques, une tête de mort ; quelque temps après il fut tué en duel, et sa charmante figure alla rejoindre la face effroyable qui semblait l'appeler. Tout le monde se battait alors : un des mouchards chargés de l'arrestation de Georges reçut de lui une balle dans la tête.

Pour couper court à l'attaque de mauvaise foi de mon puissant adversaire, je m'adressai à ce M. de Pommereul dont je vous ai parlé lors de ma première arrivée à Paris : il était devenu directeur général de l'imprimerie et de la librairie : je lui demandai la permission de réimprimer l' Essai tout entier. On peut voir ma correspondance et le résultat de cette correspondance dans la préface de l' Essai sur les Révolutions , édition de 1826, tome deuxième des Oeuvres complètes. Au surplus, le gouvernement impérial avait grandement raison de me refuser la réimpression de l'ouvrage en entier ; l' Essai n'était, ni par rapport aux libertés, ni par rapport à la monarchie légitime, un livre qu'on dût publier lorsque régnaient le despotisme et l'usurpation. La police se donnait un air d'impartialité en laissant dire quelque chose en ma faveur, et elle riait en m'empêchant de faire la seule chose qui me pût défendre. Au retour de Louis XVIII on exhuma de nouveau l' Essai ; comme on avait voulu s'en servir contre moi au temps de l'Empire, sous le rapport politique, on voulait me l'opposer au jour de la Restauration, sous le rapport religieux. J'ai fait une amende honorable si complète de mes erreurs dans les notes de la nouvelle édition de l' Essai historique , qu'il n'y a plus rien à me reprocher. La postérité viendra ; elle prononcera sur le livre et sur le commentaire , si ces vieilleries-là peuvent encore l'occuper. J'ose espérer qu'elle jugera l' Essai comme ma tête grise l'a jugé ; car, en avançant dans la vie on prend de l'équité de cet avenir dont on approche. Le livre et les notes me mettent devant les hommes tel que j'ai été au début de ma carrière, tel que je suis au terme de cette carrière.

Au surplus, cet ouvrage que j'ai traité avec une rigueur impitoyable offre le compendium de mon existence comme poète, moraliste et homme politique futur. La sève du travail est surabondante, l'audace des opinions poussée aussi loin qu'elle peut aller. Force est de reconnaître que, dans les diverses routes où je me suis engagé, les préjugés ne m'ont jamais conduit, que je n'ai été aveugle dans aucune cause, qu'aucun intérêt ne m'a guidé, que les partis que j'ai pris ont toujours été de mon choix.

Dans l' Essai , mon indépendance en religion et en politique est complète ; j'examine tout : républicain , je sers la monarchie ; philosophe , j'honore la religion. Ce ne sont point là des contradictions, ce sont des conséquences forcées de l'incertitude de la théorie et de la certitude de la pratique chez les hommes. Mon esprit, fait pour ne croire à rien, pas même à moi, fait pour dédaigner tout, grandeurs et misères, peuples et rois, a nonobstant été dominé par un instinct de raison qui lui commandait de se soumettre à ce qu'il y a de reconnu beau : religion, justice, humanité, égalité, liberté, gloire. Ce que l'on rêve aujourd'hui de l'avenir, ce que la génération actuelle s'imagine avoir découvert d'une société à naître, fondée sur des principes tout différents de ceux de la vieille société, se trouve positivement annoncé dans l' Essai . J'ai devancé de trente années ceux qui se disent les proclamateurs d'un monde inconnu. Mes actes ont été de l'ancienne cité, mes pensées de la nouvelle ; les premiers de mon devoir, les dernières de ma nature.

L' Essai n'était pas un livre impie ; c'était un livre de doute et de douleur. Je l'ai déjà dit [Livre onzième de ces Mémoires .] .

Du reste, j'ai dû m'exagérer ma faute et racheter par des idées d'ordre tant d'idées passionnées répandues dans mes ouvrages. J'ai peur au début de ma carrière d'avoir fait du mal à la jeunesse ; j'ai à réparer auprès d'elle, et je lui dois au moins d'autres leçons. Qu'elle sache qu'on peut lutter avec succès contre une nature troublée ; la beauté morale, la beauté divine, supérieure à tous les rêves de la terre, je l'ai vue ; il ne faut qu'un peu de courage pour l'atteindre et s'y tenir.

Afin d'achever ce que j'ai à dire sur ma carrière littéraire, je dois mentionner l'ouvrage qui la commença, et qui demeura en manuscrit jusqu'à l'année où je l'insérai dans mes Oeuvres complètes .

A la tête des Natchez , la préface a raconté comment l'ouvrage fut retrouvé en Angleterre par les soins et les obligeantes recherches de M. de Thuisy.

Un manuscrit dont j'ai pu tirer Atala, René , et plusieurs descriptions placées dans le Génie du Christianisme , n'est pas tout à fait stérile. Ce premier manuscrit était écrit de suite, sans section ; tous les sujets y étaient confondus : voyages, histoire naturelle, partie dramatique, etc. ; mais auprès de ce manuscrit d'un seul jet il en existait un autre partagé en livres. Dans ce second travail, j'avais non seulement procédé à la division de la matière, mais j'avais encore changé le genre de la composition, en la faisant passer du roman à l'épopée. Un jeune homme qui entasse pêle-mêle ses idées, ses inventions, ses études, ses lectures, doit produire le chaos ; mais aussi dans ce chaos il y a une certaine fécondité qui tient à la puissance de l'âge.

Il m'est arrivé ce qui n'est peut-être jamais arrivé à un auteur : c'est de relire après trente années un manuscrit que j'avais totalement oublié.

J'avais un danger à craindre. En repassant le pinceau sur le tableau, je pouvais éteindre les couleurs ; une main plus sûre, mais moins rapide, courait risque de faire disparaître les traits moins corrects, mais aussi les touches les plus vives de la jeunesse ; il fallait conserver à la composition son indépendance, et pour ainsi dire sa fougue ; il fallait laisser l'écume au frein du jeune coursier. S'il y a dans les Natchez des choses que je ne hasarderais qu'en tremblant aujourd'hui, il y a aussi des choses que je ne voudrais plus écrire, notamment la lettre de René dans le second volume. Elle est de ma première manière et reproduit tout René : je ne sais ce que les René qui m'ont suivi ont pu dire pour mieux approcher de la folie.

Les Natchez s'ouvrent par une invocation au désert et à l'astre des nuits, divinités suprêmes de ma jeunesse :

" A l'ombre des forêts américaines, je veux chanter des airs de la solitude, tels que n'en ont point encore entendu des oreilles mortelles ; je veux raconter vos malheurs, ô Natchez ! ô nation de la Louisiane dont il ne reste plus que les souvenirs ! Les infortunes d'un obscur habitant des bois auraient-elles moins de droits à nos pleurs que celles des autres hommes ? et les mausolées des rois dans nos temples sont-ils plus touchants que le tombeau d'un Indien sous le chêne de sa patrie ?

" Et toi, flambeau des méditations, astre des nuits, sois pour moi l'astre du Pinde ! Marche devant mes pas, à travers les régions inconnues du Nouveau-Monde, pour me découvrir à ta lumière les secrets ravissants de ces déserts ! "

Mes deux natures sont confondues dans ce bizarre ouvrage, particulièrement dans l'original primitif. On y trouve des incidents politiques et des intrigues de roman ; mais à travers la narration on entend partout une voix qui chante, et qui semble venir d'une région inconnue.

Fin de ma carrière littéraire.

De 1812 à 1814, il n'y a plus que deux années pour finir l'Empire, et ces deux années dont on a vu quelque chose par anticipation, je les employai à des recherches sur la France et à la rédaction de quelques livres de ces Mémoires ; mais je n'imprimai plus rien. Ma vie de poésie et d'érudition fut véritablement close par la publication de mes trois grands ouvrages, le Génie du Christianisme , les Martyrs et l' Itinéraire . Mes écrits politiques commencèrent à la Restauration ; avec ces écrits également commença mon existence politique active. Ici donc se termine ma carrière littéraire proprement dite ; entraîné par le flot des jours, je l'avais omise ; ce n'est qu'en cette année 1831 que j'ai rappelé des temps laissés en arrière de 1800 à 1814.

Cette carrière littéraire, comme il vous a été loisible de vous en convaincre, ne fut pas moins troublée que ma carrière de voyageur et de soldat ; il y eut aussi des travaux, des rencontres et du sang dans l'arène ; tout n'y fut pas muses et fontaine Castalie ; ma carrière politique fut encore plus orageuse.

Peut-être quelques débris marqueront-ils le lieu qu'occupèrent mes jardins d'Acadème. Le Génie du Christianisme commence la révolution religieuse contre le philosophisme du dix-huitième siècle. Je préparais en même temps cette révolution qui menace notre langue, car il ne pouvait y avoir renouvellement dans l'idée qu'il n'y eût innovation dans le style. Y aura-t-il après moi d'autres formes de l'art à présent inconnues ? Pourra-t-on partir de nos études actuelles afin d'avancer, comme nous sommes partis des études passées pour faire un pas ? Est-il des bornes qu'on ne saurait franchir, parce qu'on se vient heurter contre la nature des choses ? Ces bornes ne se trouvent-elles point dans la division des langues modernes, dans la caducité de ces mêmes langues, dans les vanités humaines telles que la société nouvelle les a faites ? Les langues ne suivent le mouvement de la civilisation qu'avant l'époque de leur perfectionnement ; parvenues à leur apogée, elles restent un moment stationnaires, puis elles descendent sans pouvoir remonter.

Maintenant, le récit que j'achève rejoint les premiers livres de ma vie politique, précédemment écrits à des dates diverses. Je me sens un peu plus de courage en rentrant dans les parties faites de mon édifice. Quand je me suis remis au travail, je tremblais que le vieux fils de Coelus ne vît se changer en truelle de plomb la truelle d'or du bâtisseur de Troie. Pourtant il me semble que ma mémoire, chargée de me verser mes souvenirs ne m'a pas trop failli : avez-vous beaucoup senti la glace de l'hiver dans ma narration ? trouvez-vous une énorme différence entre les poussières éteintes que j'ai essayé de ranimer, et les personnages vivants que je vous ai fait voir en vous racontant ma première jeunesse ? Mes années sont mes secrétaires ; quand l'une d'entre elles vient à mourir, elle passe la plume à sa puînée, et je continue de dicter ; comme elles sont soeurs, elles ont à peu près la même main.

 

3 Troisième partie

 

2 L19 Livre dix-neuvième

1. De Bonaparte. - 2. Bonaparte. - Sa famille. - 3. Branche particulière des Bonaparte de la Corse. - 4. Naissance et enfance de Bonaparte. - 5. La Corse de Bonaparte. - 6. Paoli. - 7. Deux Pamphlets. - 8. Brevet de capitaine. - 9. Toulon. - 10. Journées de Vendémiaire. - 11. Suite. - 12. Campagnes d'Italie. - 13. Congrès de Rastadt. - Retour de Napoléon en France. - Napoléon est nommé chef de l'armée dite d'Angleterre. - Il part pour l'expédition d'Egypte. - 14. Expédition d'Egypte. - Malte. - Bataille des Pyramides. - Le Caire. - Napoléon dans la grande Pyramide. - Suez. - 15. Opinion de l'armée. - 16. Campagne de Syrie. - 17. Retour en Egypte. Conquête de la Haute-Egypte. - 18. Bataille d'Aboukir. - Billets et lettres de Napoléon. - Il repasse en France. - Dix-huit brumaire.

 

2 L19 Chapitre 1

De Bonaparte.

La jeunesse est une chose charmante ; elle part au commencement de la vie couronnée de fleurs comme la flotte athénienne pour aller conquérir la Sicile et les délicieuses campagnes d'Enna. La prière est dite à haute voix par le prêtre de Neptune ; les libations sont faites avec des coupes d'or ; la foule, bordant la mer, unit ses invocations à celle du pilote ; le paean est chanté, tandis que la voile se déploie aux rayons et au souffle de l'aurore. Alcibiade, vêtu de pourpre et beau comme l'Amour, se fait remarquer sur les trirèmes, fier des sept chars qu'il a lancés dans la carrière d'Olympie. Mais à peine l'île d'Alcinoüs est-elle passée, l'illusion s'évanouit : Alcibiade banni va vieillir loin de sa patrie et mourir percé de flèches sur le sein de Timandra. Les compagnons de ses premières espérances, esclaves à Syracuse, n'ont pour alléger le poids de leurs chaînes que quelques vers d'Euripide.

Vous avez vu ma jeunesse quitter le rivage ; elle n'avait pas la beauté du pupille de Périclès, élevé sur les genoux d'Aspasie ; mais elle en avait les heures matineuses : et des désirs et des songes, Dieu sait ! Je vous les ai peints ces songes : aujourd'hui, retournant à la terre après maint exil, je n'ai plus à vous raconter que des vérités tristes comme mon âge. Si parfois je fais encore entendre les accords de la lyre, ce sont les dernières harmonies du poète qui cherche à se guérir de la blessure des flèches du temps, ou à se consoler de la servitude des années.

Vous savez la mutabilité de ma vie dans mon état de voyageur et de soldat ; vous connaissez mon existence littéraire depuis 1800 jusqu'à 1813, année où vous m'avez laissé à la Vallée-aux-Loups qui m'appartenait encore, lorsque ma carrière politique s'ouvrit. Nous entrons présentement dans cette carrière : avant d'y pénétrer, force m'est de revenir sur les faits généraux que j'ai sautés en ne m'occupant que de mes travaux et de mes propres aventures : ces faits sont de la façon de Napoléon. Passons donc à lui ; parlons du vaste édifice qui se construisait en dehors de mes songes. Je deviens maintenant historien sans cesser d'être écrivain de mémoires ; un intérêt public va soutenir mes confidences privées ; mes petits récits se grouperont autour de ma narration.

Lorsque la guerre de la Révolution éclata, les rois ne la comprirent point ; ils virent une révolte où ils auraient dû voir le changement des nations, la fin et le commencement d'un monde : ils se flattèrent qu'il ne s'agissait pour eux que d'agrandir leurs Etats de quelques provinces arrachées à la France ; ils croyaient à l'ancienne tactique militaire, aux anciens traités diplomatiques, aux négociations des cabinets ; et des conscrits allaient chasser les grenadiers de Frédéric, des monarques allaient venir solliciter la paix dans les antichambres de quelques démagogues obscurs, et la terrible opinion révolutionnaire allait dénouer sur les échafauds les intrigues de la vieille Europe. Cette vieille Europe pensait ne combattre que la France ; elle ne s'apercevait pas qu'un siècle nouveau marchait sur elle.

Bonaparte dans le cours de ses succès toujours croissants semblait appelé à changer les dynasties royales, à rendre la sienne la plus âgée de toutes. Il avait fait rois les électeurs de Bavière, de Wurtemberg et de Saxe ; il avait donné la couronne de Naples à Murat, celle d'Espagne à Joseph, celle de Hollande à Louis, celle de Westphalie à Jérôme ; sa soeur, Elisa Bacciocchi, était princesse de Lucques ; il était, pour son propre compte, empereur des Français, roi d'Italie, dans lequel royaume se trouvaient compris Venise, la Toscane, Parme et Plaisance ; le Piémont était réuni à la France ; il avait consenti à laisser régner en Suède un de ses capitaines, Bernadotte ; par le traité de la confédération du Rhin, il exerçait les droits de la maison d'Autriche sur l'Allemagne ; il s'était déclaré médiateur de la confédération helvétique ; il avait jeté bas la Prusse ; sans posséder une barque, il avait déclaré les Iles Britanniques en état de blocus. L'Angleterre malgré ses flottes fut au moment de n'avoir pas un port en Europe pour y décharger un ballot de marchandises ou pour y mettre une lettre à la poste.

Les Etats du pape faisaient partie de l'empire français ; le Tibre était un département de la France. On voyait dans les rues de Paris des cardinaux demi-prisonniers qui, passant la tête à la portière de leur fiacre, demandaient : " Est-ce ici que demeure le roi de... ? - Non, répondait le commissionnaire interrogé, c'est plus haut. " L'Autriche ne s'était rachetée qu'en livrant sa fille : le chevaucheur du midi réclama Honoria de Valentinien, avec la moitié des provinces de l'empire. Comment s'étaient opérés ces miracles ? Quelles qualités possédait l'homme qui les enfanta ? Quelles qualités lui manquèrent pour les achever ? Je vais suivre l'immense fortune de Bonaparte qui, nonobstant, a passé si vite que ses jours occupent une courte période du temps renfermé dans ces Mémoires . De fastidieuses productions de généalogies, de froides disquisitions sur les faits, d'insipides vérifications de dates sont les charges et les servitudes de l'écrivain.

 

2 L19 Chapitre 2

Bonaparte. - Sa famille.

Le premier Buonaparte (Bonaparte) dont il soit fait mention dans les annales modernes est Jacques Buonaparte, lequel, augure du conquérant futur, nous a laissé l'histoire du sac de Rome en 1527, dont il avait été témoin oculaire. Napoléon-Louis Bonaparte, fils de la duchesse de Saint-Leu, mort après l'insurrection de la Romagne, a traduit en français ce document curieux ; à la tête de la traduction il a placé une généalogie des Buonaparte : le traducteur dit " qu'il se contentera de remplir les lacunes de la préface de l'éditeur de Cologne, en publiant sur la famille Bonaparte des détails authentiques ; lambeaux d'histoire, dit-il, presque entièrement oubliés, mais au moins intéressants pour ceux qui aiment à retrouver dans les annales des temps passés l'origine d'une illustration plus récente ".

Suit une généalogie où l'on voit un chevalier Nordille Buonaparte lequel, le 2 avril 1266, cautionna le prince Conradin de Souabe (celui-là même à qui le duc d'Anjou fit trancher la tête) pour la valeur des droits de douane des effets dudit prince. Vers l'an 1255 commencèrent les proscriptions des familles trévisanes : une branche des Bonaparte alla s'établir en Toscane, où on les rencontre dans les hautes places de l'Etat. Louis-Marie-Fortuné Buonaparte, de la branche établie à Sarzane, passa en Corse en 1612, se fixa à Ajaccio et devint le chef de la branche des Bonaparte de Corse. Les Bonaparte portent de gueules à deux barres d'or accompagné de deux étoiles.

Il y a une autre généalogie que M. Panckoucke a placée à la tête du recueil des écrits de Bonaparte ; elle diffère en plusieurs points de celle qu'a donnée Napoléon-Louis. D'un autre côté, madame d'Abrantès veut que Bonaparte soit un Comnène, alléguant que le nom de Bonaparte est la traduction littérale du grec Caloméros , surnom des Comnène. Napoléon-Louis croit devoir terminer sa généalogie par ces paroles : " J'ai omis beaucoup de détails, car les titres de noblesse ne sont un objet de curiosité que pour un petit nombre de personnes, et d'ailleurs la famille Bonaparte n'en retirerait aucun lustre.

" Qui sert bien son pays n'a pas besoin d'aïeux. "

Nonobstant ce vers philosophique, la généalogie subsiste . Napoléon-Louis veut bien faire à son siècle la concession d'un apophthegme démocratique sans que cela tire à conséquence.

Tout ici est singulier : Jacques Buonaparte historien du sac de Rome et de la détention du pape Clément VII par les soldats du connétable de Bourbon, est du même sang que Napoléon Buonaparte, destructeur de tant de villes, maître de Rome changée en préfecture, roi d'Italie, dominateur de la couronne des Bourbons et geôlier de Pie VII, après avoir été sacré empereur des Français par la main de ce pontife. Le traducteur de l'ouvrage de Jacques Buonaparte est Napoléon-Louis Buonaparte neveu de Napoléon, et fils du roi de Hollande frère de Napoléon ; et ce jeune homme vient de mourir dans la dernière insurrection de la Romagne, à quelque distance des deux villes où la mère et la veuve de Napoléon sont exilées, au moment où les Bourbons tombent du trône pour la troisième fois.

Comme il aurait été assez difficile de faire de Napoléon le fils de Jupiter Ammon par le serpent aimé d'Olympias, ou le petit-fils de Vénus par Anchise, de savants affranchis [Las Cases.] trouvèrent une autre merveille à leur usage : ils démontrèrent à l'empereur qu'il descendait en ligne directe du Masque de fer. Le gouverneur des îles Sainte-Marguerite se nommait Bonpart ; il avait une fille ; le Masque de fer, frère jumeau de Louis XIV, devint amoureux de la fille de son geôlier et l'épousa secrètement de l'aveu même de la cour. Les enfants qui naquirent de cette union furent clandestinement portés en Corse, sous le nom de leur mère ; les Bonpart se transformèrent en Bonaparte par la différence du langage. Ainsi le Masque de fer est devenu le mystérieux aïeul, à face de bronze du grand homme, rattaché de la sorte au grand roi.

La branche des Franchini-Bonaparte porte sur son écu trois fleurs de lis d'or. Napoléon souriait d'un air d'incrédulité à cette généalogie ; mais il souriait : c'était toujours un royaume revendiqué au profit de sa famille. Napoléon affectait une indifférence qu'il n'avait pas, car il avait lui-même fait venir sa généalogie de Toscane (Bourrienne). Précisément parce que la divinité de la naissance manque à Bonaparte, cette naissance est merveilleuse : " Je voyais, dit Démosthène, ce Philippe contre qui nous combattions pour la liberté de la Grèce et le salut de ses Républiques, l'oeil crevé, l'épaule brisée, la main affaiblie, la cuisse retirée, offrir avec une fermeté inaltérable tous ses membres aux coups du sort, satisfait de vivre pour l'honneur et de se couronner des palmes de la victoires. "

Or, Philippe était père d'Alexandre ; Alexandre était donc fils de roi et d'un roi digne de l'être, par ce double fait, il commanda l'obéissance. Alexandre, né sur le trône, n'eut pas, comme Bonaparte, une petite vie à traverser afin d'arriver à une grande vie. Alexandre n'offre pas la disparate de deux carrières ; son précepteur est Aristote ; dompter Bucéphale est un des passe-temps de son enfance. Napoléon pour s'instruire n'a qu'un maître vulgaire ; des coursiers ne sont point à sa disposition ; il est le moins riche de ses compagnons d'études. Ce sous-lieutenant d'artillerie, sans serviteurs, va tout à l'heure obliger l'Europe à le reconnaître ; ce petit caporal mandera dans ses antichambres les plus grands souverains de l'Europe :

Ils ne sont pas venus, nos deux rois ? Qu'on leur die

Qu'ils se font trop attendre et qu'Attila s'ennuie.

Napoléon, qui s'écriait avec tant de sens : " Oh ! si j'étais mon petit-fils ! " ne trouva point le pouvoir dans sa famille, il le créa : quelles facultés diverses cette création ne suppose-t-elle pas ! Veut-on que Napoléon n'ait été que le metteur en oeuvre de l'intelligence sociale répandue autour de lui ; intelligence que des événements inouïs, des périls extraordinaires, avaient développée ? Cette supposition admise, il n'en serait pas moins étonnant : en effet, que serait-ce qu'un homme capable de diriger et de s'approprier tant de supériorités étrangères ?

 

2 L19 Chapitre 3

Branche particulière des Bonaparte de la Corse.

Toutefois si Napoléon n'était pas né prince, il était selon l'ancienne expression, fils de famille. M. de Marbeuf, gouverneur de l'île de Corse, fit entrer Napoléon dans un collège près d'Autun ; il fut admis ensuite à l'école de Brienne. Elisa, madame Bacciocchi, reçut son éducation à Saint-Cyr : Bonaparte réclama sa soeur quand la Révolution brisa les portes de ces retraites religieuses. Ainsi l'on trouve une soeur de Napoléon pour dernière élève d'une institution dont Louis XIV avait entendu les premières jeunes filles chanter les choeurs de Racine.

Les preuves de noblesse exigées pour l'admission de Napoléon à une école militaire furent faites : elles contiennent l'extrait baptistaire de Charles Bonaparte père de Napoléon, duquel Charles on remonte à François dixième ascendant. Un certificat des nobles principaux de la ville d'Ajaccio, prouvant que la famille Bonaparte a toujours été au nombre des plus anciennes et des plus nobles ; un acte de reconnaissance de la famille Bonaparte de Toscane, jouissant du patriciat et déclarant que son origine est commune avec la famille Bonaparte de Corse, etc., etc.

" Lors de l'entrée de Bonaparte à Trévise, dit M. de Las Cases, on lui annonça que sa famille y avait été puissante ; à Bologne, qu'elle y avait été inscrite sur le livre d'or... A l'entrevue de Dresde, l'empereur François apprit à l'empereur Napoléon que sa famille avait été souveraine à Trévise, et qu'il s'en était fait représenter les documents : il ajouta qu'il était sans prix d'avoir été souverain, et qu'il fallait le dire à Marie-Louise, à qui cela ferait grand plaisir. "

Né d'une race de gentilshommes, laquelle avait des alliances avec les Orsini, les Lomelli, les Médicis, Napoléon, violenté par la Révolution, ne fut démocrate qu'un moment ; c'est ce qui ressort de tout ce qu'il dit et écrit : dominé par son sang, ses penchants étaient aristocratiques. Pascal Paoli ne fut point le parrain de Napoléon, comme on l'a dit : ce fut l'obscur Laurent Giubega, de Calvi ; on apprend cette particularité du registre de baptême tenu à Ajaccio par l'économe, le prêtre Diamante.

J'ai peur de compromettre Napoléon en le replaçant à son rang dans l'aristocratie. Cromwell, dans son discours prononcé au Parlement le 12 septembre 1654, déclare être né gentilhomme ; Mirabeau, La Fayette, Desaix et cent autres partisans de la Révolution étaient nobles aussi. Les Anglais ont prétendu que le prénom de l'empereur était Nicolas, d'où en dérision ils disaient Nic . Ce beau nom de Napoléon venait à l'empereur d'un de ses oncles qui maria sa fille avec un Ornano. Saint Napoléon est un martyr grec. D'après les commentateurs de Dante, le comte Orso était fils de Napoléon de Cerbaja. Personne autrefois, en lisant l'histoire, n'était arrêté par ce nom qu'ont porté plusieurs cardinaux ; il frappe aujourd'hui. La gloire d'un homme ne remonte pas ; elle descend. Le Nil à sa source n'est connu que de quelque Ethiopien ; à son embouchure, de quel peuple est-il ignoré ?

 

2 L19 Chapitre 4

Naissance et enfance de Bonaparte.

Il reste constaté que le vrai nom de Bonaparte est Buonaparte ; il l'a signé lui-même de la sorte dans toute sa campagne d'Italie et jusqu'à l'âge de trente-trois ans. Il le francisa ensuite, et ne signa plus que Bonaparte : je lui laisse le nom qu'il s'est donné et qu'il a gravé au pied de son indestructible statue [Ce nom de Buonaparte s'écrivait quelquefois avec le retranchement de l' u : l'économe d'Ajaccio qui signe au baptême de Napoléon a écrit trois fois Bonaparte sans employer la voyelle italienne ou .] .

Bonaparte s'est-il rajeuni d'un an afin de se trouver Français, c'est-à-dire afin que sa naissance ne précédât pas la date de la réunion de la Corse à la France ? Cette question est traitée à fond d'une manière courte, mais substantielle, par M. Eckard : on peut lire sa brochure. Il en résulte que Bonaparte est né le 5 février 1768, et non pas le 15 août 1769, malgré l'assertion positive de M. Bourrienne. C'est pourquoi le Sénat conservateur dans sa proclamation du 3 avril 1814, traite Napoléon d'étranger.

L'acte de célébration du mariage de Bonaparte avec Marie-Josèphe-Rose de Tascher, inscrit au registre de l'état civil du deuxième arrondissement de Paris, 19 ventôse an IV (9 mars 1796), porte que Napoléon Buonaparte naquit à Ajaccio le 5 février 1768, et que son acte de naissance, visé par l'officier civil, constate cette date. Cette même date s'accorde parfaitement avec ce qui est dit dans l'acte de mariage, que l'époux est âgé de vingt-huit ans.

L'acte de naissance de Napoléon, présenté à la mairie du deuxième arrondissement lors de la célébration de son mariage avec Joséphine, fut retiré par un des aides de camp de l'empereur au commencement de 1810, lorsqu'on procédait à l'annulation du mariage de Napoléon avec Joséphine. M. Duclos, n'osant résister à l'ordre impérial, écrivit au moment même sur une des pièces de la liasse Bonaparte : Son acte de naissance lui a été remis, ne pouvant, à l ' instant de sa demande, lui en délivrer copie . La date de la naissance de Joséphine est altérée dans l'acte de mariage, grattée et surchargée, quoiqu'on en découvre à la loupe les premiers linéaments. L'impératrice s'est ôté quatre ans : les plaisanteries qu'on faisait sur ce sujet au château des Tuileries et à Sainte-Hélène sont mauvaises et ingrates.

L'acte de naissance de Bonaparte, enlevé par l'aide de camp en 1810, a disparu ; toutes les recherches pour le découvrir ont été infructueuses.

Ce sont là des faits irréfragables, et aussi je pense d'après ces faits, que Napoléon est né à Ajaccio le 5 février 1768. Cependant je ne me dissimule pas les embarras historiques qui se présentent à l'adoption de cette date.

Joseph, frère aîné de Bonaparte, est né le 5 janvier 1768 ; son frère cadet, Napoléon, ne peut être né la même année, à moins que la date de la naissance de Joseph ne soit pareillement altérée : cela est supposable, car tous les actes de l'état civil de Napoléon et de Joséphine sont soupçonnés d'être des faux. Nonobstant une juste suspicion de fraude, le comte de Beaumont, sous-préfet de Calvi, dans ses Observations sur la Corse , affirme que le registre de l'état civil d'Ajaccio marque la naissance de Napoléon au 15 août 1769. Enfin les papiers que m'avait prêtés M. Libri démontraient que Bonaparte lui-même se regardait comme étant né le 15 août 1769 à une époque où il ne pouvait avoir aucune raison pour désirer se rajeunir. Mais restent toujours la date officielle des pièces de son premier mariage et la suppression de son acte de naissance.

Quoi qu'il en soit, Bonaparte ne gagnerait rien à cette transposition de vie : si vous fixez sa nativité au 15 d'août 1769, force est de reporter sa conception vers le 15 novembre 1768 ; or, la Corse n'a été cédée à la France que par le traité du 15 mai 1768 ; les dernières soumissions des Pièves (cantons de la Corse) ne se sont même effectuées que le 14 juin 1769. D'après les calculs les plus indulgents, Napoléon ne serait encore Français que de quelques heures de nuit dans le sein de sa mère. Eh bien, s'il n'a été que le citoyen d'une patrie douteuse, cela classe à part sa nature : existence tombée d'en haut, pouvant appartenir à tous les temps et à tous les pays.

Toutefois Bonaparte a incliné vers la patrie italienne ; il détesta les Français jusqu'à l'époque où leur vaillance lui donna l'empire. Les preuves de cette aversion abondent dans les écrits de sa jeunesse. Dans une note que Napoléon a écrite sur le suicide, on trouve ce passage : " Mes compatriotes, chargés de chaînes, embrassent en tremblant la main qui les opprime... Français, non contents de nous avoir ravi tout ce que nous chérissons, vous avez encore corrompu nos moeurs. "

Une lettre écrite à Paoli en Angleterre, en 1789, qui a été rendue publique, commence de la sorte :

" Général,

" Je naquis quand la patrie périssait. Trente mille Français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans des flots de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards. "

Une autre lettre de Napoléon à M. Gubica, greffier en chef des Etats de la Corse, porte :

" Tandis que la France renaît, que deviendrons-nous, nous autres infortunés Corses ? Toujours vils, continuerons-nous à baiser la main insolente qui nous opprime ? continuerons-nous à voir tous les emplois que le droit naturel nous destinait occupés par des étrangers aussi méprisables par leurs moeurs et leur conduite que leur naissance est abjecte ? "

Enfin le brouillon d'une troisième lettre manuscrite de Bonaparte, touchant la reconnaissance par les Corses de l'Assemblée nationale de 1789, débute ainsi :

" Messieurs,

" Ce fut par le sang que les Français étaient parvenus à nous gouverner ; ce fut par le sang qu'ils voulurent assurer leur conquête. Le militaire, l'homme de loi, le financier, se réunirent pour nous opprimer, nous mépriser et nous faire avaler à longs traits la coupe de l'ignominie. Nous avons assez longtemps souffert leurs vexations ; mais puisque nous n'avons pas eu le courage de nous en affranchir de nous-mêmes, oublions-les à jamais ; qu'ils redescendent dans le mépris qu'ils méritent, ou du moins qu'ils aillent briguer dans leur patrie la confiance des peuples : certes, ils n'obtiendront jamais la nôtre. "

Les préventions de Napoléon contre la mère-patrie ne s'effacèrent pas entièrement : sur le trône, il parut nous oublier ; il ne parla plus que de lui, de son empire, de ses soldats, presque jamais des Français ; cette phrase lui échappait : " Vous autres Français. "

L'empereur, dans les papiers de Sainte-Hélène, raconte que sa mère, surprise par les douleurs, l'avait laissé tomber de ses entrailles sur un tapis à grand ramage représentant les héros de l'Iliade : il n'en serait pas moins ce qu'il est, fût-il tombé dans du chaume.

Je viens de parler de papiers retrouvés ; lorsque j'étais ambassadeur à Rome, en 1828, le cardinal Fesch, en me montrant ses tableaux et ses livres, me dit avoir des manuscrits de la jeunesse de Napoléon ; il y attachait si peu d'importance qu'il me proposa de me les montrer ; je quittai Rome, et je n'eus pas le temps de compulser les documents. Au décès de Madame Mère et du cardinal Fesch, divers objets de la succession ont été dispersés, le carton qui renfermait les Essais de Napoléon a été apporté à Lyon avec plusieurs autres ; il est tombé entre les mains de M. Libri. M. Libri a inséré dans la Revue des Deux Mondes du 1er mars de cette année 1842 une notice détaillée des papiers du cardinal Fesch ; il a bien voulu depuis m'envoyer le carton. J'ai profité de la communication pour accroître l'ancien texte de mes Mémoires concernant Napoléon, toute réserve faite à un plus ample informé, aux renseignements contradictoires et aux objections à survenir.

 

2 L19 Chapitre 5

La Corse de Bonaparte.

Benson dans ses Esquisses de la Corse (Sketches of Corsica), parle de la maison de campagne qu'habitait la famille de Bonaparte :

" En allant le long du rivage de la mer d'Ajaccio, vers l'île Sanguinière, à environ un mille de la ville, on rencontre deux piliers de pierre, fragments d'une porte qui s'ouvrait sur le chemin ; elle conduisait à une villa en ruine, autrefois résidence du demi-frère utérin de madame Bonaparte, que Napoléon créa cardinal Fesch. Les restes d'un petit pavillon sont visibles au dessous d'un rocher ; l'entrée en est quasi obstruée par un figuier touffu : c'était la retraite accoutumée de Bonaparte, quand les vacances de l'école dans laquelle il étudiait lui permettaient de revenir chez lui. "

L'amour du pays natal suivit chez Napoléon sa marche ordinaire. Bonaparte, en 1788, écrivait, à propos de M. de Sussy, que la Corse offrait un printemps perpétuel ; il ne parla plus de son île quand il fut heureux ; il avait même de l'antipathie pour elle ; elle lui rappelait un berceau trop étroit. Mais à Sainte-Hélène sa patrie lui revint en mémoire. " La Corse avait mille charmes pour Napoléon [ Mémorial de Sainte-Hélène .] ; il en détaillait les plus grands traits, la coupe hardie de sa structure physique. Tout y était meilleur, disait-il ; il n'y avait pas jusqu'à l'odeur du sol même : elle lui eût suffi pour le deviner les yeux fermés ; il ne l'avait retrouvée nulle part. Il s'y voyait dans ses premières années, à ses premières amours ; il s'y trouvait dans sa jeunesse au milieu des précipices, franchissant les sommets élevés, les vallées profondes. "

Napoléon trouva le roman dans son berceau ; ce roman commence à Vannina, tuée par Sampietro, son mari. Le baron Neuhof , ou le roi Théodore, avait paru sur tous les rivages, demandant des secours à l'Angleterre, au pape, au Grand Turc, au bey de Tunis, après s'être fait couronner roi des Corses, qui ne savaient à qui se donner : Voltaire en rit. Les deux Paoli, Hyacinthe et surtout Pascal, avaient rempli l'Europe du bruit de leur nom. Buttafuoco pria J.-J. Rousseau d'être le législateur de la Corse ; le philosophe de Genève songeait à s'établir dans la patrie de celui qui, en dérangeant les Alpes, emporta Genève sous son bras. " Il est encore en Europe, écrivait Rousseau, un pays capable de législation : c'est l'île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériteraient bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J'ai quelque pressentiment qu'un jour cette petite île étonnera l'Europe. "

Nourri au milieu de la Corse, Bonaparte fut élevé à cette école primaire des révolutions ; il ne nous apporta pas à son début le calme ou les passions du jeune âge, mais un esprit déjà empreint des passions politiques. Ceci change l'idée qu'on s'est formée de Napoléon.

Quand un homme est devenu fameux, on lui compose des antécédents : les enfants prédestinés, selon les biographes, sont fougueux, tapageurs, indomptables ; ils apprennent tout, ou n'apprennent rien, le plus souvent aussi ce sont des enfants tristes, qui ne partagent point les jeux de leurs compagnons, qui rêvent à l'écart et sont déjà poursuivis du nom qui les menace. Voilà qu'un enthousiaste a déterré des billets extrêmement communs (sans doute italiens) de Napoléon à ses grands parents ; il nous faut avaler ces puériles âneries. Les pronostics de notre futurition sont vains ; nous sommes ce que nous font les circonstances ; qu'un enfant soit gai ou triste, silencieux ou bruyant, qu'il montre ou ne montre pas des aptitudes au travail, nul augure à en tirer. Arrêtez un écolier à seize ans ; tout intelligent que vous le fassiez, cet enfant prodige, fixé à trois lustres, restera un imbécile ; l'enfant manque même de la plus belle des grâces, le sourire : il rit, et ne sourit pas.

Napoléon était donc un petit garçon ni plus ni moins distingué que ses émules : " Je n'étais, dit-il, qu'un enfant obstiné et curieux. " Il aimait les renoncules et il mangeait des cerises avec mademoiselle Colombier. Quand il quitta la maison paternelle, il ne savait que l'italien. Son ignorance de la langue de Turenne était presque complète ; comme le maréchal de Saxe Allemand, Bonaparte Italien ne mettait pas un mot d'orthographe ; Henri IV, Louis XIV et le maréchal de Richelieu, moins excusables, n'étaient guère plus corrects. C'est visiblement pour cacher la négligence de son instruction que Napoléon a rendu son écriture indéchiffrable. Sorti de la Corse à neuf ans, il ne revit son île que huit ans après. A l'école de Brienne, il n'avait rien d'extraordinaire ni dans sa manière d'étudier, ni dans son extérieur. Ses camarades le plaisantaient sur son nom de Napoléon et sur son pays ; il disait à son camarade Bourrienne : " Je ferai à tes Français tout le mal que je pourrai. " Dans un compte rendu au roi, en 1784, M. de Kéralio affirme que le jeune Bonaparte serait un excellent marin ; la phrase est suspecte, car ce compte rendu n'a été retrouvé que quand Napoléon inspectait la flottille de Boulogne.

Sorti de Brienne le 14 octobre 1784, Bonaparte passa à l'Ecole militaire de Paris. La liste civile payait sa pension ; il s'affligeait d'être boursier. Cette pension lui fut conservée, témoin ce modèle de reçu trouve dans le carton Fesch (carton de M. Libri) :

- " Je soussigné reconnais avoir reçu de M. Biercourt la somme de 200 provenant de la pension que le roi m'a accordée sur les fonds de l'Ecole militaire en qualité d'ancien cadet de l'école de Paris. "

Mademoiselle de Comnène (madame d'Abrantès), fixée tour à tour chez sa mère à Montpellier, à Toulouse et à Paris, ne perdait point de vue son compatriote Bonaparte. " Quand je passe aujourd'hui sur le quai de Conti ", écrit-elle " je ne puis m'empêcher de regarder la mansarde, à l'angle gauche de la maison, au troisième étage : c'est là que logeait Napoléon, toutes les fois qu'il venait chez mes parents. "

Bonaparte n'était pas aimé à son nouveau prytanée ; morose et frondeur, il déplaisait à ses maîtres ; iI blâmait tout sans ménagement. Il adressa un mémoire au sous-principal sur les vices de l'éducation que l'on y recevait : " Ne vaudrait-il pas mieux les astreindre (les élèves) à se suffire à eux-mêmes, c'est-à-dire, moins leur petite cuisine qu'ils ne feraient pas, leur faire manger du pain de munition ou d'un qui en approcherait, les habituer à battre, brosser leurs habits, à nettoyer leurs souliers et leurs bottes ? " C'est ce qu'il ordonna depuis à Fontainebleau et à Saint-Germain. Le labroueur délivra l'école de sa présence et fut nommé sous-lieutenant d'artillerie au régiment de La Fère.

Entre 1784 et 1793 s'étend la carrière littéraire de Napoléon, courte par l'espace, longue par les travaux. Errant avec les corps d'artillerie dont il faisait partie à Auxonne, à Dôle, à Seurres, à Lyon, Bonaparte était attiré à tout endroit de bruit comme l'oiseau appelé par le miroir ou accourant à l'appeau. Attentif aux questions académiques, il y répondait, il s'adressait avec assurance aux personnes puissantes qu'il ne connaissait pas : il se faisait l'égal de tous avant d'en devenir le maître. Tantôt il parlait sous un nom emprunté, tantôt il signait son nom qui ne trahissait point l'anonyme. Il écrivait à l'abbé Raynal, à M. Necker ; il envoyait aux ministres des mémoires sur l'organisation de la Corse, sur des projets de défense de Saint-Florent, de la Mortella, du golfe d'Ajaccio, sur la manière de disposer le canon pour jeter des bombes. On ne l'écoutait pas plus qu'on n'avait écouté Mirabeau lorsqu'il rédigeait à Berlin des projets relatifs à la Prusse et à la Hollande. Il étudiait la géographie. On a remarqué qu'en parlant de Sainte-Hélène, il la signale par ces seuls mots : " Petite île. " Il s'occupait de la Chine, des Indes, des Arabes. Il travaillait sur les historiens, les philosophes, les économistes, Hérodote, Strabon, Diodore de Sicile, Filangieri, Mably, Smith, réfutait le Discours sur l ' origine et les fondements de l ' égalité de l ' homme et il écrivait : " Je ne crois pas cela ; je ne crois rien de cela. " Lucien Bonaparte raconte que lui, Lucien, avait fait deux copies d'une histoire esquissée par Napoléon. Le manuscrit de cette esquisse s'est retrouvé en partie dans le carton du cardinal Fesch : les recherches sont peu curieuses, le style est commun, l'épisode de Vannina est reproduit sans effet. Le mot de Sampietro aux grands seigneurs de la cour de Henri II après l'assassinat de Vannina vaut tout le récit de Napoléon : " Qu'importent au roi de France les démêlés de Sampietro et de sa femme ! "

Bonaparte n'avait pas au début de sa vie le moindre pressentiment de son avenir ; ce n'était qu'à l'échelon atteint qu'il prenait l'idée de s'élever plus haut : mais s'il n'aspirait pas à monter, il ne voulait pas descendre ; on ne pouvait arracher son pied de l'endroit où il l'avait une fois posé. Trois cahiers des manuscrits (carton Fesch) sont consacrés à des recherches sur la Sorbonne et les libertés gallicanes ; il y a des correspondances avec Paoli, Saliceti, et surtout avec le P. Dupuy, minime, sous-principal à l'école de Brienne, homme de bon sens et de religion qui donnait des conseils à son jeune élève et qui appelle Napoléon son cher ami .

A ces ingrates études Bonaparte mêlait des pages d'imagination ; il parle des femmes ; il écrit le Masque prophète, le Roman corse , une nouvelle anglaise, le Comte d ' Essex ; il a des dialogues sur l'amour qu'il traite avec mépris, et pourtant il adresse en brouillon une lettre de passion à une inconnue aimée ; il fait peu de cas de la gloire, ne met au premier rang que l'amour de la patrie et cette patrie était la Corse.

Tout le monde a pu voir à Genève une demande parvenue à un libraire : le romanesque sous-lieutenant s'enquérait de Mémoires de madame de Warens. Napoléon était poète aussi, comme le furent César et Frédéric : il préférait Arioste au Tasse ; il y trouvait les portraits de ses capitaines futurs, et un cheval tout bridé pour son voyage aux astres. On attribue à Bonaparte le madrigal suivant adressé à madame Saint-Huberty jouant le rôle de Didon ; le fond peut appartenir à l'empereur, la forme est d'une main plus savante que la sienne :

Romains, qui vous vantez d'une illustre origine,

Voyez d'où dépendait votre empire naissant !

Didon n'a pas d'attrait assez puissant

Pour retarder la fuite où son amant s'obstine.

Mais si l'autre Didon, ornement de ces lieux,

Eût été reine de Carthage,

Il eût, pour la servir, abandonné ses dieux

Et votre beau pays serait encor sauvage.

Vers ce temps-là Bonaparte semblerait avoir été tenté de se tuer. Mille béjaunes sont obsédés de l'idée du suicide, qu'ils pensent être la preuve de leur supériorité. Cette note manuscrite se trouve dans les papiers communiqués par M. Libri : " Toujours seul au milieu des hommes, je rentre pour rêver avec moi-même et me livrer à toute la vivacité de ma mélancolie. De quel côté est-elle tournée aujourd'hui ? du côté de la mort... Si j'avais passé soixante ans, je respecterais les préjugés de mes contemporains, et j'attendrais patiemment que la nature eût achevé son cours ; mais puisque je commence à éprouver des malheurs, que rien n'est plaisir pour moi, pourquoi supporterais-je des jours où rien ne me prospère ? "

Ce sont là les rêveries de tous les romans. Le fond et le tour de ces idées se trouvent dans Rousseau, dont Bonaparte aura altéré le texte par quelques phrases de sa façon.

Voici un essai d'un autre genre ; je le transcris lettre à lettre : l'éducation et le sang ne doivent pas rendre les princes trop dédaigneux à l'encontre : qu'ils se souviennent de leur empressement à faire queue au planton d'un homme qui les chassait à volonté de la chambrée des rois.

" Formules, certificas et autres choses esentielles relatives à mon état actuel.

" Magière de demander un congé .

" Lorsque l'on est en semestre et que l'on veut obtenir un congé d'été pour cause de maladie, l'on s'en fait dresser par un médecin de la ville et un cherugien un certificat comme quoi avant l'époque que vous désigné, votre senté ne vous permet pas de rejoindre à la garnison. Vous observeré que ce certificat soit sur papier timbré, qu'il soit visé par le juge et le commandant de la place.

" Vous dresserez alors votre mémoire au ministre de la guerre de la manière et formule suivante :

" A Ajaccio, le 21 avril 1787.

" Mémoire en demande d'un congé.

" Corps royal de l'artillerie.

" Le sieur Napolione de Buonaparte, lieutenant en second au régiment de La Fère, artillerie

" Régiment de La Fère.

" Soupplie, monseigneur le maréchal de Ségur de vouloir bien lui accorder un congé de 5 mois et demie à compter du 16 mai prochain dont il a besoin pour le retablissement de sa senté suivant le certificat de medecin et cherugien ci-joint. Vu mon peu de fortune et une cure coûteuse, je demande la grace que le congé me soit accordé avec appointement. "

" Buonaparte. "

" L'on envoie le tout au colonel du régiment sur l'adresse du ministre ou du commissaire-ordonnateur, M. de Lance, soit que l'on lui écrive sur l'adresse de M. Sauquier, commissaire-ordonnateur des guerres à la cour. "

Que de détails pour enseigner à faire un faux ! On croit voir l'empereur travailler à régulariser les saisies des royaumes, paperasses illicites dont son cabinet s'encombrait.

Le style du jeune Napoléon est déclamatoire ; il n'y a de digne d'observation que l'activité d'un vigoureux pionnier qui déblaie des sables. La vue de ces travaux précoces me rappelle mes fatras juvéniles, mes Essais historiques , mon manuscrit des Natchez de quatre mille pages in-folio, attachées avec des ficelles ; mais je ne faisais pas aux marges de petites maisons , des dessins d ' enfant , des barbouillages d ' écolier , comme on en voit aux marges des brouillons de Bonaparte ; parmi mes juvéniles ne roulait pas une balle de pierre qui pouvait avoir été le modèle d'un boulet d'étude.

Ainsi donc il y a une avant-scène à la vie de l'empereur ; un Bonaparte inconnu précède l'immense Napoléon, la pensée de Bonaparte était dans le monde avant qu'il y fût de sa personne : elle agitait secrètement la terre ; on sentait en 1789, au moment où Bonaparte apparaissait, quelque chose de formidable, une inquiétude dont on ne pouvait se rendre compte. Quand le globe est menacé d'une catastrophe, on en est averti par des commotions latentes ; on a peur ; on écoute pendant la nuit ; on reste les yeux attachés sur le ciel sans savoir ce que l'on a et ce qui va arriver.

 

2 L19 Chapitre 6

Paoli.

Paoli avait été rappelé d'Angleterre sur une motion de Mirabeau, dans l'année 1789. Il fut présenté à Louis XVI par le marquis de La Fayette, nommé lieutenant général et commandant militaire de la Corse. Bonaparte suivit-il l'exilé dont il avait été le protégé, et avec lequel il était en correspondance ? on l'a présumé. Il ne tarda pas à se brouiller avec Paoli : les crimes de nos premiers troubles refroidirent le vieux général ; il livra la Corse à l'Angleterre, afin d'échapper à la Convention. Bonaparte, à Ajaccio, était devenu membre d'un club de Jacobins ; un club opposé s'éleva, et Napoléon fut obligé de s'enfuir. Madame Letizia et ses filles se réfugièrent dans la colonie grecque de Carghèse, d'où elles gagnèrent Marseille. Joseph épousa dans cette ville, le 1er août 1794 mademoiselle Clary, fille d'un riche négociant. En 1792, le ministre de la guerre, l'ignoré Lajard, destitua un moment Napoléon, pour n'avoir pas assisté à une revue. On retrouve Bonaparte à Paris avec Bourrienne dans cette année 1792. Privé de toute ressource, il s'était fait industriel : il prétendait louer des maisons en construction dans la rue Montholon, avec le dessein de les sous-louer. Pendant ce temps-là la Révolution allait son train ; le 20 juin sonna. Bonaparte, sortant avec Bourrienne de chez un restaurateur, rue Saint-Honoré, près le Palais-Royal, vit venir cinq ou six mille déguenillés qui poussaient des hurlements et marchaient contre les Tuileries ; il dit à Bourrienne : " Suivons ces gueux-là " ; et il alla s'établir sur la terrasse du bord de l'eau. Lorsque le roi, dont la demeure était envahie, parut à l'une des fenêtres, coiffé bonnet rouge, Bonaparte s'écria avec indignation : " Che coglione ! comment a-t-on laissé entrer cette canaille ? il fallait en balayer quatre ou cinq cents avec du canon, et le reste courrait encore. "

Vous savez que le 20 juin 1792, j'étais bien près de Bonaparte : je me promenais à Montmorency, tandis que Barère et Maret cherchaient, comme moi, mais par d'autres raisons, la solitude. Est-ce à cette époque que Bonaparte était obligé de vendre et de négocier de petits assignats appelés Corcet ? Après le décès d'un marchand de vin de la rue Sainte-Avoye, dans un inventaire fait par Dumay, notaire, et Chariot, commissaire-priseur, Bonaparte figure à l'appel d'une dette de loyer de quinze francs, qu'il ne put acquitter : cette misère augmente sa grandeur. Napoléon a dit à Sainte-Hélène : " Au bruit de l'assaut aux Tuileries, le 10 août, je courus au Carrousel, chez Fauvelet, frère de Bourrienne, qui y tenait un magasin de meubles. " Le frère de Bourrienne avait fait une spéculation qu'il appelait encan national ; Bonaparte y avait déposé sa montre ; exemple dangereux : que de pauvres écoliers se croiront des Napoléons pour avoir mis leur montre en gage !

 

2 L19 Chapitre 7

Deux pamphlets.

Bonaparte retourna dans le midi de la France le 2 janvier an II ; il s'y trouvait avant le siège de Toulon ; il y écrivait deux pamphlets : le premier est une Lettre à Matteo Buttafuoco ; il le traite indignement, et fait en même temps un crime à Paoli d'avoir remis le pouvoir entre les mains du peuple : " Etrange erreur, s'écrie-t-il, qui soumet à un brutal, à un mercenaire, l'homme qui, par son éducation, l'illustration de sa naissance, sa fortune, est seul fait pour gouverner ! "

Bien que révolutionnaire, Bonaparte se montre partout ennemi du peuple ; il fut néanmoins complimenté sur sa brochure par Masseria, président du club patriotique d'Ajaccio.

Le 29 juillet 1793, il fit imprimer un autre pamphlet le Souper de Beaucaire . Bourrienne en produit un manuscrit revu par Bonaparte, mais abrégé et mis plus d'accord avec les opinions de l'empereur au moment qu'il revit son oeuvre : c'est un dialogue entre un Marseillais, un Nîmois, un militaire et un fabricant de Montpellier. II est question des affaires du moment, de l'attaque d'Avignon par l'armée de Carteaux, dans laquelle Napoléon avait figuré en qualité d'officier d'artillerie. Il annonce au Marseillais que son parti sera battu, parce qu'il a cessé d'adhérer à la Révolution. Le Marseillais dit au militaire, c'est-à-dire à Bonaparte : " on se ressouvient toujours de ce monstre qui était cependant un des principaux du club ; il fit lanterner un citoyen, pilla sa maison et viola sa femme, après lui avoir fait boire un verre du sang de son époux. - Quelle horreur ! s'écrie le militaire ; mais ce fait est-il vrai ? Je m'en méfie, car vous savez que l'on ne croit plus au viol aujourd'hui. " Légèreté du dernier siècle qui fructifiait dans le tempérament glacé de Bonaparte. Cette accusation d'avoir bu et fait boire du sang a souvent été reproduite. Quand le duc de Montmorency fut décapité à Toulouse, les hommes d'armes burent de son sang pour se communiquer la vertu d'un grand coeur.

 

2 L19 Chapitre 8

Brevet de capitaine.

Nous arrivons au siège de Toulon : ici s'ouvre la carrière militaire de Bonaparte. Sur le rang que Napoléon occupait alors dans l'artillerie, le carton du cardinal Fesch renferme un étrange document : c'est un brevet de capitaine d'artillerie délivré le 30 août 1792 à Napoléon par Louis XVI, vingt jours après le détrônement réel, arrivé le 10 août. Le roi avait été renfermé au Temple le 13, surlendemain du massacre des Suisses.

Dans ce brevet il est dit que la nomination du 30 août 1792 comptera à l'officier promu à partir du 16 février précédent.

Les infortunés sont souvent prophètes ; mais cette fois la prévision du martyr n'était pour rien dans la gloire future de Napoléon. Il existe encore dans les bureaux de la guerre des brevets en blanc, signés d'avance par Louis XVI ; il n'y reste à remplir que les vides d'attente ; de ce genre aura été la commission précitée. Louis XVI, renfermé au Temple, à la veille de son procès, au milieu de sa famille captive, avait autre chose à faire que de s'occuper de l'avancement d'un inconnu.

L'époque du brevet se fixe par le contre-seing ; ce contre-seing est : Servan . Servan, nommé au département de la guerre le 8 mai 1792, fut révoqué le 13 juin même année ; Dumouriez eut le portefeuille jusqu'au 18 ; Lajard prit à son tour le ministère jusqu'au 23 juillet ; Dabancourt lui succéda jusqu'au 10 août, jour que l'Assemblée nationale rappela Servan, lequel donna sa démission le 3 octobre. Nos ministères étaient alors aussi difficiles à compter que le furent depuis nos victoires.

Le brevet de Napoléon ne peut être du premier ministère de Servan, puisque la pièce porte la date du 30 août 1792 ; il doit être de son second ministère ; cependant il existe une lettre de Lajard, du 12 juillet, adressée au capitaine d ' artillerie Bonaparte . Expliquez cela si vous pouvez. Bonaparte a-t-il acquis le document en question de la corruption d'un commis, du désordre des temps, de la fraternité révolutionnaire ? Quel protecteur poussait les affaires de ce Corse ? Ce protecteur était le maître éternel ; la France, sous l'impulsion divine, délivra elle-même le brevet au premier capitaine de la terre ; ce brevet devint légal sous la signature de Louis, qui laissa sa tête, à condition qu'elle serait remplacée par celle de Napoléon : marchés de la Providence devant lesquels il ne reste qu'à lever les mains au ciel.

 

2 L19 Chapitre 9

Toulon.

Toulon avait reconnu Louis XVII et ouvert ses ports aux flottes anglaises. Carteaux d'un côté et le général Lapoype de l'autre, requis par les représentants Fréron, Barras, Ricord et Saliceti, s'approchèrent de Toulon. Napoléon, qui venait de servir sous Carteaux à Avignon, appelé au conseil militaire, soutint qu'il fallait s'emparer du fort Murgrave , bâti par les Anglais sur la hauteur du Caire, et placer sur les deux promontoires l'Eguillette et Balaguier des batteries qui foudroyant la grande et la petite rade, contraindraient la flotte ennemie à l'abandonner. Tout arriva comme Napoléon l'avait prédit : on eut une première vue sur ses destinées.

Madame Bourrienne a inséré quelques notes dans les Mémoires de son mari ; j'en citerai un passage qui montre Bonaparte devant Toulon :

" Je remarquai, dit-elle, à cette époque (1795 à Paris), que son caractère était froid et souvent sombre ; son sourire était faux et souvent fort mal placé ; et, à propos de cette observation, je me rappelle qu'à cette même époque, peu de jours après notre retour, il eut un de ces moments d'hilarité farouche qui me fit mal et qui me disposa à peu l'aimer. Il nous raconta avec une gaieté charmante qu'étant devant Toulon où il commandait l'artillerie, un officier qui se trouvait de son arme et sous ses ordres eut la visite de sa femme, à laquelle il était uni depuis peu, et qu'il aimait tendrement. Peu de jours après, Bonaparte eut ordre de faire une nouvelle attaque sur la ville, et l'officier fut commandé. Sa femme vint trouver le général Bonaparte, et lui demanda, les larmes aux yeux, de dispenser son mari de service ce jour-là. Le général fut insensible à ce qu'il nous disait lui-même avec une gaieté charmante et féroce. Le moment de l'attaque arriva, et cet officier qui avait toujours été d'une bravoure extraordinaire, à ce que disait Bonaparte lui-même, eut le pressentiment de sa fin prochaine ; il devint pâle, il trembla. Il fut placé à côté du général, et, dans un moment où le feu de la ville devint très fort, Bonaparte lui dit : Gare ! voilà une bombe qui nous arrive ! L'officier, ajouta-t-il, au lieu de s'effacer se courba et fut séparé en deux. Bonaparte riait aux éclats en citant la partie qui lui fut enlevée. "

Toulon repris, les échafauds se dressèrent ; huit cents victimes furent réunies au Champ-de-Mars ; on les mitrailla. Les commissaires s'avancèrent en criant : " Que ceux qui ne sont pas morts se relèvent, la République leur fait grâce ", et les blessés qui se relevaient furent massacrés. Cette scène était si belle qu'elle s'est reproduite à Lyon après le siège.

Que dis-je ? aux premiers coups du foudroyant orage

Quelque coupable encor peut-être est échappé :

Annonce le pardon, et, par l'espoir trompé,

Si quelque malheureux en tremblant se relève,

Que la foudre redouble et que le fer achève.

(L'abbé Delille.)

Bonaparte commandait-il en personne l'exécution en sa qualité de chef d'artillerie ? L'humanité ne l'aurait pas arrêté, bien que par goût il ne fût pas cruel.

On trouve ce billet aux commissaires de la Convention :

" Citoyens représentants, c'est du champ de gloire, marchant dans le sang des traîtres, que je vous annonce avec joie que vos ordres sont exécutés et que la France est vengée : ni l'âge ni le sexe n'ont été épargnés. Ceux qui n'avaient été que blessés par le canon républicain ont été dépêchés par le glaive de la liberté et par la baïonnette de l'égalité. Salut et admiration. "

" Brutus Buonaparte, citoyen sans-culotte. "

Cette lettre a été insérée pour la première fois, je pense, dans la Semaine , gazette publiée par Malte-Brun. La vicomtesse de Fors (pseudonyme) la donne dans ses Mémoires sur la Révolution française ; elle ajoute que ce billet fut écrit sur la caisse d'un tambour ; Fabry le reproduit, article Bonaparte , dans la Biographie des hommes vivants ; Royou, Histoire de France , déclare qu'on ne sait pas quelle bouche fit entendre le cri meurtrier ; Fabry, déjà cité, dit, dans les Missionnaires de 93 , que les uns attribuent le cri à Fréron, les autres à Bonaparte. Les exécutions du Champ-de-Mars de Toulon sont racontées par Fréron dans une lettre à Moïse Bayle de la Convention, et par Mottedo et Barras au comité de salut public.

De qui en définitive est le premier bulletin des victoires napoléoniennes ? serait-il de Napoléon ou de son frère ? Lucien, en détestant ses erreurs, avoue, dans ses Mémoires , qu'il a été à son début ardent républicain. Placé à la tête du comité révolutionnaire à Saint-Maximin, en Provence, " nous ne nous faisions pas faute, dit-il, de paroles et d'adresses aux Jacobins de Paris. Comme la mode était de prendre des noms antiques mon ex-moine prit, je crois, celui d'Epaminondas, et moi celui de Brutus. Un pamphlet a attribué à Napoléon cet emprunt du nom de Brutus, mais il n'appartient qu'à moi. Napoléon pensait à élever son propre nom au-dessus de ceux de l'ancienne histoire, et s'il eût voulu figurer dans ces mascarades, je ne crois pas qu'il eût choisi celui de Brutus. "

Il y a courage dans cette confession. Bonaparte, dans le Mémorial de Sainte-Hélène , garde un silence profond sur cette partie de sa vie. Ce silence, selon madame la duchesse d'Abrantès, s'explique par ce qu'il y avait de scabreux dans sa position : " Bonaparte s'était mis plus en évidence ", dit-elle, " que Lucien, et quoique depuis il ait beaucoup cherché à mettre Lucien à sa place, alors on ne pouvait s'y tromper. Le Mémorial de Sainte-Hélène , aura-t-il pensé, sera lu par cent millions d'individus, parmi lesquels peut-être en comptera-t-on à peine mille qui connaissent les faits qui me déplaisent. Ces mille personnes conserveront la mémoire de ces faits d'une manière peu inquiétante par la tradition orale : le Mémorial sera donc irréfutable. "

Ainsi de lamentables doutes restent sur le billet que Lucien ou Napoléon a signé : comment Lucien, n'étant pas représentant de la Convention, se serait-il arrogé le droit de rendre compte du massacre ? Etait-il député de la commune de Saint-Maximin pour assister au carnage ? Alors comment aurait-il assumé sur sa tête la responsabilité d'un procès-verbal lorsqu'il y avait plus grand que lui aux jeux de l'amphithéâtre, et des témoins de l'exécution accomplie par son frère ? Il en coûterait d'abaisser les regards si bas après les avoir élevés si haut. Admettons que le narrateur des exploits de Napoléon soit Lucien, président du comité de Saint-Maximin : il en résulterait toujours qu'un des premiers coups de canon de Bonaparte aurait été tiré sur des Français ; il est sûr, du moins, que Napoléon fut encore appelé à verser leur sang le 13 vendémiaire ; il y rougit de nouveau ses mains à la mort du duc d'Enghien. La première fois, nos immolations auraient révélé Bonaparte ; la seconde hécatombe le porta au rang qui le rendit maître de l'Italie ; et la troisième lui facilita l'entrée à l'empire.

Il a pris croissance dans notre chair ; il a brisé nos os, et s'est nourri de la moelle des lions. C'est une chose déplorable, mais il faut le reconnaître, si l'on ne veut ignorer les mystères de la nature humaine et le caractère des temps : une partie de la puissance de Napoléon vient d'avoir trempé dans la Terreur. La Révolution est à l'aise pour servir ceux qui ont passé à travers ses crimes ; une origine innocente est un obstacle.

Robespierre jeune avait pris Bonaparte en affection et voulait l'appeler au commandement de Paris à la place de Henriot. La famille de Napoléon s'était établie au château de Sallé, près d'Antibes. " J'y étais venu de Saint-Maximin ", dit Lucien, " passer quelques jours avec ma famille et mon frère. Nous étions tous réunis, et le général nous donnait tous les instants dont il pouvait disposer. Il vint un jour plus préoccupé que de coutume, et, se promenant entre Joseph et moi, il nous annonça qu'il ne dépendait que de lui de partir pour Paris dès le lendemain, en position de nous y établir tous avantageusement. Pour ma part cette annonce m'enchantait : atteindre enfin la capitale me paraissait un bien que rien ne pouvait balancer. On m'offre, nous dit Napoléon, la place de Henriot. Je dois donner ma réponse ce soir. Eh bien ! qu'en dites-vous ? Nous hésitâmes un moment. Eh ! eh ! reprit le général, cela vaut bien la peine d'y penser : il ne s'agirait pas de faire l'enthousiaste ; il n'est pas si facile de sauver sa tête à Paris qu'à Saint-Maximin. - Robespierre jeune est honnête, mais son frère ne badine pas. Il faudrait le servir. - Moi, soutenir cet homme ! non, jamais ! je sais combien je lui serais utile en remplaçant son imbécile commandant de Paris ; mais c ' est ce que je ne veux pas être . Il n'est pas temps. Aujourd'hui il n'y a de place honorable pour moi qu'à l'armée : prenez patience, je commanderai Paris plus tard . Telles furent les paroles de Napoléon. Il nous exprima ensuite son indignation contre le régime de la Terreur, dont il nous annonça la chute prochaine, et finit par répéter plusieurs fois moitié sombre et moitié souriant : Qu ' irais-je faire dans cette galère ? "

Bonaparte, après le siège de Toulon, se trouva engagé dans les mouvements militaires de notre armée des Alpes. Il reçut l'ordre de se rendre à Gênes : des instructions secrètes lui enjoignirent de reconnaître l'état de la forteresse de Savone, de recueillir des renseignements sur l'intention du gouvernement génois relativement à la coalition. Ces instructions, délivrées à Loano le 25 messidor an II de la République, sont signées Ricord .

Bonaparte remplit sa mission. Le 9 thermidor arriva : les députés terroristes furent remplacés par Albitte, Saliceti et Laporte. Tout à coup ils déclarèrent, au nom du peuple français, que le général Bonaparte, commandant de l'artillerie de l'armée d'Italie, avait totalement perdu leur confiance par la conduite la plus suspecte et surtout par le voyage qu'il avait dernièrement fait à Gênes.

L'arrêté de Barcelonnette, 9 thermidor an II de la République française, une, indivisible et démocratique (6 août 1794), porte " que Bonaparte sera mis en état d'arrestation et traduit au comité de salut public à Paris, sous bonne et sûre escorte ". Saliceti examina les papiers de Bonaparte ; il répondait à ceux qui s'intéressaient au détenu qu'on était forcé d'agir avec rigueur d'après une accusation d'espionnage partie de Nice et de Corse. Cette accusation était la conséquence des instructions secrètes données par Ricord : il fut aisé d'insinuer qu'au lieu de servir la France Napoléon avait servi l'étranger. L'empereur fit un grand abus d'accusations d'espionnage ; il aurait dû se rappeler les périls auxquels de pareilles accusations l'avaient exposé.

Napoléon, se débattant, disait aux représentants : " Saliceti, tu me connais... Albitte, tu ne me connais point ; mais tu connais cependant avec quelle adresse quelquefois la calomnie siffle. Entendez-moi ; restituez moi l'estime des patriotes ; une heure après, si les méchants veulent ma vie... je l'estime si peu ! je l'ai si souvent méprisée ! "

Survint sentence d'acquittement. Parmi les pièces qui, dans ces années, servirent d'attestation à la bonne conduite de Bonaparte, on remarque un certificat de Pozzo di Borgo. Bonaparte ne fut rendu que provisoirement à la liberté ; mais dans cet intervalle il eut le temps d'emprisonner le monde.

Saliceti, l'accusateur, ne tarda pas à s'attacher à l'accusé : mais Bonaparte ne se confia jamais à son ancien ennemi. Il écrivit plus tard au général Dumas : " Qu'il reste à Naples (Saliceti) ; il doit s'y trouver heureux. Il y a contenu les lazzaroni ; je le crois bien : il leur a fait peur ; il est plus méchant qu'eux. Qu'il sache que je n'ai pas assez de puissance pour défendre du mépris et de l'indignation publique les misérables qui ont voté la mort de Louis XVI [Souvenirs du lieutenant général comte Dumas, t. III, p. 317.] . "

Bonaparte, accouru à Paris, se logea rue du Mail, rue où je débarquai en arrivant de Bretagne avec madame Rose. Bourrienne le rejoignit, de même que Murat, soupçonné de terrorisme et ayant abandonné sa garnison d'Abbeville. Le gouvernement essaya d'envoyer Napoléon transformé en général de brigade d'infanterie dans la Vendée ; celui-ci déclina l'honneur, sous prétexte qu'il ne voulait pas changer d'arme. Le comité de salut public effaça le refusant de la liste des officiers généraux employés. Un des signataires de la radiation est Cambacérès, qui devint le second personnage de l'empire.

Aigri par les persécutions, Napoléon songea à émigrer ; Volney l'en empêcha. S'il eut exécuté sa résolution, la cour fugitive l'eût méconnu ; il n'y avait pas d'ailleurs de ce côté de couronne à prendre ; j'aurais eu un énorme camarade, géant courbé à mes côtés dans l'exil.

L'idée de l'émigration abandonnée, Bonaparte se tourna vers l'Orient, doublement congénial à sa nature par le despotisme et l'éclat. Il s'occupa d'un mémoire pour offrir son épée au Grand-Seigneur : l'inaction et l'obscurité lui étaient mortelles. " Je serai utile à mon pays, s'écriait-il, si je puis rendre la force des Turcs plus redoutable à l'Europe. " Le gouvernement ne répondit point à cette note d'un fou, disait-on. Trompé dans ses divers projets, Bonaparte vit s'accroître sa détresse : il était difficile à secourir ; il acceptait mal les services, de même qu'il souffrait d'avoir été élevé par la munificence royale. Il en voulait à quiconque était plus favorisé que lui de la fortune : dans l'âme de l'homme pour qui les trésors des nations allaient s'épuiser, on surprenait des mouvements de haine que les communistes et les prolétaires manifestent à cette heure contre les riches. Quand on partage les souffrances du pauvre, on a le sentiment de l'inégalité sociale ; on n'est pas plutôt monté en voiture que l'on méprise les gens à pied. Bonaparte avait surtout en horreur les muscadins et les incroyables, jeunes fats du moment dont les cheveux étaient peignés à la mode des têtes coupées : il aimait à décourager leur bonheur. Il eut des liaisons avec Baptiste aîné, et fit la connaissance de Talma. La famille Bonaparte professait le goût du théâtre : l'oisiveté des garnisons conduisit souvent Napoléon dans les spectacles.

Quels que soient les efforts de la démocratie pour rehausser ses moeurs par le grand but qu'elle se propose, ses habitudes abaissent ses moeurs ; elle a le vif ressentiment de cette étroitesse : croyant la faire oublier elle versa dans la Révolution des torrents de sang, inutile remède, car elle ne put tout tuer, et, en fin de compte elle se retrouva en face de l'insolence des cadavres. La nécessité de passer par les petites conditions donne quelque chose de commun à la vie ; une pensée rare est réduite à s'exprimer dans un langage vulgaire, le génie est emprisonné dans le patois, comme, dans l'aristocratie usée, des sentiments abjects sont renfermés dans de nobles mots. Lorsqu'on veut relever certain côté inférieur de Napoléon par des exemples tirés de l'antiquité on ne rencontre que le fils d'Agrippine : et pourtant les légions adorèrent l'époux d'Octavie, et l'empire romain tressaillait à son souvenir !

Bonaparte avait retrouvé à Paris mademoiselle de Comnène, qui épousa Junot, avec lequel Napoléon s'était lié dans le Midi.

" A cette époque de sa vie, dit la duchesse d'Abrantès, Napoléon était laid. Depuis il s'est fait en lui un changement total. Je ne parle pas de l'auréole prestigieuse de sa gloire : je n'entends que le changement physique qui s'est opéré graduellement dans l'espace de sept années. Ainsi tout ce qui en lui était osseux, jaune, maladif même, s'est arrondi, éclairci, embelli. Ses traits, qui étaient presque tous anguleux et pointus, ont pris de la rondeur, parce qu'ils se sont revêtus de chair, dont il y avait presque absence. Son regard et son sourire demeurèrent toujours admirables ; sa personne tout entière subit aussi du changement. Sa coiffure, si singulière pour nous aujourd'hui dans les gravures du passage du pont d'Arcole, était alors toute simple, parce que ces mêmes muscadins, après lesquels il criait tant en avaient encore de bien plus longues ; mais son teint était si jaune à cette époque, et puis il se soignait si peu, que ses cheveux mal peignés, mal poudrés, lui donnaient un aspect désagréable. Ses petites mains ont aussi subi la métamorphose ; alors elles étaient maigres, longues et noires. On sait à quel point il en était devenu vain avec juste raison depuis ce temps-là. Enfin lorsque je me représente Napoléon entrant en 1795 dans la cour de l'hôtel de la Tranquillité, rue des Filles-Saint-Thomas, la traversant d'un pas assez gauche et incertain, ayant un mauvais chapeau rond enfoncé sur ses yeux et laissant échapper ses deux oreilles de chien mal poudrées et tombant sur le collet de cette redingote gris de fer, devenue depuis bannière glorieuse, tout autant pour le moins que le panache blanc de Henri IV ; sans gants, parce que disait-il, c'était une dépense inutile ; portant des bottes mal faites, mal cirées, et puis tout cet ensemble maladif résultant de sa maigreur, de son teint jaune ; enfin, quand j'évoque son souvenir de cette époque, et que je le revois plus tard, je ne puis voir le même homme dans ces deux portraits. "

 

2 L19 Chapitre 10

Journées de vendémiaire.

La mort de Robespierre n'avait pas tout fini : les prisons ne se rouvraient que lentement ; la veille du jour où le tribun expirant fut porté à l'échafaud, quatre-vingts victimes furent immolées, tant les meurtres étaient bien organisés ! tant la mort procédait avec ordre et obéissance ! Les deux bourreaux Sanson furent mis en jugement ; plus heureux que Roseau , exécuteur de Tardif sous le duc de Mayenne, ils furent acquittés : le sang de Louis XVI les avait lavés.

Les condamnés relaxés ne savaient à quoi employer leur vie, les Jacobins désoeuvrés à quoi amuser leurs jours ; de là des bals et des regrets de la Terreur. Ce n'était que goutte à goutte qu'on parvenait à arracher la justice aux Conventionnels ; ils ne voulaient pas lâcher le crime de peur de perdre là puissance. Le tribunal révolutionnaire fut aboli.

André Dumont avait fait la proposition de poursuivre les continuateurs de Robespierre ; la Convention poussée malgré elle, décréta à contre-coeur, sur un rapport de Saladin, qu'il y avait lieu de mettre en arrestation Barère, Billaud de Varennes et Collot d'Herbois, les deux derniers, amis de Robespierre, et qui pourtant avaient contribué à sa chute. Carrier, Fouquier-Tinville, Joseph Lebon, furent jugés ; des attentats révélés, notamment les mariages républicains et la noyade de six cents enfants à Nantes. Les sections, entre lesquelles se trouvaient divisées les gardes nationales, accusaient la Convention des maux passés et craignaient de les voir renaître. La société des Jacobins combattait encore ; elle ne pouvait renifler sur la mort. Legendre, jadis si violent, revenu à l'humanité, était entré au comité de sûreté générale. La nuit du supplice de Robespierre, il avait fermé le repaire ; mais huit jours après les Jacobins s'étaient rétablis sous le nom de Jacobins régénérés. Les tricoteuses s'y retrouvèrent. Fréron publiait son journal ressuscité l ' Orateur du peuple , et, tout en applaudissant à la chute de Robespierre, il se rangeait au pouvoir de la Convention. Le buste de Marat restait exposé ; les divers comités, seulement changés de formes, existaient.

Un froid rigoureux et une famine, mêlés aux souffrances politiques, compliquaient les calamités ; des groupes armés, remblayés de femmes, criant : " Du pain ! du pain ! " se formaient. Enfin le 1er prairial (20 mai 1795) la porte de la Convention fut forcée, Féraud assassiné et sa tête déposée sur le bureau du président. On raconte l'impassibilité de Boissy d'Anglas : malheur à qui contesterait un acte de vertu !

Cette végétation révolutionnaire poussait vigoureusement sur la couche de fumier arrosé de sang humain qui lui servait de base. Rossignol, Huchet, Grignon, Moïse Bayle, Amar, Choudieu, Hentz, Granet, Léonard Bourdon, tous les hommes qui s'étaient distingués par leurs excès, s'étaient parqués entre les barrières ; et cependant notre renom croissait au dehors. Lorsque l'opinion s'élevait contre les Conventionnels, nos triomphes sur les étrangers étouffaient la clameur publique. Il y avait deux Frances : l'une horrible à l'intérieur, l'autre admirable à l'extérieur ; on opposait la gloire à nos crimes, comme Bonaparte l'opposa à nos libertés. Nous avons toujours rencontré pour écueil devant nous nos victoires.

Il est utile de faire remarquer l'anachronisme que l'on commet en attribuant notre succès à nos énormités : il fut obtenu avant et après le règne de la Terreur ; donc la Terreur ne fut pour rien dans la domination de nos armes. Mais ce succès eut un inconvénient : il forma une auréole autour de la tête des spectres révolutionnaires. On crut sans examiner la date, que cette lumière lui appartenait : la prise de la Hollande, le passage du Rhin, semblèrent être la conquête de la hache, non de l'épée. Dans cette confusion on ne devinait pas comment la France parviendrait à se débarrasser des entraves qui, malgré la catastrophe des premiers coupables, continuaient de la presser : le libérateur était là pourtant.

Bonaparte avait conservé la plupart et la plus mauvaise part des amis avec lesquels il s'était lié dans le Midi et qui, comme lui, s'étaient réfugiés dans la capitale. Saliceti, demeuré puissant par la fraternité jacobine, s'était rapproché de Napoléon ; Fréron, lié avec Pauline Bonaparte (la princesse Borghèse) qu'il devait épouser, prêtait son appui à son futur beau-frère.

Loin des criailleries du forum et de la tribune, Bonaparte se promenait le soir au Jardin des Plantes avec Junot. Junot lui racontait sa passion pour Paulette, Napoléon lui confiait son penchant pour madame de Beauharnais : l'incubation des événements allait faire éclore un grand homme. Madame de Beauharnais avait des rapports intimes avec Barras : il est probable que cette liaison aida le souvenir du commissaire de la Convention, lorsque les journées décisives arrivèrent.

 

2 L19 Chapitre 11

Suite.

La liberté de la presse momentanément rendue travaillait dans le sens de la délivrance ; mais comme les démocrates n'avaient jamais aimé cette liberté et qu'elle attaquait leurs erreurs, ils l'accusaient d'être royaliste. L'abbé Morellet, Laharpe, lançaient des brochures qui se mêlaient à celles de l'Espagnol Marchenna, immonde savant et spirituel avorton. La jeunesse portait l'habit gris à revers et à collet noir, réputé l'uniforme des chouans. La réunion de la nouvelle législature était le prétexte des rassemblements des sections. La section Lepelletier, connue naguère sous le nom de section des Filles-Saint-Thomas, était la plus animée ; elle parut plusieurs fois à la barre de la Convention pour se plaindre : Lacretelle le jeune lui prêta sa voix avec le même courage qu'il montra le jour où Bonaparte mitrailla les Parisiens sur les degrés de Saint-Roch. Les sections, prévoyant que le moment du combat approchait, firent venir de Rouen le général Danican pour le mettre à leur tête on ; peut juger de la peur et des sentiments de la Convention par les défenseurs qu'elle convoqua autour d'elle. " A la tête de ces républicains, dit Réal dans son Essai sur les journées de vendémiaire , que l'on appela le bataillon sacré des patriotes de 89 , et dans leurs rangs, on appelait ces vétérans de la Révolution qui en avaient fait les six campagnes, qui s'étaient battus sous les murs de la Bastille, qui avaient terrassé la tyrannie et qui s'armaient aujourd'hui pour défendre le même château qu'ils avaient foudroyé au 10 août. Là, je retrouvai les restes précieux de ces vieux bataillons de Liégeois et de Belges, sous les ordres de leur ancien général Fyon. "

Réal finit ce dénombrement par cette apostrophe :

" O toi par qui nous avons vaincu l'Europe avec un gouvernement sans gouvernants et des armées sans paye, génie de la liberté, tu veillais encore sur nous ! " Ces fiers Trabans de la liberté vécurent trop de quelques jours ; ils allèrent achever leurs hymnes à l'indépendance dans les bureaux de la police d'un tyran. Ce temps n'est aujourd'hui qu'un degré rompu sur lequel a passé là Révolution : que d'hommes ont parlé et agi avec énergie, se sont passionnés pour des faits dont on ne s'occupe plus ! Les vivants recueillent le fruit des existences oubliées qui se sont consumées pour eux.

On touchait au renouvellement de la Convention ; les assemblées primaires étaient convoquées : comités, clubs, sections, faisaient un tribouil effroyable.

La Convention, menacée par l'aversion générale, vit qu'il se fallait défendre : à Danican elle opposa Barras, nommé chef de la force armée de Paris et de l'intérieur. Ayant rencontré Bonaparte à Toulon, et remémoré de lui par madame de Beauharnais, Barras fut frappé du secours dont lui pourrait être un pareil homme : il se l'adjoignit pour commandant en second. Le futur Directeur, entretenant la Convention des journées de vendémiaire, déclara que c'était aux dispositions savantes et promptes de Bonaparte que l'on devait le salut de l'enceinte, autour de laquelle il avait distribué les postes avec beaucoup d'habileté. Napoléon foudroya les sections et dit : " J'ai mis mon cachet sur la France. " Attila avait dit : " Je suis le marteau de l'univers, ego malleus orbis . "

Après le succès, Napoléon craignit de s'être rendu impopulaire, et il assura qu'il donnerait plusieurs années de sa vie pour effacer cette page de son histoire.

Il existe un récit des journées de vendémiaire de la main de Napoléon : il s'efforce de prouver que ce furent les sections qui commencèrent le feu. Dans leur rencontre, il put se figurer être encore à Toulon : le général Carteaux était à la tête d'une colonne sur le Pont-Neuf ; une compagnie de Marseillais marchait sur Saint-Roch ; les postes occupés par les gardes nationales furent successivement emportés. Réal, de la narration duquel je vous ai déjà entretenu, finit son exposition par ces niaiseries que croient ferme les Parisiens : c'est un blessé qui, traversant le salon des Victoires, reconnaît un drapeau qu'il a pris : " N'allons pas plus loin, dit-il d'une voix expirante, je veux mourir ici " ; c'est la femme du général Dufraisse qui coupe sa chemise pour en faire des bandes ; ce sont les deux filles de Durocher qui administrent le vinaigre et l'eau-de-vie. Réal attribue tout à Barras : flagornerie de réticence ; elle prouve qu'en l'an IV Napoléon, vainqueur au profit d'un autre, n'était pas encore compté.

Malgré son triomphe, Bonaparte n'espérait pas une prompte réussite, car il écrivait à Bourrienne : " Cherche un petit bien dans ta belle vallée de l'Yonne ; je l'achèterai dès que j'aurai de l'argent ; mais n'oublie pas que je ne veux pas de bien national. " Dans la vallée de l'Yonne habitaient Madame de Beaumont et Monsieur Joubert. Bonaparte s'est ravisé sous l'Empire : il a fait grand cas des biens nationaux. Ces émeutes de vendémiaire terminent l'époque des émeutes : elles ne se sont renouvelées qu'en 1830, pour mettre fin à la monarchie.

Quatre mois après les journées de vendémiaire, le 19 ventôse (9 mars) an IV, Bonaparte épousa Marie-Josèphe-Rose de Tascher. L'acte ne fait aucune mention de la veuve du comte de Beauharnais. Tallien et Barras sont témoins au contrat. Au mois de juin Bonaparte est appelé au généralat des troupes cantonnées dans les Alpes maritimes ; Carnot réclame contre Barras l'honneur de cette nomination. On appelait le commandement de l'armée d'Italie la dot de madame Beauharnais . Napoléon, qui racontait à Sainte-Hélène, avec dédain, avoir cru s'allier à une grande dame, manquait de reconnaissance.

Napoléon entre en plein dans ses destinées : il avait eu besoin des hommes, les hommes vont avoir besoin de lui ; les événements l'avaient fait, il va faire les événements. Il a maintenant traversé ces malheurs auxquels sont condamnées les natures supérieures avant d'être reconnues, contraintes de s'humilier sous les médiocrités dont le patronage leur est nécessaire : le germe du plus haut palmier est d'abord abrité par l'Arabe sous un vase d'argile.

 

2 L19 Chapitre 12

Campagnes d'Italie.

Arrivé à Nice, au quartier général de l'armée d'Italie, Bonaparte trouve les soldats manquant de tout, nus, sans souliers, sans pain, sans discipline. Il avait vingt-huit ans ; sous ses ordres commandait Masséna avec trente-six mille hommes. C'était l'an 1796.

Il ouvre sa première campagne le 20 mars, date fameuse qui devait se graver plusieurs fois dans sa vie. Il bat Beaulieu à Montenotte ; deux jours après, à Millesimo, il sépare les deux armées autrichienne et sarde. A Ceva, à Mondovi, à Fossano, à Cherasco, les succès continuent ; le génie de la guerre même est descendu. Cette proclamation fait entendre une voix nouvelle, comme les combats avaient annoncé un homme nouveau :

" Soldats ! vous avez remporté, en quinze jours, six victoires, pris vingt et un drapeaux, cinquante-cinq pièces de canon, quinze mille prisonniers, tué ou blessé plus de dix mille hommes. Vous avez gagné des batailles sans canon, passé des rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté, étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert ; grâce vous soit rendue, soldats !...

" Peuples d'Italie ! l'armée française vient rompre vos chaînes ; le peuple français est l'ami de tous les peuples. Nous n'en voulons qu'aux tyrans qui vous asservissent. "

Dès le 15 mai la paix est conclue entre la République française et le roi de Sardaigne ; la Savoie est cédée à la France avec Nice et Tende. Napoléon avance toujours, et il écrit à Carnot :

" Du quartier général, à Plaisance, 9 mai 1796.

" Nous avons enfin passé le Pô : la seconde campagne est commencée ; Beaulieu est déconcerté ; il calcule assez mal, et donne constamment dans les pièges qu'on lui tend. Peut-être voudra-t-il donner une bataille, car cet homme-là a l'audace de la fureur, et non celle du génie. Encore une victoire, et nous sommes maîtres de l'Italie. Dès l'instant que nous arrêterons nos mouvements, nous ferons habiller l'armée à neuf. Elle est toujours à faire peur ; mais tout engraisse ; le soldat ne mange que du pain de Gonesse, bonne viande et en quantité, etc. La discipline se rétablit tous les jours ; mais il faut souvent fusiller, car il est des hommes intraitables qui ne peuvent se commander. Ce que nous avons pris à l'ennemi est incalculable. Plus vous m'enverrez d'hommes, plus je les nourrirai facilement. Je vous fait passer vingt tableaux des premiers maîtres, du Corrège et de Michel-Ange. Je vous dois des remerciements particuliers pour les attentions que vous voulez bien avoir pour ma femme. Je vous la recommande : elle est patriote sincère, et je l'aime à la folie. J'espère que les choses vont bien, pouvant vous envoyer une douzaine de millions à Paris ; cela ne vous fera pas de mal pour l'armée du Rhin. Envoyez-moi quatre mille cavaliers démontés, je chercherai ici à les remonter. Je ne vous cache pas que, depuis la mort de Stengel, je n'ai plus un officier supérieur de cavalerie qui se batte. Je désirerais que vous me pussiez envoyer deux ou trois adjudants généraux qui aient du feu et une ferme résolution de ne jamais faire de savantes retraites. "

C'est une des lettres remarquables de Napoléon. Quelle vivacité ! quelle diversité de génie ! Avec les intelligences du héros se trouvent jetés pêle-mêle, dans la profusion triomphale, des tableaux de Michel-Ange, une raillerie piquante contre un rival, à propos de ces adjudants généraux en ferme résolution de ne jamais faire de savantes retraites . Le même jour Bonaparte écrivait au Directoire, pour lui donner avis de la suspension d'armes accordée au duc de Parme et de l'envoi du Saint Jérôme du Corrège. Le 2 mai, il annonce à Carnot le passage du pont de Lodi qui nous rend possesseurs de la Lombardie. S'il ne va pas tout de suite à Milan, c'est qu'il veut suivre Beaulieu et l'achever. - " Si j'enlève Mantoue, rien ne m'arrête plus pour pénétrer dans la Bavière ; dans deux décades je puis être dans le coeur de l'Allemagne. Si les deux armées du Rhin entrent en campagne, je vous prie de me faire part de leur position. Il serait digne de la République d'aller signer le traité de paix des trois armées réunies dans le coeur de la Bavière et de l'Autriche étonnées. "

L'aigle ne marche pas, il vole, chargé des banderoles de victoires suspendues à son cou et à ses ailes.

Il se plaint de ce qu'on veut lui donner pour adjoint Kellermann : " Je ne puis pas servir volontiers avec un homme qui se croit le premier général de l'Europe, et je crois qu'un mauvais général vaut mieux que deux bons. " Le 1er juin 1796 les Autrichiens sont entièrement expulsés d'Italie, et nos avant-postes éclairent les monts de l'Allemagne. " Nos grenadiers et nos carabiniers, écrit Bonaparte au Directoire, jouent et rient avec la mort. Rien n'égale leur intrépidité, si ce n'est la gaieté avec laquelle ils font les marches les plus forcées. Vous croiriez qu'arrivés au bivouac ils doivent au moins dormir ; pas du tout : chacun fait son conte ou son plan d'opération du lendemain, et souvent on en voit qui rencontrent très juste. L'autre jour je voyais défiler une demi-brigade ; un chasseur s'approcha de mon cheval : Général, me dit-il, il faut faire cela. - Malheureux, lui dis-je veux-tu bien te taire ! Il disparaît à l'instant, je l'ai fait en vain chercher : c'était justement ce que j'avais ordonné que l'on fît. "

Les soldats graduèrent leur commandant : à Lodi ils le firent caporal, à Castiglione sergent.

Le 17 de novembre on débouche sur Arcole : le jeune général passe le pont qui l'a rendu fameux ; dix mille hommes restent sur la place. " C'était un chant de l'Iliade ! " s'écriait Bonaparte, au seul souvenir de cette action.

En Allemagne Moreau accomplissait la célèbre retraite que Napoléon jaloux appelait une retraite de sergent. Bonaparte se préparait à dire à son rival, en battant l'archiduc Charles :

Je suivrai d'assez près votre illustre retraite

Pour traiter avec lui sans besoin d'interprète.

Le 16 janvier 1797, les hostilités se renouèrent par la bataille de Rivoli. Deux combats contre Wurmser, à Saint-Georges et à la Favorite, entraînent pour l'ennemi la perte de cinq mille tués et de vingt mille prisonniers ; le demeurant se barricade dans Mantoue ; la ville bloquée capitule ; Wurmser, avec les douze mille hommes qui lui restent, se rend.

Bientôt la Marche d'Ancône est envahie ; plus tard le traité de Tolentino nous livre des perles, des diamants, des manuscrits précieux, la Transfiguation , le Laocoon , l' Apollon du Belvédère , et termine cette suite d'opérations par lesquelles en moins d'un an quatre armées autrichiennes ont été détruites, la haute Italie soumise et le Tyrol entamé ; on n'a pas le temps de se reconnaître : l'éclair et le coup partent à la fois.

L'archiduc Charles, accouru pour défendre l'Autriche antérieure avec une nouvelle armée, est forcé au passage du Tagliamento ; Gradisca tombe ; Trieste est pris ; les préliminaires de la paix entre la France et l'Autriche sont signés à Léoben.

Venise, formée au milieu de la chute de l'empire romain, trahie et troublée, nous avait ouvert ses lagunes et ses palais ; une révolution (31 mai 1797) s'accomplit dans Gênes sa rivale : la République ligurienne prend naissance. Bonaparte aurait été bien étonné si, du milieu de ses conquêtes, il eût pu voir qu'il s'emparait de Venise pour l'Autriche, des Légations pour Rome, de Naples pour les Bourbons, de Gênes pour le Piémont de l'Espagne pour l'Angleterre, de la Westphalie pour la Prusse, de la Pologne pour la Russie, semblable à ces soldats qui, dans le sac d'une ville, se gorgent de butin qu'ils sont obligés de jeter, faute de le pouvoir emporter, tandis qu'au même moment ils perdent leur patrie.

Le 9 juillet, la République cisalpine proclame son existence. Dans la correspondance de Bonaparte on voit courir la navette à travers la chaîne des révolutions attachées à la nôtre : comme Mahomet avec le glaive et le Koran, nous allions l'épée dans une main, les droits de l'homme dans l'autre.

Dans l'ensemble de ses mouvements généraux Bonaparte ne laisse échapper aucun détail : tantôt il craint que les vieillards des grands peintres de Venise, de Bologne, de Milan, ne soient bien mouillés en passant le Mont Cenis ; tantôt il est inquiet qu'un manuscrit sur papyrus de la bibliothèque ambrosienne ne se soit perdu ; il prie le ministre de l'intérieur de lui apprendre s'il est arrivé à la Bibliothèque nationale. Il donne au Directoire exécutif son opinion sur ses généraux :

" Berthier : talents, activité, courage, caractère, tout pour lui.

" Augereau : beaucoup de caractère, de courage, de fermeté, d'activité ; est aimé du soldat, heureux dans ses opérations.

" Masséna : actif, infatigable, a de l'audace, du coup d'oeil et de la promptitude à se décider.

" Serrurier : se bat en soldat, ne prend rien sur lui ; ferme ; n'a pas assez bonne opinion de ses troupes ; est malade.

" Despinois : mou, sans activité, sans audace, n'a pas l'état de la guerre, n'est pas aimé du soldat, ne se bat pas à sa tête ; a d'ailleurs de la hauteur, de l'esprit, des principes politiques sains ; bon à commander dans l'intérieur.

" Sauret : bon, très bon soldat, pas assez éclairé pour être général ; peu heureux.

" Abatucci : pas bon à commander cinquante hommes, etc., etc. "

Bonaparte écrit au chef des Maïnottes : " Les Français estiment le petit, mais brave peuple qui, seul de l'ancienne Grèce, a conservé sa vertu, les dignes descendants de Sparte, auxquels il n'a manqué pour être aussi renommés que leurs ancêtres que de se trouver sur un plus vaste théâtre. " Il instruit l'autorité de la prise de possession de Corfou : " L'île de Corcyre, remarque-t-il, était, selon Homère, la patrie de la princesse Nausicaa. " Il envoie le traité de paix conclu avec Venise : " Notre marine y gagnera quatre ou cinq vaisseaux de guerre, trois ou quatre frégates, plus trois ou quatre millions de cordages. - Qu'on me fasse passer les matelots français ou corses, mande-t-il ; je prendrai ceux de Mantoue et de Guarda. - Un million pour Toulon, que je vous ai annoncé, part demain ; deux millions, etc., formeront la somme de cinq millions que l'armée d'Italie aura fournie depuis la nouvelle campagne. - J'ai chargé... de se rendre à Sion pour chercher à ouvrir une négociation avec le Valais. - J'ai envoyé un excellent ingénieur pour savoir ce que coûterait cette route à établir (le Simplon)... J'ai chargé le même ingénieur de voir ce qu'il faudrait pour faire sauter le rocher dans lequel s'enfuit le Rhône, et par là rendre possible l'exploitation des bois du Valais et de la Savoie. " Il donne avis qu'il fait partir de Trieste un chargement de blé et d'aciers pour Gênes. Il fait présent au pacha de Scutari de quatre caisses de fusils, comme une marque de son amitié. Il ordonne de renvoyer de Milan quelques hommes suspects et d'en arrêter quelques autres. Il écrit au citoyen Grogniard, ordonnateur de la marine à Toulon : " Je ne suis pas votre juge, mais si vous étiez sous mes ordres, je vous mettrais aux arrêts pour avoir obtempéré à une réquisition ridicule. " Une note remise au ministre du pape, dit : " Le pape pensera peut-être qu'il est digne de sa sagesse, de la plus sainte des religions, de faire une bulle où mandement qui ordonne aux prêtres obéissance au gouvernement. "

Tout cela est mêlé des négociations avec les républiques nouvelles, des détails des fêtes pour Virgile et Arioste, des bordereaux explicatifs des vingt tableaux et des cinq cents manuscrits de Venise ; tout cela a lieu à travers l'Italie assourdie du bruit des combats, à travers l'Italie devenue une fournaise où nos grenadiers vivaient dans le feu comme des salamandres.

Pendant ces tourbillons d'affaires et de succès advint le 18 fructidor, favorisé par les proclamations de Bonaparte et les délibérations de son armée en jalousie de l'armée de la Meuse. Alors disparut celui qui, peut-être a tort, avait passé pour l'auteur des plans des victoires républicaines ; on assure que Danissy, Lafitte, d'Arçon, trois génies militaires supérieurs, dirigeaient ces plans. Carnot se trouva proscrit par l'influence de Bonaparte.

Le 17 octobre, celui-ci signe le traité de paix de Campo-Formio : la première guerre continentale de la Révolution finit à trente lieues de Vienne.

 

2 L19 Chapitre 13

Congrès de Rastadt. - Retour de Napoléon en France. - Napoléon est nommé chef de l'armée dite d'Angleterre. - Il part pour l'expédition d'Egypte.

Un congrès étant rassemblé à Rastadt, et Bonaparte ayant été nommé par le Directoire représentant à ce congrès, il prit congé de l'armée d'Italie. " Je ne serai consolé, lui dit-il, que par l'espoir de me revoir bientôt avec vous, luttant contre de nouveaux dangers. " Le 16 novembre 1797, son ordre du jour annonce qu'il a quitté Milan pour présider la légation française au congrès et qu'il a envoyé au Directoire le drapeau de l'armée d'Italie.

Sur un des côtés de ce drapeau Bonaparte avait fait broder ce résumé de ses conquêtes : " Cent cinquante mille prisonniers, dix-sept mille chevaux, cinq cent cinquante pièces de siège, six cents pièces de campagne, cinq équipages de ponts, neuf vaisseaux de cinquante-quatre canons, douze frégates de trente-deux, douze corvettes, dix-huit galères ; armistice avec le roi de Sardaigne, convention avec Gênes ; armistice avec le duc de Parme, avec le duc de Modène, avec le roi de Naples, avec le pape ; préliminaires de Léoben ; convention de Montebello avec la République de Gênes ; traité de paix avec l'empereur à Campo-Formio ; donné la liberté aux peuples de Bologne, Ferrare, Modène, Massa-Carrara, de la Romagne, de la Lombardie, de Brescia, de Bergame, de Mantoue, de Crème, d'une partie du Véronais, de Chiavenna, Bormio, et de la Valteline ; au peuple de Gênes, aux fiefs impériaux, au peuple des départements de Corcyre, de la mer Egée et d'Ithaque.

" Envoyé à Paris tous les chefs-d'oeuvre de Michel-Ange, de Guerchin, du Titien, de Paul Véronèse, Corrége, Albane, des Carrache, Raphaël, Léonard de Vinci, etc., etc. "

" Ce monument de l'armée d'Italie, dit l'ordre du jour, sera suspendu aux voûtes de la salle des séances publiques du Directoire, et il attestera les exploits de nos guerriers quand la génération présente aura disparu. "

Après une convention purement militaire, qui stipulait la remise de Mayence aux troupes de la République et la remise de Venise aux troupes autrichiennes, Bonaparte quitta Rastadt et laissa la suite des affaires du congrès aux mains de Treilhard et de Bonnier.

Dans les derniers temps de la campagne d'Italie, Bonaparte eut beaucoup à souffrir de l'envie de divers généraux et du Directoire : deux fois il avait offert sa démission ; les membres du gouvernement la désiraient et n'osaient l'accepter. Les sentiments de Bonaparte ne suivaient pas le penchant du siècle ; il cédait à contrecoeur aux intérêts nés de la Révolution : de là les contradictions de ses actes et de ses idées.

De retour à Paris, il descendit dans sa maison, rue Chantereine, qui prit et porte encore le nom de rue de la Victoire . Le conseil des Anciens voulut faire à Napoléon le don de Chambord, ouvrage de François Ier qui ne rappelle plus que l'exil du dernier fils de saint Louis. Bonaparte fut présenté au Directoire, le 10 décembre 1795 [Chateaubriand se trompe sur la date, il s'agit bien de 1797] , dans la cour du palais du Luxembourg. Au milieu de cette cour s'élevait un autel de la Patrie, surmonté des statues de la Liberté, de l'Egalité et de la Paix. Les drapeaux conquis formaient un dais au-dessus des cinq directeurs habillés à l'antique ; l'ombre de la Victoire descendait de ces drapeaux sous lesquels la France faisait halte un moment. Bonaparte était vêtu de l'uniforme qu'il portait à Arcole et à Lodi. M. de Talleyrand reçut le vainqueur auprès de l'autel, se souvenant d'avoir naguère dit la messe sur un autre autel. Fuyard revenu des Etats-Unis, chargé par la protection de Chénier du ministère des relations extérieures, l'évêque d'Autun, le sabre au côté, était coiffé d'un chapeau à la Henri IV : les événements forçaient de prendre au sérieux ces travestissements.

Le prélat fit l'éloge du conquérant de l'Italie : " Il aime ", dit-il mélancoliquement, " il aime les chants d'Ossian, surtout parce qu'ils détachent de la terre. Loin de redouter ce qu'on appelle son ambition, il nous faudra peut-être la solliciter un jour pour l'arracher aux douceurs de sa studieuse retraite. La France entière sera libre, peut-être lui ne le sera jamais : telle est sa destinée. "

Merveilleusement deviné !

Le frère de saint Louis à Grandella, Charles VIII à Fornoue, Louis XII à Agnadel, François Ier à Marignan, Lautrec à Ravenne, Catinat à Turin, demeurent loin du nouveau général. Les succès de Napoléon n'eurent point de Pavie.

Les Directeurs, redoutant ce despotisme supérieur qui menaçait tous les despotismes, avaient vu avec inquiétude les hommages que l'on rendait à Napoléon ; ils songeaient à se débarrasser de sa présence. Ils favorisèrent la passion qu'il montrait pour une expédition dans l'Orient. Il disait : " L'Europe est une taupinière ; il n'y a jamais eu de grands empires et de grandes révolutions qu'en Orient ; je n'ai déjà plus de gloire : cette petite Europe n'en fournit pas assez. " Napoléon, comme un enfant, était charmé d'avoir été élu membre de l'Institut. Il ne demandait que six ans pour aller aux Indes et pour en revenir. " Nous n'avons que vingt-neuf ans ", remarquait-il en songeant à lui ; " ce n'est pas un âge : j'en aurai trente-cinq à mon retour. "

Nommé général d'une armée dite de l'Angleterre, dont les corps étaient dispersés de Brest à Anvers, Bonaparte passa son temps à des inspections, à des visites aux autorités civiles et scientifiques, tandis qu'on assemblait les troupes qui devaient composer l'armée d'Egypte. Survint l'échauffourée du drapeau tricolore et du bonnet rouge, que notre ambassadeur à Vienne, le général Bernadotte avait planté sur la porte de son palais. Le Directoire se disposait à retenir Napoléon pour l'opposer à la nouvelle guerre possible, lorsque M. de Cobentzel prévint la rupture, et Bonaparte reçut l'ordre de partir. L'Italie devenue républicaine, la Hollande transformée en république, la paix laissant à la France, étendue jusqu'au Rhin, des soldats inutiles, dans sa prévoyance peureuse le Directoire s'empressa d'écarter le vainqueur. Cette aventure d'Egypte change à la fois la fortune et le génie de Napoléon, en surdorant ce génie, déjà trop éclatant, d'un rayon du soleil qui frappa la colonne de nuée et de feu.

 

2 L19 Chapitre 14

Expédition d'Egypte. - Malte. - Bataille des Pyramides. - Le Caire. - Napoléon dans la grande Pyramide. - Suez.

" Toulon, 19 mai 1798.

" Proclamation.

" Soldats,

" Vous êtes une des ailes de l'armée d'Angleterre.

" Vous avez fait la guerre de montagnes, de plaines, de sièges ; il vous reste à faire la guerre maritime.

" Les légions romaines, que vous avez quelquefois imitées, mais pas encore égalées, combattaient Carthage tour à tour sur cette même mer, et aux plaines de Zama. La victoire ne les abandonna jamais, parce que constamment elles furent braves, patientes à supporter la fatigue, disciplinées et unies entre elles.

" Soldats, l'Europe a les yeux sur vous ! vous avez de grandes destinées à remplir, des batailles à livrer, des dangers, des fatigues à vaincre ; vous ferez plus que vous n'avez fait pour la prospérité de la patrie, le bonheur des hommes et votre propre gloire. "

Après cette proclamation de souvenirs, Napoléon s'embarque : on dirait d'Homère ou du héros qui enfermait les chants du Méonide dans une cassette d'or. Cet homme ne chemine pas tout doucement : à peine a-t-il mis l'Italie sous ses pieds, qu'il paraît en Egypte ; épisode romanesque dont il agrandit sa vie réelle. Comme Charlemagne, il attache une épopée à son histoire. Dans la bibliothèque qu'il emporta se trouvaient Ossian, Werther, la Nouvelle Héloïse et le Vieux Testament : indication du chaos de la tête de Napoléon. Il mêlait les idées positives et les sentiments romanesques, les systèmes et les chimères, les études sérieuses et les emportements de l'imagination, la sagesse et la folie. De ces productions incohérentes du siècle il tira l'Empire ; songe immense mais rapide comme la nuit désordonnée qui l'avait enfanté.

Entré dans Toulon le 9 mai 1798, Napoléon descend à l'hôtel de la Marine ; dix jours après il monte sur le vaisseau amiral l ' Orient ; le 19 mai il met à la voile ; il part de la borne où pour la première fois il avait répandu le sang, et un sang français : les massacres de Toulon l'avaient préparé aux massacres de Jaffa. Il menait avec lui les généraux premiers-nés de sa gloire : Berthier, Caffarelli, Kléber, Desaix, Lannes, Murat, Menou. Treize vaisseaux de ligne, quatorze frégates, quatre cents bâtiments de transport, l'accompagnent.

Nelson le laissa échapper du port et le manqua sur les flots, bien qu'une fois nos navires ne fussent qu'à six lieues de distance des vaisseaux anglais. De la mer de Sicile, Napoléon aperçut le sommet des Apennins ; il dit : " Je ne puis voir sans émotion la terre d'Italie ; voilà l'Orient : j'y vais. " A l'aspect de l'Ida, explosion d'admiration sur Minos et la sagesse antique. Dans la traversée Bonaparte se plaisait à réunir les savants et provoquait leurs disputes ; il se rangeait ordinairement à l'avis du plus absurde ou du plus audacieux ; il s'enquérait si les planètes étaient habitées, quand elles seraient détruites par l'eau ou par le feu, comme s'il eût été chargé de l'inspection de l'armée céleste.

Il aborde à Malte, déniche la vieille chevalerie retirée dans le trou d'un rocher marin ; puis il descend parmi les ruines de la cité d'Alexandre. Il voit à la pointe du jour cette colonne de Pompée que j'apercevais du bord de mon vaisseau en m'éloignant de la Libye. Du pied du monument, immortalisé d'un grand et triste nom, il s'élance ; il escalade les murailles derrière lesquelles se trouvait jadis le dépôt des remèdes de l ' âme , et les aiguilles de Cléopâtre, maintenant couchées à terre parmi des chiens maigres. La porte de Rosette est forcée ; nos troupes se ruent dans les deux havres et dans le phare. Egorgement effroyable ! L'adjudant général Boyer écrit à ses parents : " Les Turcs, repoussés de tous côtés, se réfugient chez leur dieu et leur prophète ; ils remplissent leurs mosquées ; hommes, femmes, vieillards, jeunes et enfants, tous sont massacrés. "

Bonaparte avait dit à l'évêque de Malte : " Vous pouvez assurer vos diocésains que la religion catholique, apostolique et romaine sera non seulement respectée, mais ses ministres spécialement protégés. " Il dit, en arrivant en Egypte : " Peuples d'Egypte, je respecte plus que les mameloucks Dieu, son Prophète et le Koran. Les Français sont amis des musulmans. Naguère ils ont marché sur Rome et renversé le trône du pape, qui aigrissait les chrétiens contre ceux qui professent l'islamisme ; bientôt après ils ont dirigé leur course vers Malte, et en ont chassé les incrédules qui se croyaient appelés de Dieu pour faire la guerre aux musulmans... Si l'Egypte est la ferme des mameloucks, qu'ils montrent le bail que Dieu leur en a fait. "

Napoléon marche aux Pyramides ; il crie à ses soldats : " Songez que du haut de ces monuments quarante siècles ont les yeux fixés sur vous. " Il entre au Caire ; sa flotte saute en l'air à Aboukir ; l'armée d'Orient est séparée de l'Europe. Julien (de la Drôme), fils de Julien le Conventionnel, témoin du désastre, le note minute par minute :

" Il est sept heures ; la nuit se fait et le feu redouble encore. A neuf heures et quelques minutes le vaisseau a sauté. Il est dix heures, le feu se ralentit et la lune se lève à droite du lieu où vient de s'élever l'explosion du vaisseau. "

Bonaparte au Caire déclare au chef de la loi qu'il sera le restaurateur des mosquées ; il envoie son nom à l'Arabie, à l'Ethiopie, aux Indes. Le Caire se révolte ; il le bombarde au milieu d'un orage. l'inspiré dit aux croyants : " Je pourrais demander à chacun de vous compte des sentiments les plus secrets de son coeur, car je sais tout, même ce que vous n'avez dit à personne. " Le grand schérif de la Mecque le nomme, dans une lettre, le protecteur de la Kaaba ; le pape, dans une missive, l'appelle mon très cher fils .

Par une infirmité de nature, Bonaparte préférait souvent son côté petit à son grand côté. La partie qu'il pouvait gagner d'un seul coup ne l'amusait pas. La main qui brisait le monde se plaisait au jeu des gobelets ; sûr, quand il usait de ses facultés de se dédommager de ses pertes ; son génie était le réparateur de son caractère. Que ne se présenta-t-il tout d'abord comme l'héritier des chevaliers ? Par une position double, il n'était, aux yeux de la multitude musulmane, qu'un faux chrétien et qu'un faux mahométan. Admirer des impiétés de système, ne pas reconnaître ce qu'elles avaient de misérable, c'est se tromper misérablement : il faut pleurer quand le géant se réduit à l'emploi du grimacier. Les infidèles proposèrent à saint Louis dans les fers la couronne d'Egypte, parce qu'il était resté, disent les historiens arabes, le plus fier chrétien qu'on ait jamais vu.

Quand je passai au Caire, cette ville conservait des traces des Français : un jardin public, notre ouvrage était planté de palmiers ; des établissements de restaurateurs l'avaient jadis entouré. Malheureusement, de même que les anciens Egyptiens, nos soldats avaient promené un cercueil autour de leurs festins.

Quelle scène mémorable, si l'on pouvait y croire ! Bonaparte assis dans l'intérieur de la pyramide de Chéops sur le sarcophage d'un Pharaon dont la momie avait disparu, et causant avec les muphtis et les imans ! Toutefois, prenons le récit du Moniteur comme le travail de la muse. Si ce n'est pas l'histoire matérielle de Napoléon, c'est l'histoire de son intelligence ; cela en vaut encore la peine. Ecoutons dans les entrailles d'un sépulcre cette voix que tous les siècles entendront.

( Moniteur , 27 novembre 1798.)

" Ce jourd'hui, 25 thermidor de l'an VI de la République française une et indivisible, répondant au 28 de la lune de Mucharim, l'an de l'hégire 1213, le général en chef, accompagné de plusieurs officiers de l'état-major de l'armée et de plusieurs membres de l'Institut national, s'est transporté à la grande pyramide, dite de Chéops, dans l'intérieur de laquelle il était attendu par plusieurs muphtis et imans, chargés de lui en montrer la construction intérieure.

" La dernière salle, à laquelle le général en chef est parvenu, est à voûte plate, et longue de trente-deux pieds sur seize de large et dix-neuf de haut. Il n'y a trouvé qu'une caisse de granit d'environ huit pieds de long sur quatre d'épaisseur, qui renfermait la momie d'un Pharaon. Il s'est assis sur le bloc de granit, a fait asseoir à ses côtés les muphtis et imans, Suleiman, Ibrahim et Muhamed , et il a eu avec eux, en présence de sa suite, la conversation suivante :

Bonaparte : " Dieu est grand et ses oeuvres sont merveilleuses. Voici un grand ouvrage de main d'hommes ! Quel était le but de celui qui fit construire cette pyramide ? "

Suleiman : " C'était un puissant roi d'Egypte, dont on croit que le nom était Chéops. Il voulait empêcher que des sacrilèges ne vinssent troubler le repos de sa cendre. "

Bonaparte : " Le grand Cyrus se fit enterrer en plein air, pour que son corps retournât aux éléments : penses-tu qu'il ne fit pas mieux ? le penses-tu ? "

Suleiman (s'inclinant) : " Gloire à Dieu, à qui toute gloire est due ! "

Bonaparte : " Gloire à Allah ! Il n'y a point d'autre Dieu que Dieu ; Mohamed est son prophète, et je suis de ses amis. "

Ibrabim : " Que les anges de la victoire balayent la poussière sur ton chemin et te couvrent de leurs ailes ! Le mamelouck a mérité la mort. "

Bonaparte : " Il a été livré aux anges noirs Moukir et Quarkir. "

Suleiman : " Il étendit les mains de la rapine sur les terres, les moissons, les chevaux de l'Egypte. "

Bonaparte : " Les trésors, l'industrie et l'amitié des Francs seront votre partage, en attendant que vous montiez au septième ciel et qu'assis aux côtés des houris aux yeux noirs, toujours jeunes et toujours vierges, vous vous reposiez à l'ombre du laba, dont les branches offriront d'elles-mêmes aux vrais musulmans tout ce qu'ils pourront désirer. "

De telles parades ne changent rien à la gravité des Pyramides :

Vingt siècles, descendus dans l'éternelle nuit,

Y sont sans mouvement, sans lumière et sans bruit.

Bonaparte, en remplaçant Chéops dans la crypte séculaire, en aurait augmenté l'immensité ; mais il ne s'est jamais traîné dans ce vestibule de la mort.

" Pendant le reste de notre navigation sur le Nil dis-je dans l' Itinéraire , je demeurai sur le pont à contempler ces tombeaux. Les grands monuments font une partie essentielle de la gloire de toute société humaine : ils portent la mémoire d'un peuple au delà de sa propre existence, et le font vivre contemporain des générations qui viennent s'établir dans ses champs abandonnés. "

Remercions Bonaparte, aux Pyramides, de nous avoir si bien justifiés, nous autres petits hommes d'Etat entachés de poésie, qui maraudons de chétifs mensonges sur des ruines.

D'après les proclamations, les ordres du jour, les discours de Bonaparte, il est évident qu'il visait à se faire passer pour l'envoyé du ciel, à l'instar d'Alexandre. Callisthènes, à qui le Macédonien infligea dans la suite un si rude traitement, en punition sans doute de la flatterie du philosophe, fut chargé de prouver que le fils de Philippe était fils de Jupiter ; c'est ce que l'on voit dans un fragment de Callisthènes conservé par Strabon. Le Pourparler d ' Alexandre , de Pasquier, est un dialogue des morts entre Alexandre le grand conquérant et Rabelais le grand moqueur : " Cours-moi de l'oeil " dit Alexandre à Rabelais, " toutes ces contrées que tu vois être en ces bas lieux, tu ne trouveras aucun personnage d'étoffe qui, pour autoriser ses pensées, n'ait voulu donner à entendre qu'il eût familiarité avec les dieux. " Rabelais répond : " Alexandre, pour te dire le vrai, je ne m'amusai jamais à reprendre tes petites particularités, mêmement en ce qui appartient au vin. Mais quel profit sens-tu de ta grandeur maintenant ? en es-tu autre que moi ? Le regret que tu as te doit causer telle fâcherie qu'il te seroit beaucoup plus expédient qu'avec ton corps tu eusses perdu la mémoire. "

Et pourtant, en s'occupant d'Alexandre, Bonaparte se méprenait et sur lui-même et sur l'époque du monde et sur la religion : aujourd'hui, on ne peut se faire passer pour un dieu. Quant aux exploits de Napoléon dans le Levant, ils n'étaient pas encore mêlés à la conquête de l'Europe ; ils n'avaient pas obtenu d'assez hauts résultats pour imposer à la foule islamiste, quoiqu'on le surnommât le sultan de feu . " Alexandre, à l'âge de trente-trois ans, dit Montaigne, avoit passé victorieux toute la terre habitable, et, dans une demi-vie, avoit atteint tout l'effort de l'humaine nature. Plus de rois et de princes ont écrit ses gestes que d'autres historiens n'ont écrit les gestes d'autre roi. "

Du Caire, Bonaparte se rendit à Suez : il vit la mer qu'ouvrit Moïse et qui retomba sur Pharaon. Il reconnut les traces d'un canal que commença Sésostris, qu'élargirent les Perses, que continua le second des Ptolémées, que réentreprirent les soudans dans le destin de porter à la Méditerranée le commerce de la mer Rouge. Il projeta d'amener une branche du Nil dans le golfe Arabique : au fond de ce golfe son imagination traça l'emplacement d'un nouvel Ophir, où se tiendrait tous les ans une foire pour les marchands de parfums, d'aromates, d'étoffes de soie pour tous les objets précieux de Mascate, de la Chine, de Ceylan, de Sumatra, des Philippines et des Indes. Les cénobites descendent du Sinaï, et le prient d'inscrire son nom auprès de celui de Saladin, dans le livre de leurs garanties.

Revenu au Caire, Bonaparte célèbre la fête anniversaire de la fondation de la République, en adressant ces paroles à ses soldats : " Il y a cinq ans l'indépendance du peuple français était menacée ; mais vous prîtes Toulon : ce fut le présage de la ruine de vos ennemis. Un an après, vous battiez les Autrichiens à Dego ; l'année suivante, vous étiez sur le sommet des Alpes ; vous luttiez contre Mantoue, il y a deux ans, et vous remportiez la célèbre victoire de Saint-Georges ; l'an passé, vous étiez aux sources de la Drave et de l'Isonzo, de retour de l'Allemagne. Qui eût dit alors que vous seriez aujourd'hui sur les bords du Nil, au centre de l'ancien continent ! "

 

2 L19 Chapitre 15

Opinion de l'armée.

Mais Bonaparte, au milieu des soins dont il était occupé et des projets qu'il avait conçus, était-il réellement fixé dans ces idées ? Tandis qu'il avait l'air de vouloir rester en Egypte, la fiction ne l'aveuglait pas sur la réalité, et il écrivait à Joseph, son frère : " Je pense être en France dans deux mois ; fais en sorte que j'aie une campagne à mon arrivée, soit près de Paris ou en Bourgogne : je compte y passer l'hiver. " Bonaparte ne calculait point ce qui pouvait s'opposer à son retour : sa volonté était sa destinée et sa fortune. Cette correspondance tombée aux mains de l'Amirauté, les Anglais ont osé avancer que Napoléon n'avait eu d'autre mission que de faire périr son armée. Une des lettres de Bonaparte contient des plaintes sur la coquetterie de sa femme.

Les Français, en Egypte, étaient d'autant plus héroïques qu'ils sentaient vivement leurs maux. Un maréchal des logis écrit à l'un de ses amis : " Dis à Ledoux qu'il n'ait jamais la faiblesse de s'embarquer pour venir dans ce maudit pays. "

Avrieury : " Tous ceux qui viennent de l'intérieur disent qu'Alexandrie est la plus belle ville : hélas ! que doit donc être le reste ? Figurez-vous un amas confus de maisons mal bâties, à un étage ; les belles avec terrasse, petite porte en bois, serrure idem ; point de fenêtres, mais un grillage en bois si rapproché qu'il est impossible de voir quelqu'un au travers. Rues étroites, hormis le quartier des Francs et le côté des grands. Les habitants pauvres, qui forment le plus grand nombre, au naturel, hormis une chemise bleue jusqu'à mi-cuisse, qu'ils retroussent la moitié du temps dans leurs mouvements, une ceinture et un turban de guenilles. J'ai de ce charmant pays jusque par-dessus la tête. Je m'enrage d'y être. La maudite Egypte ! Sable partout ! Que de gens attrapés, cher ami ! Tous ces faiseurs de fortune ou bien tous ces voleurs, ont le nez bas ; ils voudraient retourner d'où ils sont partis : je le crois bien. "

Rozis, capitaine : " Nous sommes très réduits ; avec cela il existe un mécontentement général dans l'armée ; le despotisme n'a jamais été au point qu'il l'est aujourd'hui ; nous avons des soldats qui se sont donné la mort en présence du général en chef, en lui disant : Voilà ton ouvrage ! ".

Le nom de Tallien terminera la liste de ces noms aujourd'hui presque inconnus :

Tallien à Madame Tallien.

" Quant à moi, ma chère amie, je suis ici, comme tu le sais, bien contre mon gré ; ma position devient chaque jour plus désagréable, puisque, séparé de mon pays, de tout ce qui m'est cher, je ne prévois pas le moment où je pourrai m'en rapprocher.

" Je te l'avoue bien franchement, je préférerais mille fois être avec toi et ta fille retiré dans un coin de terre, loin de toutes les passions, de toutes les intrigues, et je t'assure que si j'ai le bonheur de retoucher le sol de mon pays, ce sera pour ne le quitter jamais. Parmi les quarante mille Français qui sont ici, il n ' y en a pas quatre qui pensent autrement .

" Rien de plus triste que la vie que nous menons ici ! Nous manquons de tout. Depuis cinq jours je n'ai pas fermé l'oeil ; je suis couché sur le carreau ; les mouches, les punaises, les fourmis, les cousins, tous les insectes nous dévorent, et vingt fois chaque jour je regrette notre charmante chaumière. Je t'en prie, ma chère amie, ne t'en défais pas.

" Adieu, ma bonne Thérésia, les larmes inondent mon papier. Les souvenirs les plus doux de ta bonté, de notre amour, l'espoir de te retrouver toujours aimable, toujours fidèle, d'embrasser ma chère fille, soutiennent seuls l'infortuné. "

La fidélité n'était pour rien dans tout cela.

Cette unanimité de plaintes est l'exagération naturelle d'hommes tombés de la hauteur de leurs illusions : de tous temps les Français ont rêvé l'Orient ; la chevalerie leur en avait tracé la route ; s'ils n'avaient plus la foi qui les menait à la délivrance du saint tombeau, ils avaient l'intrépidité des croisés, la croyance des royaumes et des beautés qu'avaient créées, autour de Godefroi, les chroniqueurs et les troubadours. Les soldats vainqueurs de l'Italie avaient vu un riche pays à prendre, des caravanes à détrousser, des chevaux, des armes et des sérails à conquérir ; les romanciers avaient aperçu la princesse d'Antioche, et les savants ajoutaient leurs songes à l'enthousiasme des poètes. Il n'y a pas jusqu'au Voyage d ' Anténor qui ne passât au début pour une docte réalité : on allait pénétrer la mystérieuse Egypte, descendre dans les catacombes, fouiller les Pyramides, retrouver des manuscrits ignorés, déchiffrer des hiéroglyphes et réveiller Thermosiris. Quand, au lieu de tout cela, l'Institut en s'abattant sur les Pyramides, les soldats en ne rencontrant que des fellahs nus, des cahutes de boue desséchée, se trouvèrent en face de la peste des Bédouins et des mameloucks, le mécompte fut énorme. Mais l'injustice de la souffrance aveugla sur le résultat définitif. Les Français semèrent en Egypte ces germes de civilisation que Méhémet a cultivés : la gloire de Bonaparte s'accrut ; un rayon de lumière se glissa dans les ténèbres de l'Islamisme, et une brèche fut faite à la barbarie.

 

2 L19 Chapitre 16

Campagne de Syrie.

Pour prévenir les hostilités des pachas de la Syrie et poursuivre quelques mameloucks, Bonaparte entra le 22 février dans cette partie du monde à laquelle le combat d'Aboukir l'avait légué. Napoléon trompait ; c'était un de ses rêves de puissance qu'il poursuivait. Plus heureux que Cambyse, il franchit sans rencontrer le vent du midi ; il campe parmi des tombeaux ; il escalade El-Arisch, et triomphe à Gaza : " Nous étions, écrit-il le 6, aux colonnes placées sur les limites de l'Afrique et de l'Asie ; nous couchâmes le soir en Asie. " Cet homme immense marchait à la conquête du monde ; c'était un conquérant pour des climats qui n'étaient pas à conquérir.

Jaffa est emporté. Après l'assaut, une partie de la garnison, estimée par Bonaparte à douze cents hommes et portée par d'autres à deux ou trois mille, se rendit et fut reçue à merci : deux jours après, Bonaparte ordonna de la passer par les armes.

Walter Scott et sir Robert Wilson ont raconté ces massacres ; Bonaparte, à Sainte-Hélène, n'a fait aucune difficulté de les avouer à lord Ebrington et au docteur O'Meara. Mais il en rejetait l'odieux sur la position dans laquelle il se trouvait : il ne pouvait nourrir les prisonniers ; il ne les pouvait renvoyer en Egypte sous escorte . Leur laisser la liberté sur parole ? ils ne comprendraient même pas ce point d'honneur et ces procédés européens. " Wellington dans ma place, disait-il, aurait agi comme moi . "

" Napoléon se décida, dit M. Thiers, à une mesure terrible et qui est le seul acte cruel de sa vie : il fit passer au fil de l'épée les prisonniers qui lui restaient ; l'armée consomma avec obéissance, mais avec une espèce d'effroi, l'exécution qui lui était commandée. "

Le seul acte cruel de sa vie, c'est beaucoup affirmer après les massacres de Toulon, après tant de campagnes où Napoléon compta à néant la vie des hommes. Il est glorieux pour la France que nos soldats aient protesté par une espèce d ' effroi contre la cruauté de leur général.

Mais les massacres de Jaffa sauvaient-ils notre armée ? Bonaparte ne vit-il pas avec quelle facilité une poignée de Français renversa les forces du pacha de Damas ? A Aboukir, ne détruisit-il pas treize mille Osmanlis avec quelques chevaux ? Kléber, plus tard, ne fit-il pas disparaître le grand vizir et ses myriades de mahométans ? S'il s'agissait de droit, quel droit les Français avaient-ils eu d'envahir l'Egypte ? Pourquoi égorgeaient-ils des hommes qui n'usaient que du droit de la défense ? Enfin Bonaparte ne pouvait invoquer les lois de la guerre, puisque les prisonniers de la garnison de Jaffa avaient mis bas les armes et que leur soumission avait été acceptée . Le fait que le conquérant s'efforçait de justifier le gênait ; ce fait est passé sous silence ou indiqué vaguement dans les dépêches officielles et dans les récits des hommes attachés à Bonaparte. " Je me dispenserai ", dit le docteur Larrey, " de parler des suites horribles qu'entraîne ordinairement l'assaut d'une place : j'ai été le triste témoin de celui de Jaffa. " Bourrienne s'écrie : " Cette scène atroce me fait encore frémir, lorsque j'y pense, comme le jour où je la vis, et j'aimerais mieux qu'il me fût possible de l'oublier que d'être forcé de la décrire. Tout ce qu'on peut se figurer d'affreux dans un jour de sang serait encore au-dessous de la réalité. " Bonaparte écrit au Directoire que : " Jaffa fut livré au pillage et à toutes les horreurs de la guerre qui jamais ne lui a paru si hideuse. " Ces horreurs, qui les avait commandées ?

Berthier, compagnon de Napoléon en Egypte, étant au quartier général d'Ens, en Allemagne, adressa, le 5 mai 1809, au major général de l'armée autrichienne une dépêche foudroyante contre une prétendue fusillade exécutée dans le Tyrol où commandait Chasteller : " Il a laissé égorger (Chasteller) sept cents prisonniers français et dix-huit à dix-neuf cents Bavarois ; crime inouï dans l'histoire des nations, qui eût pu exciter une terrible représaille, si S. M. ne regardait les prisonniers comme placés sous sa foi et sous son honneur . "

Bonaparte dit ici tout ce que l'on peut dire contre l'exécution des prisonniers de Jaffa. Que lui importaient de telles contradictions ? Il connaissait la vérité et il s'en jouait ; il en faisait le même usage que du mensonge ; il n'appréciait que le résultat, le moyen lui était égal ; le nombre des prisonniers l'embarrassait, il les tua.

Il y a toujours eu deux Bonaparte : l'un grand, l'autre petit. Lorsque vous croyez entrer en sûreté dans la vie de Napoléon, il rend cette vie affreuse.

Miot, dans la première édition de ses Mémoires (1804) se tait sur les massacres ; on ne les lit que dans l'édition de 1814. Cette édition a presque disparu ; j'ai eu peine à la retrouver. Pour affirmer une aussi douloureuse vérité, il ne me fallait rien moins que le récit d'un témoin oculaire. Autre est de savoir en gros l'existence d'une chose, autre d'en connaître les particularités : la vérité morale d'une action ne se décèle que dans les détails de cette action ; les voici d'après Miot :

" Le 20 ventôse (10 mars), dans l'après-midi, les prisonniers de Jaffa furent mis en mouvement au milieu d'un vaste bataillon carré formé par les troupes du général Bon. Un bruit sourd du sort qu'on leur préparait me détermina, ainsi que beaucoup d'autres personnes, à monter à cheval et à suivre cette colonne silencieuse de victimes, pour m'assurer si ce qu'on m'avait dit était fondé. Les Turcs, marchant pêle-mêle, prévoyaient déjà leur destinée ; ils ne versaient point de larmes ; ils ne poussaient point de cris : ils étaient résignés. Quelques-uns blessés, ne pouvant suivre aussi promptement, furent tués en route à coups de baïonnette. Quelques autres circulaient dans la foule, et semblaient donner des avis salutaires dans un danger aussi imminent. Peut-être les plus hardis pensaient-ils qu'il ne leur était pas impossible d'enfoncer le bataillon qui les enveloppait ; peut-être espéraient-ils qu'en se disséminant dans les champs qu'ils traversaient, un certain nombre échapperait à la mort. Toutes les mesures avaient été prises à cet égard, et les Turcs ne firent aucune tentative d'évasion.

" Arrivés enfin dans les dunes de sable au sud-ouest de Jaffa, on les arrêta auprès d'une mare d'eau jaunâtre. Alors l'officier qui commandait les troupes fit diviser la masse par petites portions, et ces pelotons, conduits sur plusieurs points différents, y furent fusillés. Cette horrible opération demanda beaucoup de temps, malgré le nombre des troupes réservées pour ce funeste sacrifice, et qui, je dois le déclarer, ne se prêtaient qu'avec une extrême répugnance au ministère abominable qu'on exigeait de leurs bras victorieux. Il y avait près de la mare d'eau un groupe de prisonniers, parmi lesquels étaient quelques vieux chefs au regard noble et assuré, et un jeune homme dont le moral était fort ébranlé. Dans un âge si tendre, il devait se croire innocent, et ce sentiment le porta à une action qui parut choquer ceux qui l'entouraient. Il se précipita dans les jambes du cheval que montait le chef des troupes françaises ; il embrassa les genoux de cet officier, en implorant la grâce de la vie. Il s'écriait : " De quoi suis-je coupable ? quel mal ai-je fait ? " Les larmes qu'il versait, ses cris touchants, furent inutiles ; ils ne purent changer le fatal arrêt prononcé sur son sort. A l'exception de ce jeune homme, tous les autres Turcs firent avec calme leur ablution dans cette eau stagnante dont j'ai parlé, puis, se prenant la main, après l'avoir portée sur le coeur et à la bouche, ainsi que se saluent les musulmans, ils donnaient et recevaient un éternel adieu. Leurs âmes courageuses paraissaient défier la mort ; on voyait dans leur tranquillité la confiance que leur inspirait, à ces derniers moment, leur religion et l'espérance d'un avenir heureux. Ils semblaient se dire : " Je quitte ce monde pour aller jouir auprès de Mahomet d'un bonheur durable. " Ainsi ce bien-être après la vie, que lui promet le Koran, soutenait le musulman vaincu, mais fier de son malheur.

" Je vis un vieillard respectable, dont le ton et les manières annonçaient un grade supérieur, je le vis faire creuser froidement devant lui, dans le sable mouvant, un trou assez profond pour s'y enterrer vivant : sans doute il ne voulut mourir que par la main des siens. Il s'étendit sur le dos dans cette tombe tutélaire et douloureuse, et ses camarades, en adressant à Dieu des prières suppliantes, le couvrirent bientôt de sable et trépignèrent ensuite sur la terre qui lui servait de linceul, probablement dans l'idée d'avancer le terme de ses souffrances.

" Ce spectacle, qui fait palpiter mon coeur et que je peins encore trop faiblement, eut lieu pendant l'exécution des pelotons répartis dans les dunes. Enfin il ne restait plus de tous les prisonniers que ceux placés près de la mare d'eau. Nos soldats avaient épuisé leurs cartouches ; il fallut frapper ceux-ci à la baïonnette et à l'arme blanche. Je ne pus soutenir cette horrible vue ; je m'enfuis, pâle et prêt à défaillir. Quelques officiers me rapportèrent le soir que ces infortunés, cédant à ce mouvement irrésistible de la nature qui nous fait éviter le trépas, même quand nous n'avons plus l'espérance de lui échapper, s'élançaient les uns dessus les autres, et recevaient dans les membres les coups dirigés au coeur et qui devaient sur-le-champ terminer leur triste vie. Il se forma, puisqu'il faut le dire, une pyramide effroyable de morts et de mourants dégouttant le sang, et il fallut retirer les corps déjà expirés pour achever les malheureux qui, à l'abri de ce rempart affreux, épouvantable, n'avaient point encore été frappés. Ce tableau est exact et fidèle, et le souvenir fait trembler ma main qui n'en rend point toute l'horreur. "

La vie de Napoléon opposée à de telles pages explique l'éloignement que l'on ressent pour lui.

Conduit par les religieux du couvent de Jaffa dans les sables au sud-ouest de la ville, j'ai fait le tour de la tombe, jadis monceau de cadavres, aujourd'hui pyramide d'ossements ; je me suis promené dans des vergers de grenadiers chargés de pommes vermeilles, tandis qu'autour de moi la première hirondelle arrivée d'Europe rasait la terre funèbre.

Le ciel punit la violation des droits de l'humanité : il envoya la peste ; elle ne fit pas d'abord de grands ravages. Bourrienne relève l'erreur des historiens qui placent la scène des Pestiférés de Jaffa au premier passage des Français dans cette ville ; elle n'eut lieu qu'à leur retour de Saint-Jean-d'Acre. Plusieurs personnes de notre armée m'avaient déjà assuré que cette scène était une pure fable ; Bourrienne confirme ces renseignements :

" Les lits des pestiférés, raconte le secrétaire de Napoléon, étaient à droite en entrant dans la première salle. Je marchais à côté du général ; j'affirme ne l'avoir pas vu toucher à un pestiféré. Il traversa rapidement les salles, frappant légèrement le revers jaune de sa botte avec la cravache qu'il tenait à la main. Il répétait en marchant à grands pas ces paroles : " Il faut que je retourne en Egypte pour la préserver des ennemis qui vont arriver. "

Dans le rapport officiel du major général, 29 mai, il n'y est pas dit un mot des pestiférés, de la visite à l'hôpital et de l'attouchement des pestiférés.

Que devient le beau tableau de Gros ? Il reste comme un chef-d'oeuvre de l'art.

Saint Louis, moins favorisé par la peinture, fut plus héroïque dans l'action : " Le bon roi, doux et débonnaire, quand il vit ce, eut grand pitié à son coeur, et fit tantost toutes autres choses laisser, et faire fosses emmi les champs et dédier là un cimetière par le légat... Le roi Louis aida de ses propres mains à enterrer les morts. A peine trouvoit-on aucun qui voulust mettre la main.

" Le roi venoit tous les matins, de cinq jours qu'on mit à enterrer les morts, après sa messe, au lieu, et disait à sa gent : " Allons ensevelir les martyrs qui ont souffert pour Notre-Seigneur, et ne soyez pas lassés de ce faire car ils ont plus souffert que nous n'avons. " Là, étoient présens, en habits de cérémonie, l'archevêque de Tyr et l'évêque de Damiette et leur clergé qui disoient le service des morts. Mais ils estoupoient leur nez pour la puanteur ; mais oncques ne fut vu au bon roi Louis estouper le sien, tant le faisoit fermement et dévotement. "

Bonaparte met le siège devant Saint-Jean-d'Acre. On verse le sang à Cana, qui fut témoin de la guérison du fils du centenier par le Christ ; à Nazareth, qui cacha la pacifique enfance du Sauveur ; au Thabor, qui vit la transfiguration et où Pierre dit : " Maître, nous sommes bien sur cette montagne ; dressons-y trois tentes. " Ce fut du mont Thabor que fut expédié l'ordre du jour à toutes les troupes qui occupaient Sour, l ' ancienne Tyr, Césarée, les cataractes du Nil, les bouches Pélusiaques, Alexandrie et les rives de la mer Rouge , qui portent les ruines de Kolsum et d' Arsinoé . Bonaparte était charmé de ces noms qu'il se plaisait à réunir.

Dans ce lieu des miracles, Kléber et Murat renouvelèrent les faits d'armes de Tancrède et de Renaud : ils dispersèrent les populations de la Syrie, s'emparèrent du camp du pacha de Damas, jetèrent un regard sur le Jourdain, sur la mer de Galilée, et prirent possession de Scafet, l'ancienne Béthulie. - Bonaparte remarque que les habitants montrent l'endroit où Judith tua Holopherne.

Les enfants arabes des montagnes de la Judée m'ont appris des traditions plus certaines lorsqu'ils me criaient en français : " En avant, marche ! " " Ces mêmes déserts, ai-je dit dans les Martyrs , ont vu marcher les armées de Sésostris, de Cambyse, d'Alexandre, de César : siècles à venir, vous y ramènerez des armées non moins nombreuses, des guerriers non moins célèbres. "

Après m'être guidé sur les traces encore récentes de Bonaparte en Orient, je suis ramené quand il n'est plus à repasser sur sa course. Saint-Jean était défendu par Djezzar le Boucher . Bonaparte lui avait écrit de Jaffa, le 9 mars 1799 : " Depuis mon entrée en Egypte, je vous ai fait connaître plusieurs fois que mon intention n'était pas de vous faire la guerre, que mon seul but était de chasser les mameloucks... Je marcherai sous peu de jours sur Saint-Jean-d'Acre. Mais quelle raison ai-je d'ôter quelques années de vie à un vieillard que je ne connais pas ? Que font quelques lieues de plus à côté des pays que j'ai conquis ? "

Djezzar ne se laissa pas prendre à ces caresses : le vieux tigre se défait de l'ongle de son jeune confrère. Il était environné de domestiques mutilés de sa propre main. " On raconte que Djezzar est un Bosnien cruel, disait-il de lui-même ( récit du général Sébastiani ), un homme de rien ; mais en attendant je n'ai besoin de personne et l'on me recherche. Je suis né pauvre ; mon père ne m'a légué que son courage. Je me suis élevé à force de travaux ; mais cela ne me donne pas d'orgueil : car tout finit, et aujourd'hui peut-être, ou demain, Djezzar finira, non pas qu'il soit vieux, comme le disent ses ennemis, mais parce que Dieu l'a ainsi ordonné. Le roi de France, qui était puissant, a péri ; Nabuchodonosor a été tué par un moucheron, etc. "

Au bout de soixante-et-un jours de tranchée, Napoléon fut obligé de lever le siège de Saint-Jean-d'Acre. Nos soldats, sortant de leurs huttes de terre, couraient après les boulets de l'ennemi que nos canons lui renvoyaient. Nos troupes, ayant à se défendre contre la ville et contre les vaisseaux embossés des Anglais, livrèrent neuf assauts et montèrent cinq fois sur les remparts. Du temps des croisés, il y avait à Saint-Jean-d'Acre, au rapport de Rigord, une tour appelée maudite . Cette tour avait peut-être été remplacée par la grosse tour qui fit échouer l'attaque de Bonaparte. Nos soldats sautèrent dans les rues où l'on se battit corps à corps pendant la nuit. Le général Lannes fut blessé à la tête, Colbert à la cuisse : parmi les morts on compta Boyer, Venoux et le général Bon exécuteur du massacre des prisonniers de Jaffa. Kléber disait de ce siège : " Les Turcs se défendent comme des chrétiens, les Français attaquent comme des Turcs. " Critique d'un soldat qui n'aimait pas Napoléon. Bonaparte s'en alla proclamant qu'il avait rasé le palais de Djezzar et bombardé la ville de manière qu'il n'y restait pas pierre sur pierre, que Djezzar s'était retiré avec ses gens dans un des forts de la côte, qu'il était grièvement blessé, et que les frégates aux ordres de Napoléon s'étaient emparées de trente bâtiments syriens chargés de troupes.

Sir Sidney Smith et Phelippeaux, officier d'artillerie émigré, assistaient Djezzar : l'un avait été prisonnier au Temple, l'autre compagnon d'études de Napoléon.

Autrefois périt devant Saint-Jean-d'Acre la fleur de la chevalerie, sous Philippe-Auguste. Mon compatriote Guillaume le Breton, chante ainsi en vers latins du XIIe siècle : " Dans tout le royaume à peine trouvait-on un lieu dans lequel quelqu'un n'eût quelque sujet de pleurer ; tant était grand le désastre qui précipita nos héros dans la tombe, lorsqu'ils furent frappés par la mort dans la ville d'Ascaron (Saint-Jean-d'Acre). "

Bonaparte était un grand magicien, mais il n'avait pas le pouvoir de transformer le général Bon, tué à Ptolémais, en Raoul, sire de Coucy, qui, expirant au pied des remparts de cette ville, écrivait à la dame de Fayel : Mort pour loïalement amer son amie .

Napoléon n'aurait pas été bien reçu à rejeter la chanson des canteors , lui qui se nourrissait à Saint-Jean-d'Acre de bien d'autres fables. Dans les derniers jours de sa vie sous un ciel que nous ne voyons pas, il s'est plu à divulguer ce qu'il méditait en Syrie, si toutefois il n'a pas inventé des projets d'après des faits accomplis et ne s'est pas amusé à bâtir avec un passé réel l'avenir fabuleux qu'il voulait que l'on crût. " Maître de Ptolémaïs ", nous racontent les révélations de Sainte-Hélène, " Napoléon fondait en Orient un empire, et la France était laissée à d'autres destinées. Il volait à Damas, à Alep, sur l'Euphrate. Les chrétiens de la Syrie, ceux même de l'Arménie, l'eussent renforcé. Les populations allaient être ébranlées. Les débris des mameloucks, les Arabes du désert de l'Egypte, les Druses du Liban, les Mutualis ou mahométans opprimés de la secte d'Ali, pouvaient se réunir à l'armée maîtresse de la Syrie, et la commotion se communiquait à toute l'Arabie. Les provinces de l'empire ottoman qui parlent arabe appelaient un grand changement et attendaient un homme avec des chances heureuses ; il pouvait se trouver sur l'Euphrate, au milieu de l'été, avec cent mille auxiliaires et une réserve de vingt-cinq mille Français qu'il eût successivement fait venir d'Egypte. Il aurait atteint Constantinople et les Indes et changé la face du monde. " Avant de se retirer de Saint-Jean-d'Acre, l'armée française avait touché Tyr : désertée des flottes de Salomon et de la phalange du Macédonien, Tyr ne gardait plus que la solitude imperturbable d'Isaïe ; solitude dans laquelle les chiens muets refusent d ' aboyer .

Le siège de Saint-Jean-d'Acre fut levé le 20 mai 1799. Arrivé à Jaffa le 27, Bonaparte fut obligé de continuer sa retraite. Il y avait environ trente à quarante pestiférés, nombre que Napoléon réduit à sept, qu'on ne pouvait transporter ; ne voulant pas les laisser derrière lui, dans la crainte, disait-il, de les exposer à la cruauté des Turcs, il proposa à Desgenettes de leur administrer une forte dose d'opium. Desgenettes lui fit la réponse si connue : " Mon métier est de guérir les hommes, non de les tuer. " " On ne leur administra point d'opium, dit M. Thiers, et ce fait servit à propager une calomnie indigne et aujourd'hui détruite. "

Est-ce une calomnie ? est-elle détruite ? C'est ce que je ne saurais affirmer aussi péremptoirement que le brillant historien ; son raisonnement équivaut à ceci : Bonaparte n'a point empoisonné les pestiférés par la raison qu'il proposait de les empoisonner.

Desgenettes, d'une pauvre famille de gentilshommes bretons, est encore en vénération parmi les Arabes de la Syrie, et Wilson dit que son nom ne devrait être écrit qu'en lettres d'or.

Bourrienne écrit dix pages entières pour soutenir l'empoisonnement contre ceux qui le nient : " Je ne puis pas dire que j'aie vu donner la potion, dit-il, je mentirais ; mais je sais bien positivement que la décision a été prise et a dû être prise après délibération, que l'ordre en a été donné et que les pestiférés sont morts. Quoi ! ce dont s'entretenait, dès le lendemain du départ de Jaffa, tout le quartier général comme d'une chose positive, ce dont nous parlions comme d'un épouvantable malheur, serait devenu une atroce invention pour nuire à la réputation d'un héros ? "

Napoléon n'abandonna jamais une de ses fautes ; comme un père tendre, il préfère celui de ses enfants qui est le plus disgracié. L'armée française fut moins indulgente que les historiens admiratifs ; elle croyait à la mesure de l'empoisonnement, non seulement contre une poignée de malades, mais contre plusieurs centaines d'hommes. Robert Wilson, dans son Histoire de l ' expédition des Anglais en Egypte , avance le premier la grande accusation ; il affirme qu'elle était appuyée de l'opinion des officiers français prisonniers des Anglais en Syrie. Bonaparte donna le démenti à Wilson, qui répliqua n'avoir dit que la vérité. Wilson est le même major général qui fut commissaire de la Grande-Bretagne auprès de l'armée russe pendant la retraite de Moscou ; il eut le bonheur de contribuer depuis à l'évasion de M. de Lavalette. Il leva une légion contre la légitimité lors de la guerre d'Espagne en 1823, défendit Bilbao et renvoya à M. de Villèle son beau-frère, M. Desbassyns, contraint de relâcher dans le port. Le récit de Robert Wilson a donc, sous divers points de vue, un grand poids. La plupart des relations sont uniformes sur le fait de l'empoisonnement. M. de Las Cases admet que le bruit de l'empoisonnement était cru dans l'armée. Bonaparte devenu plus sincère dans sa captivité a dit à M. Warnen et au docteur O'Meara que, dans le cas où se trouvaient les pestiférés, il aurait cherché pour lui-même dans l'opium l'oubli de ses maux, et qu'il aurait fait administrer le poison à son propre fils. Walter Scott rapporte tout ce qui s'est débité à ce sujet ; mais il rejette la version du grand nombre des malades condamnés, soutenant qu'un empoisonnement ne pourrait s'exécuter avec succès sur une multitude ; il ajoute que sir Sidney rencontra dans l'hôpital de Jaffa les sept Français mentionnés par Bonaparte. Walter Scott est de la plus grande impartialité ; il défend Napoléon comme il aurait défendu Alexandre contre les reproches dont on peut charger sa mémoire [C'est pour ainsi dire la première fois que je parle de Walter Scott comme historien de Napoléon, et je le citerai encore : c'est donc ici que je dois dire qu'on s'est trompé prodigieusement en accusant l'illustre Ecossais de prévention contre un grand homme. La vie de Napoléon ( Life of Napoleon ) n'occupe pas moins de onze volumes. Elle n'a pas eu le succès qu'on en pouvait espérer parce que, excepté dans deux ou trois endroits, l'imagination de l'auteur de tant d'ouvrages si brillants lui a failli ; il est ébloui par les succès fabuleux qu'il décrit, et comme écrasé par le merveilleux de la gloire. La Vie entière manque aussi des grandes vues que les Anglais ouvrent rarement dans l'histoire, parce qu'ils ne conçoivent pas l'histoire comme nous. Du reste, cette Vie est exacte, sauf quelques erreurs de chronologie ; toute la partie qui a rapport à la détention de Bonaparte à Sainte-Hélène est excellente : les Anglais étaient mieux placés que nous pour connaître cette partie. En rencontrant une vie si prodigieuse, le romancier a été vaincu par la vérité. La raison domine dans le travail de Walter Scott ; il est en garde contre lui-même. La modération de ses jugements est si grande qu'elle dégénère en apologie. Le narrateur pousse la débonnaireté jusqu'à recevoir des excuses sophistiquées par Napoléon et qui ne sont pas admissibles. Il est évident que ceux qui parlent de l'ouvrage de Walter Scott comme d'un livre écrit sous l'influence des préjugés nationaux anglais et dans un intérêt privé ne l'ont jamais lu : on ne lit plus en France. Loin de rien exagérer contre Bonaparte, l'auteur est effrayé par l'opinion : ses concessions sont innombrables ; il capitule partout ; s'il aventure d'abord un jugement ferme, il le reprend ensuite par des considérations subséquentes qu'il croit devoir à l'impartialité ; il n'ose tenir tête à son héros, ni le regarder en face. Malgré cette sorte de pusillanimité devant l'infatuation populaire, Walter Scott a perdu le mérite de ses condescendances pour avoir, dans son avertissement, fait entendre cette simple vérité : " Si le système général, de Napoléon, dit-il, a reposé sur la violence et la fraude, ce n'est ni la grandeur de ses talents, ni le succès de ses entreprises qui doit étouffer la voix ou éblouir les yeux de celui qui s'aventure à devenir son historien. If the general system of Napoleon has rested upon force or fraud, it is neither the greatness of his talents, nor the success of his undertakings, that ought to stifle the voice or dazzle the eyes of him who adventures to be his historian . " L'humble audace qui essuie, comme Madeleine, la poussière des pieds du Dieu avec sa chevelure passe aujourd'hui pour un sacrilège.] .

La retraite sous le soleil de la Syrie fut marquée par des malheurs qui rappellent les misères de nos soldats dans la retraite de Moscou au milieu des frimas : " Il y avait encore, dit Miot, dans les cabanes, sur les bords de la mer, quelques malheureux qui attendaient qu'on les transportât. Parmi eux, un soldat était attaqué de la peste, et, dans le délire qui accompagne quelquefois l'agonie, il supposa sans doute, en voyant l'armée marcher au bruit du tambour, qu'il allait être abandonné ; son imagination lui fit entrevoir l'étendue de son malheur s'il tombait entre les mains des Arabes. On peut supposer que ce fut cette crainte qui le mit dans une si grande agitation et qui lui suggéra l'idée de suivre les troupes : il prit son havresac, sur lequel reposait sa tête, et le plaçant sur ses épaules, il fit l'effort de se lever. Le venin de l'affreuse épidémie qui coulait dans ses veines lui ôtait ses forces, et au bout de trois pas il retomba sur le sable en donnant de la tête. Cette chute augmenta sa frayeur, et, après avoir passé quelques moments à regarder avec des yeux égarés la queue des colonnes en marche, il se leva une seconde fois et ne fut pas plus heureux ; à sa troisième tentative il succomba et, tombant plus près de la mer, il resta à la place que les destins lui avaient choisie pour tombeau. La vue de ce soldat était épouvantable ; le désordre qui régnait dans ses discours insignifiants, sa figure qui peignait la douleur, ses yeux ouverts et fixes, ses habits en lambeaux, offraient tout ce que la mort a de plus hideux. L'oeil attaché sur les troupes en marche, il n'avait point eu l'idée, toute simple pour quelqu'un de sang-froid, de tourner la tête d'un autre côté : il aurait aperçu la division Kléber et celle de cavalerie qui quittèrent Tentoura après les autres, et l'espoir de se sauver aurait peut-être conservé ses jours. "

Quand nos soldats, devenus impassibles, voyaient un de leurs infortunés camarades les suivre comme un homme dans l'ivresse, trébuchant, tombant, se relevant et retombant pour toujours, ils disaient : " Il a pris ses quartiers. "

Une page de Bourrienne achèvera le tableau :

" Une soif dévorante, disent les Mémoires , le manque total d'eau, une chaleur excessive, une marche fatigante dans des dunes brûlantes, démoralisèrent les hommes, et firent succéder à tous les sentiments généreux le plus cruel égoïsme, la plus affligeante indifférence. J'ai vu jeter de dessus les brancards des officiers amputés dont le transport était ordonné, et qui avaient même remis de l'argent pour récompense de la fatigue. J'ai vu abandonner dans les orges des amputés, des blessés, des pestiférés, ou soupçonnés seulement de l'être. La marche était éclairée par des torches allumées pour incendier les petites villes, les bourgades, les villages, les hameaux, les riches moissons dont la terre était couverte. Le pays était tout en feu. Ceux qui avaient l'ordre de présider à ces désastres semblaient, en répandant partout la désolation, vouloir venger leurs revers et trouver un soulagement à leurs souffrances. Nous n'étions entourés que de mourants, de pillards et d'incendiaires. Des mourants jetés sur les bords du chemin disaient d'une voix faible : Je ne suis pas pestiféré, je ne suis que blessé ; et, pour convaincre les passants, on en voyait rouvrir leur blessure ou s'en faire une nouvelle. Personne n'y croyait ; on disait : Son affaire est faite ; on passait, on se tâtait, et tout était oublié. Le soleil, dans tout son éclat sous ce beau ciel, était obscurci par la fumée de nos continuels incendies. Nous avions la mer à notre droite ; à notre gauche et derrière nous le désert que nous faisions ; devant nous les privations et les souffrances qui nous attendaient. "

 

2 L19 Chapitre 17

Retour en Egypte. - Conquête de la Haute-Egypte.

" Il est parti ; il est arrivé ; il a dissipé tous les orages ; son retour les a fait repasser dans le désert. " Ainsi chantait et se louait le triomphateur repoussé, en rentrant au Caire : il emportait le monde dans des hymnes.

Pendant son absence, Desaix avait achevé de soumettre la Haute-Egypte. On rencontre en remontant le Nil des débris à qui le langage de Bossuet laisse toute leur grandeur et l'augmente. " On a, dit l'auteur de l' Histoire universelle , découvert dans le Saïde des temples et des palais presque encore entiers, où ces colonnes et ces statues sont innombrables. On y admire surtout un palais dont les restes semblent n'avoir subsisté que pour effacer la gloire de tous les plus grands ouvrages. Quatre allées à perte de vue, et bornées de part et d'autre par des sphinx d'une matière aussi rare que leur grandeur est remarquable, servent d'avenues à quatre portiques dont la hauteur étonne les yeux. Quelle magnificence et quelle étendue ! Encore ceux qui nous ont décrit ce prodigieux édifice n'ont-ils pas eu le temps d'en faire le tour, et ne sont pas même assurés d'en avoir vu la moitié ; mais tout ce qu'ils y ont vu était surprenant. Une salle, qui apparemment faisait le milieu de ce superbe palais, était soutenue de six-vingt [Six rangées de vingt colonnes.] colonnes de six brassées de grosseur, grandes à proportion, et entremêlées d'obélisques que tant de siècles n'ont pu abattre. Les couleurs mêmes, c'est-à-dire ce qui éprouve le plus tôt le pouvoir du temps, se soutiennent encore parmi les ruines de cet admirable édifice et y conservent leur vivacité : tant l'Egypte savait imprimer le caractère d'immortalité à tous ses ouvrages ! Maintenant que le nom du roi Louis XIV pénètre aux parties du monde les plus inconnues, ne serait-ce pas un digne objet de cette noble curiosité de découvrir les beautés que la Thébaïde renferme dans ses déserts ? Quelles beautés ne trouverait-on pas si on pouvait aborder la ville royale, puisque si loin d'elle on découvre des choses si merveilleuses ! La puissance romaine, désespérant d'égaler les Egyptiens, a cru faire assez pour sa grandeur d'emprunter les monuments de leurs rois. "

Napoléon se chargea d'exécuter les conseils que Bossuet donnait à Louis XIV. " Thèbes, dit M. Denon, qui suivait l'expédition de Desaix, cette cité reléguée que l'imagination n'entrevoit plus qu'à travers l'obscurité des temps, était encore un fantôme si gigantesque qu'à son aspect l'armée s'arrêta d'elle-même et battit des mains. Dans le complaisant enthousiasme des soldats, je trouvai des genoux pour me servir de table, des corps pour me donner de l'ombre... Parvenus aux cataractes du Nil, nos soldats, toujours combattant contre les beys et éprouvant des fatigues incroyables s'amusaient à établir dans le village de Syène des boutiques de tailleurs, d'orfèvres, de barbiers, de traiteurs à prix fixe. Sous une allée d'arbres alignés ils plantèrent une colonne milliaire avec l'inscription : Route de Paris ... En redescendant le Nil, l'armée eut souvent affaire aux Mecquains. On mettait le feu aux retranchements des Arabes : ils manquaient d'eau ; ils éteignaient le feu avec les pieds et les mains ; ils l'étouffaient avec leurs corps. Noirs et nus, dit encore M. Denon, on les voyait courir à travers les flammes : c'était l'image des diables dans l'enfer. Je ne les regardais point sans un sentiment d'horreur et d'admiration. Il y avait des moments de silence dans lesquels une voix se faisait entendre ; on lui répondait par des hymnes sacrés et des cris de combat. " Ces Arabes chantaient et dansaient comme les soldats et les moines espagnols dans Saragosse embrasée ; les Russes brûlèrent Moscou : la sorte de sublime démence qui agitait Bonaparte, il la communiquait à ses victimes.

 

2 L19 Chapitre 18

Bataille d'Aboukir. - Billets et lettres de Napoléon. - Il repasse en France. - Dix-huit brumaire.

Napoléon rentré au Caire écrivait au général Dugua : " Vous ferez, citoyen général, trancher la tête à Abdalla-Aga, ancien gouverneur de Jaffa. D'après ce que m'ont dit les habitants de Syrie, c'est un monstre dont il faut délivrer la terre... Vous ferez fusiller les nommés Hassan, Joussef, Ibrahim, Saleh, Mahamet, Bekir, Hadj-Saleh, Mustapha, Mahamed, tous mameloucks. " Il renouvelle souvent ces ordres contre des Egyptiens qui ont mal parlé des Français : tel était le cas que Bonaparte faisait des lois ; le droit même de la guerre permettait-il de sacrifier tant de vies sur ce simple ordre d'un chef : vous ferez fusiller ? Au sultan du Darfour il écrit : " Je désire que vous me fassiez passer deux mille esclaves mâles, ayant plus de seize ans. " Il aimait les esclaves.

Une flotte ottomane de cent voiles mouille à Aboukir et débarque une armée : Murat, appuyé du général Lannes la jette dans la mer. Bonaparte instruit de ce succès le Directoire : " Le rivage où l'année dernière les courants ont porté les cadavres anglais et français est aujourd'hui couvert de ceux de nos ennemis. " On se fatigue à marcher dans ces monceaux de victoires, comme dans les sables étincelants de ces déserts.

Le billet suivant frappe tristement l'esprit : " J'ai été peu satisfait, citoyen général, de toutes vos opérations pendant le mouvement qui vient d'avoir lieu. Vous avez reçu l'ordre de vous porter au Caire, et vous n'en avez rien fait. Tous les événements qui peuvent survenir ne doivent jamais empêcher un militaire d'obéir, et le talent à la guerre consiste à lever les difficultés qui peuvent rendre difficile une opération, et non pas à la faire manquer. Je vous dis ceci pour l'avenir. "

Ingrat d'avance, cette rude instruction de Bonaparte est adressée à Desaix qui offrait à la tête des braves dans la Haute-Egypte, autant d'exemples d'humanité que de courage, marchant au pas de son cheval, causant de ruines, regrettant sa patrie, sauvant des femmes et des enfants, aimé des populations qui l'appelaient le Sultan juste , enfin à ce Desaix tué depuis à Marengo dans la charge par laquelle le Premier Consul devint le maître de l'Europe. Le caractère de l'homme perce dans le billet de Napoléon : domination et jalousie ; on pressent celui que toute renommée afflige, le prédestinateur auquel est donnée la parole qui reste et qui contraint ; mais sans cet esprit de commandement Bonaparte aurait-il pu tout abattre devant lui ?

Prêt à quitter le sol antique où l'homme d'autrefois s'écriait en expirant : " Puissances qui dispensez la vie aux hommes, recevez-moi et accordez-moi une demeure parmi les dieux immortels ! " Bonaparte ne songe qu'à son avenir de la terre : il fait avertir par la mer Rouge les gouverneurs de l'île de France et de l'île de Bourbon ; il envoie ses salutations au sultan du Maroc et au bey de Tripoli ; il leur fait part de ses affectueuses sollicitudes pour les caravanes et les pèlerins de la Mecque ; Napoléon cherche en même temps à détourner le grand vizir de l'invasion que la Porte médite, assurant qu'il est prêt à tout vaincre, comme à entrer dans toute négociation.

Une chose ferait peu d'honneur à notre caractère si notre imagination et notre amour de nouveauté n'étaient plus coupables que notre équité nationale ; les Français s'extasient sur l'expédition d'Egypte, et ils ne remarquent pas qu'elle blessait autant la probité que le droit politique : en pleine paix avec la plus vieille alliée de la France, nous l'attaquons, nous lui ravissons sa féconde province du Nil, sans déclaration de guerre comme des Algériens qui, dans une de leurs algarades, se seraient emparés de Marseille et de la Provence. Quand la Porte arme pour sa défense légitime, fiers de notre illustre guet-apens, nous lui demandons ce qu'elle a, et pourquoi elle se fâche ; nous lui déclarons que nous n'avons pris les armes que pour faire la police chez elle, que pour la débarrasser de ces brigands de mameloucks qui tenaient son pacha prisonnier. Bonaparte mande au grand vizir : " Comment Votre Excellence ne sentirait-elle pas qu'il n'y a pas un Français de tué qui ne soit un appui de moins pour la Porte ? Quant à moi, je tiendrai pour le plus beau jour de ma vie celui où je pourrai contribuer à faire terminer une guerre à la fois impolitique et sans objet . " Bonaparte voulait s'en aller : la guerre alors était sans objet et impolitique ! L'ancienne monarchie fut du reste aussi coupable que la République : les archives des affaires étrangères conservent plusieurs plans de colonies françaises à établir en Egypte ; Leibnitz lui-même avait conseillé la colonie égyptienne à Louis XIV. Les Anglais n'estiment que la politique positive, celle des intérêts ; la fidélité aux traités et les scrupules moraux leur semblent puérils.

Enfin l'heure était sonnée : arrêté aux frontières orientales de l'Asie, Bonaparte va saisir d'abord le sceptre de l'Europe, pour chercher ensuite au nord, par un autre chemin, les portes de l'Himalaya et les splendeurs de Cachemire. Sa dernière lettre à Kléber, datée d'Alexandrie, 22 août 1799, est de toute excellence et réunit la raison, l'expérience et l'autorité. La fin de cette lettre s'élève à un pathétique sérieux et pénétrant.

" Vous trouverez ci-joint, citoyen général, un ordre pour prendre le commandement en chef de l'armée. La crainte que la croisière anglaise ne reparaisse d'un moment à l'autre me fait précipiter mon voyage de deux ou trois jours.

" J'emmène avec moi les généraux Berthier, Andréossi, Murat, Lannes et Marmont, et les citoyens Monge et Berthollet.

" Vous trouverez ci-joints les papiers anglais et de Francfort jusqu'au 10 juin. Vous y verrez que nous avons perdu l'Italie, que Mantoue, Turin et Tortone sont bloqués. J'ai lieu d'espérer que la première tiendra jusqu'à la fin de novembre. J'ai l'espérance, si la fortune me sourit, d'arriver en Europe avant le commencement d'octobre. "

Suivent des instructions particulières.

" Vous savez apprécier aussi bien que moi combien la possession de l'Egypte est importante à la France : cet empire turc, qui menace ruine de tous côtés s'écroule aujourd'hui, et l'évacuation de l'Egypte, serait un malheur d'autant plus grand, que nous verrions de nos jours cette belle province passer en d'autres mains européennes.

" Les nouvelles des succès ou des revers qu'aura la République doivent aussi entrer puissamment dans vos calculs.

" Vous connaissez, citoyen général, quelle est ma manière de voir sur la politique intérieure de l'Egypte : quelque chose que vous fassiez, les chrétiens seront toujours nos amis. Il faut les empêcher d'être trop insolents, afin que les Turcs n'aient pas contre nous le même fanatisme que contre les chrétiens, ce qui nous les rendrait irréconciliables.

" J'avais déjà demandé plusieurs fois une troupe de comédiens ; je prendrai un soin particulier de vous en envoyer. Cet article est très important pour l'armée et pour commencer à changer les moeurs du pays.

" La place importante que vous allez occuper en chef va vous mettre à même enfin de déployer les talents que la nature vous a donnés. L'intérêt de ce qui se passera ici est vif, et les résultats en seront immenses pour le commerce, pour la civilisation ; ce sera l'époque d'où dateront de grandes révolutions.

" Accoutumé à voir la récompense des peines et des travaux de la vie dans l'opinion de la postérité, j'abandonne avec le plus grand regret l'Egypte. L'intérêt de la patrie, sa gloire, l'obéissance, les événements extraordinaires qui viennent de se passer, me décident seuls à passer au milieu des escadres ennemies pour me rendre en Europe. Je serai d'esprit et de coeur avec vous. Vos succès me seront aussi chers que ceux où je me trouverais en personne, et je regarderai comme mal employés tous les jours de ma vie où je ne ferai pas quelque chose pour l'armée dont je vous laisse le commandement, et pour consolider le magnifique établissement dont les fondements viennent d'être jetés. L'armée que je vous confie est toute composée de mes enfants ; j'ai eu dans tous les temps, même dans les plus grandes peines, des marques de leur attachement. Entretenez-les dans ces sentiments, vous le devez à l'estime et à l'amitié toute particulière que j'ai pour vous et à l'attachement vrai que je leur porte. "

" Bonaparte. "

Jamais le guerrier n'a retrouvé d'accents pareils ; c'est Napoléon qui finit ; l'empereur, qui suivra, sera sans doute plus étonnant encore ; mais combien aussi plus haïssable ! Sa voix n'aura plus le son des jeunes années : le temps, le despotisme, l'ivresse de la prospérité, l'auront altérée.

Bonaparte aurait été bien à plaindre s'il eût été contraint, en vertu de l'ancienne loi égyptienne, à tenir trois jours embrassés les enfants qu'il avait fait mourir. Il avait songé, pour les soldats qu'il laissait exposés à l'ardeur du soleil, à ces distractions que le capitaine Parry employa trente-deux ans après pour ses matelots dans les nuits glacées du pôle. Il envoie le testament de l'Egypte à son brave successeur, qui sera bientôt assassiné, et il se dérobe furtivement, comme César se sauva à la nage dans le port d'Alexandrie. Cette reine que le poète appelait un fatal prodige , Cléopâtre, ne l'attendait pas ; il allait au rendez-vous secret que lui avait donné le sort, autre puissance infidèle. Après s'être plongé dans l'Orient, source des renommées merveilleuses, il nous revient, sans toutefois être monté à Jérusalem, de même qu'il n'entra jamais dans Rome. Le Juif qui criait : Malheur ! malheur ! rôda autour de la ville sainte, sans pénétrer dans ses habitacles éternels. Un poète, s'échappant d'Alexandrie, monte le dernier sur la frégate aventureuse. Tout imprégné des miracles de la Judée, ayant appris la tombe aux Pyramides, Bonaparte franchit les mers, insouciant de leurs vaisseaux et de leurs abîmes : tout était guéable pour ce géant, événements et flots.

Napoléon prend la route que j'ai suivie : il longe l'Afrique par des vents contraires ; au bout de vingt-un jours, il double le cap Bon ; il gagne les côtes de Sardaigne, est forcé de relâcher à Ajaccio, promène ses regards sur les lieux de sa naissance, reçoit quelque argent du cardinal Fesch, et se rembarque ; il découvre une flotte anglaise qui ne le poursuit pas. Le 8 octobre il entre dans la rade de Fréjus, non loin de ce golfe Juan où il se devait manifester une terrible et dernière fois. Il aborde à terre, part, arrive à Lyon, prend la route du Bourbonnais, entre à Paris le 16 octobre. Tout paraît disposé contre lui, Barras, Sieyès, Bernadotte, Moreau ; et tous ces opposants le servent comme par miracle. La conspiration s'ourdit ; le gouvernement est transféré à Saint-Cloud. Bonaparte veut haranguer le conseil des Anciens : il se trouble, il balbutie les mots de frères d'armes, de volcan, de victoire, de César ; on le traite de Cromwell, de tyran, d'hypocrite : il veut accuser et on l'accuse ; il se dit accompagné du dieu de la guerre et du dieu de la fortune ; il se retire en s'écriant : " Qui m'aime me suive ! " On demande sa mise en accusation ; Lucien, président du conseil des Cinq-Cents, donne sa démission pour ne pas mettre Napoléon hors la loi. Il tire son épée et jure de percer le sein de son frère si jamais il essaie de porter atteinte à la liberté. On parlait de faire fusilier le soldat déserteur, l'infracteur des lois sanitaires, le porteur de la peste, et on le couronne. Murat fait sauter par les fenêtres les représentants ; le 18 brumaire s'accomplit ; le gouvernement consulaire naît, et la liberté meurt.

Alors s'opère dans le monde un changement absolu : l'homme du dernier siècle descend de la scène, l'homme du nouveau siècle y monte ; Washington, au bout de ses prodiges, cède la place à Bonaparte, qui recommence les siens. Le 9 novembre le président des Etats-Unis ferme l'année 1799 ; le Premier Consul de la République française ouvre l'année 1800 :

Un grand destin commence, un grand destin s'achève.

Corneille .

C'est sur ces événements immenses qu'est écrite cette première partie de mes Mémoires que vous avez vue, ainsi qu'un texte moderne profanant d'antiques manuscrits. Je comptais mes abattements et mes obscurités à Londres sur les élévations et l'éclat de Napoléon ; le bruit de ses pas se mêlait au silence des miens dans mes promenades solitaires ; son nom me poursuivait jusque dans les réduits où se rencontraient les tristes indigences de mes compagnons d'infortune, et les joyeuses détresses, ou, comme aurait dit notre vieille langue, les misères hilareuses de Pelletier. Napoléon était de mon âge : partis tous les deux du sein de l'armée, il avait gagné cent batailles que je languissais encore dans l'ombre de ces émigrations qui furent le piédestal de sa fortune. Resté si loin derrière lui, le pouvais-je jamais rejoindre ? Et néanmoins quand il dictait des lois aux monarques, quand il les écrasait de ses armées et faisait jaillir leur sang sous ses pieds, quand, le drapeau à la main, il traversait les ponts d'Arcole et de Lodi, quand il triomphait aux Pyramides, aurais-je donné pour toutes ces victoires une seule de ces heures oubliées qui s'écoulaient en Angleterre dans une petite ville inconnue ? oh ! magie de la jeunesse !

 

2 L20 Livre vingtième

1. Position de la France au retour de Bonaparte de la campagne d'Egypte. - 2. Consulat. - Nouvelle invasion de l'Italie. - Campagne de trente jours. - Victoire de Hohenlinden. - Paix de Lunéville. - 3. Paix d'Amiens. - Rupture du traité. - Bonaparte élevé à l'empire. - 4. Empire. - Sacre. - Royaume d'Italie. - 5. Invasion de l'Allemagne. - Austerlitz. - Traité de paix de Presbourg. - Le Sanhédrin. - 6. Quatrième coalition. - La Prusse disparaît. - Décret de Berlin. - Guerre continuée en Pologne contre la Russie. - Tilsit. - Projet de partage du monde entre Napoléon et Alexandre. - Paix. - 7. Guerre d'Espagne. - Erfurt. - Apparition de Wellington. - 8. Pie VII. - Réunion des Etats Romains à la France. - 9. Protestation du Souverain Pontife. - Il est enlevé de Rome. - 10. Cinquième coalition. - Prise de Vienne. - Bataille d'Essling. - Bataille de Wagram. - Paix signée dans le palais de l'empereur d'Autriche. - Divorce. - Napoléon épouse Marie-Louise. - Naissance du roi de Rome. - 11. Projets et préparatifs de la guerre de Russie. - Embarras de Napoléon. - 12. L'empereur entreprend l'expédition de Russie. - Objections. - Faute de Napoléon. - 13. Réunion à Dresde. - Bonaparte passe en revue son armée et arrive au bord du Niémen.

 

2 L20 Chapitre 1

Position de la France au retour de Bonaparte de la campagne d'Egypte.

Je quittai l'Angleterre quelques mois après que Napoléon eut quitté l'Egypte ; nous revînmes en France presque en même temps, lui de Memphis, moi de Londres : il avait saisi des villes et des royaumes ; ses mains étaient pleines de puissantes réalités ; je n'avais encore pris que des chimères.

Que s'était-il passé en Europe pendant l'absence de Napoléon ?

La guerre recommencée en Italie, au royaume de Naples et dans les Etats de Sardaigne ; Rome et Naples momentanément occupées ; Pie VI prisonnier, amené pour mourir en France ; traité d'alliance conclu entre les cabinets de Pétersbourg et de Londres.

Deuxième coalition continentale contre la France. Le 8 avril 1799, le congrès de Rastadt est rompu, les plénipotentiaires français sont assassinés. Suwaroff, arrivé en Italie, bat les Français à Cassano. La citadelle de Milan se rend au général russe. Une de nos armées, forcée d'évacuer Naples, se soutient à peine, commandée par le général Macdonald. Masséna défend la Suisse.

Mantoue succombe après un blocus de soixante-douze jours et un siège de vingt. Le 15 octobre 1799, le général Joubert, tué à Novi, laisse le champ libre à Bonaparte ; il était destiné à jouer le rôle de celui-ci : malheur à qui barrait une fortune fatale, témoin Hoche, Moreau et Joubert ! Vingt mille Anglais descendus au Helder y restent inutiles ; leur flotte en partie est bloquée par les glaces ; notre cavalerie charge sur des vaisseaux et les prend. Dix-huit mille Russes, auxquels les combats et les fatigues ont réduit l'armée de Suwaroff, ayant passé le Saint-Gothard le 24 septembre, se sont engagés dans la vallée de la Reuss. Masséna sauve la France à la bataille de Zurich. Suwaroff, rentré en Allemagne, accuse les Autrichiens et se retire en Pologne. Telle était la position de la France, lorsque Bonaparte reparaît, renverse le Directoire et établit le Consulat.

Avant de m'engager plus loin, je rappellerai une chose dont on doit déjà être convaincu : je ne m'occupe pas d'une vie particulière de Bonaparte ; je trace l'abrégé et le résumé de ses actions ; je peins ses batailles, je ne les décris pas ; on les trouve partout, depuis Pommereul, qui a donné les Campagnes d ' Italie , jusqu'à nos généraux, critiques et censeurs des combats où ils assistèrent, jusqu'aux tacticiens étrangers, anglais, russes, allemands, italiens, espagnols. Les bulletins publics de Napoléon et ses dépêches secrètes forment le fil très peu sûr de ces narrations. Les travaux du lieutenant général Jomini fournissent la meilleure source d'instruction : l'auteur est d'autant plus croyable, qu'il a fait preuve d'études dans son Traité de la grande tactique et dans son Traité des grandes opérations militaires . Admirateur de Napoléon jusqu'à l'injustice, attaché à l'état-major du maréchal Ney, on a de lui l'histoire critique et militaire des campagnes de la Révolution ; il a vu de ses propres yeux la guerre en Allemagne, en Prusse, en Pologne et en Russie jusqu'à la prise de Smolensk ; il était présent en Saxe aux combats de 1813 ; de là il passa alors aux alliés ; il fut condamné à mort par un conseil de guerre de Bonaparte, et nommé au même moment aide de camp de l'empereur Alexandre. Attaqué par le général Sarrazin, dans son Histoire de la guerre de Russie et d ' Allemagne , Jomini lui répliqua. Jomini a eu à sa disposition les matériaux déposés au ministère de la guerre et aux autres archives du royaume ; il a contemplé à l'envers la marche rétrograde de nos armées, après avoir servi à les guider en avant. Son récit est lucide et entremêlé de quelques réflexions fines et judicieuses. On lui a souvent emprunté des pages entières sans le dire ; mais je n'ai point la vocation de copiste et je n'ambitionne point le renom suspect d'un César méconnu auquel il n'a manqué qu'un casque pour soumettre de nouveau la terre. Si j'avais voulu venir au secours de la mémoire des vétérans, en manoeuvrant sur des cartes, en courant autour des champs de bataille couverts de paisibles moissons, en extrayant tant et tant de documents, en entassant descriptions sur descriptions toujours les mêmes, j'aurais accumulé volumes sur volumes, je me serais fait une réputation de capacité, au risque d'ensevelir sous mes labeurs moi, mon lecteur et mon héros. N'étant qu'un petit soldat, je m'humilie devant la science des Végèce ; je n'ai point pris pour mon public les officiers à demi-solde ; le moindre caporal en sait plus que moi.

 

2 L20 Chapitre 2

Consulat. - Nouvelle invasion de l'Italie. - Campagne de trente jours. - Victoire de Hohenlinden. - Paix de Lunéville.

Pour s'assurer de la place où il s'était assis, Napoléon avait besoin de se surpasser en miracles.

Le 25 et le 30 avril 1800, les Français franchissent le Rhin, Moreau à leur tête. L'armée autrichienne, battue quatre fois en huit jours, recule d'un côté jusqu'au Voralberg, de l'autre jusqu'à Ulm. Bonaparte passe le grand Saint-Bernard le 16 mai ; et le 20 le petit Saint-Bernard, le Simplon, le Saint-Gothard, le mont Cenis, le mont Genèvre, sont escaladés et emportés ; nous pénétrons en Italie par trois débouchés réputés imprenables, cavernes des ours, rochers des aigles. L'armée s'empare de Milan le 2 juin, et la République cisalpine se réorganise ; mais Gênes est obligée de se rendre après un siège mémorable, soutenu par Masséna.

L'occupation de Pavie et l'affaire heureuse de Montebello précèdent la victoire de Marengo.

Une défaite commence cette victoire : les corps de Lannes et de Victor épuisés cessent de combattre et abandonnent le terrain. la bataille se renouvelle avec quatre mille hommes d'infanterie que conduit Desaix et qu'appuie la brigade de cavalerie de Kellermann : Desaix est tué. Une charge de Kellermann décide le succès de la journée qu'achève de compléter l'esprit commun de Mélas.

Desaix, gentilhomme d'Auvergne, sous-lieutenant dans le régiment de Bretagne, aide de camp du général Victor de Broglie, commanda en 1796 une division de l'armée de Moreau, et passa en Orient avec Bonaparte. Son caractère était désintéressé, naïf et facile. Lorsque le traité d'El-Arisch l'eut rendu libre, il fut retenu par lord Keith au lazaret de Livourne. " Quand les lumières étaient éteintes, dit Miot, son compagnon de voyage, notre général nous faisait conter des histoires de voleurs et de revenants ; il partageait nos plaisirs et apaisait nos querelles ; il aimait beaucoup les femmes et n'aurait voulu mériter leur amour que par son amour pour la gloire. " A son débarquement en Europe, il reçut une lettre du Premier Consul qui l'appelait auprès de lui ; elle l'attendrit, et Desaix disait : " Ce pauvre Bonaparte est couvert de gloire, et il n'est pas heureux. " Lisant dans les journaux la marche de l'armée de réserve, il s'écriait :

" Il ne nous laissera rien à faire. " Il lui laissait à lui donner la victoire et à mourir.

Desaix fut inhumé sur le haut des Alpes, à l'hospice du mont Saint-Bernard, comme Napoléon sur les mornes de Sainte-Hélène.

Kléber assassiné trouva la mort en Egypte, de même que Desaix la rencontra en Italie. Après le départ du commandant en chef, Kléber avec onze mille hommes défait cent mille Turcs sous les ordres du grand vizir, à Héliopolis ; exploit auquel Napoléon n'a rien à comparer.

Le 16 juin, convention d'Alexandrie. Les Autrichiens se retirent sur la rive gauche du bas Pô. Le sort de l'Italie est décidé dans cette campagne appelée de trente jours .

Le triomphe d'Hochstedt obtenu par Moreau console l'ombre de Louis XIV. Cependant l'armistice entre l'Allemagne et l'Italie, conclu après la bataille de Marengo était dénoncé le 20 octobre 1800.

Le 3 décembre amena la victoire de Hohenlinden au milieu d'une tempête de neige ; victoire encore obtenue par Moreau, grand général sur qui dominait un autre grand génie. Le compatriote de Du Guesclin marche sur Vienne. A vingt-cinq lieues de cette capitale, il conclut la suspension d'armes de Steyer avec l'archiduc Charles. Après la bataille de Pozzolo, le passage du Mincio, de l'Adige et de la Brenta, survient, le 9 février 1801, le traité de paix de Lunéville.

Et il n'y avait pas neuf mois que Napoléon était au bord du Nil ! Neuf mois lui avaient suffi pour renverser la révolution populaire en France et pour écraser les monarchies absolues en Europe.

Je ne sais plus si c'est à cette époque qu'il faut placer une anecdote que l'on trouve dans des mémoires familiers, et si cette anecdote mérite la peine d'être rappelée ; mais il ne manque pas d'historiettes sur César ; la vie n'est pas toute en plaine, on monte quelquefois, on descend souvent : Napoléon avait reçu dans son lit, à Milan, une Italienne de seize années, belle comme le jour ; au milieu de la nuit il la renvoya, de même qu'il aurait fait jeter par la fenêtre un bouquet de fleurs.

Une autre fois, une de ces printanières s'était glissée dans le même palais que lui ; elle rentrait à trois heures du matin, faisait le sabbat et roulait ses jeunes années sur la tête du lion, ce jour-là plus patient.

Ces plaisirs, loin d'être l'amour, n'avaient même pas une vraie puissance sur un homme de la mort : il aurait incendié Persépolis pour son propre compte, non pour les joies d'une courtisane. " François Ier, dit Tavannes, voit les affaires quand il n'a plus de femmes ; Alexandre voit les femmes quand il n'a plus d'affaires. " Les femmes, en général, détestaient Bonaparte comme mères ; elles l'aimaient peu comme femmes, parce qu'elles n'en étaient pas aimées : sans délicatesse, il les insultait, ou ne les recherchait que pour un moment. Il a inspiré quelque passion d'imagination après sa chute : en ce temps-ci, et pour un coeur de femme, la poésie de la fortune est moins séduisante que celle du malheur ; il y a des fleurs de ruines.

A l'instar de l'ordre des chevaliers de Saint-Louis, la Légion d'honneur est créée : par cette institution passe un rayon de la vieille monarchie, et s'introduit un obstacle à la nouvelle égalité. La translation des cendres de Turenne aux Invalides fit estimer Napoléon ; l'expédition du capitaine Baudain portait sa renommée autour du monde. Tout ce qui pouvait nuire au Premier Consul échoue : il se débarrasse du complot des prévenus du 18 vendémiaire et échappe le 3 nivôse à la machine infernale ; Pitt se retire, Paul meurt ; Alexandre lui succède ; on n'apercevait point encore Wellington. Mais l'Inde s'ébranle pour nous enlever notre conquête du Nil ; l'Egypte est attaquée par la mer Rouge, tandis que le Capitan-Pacha l'aborde par la Méditerranée. Napoléon agite les empires : toute la terre se mêlait de lui.

 

2 L20 Chapitre 3

Paix d'Amiens. - Rupture du traité. - Bonaparte élevé à l'empire.

Les préliminaires de la paix entre la France et l'Angleterre, arrêtés à Londres le Ier octobre 1801, sont convertis en traité à Amiens. Le monde napoléonien n'était point encore fixé ; ses limites changeaient avec la crue ou la décroissance des marées de nos victoires.

C'est à peu près alors que le Premier Consul nommait Toussaint-Louverture gouverneur à vie à Saint-Domingue et incorporait l'île d'Elbe à la France ; mais Toussaint, traîtreusement enlevé, devait mourir dans un château fort du Jura, et Bonaparte se nantissait d'une prison à Porto-Ferrajo, afin de subvenir à l'empire du monde quand il n'y aurait plus de place.

Le 6 mai 1802, Napoléon est élu consul pour dix ans et bientôt consul à vie. Il se trouve à l'étroit dans la vaste domination que la paix avec l'Angleterre lui avait laissée : sans s'embarrasser du traité d'Amiens, sans songer aux guerres nouvelles où sa résolution va le plonger, sous prétexte de la non-évacuation de Malte, il réunit les provinces du Piémont aux Etats français, et en raison des troubles survenus en Suisse, il l'occupe. L'Angleterre rompt avec nous : cette rupture a lieu du 13 au 20 mai 1803, et le 22 mai paraît le décret sauvage qui enjoint d'arrêter tous les Anglais commerçant ou voyageant en France.

Bonaparte envahit le 3 juin l'électorat de Hanovre : à Rome, je fermais alors les yeux d'une femme ignorée.

Le 21 mars 1804 amène la mort du duc d'Enghien : je vous l'ai racontée. Le même jour, le Code civil ou le Code Napoléon est décrété pour nous apprendre à respecter les lois.

Quarante jours après la mort du duc d'Enghien, un membre du Tribunat, nommé Curée, fait, le 30 avril 1804, la motion d'élever Bonaparte au suprême pouvoir, apparemment parce qu'on avait juré la liberté : jamais maître plus éclatant n'est sorti de la proposition d'un esclave plus obscur.

Le Sénat conservateur change en décret la proposition du Tribunat. Bonaparte n'imite ni César ni Cromwell : plus assuré devant la couronne, il l'accepte. Le 18 mai il est proclamé empereur à Saint-Cloud, dans les salles dont lui-même chassa le peuple, dans les lieux où Henri III fut assassiné, Henriette d'Angleterre empoisonnée, Marie-Antoinette accueillie de quelques joies fugitives qui la conduisirent à l'échafaud, et d'où Charles X est parti pour son dernier exil.

Les adresses de congratulation débordent. Mirabeau en 1790 avait dit : " Nous donnons un nouvel exemple de cette aveugle et mobile inconsidération qui nous a conduits d'âge en âge à toutes les crises qui nous ont successivement affligés. Il semble que nos yeux ne puissent être dessillés et que nous ayons résolu d'être jusqu'à la consommation des siècles, des enfants quelquefois mutins et toujours esclaves. " Le plébiscite du Ier décembre 1804 est présenté à Napoléon ; l'empereur répond : Mes descendants conserveront longtemps ce trône . Quand on voit les illusions dont la Providence environne le pouvoir, on est consolé par leur courte durée.

 

2 L20 Chapitre 4

Empire. - Sacre. - Royaume d'Italie.

Le 2 décembre 1804 eurent lieu le sacre et le couronnement de l'empereur à Notre-Dame de Paris.

Le pape prononça cette prière : " Dieu tout-puissant et éternel, qui avez établi Hazaël pour gouverner la Syrie, et Jéhu roi d'Israël, en leur manifestant vos volontés par l'organe du prophète Elie ; qui avez également répandu l'onction sainte des rois sur la tête de Saül et de David, par le ministère du prophète Samuel, répandez par mes mains le trésor de vos grâces et de vos bénédictions sur votre serviteur Napoléon, que, malgré notre indignité personnelle, nous consacrons aujourd'hui empereur en votre nom. " Pie VII n'étant encore qu'évêque d'Imola avait dit en 1797 : " Oui, mes très chers frères, siate buoni cristiani, e sarete ottimi democratici . Les vertus morales rendent bons démocrates. Les premiers chrétiens étaient animés de l'esprit de démocratie : Dieu favorisa les travaux de Caton d'Utique et des illustres républicains de Rome. " Quo turbine fertur vita hominum ?

Le 18 mars 1805, l'empereur déclare au Sénat qu'il accepte la couronne de fer que lui sont venus offrir les collèges électoraux de la République cisalpine : il était à la fois l'inspirateur secret du voeu et l'objet public du voeu. Peu à peu l'Italie entière se range sous ses lois ; il l'attache à son diadème, comme au XVIe siècle les chefs de guerre mettaient un diamant en guise de bouton à leur chapeau.

 

2 L20 Chapitre 5

Invasion de l'Allemagne. - Austerlitz. - Traité de paix de Presbourg. - Le Sanhédrin.

L'Europe blessée voulut mettre un appareil à sa blessure : l'Autriche adhère au traité de Pétersbourg conclu entre la Grande-Bretagne et la Russie. Alexandre et le roi de Prusse ont une entrevue à Potsdam, ce qui fournit à Napoléon un sujet d'ignobles moqueries. La troisième coalition continentale s'ourdit. Ces coalitions renaissaient sans cesse de la défiance et de la terreur ; Napoléon s'éjouissait dans les tempêtes : il profite de celle-ci.

Du rivage de Boulogne où il décrétait une colonne et menaçait Albion avec des chaloupes, il s'élance. Une armée organisée par Davoust se transporte comme un nuage à la rive du Rhin. Le Ier octobre 1805, l'empereur harangue ses cent soixante mille soldats : la rapidité de son mouvement déconcerte l'Autriche. Combat du Lech, combat de Werthingen, combat de Guntzbourg. Le 17 octobre, Napoléon paraît devant Ulm ; il fait à Mack le commandement : Armes bas ! Mack obéit avec ses trente mille hommes. Munich se rend ; l'Inn est passé, Salzbourg pris, la Traun franchie. Le 13 novembre, Napoléon pénètre dans une de ces capitales qu'il visitera tour à tour : il traverse Vienne, enchaîné à ses propres triomphes, il est emmené à leur suite jusqu'au centre de la Moravie à la rencontre des Russes. A gauche la Bohême s'insurge ; à droite les Hongrois se lèvent ; l'archiduc Charles accourt d'Italie. La Prusse entrée clandestinement dans la coalition et ne s'étant pas encore déclarée, envoie le ministre Haugwitz porteur d'un ultimatum.

Arrive le 2 décembre 1805, la journée d'Austerlitz. Les alliés attendaient un troisième corps russe qui n'était plus qu'à huit marches de distance. Kutuzoff soutenait qu'on devait éviter de risquer une bataille. Napoléon par ses manoeuvres force les Russes d'accepter le combat : ils sont défaits. En moins de deux mois les Français, partis de la mer du Nord, ont, par delà la capitale de l'Autriche, écrasé les logions de Catherine. Le ministre de Prusse vient féliciter Napoléon à son quartier général. " Voilà ", lui dit le vainqueur, " un compliment dont la fortune a changé l'adresse. " François second se présente à son tour au bivouac du soldat heureux : " Je vous reçois, lui dit Napoléon, dans le seul palais que j'habite depuis deux mois. - Vous savez si bien tirer parti de cette habitation, répondit François, qu'elle doit vous plaire. " De pareils souverains valaient-ils la peine d'être abattus ? Un armistice est accordé. Les Russes se retirent en trois colonnes à journée d'étape dans un ordre déterminé par Napoléon. Depuis la bataille d'Austerlitz, Bonaparte ne fait presque plus que des fautes.

Le traité de paix de Presbourg est signé le 26 décembre 1805. Napoléon fabrique deux rois, l'électeur de Bavière et l'électeur de Wurtemberg. Les républiques que Bonaparte avait créées, il les dévorait pour les transformer en monarchies ; et, contradictoirement à ce système, le 27 décembre 1805, au château de Schoenbrünn, il déclare que la dynastie de Naples a cessé de régner ; mais c'était pour la remplacer par la sienne : à sa voix, les rois entraient ou sautaient par les fenêtres. Les desseins de la Providence ne s'accomplissaient pas moins avec ceux de Napoléon : on voit marcher à la fois Dieu et l'homme. Bonaparte après sa victoire ordonne de bâtir le pont d'Austerlitz à Paris, et le ciel ordonne à Alexandre d'y passer.

La guerre commencée dans le Tyrol s'était poursuivie tandis qu'elle continuait en Moravie. Au milieu des prosternations, quand on trouve un homme debout, on respire : Hofer le Tyrolien ne capitula pas comme son maître ; mais la magnanimité ne touchait point Napoléon ; elle lui semblait stupidité ou folie. L'empereur d'Autriche abandonna Hofer. Lorsque je traversai le lac de Garde, qu'immortalisèrent Catulle et Virgile, on me montra l'endroit où fut fusillé le chasseur : c'est tout ce que j'ai su personnellement du courage du sujet et de la lâcheté du Roi.

Le prince Eugène, le 14 janvier 1806, épousa la fille du nouveau roi de Bavière : les trônes s'abattaient de toute part dans la famille d'un soldat de la Corse. Le 20 février l'empereur décrète la restauration de l'église de Saint-Denis ; il consacre les caveaux reconstruits à la sépulture des princes de sa race, et Napoléon n'y sera jamais enseveli : l'homme creuse la tombe ; Dieu en dispose.

Berg et Clèves sont dévolus à Murat, les Deux-Siciles à Joseph. Un souvenir de Charlemagne traverse la cervelle de Napoléon et l'Université est érigée.

La République batave, contrainte à aimer les princes, envoie le 5 juin 1806 implorer Napoléon, afin qu'il daignât lui accorder son frère Louis pour roi.

L'idée de l'association de la Batavie à la France par une union plus ou moins déguisée ne provenait que d'une convoitise sans règle et sans raison : c'était préférer une petite province à fromage aux avantages qui résulteraient de l'alliance d'un grand royaume ami, en augmentant sans profit les frayeurs et les jalousies de l'Europe ; c'était confirmer aux Anglais la possession de l'Inde, en les obligeant, pour leur sûreté, de garder le cap de Bonne-Espérance et Ceylan dont ils s'étaient emparés à notre première invasion de la Hollande. La scène de l'octroiement des Provinces-Unies au prince Louis était préparée : on donna au château des Tuileries une seconde représentation de Louis XIV faisant paraître au château de Versailles son petit-fils Philippe V. Le lendemain il y eut déjeuner en grand gala, dans le salon de Diane. Un des enfants de la reine Hortense entre ; Bonaparte lui dit : " Chouchou, répète-nous la fable que tu as apprise. " L'enfant aussitôt : Les grenouilles qui demandent un roi . Et il continue :

Les grenouilles, se lassant

De l'état démocratique,

Par leurs clameurs firent tant

Que Jupin leur envoie un roi tout pacifique.

Assis derrière la récente souveraine de Hollande, l'empereur, selon une de ses familiarités, lui pinçait les oreilles : s'il était de grande société, il n'était pas toujours de bonne compagnie.

Le 17 de juillet 1806 a lieu le traité de la confédération des Etats du Rhin ; quatorze princes allemands se séparent de l'Empire, s'unissent entre eux et avec la France :

Napoléon prend le titre de protecteur de cette confédération.

Le 20 juillet la paix de la France avec la Russie étant signée, François II, par suite de la confédération du Rhin renonce le 6 août à la dignité d'empereur électif d'Allemagne et devient empereur héréditaire d'Autriche : le Saint-Empire romain croule. Cet immense événement fut à peine remarqué ; après la Révolution française, tout était petit ; après la chute du trône de Clovis, on entendait à peine le bruit de la chute du trône germanique.

Au commencement de notre Révolution, l'Allemagne comptait une multitude de souverains. Deux principales monarchies tendaient à attirer vers elles les différents pouvoirs : l'Autriche créée par le temps, la Prusse par un homme. Deux religions divisaient le pays et s'asseyaient tant bien que mal sur les bases du traité de Westphalie. L'Allemagne rêvait l'unité politique ; mais il manquait à l'Allemagne, pour arriver à la liberté, l'éducation politique, comme pour arriver à la même liberté l'éducation militaire manque à l'Italie. L'Allemagne avec ses anciennes traditions, ressemblait à ces basiliques aux clochetons multiples, lesquelles pèchent contre les règles de l'art, mais n'en représentent pas moins la majesté de la religion et la puissance des siècles.

La confédération du Rhin est un grand ouvrage inachevé, qui demandait beaucoup de temps, une connaissance spéciale des droits et des intérêts des peuples ; il dégénéra subitement dans l'esprit de celui qui l'avait conçu : d'une combinaison profonde, il ne resta qu'une machine fiscale et militaire. Bonaparte, sa première visée de génie passée, n'apercevait plus que de l'argent et des soldats ; l'exacteur et le recruteur prenait la place du grand homme. Michel-Ange de la politique et de la guerre, il a laissé des cartons remplis d'immenses ébauches.

Remueur de tout, Napoléon imagina vers cette époque le grand Sanhédrin : cette assemblée ne lui adjugea pas Jérusalem ; mais, de conséquence en conséquence, elle a fait tomber les finances du monde aux échoppes des Juifs, et produit par là dans l'économie sociale une fatale subversion.

Le marquis de Lauderdale vint à Paris remplacer M. Fox dans les négociations pendantes entre la France et l'Angleterre ; pourparlers diplomatiques qui se réduisirent à ce mot de l'ambassadeur anglais sur M. de Talleyrand : " C'est de la boue [J'affaiblis l'expression. (N.d.A.)] dans un bas de soie. "

 

2 L20 Chapitre 6

Quatrième coalition. - La Prusse disparaît. - Décret de Berlin. - Guerre continuée en Pologne contre la Russie. - Tilsit. - Projet de partage du monde entre Napoléon et Alexandre. - Paix.

Dans le courant de 1806, la quatrième coalition éclate. Napoléon part de Saint-Cloud, arrive à Mayence, enlève à Saalbourg les magasins de l'ennemi. A Saalfeldt, le prince Ferdinand de Prusse est tué. A Auerstaedt et à Iéna, le 14 octobre, la Prusse disparaît dans une double bataille ; je ne la retrouvai plus à mon retour de Jérusalem.

Le Bulletin prussien peint tout dans une ligne : " L ' armée du roi a été battue. Le roi et ses frères sont en vie . " Le duc de Brunswick survécut peu à ses blessures : en 1792, sa proclamation avait soulevé la France ; il m'avait salué sur le chemin lorsque, pauvre soldat, j'allai rejoindre les frères de Louis XVI.

Le prince d'orange et Moellendorf, avec plusieurs officiers généraux renfermés dans Halle, ont la permission de se retirer en vertu de la capitulation de la place.

Moellendorf, âgé de plus de quatre-vingts ans, avait été le compagnon de Frédéric, qui en fait l'éloge dans l'histoire de son temps, de même que Mirabeau dans ses Mémoires secrets . Il assista à nos désastres de Rosbach et fut témoin de nos triomphes d'Iéna : ainsi le duc de Brunswick vit à Clostercamp immoler d'Assas, et tomber à Auerstaedt Ferdinand de Prusse, coupable seulement de haine généreuse contre le meurtre du duc d'Enghien. Ces spectres des vieilles guerres de Hanovre et de Silésie avaient touché les boulets de nos deux empires : les ombres impuissantes du passé ne pouvaient arrêter la marche de l'avenir ; entre les fumées de nos anciennes tentes et de nos bivouacs nouveaux, elles parurent et s'évanouirent.

Erfurt capitule ; Leipsick est saisi par Davoust ; les passages de l'Elbe sont forcés ; Spandau cède ; Bonaparte fait prisonnière à Potsdam l'épée de Frédéric. Le 27 octobre 1806, le grand roi de Prusse, dans sa poussière autour de ses palais vides à Berlin, entend porter les armes d'une façon qui lui révèle des grenadiers étrangers : Napoléon est arrivé. Quand le monument de la philosophie s'écroulait au bord de la Sprée, je visitais à Jérusalem le monument impérissable de la religion.

Stettin, Custrin se rendent ; énorme victoire de Lubeck ; la capitale de la Wagrie est emportée d'assaut ; Blücher, destiné à pénétrer deux fois dans Paris, demeure entre nos mains. C'est l'histoire de la Hollande et de ses quarante-six villes emportées dans un voyage en 1672 par Louis XIV.

Le 27 novembre paraît le décret de Berlin sur le système continental, décret gigantesque qui mit l'Angleterre au ban du monde, et fut au moment de s'accomplir ; ce décret paraissait fou, il n'était qu'immense. Nonobstant, si le blocus continental créa d'un côté les manufactures de la France, de l'Allemagne, de la Suisse et de l'Italie, de l'autre il étendit le commerce anglais sur le reste du globe : en gênant les gouvernements de notre alliance, il révolta des intérêts industriels, fomenta des haines, et contribua à la rupture entre le cabinet des Tuileries et le cabinet de Saint-Pétersbourg. Le blocus fut donc un acte douteux : Richelieu ne l'aurait pas entrepris.

Bientôt, à la suite des autres Etats de Frédéric, la Silésie est parcourue. La guerre avait commencé le 9 octobre entre la France et la Prusse : en dix-sept jours nos soldats, comme une volée d'oiseaux de proie, ont plané sur les défilés de la Franconie, sur les eaux de la Saale et de l'Elbe ; le 6 décembre les trouve au delà de la Vistule. Murat, depuis le 29 novembre, tenait garnison à Varsovie, d'où s'étaient retirés les Russes, venus trop tard au secours des Prussiens. L'électeur de Saxe, enflé en roi napoléonien, accède à la confédération du Rhin, et s'engage à fournir en cas de guerre un contingent de vingt mille hommes.

L'hiver de 1807 suspend les hostilités entre les deux empires de France et de Russie ; mais ces empires se sont abordés, et une altération s'observe dans les destinées. Toutefois, l'astre de Bonaparte monte encore malgré ses aberrations. En 1807, le 7 février, il garde le champ de bataille à Eylau : il reste de ce lieu de carnage un des plus beaux tableaux de Gros, orné de la tête idéalisée de Napoléon. Après cinquante et un jours de tranchée, Dantzick ouvre ses portes au maréchal Lefebvre, qui n'avait cessé de dire aux artilleurs pendant le siège : " Je n'y entends rien ; mais fichez-moi un trou et j'y passerai. " L'ancien sergent aux gardes françaises devint duc de Dantzick.

Le 14 juin 1807, Friedland coûte aux Russes dix-sept mille morts et blessés, autant de prisonniers et soixante-dix canons ; nous le payâmes trop cher : nous avions changé d'ennemi ; nous n'obtenions plus de succès sans que la veine française ne fût largement ouverte. Koenigsberg est emporté ; à Tilsit un armistice est conclu.

Napoléon et Alexandre ont une entrevue dans un pavillon, sur un radeau. Alexandre menait en laisse le roi de Prusse qu'on apercevait à peine : le sort du monde flottait sur le Niémen, où plus tard il devait s'accomplir. A Tilsit on s'entretint d'un traité secret en dix articles. Par ce traité, la Turquie européenne était dévolue à la Russie, ainsi que les conquêtes que les armes moscovites pourraient faire en Asie. De son côté, Bonaparte devenait maître de l'Espagne et du Portugal, réunissait Rome et ses dépendances au royaume d'Italie, passait en Afrique, s'emparait de Tunis et d'Alger, possédait Malte, envahissait l'Egypte, ouvrant la Méditerranée aux seules voiles françaises, russes, espagnoles et italiennes : c'étaient des cantates sans fin dans la tête de Napoléon. Un projet d'invasion de l'Inde par terre avait déjà été concerté en 1800 entre Napoléon et l'empereur Paul Ier.

La paix est conclue le 7 juillet. Napoléon, odieux dès le début pour la reine de Prusse, ne voulut rien accorder à ses intercessions. Elle habitait esseulée une petite maison sur la rive droite du Niémen, et on lui fit l'honneur de la prier deux fois aux festins des empereurs. La Silésie, jadis injustement envahie par Frédéric, fut rendue à la Prusse : on respectait le droit de l'ancienne injustice ; ce qui venait de la violence était sacré. Une partie des territoires polonais passa en souveraineté à la Saxe ; Dantzick fut rétabli dans son indépendance ; on compta pour rien les hommes tués dans ses rues et dans ses fossés : ridicules et inutiles meurtres de la guerre ! Alexandre reconnut la confédération du Rhin et les trois frères de Napoléon, Joseph, Louis et Jérôme, comme rois de Naples, de Hollande et de Westphalie.

 

2 L20 Chapitre 7

Guerre d'Espagne. - Erfurt. - Apparition de Wellington.

Cette fatalité dont Bonaparte menaçait les rois le menaçait lui-même ; presque simultanément il attaque la Russie, l'Espagne et Rome : trois entreprises qui l'ont perdu. Vous avez vu dans le Congrès de Vérone , dont la publication a devancé celle de ces Mémoires , l'histoire de l'envahissement de l'Espagne. Le traité de Fontainebleau fut signé le 29 octobre 1807. Junot arrivé en Portugal avait déclaré, d'après le décret de Bonaparte, que la maison de Bragance avait cessé de régner ; protocole adopté : vous savez qu'elle règne encore. On était si bien instruit à Lisbonne de ce qui se passait sur la terre, que Jean second ne connut ce décret que par un numéro du Moniteur apporté par hasard, et déjà l'armée française était à trois marches de la capitale de la Lusitanie. Il ne restait à la cour qu'à fuir sur ces mers qui saluèrent les voiles de Gama et entendirent les chants de Camoëns.

En même temps que pour son malheur Bonaparte avait au nord touché la Russie, le rideau se leva au midi ; on vit d'autres régions et d'autres scènes, le soleil de l'Andalousie, les palmiers du Guadalquivir que nos grenadiers saluèrent en portant les armes. Dans l'arène on aperçut des taureaux combattant, dans les montagnes des guérillas demi-nues, dans les cloîtres des moines priant.

Par l'envahissement de l'Espagne, l'esprit de la guerre changea ; Napoléon se trouva en contact avec l'Angleterre, son génie funeste, et il lui apprit la guerre : l'Angleterre détruisit la flotte de Napoléon à Aboukir, l'arrêta à Saint-Jean-d'Acre, lui enleva ses derniers vaisseaux à Trafalgar, le contraignit d'évacuer l'Ibérie, s'empara du midi de la France jusqu'à la Garonne, et l'attendit à Waterloo : elle garde aujourd'hui sa tombe à Sainte-Hélène comme elle occupa son berceau en Corse.

Le 5 mai 1808, le traité de Bayonne cède à Napoléon, au nom de Charles IV, tous les droits de ce monarque : le rapt des Espagnes ne fait plus de Bonaparte qu'un principion d'Italie, à la façon de Machiavel, sauf l'énormité du vol. L'occupation de la Péninsule diminue ses forces contre la Russie dont il est encore ostensiblement l'ami et l'allié, mais dont il porte au coeur la haine cachée. Dans sa proclamation, Napoléon avait dit aux Espagnols : " Votre nation périssait : j'ai vu vos maux, je vais y porter remède ; je veux que vos derniers neveux conservent mon souvenir et disent : Il est le régénérateur de notre patrie . " Oui, il a été le régénérateur de l'Espagne, mais il prononçait des paroles qu'il comprenait mal. Un catéchisme d'alors, composé par les Espagnols, explique le sens véritable de la prophétie :

" Dis-moi, mon enfant, qui-es-tu ? - Espagnol par la grâce de Dieu. - Quel est l'ennemi de notre félicité ? - L'empereur des Français. - Qui est-ce ? - Un méchant. - Combien a-t-il de natures ? - Deux, la nature humaine et la nature diabolique. - De qui dérive Napoléon ? - Du péché. - Quel supplice mérite l'Espagnol qui manque à ses devoirs ? - La mort et l'infamie des traîtres. - Que sont les Français ? - D'anciens chrétiens devenus hérétiques. "

Bonaparte tombé a condamné en termes non équivoques son entreprise d'Espagne : " J'embarquai, dit-il, fort mal toute cette affaire. L' immoralité dut se montrer par trop patente, l ' injustice par trop cynique , et le tout demeure fort vilain, puisque j'ai succombé ; car l' attentat ne se présente plus que dans sa honteuse nudité, privé de tout le grandiose et des nombreux bienfaits qui remplissaient mon intention. La postérité l'eût préconisé pourtant si j'avais réussi, et avec raison peut-être, à cause de ses grands et heureux résultats. Cette combinaison m'a perdu. Elle a détruit ma moralité en Europe, ouvert une école aux soldats anglais. Cette malheureuse guerre d'Espagne a été une véritable plaie, la cause première des malheurs de la France. "

Cet aveu, pour réemployer la phrase de Napoléon, est par trop cynique ; mais ne nous y trompons pas : en s'accusant, le but de Bonaparte est de chasser dans le désert, chargé de malédictions, un attentat-émissaire, afin d'appeler sans réserve l'admiration sur toutes ses autres actions.

L'affaire de Baylen perdue, les cabinets de l'Europe, étonnés du succès des Espagnols, rougissent de leur pusillanimité. Wellington se lève pour la première fois sur l'horizon, au point où le soleil se couche ; une armée anglaise débarque le 31 juillet 1808 près de Lisbonne, et le 30 août les troupes françaises évacuent la Lusitanie. Soult avait en portefeuille des proclamations où il s'intitulait Nicolas Ier, roi de Portugal. Napoléon rappela de Madrid le grand-duc de Berg. Entre Joseph, son frère, et Joachim, son beau-frère, il lui plut d'opérer une transmutation : il prit la couronne de Naples sur la tête du premier et la posa sur la tête du second ; il enfonça d'un coup de main ces coiffures sur le front des deux nouveaux rois, et ils s'en allèrent, chacun de son côté, comme deux conscrits qui ont changé de shako.

Le 27 septembre, à Erfurt, Bonaparte donna une des dernières représentations de sa gloire ; il croyait s'être joué d'Alexandre et l'avoir enivré d'éloges. Un général écrivait : " Nous venons de faire avaler un verre d'opium au czar, et, pendant qu'il dormira, nous irons nous occuper ailleurs. "

Un hangar avait été transformé en salle de spectacle ; deux fauteuils à bras étaient placés devant l'orchestre pour les deux potentats ; à gauche et à droite, des chaises garnies pour les monarques ; derrière étaient des banquettes pour les princes : Talma, roi de la scène, joua devant un parterre de rois. A ce vers :

L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux,

Alexandre serra la main de son grand ami , s'inclina et dit : " Je ne l'ai jamais mieux senti. "

Aux yeux de Bonaparte, Alexandre était alors un niais ; il en faisait des risées ; il l'admira quand il le supposa fourbe : " C'est un Grec du Bas-Empire, disait-il, il faut s'en défier. " A Erfurt, Napoléon affectait la fausseté effrontée d'un soldat vainqueur ; Alexandre dissimulait comme un prince vaincu : la ruse luttait contre le mensonge, la politique de l'Occident et la politique de l'Orient gardaient leurs caractères.

Londres éluda les ouvertures de paix qui lui furent faites, et le cabinet de Vienne se déterminait sournoisement à la guerre. Livré de nouveau à son imagination, Bonaparte, le 26 octobre, fit au Corps législatif cette déclaration : " L'empereur de Russie et moi nous nous sommes vus à Erfurt : nous sommes d'accord et invariablement unis pour la paix comme pour la guerre. " Il ajouta : " Lorsque je paraîtrai au delà des Pyrénées, le Léopard épouvanté cherchera l'Océan pour éviter la honte, la défaite ou la mort " : et le Léopard a paru en deçà des Pyrénées.

Napoléon, qui croit toujours ce qu'il désire, pense qu'il reviendra sur la Russie, après avoir achevé de soumettre l'Espagne en quatre mois, comme il arriva depuis à la Légitimité ; conséquemment il retire quatre-vingt mille vieux soldats de la Saxe, de la Pologne et de la Prusse ; il marche lui-même en Espagne ; il dit à la députation de la ville de Madrid : " Il n'est aucun obstacle capable de retarder longtemps l'exécution de mes volontés. Les Bourbons ne peuvent plus régner en Europe ; aucune puissance ne peut exister sur le continent influencée par l'Angleterre. "

Il y a trente-deux ans que cet oracle est rendu, et la prise de Saragosse, dès le 21 février 1809, annonça la délivrance de l'univers.

Toute la vaillance des Français leur fut inutile : les forêts s'armèrent, les buissons devinrent ennemis. Les représailles n'arrêtèrent rien, parce que dans ce pays les représailles sont naturelles. L'affaire de Baylen, la défense de Girone et de Ciudad-Rodrigo, signalèrent la résurrection d'un peuple. La Romana, du fond de la Baltique, ramène ses régiments en Espagne, comme autrefois les Francs, échappés de la mer Noire, débarquèrent triomphants aux bouches du Rhin. Vainqueurs des meilleurs soldats de l'Europe, nous versions le sang des moines avec cette rage impie que la France tenait des bouffonneries de Voltaire et de la démence athée de la Terreur. Ce furent pourtant ces milices du cloître qui mirent un terme aux succès de nos vieux soldats : ils ne s'attendaient guère à rencontrer ces enfroqués, à cheval comme des dragons de feu, sur les poutres embrasées des édifices de Saragosse, chargeant leurs escopettes parmi les flammes au son des mandolines, au chant des boleros et au requiem de la messe des morts : les ruines de Sagonte applaudirent.

Mais néanmoins le secret des palais des Maures, changés en basiliques chrétiennes, fut pénétré ; les églises dépouillées perdirent les chefs-d'oeuvre de Velasquez et de Murillo ; une partie des os de Rodrigue à Burgos fut enlevée ; on avait tant de gloire qu'on ne craignit pas de soulever contre soi les restes du Cid, comme on n'avait pas craint d'irriter l'ombre de Condé.

Lorsque, sortant du débris de Carthage, je traversai l'Hespérie avant l'invasion des Français, j'aperçus les Espagnes encore protégées de leurs antiques moeurs. L'Escurial me montra dans un seul site et dans un seul monument la sévérité de la Castille : caserne de cénobites, bâtie par Philippe second dans la forme d'un gril de martyre, en mémoire de l'un de nos désastres, l'Escurial s'élevait sur un sol concret entre des mornes noirs. Il renfermait des tombes royales remplies ou à remplir, une bibliothèque à laquelle les araignées avaient apposé leur sceau, et des chefs-d'oeuvre de Raphaël moisissant dans une sacristie vide. Ses onze cent quarante fenêtres, aux trois quarts brisées, s'ouvraient sur les espaces muets du ciel et de la terre : la cour et les hiéronymites y rassemblaient autrefois le siècle et le dégoût du siècle.

Auprès du redoutable édifice à face d'Inquisition chassée au désert, étaient un parc strié de genêts et un village dont les foyers enfumés révélaient l'ancien passage de l'homme. Le Versailles des steppes n'avait d'habitants que pendant le séjour intermittent des rois. J'ai vu le mauvis, alouette de bruyère, perché sur la toiture à jour. Rien n'était plus imposant que ces architectures saintes et sombres, à croyance invincible, à mine haute, à taciturne expérience ; une insurmontable force attachait mes yeux aux dosserets sacrés, ermites de pierre qui portaient la religion sur leur tête.

Adieu, monastères, à qui j'ai jeté un regard aux vallées de la Sierra-Nevada et aux grèves des mers de Murcie ! Là, au glas d'une cloche qui ne tintera bientôt plus, sous des arcades tombantes, parmi des laures sans anachorètes, des sépulcres sans voix, des morts sans mânes ; dans des réfectoires vides, dans des préaux abandonnés où Bruno laissa son silence, François ses sandales, Dominique sa torche, Charles sa couronne, Ignace son épée, Rancé son cilice ; à l'autel d'une foi qui s'éteint, on s'accoutumait à mépriser le temps et la vie : si l'on rêvait encore de passions, votre solitude leur prêtait quelque chose qui allait bien à la vanité des songes.

A travers ces constructions funèbres on voyait passer l'ombre d'un homme noir, de Philippe II, leur inventeur.

 

2 L20 Chapitre 8

Pie VII. - Réunion des Etats romains à la France.

Bonaparte était entré dans l'orbite de ce que les astrologues appelaient la planète traversière : la même politique qui l'agitait en Espagne vassale l'agitait dans l'Italie soumise. Que lui revenait-il des chicanes faites au clergé ? Le souverain pontife, les évêques, les prêtres, le catéchisme même, ne surabondaient-ils pas en éloges de son pouvoir ? ne prêchaient-ils pas assez l'obéissance ? Les faibles Etats Romains, diminués d'une moitié, lui faisaient-ils obstacle ? n'en disposait-il pas à sa volonté ? Rome même n'avait-elle pas été dépouillée de ses chefs-d'oeuvre et de ses trésors ? il ne lui restait que ses ruines.

Etait-ce la puissance morale et religieuse du Saint-Siège dont Napoléon avait peur ? Mais, en persécutant la papauté, n'augmentait-il pas cette puissance ? Le successeur de saint Pierre, soumis comme il l'était, ne lui devenait-il pas plus utile en marchant de concert avec le maître qu'en se trouvant forcé de se défendre contre l'oppresseur ? Qui poussait donc Bonaparte ? la partie mauvaise de son génie, son impossibilité de rester en repos : joueur éternel, quand il ne mettait pas des empires sur une carte, il y mettait une fantaisie.

Il est probable qu'au fond de ces tracasseries il y avait quelque cupidité de domination, quelques souvenirs historiques entrés de travers dans ses idées et inapplicables au siècle. Toute autorité (même celle du temps et de la foi) qui n'était pas attachée à sa personne semblait à l'empereur une usurpation. La Russie et l'Angleterre accroissaient sa soif de prépondérance, l'une par son autocratie, l'autre par sa suprématie spirituelle. Il se rappelait les temps du séjour des papes à Avignon, quand la France renfermait dans ses limites la source de la domination religieuse : un pape payé sur sa liste civile l'aurait charmé. Il ne voyait pas qu'en persécutant Pie VII, en se rendant coupable d'une ingratitude sans fruit, il perdait auprès des populations catholiques l'avantage de passer pour le restaurateur de la religion : il gagnait à sa convoitise le dernier vêtement du prêtre caduc qui l'avait couronné, et l'honneur de devenir le geôlier d'un vieillard mourant. Mais enfin il fallait à Napoléon un département du Tibre ; on dirait qu'il ne peut y avoir de conquête complète que par la prise de la ville éternelle : Rome est toujours la grande dépouille de l'univers.

Pie VII avait sacré Napoléon. Prêt à retourner à Rome, on fit entendre au pape qu'on le pourrait retenir à Paris : " Tout est prévu, répondit le pontife ; avant de quitter l'Italie, j'ai signé une abdication régulière ; elle est entre les mains du cardinal Pignatelli à Palerme, hors de la portée du pouvoir des Français. Au lieu d'un pape, il ne restera entre vos mains qu'un moine appelé Barnabé Chiaramonti. "

Le premier prétexte de la querelle du chercheur de querelle fut la permission accordée par le pape aux Anglais (avec lesquels lui souverain pontife était en paix) de venir à Rome comme les autres étrangers. Ensuite Jérôme Bonaparte ayant épousé aux Etats-Unis mademoiselIe Patterson, Napoléon désapprouva cette alliance : madame Jérôme Bonaparte, prête d'accoucher, ne put débarquer en France et fut obligée d'aborder en Angleterre. Bonaparte veut faire casser le mariage à Rome ; Pie VII s'y refuse ne trouvant à l'engagement aucune cause de nullité, bien qu'il fût contracté entre un catholique et une protestante. Qui défendait les droits de la justice, de la liberté et de la religion, du pape ou de l'empereur ? Celui-ci s'écriait : " Je trouve dans mon siècle un prêtre plus puissant que moi ; il règne sur les esprits, je ne règne que sur la matière : les prêtres gardent l'âme et me jettent le cadavre. " Otez la mauvaise foi de Napoléon dans cette correspondance entre ces deux hommes, l'un debout sur des ruines nouvelles l'autre assis sur de vieilles ruines, il reste un fonds extraordinaire de grandeur.

Une lettre datée de Benevente en Espagne, du théâtre de la destruction, vient mêler le comique au tragique. On croit assister à une scène de Shakespeare : le maître du monde prescrit à son ministre des affaires étrangères d'écrire à Rome pour déclarer au pape que lui, Napoléon, n'acceptera pas les cierges de la Chandeleur, que le roi d'Espagne, Joseph, n'en veut pas non plus ; les rois de Naples et de Hollande, Joachim et Louis, doivent également refuser lesdits cierges.

Le consul de France eut ordre de dire à Pie VII " que ce n'était ni la pourpre ni la puissance qui donnent de la valeur à ces choses (la pourpre et la puissance d'un vieillard prisonnier !), qu'il peut y avoir en enfer des papes et des curés, et qu'un cierge bénit par un curé peut être une chose aussi sainte que celui d'un pape ". Misérables outrages d'une philosophie de club.

Puis Bonaparte, ayant fait une enjambée de Madrid à Vienne, reprenant son rôle d'exterminateur, par un décret daté du 17 mai 1809 réunit les Etats de l'Eglise à l'empire français, déclare Rome ville impériale libre, et nomme une consulte pour en prendre possession.

Le pape dépossédé résidait encore au Quirinal ; il commandait encore à quelques autorités dévouées, à quelques Suisses de sa garde ; c'était trop : il fallait un prétexte à une dernière violence ; on le trouva dans un incident ridicule, qui pourtant offrait une preuve naïve d'affection : des pêcheurs du Tibre avaient pris un esturgeon ; ils le veulent porter à leur nouveau saint Pierre aux Liens ; aussitôt les agents français crient à l' émeute ! et ce qui restait du gouvernement papal est dispersé. Le bruit du canon du château Saint-Ange annonce la chute de la souveraineté temporelle du pontife. Le drapeau pontifical abaissé fait place à ce drapeau tricolore qui dans toutes les parties du monde annonçait la gloire et les ruines. Rome avait vu passer et s'évanouir bien d'autres orages : ils n'ont fait qu'enlever la poussière dont sa vieille tête est couverte.

 

2 L20 Chapitre 9

Protestation du Souverain Pontife. - Il est enlevé de Rome.

Le cardinal Pacca, un des successeurs de Consalvi qui s'était retiré, courut auprès du Saint Père. Tous les deux s'écrient : Consummatum est ! Le neveu du cardinal, Tibère Pacca, apporte un exemplaire imprimé du décret de Napoléon ; le cardinal prend le décret, s'approche d'une fenêtre dont les volets fermés ne laissaient entrer qu'une lumière insuffisante, et veut lire le papier ; il n'y parvient qu'avec peine, en voyant à quelques pas de lui son infortuné souverain et entendant les coups de canon du triomphe impérial. Deux vieillards dans la nuit d'un palais romain luttaient seuls contre une puissance qui écrasait le monde ; ils tiraient leur vigueur de leur âge : prêt à mourir on est invincible.

Le pape signa d'abord une protestation solennelle ; mais, avant de signer la bulle d'excommunication depuis longtemps préparée, il interrogea le cardinal Pacca : " Que feriez-vous ? " lui dit-il. - " Levez les yeux au ciel, répondit le serviteur, ensuite donnez vos ordres : ce qui sortira de votre bouche sera ce que veut le ciel. " Le pape leva les yeux, signa et s'écria : " Donnez cours à la bulle. "

Megacci posa les premières affiches de la bulle aux portes des trois basiliques, de Saint-Pierre, de Sainte-Marie-Majeure et de Saint-Jean-de-Latran. Le placard fut arraché ; le général Miollis l'expédia à l'empereur.

Si quelque chose pouvait rendre à l'excommunication un peu de son ancienne force, c'était la vertu de Pie VII : chez les anciens, la foudre qui éclatait dans un ciel serein passait pour la plus menaçante. Mais la bulle conservait encore un caractère de faiblesse : Napoléon, compris parmi les spoliateurs de l'Eglise, n'était pas expressément nommé. Le temps était aux frayeurs ; les timides se réfugièrent en sûreté de conscience dans cette absence d'excommunication nominale. Il fallait combattre à coups de tonnerre ; il fallait rendre foudre pour foudre, puisqu'on n'avait pas pris le parti de se défendre ; il fallait faire cesser le culte, fermer les portes des temples, mettre les églises en interdit, ordonner aux prêtres de ne plus administrer les sacrements. Que le siècle fût propre ou non à cette haute aventure, utile était de la tenter : Grégoire VII n'y eût pas manqué. Si d'une part il n'y avait pas assez de foi pour soutenir une excommunication, de l'autre il n'y en avait plus assez pour que Bonaparte, devenant un Henri VIII, se fît chef d'une Eglise séparée. L'empereur, par l'excommunication complète, se fût trouvé dans des difficultés inextricables : la violence peut fermer les églises, mais elle ne les peut ouvrir ; on ne saurait ni forcer le peuple à prier, ni contraindre le prêtre à offrir le saint sacrifice. Jamais on n'a joué contre Napoléon toute la partie qu'on pouvait jouer.

Un prêtre de soixante et onze ans, sans un soldat, tenait en échec l'empire. Murat dépêcha sept cents Napolitains à Miollis : l'inaugurateur de la fête de Virgile à Mantoue, Radet, général de gendarmerie qui se trouvait à Rome, furent chargés d'enlever le pape et le cardinal Pacca. Les précautions militaires furent prises, les ordres donnés dans le plus grand secret et tout juste comme dans la nuit de la Saint-Barthélémy : lorsqu'une heure après minuit frapperait à l'horloge du Quirinal, les troupes rassemblées en silence devaient monter intrépidement à l'escalade de la geôle de deux prêtres décrépits.

A l'heure attendue, le général Radet pénétra dans la cour du Quirinal par la grande entrée ; le colonel Siry, qui s'était glissé dans le palais, lui en ouvrit en dedans les portes. Le général monte aux appartements : arrivé dans la salle des sanctifications, il y trouve la garde suisse, forte de quarante hommes ; elle ne fit aucune résistance, ayant reçu l'ordre de s'abstenir : le pape ne voulait avoir devant lui que Dieu.

Les fenêtres du palais donnant sur la rue qui va à la Porta Pia avaient été brisées à coups de hache. Le pape levé à la hâte, se tenait en rochet et en mosette dans la salle de ses audiences ordinaires avec le cardinal Pacca, le cardinal Despuig, quelques prélats et des employés de la secrétairerie. Il était assis devant une table entre les deux cardinaux. Radet entre ; on reste de part et d'autre en silence. Radet pâle et déconcerté prit enfin la parole : il déclare à Pie VII qu'il doit renoncer à la souveraineté temporelle de Rome, et que si Sa Sainteté refuse d'obéir il a ordre de la conduire au général Miollis. Le pape répondit que si les serments de fidélité obligeaient Radet d'obéir aux injonctions de Bonaparte, à plus forte raison lui, Pie VII, devait tenir les serments qu'il avait faits en recevant la tiare ; il ne pouvait ni céder ni abandonner le domaine de l'Eglise qui ne lui appartenait pas, et dont il n'était que l'administrateur.

Le pape ayant demandé s'il devait partir seul : " Votre Sainteté, répondit le général, peut emmener avec elle son ministre. " Pacca courut se revêtir dans une chambre voisine de ses habits de cardinal.

Dans la nuit de Noël, Grégoire VII, célébrant l'office à Sainte-Marie-Majeure, fut arraché de l'autel, blessé à la tête, dépouillé de ses ornements et conduit dans une tour par ordre du préfet Cencius. Le peuple prit les armes ; Cencius effrayé tomba aux pieds de son captif. Grégoire apaisa le peuple, fut ramené à Sainte-Marie-Majeure, et acheva l'office.

Nogaret et Colonne entrèrent la nuit (8 septembre 1303) dans Anagni, forcèrent la maison de Boniface VIII qui les attendait le manteau pontifical sur les épaules, la tête ceinte de la tiare, les mains armées des clefs et de la croix. Colonne le frappa au visage : Boniface en mourut de rage et de douleur.

Pie VII, humble et digne, ne montra ni la même audace humaine, ni le même orgueil du monde ; les exemples étaient plus près de lui ; ses épreuves ressemblaient à celles de Pie VI. Deux papes du même nom, successeurs l'un de l'autre, ont été victimes de nos révolutions. Tous deux traînés en France par la voie douloureuse ; l'un âgé de quatre-vingt-deux ans, venant expirer à Valence, l'autre, septuagénaire, subir la prison à Fontainebleau. Pie VII semblait être le fantôme de Pie VI, repassant sur le même chemin.

Lorsque Pacca dans sa robe de cardinal revint, il trouva son auguste maître déjà entre les mains des sbires et des gendarmes qui le forçaient de descendre les escaliers sur les débris des portes jetées à terre. Pie VI, enlevé du Vatican le 20 février 1800, trois heures avant le lever du soleil, abandonna le monde de chefs-d'oeuvre qui semblait le pleurer et sortit de Rome, au murmure des fontaines de la place Saint-Pierre, par la porte Angélique. Pie VII, enlevé du Quirinal le 16 juillet au point du jour, sortit par la Porta Pia ; il fit le tour des murailles jusqu'à la porte du Peuple. Cette Porta Pia, où tant de fois je me suis promené seul, fut celle par laquelle Alaric entra dans Rome. En suivant le chemin de ronde, où Pie VII avait passé, je ne voyais du côté de la villa Borghèse que la retraite de Raphaël, et du côté du Mont Pincio que les refuges de Claude Lorrain et du Poussin ; merveilleux souvenirs de la beauté des femmes et de la lumière de Rome ; souvenirs du génie des arts que protégea la puissance pontificale, et qui pouvaient suivre et consoler un prince captif et dépouillé.

Quand Pie VII partit de Rome, il avait dans sa poche un papetto de vingt-deux sous comme un soldat à cinq sous par étape : il a recouvré le Vatican. Bonaparte, au moment des exploits du général Radet, avait les mains pleines de royaumes : que lui en est-il resté ? Radet a imprimé le récit de ses exploits ; il en a fait faire un tableau qu'il a laissé à sa famille : tant les notions de la justice et de l'honneur sont brouillées dans les esprits.

Dans la cour du Quirinal le pape avait rencontré les Napolitains ses oppresseurs ; il les bénit ainsi que la ville : cette bénédiction apostolique se mêlant à tout, dans le malheur comme dans la prospérité, donne un caractère particulier aux événements de la vie de ces rois-pontifes qui ne ressemblent point aux autres rois.

Des chevaux de poste attendaient en dehors de la porte du Peuple. Les persiennes de la voiture où monta Pie VII étaient clouées du côté où il s'assit ; le pape entré, les portières furent fermées à double tour, et Radet mit les clefs dans sa poche ; le chef des gendarmes devait accompagner le pape jusqu'à la Chartreuse de Florence.

A Monterossi il y avait sur le seuil des portes des femmes qui pleuraient : le général pria Sa Sainteté de baisser les rideaux de la voiture pour se cacher. La chaleur était accablante. Vers le soir Pie VII demanda à boire ; le maréchal des logis Cardigny remplit une bouteille d'une eau sauvage qui coulait sur le chemin ; Pie VII but avec grand plaisir. Sur la montagne de Radicofani le pape descendit à une pauvre auberge ; ses habits étaient trempés de sueur, et il n'avait pas de quoi se changer ; Pacca aida la servante à faire le lit de Sa Sainteté. Le lendemain le pape rencontra des paysans ; il leur dit : " Courage et prières ! " on traversa Sienne ; on entra dans Florence, une des roues de la voiture se brisa ; le peuple ému s'écriait : " Santo padre ! santo padre ! ", Le pape fut tiré hors de la voiture renversée par une portière. Les uns se prosternaient, les autres touchaient les vêtements de Sa Sainteté, comme le peuple de Jérusalem la robe du Christ.

Le pape put enfin se remettre en route pour la Chartreuse ; il hérita dans cette solitude de la couche que dix ans auparavant avait occupée Pie VI, lorsque deux palefreniers hissaient celui-ci dans la voiture et qu'il poussait des gémissements de souffrance. La Chartreuse appartenait au site de Vallombrosa, par une succession de forêts de pins on arrivait aux Camaldules, et de là, de rocher en rocher, à ce sommet de l'Apennin qui voit les deux mers. Un ordre subit contraignit Pie VII de repartir pour Alexandrie ; il n'eut que le temps de demander un bréviaire au prieur ; Pacca fut séparé du souverain pontife.

De la Chartreuse à Alexandrie la foule accourut de toutes parts ; on jetait des fleurs au captif, on lui donnait de l'eau, on lui présentait des fruits ; des gens de la campagne prétendaient le délivrer et lui disaient : " Vuole ? dica. " Un pieux larron lui déroba une épingle, relique qui devait ouvrir au ravisseur les portes du ciel.

A trois milles de Gênes une litière conduisit le pape au bord de la mer ; une felouque le transporta de l'autre côté de la ville à Saint-Pierre d'Arena. Par la route d'Alexandrie et de Mondovi, Pie VII gagna le premier village français ; il y fut accueilli avec des effusions de tendresse religieuse ; il disait : " Dieu pourrait-il nous ordonner de paraître insensible à ces marques d'affection ? "

Les Espagnols faits prisonniers à Saragosse étaient détenus à Grenoble : comme ces garnisons d'Européens oubliées sur quelques montagnes des Indes, ils chantaient la nuit et faisaient retentir ces climats étrangers des airs de la patrie. Tout à coup le pape descend ; il semblait avoir entendu ces voix chrétiennes. Les captifs volent au-devant du nouvel opprimé ; ils tombent à genoux. Pie VII jette presque tout son corps hors de la portière. il étend ses mains amaigries et tremblantes sur ces guerriers qui avaient défendu la liberté de l'Espagne avec l'épée, comme il avait défendu la liberté de l'Italie avec la foi ; les deux glaives se croisent sur des têtes héroïques.

De Grenoble Pie VII atteignit Valence. Là, Pie VI avait expiré ; là, il s'était écrié quand on le montra au peuple : " Ecce homo ! " Là, Pie VI se sépara de Pie VII ; le mort, rencontrant sa tombe, y rentra ; il fit cesser la double apparition, car jusqu'alors on avait vu comme deux papes marchant ensemble, ainsi que l'ombre accompagne le corps. Pie VII portait l'anneau que Pie VI avait au doigt lorsqu'il expira : signe qu'il avait accepté les misères et les destinées de son devancier.

A deux lieues de Comana, saint Chrysostome logea aux établissements de saint Basilisque ; ce martyr lui apparut pendant la nuit et lui dit : " Courage, mon frère Jean ! demain nous serons ensemble. " Jean répliqua : " Dieu soit loué de tout ! " Il s'étendit à terre et mourut.

A Valence, Bonaparte commença la carrière d'où il s'élança sur Rome. On ne laissa pas le temps à Pie VII de visiter les cendres de Pie VI ; on le poussa précipitamment à Avignon : c'était le faire rentrer dans la petite Rome ; il y put voir la glacières dans les souterrains du palais d'une autre lignée de pontifes, et entendre la voix de l'ancien poète couronné, qui rappelait les successeurs de saint Pierre au Capitole.

Conduit au hasard, il rentra dans la Savoie maritime ; au pont du Var, il le voulut traverser à pied, il rencontra la population divisée en ordres de métiers, les ecclésiastiques vêtus de leurs habits sacerdotaux, et dix mille personnes à genoux dans un profond silence. La reine d'Etrurie avec ses deux enfants, à genoux aussi attendait le Saint Père au bout du pont. A Nice, les rues de la ville étaient jonchées de fleurs. Le commandant qui menait le pape à Savone, prit la nuit un chemin infréquenté par les bois ; à son grand étonnement il tomba au milieu d'une illumination solitaire ; un lampion avait été attaché à chaque arbre. Le long de la mer, la Corniche était pareillement illuminée ; les vaisseaux aperçurent de loin ces phares que le respect, l'attendrissement et la piété allumaient pour le naufrage d'un moine captif. Napoléon revint-il ainsi de Moscou ? Etait-ce du bulletin de ses bienfaits et des bénédictions des peuples qu'il était précédé ?

Durant ce long voyage, la bataille de Wagram avait été gagnée, le mariage de Napoléon avec Marie-Louise arrêté. Treize des cardinaux mandés à Paris furent exilés et la consulte romaine formée par la France avait de nouveau prononcé la réunion du Saint-Siège à l'empire.

Le pape détenu à Savone, fatigué et assiégé par les créatures de Napoléon, émit un bref dont le cardinal Roverella fut le principal auteur, et qui permettait d'envoyer des bulles de confirmation à différents évêques nommés. L'empereur n'avait pas compté sur tant de complaisance ; il rejeta le bref parce qu'il lui eût fallu mettre le souverain pontife en liberté. Dans un accès de colère il avait ordonné que les cardinaux opposants quittassent la pourpre ; quelques-uns furent enfermés à Vincennes.

Le préfet de Nice écrivit à Pie VII que " défense lui était faite de communiquer avec aucune église de l'empire, sous peine de désobéissance ; que lui, Pie VII a cessé d'être l'organe de l'Eglise parce qu'il prêche la rébellion et que son âme est toute de fiel ; que, puisque rien ne peut le rendre sage, il verra que Sa Majesté est assez puissante pour déposer un pape ".

Etait-ce bien le vainqueur de Marengo qui avait dicté la minute d'une pareille lettre ?

Enfin, après trois ans de captivité à Savone, le 9 de juin 1812, le pape fut mandé en France. On lui enjoignit de changer d'habits : dirigé sur Turin, il arriva à l'hospice du mont Cenis au milieu de la nuit. Là, près d'expirer, il reçut l'extrême-onction. On ne lui permit de s'arrêter que le temps nécessaire à l'administration du dernier sacrement ; on ne souffrit pas qu'il séjournât près du ciel. Il ne se plaignit point ; il renouvelait l'exemple de la mansuétude de la martyre de Verceil. Au bas de la montagne, au moment qu'elle allait être décollée, voyant tomber l'agrafe de la chlamyde du bourreau, elle dit à cet homme : " Voilà une agrafe d'or qui vient de tomber de ton épaule ; ramasse-la, crainte de perdre ce que tu n'as gagné qu'avec beaucoup de travail. "

Pendant sa traversée de la France, on ne permit pas à Pie VII de descendre de voiture. S'il prenait quelque nourriture, c'était dans cette voiture même, que l'on enfermait dans les remises de la poste. Le 20 juin au matin, il arriva à Fontainebleau ; Bonaparte trois jours après franchissait le Niémen pour commencer son expiation. Le concierge refusa de recevoir le captif, parce qu'aucun ordre ne lui était encore parvenu. L'ordre envoyé de Paris, le pape entra dans le château ; il y fit entrer avec lui la justice céleste : sur la même table où Pie VII appuyait sa main défaillante, Napoléon signa son abdication.

Si l'inique invasion de l'Espagne souleva contre Bonaparte le monde politique, l'ingrate occupation de Rome lui rendit contraire le monde moral : sans la moindre utilité, il s'aliéna comme à plaisir les peuples et les autels, l'homme et Dieu. Entre ces deux précipices qu'il avait creusés aux deux bords de sa vie, il alla, par une étroite chaussée, chercher sa destruction au fond de l'Europe, comme sur ce pont que la Mort, aidée du mal avait jeté à travers le chaos.

Pie VII n'est point étranger à ces Mémoires : c'est le premier souverain auprès duquel j'aie rempli une mission dans ma carrière politique, commencée et subitement interrompue sous l'Empire. Je le vois encore me recevant au Vatican, le Génie du Christianisme ouvert sur sa table, dans le même cabinet où j'ai été admis aux pieds de Léon XII et de Pie VIII. J'aime à rappeler ce qu'il a souffert : les douleurs qu'il a bénies à Rome en 1803 payeront aux siennes par mon souvenir une dette de reconnaissance.

 

2 L20 Chapitre 10

Cinquième coalition. - Prise de Vienne. - Bataille d'Essling. - Bataille de Wagram. - Paix signée dans le palais de l'empereur d'Autriche. - Divorce. - Napoléon épouse Marie-Louise. - Naissance du roi de Rome.

Le 9 avril 1809, se déclara la cinquième coalition entre l'Angleterre, l'Autriche, l'Espagne, sourdement appuyée du mécontentement des autres peuples. Les Autrichiens, se plaignant de l'infraction de traités, passent tout à coup l'Inn à Braunau : on leur avait reproché leur lenteur, ils voulurent faire les Napoléon ; cette allure ne leur allait pas. Heureux de quitter l'Espagne, Bonaparte accourt en Bavière ; il se met à la tête des Bavarois sans attendre les Français : tout soldat lui était bon. Il défait à d'Abensberg l'archiduc Louis, à Eckmühl l'archiduc Charles ; il scie en deux l'armée autrichienne, il effectue le passage de la Salza.

Il entre à Vienne. Le 21 et le 22 mai a lieu la terrible affaire d'Essling. La relation de l'archiduc Charles porte que, le premier jour, deux cent quatre-vingt-huit pièces autrichiennes tirèrent cinquante et un mille coups de canon, et que le lendemain plus de quatre cents pièces jouèrent de part et d'autre. Le maréchal Lannes fut blessé mortellement. Bonaparte lui dit un mot et puis l'oublia : l'attachement des hommes se refroidit aussi vite que le boulet qui les frappe.

La bataille de Wagram (14 juin 1809) résume les différents combats livrés en Allemagne : Bonaparte y déploie tout son génie. Le général César de Laville, chargé de l'aller prévenir d'un désastre qu'éprouve l'aile gauche, le trouve à l'aile droite dirigeant l'attaque du maréchal Davoust. Napoléon revient sur-le-champ à la gauche et répare l'échec essuyé par Masséna. Ce fut alors, au moment où l'on croyait la bataille perdue, que, jugeant seul du contraire par les manoeuvres de l'ennemi, il s'écria : " La bataille est gagnée ! " Il oppose sa volonté à la victoire hésitante ; il la ramène au feu comme César ramenait par la barbe au combat ses vétérans étonnés. Neuf cents bouches de bronze rugissent ; la plaine et les moissons sont en flammes ; de grands villages disparaissent ; l'action dure douze heures. Dans une seule charge, Lauriston marche au trot à l'ennemi, à la tête de cent pièces de canon. Quatre jours après on ramassait au milieu des blés des militaires qui achevaient de mourir aux rayons du soleil sur des épis piétinés, couchés et collés par du sang : les vers s'attachaient déjà aux plaies des cadavres avancés.

Dans ma jeunesse, on s'occupait de lire les commentaires de Folard et Guischardt, de Tempelhof et de Lloyd, sur les campagnes de Frédéric II ; on étudiait l'ordre profond et l'ordre mince ; j'ai fait manoeuvrer sur ma table de sous-lieutenant bien de petits carrés de bois. La science militaire a changé comme tout le reste par la Révolution ; Bonaparte a inventé la grande guerre, dont les conquêtes de la République lui avaient fourni l'idée par les masses réquisitionnaires. Il méprisa les places fortes qu'il se contenta de masquer, s'aventura dans le pays envahi et gagna tout, à coups de batailles. Il ne s'occupait point de retraites ; il allait droit devant lui comme ces voies romaines qui traversent sans se détourner les précipices et les montagnes. Il portait toutes ses forces sur un point, puis ramassait au demi-cercle les corps isolés dont il avait rompu la ligne. Cette manoeuvre qui lui fut propre était d'accord avec la furie française ; mais elle n'eût point réussi avec des soldats moins impétueux et moins agiles. Il faisait aussi, vers la fin de sa carrière, charger l'artillerie et emporter les redoutes par la cavalerie. Qu'en est-il résulté ? En menant la France à la guerre, on a appris à l'Europe à marcher : il ne s'est plus agi que de multiplier les moyens ; les masses ont équipollé les masses. Au lieu de cent mille hommes on en a pris six cent mille ; au lieu de cent pièces de canon on en a traîné cinq cents : la science ne s'est point accrue ; l'échelle seulement s'est élargie. Turenne en savait autant que Bonaparte, mais il n'était pas maître absolu et ne disposait pas de quarante millions d'hommes. Tôt ou tard il faudra rentrer dans la guerre civilisée que savait encore Moreau, guerre qui laisse les peuples en repos tandis qu'un petit nombre de soldats font leur devoir ; il faudra en revenir à l'art des retraites, à la défense d'un pays au moyen des places fortes, aux manoeuvres patientes qui ne coûtent que des heures en épargnant des hommes. Ces énormes batailles de Napoléon sont au delà de la gloire ; l'oeil ne peut embrasser ces champs de carnage qui, en définitive, n'amènent aucun résultat proportionné à leurs calamités. L'Europe, à moins d'événements imprévus, est pour longtemps dégoûtée de combats. Napoléon a tué la guerre en l'exagérant : notre guerre d'Afrique n'est qu'une école expérimentale ouverte à nos soldats.

Au milieu des morts, sur le champ de bataille de Wagram, Napoléon montra l'impassibilité qui lui était propre et qu'il affectait, afin de paraître au-dessus des autres hommes ; il dit froidement ou plutôt il répéta son mot habituel dans de telles circonstances : " Voilà une grande consommation ! "

Lorsqu'on lui recommandait des officiers blessés, il répondait : " Ils sont absents. " Si la vertu militaire enseigne quelques vertus, elle en affaiblit plusieurs : le soldat trop humain ne pourrait accomplir son oeuvre ; la vue du sang et des larmes, les souffrances, les cris de douleur, l'arrêtant à chaque pas, détruiraient en lui ce qui fait les Césars ; race dont, après tout, on se passerait volontiers.

Après la bataille de Wagram, un armistice est convenu à Znaïm. Les Autrichiens, quoi qu'en disent nos bulletins, s'étaient retirés en bon ordre et n'avaient pas laissé derrière eux un seul canon monté. Bonaparte, en possession de Schoenbrünn, y travaillait à la paix. " Le 13 octobre, dit le duc de Cadore, j'étais venu de Vienne pour travailler avec l'empereur. Après quelques moments d'entretien, il me dit : " Je vais passer la revue ; restez dans mon cabinet ; vous rédigerez cette note que je verrai après la revue. " Je restai dans son cabinet avec M. de Menneval, son secrétaire intime ; il rentra bientôt. - Le prince de Lichtenstein, me dit Napoléon, ne vous a-t-il pas fait connaître qu'on lui faisait souvent la proposition de m'assassiner ? - Oui, sire ; il m'a exprimé l'horreur avec laquelle il rejetait ces propositions. - Eh bien ! on vient d'en faire la tentative. Suivez-moi. " J'entrai avec lui dans le salon. Là étaient quelques personnes qui paraissaient très agitées et qui entouraient un jeune homme de dix-huit à vingt ans, d'une figure agréable, très douce, annonçant une sorte de candeur, et qui seul paraissait conserver un grand calme. C'était l'assassin. Il fut interrogé avec une grande douceur par Napoléon lui-même, le général Rapp servant d'interprète. Je ne rapporterai que quelques-unes de ses réponses, qui me frappèrent davantage.

" Pourquoi vouliez-vous m'assassiner ? - Parce qu'il n'y aura jamais de paix pour l'Allemagne tant que vous serez au monde. - Qui vous a inspiré ce projet ? - L'amour de mon pays. - Ne l'avez-vous concerté avec personne ? - Je l'ai trouvé dans ma conscience. - Ne saviez-vous pas à quels dangers vous vous exposiez ? - Je le savais ; mais je serais heureux de mourir pour mon pays. - Vous avez des principes religieux ; croyez-vous que Dieu autorise l'assassinat ? - J'espère que Dieu me pardonnera en faveur de mes motifs. - Est-ce que, dans les écoles que vous avez suivies, on enseigne cette doctrine ? - Un grand nombre de ceux qui les ont suivies avec moi sont animés de ces sentiments et disposés à dévouer leur vie au salut de la patrie. - Que feriez-vous si je vous mettais en liberté ? - Je vous tuerais. "

" La terrible naïveté de ces réponses, la froide et inébranlable résolution qu'elles annonçaient, et ce fanatisme, si fort au-dessus de toutes les craintes humaines, firent sur Napoléon une impression que je jugeai d'autant plus profonde qu'il montrait plus de sang-froid. Il fit retirer tout le monde, et je restai seul avec lui. Après quelques mots sur un fanatisme aussi aveugle et aussi réfléchi, il me dit : " Il faut faire la paix. " Ce récit du duc de Cadore méritait d'être cité en entier.

Les nations commençaient leur levée ; elles annonçaient à Bonaparte des ennemis plus puissants que les rois ; la résolution d'un seul homme du peuple sauvait alors l'Autriche. Cependant la fortune de Napoléon ne voulait pas encore tourner la tête. Le 14 août 1809, dans le palais même de l'empereur d'Autriche, il fait la paix ; cette fois la fille des Césars est la palme remportée ; mais Joséphine avait été sacrée, et Marie-Louise ne le fut pas : avec sa première femme, la vertu de l'onction divine sembla se retirer du triomphateur. J'aurais pu voir dans Notre-Dame de Paris la même cérémonie que j'ai vue dans la cathédrale de Reims ; à l'exception de Napoléon, les mêmes hommes y figuraient.

Un des acteurs secrets qui eut le plus de part dans la conduite intérieure de cette affaire fut mon ami Alexandre de Laborde, blessé dans les rangs des émigrés, et honoré de la croix de Marie-Thérèse pour ses blessures.

Le 2 mars, le prince de Neuchâtel épousa à Vienne, par procuration, l'archiduchesse Marie-Louise. Celle-ci partit pour la France, accompagnée de la princesse Murat : Marie-Louise était parée sur la route des emblèmes de la souveraine. Elle arriva à Strasbourg le 22 mars, et le 28 au château de Compiègne, où Bonaparte l'attendait. Le mariage civil eut lieu à Saint-Cloud le 1er avril ; le 2, le cardinal Fesch donna dans le Louvre la bénédiction nuptiale aux deux époux. Bonaparte apprit à cette seconde femme à lui devenir infidèle, ainsi que l'avait été la première, en trompant lui-même son propre lit par son intimité avec Marie-Louise avant la célébration du mariage religieux : mépris de la majesté des moeurs royales et des lois saintes qui n'était pas d'un heureux augure.

Tout paraît achevé. Bonaparte a obtenu la seule chose qui lui manquait : comme Philippe-Auguste s'alliant à Isabelle de Hainaut, il confond la dernière race avec la race des grands rois ; le passé se réunit à l'avenir. En arrière comme en avant, il est désormais le maître des siècles s'il se veut enfin fixer au sommet ; mais il a la puissance d'arrêter le monde et n'a pas celle de s'arrêter : il ira jusqu'à ce qu'il ait conquis la dernière couronne qui donne du prix à toutes les autres, la couronne du malheur.

L'archiduchesse Marie-Louise, le 20 mars 1811, accouche d'un fils : sanction supposée des félicités précédentes. De ce fils, éclos, comme les oiseaux du pôle, au soleil de minuit, il ne restera qu'une valse triste, composée par lui-même à Schoenbrünn, et jouée sur des orgues dans les rues de Paris, autour du palais de son père.

 

2 L20 Chapitre 11

Projets et préparatifs de la guerre de Russie. - Embarras de Napoléon.

Bonaparte ne voyait plus d'ennemis ; ne sachant où prendre des empires, faute de mieux il avait pris le royaume de Hollande à son frère. Mais une inimitié secrète, qui remontait à l'époque de la mort du duc d'Enghien, était restée au fond du coeur de Napoléon contre Alexandre. Une rivalité de puissance l'animait ; il savait ce que la Russie pouvait faire et à quel prix il avait acheté les victoires de Friedland et d'Eylau. Les entrevues de Tilsit et d'Erfurt, des suspensions d'armes forcées, une paix que le caractère de Bonaparte ne pouvait supporter, des déclarations d'amitié, des serrements de main, des embrassades, des projets fantastiques de conquêtes communes, tout cela n'était que des ajournements de haine. Il restait sur le continent un pays et des capitales où Napoléon n'était point entré, un empire debout en face de l'empire français : les deux colosses se devaient mesurer. A force d'étendre la France, Bonaparte avait rencontré les Russes, comme Trajan, en passant le Danube, avait rencontré les Goths.

Un calme naturel, soutenu d'une piété sincère depuis qu'il était revenu à la religion, inclinait Alexandre à la paix : il ne l'aurait jamais rompue si l'on n'était venu le chercher. Toute l'année 1811 se passa en préparatifs. La Russie invitait l'Autriche domptée et la Prusse pantelante à se réunir à elle dans le cas où elle serait attaquée. l'Angleterre arrivait avec sa bourse. L'exemple des Espagnols avait soulevé les sympathies des peuples ; déjà commençait à se former le lien de la vertu (Tugendbund) qui enserrait peu à peu la jeune Allemagne.

Bonaparte négociait ; il faisait des promesses : il laissait espérer au roi de Prusse la possession des provinces russes allemandes ; le roi de Saxe et l'Autriche se flattaient d'obtenir des agrandissements dans ce qui restait encore de la Pologne ; des princes de la Confédération du Rhin rêvaient des changements de territoire à leur convenance ; il n'y avait pas jusqu'à la France que Napoléon ne méditât d'élargir, quoiqu'elle débordât déjà sur l'Europe ; il prétendait l'augmenter nominativement de l'Espagne. Le général Sébastiani lui dit : " Et votre frère ? " Napoléon répliqua : " Qu'importe mon frère ! est-ce qu'on donne un royaume comme l'Espagne ? " Le maître disposait par un mot du royaume qui avait coûté tant de malheurs et de sacrifices à Louis XIV ; mais il ne l'a pas gardé si longtemps. Quant aux peuples, jamais homme n'en a moins tenu compte et ne les a plus méprisés que Bonaparte : il en jetait des lambeaux à la meute de rois qu'il conduisait à la chasse, le fouet à la main : " Attila, dit Jornandès, menait avec lui une foule de princes tributaires qui attendaient avec crainte et tremblement un signe du maître des monarques pour exécuter ce qui leur serait ordonné. "

Avant de marcher en Russie avec ses alliées l'Autriche et la Prusse, avec la Confédération du Rhin composée de rois et de princes, Napoléon avait voulu assurer ses deux flancs qui touchaient aux deux bords de l'Europe : il négociait deux traités, l'un au midi avec Constantinople, l'autre au nord avec Stockholm. Ces traités manquèrent.

Napoléon, à l'époque de son Consulat, avait renoué des intelligences avec la Porte : Sélim et Bonaparte avaient échangé leurs portraits ; ils entretenaient une correspondance mystérieuse. Napoléon écrivait à son compère, en date d'Ostende, 3 avril 1807 : " Tu t'es montré le digne descendant des Sélim et des Soliman. Confie-moi tous tes besoins : je suis assez puissant et assez intéressé à tes succès, tant par amitié que par politique, pour n'avoir rien à te refuser. " Charmante effusion de tendresse entre deux sultans causant bec à bec, comme aurait dit Saint-Simon.

Sélim renversé, Napoléon revient au système russe et songe à partager la Turquie avec Alexandre ; puis, bouleversé encore par un nouveau cataclysme d'idées, il se détermine à l'invasion de l'empire moscovite. Mais ce n'est que le 21 mars 1812 qu'il demande à Mahmoud son alliance, requérant soudain de lui cent mille Turcs au bord du Danube. Pour cette armée, il offre à la Porte la Valachie et la Moldavie. Les Russes l'avaient devancé ; leur traité était au moment de se conclure, et il fut signé le 28 mai 1812.

Au nord, les événements trompèrent également Bonaparte. Les Suédois auraient pu envahir la Finlande, comme les Turcs menacer la Crimée : par cette combinaison la Russie, ayant deux guerres sur les bras, eût été dans l'impossibilité de réunir ses forces contre la France ; ce serait de la politique sur une vaste échelle, si le monde n'était aujourd'hui rapetissé au moral comme au physique par la communication des idées et des chemins de fer. Stockholm, se renfermant dans une politique nationale, s'arrangea avec Pétersbourg.

Après avoir perdu en 1807 la Poméranie envahie par les Français, et en 1808 la Finlande envahie par la Russie, Gustave IV avait été déposé. Gustave, loyal et fou, a augmenté le nombre des rois errants sur la terre, et moi, je lui ai donné une lettre de recommandation pour les Pères de Terre sainte : c'est au tombeau de Jésus-Christ qu'il se faut consoler. L'oncle de Gustave fut mis en place de son neveu détrôné. Bernadotte, ayant commandé le corps d'armée français en Poméranie, s'était attiré l'estime des Suédois ; ils jetèrent les yeux sur lui ; Bernadotte fut choisi pour combler le vide que laissait le prince de Holstein-Augustembourg, prince héréditaire de Suède, nouvellement élu et mort. Napoléon vit avec déplaisir l'élection de son ancien compagnon.

L'inimitié de Bonaparte et de Bernadotte remontait haut : Bernadotte s'était opposé au 18 brumaire ; ensuite il contribua, par des conversations animées et par l'ascendant qu'il exerçait sur les esprits, à ces brouillements qui amenèrent Moreau devant une cour de justice. Bonaparte se vengea à sa façon, en cherchant à ravaler un caractère. Après le jugement de Moreau il fit présent à Bernadotte d'une maison, rue d'Anjou, dépouille du général condamné ; par une faiblesse alors trop commune, le beau-frère de Joseph n'osa refuser cette munificence peu honorable. Grosbois fut donné à Berthier. La fortune ayant mis le sceptre de Charles XII aux mains d'un compatriote de Henri IV, Charles-Jean se refusa à l'ambition de Napoléon ; il pensa qu'il lui était plus sûr d'avoir pour allié Alexandre, son voisin, que Napoléon, ennemi éloigné ; il se déclara neutre, conseilla la paix et se proposa pour médiateur entre la Russie et la France.

Bonaparte entre en fureur ; il s'écrie : " Lui, le misérable, il me donne des conseils ! il veut me faire la loi ! un homme qui tient tout de ma bonté ! quelle ingratitude ! Je saurai bien le forcer de suivre mon impulsion souveraine ! " A la suite de ces violences, Bernadotte signa le 24 mars 1812 le traité de Pétersbourg.

Ne demandez pas de quel droit Bonaparte traitait Bernadotte de misérable , oubliant qu'il ne sortait, lui Bonaparte, ni d'une source plus élevée, ni d'une autre origine : la Révolution et les armes. Ce langage insultant n'annonçait ni la hauteur héréditaire du rang, ni la grandeur de l'âme. Bernadotte n'était point ingrat, il ne devait rien à la bonté de Bonaparte.

L'empereur s'était transformé en un monarque de vieille race qui s'attribue tout, qui ne parle que de lui, qui croit récompenser ou punir en disant qu'il est satisfait ou mécontent. Beaucoup de siècles passés sous la couronne, une longue suite de tombeaux à Saint-Denis, n'excuseraient pas même ces arrogances.

La fortune ramena des Etats-Unis et du nord de l'Europe deux généraux français sur le même champ de bataille, pour faire la guerre à un homme contre lequel ils s'étaient d'abord réunis et qui les avait séparés. Soldat ou roi, nul ne songeait alors qu'il y eût crime à vouloir renverser l'oppresseur des libertés. Bernadotte triompha, Moreau succomba. Les hommes disparus jeunes sont de vigoureux voyageurs ; ils font vite une route que des hommes plus débiles achèvent à pas lents.

 

2 L20 Chapitre 12

L'empereur entreprend l'expédition de Russie. - Objections. - Faute de Napoléon.

Ce ne fut pas faute d'avertissements que Bonaparte s'obstina à la guerre de Russie : le duc de Frioul, le comte de Ségur, le duc de Vicence, consultés, opposèrent à cette entreprise une foule d'objections : " Il ne faut pas, disait courageusement le dernier ( Histoire de la grande armée ), en s'emparant du continent et même des Etats de la famille de son allié, accuser cet allié de manquer au système continental. Quand les armées françaises couvraient l'Europe, comment reprocher aux Russes leur armée ? Fallait-il donc se jeter par delà tous ces peuples de l'Allemagne, dont les plaies faites par nous n'étaient point encore cicatrisées ? Les Français ne se reconnaissaient déjà plus au milieu d'une patrie qu'aucune frontière naturelle ne limitait. Qui donc défendra la véritable France abandonnée ? - Ma renommée ", répliqua l'empereur. Médée avait fourni cette réponse : Napoléon faisait descendre à lui la tragédie.

Il annonçait le dessein d'organiser l'empire en cohortes de ban et d'arrière-ban : sa mémoire était une confusion de temps et de souvenirs. A l'objection des divers partis existants encore dans l'empire, il répondait : " Les royalistes redoutent plus ma perte qu'ils ne la désirent. Ce que j'ai fait de plus utile et de plus difficile a été d'arrêter le torrent révolutionnaire : il aurait tout englouti. Vous craignez la guerre pour mes jours ? Me tuer, moi, c'est impossible : ai-je donc accompli les volontés du Destin ? Je me sens poussé vers un but que je ne connais pas. Quand je l'aurai atteint, un atome suffira pour m'abattre. " C'était encore une copie : les Vandales en Afrique, Alaric en Italie, disaient ne céder qu'à une impulsion surnaturelle : divino jussu ac perurgeri .

L'absurde et honteuse querelle avec le pape augmentant les dangers de la position de Bonaparte, le cardinal Fesch le conjurait de ne pas s'attirer à la fois l'inimitié du ciel et de la terre : Napoléon prit son oncle par la main, le mena à une fenêtre (c'était la nuit) et lui dit : " Voyez-vous cette étoile ? - Non, sire. - Regardez bien. - Sire, je ne la vois pas. - Eh bien, moi, je la vois. "

" Vous aussi, disait Bonaparte à M. de Caulaincourt, vous êtes devenu Russe. "

" Souvent, assure M. de Ségur, on le voyait (Napoléon) à demi renversé sur un sofa, plongé dans une méditation profonde ; puis il en sort tout à coup comme en sursaut, convulsivement et par des exclamations ; il croit s'entendre nommer et s'écrie : Qui m'appelle ? Alors il se lève, marche avec agitation. " Quand le Balafré touchait à sa catastrophe, il monta sur la terrasse du donjon du château de Blois, appelée le Perche au Breton : sous un ciel d'automne, une campagne déserte s'étendant au loin, on le vit se promener à grands pas avec des mouvements furieux. Bonaparte, dans ses hésitations salutaires, dit : " Rien n'est assez établi autour de moi pour une guerre aussi lointaine ; il faut la retarder de trois ans. " Il offrait de déclarer au czar qu'il ne contribuerait ni directement, ni indirectement, au rétablissement d'un royaume de Pologne : l'ancienne et la nouvelle France ont également abandonné ce fidèle et malheureux pays.

Cet abandon, entre toutes les fautes politiques commises par Bonaparte, est une des plus graves. Il a déclaré depuis cette faute, que s'il n'avait pas procédé à un rétablissement hautement indiqué, c'est qu'il avait craint de déplaire à son beau-père. Bonaparte était bien homme à être retenu par des considérations de famille ! L'excuse était si faible qu'elle ne le mène, en la donnant, qu'à maudire son mariage avec Marie-Louise. Loin d'avoir senti ce mariage de la même manière, l'empereur de Russie s'était écrié : " Me voilà renvoyé au fond de mes forêts. " Bonaparte fut tout simplement aveuglé par l'antipathie qu'il avait pour la liberté des peuples.

Le prince Poniatowski, lors de la première invasion de l'armée française avait organisé des troupes polonaises ; des corps politiques s'étaient assemblés ; la France maintint deux ambassadeurs successifs à Varsovie, l'archevêque de Malines et M. Bignon. Français du Nord, les Polonais étaient braves et légers comme nous, ils parlaient notre langue ; ils nous aimaient comme des frères ; ils se faisaient tuer pour nous avec une fidélité où respirait leur aversion de la Russie. La France les avait jadis perdus ; il lui appartenait de leur rendre la vie : ne devait-on rien à ce peuple sauveur de la chrétienté ? Je l'ai dit à Alexandre à Vérone : " Si Votre Majesté ne rétablit pas la Pologne, elle sera obligée de l'exterminer. " Prétendre ce royaume condamné à l'oppression par sa position géographique, c'est trop accorder aux collines et aux rivières : vingt peuples entourés de leur seul courage ont gardé leur indépendance, et l'Italie, remparée des Alpes, est tombée sous le joug de quiconque les a voulu franchir. Il serait plus juste de reconnaître une autre fatalité, savoir que les peuples belliqueux, habitants des plaines, sont condamnés à la conquête : des plaines sont accourus les divers envahisseurs de l'Europe.

Loin de favoriser la Pologne, on voulut que ses soldats prissent la cocarde nationale ; pauvre qu'elle était, on la chargeait d'entretenir une armée française de quatre-vingt mille hommes ; le grand-duché de Varsovie était promis au roi de Saxe. Si la Pologne eût été reformée en royaume, la race slave depuis la Baltique jusqu'à la mer Noire reprenait son indépendance. Même dans l'abandon où Napoléon laissait les Polonais, tout en se servant d'eux, ils demandaient qu'on les jetât en avant ; ils se vantaient de pouvoir seuls entrer sans nous à Moscou : proposition inopportune ! Le poète armé, Bonaparte, avait reparu ; il voulait monter au Kremlin pour y chanter et pour signer un décret sur les théâtres.

Quoi qu'on publie aujourd'hui à la louange de Bonaparte, ce grand démocrate, sa haine des gouvernements constitutionnels était invincible ; elle ne l'abandonna point alors même qu'il était entré dans les déserts menaçants de la Russie. Le sénateur Wibicki lui apporta jusqu'à Wilna les résolutions de la Diète de Varsovie : " C'est à vous ", disait-il dans son exagération sacrilège, " c'est à vous qui dictez au siècle son histoire, et en qui la force de la Providence réside, c'est à vous d'appuyer des efforts que vous devez approuver. " Il venait, lui Wibicki, demander à Napoléon le Grand de prononcer ces seules paroles : " Que le royaume de Pologne existe ", et le royaume de Pologne existera. " Les Polonais se dévoueront aux ordres du chef devant qui les siècles ne sont qu'un moment, et l'espace qu'un point. "

Napoléon répondit :

" Gentilshommes, députés de la Confédération de Pologne, j'ai entendu avec intérêt ce que vous venez de me dire. Polonais, je penserais et agirais comme vous ; j'aurais voté comme vous dans l'assemblée de Varsovie. L'amour de son pays est le premier devoir de l'homme civilisé. Dans ma situation, j ' ai beaucoup d ' intérêts à concilier et beaucoup de devoirs à remplir . Si j'avais régné pendant le premier, le second, ou le troisième partage de la Pologne, j'aurais armé mes peuples pour la défendre.

" J'aime votre nation ! Pendant seize ans j'ai vu vos soldats à mes côtés, dans les champs d'Italie et dans ceux de l'Espagne. J'applaudis à ce que vous avez fait ; j'autorise les efforts que vous voulez faire : je ferai tout ce qui dépendra de moi pour seconder vos résolutions.

" Je vous ai tenu le même langage dès ma première entrée en Pologne. Je dois y ajouter que j ' ai garanti à l ' empereur d ' Autriche l ' intégrité de ses domaines, et que je ne puis sanctionner aucune manoeuvre, ou aucun mouvement qui tende à troubler la paisible possession de ce qui lui reste des provinces de la Pologne .

" Je récompenserai ce dévouement de vos contrées qui vous rend si intéressants et vous acquiert tant de titres à mon estime et à ma protection, par tout ce qui pourra dépendre de moi dans les circonstances . "

Ainsi crucifiée pour le rachat des nations, la Pologne a été abandonnée ; on a lâchement insulté sa passion ; on lui a présenté l'éponge pleine de vinaigre, lorsque sur la croix de la liberté elle a dit : " J'ai soif, sitio . " " Quand la liberté, s'écria Mickiewicz, s'assiéra sur le trône du monde, elle jugera les nations. Elle dira à la France : Je t'ai appelée, tu ne m'as pas écoutée : va donc à l'esclavage. "

" Tant de sacrifices, tant de travaux, dit l'abbé de Lamennais, doivent-ils être stériles ? Les sacrés martyrs n'auraient-ils semé dans les champs de la patrie qu'un esclavage éternel ? Qu'entendez-vous dans ces forêts ? Le murmure triste des vents. Que voyez-vous passer sur ces plaines ? L'oiseau voyageur qui cherche un lieu pour se reposer. "

 

2 L20 Chapitre 13

Réunion à Dresde. - Bonaparte passe en revue son armée et arrive au bord du Niémen.

Le 9 mai 1812, Napoléon partit pour l'armée et se rendit à Dresde. C'est à Dresde qu'il rassembla les ressorts épars de la Confédération du Rhin, et que, pour la première et la dernière fois, il mit en mouvement cette machine qu'il avait fabriquée.

Parmi les chefs-d'oeuvre exilés qui regrettent le soleil de l'Italie, a lieu une réunion de l'empereur Napoléon et de l'impératrice Marie-Louise, de l'empereur et de l'impératrice d'Autriche, d'une cohue de souverains grands et petits. Ces souverains aspirent à former de leurs diverses cours les cercles subordonnés de la cour première : ils se disputent le vasselage ; l'un veut être échanson du sous-lieutenant de Brienne, l'autre son pannetier. L'histoire de Charlemagne est mise à contribution par l'érudition des chancelleries allemandes ; plus on était élevé, plus on était rampant : " Une dame de Montmorency, dit Bonaparte dans Las Cases, se serait précipitée pour renouer les souliers de l'impératrice. "

Lorsque Bonaparte traversait le palais de Dresde pour se rendre à un gala préparé, il marchait le premier et en avant, le chapeau sur la tête ; François II suivait chapeau bas, accompagnant sa fille, l'impératrice Marie-Louise ; la tourbe des princes venait pêle-mêle derrière dans un respectueux silence. L'impératrice d'Autriche manquait au cortège ; elle se disait souffrante, ne sortait de ses appartements qu'en chaise à porteurs, pour éviter de donner le bras à Napoléon, qu'elle détestait. Ce qui restait de sentiments nobles s'était retiré au coeur des femmes.

Un seul roi, le roi de Prusse, fut d'abord tenu à l'écart : " Que me veut ce prince ? " s'écriait Bonaparte avec impatience. " N'est-ce pas assez de l'importunité de ses lettres ? Pourquoi veut-il me persécuter encore de sa présence ? Je n'ai pas besoin de lui. " Dures paroles contre le malheur, prononcées la veille du malheur.

Le grand crime de Frédéric-Guillaume, auprès du républicain Bonaparte était d' avoir abandonné la cause des rois . Les négociations de la cour de Berlin avec le Directoire décelaient en ce prince, disait Bonaparte, une politique timide, intéressée, sans noblesse, qui sacrifiait sa dignité et la cause générale des trônes à de petits agrandissements . Quand il regardait sur une carte la nouvelle Prusse, il s'écriait : " Se peut-il que j'aie laissé à cet homme tant de pays ! " Des trois commissaires des alliés qui le conduisirent à Fréjus, le commissaire prussien fut le seul que Bonaparte reçut mal et avec lequel il ne voulut avoir aucun rapport. On a cherché la cause secrète de cette aversion de l'empereur pour Guillaume ; on l'a cru trouver dans telle et telle circonstance particulière : en parlant de la mort du duc d'Enghien, je pense avoir touché de plus près la vérité.

Bonaparte attendit à Dresde les progrès des colonnes de ses armées : Marlborough, dans cette même ville allant saluer Charles XII, aperçut sur une carte un tracé aboutissant à Moscou ; il devina que le monarque prendrait cette route, et ne se mêlerait pas de la guerre de l'occident. En n'avouant pas tout haut son projet d'invasion, Bonaparte ne pouvait néanmoins le cacher ; avec les diplomates il mettait en avant trois griefs : l'ukase du 31 décembre 1810, prohibant certaines importations en Russie, et détruisant, par cette prohibition, le système continental ; la protestation d'Alexandre contre la réunion du duché d'Oldenbourg ; les armements de la Russie. Si l'on n'était accoutumé à l'abus des mots, on s'étonnerait de voir donner pour cause légitime de guerre les règlements de douanes d'un Etat indépendant et la violation d'un système que cet Etat n'a pas adopté.

Quant à la réunion du duché d'Oldenbourg et aux armements de la Russie, vous venez de voir que le duc de Vicence avait osé montrer à Napoléon l'outrecuidance de ces reproches. La justice est si sacrée, elle semble si nécessaire au succès des affaires, que ceux mêmes qui la foulent aux pieds prétendent n'agir que d'après ses principes.

Cependant le général Lauriston fut envoyé à Saint-Pétersbourg et le comte de Narbonne au quartier général d'Alexandre : messagers de paroles suspectes de paix et de bon vouloir. L'abbé de Pradt avait été dépêché à la Diète polonaise ; il en revint surnommant son maître Jupiter-Scapin . Le comte de Narbonne rapporta qu'Alexandre, sans abattement et sans jactance, préférait la guerre à une paix honteuse. Le czar professait toujours pour Napoléon un enthousiasme naïf ; mais il disait que la cause des Russes était juste, et que son ambitieux ami avait tort. Cette vérité exprimée dans les bulletins moscovites prit l'empreinte du génie national : Bonaparte devint l' Antéchrist .

Napoléon quitte Dresde le 22 mai 1812, passe à Posen et à Thorn ; il y vit piller les Polonais par ses autres alliés. Il descend la Vistule, s'arrête à Dantzick, Koenigsberg et Gumbinnen.

Chemin faisant, il passe en revue ses différentes troupes : aux vieux soldats il parle des Pyramides, de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland ; avec les jeunes gens il s'occupe de leurs besoins, de leurs équipements, de leur solde, de leurs capitaines : il jouait dans ce moment à la bonté.

 

2 L21 Livre vingt-unième

1. Invasion de la Russie. - Wilna ; le sénateur polonais Wibicki ; le parlementaire russe Balascheff. - Smolensk. - Murat. - Le fils de Platoff. - 2. Retraite des Russes. - Le Borysthène. - Obsession de Bonaparte. - Kutuzoff succède à Barclay dans le commandement de l'armée russe. - Bataille de la Moskowa ou de Borodino. - Bulletin. - Aspect du champ de bataille. - 3. Extrait du dix-huitième bulletin de la grande armée. - 4. Marche en avant des Français. - Rostopchine. - Bonaparte au Mont-du-Salut. - Vue de Moscou. - Entrée de Napoléon au Kremlin. - Incendie de Moscou. - Bonaparte gagne avec peine Petrowski. - Ecriteau de Rostopchine. - Séjour sur les ruines de Moscou. - Occupations de Bonaparte. - 5. Retraite. - 6. Smolensk. - Suite de la retraite. - 7. Passage de la Bérésina. - 8. Jugement sur la campagne de Russie. - Dernier bulletin de la grande armée. - Retour de Bonaparte à Paris. - Harangue du Sénat.

 

2 L21 Chapitre 1

Invasion de la Russie. - Wilna ; le sénateur polonais Wibicki ; le parlementaire russe Balascheff. - Smolensk. - Murat. - Le fils de Platoff.

Lorsque Bonaparte franchit le Niémen, quatre-vingt-cinq millions cinq cent mille âmes reconnaissaient sa domination ou celle de sa famille ; la moitié de la population de la chrétienté lui obéissait ; ses ordres étaient exécutés dans un espace qui comprenait dix-neuf degrés de latitude et trente degrés de longitude. Jamais expédition plus gigantesque ne s'était vue, ne se reverra. Le 22 juin, à son quartier général de Wilkowiski, Napoléon proclame la guerre : " Soldats, la seconde guerre de la Pologne est commencée ; la première s'est terminée à Tilsit ; la Russie est entraînée par la fatalité : ses destins doivent s'accomplir. "

Moscou répond à cette voix jeune encore par la bouche de son métropolitain, âgé de cent dix ans : " La ville de Moscou reçoit Alexandre, son Christ, comme une mère dans les bras de ses fils zélés, et chante Hosanna ! Béni soit celui qui arrive ! " Bonaparte s'adressait au Destin, Alexandre à la Providence.

Le 23 juin 1812, Bonaparte reconnut de nuit le Niémen ; il ordonna d'y jeter trois ponts. A la chute du jour suivant, quelques sapeurs passent le fleuve dans un bateau ; ils ne trouvent personne sur l'autre rive. Un officier de Cosaques, commandant une patrouille, vient à eux et leur demande qui ils sont. " Français. - Pourquoi venez-vous en Russie ? - Pour vous faire la guerre. " Le Cosaque disparaît dans les bois ; trois sapeurs tirent sur la forêt ; on ne leur répond point : silence universel.

Bonaparte était demeuré toute une journée étendu sans force et pourtant sans repos : il sentait quelque chose se retirer de lui. Les colonnes de nos armées s'avancèrent à travers la forêt de Pilwisky, à la faveur de l'obscurité, comme les Huns conduits par une biche dans les Palus-Méotides. On ne voyait pas le Niémen ; pour le reconnaître, il en fallut toucher les bords.

Au lever du jour, au lieu des bataillons moscovites, ou des populations lithuaniennes, s'avançant au-devant de leurs libérateurs, on ne vit que des sables nus et des forêts désertes : " A trois cents pas du fleuve, sur la hauteur la plus élevée, on apercevait la tente de l'empereur. Autour d'elle toutes les collines, leurs pentes, les vallées, étaient couvertes d'hommes et de chevaux. " (Ségur.)

L'ensemble des forces obéissant à Napoléon se montait à six cent quatre-vingt mille trois cents fantassins, à cent soixante-seize mille huit cent cinquante chevaux. Dans la guerre de la succession, Louis XIV avait sous les armes six cent mille hommes, tous Français. L'infanterie active, sous les ordres immédiats de Bonaparte, était répartie en dix corps. Ces corps se composaient de vingt mille Italiens, de quatre vingt-mille hommes de la Confédération du Rhin, de trente mille Polonais, de trente mille Autrichiens, de vingt mille Prussiens et de deux cent soixante-dix mille Français.

L'armée franchit le Niémen ; Bonaparte passe lui-même le pont fatal et pose le pied sur la terre russe. Il s'arrête et voit défiler ses soldats, puis il échappe à la vue, et galope au hasard dans une forêt, comme appelé au conseil des esprits sur la bruyère. Il revient ; il écoute ; l'armée écoutait : on se figure entendre gronder le canon lointain ; on était plein de joie : ce n'était qu'un orage ; les combats reculaient. Bonaparte s'abrita dans un couvent abandonné : double asile de paix.

On a raconté que le cheval de Napoléon s'abattit et qu'on entendit murmurer : " C'est un mauvais présage ; un Romain reculerait. " Vieille histoire de Scipion, de Guillaume le Bâtard, d'Edouard III, et de Malesherbes partant pour le tribunal révolutionnaire.

Trois jours furent employés au passage des troupes ; elles prenaient rang et s'avançaient. Napoléon s'empressait sur la route ; le temps lui criait : " Marche ! marche ! " comme parle Bossuet.

A Wilna, Bonaparte reçut le sénateur Wibicki, de la Diète de Varsovie : un parlementaire russe, Balascheff, se présente à son tour ; il déclare qu'on pouvait encore traiter, qu'Alexandre n'était point l'agresseur, que les Français se trouvaient en Russie sans aucune déclaration de guerre. Napoléon répond qu'Alexandre n'est qu'un général à la parade ; qu'Alexandre n'a que trois généraux : Kutuzoff, dont lui, Bonaparte, ne se soucie pas parce qu'il est Russe ; Beningsen, déjà trop vieux il y a six ans et maintenant en enfance ; Barclay, général de retraite. Le duc de Vicence, s'étant cru insulté par Bonaparte dans la conversation, l'interrompit d'une voix irritée : " Je suis bon Français ; je l'ai prouvé : je le prouverai encore, en répétant que cette guerre est impolitique, dangereuse, qu'elle perdra l'armée, la France et l'empereur. "

Bonaparte avait dit à l'envoyé russe : " Croyez-vous que je me soucie de vos jacobins de Polonais ? " Madame de Staël rapporte ce dernier propos ; ses hautes liaisons la tenaient bien informée : elle affirme qu'il existait une lettre écrite à M. de Romanzoff par un ministre de Bonaparte, lequel proposait de rayer des actes européens le nom de Pologne et de Polonais : preuve surabondante du dégoût de Napoléon pour ses braves suppliants.

Bonaparte s'enquit devant Balascheff du nombre des églises de Moscou ; sur la réponse, il s'écrie : " Comment tant d'églises à une époque où l'on n'est plus chrétien ? - Pardon, sire, reprit le Moscovite, les Russes et les Espagnols le sont encore. "

Balascheff renvoyé avec des propositions inadmissibles, la dernière lueur de paix s'évanouit. Les bulletins disaient : " Le voilà donc cet empire de Russie, de loin si redoutable ! c'est un désert. Il faut plus de temps à Alexandre pour rassembler ses recrues qu'à Napoléon pour arriver à Moscou. "

Bonaparte, parvenu à Witepsk, eut un moment l'idée de s'y arrêter. Rentrant à son quartier général, après avoir vu Barclay se retirer encore, il jeta son épée sur des cartes et s'écria : " Je m'arrête ici ! ma campagne de 1812 est finie : celle de 1813 fera le reste. " Heureux s'il eût tenu à cette résolution que tous ses généraux lui conseillaient ! Il s'était flatté de recevoir de nouvelles propositions de paix : ne voyant rien venir, il s'ennuya ; il n'était qu'à vingt journées de Moscou. " Moscou, la ville sainte ! " répétait-il. Son regard devenait étincelant, son air farouche : l'ordre de partir est donné. On lui fait des observations ; il les dédaigne ; Daru, interrogé, lui répond : " qu'il ne conçoit ni le but ni la nécessité d'une pareille guerre ". L'empereur réplique : " Me prend-on pour un insensé ? Pense-t-on que je fais la guerre par goût ? " Ne lui avait-on pas entendu dire à lui, empereur, " que la guerre d'Espagne et celle de Russie étaient deux chancres qui rongeaient la France " ? Mais pour faire la paix il fallait être deux, et l'on ne recevait pas une seule lettre d'Alexandre.

Et ces chancres , de qui venaient-ils ? Ces inconséquences passent inaperçues et se changent même au besoin en preuves de la candide sincérité de Napoléon.

Bonaparte se croirait dégradé s'il s'arrêtait dans une faute qu'il reconnaît. Ses soldats se plaignent de ne plus le voir qu'aux moments des combats, toujours pour les faire mourir, jamais pour les faire vivre : il est sourd à ces plaintes. La nouvelle de la paix entre les Russes et les Turcs le frappe et ne le retient pas : il se précipite à Smolensk. Les proclamations des Russes disaient : " Il vient (Napoléon) la trahison dans le coeur et la loyauté sur les lèvres, il vient nous enchaîner avec ses légions d'esclaves. Portons la croix dans nos coeurs et le fer dans nos mains ; arrachons les dents à ce lion ; renversons le tyran qui renverse la terre. "

Sur les hauteurs de Smolensk Napoléon retrouve l'armée russe, composée de cent vingt mille hommes : " Je les tiens ! " s'écrie-t-il. Le 17, au point du jour, Belliard jette une bande de Cosaques dans le Dniepr ; le rideau replié, on aperçoit l'armée ennemie sur la route de Moscou ; elle se retirait. Le rêve de Bonaparte lui échappe encore. Murat, qui avait trop contribué à la vaine poursuite, dans son désespoir voulait mourir. Il refusait de quitter une de nos batteries écrasée par le feu de la citadelle de Smolensk non encore évacuée : " Retirez-vous tous ; laissez-moi seul ici ! " s'écriait-il. Une attaque effroyable avait lieu contre cette citadelle : rangée sur des hauteurs qui s'élèvent en amphithéâtre, notre armée contemplait le combat au-dessous : quand elle vit les assaillants s'élancer à travers le feu et la mitraille, elle battit des mains comme elle avait fait à l'aspect des ruines de Thèbes.

Pendant la nuit un incendie attire les regards. Un sous-officier de Davoust escalade les murs, parvient dans la citadelle au milieu de la fumée ; le son de quelques voix lointaines arrive à son oreille : le pistolet à la main il se dirige de ce côté et, à son grand étonnement, il tombe dans une patrouille d'amis. Les Russes avaient abandonné la ville, et les Polonais de Poniatowski l'avaient occupée.

Murat, par son costume extraordinaire, par le caractère de sa vaillance qui ressemblait à la leur, excitait l'enthousiasme des Cosaques. Un jour qu'il faisait sur leurs bandes une charge furieuse, il s'emporte contre elles, les gourmande et leur commande : les Cosaques ne comprennent pas, mais ils devinent, tournent bride et obéissent à l'ordre du général ennemi.

Lorsque nous vîmes à Paris l'hetman Platoff, nous ignorions ses afflictions paternelles : en 1812 il avait un fils beau comme l'Orient ; ce fils montait un superbe cheval blanc de l'Ukraine ; le guerrier de dix-sept ans combattait avec l'intrépidité de l'âge qui fleurit et espère : un hulan polonais le tua. Etendu sur une peau d'ours, les Cosaques vinrent respectueusement baiser sa main. Ils prononcent des prières funèbres, l'enterrent sur une butte couverte de pins ; ensuite, tenant en main leurs chevaux, ils défilent autour de la tombe, la pointe de leur lance renversée contre terre : on croyait voir les funérailles décrites par l'historien des Goths, ou les cohortes prétoriennes renversant leurs faisceaux devant les cendres de Germanicus, versi fasces . " Le vent fait tomber les flocons de neige que le printemps du nord porte dans ses cheveux. " ( Edda de Soemund .)

 

2 L21 Chapitre 2

Retraite des Russes. - Le Borysthène. - Obsession de Bonaparte. - Kutuzoff succède à Barclay dans le commandement de l'armée russe. - Bataille de la Moskowa ou de Borodino. - Bulletin. - Aspect du champ de bataille.

Bonaparte écrivit de Smolensk en France qu'il était maître des salines russes et que son ministre du Trésor pouvait compter sur quatre-vingts millions de plus.

La Russie fuyait vers le pôle : les seigneurs, désertant leurs châteaux de bois, s'en allaient avec leurs familles, leurs serfs et leurs troupeaux. Le Dniepr , ou l'ancien Borysthène , dont les eaux avaient jadis été déclarées saintes par Wladimir, était franchi : ce fleuve avait envoyé aux peuples civilisés des invasions de Barbares ; il subissait maintenant les invasions des peuples civilisés. Sauvage déguisé sous un nom grec, il ne se rappelait même plus les premières migrations des Slaves ; il continuait de couler inconnu, portant dans ses barques, parmi ses forêts, au lieu des enfants d'Odin, des châles et des parfums aux femmes de Saint-Pétersbourg et de Varsovie. Son histoire pour le monde ne commence qu'à l'orient des montagnes où sont les autels d ' Alexandre . De Smolensk on pouvait également conduire une armée à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Smolensk aurait dû avertir le vainqueur de s'arrêter ; il en eut un moment l'envie : " L'empereur, dit M. Fain, découragé, parla du projet de s'arrêter à Smolensk. " Aux ambulances on commençait déjà à manquer de tout. Le général Gourgaud raconte que le général Lariboisière fut obligé de délivrer l'étoupe de ses canons pour panser les blessés. Mais Bonaparte était entraîné ; il se délectait à contempler aux deux bouts de l'Europe les deux aurores qui éclairaient ses armées dans des plaines brûlantes et sur des plateaux glacés.

Roland, dans son cercle étroit de chevalerie, courait après Angélique ; les conquérants de première race poursuivent une plus haute souveraine : point de repos pour eux qu'ils n'aient pressé dans leurs bras cette divinité couronnée de tours, épouse du Temps, fille du Ciel et mère des dieux. Possédé de sa propre existence, Bonaparte avait tout réduit à sa personne ; Napoléon s'était emparé de Napoléon ; il n'y avait plus que lui en lui. Jusqu'alors il n'avait exploré que des lieux célèbres ; maintenant il parcourait une voie sans nom le long de laquelle Pierre avait à peine ébauché les villes futures d'un empire qui ne comptait pas un siècle. Si les exemples instruisaient, Bonaparte aurait pu s'inquiéter au souvenir de Charles XII qui traversa Smolensk en cherchant Moscou. A Kolodrina il y eut une affaire meurtrière : on avait enterré à la hâte les cadavres des Français, de sorte que Napoléon ne put juger de la grandeur de sa perte. A Dorogobouj, rencontre d'un Russe avec une barbe éblouissante de blancheur descendant sur sa poitrine : trop vieux pour suivre sa famille, resté seul à son foyer, il avait vu les prodiges de la fin du règne de Pierre le Grand, et il assistait, dans une silencieuse indignation, à la dévastation de son pays.

Une suite de batailles présentées et refusées amenèrent les Français sur le champ de la Moskowa. A chaque bivouac, l'empereur allait discutant avec ses généraux, écoutant leurs contentions, tandis qu'il était assis sur des branches de sapin ou se jouait avec quelque boulet russe qu'il poussait du pied.

Barclay, pasteur de Livonie, et puis général, était l'auteur de ce système de retraite qui laissait à l'automne le temps de le rejoindre : une intrigue de cour le renversa. Le vieux Kutuzoff, battu à Austerlitz parce qu'on n'avait pas suivi son opinion, laquelle était de refuser le combat jusqu'à l'arrivée du prince Charles, remplaça Barclay. Les Russes voyaient dans Kutuzoff un général de leur nation, l'élève de Suwaroff, le vainqueur du grand vizir en 1811, et l'auteur de la paix avec la Porte, alors si nécessaire à la Russie. Sur ces entrefaites, un officier moscovite se présente aux avant-postes de Davoust ; il n'était que de propositions vagues ; sa mission réelle semblait être de regarder et d'examiner : on lui montra tout. La curiosité française, insouciante et sans frayeur, lui demanda ce qu'on trouverait de Viazma à Moscou : " Pultava ", répondit-il.

Arrivé sur les hauteurs de Borodino, Bonaparte voit enfin l'armée russe arrêtée et formidablement retranchée. Elle comptait cent vingt mille hommes et six cents pièces de canon ; du côté des Français, égale force. La gauche des Russes examinée, le maréchal Davoust propose à Napoléon de tourner l'ennemi : " Cela me ferait perdre trop de temps ", répond l'empereur. Davoust insiste ; il s'engage à avoir accompli sa manoeuvre avant six heures du matin ; Napoléon l'interrompt brusquement : " Ah ! vous êtes toujours pour tourner l'ennemi. "

On avait remarqué un grand mouvement dans le camp moscovite : les troupes étaient sous les armes ; Kutuzoff, entouré des popes et des archimandrites, précédé des emblèmes de la religion et d'une image sacrée sauvée des ruines de Smolensk, parle à ses soldats du ciel et de la patrie ; il nomme Napoléon le despote universel.

Au milieu de ces chants de guerre, de ces choeurs de triomphe mêlés à des cris de douleur, on entend aussi dans le camp français une voix chrétienne ; elle se distingue de toutes les autres ; c'est l'hymne saint qui monte seul sous les voûtes du temple. Le soldat dont la voix tranquille, et pourtant émue, retentit la dernière, est l'aide de camp du maréchal qui commandait la cavalerie de la garde. Cet aide de camp s'est mêlé à tous les combats de la campagne de Russie ; il parle de Napoléon comme ses plus grands admirateurs ; mais il lui reconnaît des infirmités ; il redresse des récits menteurs et déclare que les fautes commises sont venues de l'orgueil du chef et de l'oubli de Dieu dans les capitaines. " Dans le camp russe, dit le lieutenant-colonel de Baudus, on sanctifia cette vigile d'un jour qui devait être le dernier pour tant de braves.

" Le spectacle offert à mes yeux par la piété de l'ennemi, ainsi que les plaisanteries qu'il dicta à un trop grand nombre d'officiers placés dans nos rangs, me rappela que le plus grand de nos rois, Charlemagne, se disposa lui aussi à commencer la plus périlleuse de ses entreprises par des cérémonies religieuses.

" Ah ! sans doute, parmi ces chrétiens égarés, il s'en trouva un grand nombre dont la bonne foi sanctifia les prières ; car si les Russes furent vaincus à la Moskowa, notre entier anéantissement, dont ils ne peuvent se glorifier en aucune façon, puisqu'il fut l'oeuvre manifeste de la Providence, vint prouver quelques mois plus tard que leur demande n'avait été que trop favorablement écoutée. "

Mais où était le czar ? Il venait de dire modestement à madame de Staël fugitive qu'il regrettait de n ' être pas un grand général . Dans ce moment paraissait à nos bivouacs M. de Beausset, officier du palais : sorti des bois tranquilles de Saint-Cloud, et suivant les traces horribles de notre armée, il arrivait la veille des funérailles à la Moskowa ; il était chargé du portrait du roi de Rome que Marie-Louise envoyait à l'empereur. M. Fain et M. de Ségur peignent les sentiments dont Bonaparte fut saisi à cette vue ; selon le général Gourgaud, Bonaparte s'écria après avoir regardé le portrait : " Retirez-le, il voit de trop bonne heure un champ de bataille. "

Le jour qui précéda l'orage fut extrêmement calme : " Cette espèce de sagesse que l'on met, dit M. de Baudus, à préparer de si cruelles folies, a quelque chose d'humiliant pour la raison humaine quand on y pense de sang-froid à l'âge où je suis arrivé : car, dans ma jeunesse, je trouvais cela bien beau. "

Vers le soir du 6, Bonaparte dicta cette proclamation ; elle ne fut connue de la plupart des soldats qu'après la victoire :

" Soldats, voilà la bataille que vous avez tant désirée. Désormais la victoire dépend de vous ; elle nous est nécessaire, elle nous donnera l'abondance et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Witepsk et à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite votre conduite dans cette journée ; que l'on dise de vous : Il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou. "

Bonaparte passa la nuit dans l'anxiété : tantôt il croyait que les ennemis se retiraient, tantôt il redoutait le dénûment de ses soldats et la lassitude de ses officiers. Il savait que l'on disait autour de lui : " Dans quel but nous a-t-on fait faire huit cents lieues pour ne trouver que de l'eau marécageuse, la famine et des bivouacs sur des cendres ? Chaque année la guerre s'aggrave ; de nouvelles conquêtes forcent d'aller chercher de nouveaux ennemis. Bientôt l'Europe ne lui suffira plus ; il lui faudra l'Asie. " Bonaparte, en effet, n'avait pas vu avec indifférence les cours d'eau qui se jettent dans le Volga ; né pour Babylone, il l'avait déjà tentée par une autre route. Arrêté à Jaffa à l'entrée occidentale de l'Asie, arrêté à Moscou à la porte septentrionale de cette même Asie, il vint mourir dans les mers qui bordent cette partie du monde d'où se levèrent l'homme et le soleil. Napoléon, au milieu de la nuit, fit appeler un de ses aides de camp ; celui-ci le trouva la tête appuyée dans ses deux mains : " Qu'est-ce que la guerre ? disait-il ; un métier de barbares où tout l'art consiste à être le plus fort sur un point donné. " Il se plaint de l'inconstance de la fortune ; il envoie examiner la position de l'ennemi : on lui rapporte que les feux brillent du même éclat et en égal nombre ; il se tranquillise. A cinq heures du matin, Ney lui envoie demander l'ordre d'attaque ; Bonaparte sort et s'écrie : " Allons ouvrir les portes de Moscou. " Le jour paraît ; Napoléon montrant l'Orient qui commençait à rougir : " Voilà le soleil d'Austerlitz ! " s'écria-t-il.

 

2 L21 Chapitre 3

Extrait du dix-huitième bulletin de la grande-armée.

" Mojaïsk, 12 septembre 1812.

" Le 6, à deux heures du matin, l'empereur parcourut les avant-postes ennemis : on passa la journée à se reconnaître. L'ennemi avait une position très resserrée. (...)

" Cette position parut belle et forte. Il était facile de manoeuvrer et d ' obliger l ' ennemi à l ' évacuer ; mais cela aurait remis la partie . (...)

" Le 7, à six heures du matin, le général comte Sorbier, qui avait armé la batterie droite avec l'artillerie de la réserve de la garde, commença le feu. (...)

" A six heures et demie, le général Compans est blessé. A sept heures, le prince d'Eckmühl a son cheval tué.(...)

" A sept heures, le maréchal duc d'Elchingen se remet en mouvement et, sous la protection de soixante pièces de canon que le général Foucher avait placées la veille contre le centre de l'ennemi, se porte sur le centre. Mille pièces de canon vomissent de part et d'autre la mort.

" A huit heures, les positions de l'ennemi sont enlevées, ses redoutes prises, et notre artillerie couronne ses mamelons. (...)

" Il restait à l'ennemi ses redoutes de droite ; le général comte Morand y marche et les enlève ; mais à neuf heures du matin, attaqué de tous côtés, il ne peut s'y maintenir. L'ennemi, encouragé par ce succès, fit avancer sa réserve et ses dernières troupes pour tenter encore la fortune. La garde impériale russe en fait partie. Il attaque notre centre sur lequel avait pivoté notre droite. On craint pendant un moment qu'il n'enlève le village brûlé ; la division Friant s'y porte : quatre-vingts pièces de canon françaises arrêtent d'abord et écrasent ensuite les colonnes ennemies qui se tiennent pendant deux heures serrées sous la mitraille, n'osant pas avancer, ne voulant pas reculer et renonçant à l'espoir de la victoire. Le roi de Naples décide leur incertitude ; il fait charger le quatrième corps de cavalerie qui pénètre dans les brèches que la mitraille de nos canons a faites dans les masses serrées des Russes et les escadrons de leurs cuirassiers ; ils se débandent de tous côtés. (...)

" Il est deux heures après midi, toute espérance abandonne l'ennemi : la bataille est finie, la canonnade continue encore ; il se bat pour sa retraite et pour son salut, mais non pour la victoire.

" Notre perte totale peut être évaluée à dix mille hommes ; celle de l'ennemi à quarante ou cinquante mille. Jamais on n'a vu pareil champ de bataille. Sur six cadavres il y en avait un français et cinq russes. Quarante généraux russes ont été tués, blessés ou pris : le général Bagration a été blessé.

" Nous avons perdu le général de division comte Montbrun, tué d'un coup de canon ; le général comte Caulaincourt, qui avait été envoyé pour le remplacer, tué d'un même coup une heure après.

" Les généraux de brigade Compère, Plauzonne, Marion, Huart, ont été tués ; sept ou huit généraux ont été blessés, la plupart légèrement. Le prince d'Eckmühl n'a eu aucun mal. Les troupes françaises se sont couvertes de gloire et ont montré leur grande supériorité sur les troupes russes.

" Telle est en peu de mots l'esquisse de la bataille de la Moskowa, donnée à deux lieues en arrière de Mojaïsk et à vingt-cinq lieues de Moscou.

" L'empereur n'a jamais été exposé ; la garde, ni à pied ni à cheval, n'a pas donné et n'a pas perdu un seul homme. La victoire n'a jamais été incertaine. Si l'ennemi, forcé dans ses positions, n'avait pas voulu les reprendre, notre perte aurait été plus forte que la sienne ; mais il a détruit son armée en la tenant depuis huit heures jusqu'à deux sous le feu de nos batteries et en s'opiniâtrant à reprendre ce qu'il avait perdu. C'est la cause de son immense perte. "

Ce bulletin froid et rempli de réticences est loin de donner une idée de la bataille de la Moskowa, et surtout des affreux massacres à la grande redoute : quatre-vingt mille hommes furent mis hors de combat ; trente mille d'entre eux appartenaient à la France. Auguste de La Rochejaquelein eut le visage fendu d'un coup de sabre et demeura prisonnier des Moscovites : il rappelait d'autres combats et un autre drapeau. Bonaparte, passant en revue le 61e régiment presque détruit, dit au colonel : " Colonel, qu'avez-vous fait d'un de vos bataillons ? - Sire, il est dans la redoute. " Les Russes ont toujours soutenu et soutiennent encore avoir gagné la bataille : ils vont élever une colonne triomphale funèbre sur les hauteurs de Borodino.

Le récit de M. de Ségur va suppléer à ce qui manque au bulletin de Bonaparte : " L'empereur parcourut, dit-il, le champ de bataille. Jamais aucun ne fut d'un si horrible aspect. Tout y concourait : un ciel obscur, une pluie froide, un vent violent, des habitations en cendres, une plaine bouleversée, couverte de ruines et de débris, à l'horizon, la triste et sombre verdure des arbres du Nord ; partout des soldats errants parmi des cadavres et cherchant des subsistances jusque dans les sacs de leurs compagnons morts ; d'horribles blessures, car les balles russes sont plus grosses que les nôtres, des bivouacs silencieux ; plus de chants, point de récits : une morne taciturnité.

" On voyait autour des aigles le reste des officiers et sous-officiers, et quelques soldats, à peine ce qu'il en fallait pour garder le drapeau. Leurs vêtements étaient déchirés par l'acharnement du combat, noircis de poudre, souillés de sang ; et pourtant, au milieu de ces lambeaux, de cette misère, de ce désastre, un air fier, et même, à l'aspect de l'empereur, quelques cris de triomphe, mais rares et excités : car, dans cette armée, capable à la fois d'analyse et d'enthousiasme, chacun jugeait de la position de tous. (...)

" L'empereur ne put évaluer sa victoire que par les morts. La terre était tellement jonchée de Français étendus sur les redoutes, qu'elles paraissaient leur appartenir plus qu'à ceux qui restaient debout. Il semblait y avoir là plus de vainqueurs tués que de vainqueurs vivants.

" Dans cette foule de cadavres, sur lesquels il fallait marcher pour suivre Napoléon, le pied d'un cheval rencontra un blessé et lui arracha un dernier signe de vie ou de douleur. L'empereur, jusque-là muet comme sa victoire, et que l'aspect de tant de victimes oppressait, éclata ; il se soulagea par des cris d'indignation et par une multitude de soins qu'il fit prodiguer à ce malheureux. Puis il dispersa les officiers qui le suivaient pour qu'ils secourussent ceux qu'on entendait crier de toutes parts.

" On en trouvait surtout dans le fond des ravines où la plupart des nôtres avaient été précipités, et où plusieurs s'étaient traînés pour être plus à l'abri de l'ennemi et de l'ouragan. Les uns prononçaient en gémissant le nom de leur patrie ou de leur mère : c'étaient les plus jeunes. Les plus anciens attendaient la mort d'un air ou impassible ou sardonique, sans daigner implorer ni se plaindre : d'autres demandaient qu'on les tuât sur-le-champ : mais on passait vite à côté de ces malheureux, qu'on n'avait ni l'inutile pitié de secourir, ni la pitié cruelle d'achever. "

Tel est le récit de M. de Ségur. Anathème aux victoires non remportées pour la défense de la patrie et qui ne servent qu'à la vanité d'un conquérant !

La garde, composée de vingt-cinq mille hommes d'élite, ne fut point engagée à la Moskowa : Bonaparte la refusa sous divers prétextes. Contre sa coutume, il se tint à l'écart du feu et ne pouvait suivre de ses propres yeux les manoeuvres. Il s'asseyait ou se promenait près d'une redoute emportée la veille : lorsqu'on venait lui apprendre la mort de quelques-uns de ses généraux, il faisait un geste de résignation. On regardait avec étonnement cette impassibilité ; Ney s'écriait : " Que fait-il derrière l'armée ? Là, il n'est à portée que des revers, et non des succès. Puisqu'il ne fait plus la guerre par lui-même, qu'il n'est plus général, qu'il veut faire partout l'empereur, qu'il retourne aux Tuileries et nous laisse être généraux pour lui. " Murat avouait que dans cette grande journée il n'avait plus reconnu le génie de Napoléon.

Des admirateurs sans réserve ont attribué l'engourdissement de Napoléon à la complication des souffrances dont, assurent-ils, il était alors accablé ; ils affirment qu'à tous moments il était obligé de descendre de cheval, et que souvent il restait immobile, le front appuyé contre des canons. Cela peut être : un malaise passager pouvait contribuer dans ce moment à la prostration de son énergie ; mais si l'on remarque qu'il retrouva cette énergie dans la campagne de Saxe et dans sa fameuse campagne de France, il faudra chercher une autre cause de son inaction à Borodino. Comment ! vous avouez dans votre bulletin qu' il était facile de manoeuvrer et d ' obliger l ' ennemi à évacuer sa belle position, mais que cela aurait remis la partie ; et vous, qui avez assez d'activité d'esprit pour condamner à la mort tant de milliers de nos soldats, vous n'avez pas assez de force de corps pour ordonner à votre garde d'aller au moins à leur secours ? Il n'y a d'autre explication à ceci que la nature même de l'homme : l'adversité arrivait ; sa première atteinte le glaça. La grandeur de Napoléon n'était pas de cette qualité qui appartient à l'infortune ; la prospérité seule lui laissait ses facultés entières : il n'était point fait pour le malheur.

 

2 L21 Chapitre 4

Marche en avant des Français. - Rostopschine. - Bonaparte au Mont-du-Salut. - Vue de Moscou. - Entrée de Napoléon au Kremlin. - Incendie de Moscou. - Bonaparte gagne avec peine Petrowski. - Ecriteau de Rostopschine. - Séjour sur les ruines de Moscou. - Occupations de Bonaparte.

Entre la Moskowa et Moscou, Murat engagea une affaire devant Mojaïsk. On entra dans la ville où l'on trouva dix mille morts et mourants. On jeta les morts par les fenêtres pour loger les vivants. Les Russes se repliaient en bon ordre sur Moscou.

Dans la soirée du 13 septembre, Kutuzoff avait assemblé un conseil de guerre : tous les généraux déclarèrent que Moscou n ' était pas la patrie . Buturlin ( Histoire de la campagne de Russie ), le même officier qu'Alexandre envoya au quartier de monseigneur le duc d'Angoulême en Espagne, Barclay, dans son Mémoire justificatif , donnent les motifs qui déterminèrent l'opinion du conseil. Kutuzoff proposa au roi de Naples une suspension d'armes tandis que les soldats russes traverseraient l'ancienne capitale des czars. La suspension fut acceptée, car les Français voulaient conserver la ville ; Murat seulement serrait de près l'arrière-garde ennemie, et nos grenadiers emboîtaient le pas du grenadier russe qui se retirait. Mais Napoléon était loin du succès auquel il croyait toucher : Kutuzoff cachait Rostopschine.

Le comte Rostopschine était gouverneur de Moscou. La vengeance promettait de descendre du ciel : un ballon monstrueux, construit à grands frais, devait planer sur l'armée française, choisir l'empereur entre mille, s'abattre sur sa tête dans une pluie de fer et de feu. A l'essai, les ailes de l'aérostat brisèrent ; force fut de renoncer à la bombe des nuées ; mais les artifices restèrent à Rostopschine. Les nouvelles du désastre de Borodino étaient arrivées à Moscou, tandis que, sur un bulletin de Kutuzoff, on se flattait encore de la victoire dans le reste de l'empire. Rostopschine avait fait diverses proclamations en prose rimée ; il disait :

" Allons, mes amis les Moscovites, marchons aussi ! Nous rassemblerons cent mille hommes, nous prendrons l'image de la sainte Vierge, cent cinquante pièces de canon et nous mettrons fin à tout. "

Il conseillait aux habitants de s'armer simplement de fourches, un Français ne pesant pas plus qu'une gerbe.

On sait que Rostopschine a décliné toute participation à l'incendie de Moscou ; on sait aussi qu'Alexandre ne s'est jamais expliqué à ce sujet. Rostopschine a-t-il voulu échapper au reproche des nobles et des marchands dont la fortune avait péri ? Alexandre a-t-il craint d'être appelé un Barbare par l'Institut ? Ce siècle est si misérable, Bonaparte en avait tellement accaparé toutes les grandeurs, que quand quelque chose de digne arrivait, chacun s'en défendait et en repoussait la responsabilité.

L'incendie de Moscou restera une résolution héroïque qui sauva l'indépendance d'un peuple et contribua à la délivrance de plusieurs autres. Numance n'a point perdu ses droits à l'admiration des hommes. Qu'importe que Moscou ait été brûlé ! ne l'avait-il pas été déjà sept fois ? N'est-il pas aujourd'hui brillant et rajeuni, bien que dans son vingt-unième bulletin Napoléon eût prédit que l' incendie de cette capitale retarderait la Russie de cent ans ? " Le malheur même de Moscou, dit admirablement madame de Staël, a régénéré l'empire : cette ville religieuse a péri comme un martyr dont le sang répandu donne de nouvelles forces aux frères qui lui survivent. " ( Dix années d ' exil .)

Où en seraient les nations si Bonaparte, du haut du Kremlin, eût couvert le monde de son despotisme comme d'un drap mortuaire ? Les droits de l'espèce humaine passent avant tout pour moi, la terre fût-elle un globe explosible, je n'hésiterais pas à y mettre le feu s'il s'agissait de délivrer mon pays. Toutefois, il ne faut rien moins que les intérêts supérieurs de la liberté humaine pour qu'un Français, la tête couverte d'un crêpe et les yeux pleins de larmes, puisse se résoudre à raconter une résolution qui devait devenir fatale à tant de Français.

On a vu à Paris le comte Rostopschine, homme instruit et spirituel : dans ses écrits la pensée se cache sous une certaine bouffonnerie ; espèce de Barbare policé, de poète ironique, dépravé même, capable de généreuses dispositions, tout en méprisant les peuples et les rois : les églises gothiques admettent dans leur grandeur des décorations grotesques.

La débâcle avait commencé à Moscou ; les routes de Cazan étaient couvertes de fugitifs à pied, en voiture, isolés ou accompagnés de serviteurs. Un présage avait un moment ranimé les esprits : un vautour s'était embarrassé dans les chaînes qui soutenaient la croix de la principale église ; Rome eût, comme Moscou, vu dans ce présage la captivité de Napoléon.

A l'approche des longs convois de blessés russes qui se présentaient aux portes, toute espérance s'évanouit. Kutuzoff avait flatté Rostopschine de défendre la ville avec quatre-vingt-onze mille hommes qui lui restaient : vous venez de voir que le conseil de guerre l'obligeait de se retirer. Rostopschine demeura seul.

La nuit descend : des émissaires vont frapper mystérieusement aux portes, annoncent qu'il faut partir et que Ninive est condamnée. Des matières inflammables sont introduites dans les édifices publics et les bazars, dans les boutiques et les maisons particulières ; les pompes sont enlevées. Alors Rostopschine ordonne d'ouvrir les prisons : du milieu d'une troupe immonde on fait sortir un Russe et un Français ; le Russe, appartenant à une secte d'illuminés allemands, est accusé d'avoir voulu livrer sa patrie et d'avoir traduit la proclamation des Français ; son père accourt ; le gouverneur lui accorde un moment pour bénir son fils : " Moi, bénir un traître ! " s'écrie le vieux Moscovite, et il le maudit. Le prisonnier est livré à la populace et abattu.

" Pour toi, dit Rostopschine au Français, tu devais désirer l'arrivée de tes compatriotes : sois libre. Va dire aux tiens que la Russie n'a eu qu'un seul traître et qu'il est puni. "

Les autres malfaiteurs relâchés reçoivent, avec leur grâce, les instructions pour procéder à l'incendie, quand le moment sera venu. Rostopschine sort le dernier de Moscou, comme un capitaine de vaisseau quitte le dernier son bord dans un naufrage.

Napoléon, monté à cheval, avait rejoint son avant-garde. Une hauteur restait à franchir ; elle touchait à Moscou de même que Montmartre à Paris ; elle s'appelait le Mont-du-salut , parce que les Russes y priaient à la vue de la ville sainte, comme les pèlerins en apercevant Jérusalem. Moscou aux coupoles dorées , disent les poètes slaves, resplendissait à la lumière du jour, avec ses deux cent quatre-vingt-quinze églises, ses quinze cents châteaux, ses maisons ciselées, colorées en jaune, en vert. en rose : il n'y manquait que les cyprès et le Bosphore. Le Kremlin faisait partie de cette masse couverte de fer poli ou peinturé. Au milieu d'élégantes villas de briques et de marbre, la Moskowa coulait parmi des parcs ornés de bois de sapins, palmiers de ce ciel : Venise, aux jours de sa gloire, ne fut pas plus brillante dans les flots de l'Adriatique. Ce fut le 14 septembre, à deux heures de l'après-midi, que Bonaparte, par un soleil orné des diamants du pôle, aperçut sa nouvelle conquête. Moscou, comme une princesse européenne aux confins de son empire, parée de toutes les richesses de l'Asie, semblait amenée là pour épouser Napoléon.

Une acclamation s'élève : " Moscou ! Moscou ! " s'écrient nos soldats ; ils battent encore des mains : au temps de la vieille gloire, ils criaient, revers ou prospérités, vive le roi ! " Ce fut un beau moment, dit le lieutenant-colonel de Baudus, que celui où le magnifique panorama présenté par l'ensemble de cette immense cité s'offrit tout à coup à mes regards. Je me rappellerai toujours l'émotion qui se manifesta dans les rangs de la division polonaise ; elle me frappa d'autant plus qu'elle se fit jour par un mouvement empreint d'une pensée religieuse. En apercevant Moscou, les régiments entiers se jetèrent à genoux et remercièrent le Dieu des armées de les avoir conduits par la victoire dans la capitale de leur ennemi le plus acharné. "

Les acclamations cessent ; on descend muets vers la ville ; aucune députation ne sort des portes pour présenter les clefs dans un bassin d'argent. Le mouvement de la vie était suspendu dans la grande cité. Moscou chancelait silencieuse devant l'étranger : trois jours après elle avait disparu ; la Circassienne du Nord, la belle fiancée, s'était couchée sur son bûcher funèbre.

Lorsque la ville était encore debout, Napoléon en marchant vers elle s'écriait : " La voilà donc cette ville fameuse ! " et il regardait : Moscou, délaissée, ressemblait à la cité pleurée dans les Lamentations . Déjà Eugène et Poniatowski ont débordé les murailles ; quelques-uns de nos officiers pénètrent dans la ville ; ils reviennent et disent à Napoléon : " Moscou est déserte ! - Moscou est déserte ? c'est invraisemblable ! qu'on m'amène les boyards. " Point de boyards, il n'est resté que des pauvres qui se cachent. Rues abandonnées, fenêtres fermées : aucune fumée ne s'élève des foyers d'où s'en échapperont bientôt des torrents. Pas le plus léger bruit. Bonaparte hausse les épaules.

Murat, s'étant avancé jusqu'au Kremlin, y est reçu par les hurlements des prisonniers devenus libres pour délivrer leur patrie : on est contraint d'enfoncer les portes à coups de canon.

Napoléon s'était porté à la barrière de Dorogomilow ; il s'arrêta dans une des premières maisons du faubourg, fit une course le long de la Moskowa, ne rencontra personne. Il revint à son logement, nomma le maréchal Mortier gouverneur de Moscou, le général Durosnel commandant de la place et M. de Lesseps chargé de l'administration en qualité d'intendant. La garde impériale et les troupes étaient en grande tenue pour paraître devant un peuple absent. Bonaparte apprit bientôt avec certitude que la ville était menacée de quelque événement. A deux heures du matin on lui vient dire que le feu commence. Le vainqueur quitte le faubourg de Dorogomilow et vient s'abriter au Kremlin : c'était dans la matinée du 15. Il éprouva un moment de joie en pénétrant dans le palais de Pierre le Grand ; son orgueil satisfait écrivit quelques mots à Alexandre, à la réverbération du bazar qui commençait à brûler, comme autrefois Alexandre vaincu lui écrivait un billet du champ d'Austerlitz.

Dans le bazar on voyait de longues rangées de boutiques toutes fermées. On contient d'abord l'incendie ; mais dans la seconde nuit il éclate de toutes parts ; des globes lancés par des artifices crèvent, retombent en gerbes lumineuses sur les palais et les églises. Une bise violente pousse les étincelles et lance les flammèches sur le Kremlin : il renfermait un magasin à poudre ; un parc d'artillerie avait été laissé sous les fenêtres mêmes de Bonaparte. De quartier en quartier nos soldats sont chassés par les effluves du volcan. Des Gorgones et des Méduses, la torche à la main, parcourent les carrefours livides de cet enfer ; d'autres attisent le feu avec des lances de bois goudronné. Bonaparte, dans les salles du nouveau Pergame, se précipite aux croisées, s'écrie : " Quelle résolution extraordinaire ! quels hommes ! ce sont des Scythes ! "

Le bruit se répand que le Kremlin est miné : des serviteurs se trouvent mal, des militaires se résignent. Les bouches des divers brasiers en dehors s'élargissent, se rapprochent, se touchent : la tour de l'Arsenal, comme un haut cierge, brûle au milieu d'un sanctuaire embrasé. Le Kremlin n'est plus qu'une île noire contre laquelle se brise une mer ondoyante de feu. Le ciel, reflétant l'illumination, est comme traversé des clartés mobiles d'une aurore boréale.

La troisième nuit descendait ; on respirait à peine dans une vapeur suffocante : deux fois des mèches ont été attachées au bâtiment qu'occupait Napoléon. Comment fuir ? les flammes attroupées bloquent les portes de la citadelle. En cherchant de tous les côtés, on découvre une poterne qui donnait sur la Moskowa. Le vainqueur avec sa garde se dérobe par ce guichet de salut. Autour de lui dans la ville, des voûtes se fondent en mugissant, des clochers d'où découlaient des torrents de métal liquéfié se penchent, se détachent et tombent. Des charpentes, des poutres, des toits craquant, pétillant, croulant, s'abîment dans un Phlégéthon dont ils font rejaillir la lame ardente et des millions de paillettes d'or. Bonaparte ne s'échappe que sur les charbons refroidis d'un quartier déjà réduit en cendres : il gagna Petrowski, villa du czar.

Le général Gourgaud, critiquant l'ouvrage de M. de Ségur, accuse l'officier d'ordonnance de l'empereur de s'être trompé : en effet, il demeure prouvé, par le récit de M. de Baudus, aide de camp du maréchal Bessières, et qui servit lui-même de guide à Napoléon, que celui-ci ne s'évada pas par une poterne, mais qu'il sortit par la grande porte du Kremlin. Du rivage de Sainte-Hélène Napoléon revoyait brûler la ville des Scythes : " Jamais, dit-il, en dépit de la poésie, toutes les fictions de l'incendie de Troie n'égaleront la réalité de celui de Moscou. "

Remémorant antérieurement cette catastrophe, Bonaparte écrit encore : " Mon mauvais génie m ' apparut et m ' annonça ma fin, que j ' ai trouvée à l ' île d ' Elbe . " Kutuzoff avait d'abord pris sa route à l'orient ; ensuite il se rabattit au midi. Sa marche de nuit était à demi éclairée par l'incendie lointain de Moscou, dont il sortait un bourdonnement lugubre ; on eût dit que la cloche qu'on n'avait jamais pu monter à cause de son énorme poids eût été magiquement suspendue au haut d'un clocher brûlant pour tinter les glas. Kutuzoff atteignit Voronowo, possession du comte Rostopschine ; à peine avait-il aperçu la superbe demeure, qu'elle s'enfonce dans le gouffre de nouvelle conflagration. Sur la porte de fer d'une église on lisait cet écriteau, la scritta morta , de la main du propriétaire :

" J'ai embelli pendant huit ans cette campagne et j'y ai vécu heureux au sein de ma famille ; les habitants de cette terre, au nombre de dix-sept cent vingt la quittent à votre approche, et moi je mets le feu à ma maison pour qu'elle ne soit pas souillée par votre présence. Français, je vous ai abandonné mes deux maisons de Moscou, avec un mobilier d'un demi-million de roubles. Ici vous ne trouverez que des cendres. "

" Rostopschine. "

Bonaparte avait au premier moment admiré les feux et les Scythes comme un spectacle apparenté à son imagination ; mais bientôt le mal que cette catastrophe lui faisait le refroidit et le fit retourner à ses injurieuses diatribes. En envoyant la lettre de Rostopschine en France, il ajoute : " Il paraît que Rostopschine est aliéné ; les Russes le regardent comme une espèce de Marat. " Qui ne comprend pas la grandeur dans les autres ne la comprendra pas pour soi quand le temps des sacrifices sera venu.

Alexandre avait appris sans abattement son adversité " Reculerons-nous, écrivait-il dans ses instructions circulaires, quand l'Europe nous encourage de ses regards ? Servons-lui d'exemple ; saluons la main qui nous choisit pour être la première des nations dans la cause de la vertu et de la liberté. " Suivait une invocation au Très-Haut.

Un style dans lequel se trouvent les mots de Dieu, de vertu, de liberté, est puissant : il plaît aux hommes, les rassure et les console ; combien il est supérieur à ces phrases affectées, tristement empruntées des locutions païennes et fatalistes à la turque : il fut, ils ont été, la fatalité les entraîne ! phraséologie stérile, toujours vaine, alors même qu'elle est appuyée sur les plus grandes actions.

Sorti de Moscou dans la nuit du 15 septembre, Napoléon y rentra le 18. Il avait rencontré, en revenant, des foyers allumés sur la fange, nourris avec des meubles d'acajou et des lambris dorés. Autour de ces foyers en plein air étaient des militaires noircis, crottés, en lambeaux, couchés sur des canapés de soie ou assis dans des fauteuils de velours, ayant pour tapis sous leurs pieds, dans la boue, des châles de cachemire, des fourrures de la Sibérie, des étoffes d'or de la Perse, mangeant dans des plats d'argent une pâte noire ou de la chair sanguinolente de cheval grillé.

Un pillage irrégulier ayant commencé, on le régularisa ; chaque régiment vint à son tour à la curée. Des paysans chassés de leurs huttes, des Cosaques, des déserteurs de l'ennemi, rôdaient autour des Français et se nourrissaient de ce que nos escouades avaient rongé. On emportait tout ce qu'on pouvait prendre ; bientôt, surchargé de ces dépouilles, on les jetait, quand on venait à se souvenir qu'on était à six cents lieues de son toit.

Les courses que l'on faisait pour trouver des vivres produisaient des scènes pathétiques : une escouade française ramenait une vache ; une femme s'avança, accompagnée d'un homme qui portait dans ses bras un enfant de quelques mois ; ils montraient du doigt la vache qu'on venait de leur enlever. La mère déchira les misérables vêtements qui couvraient son sein, pour montrer qu'elle n'avait plus de lait ; le père fit un mouvement comme s'il eût voulu briser la tête de l'enfant sur une pierre. L'officier fit rendre la vache, et il ajoute : " L'effet que produisit cette scène sur mes soldats fut tel, que, pendant longtemps, il ne fut pas prononcé une seule parole dans les rangs. "

Bonaparte avait changé de rêve ; il déclarait qu'il voulait marcher à Saint-Pétersbourg ; il traçait déjà la route sur ses cartes ; il expliquait l'excellence de son plan nouveau, la certitude d'entrer dans la seconde capitale de l'empire : " Qu'a-t-il à faire désormais sur des ruines ? Ne suffit-il pas à sa gloire qu'il soit monté au Kremlin ? " Telles étaient les nouvelles chimères de Napoléon ; l'homme touchait à la folie, mais ses songes étaient encore ceux d'un esprit immense.

" Nous ne sommes qu'à quinze marches de Saint-Pétersbourg, dit M. Fain : Napoléon pense à se rabattre sur cette capitale. " Au lieu de quinze marches , à cette époque et dans de pareilles circonstances, il faut lire deux mois . Le général Gourgaud ajoute que toutes les nouvelles qu'on recevait de Saint-Pétersbourg annonçaient la peur qu'on avait du mouvement de Napoléon. Il est certain qu'à Saint-Pétersbourg on ne doutait point du succès de l'empereur s'il se présentait ; mais on se préparait à lui laisser une seconde carcasse de cité, et la retraite sur Archangel était jalonnée. On ne soumet point une nation dont le pôle est la dernière forteresse. De plus les flottes anglaises, pénétrant au printemps dans la Baltique, auraient réduit la prise de Saint-Pétersbourg à une simple destruction.

Mais tandis que l'imagination sans frein de Bonaparte jouait avec l'idée d'un voyage à Saint-Pétersbourg il s'occupait sérieusement de l'idée contraire : sa foi dans son espérance n'était pas telle qu'elle lui ôtât tout bon sens. Son projet dominant était d'apporter à Paris une paix signée à Moscou. Par là il se serait débarrassé des périls de la retraite, il aurait accompli une étonnante conquête, et serait rentré aux Tuileries le rameau d'olivier à la main. Après le premier billet qu'il avait écrit à Alexandre en arrivant au Kremlin, il n'avait négligé aucune occasion de renouveler ses avances. Dans un entretien bienveillant avec un officier général russe, M. de Toutelmine, sous-directeur de l'hôpital des Enfants trouvés à Moscou, hôpital miraculeusement épargné de l'incendie, il avait glissé des paroles favorables à un accommodement. Par M. Jacowleff, frère de l'ancien ministre russe à Stuttgard, il écrivit directement à Alexandre, et M. Jacowleff prit l'engagement de remettre cette lettre au czar sans intermédiaire. Enfin le général Lauriston fut envoyé à Kutuzoff : celui-ci promit ses bons offices pour une négociation pacifique ; mais il refusa au général Lauriston de lui délivrer un sauf-conduit pour Saint-Pétersbourg.

Napoléon était toujours persuadé qu'il exerçait sur Alexandre l'empire qu'il avait exercé à Tilsit et à Erfurt, et cependant Alexandre écrivait le 21 octobre au prince Michel Larcanowitz : " J'ai appris, à mon extrême mécontentement, que le général Beningsen a eu une entrevue avec le roi de Naples. (...) Toutes les déterminations dans les ordres qui vous sont adressés par moi doivent vous convaincre que ma résolution est inébranlable, que dans ce moment aucune proposition de l'ennemi ne pourrait m'engager à terminer la guerre et à affaiblir par là le devoir sacré de venger la patrie. "

Les généraux russes abusaient de l'amour-propre et de la simplicité de Murat, commandant de l'avant-garde ; toujours charmé de l'empressement des Cosaques, il empruntait des bijoux de ses officiers pour faire des présents à ses courtisans du Don ; mais les généraux russes, loin de désirer la paix, la redoutaient, malgré la résolution d'Alexandre. Ils connaissaient la faiblesse de leur empereur, et ils craignaient la séduction du nôtre. Pour la vengeance, il ne s'agissait que de gagner un mois, que d'attendre les premiers frimas : les voeux de la chrétienté moscovite suppliaient le ciel de hâter ses tempêtes.

Le général Wilson, en qualité de commissaire anglais à l'armée russe, était arrivé : il s'était déjà trouvé sur le chemin de Bonaparte en Egypte. Fabvier, de son coté, était revenu de notre armée du midi à celle du nord. L'Anglais poussait Kutuzoff à l'attaque, et l'on savait que les nouvelles apportées par Fabvier n'étaient pas bonnes. Des deux bouts de l'Europe, les deux seuls peuples qui combattaient pour leur liberté se donnaient la main par-dessus la tête du vainqueur à Moscou. La réponse d'Alexandre n'arrivait point ; les estafettes de France s'attardèrent ; l'inquiétude de Napoléon augmentait ; des paysans avertissaient nos soldats : " Vous ne connaissez pas notre climat, leur disaient-ils, dans un mois le froid vous fera tomber les ongles. " Milton, dont le grand nom agrandit tout, s'exprime aussi naïvement dans sa Moscovie : " Il fait si froid dans ce pays que la sève des branches mises au feu gèle en sortant du bout opposé à celui qui brûle... "

Bonaparte, sentant qu'un pas rétrograde rompait le prestige et faisait évanouir la terreur de son nom, ne pouvait se résoudre à descendre : malgré l'avertissement du prochain péril, il restait, attendant de minute en minute des réponses de Saint-Pétersbourg ; lui, qui avait commandé avec tant d'outrages, soupirait après quelques mots miséricordieux du vaincu. Il s'occupe au Kremlin d'un règlement pour la Comédie-Française ; il met trois soirées à achever ce majestueux ouvrage ; il discute avec ses aides de camp le mérite de quelques vers nouveaux arrivés de Paris ; autour de lui on admirait le sang-froid du grand homme, tandis qu'il y avait encore des blessés de ses derniers combats expirant dans des douleurs atroces, et que, par ce retard de quelques jours, il dévouait à la mort les cent mille hommes qui lui restaient. La servile stupidité du siècle prétend faire passer cette pitoyable affectation pour la conception d'un esprit incommensurable.

Bonaparte visita les édifices du Kremlin. Il descendit et remonta l'escalier sur lequel Pierre le Grand fit égorger les Strélitz ; il parcourut la salle des festins où Pierre se faisait amener des prisonniers, abattant une tête entre chaque rasade, proposant à ses convives, princes et ambassadeurs, de se divertir de la même façon. Des hommes furent roués alors, et des femmes enterrées vives ; on pendit deux mille Strélitz dont les corps restèrent accrochés autour des murailles.

Au lieu de l'ordonnance sur les théâtres, Bonaparte eût mieux fait d'écrire au sénat conservateur la lettre que des bords du Pruth Pierre écrivait au sénat de Moscou : " Je vous annonce que, trompé par de faux avis, et sans qu'il y ait de ma faute, je me trouve ici enfermé dans mon camp par une armée quatre fois plus forte que la mienne. S'il arrive que je sois pris, vous n'avez plus à me considérer comme votre czar et seigneur, ni à tenir compte d'aucun ordre qui pourrait vous être porté de ma part, quand même vous y reconnaîtriez ma propre main. Si je dois périr vous choisirez pour mon successeur le plus digne d'entre vous. "

Un billet de Napoléon adressé à Cambacérès, contenait des ordres inintelligibles : on délibéra, et quoique la signature du billet portât un nom allongé d'un nom antique, l'écriture ayant été reconnue pour être celle de Bonaparte, on déclara que les ordres inintelligibles devaient être exécutés.

Le Kremlin renfermait un double trône pour deux frères : Napoléon ne partageait pas le sien. On voyait encore dans les salles le brancard brisé d'un coup de canon sur lequel Charles XII blessé se faisait porter à la bataille de Pultava. Toujours vaincu dans l'ordre des instincts magnanimes, Bonaparte, en visitant les tombeaux des czars, se souvint-il qu'aux jours de fête on les couvrait de draps mortuaires superbes ; que lorsqu'un sujet avait quelque grâce à solliciter, il déposait sa supplique sur un des tombeaux, et que le czar avait seul le droit de l'en retirer ?

Ces placets de l'infortune, présentés par la mort à la puissance, n'étaient point du goût de Napoléon. Il était occupé d'autres soins : moitié désir de tromper, moitié nature, il prétendait comme en quittant l'Egypte, faire venir des comédiens de Paris à Moscou, et il assurait qu'un chanteur italien arrivait. Il dépouilla les églises du Kremlin, entassa dans ses fourgons des ornements sacrés et des images de saints avec les croissants et les queues de cheval conquis sur les mahométans. Il enleva l'immense croix de la tour du grand Yvan ; son projet était de la planter sur le dôme des Invalides : elle eût fait le pendant des chefs-d'oeuvre du Vatican dont il avait décoré le Louvre. Tandis qu'on détachait cette croix, des corneilles vagissantes voletaient autour : " Que me veulent ces oiseaux ? " disait Bonaparte.

On touchait au moment fatal : Daru élevait des objections contre divers projets qu'exposait Bonaparte : " Quel parti prendre donc ? " s'écria l'empereur. " - Rester ici ; faire de Moscou un grand camp retranché ; y passer l'hiver ; faire saler les chevaux qu'on ne pourra nourrir ; attendre le printemps : nos renforts et la Lithuanie armée viendront nous délivrer et achever la conquête. - C'est un conseil de lion, répond Napoléon : mais que dirait Paris ? La France ne s'accoutumerait pas à mon absence. " - " Que dit-on de moi à Athènes ? " disait Alexandre.

Il se replonge aux incertitudes : partira-t-il ? ne partira-t-il pas ? Il ne sait. Maintes délibérations se succèdent.

Enfin une affaire engagée à Winkovo, le 18 octobre, le détermine subitement à sortir des débris de Moscou avec son armée : ce jour-là même, sans appareil, sans bruit, sans tourner la tête, voulant éviter la route directe de Smolensk, il s'achemine par l'une des deux routes de Kalouga.

Durant trente-cinq jours, comme ces formidables dragons de l'Afrique qui s'endorment après s'être repus, il s'était oublié : c'était apparemment les jours nécessaires pour changer le sort d'un homme pareil. Pendant ce temps-là l'astre de sa destinée s'inclinait. Enfin il se réveille pressé entre l'hiver et une capitale incendiée ; il se glisse au dehors des décombres : il était trop tard ; cent mille hommes étaient condamnés. Le maréchal Mortier, commandant l'arrière-garde, a l'ordre, en se retirant, de faire sauter le Kremlin [On achève d'imprimer à Saint-Pétersbourg les papiers d'Etat sur cette campagne, trouvés dans le cabinet d'Alexandre après sa mort. Ces documents, formant cinq à six volumes, jetteront sans doute un grand jour sur les événements si curieux d'une partie de notre histoire. Il sera bon de lire avec précaution les récits de l'ennemi, et cependant avec moins de défiance que les documents officiels de Bonaparte. Il est impossible de se figurer à quel point celui-ci altérait la réalité et la rendait insaisissable ; ses propres victoires se transformaient en roman dans son imagination. Toutefois, au bout de ses relations fantasmagoriques, restait cette vérité, à savoir que Napoléon, par une raison ou par une autre, était le maître du monde. (Paris, note de 1841. N.d.A.)] .

 

2 L21 Chapitre 5

Retraite.

Bonaparte, se trompant ou voulant tromper les autres, écrivit le 18 d'octobre au duc de Bassano une lettre que rapporte M. Pain : " Vers les premières semaines de novembre, mandait-il, j'aurai ramené mes troupes dans le carré qui est entre Smolensk, Mohilow, Minsk et Witepsk. Je me décide à ce mouvement, parce que Moscou n'est plus une position militaire ; j'en vais chercher une autre plus favorable au début de la campagne prochaine. Les opérations auront alors à se diriger sur Pétersbourg et sur Kiew. " Pitoyable forfanterie, s'il ne s'agissait que du secours passager d'un mensonge ; mais dans Bonaparte une idée de conquête, malgré l'évidence contraire de la raison, pouvait toujours être une idée de bonne foi.

On marchait sur Malojaroslawetz : par l'embarras des bagages et des voitures mal attelées de l'artillerie, le troisième jour de marche on n'était encore qu'à dix lieues de Moscou. On avait l'intention de devancer Kutuzoff : l'avant-garde du prince Eugène le prévint en effet à Fominskoï. Il restait encore cent mille hommes d'infanterie au début de la retraite. La cavalerie était presque nulle, à l'exception de trois mille cinq cents chevaux de la garde. Nos troupes, ayant atteint la nouvelle route de Kalouga le 21, entrèrent le 22 à Borowsk, et le 23 la division Delzons occupa Malojaroslawetz. Napoléon était dans la joie ; il se croyait échappé.

Le 23 octobre, à une heure et demie du matin, la terre trembla : cent quatre-vingt-trois milliers de poudre, placés sous les voûtes du Kremlin, déchirèrent le palais des czars. Mortier, qui fit sauter le Kremlin, était réservé à la machine infernale de Fieschi. Que de mondes passés entre ces deux explosions si différentes et par les temps et par les hommes !

Après ce sourd mugissement, une forte canonnade vint à travers le silence dans la direction de Malojaroslawetz : autant Napoléon avait désiré ouïr ce bruit en entrant en Russie, autant il redoutait de l'entendre en sortant. Un aide de camp du vice-roi annonce une attaque générale des Russes : à la nuit les généraux Compans et Gérard arrivèrent en aide au prince Eugène. Beaucoup d'hommes périrent des deux côtés ; l'ennemi parvint à se mettre à cheval sur la route de Kalouga, et fermait l'entrée du chemin intact qu'on avait espéré suivre. Il ne restait d'autre ressource que de retomber dans la route de Mojaïsk et de rentrer à Smolensk par les vieux sentiers de nos malheurs : on le pouvait ; les oiseaux du ciel n'avaient pas encore achevé de manger ce que nous avions semé pour retrouver nos traces.

Napoléon logea cette nuit à Ghorodnia dans une pauvre maison où les officiers attachés aux divers généraux ne purent se mettre à couvert. Ils se réunirent sous la fenêtre de Bonaparte ; elle était sans volets et sans rideaux : on en voyait sortir une lumière, tandis que les officiers restés en dehors étaient plongés dans l'obscurité. Napoléon était assis dans sa chétive chambre, la tête abaissée sur ses deux mains. Murat, Berthier et Bessières se tenaient debout à ses côtés, silencieux et immobiles. Il ne donna point d'ordre, et monta à cheval le 25 au matin, pour examiner la position de l'armée russe.

A peine était-il sorti que roula jusqu'à ses pieds un éboulis de Cosaques. La vivante avalanche avait franchi la Luja, et s'était dérobée à la vue, le long de la lisière de bois. Tout le monde mit l'épée à la main, l'empereur lui-même. Si ces maraudeurs avaient eu plus d'audace, Bonaparte demeurait prisonnier. A Malojaroslawetz incendié, les rues étaient encombrées de corps à moitié grillés, coupés, sillonnés, mutilés par les roues de l'artillerie, qui avait passé sur eux. Pour continuer le mouvement sur Kalouga, il eût fallu livrer une seconde bataille ; l'empereur ne le jugea pas convenable. Il s'est élevé à cet égard une discussion entre les partisans de Bonaparte et les amis des maréchaux. Qui donna le conseil de reprendre la première route parcourue par les Français ? Ce fut évidemment Napoléon : une grande sentence funèbre à prononcer ne lui coûtait guère ; il en avait l'habitude.

Revenu le 26 à Borowsk, le lendemain, près de Wercia, on présenta au chef de nos armées le général Vitzingerode et son aide de camp le comte Nariskin : ils s'étaient laissé surprendre en entrant trop tôt dans Moscou. Bonaparte s'emporta : " Qu'on fusille ce général ! s'écrie-t-il hors de lui ; c'est un déserteur du royaume de Wurtemberg ; il appartient à la Confédération du Rhin. " Il se répand en invectives contre la noblesse russe et finit par ces mots : " J'irai à Saint-Pétersbourg, je jetterai cette ville dans la Newa ", et subitement il commande de brûler un château que l'on apercevait sur une hauteur : le lion blessé se ruait en écumant sur tout ce qui l'environnait.

Néanmoins, au milieu de ses folles colères, lorsqu'il intimait à Mortier l'ordre de détruire le Kremlin, il se conformait en même temps à sa double nature ; il écrivait au duc de Trévise des phrases de sensiblerie ; pensant que ses missives seraient connues, il lui enjoignait avec un soin tout paternel de sauver les hôpitaux ; " car c'est ainsi, ajoutait-il, que j'en ai usé à Saint-Jean-d'Acre ". Or, en Palestine il fit fusiller les prisonniers turcs, et, sans l'opposition de Desgenettes, il eût empoisonné ses malades ! Berthier et Murat sauvèrent le prince Vitzingerode.

Cependant Kutuzoff nous poursuivait mollement. Wilson pressait-il le général russe d'agir, le général répondait : " Laissez venir la neige. " Le 29 septembre, on touche aux fatales collines de la Moskowa : un cri de douleur et de surprise échappe à notre armée. De vastes boucheries se présentaient, étalant quarante mille cadavres diversement consommés. Des files de carcasses alignées semblaient garder encore la discipline militaire ; des squelettes détachés en avant, sur quelques mamelons écrêtés, indiquaient les commandants et dominaient la mêlée des morts. Partout armes rompues, tambours défoncés, lambeaux de cuirasses et d'uniformes, étendards déchirés, dispersés entre des troncs d'arbres coupés à quelques pieds du sol par les boulets : c'était la grande redoute de la Moskowa.

Au sein de la destruction immobile on apercevait une chose en mouvement : un soldat français privé des deux jambes se frayait un passage dans des cimetières qui semblaient avoir rejeté leurs entrailles au dehors. Le corps d'un cheval effondré par un obus avait servi de guérite à ce soldat : il y vécut en rongeant sa loge de chair ; les viandes putréfiées des morts à la portée de sa main lui tenaient lieu de charpie pour panser ses plaies et d'amadou pour emmailloter ses os. L'effrayant remords de la gloire se traînait vers Napoléon : Napoléon ne l'attendit pas.

Le silence des soldats, hâtés du froid, de la faim et de l'ennemi, était profond ; ils songeaient qu'ils seraient bientôt semblables aux compagnons dont ils apercevaient les restes. On n'entendait dans ce reliquaire que la respiration agitée et le bruit du frisson involontaire des bataillons en retraite.

Plus loin on retrouva l'abbaye de Kotloskoï transformée en hôpital ; tous les secours y manquaient : là restait encore assez de vie pour sentir la mort. Bonaparte arrivé sur le lieu, se chauffa du bois de ses chariots disloqués. Quand l'armée reprit sa marche, les agonisants se levèrent, parvinrent au seuil de leur dernier asile, se laissèrent dévaler jusqu'au chemin, tendirent aux camarades qui les quittaient leurs mains défaillantes : ils semblaient à la fois les conjurer et les ajourner.

A chaque instant retentissait la détonation des caissons qu'on était forcé d'abandonner. Les vivandiers jetaient les malades dans les fossés. Des prisonniers russes, qu'escortaient des étrangers au service de la France, furent dépêchés par leurs gardes : tués d'une manière uniforme, leur cervelle était répandue à côté de leur tête. Bonaparte avait emmené l'Europe avec lui ; toutes les langues se parlaient dans son armée ; toutes les cocardes, tous les drapeaux s'y voyaient. L'Italien, forcé au combat, s'était battu comme un Français ; l'Espagnol avait soutenu sa renommée de courage : Naples et l'Andalousie n'avaient été pour eux que les regrets d'un doux songe. On a dit que Bonaparte n'avait été vaincu que par l'Europe entière, et c'est juste ; mais on oublie que Bonaparte n'avait vaincu qu'à l'aide de l'Europe, de force ou de gré son alliée.

La Russie résista seule à l'Europe guidée par Napoléon ; la France, restée seule et défendue par Napoléon, tomba sous l'Europe retournée ; mais il faut dire que la Russie était défendue par son climat, et que l'Europe ne marchait qu'à regret sous son maître. La France, au contraire, n'était préservée ni par son climat ni par sa population décimée ; elle n'avait que son courage et le souvenir de sa gloire.

Indifférent aux misères de ses soldats, Bonaparte n'avait souci que de ses intérêts : lorsqu'il campait, sa conversation roulait sur des ministres vendus, disait-il, aux Anglais, lesquels ministres étaient les fomentateurs de cette guerre ; ne se voulant pas avouer que cette guerre venait uniquement de lui. Le duc de Vicence, qui s'obstinait à racheter un malheur par sa noble conduite éclatait au milieu de la flatterie au bivouac. Il s'écriait. " Que d'atroces cruautés ! Voilà donc la civilisation que nous apportons en Russie ! " Aux incroyables dires de Bonaparte, il faisait un geste de colère et d'incrédulité, et se retirait. L'homme que la moindre contradiction mettait en fureur souffrait les rudesses de Caulaincourt en expiation de la lettre qu'il l'avait jadis chargé de porter à Ettenheim. Quand on a commis une chose reprochable, le ciel en punition vous en impose les témoins : en vain les anciens tyrans les faisaient disparaître ; descendus aux enfers, ces témoins entraient dans le corps des Furies et revenaient.

Napoléon, ayant traversé Gjatsk, poussa jusqu'à Wiasma ; il le dépassa, n'ayant point trouvé l'ennemi qu'il craignait d'y rencontrer. Il arriva le 3 novembre à Slawskowo : là il apprit qu'un combat s'était donné derrière lui à Wiasma ; ce combat contre les troupes de Miloradowitch nous fut fatal : nos soldats, nos officiers blessés, le bras en écharpe, la tête enveloppée de linge, miracle de vaillance, se jetaient sur les canons ennemis.

Cette suite d'affaires dans les mêmes lieux, ces couches de morts ajoutées à des couches de morts, ces batailles doublées de batailles, auraient deux fois immortalisé des champs funestes, si l'oubli ne passait rapidement sur notre poussière. Qui pense à ces paysans laissés en Russie ? Ces rustiques sont-ils contents d'avoir été à la grande bataille sous les murs de Moscou ? Il n'y a peut-être que moi qui, dans les soirées d'automne, en regardant voler au haut du ciel les oiseaux du Nord, me souvienne qu'ils ont vu la tombe de nos compatriotes. Des compagnies industrielles se sont transportées au désert avec leurs fourneaux et leurs chaudières ; les os ont été convertis en noir animal : qu'il vienne du chien ou de l'homme, le vernis est du même prix, et il n'est pas plus brillant, soit qu'il ait été tiré de l'obscurité ou de la gloire. Voilà le cas que nous faisons des morts aujourd'hui ! Voilà les rites sacrés de la nouvelle religion ! Diis Manibus . Heureux compagnons de Charles XII, vous n'avez point été visités par ces hyènes sacrilèges ! Pendant l'hiver l'hermine fréquente les neiges virginales, et pendant l'été les mousses fleuries de Pultava.

Le 6 novembre (1812) le thermomètre descendit à dix-huit degrés au-dessous de zéro : tout disparaît sous la blancheur universelle. Les soldats sans chaussures sentent leurs pieds mourir ; leurs doigts violâtres et raidis laissent échapper le mousquet dont le toucher brûle ; leurs cheveux se hérissent de givre, leurs barbes de leur haleine congelée ; leurs méchants habits deviennent une casaque de verglas. Ils tombent, la neige les couvre ; ils forment sur le sol de petits sillons de tombeaux. On ne sait plus de quel côté les fleuves coulent ; on est obligé de casser la glace pour apprendre à quel orient il faut se diriger. Egarés dans l'étendue, les divers corps font des feux de bataillon pour se rappeler et se reconnaître, de même que des vaisseaux en péril tirent le canon de détresse. Les sapins changés en cristaux immobiles s'élèvent çà et là, candélabres de ces pompes funèbres. Des corbeaux et des meutes de chiens blancs sans maîtres suivaient à distance cette retraite de cadavres.

Il était dur, après les marches, d'être obligé, à l'étape déserte, de s'entourer des précautions d'un ost sain largement pourvu, de poser des sentinelles, d'occuper des postes, de placer des grand'gardes. Dans des nuits de seize heures, battu des rafales du nord, on ne savait ni où s'asseoir, ni où se coucher ; les arbres jetés bas avec tous leurs albâtres refusaient de s'enflammer ; à peine parvenait-on à faire fondre un peu de neige, pour y démêler une cuillerée de farine de seigle. On ne s'était pas reposé sur le sol nu que des hurlements de Cosaques faisaient retentir les bois ; l'artillerie volante de l'ennemi grondait ; le jeûne de nos soldats était salué comme le festin des rois, lorsqu'ils se mettent à table ; les boulets roulaient leurs pains de fer au milieu des convives affamés. A l'aube, que ne suivait point l'aurore, on entendait le battement d'un tambour drapé de frimas ou le son enroué d'une trompette : rien n'était triste comme cette diane lugubre, appelant sous les armes des guerriers qu'elle ne réveillait plus. Le jour grandissant éclairait des cercles de fantassins raidis et morts autour des bûchers expirés.

Quelques survivants partaient ; ils s'avançaient vers des horizons inconnus qui, reculant toujours, s'évanouissaient à chaque pas dans le brouillard. Sous un ciel pantelant, et comme lassé des tempêtes de la veille, nos files éclaircies traversaient des landes après des landes, des forêts suivies de forêts et dans lesquelles l'océan semblait avoir laissé son écume attachée aux branches échevelées des bouleaux. On ne rencontrait même pas dans ces bois ce triste et petit oiseau de l'hiver qui chante, ainsi que moi, parmi les buissons dépouillés. Si je me retrouve tout à coup par ce rapprochement en présence de mes vieux jours, ô mes camarades ! (les soldats sont frères), vos souffrances me rappellent aussi mes jeunes années, lorsque, me retirant devant vous, je traversais, si misérable et si délaissé, la bruyère des Ardennes.

Les grandes armées russes suivaient la nôtre : celle-ci était partagée en plusieurs divisions qui se subdivisaient en colonnes : le prince Eugène commandait l'avant-garde, Napoléon le centre, l'arrière-garde le maréchal Ney. Retardés de divers obstacles et combats, ces corps ne conservaient pas leur exacte distance : tantôt ils se devançaient les uns les autres ; tantôt ils marchaient sur une ligne horizontale très souvent sans se voir et sans communiquer ensemble faute de cavalerie. Des Tauridiens, montés sur de petits chevaux dont les crins balayaient la terre, n'accordaient de repos ni jour ni nuit à nos soldats harassés par ces taons de neige. Le paysage était changé : là où l'on avait vu un ruisseau, on retrouvait un torrent que des chaînes de glace suspendaient aux bords escarpés de sa ravine. " Dans une seule nuit, dit Bonaparte (Papiers de Sainte-Hélène), on perdit trente mille chevaux. On fut obligé d'abandonner presque toute l'artillerie, forte alors de cinq cents bouches à feu ; on ne put emporter ni munitions, ni provisions. Nous ne pouvions, faute de chevaux, faire de reconnaissance ni envoyer une avant-garde de cavalerie reconnaître la route. Les soldats perdaient le courage et la raison, et tombaient dans la confusion. La circonstance la plus légère les alarmait. Quatre ou cinq hommes suffisaient pour jeter la frayeur dans tout un bataillon. Au lieu de se tenir réunis, ils erraient séparément pour chercher du feu. Ceux qu'on envoyait en éclaireurs abandonnaient leurs postes et allaient chercher les moyens de se réchauffer dans les maisons. Ils se répandaient de tous côtés, s'éloignaient de leurs corps et devenaient facilement la proie de l'ennemi. D'autres se couchaient sur la terre, s'endormaient : un peu de sang sortait de leurs narines, et ils mouraient en dormant. Des milliers de soldats périrent. Les Polonais sauvèrent quelques-uns de leurs chevaux et un peu de leur artillerie ; mais les Français et les soldats des autres nations n'étaient plus les mêmes hommes. La cavalerie a surtout beaucoup souffert. Sur quarante mille hommes je ne crois pas qu'il en soit échappé trois mille. "

Et vous qui racontiez cela sous le beau soleil d'un autre hémisphère, n'étiez-vous que le témoin de tant de maux ?

Le jour même (6 novembre) où le thermomètre tomba si bas, arriva de France, comme une fresaie égarée, la première estafette que l'on eût vue depuis longtemps : elle apportait la mauvaise nouvelle de la conspiration de Malet. Cette conspiration eut quelque chose du prodigieux de l'étoile de Napoléon. Au rapport du général Gourgaud, ce qui fit le plus d'impression sur l'empereur fut la preuve trop évidente " que les principes monarchiques dans leur application à sa monarchie avaient jeté des racines si peu profondes que de grands fonctionnaires, à la nouvelle de la mort de l'empereur oublièrent que, le souverain étant mort, un autre était là pour lui succéder ".

Bonaparte à Sainte-Hélène ( Mémorial de Las Cases) racontait qu'il avait dit à sa cour des Tuileries, en parlant de la conspiration de Malet : " Eh bien, messieurs, vous prétendiez avoir fini votre révolution ; vous me croyiez mort : mais le roi de Rome, vos serments, vos principes, vos doctrines ? Vous me faites frémir pour l'avenir ! " Bonaparte raisonnait logiquement ; il s'agissait de sa dynastie : aurait-il trouvé le raisonnement aussi juste s'il s'était agi de la race de saint Louis ?

Bonaparte apprit l'accident de Paris au milieu d'un désert, parmi les débris d'une armée presque détruite dont la neige buvait le sang ; les droits de Napoléon fondés sur la force s'anéantissaient en Russie avec sa force, tandis qu'il avait suffi d'un seul homme pour les mettre en doute dans la capitale : hors de la religion, de la justice et de la liberté, il n'y a point de droits.

Presque au même moment que Bonaparte apprenait ce qui s'était passé à Paris, il recevait une lettre du maréchal Ney. Cette lettre lui faisait part " que les meilleurs soldats se demandaient pourquoi c'était à eux seuls à combattre pour assurer la fuite des autres ; pourquoi l'aigle ne protégeait plus et tuait ; pourquoi il fallait succomber par bataillons, puisqu'il n'y avait plus qu'à fuir ? "

Quand l'aide de camp de Ney voulut entrer dans des particularités affligeantes, Bonaparte l'interrompit : " Colonel, je ne vous demande pas ces détails. " - Cette expédition de la Russie était une vraie extravagance que toutes les autorités civiles et militaires de l'Empire avaient blâmée : les triomphes et les malheurs que rappelait la route de retraite aigrissaient ou décourageaient les soldats : sur ce chemin monté et redescendu, Napoléon pouvait trouver aussi l'image des deux parts de sa vie.

 

2 L21 Chapitre 6

Smolensk. - Suite de la retraite.

Le 9 novembre, on avait enfin gagné Smolensk. Un ordre de Bonaparte avait défendu d'y laisser entrer personne avant que les postes n'eussent été remis à la garde impériale. Des soldats du dehors confluent au pied des murailles ; les soldats du dedans se tiennent renfermés. L'air retentit des imprécations des désespérés forclos vêtus de sales lévites de Cosaques, de capotes rapetassées, de manteaux et d'uniformes en loques, de couvertures de lit ou de cheval, la tête couverte de bonnets, de mouchoirs roulés, de schakos défoncés, de casques faussés et rompus ; tout cela sanglant ou neigeux, percé de balles ou haché de coups de sabre. Le visage hâve et dévalé, les yeux sombres et étincelants, ils regardaient au haut des remparts en grinçant les dents, ayant l'air de ces prisonniers mutilés qui, sous Louis le Gros, portaient dans leur main droite leur main gauche coupée : on les eût pris pour des masques en furie ou pour des malades affolés, échappés des hôpitaux. La jeune et la vieille garde arrivèrent ; elles entrèrent dans la place incendiée à notre premier passage. Des cris s'élèvent contre la troupe privilégiée : " L'armée n'aurait-elle jamais que ses restes ? " Ces cohortes faméliques courent tumultuairement aux magasins comme une insurrection de spectres. On les repousse. On se bat : les tués restent dans les rues, les femmes, les enfants, les mourants sur les charrettes. L'air était empesté de la corruption d'une multitude d'anciens cadavres ; des militaires étaient atteints d'imbécillité ou de folie ; quelques-uns dont les cheveux s'étaient dressés et tordus, blasphémant ou riant d'un rire hébété, tombaient morts. Bonaparte exhale sa colère contre un misérable fournisseur impuissant dont aucun des ordres n'avait été exécuté.

L'armée de cent mille hommes, réduite à trente mille, était côtoyée d'une bande de cinquante mille traîneurs : il ne se trouvait plus que dix-huit cents cavaliers montés. Napoléon en donna le commandement à M. de Latour-Maubourg. Cet officier, qui menait les cuirassiers à l'assaut de la grande redoute de Borodino, eut la tête fendue de coups de sabre ; depuis il perdit une jambe à Dresde. Apercevant son domestique qui pleurait, il lui dit : " De quoi te plains-tu ? tu n'auras plus qu'une botte à cirer. " Ce général, resté fidèle au malheur, est devenu le gouverneur de Henri V dans les premières années de l'exil du jeune prince : j'ôte mon chapeau en passant devant lui, comme en passant devant l'honneur.

On séjourna par force jusqu'au 14 dans Smolensk. Napoléon ordonna au maréchal Ney de se concerter avec Davoust et de démembrer la place en la déchirant avec des fougasses : pour lui, il se rendit à Krasnoï, où il s'établit le 15, après que cette station eut été pillée par les Russes. Les Moscovites rétrécissaient leur cercle : la grande armée dite de Moldavie était dans le voisinage ; elle se préparait à nous cerner tout à fait et à nous jeter dans la Bérésina.

Le reste de nos bataillons diminuait de jour en jour. Kutuzoff, instruit de nos misères, remuait à peine : " Sortez seulement un moment de votre quartier général ", s'écriait Wilson ; " avancez-vous sur les hauteurs, vous verrez que le dernier moment de Napoléon est venu. La Russie réclame cette victime : il n'y a plus qu'à frapper ; une charge suffira ; dans deux heures la face de l'Europe sera changée. "

Cela était vrai ; mais il n'y aurait eu que Bonaparte de particulièrement frappé, et Dieu voulait appesantir sa main sur la France.

Kutuzoff répondait : " Je fais reposer mes soldats tous les trois jours ; je rougirais, je m'arrêterais aussitôt, si le pain leur manquait un seul instant. J'escorte l'armée française ma prisonnière ; je la châtie dès qu'elle veut s'arrêter ou s'éloigner de la grande route. Le terme de la destinée de Napoléon est irrévocablement marqué : c'est dans les marais de la Bérésina que s'éteindra le météore en présence de toutes les armées russes. Je leur aurai livré Napoléon affaibli, désarmé, mourant : c'est assez pour ma gloire. " Bonaparte avait parlé du vieux Kutuzoff avec ce dédain insultant dont il était si prodigue : le vieux Kutuzoff à son tour lui rendait mépris pour mépris.

L'armée de Kutuzoff était plus impatiente que son chef ; les Cosaques eux-mêmes s'écriaient : " Laissera-t-on ces squelettes sortir de leurs tombeaux ? "

Cependant on ne voyait pas venir le quatrième corps qui avait dû quitter Smolensk le 15 et rejoindre Napoléon le 16 à Krasnoï ; les communications étaient coupées ; le prince Eugène, qui menait la queue, essaya vainement de les rétablir : tout ce qu'il put faire, ce fut de tourner les Russes et d'opérer sa jonction avec la garde sous Krasnoï, mais toujours les maréchaux Davoust et Ney ne paraissaient pas.

Alors Napoléon retrouva subitement son génie : il sort de Krasnoï le 17, un bâton à la main, à la tête de sa garde réduite à treize mille hommes, pour affronter d'innombrables ennemis, dégager la route de Smolensk, et frayer un passage aux deux maréchaux. Il ne gâta cette action que par la réminiscence d'un mot peu proportionné à son masque : " J'ai assez fait l'empereur, il est temps que je fasse le général. " Henri IV, partant pour le siège d'Amiens, avait dit : " J'ai assez fait le roi de France, il est temps que je fasse le roi de Navarre. " Les hauteurs environnantes, au pied desquelles marchait Napoléon, se chargeaient d'artillerie et pouvaient à chaque instant le foudroyer ; il y jette un coup d'oeil et dit : " Qu'un escadron de mes chasseurs s'en empare ! " Les Russes n'avaient qu'à se laisser rouler en bas, leur seule masse l'eût écrasé ; mais, à la vue de ce grand homme et des débris de la garde serrée en bataillon carré, ils demeurèrent immobiles, comme fascinés : son regard arrêta cent mille hommes sur les collines.

Kutuzoff, à propos de cette affaire de Krasnoï, fut honoré à Pétersbourg du surnom de Smolenski : apparemment pour n'avoir pas, sous le bâton de Bonaparte, désespéré du salut de la République.

 

2 L21 Chapitre 7

Passage de la Bérésina.

Après cet inutile effort, Napoléon repassa le Dniepr le 19 et vint camper à Orcha : il y brûla les papiers qu'il avait apportés pour écrire sa vie dans les ennuis de l'hiver, si Moscou restée entière lui eût permis de s'y établir. Il s'était vu forcé de jeter dans le lac de Semlewo l'énorme croix de saint Jean : elle a été retrouvée par des Cosaques et replacée sur la tour du grand Yvan.

A Orcha les inquiétudes étaient grandes : malgré la tentative de Napoléon pour la rescousse du maréchal Ney, il manquait encore. On reçut enfin de ses nouvelles à Baranni : Eugène était parvenu à le rejoindre. Le général Gourgaud raconte le plaisir que Napoléon en éprouva, bien que les bulletins et les relations des amis de l'empereur continuent de s'exprimer avec une réserve jalouse sur tous les faits qui n'ont pas un rapport direct avec lui. La joie de l'armée fut promptement étouffée. On passait de péril en péril. Bonaparte se rendait de Kokhanow à Tolozcim, lorsqu'un aide de camp lui annonça la perte de la tête du pont de Borisow, enlevé par l'armée de Moldavie au général Dombrowski. L'armée de Moldavie, surprise à son tour par le duc de Reggio dans Borisow, se retira derrière la Bérésina après avoir détruit le pont. Tchitchakoff se trouvait ainsi en face de nous, de l'autre côté de la rivière.

Le général Corbineau, commandant une brigade de notre cavalerie légère, renseigné par un paysan, avait découvert au-dessous de Borisow le gué de Vésélovo. Sur cette nouvelle, Napoléon, dans la soirée du 24, fit partir de Bobre d'Eblé et Chasseloup avec les pontonniers et les sapeurs : ils arrivèrent à Stoudianka, sur la Bérésina, au gué indiqué.

Deux ponts sont jetés : une armée de quarante mille Russes campait au bord opposé. Quelle fut la surprise des Français, lorsqu'au lever du jour ils aperçurent le rivage désert et l'arrière-garde de la division de Tchaplitz en pleine retraite ! Ils n'en croyaient pas leurs yeux. Un seul boulet, le feu de la pipe d'un Cosaque eussent suffi pour mettre en pièces ou pour brûler les faibles pontons de d'Eblé. On court avertir Bonaparte ; il se lève à la hâte, sort, voit et s'écrie : " J'ai trompé l'amiral ! " L'exclamation était naturelle. les Russes avortaient au dénouement et commettaient une faute qui devait prolonger la guerre de trois années ; mais leur chef n'avait point été trompé. L'amiral Tchitchakoff avait tout aperçu ; il s'était simplement laissé aller à son caractère : quoique intelligent et fougueux, il aimait ses aises ; il craignait le froid, restait au poêle, et pensait qu'il aurait toujours le temps d'exterminer les Français quand il se serait bien chauffé : il céda à son tempérament. Retiré aujourd'hui à Londres, ayant abandonné sa fortune et renoncé à la Russie, Tchitchakoff a fourni au Quaterly-Review de curieux articles sur la campagne de 1812 : il cherche à s'excuser, ses compatriotes lui répondent ; c'est une querelle entre les Russes. Hélas ! si Bonaparte, par la construction de ses deux ponts et l'incompréhensible retraite de la division Tchaplitz, était sauvé, les Français ne l'étaient pas : deux autres armées russes s'aggloméraient sur la rive du fleuve que Napoléon se préparait à quitter. Ici celui qui n'a point vu doit se taire et laisser parler les témoins.

" Le dévouement des pontonniers dirigés par d'Eblé, dit Chambray, vivra autant que le souvenir du passage de la Bérésina. Quoique affaiblis par les maux qu'ils enduraient depuis si longtemps, quoique privés de liqueurs et d'aliments substantiels, on les vit, bravant le froid qui était devenu très rigoureux, se mettre dans l'eau quelquefois jusqu'à la poitrine ; c'était courir à une mort presque certaine ; mais l'armée les regardait ; ils se sacrifièrent pour son salut. "

" Le désordre régnait chez les Français, dit à son tour M. de Ségur, et les matériaux avaient manqué aux deux ponts ; deux fois, dans la nuit du 26 au 27, celui des voitures s'était rompu et le passage en avait été retardé de sept heures : il se brisa une troisième fois le 27, vers quatre heures du soir. D'un autre côté, les traîneurs dispersés dans les bois et dans les villages environnants n'avaient pas profité de la première nuit, et le 27, quand le jour avait reparu, tous s'étaient présentés à la fois pour passer les ponts.

" Ce fut surtout quand la garde, sur laquelle ils se réglaient, s'ébranla. Son départ fut comme un signal : ils accoururent de toutes parts ; ils s'amoncelèrent sur la rive. On vit en un instant une masse profonde, large et confuse d'hommes, de chevaux et de chariots assiéger l'étroite entrée des ponts qu'elle débordait. Les premiers, poussés par ceux qui les suivaient, repoussés par les gardes et par les pontonniers, ou arrêtés par le fleuve, étaient écrasés, foulés aux pieds, ou précipités dans les glaces que charriait la Bérésina. Il s'élevait de cette immense et horrible cohue, tantôt un bourdonnement sourd, tantôt une grande clameur, mêlée de gémissements et d'affreuses imprécations.

" Le désordre avait été si grand, que, vers deux heures, quand l'empereur s'était présenté à son tour, il avait fallu employer la force pour lui ouvrir un passage. Un corps de grenadiers de la garde, et Latour-Maubourg, renoncèrent, par pitié, à se faire jour au travers de ces malheureux.(...)

La multitude immense entassée sur la rive, pêle-mêle avec les chevaux et les chariots, y formait un épouvantable encombrement. Ce fut vers le milieu du jour que les premiers boulets ennemis tombèrent au milieu de ce chaos : ils furent le signal d'un désespoir universel.

" Beaucoup de ceux qui s'étaient lancés les premiers de cette foule de désespérés, ayant manqué le pont, voulurent l'escalader par ses côtés ; mais la plupart furent repoussés dans le fleuve. Ce fut là qu'on aperçut des femmes au milieu des glaçons, avec leurs enfants dans leurs bras, les élevant à mesure qu'elles s'enfonçaient ; déjà submergées, leurs bras raidis les tenaient encore au-dessus d'elles.

" Au milieu de cet horrible désordre, le pont de l'artillerie creva et se rompit. La colonne engagée sur cet étroit passage voulut en vain rétrograder. Le flot d'hommes qui venait derrière, ignorant ce malheur n'écoutant pas les cris des premiers, poussèrent devant eux, et les jetèrent dans le gouffre, où ils furent précipités à leur tour.

" Tout alors se dirigea vers l'autre pont. Une multitude de gros caissons, de lourdes voitures et de pièces d'artillerie y affluèrent de toutes parts. Dirigées par leurs conducteurs, et rapidement emportées sur une pente raide et inégale, au milieu de cet amas d'hommes, elles broyèrent les malheureux qui se trouvèrent surpris entre elles ; puis s'entre-choquant, la plupart, violemment renversées, assommèrent dans leur chute ceux qui les entouraient. Alors des rangs entiers d'hommes éperdus poussés sur ces obstacles s'y embarrassent, culbutent, et sont écrasés par des masses d'autres infortunés qui se succèdent sans interruption.

" Ces flots de misérables roulaient ainsi les uns sur les autres. On n'entendait que des cris de douleur et de rage. Dans cette affreuse mêlée les hommes foulés et étouffés se débattaient sous les pieds de leurs compagnons, auxquels ils s'attachaient avec leurs ongles et leurs dents. Ceux-ci les repoussaient sans pitié comme des ennemis. Dans cet épouvantable fracas d'un ouragan furieux, de coups de canon, du sifflement de la tempête, de celui des boulets, des explosions des obus, de vociférations, de gémissements, de jurements effroyables, cette foule désordonnée n'entendait pas les plaintes des victimes qu'elle engloutissait. "

Les autres témoignages sont d'accord avec les récits de M. de Ségur : pour leur collation et leur preuve, je ne citerai plus que ce passage des Mémoires de Vaudoncourt : " La plaine assez grande qui se trouve devant Vésélovo offre, le soir, un spectacle dont l'horreur est difficile à peindre. Elle est couverte de voitures et de fourgons, la plupart renversés les uns sur les autres et brisés. Elle est jonchée de cadavres d'individus non militaires, parmi lesquels on ne voit que trop de femmes et d'enfants traînés, à la suite de l'armée, jusqu'à Moscou, ou fuyant cette ville pour suivre leurs compatriotes, et que la mort avait frappés de différentes manières. Le sort de ces malheureux, au milieu de la mêlée des deux armées, fut d'être écrasés sous les roues des voitures ou sous les pieds des chevaux ; frappés par les boulets ou par les balles des deux partis ; noyés en voulant passer les ponts avec les troupes, ou dépouillés par les soldats ennemis et jetés nus sur la neige où le froid termina bientôt leurs souffrances. "

Quel gémissement Bonaparte a-t-il pour une pareille catastrophe, pour cet événement de douleur, un des plus grands de l'histoire ; pour des désastres qui surpassent ceux de l'armée de Cambyse ? Quel cri est arraché de son âme ? Ces quatre mots de son bulletin : " Pendant la journée du 26 et du 27 l ' armée passa . " Vous venez de voir comment ! Napoléon ne fut pas même attendri par le spectacle de ces femmes élevant dans leurs bras leurs nourrissons au-dessus des eaux. L'autre grand homme qui par la France a régné sur le monde, Charlemagne, grossier barbare apparemment, chanta et pleura (poète qu'il était aussi) l'enfant englouti dans l'Ebre en se jouant sur la glace :

Trux puer adstricto glacie dum ludit in Hebro.

Le duc de Bellune était chargé de protéger le passage. Il avait laissé en arrière le général Partouneaux qui fut obligé de capituler. Le duc de Reggio, blessé de nouveau, était remplacé dans son commandement par le maréchal Ney. On traversa les marais de la Gaina : la plus petite prévoyance des Russes aurait rendu les chemins impraticables. A Malodeczno, le 3 décembre, se trouvèrent toutes les estafettes arrêtées depuis trois semaines. Ce fut là que Napoléon médita d'abandonner le drapeau. " Puis-je rester, disait-il, à la tête d'une déroute ? " A Smorgoni, le roi de Naples et le prince Eugène le pressèrent de retourner en France. Le duc d'Istrie porta la parole ; dès les premiers mots Napoléon entra en fureur, il s'écria : " Il n'y a que mon plus mortel ennemi qui puisse me proposer de quitter l'armée dans la situation où elle se trouve. " Il fit un mouvement pour se jeter sur le maréchal, son épée nue à la main. Le soir il fit rappeler le duc d'Istrie et lui dit : " Puisque vous le voulez tous, il faut bien que je parte. " La scène était arrangée ; le projet de départ était arrêté lorsqu'elle fut jouée. M. Fain assure en effet que l'empereur s'était déterminé à quitter l'armée pendant la marche qui le ramena le 4 de Malodeczno à Biclitza . Telle fut la comédie par laquelle l'immense acteur dénoua son drame tragique.

A Smorgoni l'empereur écrivit son vingt-neuvième bulletin. Le 5 décembre il monta sur un traîneau avec M. de Caulaincourt : il était dix heures du soir. Il traversa l'Allemagne caché sous le nom de son compagnon de fuite. A sa disparition, tout s'abîma : dans une tempête, lorsqu'un colosse de granit s'ensevelit sous les sables de la Thébaïde, nulle ombre ne reste au désert. Quelques soldats dont il ne restait de vivant que les têtes finirent par se manger les uns les autres sous des hangars de branches de pins. Des maux qui paraissaient ne pouvoir augmenter se complètent : l'hiver, qui n'avait encore été que l'automne de ces climats, descend. Les Russes n'avaient plus le courage de tirer, dans des régions de glace, sur les ombres gelées que Bonaparte laissait vagabondes après lui.

A Wilna on ne rencontra que des juifs qui jetaient sous les pieds de l'ennemi les malades qu'ils avaient d'abord recueillis par avarice. Une dernière déroute abîma le demeurant des Français, à la hauteur de Ponary. Enfin on touche au Niémen : des trois ponts sur lesquels nos troupes avaient défilé, aucun n'existait ; un pont, ouvrage de l'ennemi, dominait les eaux congelées. Des cinq cent mille hommes, de l'innombrable artillerie qui au mois d'août, avaient traversé le fleuve, on ne vit repasser à Kowno qu'un millier de fantassins réguliers, quelques canons et trente mille misérables couverts de plaies. Plus de musique, plus de chants de triomphe ; la bande à la face violette, et dont les cils figés forçaient les yeux à se tenir ouverts, marchait en silence sur le pont ou rampait de glaçons en glaçons jusqu'à la rive polonaise. Arrivés dans des habitations échauffées par des poêles, les malheureux expirèrent : leur vie se fondit avec la neige dont ils étaient enveloppés. Le général Gourgaud affirme que cent vingt-sept mille hommes repassèrent le Niémen : ce serait toujours même à ce compte une perte de trois cent treize mille hommes dans une campagne de quatre mois.

Murat, parvenu à Gumbinnen, rassembla ses officiers et leur dit : " Il n'est plus possible de servir un insensé ; il n'y a plus de salut dans sa cause ; aucun prince de l'Europe ne croit plus à ses paroles ni à ses traités. " De là il se rendit à Posen et, le 16 janvier 1813, il disparut. Vingt-trois jours après, le prince de Schwartzenberg quitta l'armée : elle passa sous le commandement du prince Eugène. Le général York, d'abord blâmé ostensiblement par Frédéric-Guillaume et bientôt réconcilié avec lui, se retira en emmenant les Prussiens : la défection européenne commençait.

 

2 L21 Chapitre 8

Jugement sur la campagne de Russie. - Dernier bulletin de la grande armée. - Retour de Bonaparte à Paris. - Harangue du Sénat.

Dans toute cette campagne Bonaparte fut inférieur à ses généraux, et particulièrement au maréchal Ney. Les excuses que l'on a données de la fuite de Bonaparte sont inadmissibles : la preuve est là, puisque son départ, qui devait tout sauver, ne sauva rien. Cet abandon, loin de réparer les malheurs, les augmenta et hâta la dissolution de la Fédération rhénane.

Le vingt-neuvième et dernier bulletin de la grande armée, daté de Molodetschino le 3 décembre 1812, arrivé à Paris le 18, n'y précéda Napoléon que de deux jours : il frappa la France de stupeur, quoiqu'il soit loin de s'exprimer avec la franchise dont on l'a loué ; des contradictions frappantes s'y remarquent et ne parviennent pas à couvrir une vérité qui perce partout. A Sainte-Hélène (comme on l'a vu ci-dessus), Bonaparte s'exprimait avec plus de bonne foi : ses révélations ne pouvaient plus compromettre un diadème alors tombé de sa tête. Il faut pourtant écouter encore un moment le ravageur :

" Cette armée, dit-il dans le bulletin du 3 décembre 1812, si belle le 6, était bien différente dès le 14. Presque sans cavalerie, sans artillerie, sans transports, nous ne pouvions nous éclairer à un quart de lieue...

" Les hommes que la nature n'a pas trempés assez fortement pour être au-dessus de toutes les chances du sort et de la fortune parurent ébranlés, perdirent leur gaieté, leur bonne humeur, et ne rêvèrent que malheurs et catastrophes ; ceux qu'elle a créés supérieurs à tout conservèrent leur gaieté, leurs manières ordinaires, et virent une nouvelle gloire dans des difficultés différentes à surmonter.

" Dans tous ces mouvements l'empereur a toujours marché au milieu de sa garde, la cavalerie commandée par le maréchal duc d'Istrie, et l'infanterie commandée par le duc de Dantzick. Sa Majesté a été satisfaite du bon esprit que sa garde a montré ; elle a toujours été prête à se porter partout où les circonstances l'auraient exigé ; mais les circonstances ont toujours été telles que sa simple présence a suffi, et qu'elle n'a pas été dans le cas de donner.

" Le prince de Neuchâtel, le grand maréchal, le grand écuyer et tous les aides de camp et les officiers militaires de la maison de l'empereur, ont toujours accompagné Sa Majesté.

" Notre cavalerie était tellement démontée, que l'on a dû réunir les officiers auxquels il restait un cheval pour en former quatre compagnies de cent cinquante hommes chacune. Les généraux y faisaient les fonctions de capitaines, et les colonels celles de sous-officiers. Cet escadron sacré, commandé par le général Grouchy, et sous les ordres du roi de Naples, ne perdait pas de vue l'empereur dans tous ses mouvements. La santé de Sa Majesté n'a jamais été meilleure. "

Quel résumé de tant de victoires ! Bonaparte avait dit aux Directeurs : " Qu'avez-vous fait de cent mille Français, tous mes compagnons de gloire ? Ils sont morts ! " La France pouvait dire à Bonaparte : " Qu'avez-vous fait dans une seule course des cinq cent mille soldats du Niémen, tous mes enfants ou mes alliés ? Ils sont morts ! "

Après la perte de ces cent mille soldats républicains regrettés de Napoléon, du moins la patrie fut sauvée : les derniers résultats de la campagne de Russie ont amené l'invasion de la France et la perte de tout ce que notre gloire et nos sacrifices avaient accumulé depuis vingt ans. Bonaparte a sans cesse été gardé par un bataillon sacré qui ne le perdit pas de vue dans tous ses mouvements ; dédommagement des trois cent mille existences immolées : mais pourquoi la nature ne les avait-elle pas trempées assez fortement ? Elles auraient conservé leurs manières ordinaires . Cette vile chair à canon méritait-elle que ses mouvements eussent été aussi précieusement surveillés que ceux de Sa Majesté ?

Le bulletin conclut, comme plusieurs autres, par ces mots : " La santé de Sa Majesté n ' a jamais été meilleure . "

Familles, séchez vos larmes : Napoléon se porte bien.

A la suite de ce rapport, on lisait cette remarque officielle dans les journaux : " C'est une pièce historique du premier rang ; Xénophon et César ont ainsi écrit, l'un la retraite des Dix mille, l'autre ses Commentaires . " Quelle démence de comparaison académique ! Mais, laissant à part la bénévole réclame littéraire, on devait être satisfait parce que d'effroyables calamités causées par Napoléon lui avaient fourni l'occasion de montrer ses talents comme écrivain ! Néron a mis le feu à Rome, et il chante l'incendie de Troie. Nous étions arrivés jusqu'à la féroce dérision d'une flatterie qui déterrait dans ses souvenirs Xénophon et César, afin d'outrager le deuil éternel de la France.

Le Sénat conservateur accourt : " Le Sénat, dit Lacépède, s'empresse de présenter au pied du trône de V. M. I. et R. l'hommage de ses félicitations sur l' heureuse arrivée de V. M. au milieu de ses peuples. Le Sénat, premier conseil de l'empereur et dont l ' autorité n ' existe que lorsque le monarque la réclame et la met en mouvement , est établi pour la conservation de cette monarchie et de l'hérédité de votre trône, dans notre quatrième dynastie . La France et la postérité le trouveront, dans toutes les circonstances, fidèle à ce devoir sacré, et tous ses membres seront toujours prêts à périr pour la défense de ce palladium de la sûreté et de la prospérité nationales. " Les membres du Sénat l'ont merveilleusement prouvé en décrétant la déchéance de Napoléon !

L'empereur répond : " Sénateurs, ce que vous me dites m'est fort agréable. J'ai à coeur la gloire et la puissance de la France ; mais nos premières pensées sont pour tout ce qui peut perpétuer la tranquillité intérieure... Pour ce trône auquel sont attachées désormais les destinées de la patrie... J'ai demandé à la Providence un nombre d' années déterminé ... J'ai réfléchi à ce qui a été fait aux différentes époques ; j'y penserai encore. "

L'historien des reptiles, en osant congratuler Napoléon sur les prospérités publiques, est cependant effrayé de son courage ; il a peur d' être ; il a bien soin de dire que l'autorité du Sénat n ' existe que lorsque le monarque la réclame et la met en mouvement . On avait tant à craindre de l'indépendance du Sénat !

Bonaparte, s'excusant à Sainte-Hélène, dit : " Sont-ce les Russes qui m'ont anéanti ? Non, ce sont de faux rapports, de sottes intrigues, de la trahison, la bêtise, bien des choses enfin qu'on saura peut-être un jour et qui pourront atténuer ou justifier les deux fautes grossières, en diplomatie comme en guerre, que l'on a le droit de m'adresser. "

Des fautes qui n'entraînent que la perte d'une bataille ou d'une province permettent des excuses en paroles mystérieuses, dont on renvoie l'explication à l'avenir ; mais des fautes qui bouleversent la société, et font passer sous le joug l'indépendance d'un peuple, ne sont pas effacées par les défaites de l'orgueil.

Après tant de calamités et de faits héroïques, il est rude à la fin de n'avoir plus à choisir dans les paroles du Sénat qu'entre l'horreur et le mépris.

 

2 L22 Livre vingt-deuxième

1. Malheurs de la France. - Joies forcées. - Séjour à ma Vallée. - Réveil de la légitimité. - 2. Le pape à Fontainebleau. - 3. Défections. - Mort de Lagrange et de Delille. - 4. Batailles de Lützen, de Bautzon et de Dresde. - Revers en Espagne. - 5. Campagne de Saxe ou des poètes. - 6. Bataille de Leipsick. - Retour de Bonaparte à Paris. - Traité de Valençay. - 7. Le Corps législatif convoqué, puis ajourné. - Les alliés passent le Rhin. - Colère de Bonaparte. - Premier jour de l'an de 1814. - 8. Le pape mis en liberté. - 9. Notes qui devinrent la brochure : De Bonaparte et des Bourbons . - Je prends un appartement rue de Rivoli. - Admirable campagne de France, 1814. - 10. Je commence à imprimer ma brochure. - Une note de madame de Chateaubriand. - 11. La guerre établie aux barrières de Paris. - Vue de Paris. - Combat de Belleville. - Fuite de Marie-Louise et de la régence. - M. de Talleyrand reste à Paris. - 12. Proclamation du prince généralissime Schwartzenberg. - Discours d'Alexandre. - Capitulation de Paris. - 13. Entrée des alliés dans Paris. - 14. Bonaparte à Fontainebleau. - La régence à Blois. - 15. Publication de ma brochure : De Bonaparte et des Bourbons . - 16. Le Sénat rend le décret de déchéance. - 17. Hôtel de la rue Saint-Florentin. - M. de Talleyrand. - 18. Adresses du gouvernement provisoire. - Constitution proposée par le Sénat. - 19. Arrivée du comte d'Artois. - Abdication de Bonaparte à Fontainebleau. - 20. Itinéraire de Napoléon à l'île d'Elbe. - 21. Louis XVIII à Compiègne. - Son entrée à Paris. - La vieille garde. - Faute irréparable. - Déclaration de Saint-Ouen. - Traité de Paris. - La Charte. - Départ des alliés. - 22. Première année de la Restauration. - 23. Est-ce aux royalistes qu'il faut s'en prendre de la Restauration ? - 24. Premier ministère. - Je publie les Réflexions politiques . - Madame la duchesse de Duras. - Je suis nommé ambassadeur en Suède. - 25. Exhumation des restes de Louis XVI. - Premier 21 janvier à Saint-Denis. - 26. L'île d'Elbe.

 

2 L22 Chapitre 1

Malheurs de la France. - Joies forcées. - Séjour à ma Vallée. - Réveil de la légitimité.

Lorsque Bonaparte arriva précédé de son bulletin, la consternation fut générale. " On ne comptait dans l'Empire, dit M. de Ségur, que des hommes vieillis par le temps ou par la guerre, et des enfants ; presque plus d'hommes faits ! où étaient-ils ? Les pleurs des femmes, les cris des mères, le disaient assez ! Penchées laborieusement sur cette terre qui sans elles resterait inculte, elles maudissent la guerre en lui. " Au retour de la Bérésina, il n'en fallut pas moins danser par ordre : c'est ce qu'on apprend des Souvenirs pour servir à l ' histoire , de la reine Hortense. On fut contraint d'aller au bal, la mort dans le coeur, pleurant intérieurement ses parents ou ses amis. Tel était le déshonneur auquel le despotisme avait condamné la France : on voyait dans les salons ce que l'on rencontre dans les rues, des créatures se distrayant de leur vie en chantant leur misère pour divertir les passants.

Depuis trois ans j'étais retiré à Aulnay : sur mon coteau de pins, en 1811, j'avais suivi des yeux la comète qui pendant la nuit courait à l'horizon des bois ; elle était belle et triste, et, comme une reine, elle traînait sur ses pas son long voile. Qui l'étrangère égarée dans notre univers cherchait-elle ? à qui adressait-elle ses pas dans le désert du ciel ?

Le 23 octobre 1812, gîté un moment à Paris, rue des Saints-Pères, à l'hôtel Lavalette, madame Lavalette, mon hôtesse, la sourde, me vint réveiller munie de son long cornet : " Monsieur ! monsieur ! Bonaparte est mort ! Le général Malet a tué Hulin. Toutes les autorités sont changées. La révolution est faite. "

Bonaparte était si aimé que pendant quelques instant Paris fut dans la joie, excepté les autorités burlesquement arrêtées. Un souffle avait presque jeté bas l'Empire. Evadé de prison à minuit, un soldat était maître du monde au point du jour ; un songe fut près d'emporter une réalité formidable. Les plus modérés disaient : " Si Napoléon n'est pas mort, il reviendra corrigé par ses fautes et par ses revers ; il fera la paix avec l'Europe et le reste de nos enfants sera sauvé. " Deux heures après sa femme, M. Lavalette entra chez moi pour m'apprendre l'arrestation de Malet : il ne me cacha pas (c'était sa phrase coutumière) que tout était fini . Le jour et la nuit se firent au même moment. J'ai raconté comment Bonaparte reçut cette nouvelle dans un champ de neige près de Smolensk.

Le sénatus-consulte (12 janvier 1813) mit à la disposition de Napoléon revenu deux cent cinquante mille hommes ; l'inépuisable France vit sortir de son sang par ses blessures de nouveaux soldats. Alors on entendit une voix depuis longtemps oubliée ; quelques vieilles oreilles françaises crurent en reconnaître le son : c'était la voix de Louis XVIII ; elle s'élevait du fond de l'exil. Le frère de Louis XVI annonçait des principes à établir un jour dans une charte constitutionnelle ; premières espérances de liberté qui nous venaient de nos anciens rois.

Alexandre, entré à Varsovie, adresse une proclamation à l'Europe :

" Si le Nord imite le sublime exemple qu'offrent les Castillans, le deuil du monde est fini. L'Europe, sur le point de devenir la proie d' un monstre , recouvrerait à la fois son indépendance et sa tranquillité. Puisse enfin de ce colosse sanglant qui menaçait le continent de sa criminelle éternité ne rester qu'un long souvenir d'horreur, et de pitié ! "

Ce monstre, ce colosse sanglant qui menaçait le continent de sa criminelle éternité , était si peu instruit par l'infortune qu'à peine échappé aux Cosaques, il se jeta sur un vieillard qu'il retenait prisonnier.

 

2 L22 Chapitre 2

Le pape à Fontainebleau.

Nous avons vu l'enlèvement du pape à Rome, son séjour à Savone, puis sa détention à Fontainebleau. La discorde s'était mise dans le sacré collège : des cardinaux voulaient que le Saint Père résistât pour le spirituel ; et ils eurent ordre de ne porter que des bas noirs ; quelques-uns furent envoyés en exil dans les provinces ; quelques chefs du clergé français enfermés à Vincennes ; d'autres cardinaux opinaient à la soumission complète du pape ; ils conservèrent leurs bas rouges : c'était une seconde représentation des cierges de la Chandeleur.

Lorsqu'à Fontainebleau le pape obtenait quelque relâchement de l'obsession des cardinaux rouges, il se promenait seul dans les galeries de François Ier : il y reconnaissait la trace des arts qui lui rappelaient la ville sacrée, et de ses fenêtres il voyait les pins que Louis XVI avait plantés en face des appartements sombres où Monaldeschi fut assassiné. De ce désert, comme Jésus, il pouvait prendre en pitié les royaumes de la terre. Le septuagénaire à moitié mort, que Bonaparte lui-même vint tourmenter, signa machinalement ce concordat de 1813, contre lequel il protesta bientôt après l'arrivée des cardinaux Pacca et Consalvi.

Lorsque Pacca rejoignit le captif avec lequel il était parti de Rome, il s'imaginait trouver une grande foule autour de la geôle royale ; il ne rencontra dans les cours que de rares serviteurs et une sentinelle placée au haut de l'escalier en fer à cheval. Les fenêtres et les portes du palais étaient fermées : dans la première antichambre des appartements était le cardinal Doria, dans les autres salles se tenaient quelques évêques français. Pacca fut introduit auprès de Sa Sainteté : elle était debout, immobile, pâle, courbée, amaigrie, les yeux enfoncés dans la tête.

Le cardinal lui dit qu'il avait hâté son voyage pour se jeter à ses pieds. Alors le pape : " Ces cardinaux nous ont entraîné à la table et nous ont fait signer. "

Pacca se retira à l'appartement qu'on lui avait préparé confondu qu'il était de la solitude des demeures, du silence des yeux, de l'abattement des visages et du profond chagrin empreint sur le front du pape. Retourné auprès de Sa Sainteté, il " la trouva (c'est lui qui parle) dans un état digne de compassion et qui faisait craindre pour ses jours. Elle était anéantie par une tristesse inconsolable en parlant de ce qui était arrivé ; cette pensée de tourment l'empêchait de dormir et ne lui permettait de prendre de nourriture que ce qui suffisait pour ne pas consentir à mourir : - De cela, disait-elle, je mourrai fou comme Clément XIV. "

Dans le secret de ces galeries déshabitées où la voix de saint Louis, de François Ier, de Henri IV et de Louis XIV ne se faisait plus entendre, le Saint Père passa plusieurs jours à écrire la minute et la copie de la lettre qui devait être remise à l'empereur. Le cardinal Pacca emportait caché dans sa robe le papier dangereux à mesure que le pape y ajoutait quelques lignes. L'ouvrage achevé, le pape le remit, le 24 mai 1813, au colonel Lagorce et le chargea de le porter à l'empereur. Il fit lire en même temps une allocution aux divers cardinaux qui se trouvaient près de lui : il regarde comme nul le bref qu'il avait donné à Savone et le concordat du 25 janvier.

" Béni soit le Seigneur, dit l'allocution, qui n'a pas éloigné de nous sa miséricorde ! Il a bien voulu nous humilier par une salutaire confusion. A nous donc soit l'humiliation pour le bien de notre âme ; à lui dans tous les siècles l'exaltation, l'honneur et la gloire !

Du palais de Fontainebleau, le 24 mars 1813. "

Jamais plus belle ordonnance ne sortit de ce palais. La conscience du pape étant allégée, le visage du martyr devint serein ; son sourire et sa bouche retrouvèrent leur grâce et ses yeux le sommeil.

Napoléon menaça d'abord de faire sauter la tête de dessus les épaules de quelques-uns des prêtres de Fontainebleau ; il pensa à se déclarer chef de la religion de l'Etat ; puis retombant dans son naturel, il feignit de n'avoir rien su de la lettre du pape. Mais sa fortune décroissait. Le pape, sorti d'un ordre de pauvres moines, rentré par ses malheurs dans le sein de la foule, semblait avoir repris le grand rôle de tribun des peuples, et donné le signal de la déposition de l'oppresseur des libertés publiques.

 

2 L22 Chapitre 3

Défections. - Mort de Lagrange et de Delille.

La mauvaise fortune amène les trahisons et ne les justifie pas ; en mars 1813, la Prusse à Kalisch s'allie avec la Russie. Le 3 mars, la Suède fait un traité avec le cabinet de Saint-James : elle s'oblige à fournir trente mille hommes. Hambourg est évacué par les Français, Berlin occupé par les Cosaques, Dresde pris par les Russes et les Prussiens.

La défection de la Confédération du Rhin se prépare. L'Autriche adhère à l'alliance de la Russie et de la Prusse. La guerre se rouvre en Italie où le prince Eugène s'est transporté.

En Espagne, l'armée anglaise défait Joseph à Vittoria ; les tableaux dérobés aux églises et aux palais tombent dans l'Ebre : je les avais vus à Madrid et à l'Escurial ; je les ai revus lorsqu'on les restaurait à Paris : le flot et Napoléon avaient passé sur ces Murillo et ces Raphaël, velut umbra . Wellington, s'avançant toujours, bat le maréchal Soult à Roncevaux : nos grands souvenirs faisaient le fond des scènes de nos nouvelles destinées.

Le 14 février, à l'ouverture du Corps législatif, Bonaparte déclara qu'il avait toujours voulu la paix et qu'elle était nécessaire au monde. Ce mensonge ne lui réussissait plus. Du reste, dans la bouche de celui qui nous appelait ses sujets , aucune sympathie pour les douleurs de la France : Bonaparte levait sur nous des souffrances, comme un tribut qui lui était dû.

Le 3 avril, le Sénat conservateur ajoute cent quatre-vingt mille combattants à ceux qu'il a déjà alloués : coupes extraordinaires d'hommes au milieu des coupes réglées. Le 10 avril enlève Lagrange ; l'abbé Delille expira quelques jours après. Si dans le ciel la noblesse du sentiment l'emporte sur la hauteur de la pensée, le chantre de la Pitié est placé plus près du trône de Dieu que l'auteur de la Théorie des fonctions analytiques . Bonaparte avait quitté Paris le 15 avril.

 

2 L22 Chapitre 4

Batailles de Lützen, de Bautzen et de Dresde. - Revers en Espagne.

Les levées de 1812, se succédant, s'étaient arrêtées en Saxe. Napoléon arrive. L'honneur du vieil ost expiré est remis à deux cent mille conscrits qui se battent comme les grenadiers de Marengo. Le 2 mai, la bataille de Lützen est gagnée : Bonaparte, dans ces nouveaux combats, n'emploie presque plus que l'artillerie. Entré dans Dresde, il dit aux habitants : " Je n'ignore pas, à quel transport vous vous êtes livrés lorsque l'empereur Alexandre et le roi de Prusse sont entrés dans vos murs. Nous voyons encore sur le pavé le fumier des fleurs que vos jeunes filles ont semées sur les pas des monarques. " Napoléon se souvenait-il des jeunes filles de Verdun ? C'était du temps de ses belles années.

A Bautzen, autre triomphe, mais où s'ensevelissent le général du génie Kirgener, et Duroc, grand maréchal du palais. " Il y a une autre vie, dit l'empereur à Duroc : nous nous reverrons. " Duroc se souciait-il beaucoup de le revoir ?

Le 26 et le 27 août, on s'aborde sur l'Elbe, dans des champs déjà fameux. Revenu de l'Amérique, après avoir vu Bernadotte à Stockholm, et Alexandre à Prague, Moreau a les deux jambes emportées d'un boulet, à Dresde, à côté de l'empereur de Russie : vieille habitude de la fortune napoléonienne. On apprit la mort du vainqueur de Hohenlinden, dans le camp français, par un chien perdu, sur le collier duquel était écrit le nom du nouveau Turenne ; l'animal, demeuré sans maître, courait au hasard parmi les morts : Te, janitor Orci !

Le prince de Suède, devenu généralissime de l'armée du nord de l'Allemagne, avait adressé, le 15 d'août, une proclamation à ses soldats :

" Soldats, le même sentiment qui guida les Français de 1792, et qui les porta à s'unir et à combattre les armées qui étaient sur leur territoire, doit diriger aujourd'hui votre valeur contre celui qui, après avoir envahi le sol qui vous a vus naître, enchaîne encore vos frères, vos femmes et vos enfants. "

Bonaparte, encourant la réprobation unanime, s'élançait contre la liberté qui l'attaquait de toutes parts, sous toutes les formes. Un sénatus-consulte du 28 août annule la déclaration d'un jury d'Anvers : bien petite infraction, sans doute, aux droits des citoyens, après l'énormité d'arbitraire dont avait usé l'empereur ; mais il y a au fond des lois une sainte indépendance dont les cris sont entendus : cette oppression d'un jury fit plus de bruit que les oppressions diverses dont la France était la victime.

Enfin, au midi, l'ennemi avait touché notre sol ; les Anglais, obsession de Bonaparte et cause de presque toutes ses fautes, passèrent la Bidassoa le 7 octobre : Wellington, l'homme fatal, mit le premier le pied sur la terre de France.

S'obstinant à rester en Saxe, malgré la prise de Vandamme en Bohême et la défaite de Ney près de Berlin par Bernadotte, Napoléon revint sur Dresde. Alors le Landsturm se lève ; une guerre nationale, semblable à celle qui a délivré l'Espagne, s'organise.

 

2 L22 Chapitre 5

Campagne de Saxe ou des poètes.

On a appelé les combats de 1813 la campagne de Saxe : ils seraient mieux nommés la campagne de la jeune Allemagne ou des poètes . A quel désespoir Bonaparte ne nous avait-il pas réduits par son oppression, puisqu'en voyant couler notre sang, nous ne pouvons nous défendre d'un mouvement d'intérêt pour cette généreuse jeunesse saisissant l'épée au nom de l'indépendance ? Chacun de ces combats était une protestation pour les droits des peuples.

Dans une de ses proclamations, datée de Kalisch le 25 mars 1813, Alexandre appelait aux armes les populations de l'Allemagne leur promettant, au nom de ses frères, les rois, des institutions libres. Ce signal fit éclater la Burschenschaft , déjà secrètement formée. Les universités d'Allemagne s'ouvrirent ; elles mirent de côté la douleur pour ne songer qu'à la réparation de l'injure : " Que les lamentations et les larmes soient courtes, la douleur et la tristesse longues ", disaient les Germains d'autrefois ; " à la femme il est décent de pleurer, à l'homme de se souvenir : Lamenta ac lacrymas cito, dolorem et tristitiam tarde ponunt. Feminis lugere honestum est, viris meminisse . " Alors la jeune Allemagne court à la délivrance de la patrie ; alors se pressèrent ces Germains, alliés de l'Empire, dont l'ancienne Rome se servit en guise d'armes et de javelots, velut tela atque arma .

Le professeur Fichte faisait à Berlin, en 1813, une leçon sur le devoir ; il parla des calamités de l'Allemagne et termina sa leçon par ces paroles : " Le cours sera donc suspendu jusqu'à la fin de la campagne. Nous le reprendrons dans notre patrie devenue libre, ou nous serons morts pour reconquérir la liberté. " Les jeunes auditeurs se lèvent en poussant des cris : Fichte descend de sa chaire, traverse la foule, et va inscrire son nom sur les rôles d'un corps partant pour l'armée.

Tout ce que Bonaparte avait méprisé et insulté lui devient péril : l'intelligence descend dans la lice contre la force brutale ; Moscou est la torche à la lueur de laquelle la Germanie ceint son baudrier : " Aux armes ! " s'écrie la muse. " Le Phénix de la Russie s'est élancé de son bûcher ! " Cette reine de Prusse, si faible et si belle, que Napoléon avait accablée de ses ingénéreux outrages, se transforme en une ombre implorante et implorée : " Comme elle dort doucement ! " chantent les bardes. " Ah ! puisses-tu dormir jusqu'au jour où ton peuple lavera dans le sang la rouille de son épée ! Eveille-toi alors ! éveille-toi ! sois l'ange de la liberté et de la vengeance ! "

Koerner n'a qu'une crainte, celle de mourir en prose : " Poésie ! poésie ! s'écrie-t-il, rends-moi la mort à la clarté du jour ! "

Il compose au bivouac l'hymne de la Lyre et de l ' Epée .

Le Cavalier.

Dis-moi ma bonne épée, l'épée de mon flanc, pourquoi l'éclair de ton regard est-il aujourd'hui si ardent ?

Tu me regardes d'un oeil d'amour, ma bonne épée, l'épée qui fait ma joie. Hourrah !

L'Epée.

C'est que c'est un brave cavalier qui me porte : voilà ce qui enflamme mon regard ; c'est que je suis la force d'un homme libre : voilà ce qui fait ma joie. Hourrah !

Le Cavalier.

Oui, mon épée, oui, je suis un homme libre, et je t'aime du fond du coeur : je t'aime comme si tu m'étais fiancée ; je t'aime comme une maîtresse chérie.

L'Epée.

Et moi, je me suis donnée à toi ! à toi ma vie, à toi mon âme d'acier ! Ah ! si nous sommes fiancés, quand me diras-tu : Viens, viens, ma maîtresse chérie ! Ne croit-on pas entendre un de ces guerriers du Nord, un de ces hommes de batailles et de solitudes, dont Saxo Grammaticus dit : " Il tomba, rit et mourut. "

Ce n'était point le froid enthousiasme d'un scalde en sûreté : Koerner avait l'épée au flanc ; beau, blond et jeune, Apollon à cheval, il chantait la nuit comme l'Arabe sur sa selle ; son maoual , en chargeant l'ennemi, était accompagné du galop de son destrier. Blessé à Lützen, il se traîna dans les bois, où des paysans le retrouvèrent ; il reparut et mourut aux plaines de Leipsick, à peine âgé de vingt-cinq ans : il s'était échappé des bras d'une femme qu'il aimait, et s'en allait dans tout ce que la vie a de délices. " Les femmes se plaisent, disait Tyrtée, à contempler le jeune homme resplendissant et debout : il n'est pas moins beau lorsqu'il tombe au premier rang. "

Les nouveaux Arminius, nourris à l'école de la Grèce, avaient un bardit général : quand ces étudiants abandonnèrent la paisible retraite de la science pour les champs de bataille, les joies silencieuses de l'étude pour les périls bruyants de la guerre, Homère et les Niebelungen pour l'épée, qu'opposèrent-ils à notre hymne de sang, à notre cantique révolutionnaire ? Ces strophes pleines de l'affection religieuse, et de la sincérité de la nature humaine :

" Quelle est la patrie de l'Allemand ? Nommez-moi cette grande patrie ! Aussi loin que résonne la langue allemande, aussi loin que des chants allemands se font entendre pour louer Dieu, là doit être la patrie de l'Allemand.

" La patrie de l'Allemand est le pays où le serrement de mains suffit pour tout serment, où la bonne foi pure brille dans tous les regards, où l'affection siège brûlante dans tous les coeurs.

" O Dieu du ciel, abaisse tes regards sur nous et donne-nous cet esprit si pur, si vraiment allemand, pour que nous puissions vivre fidèles et bons. Là est la patrie de l'Allemand, tout ce pays est sa patrie. "

Ces camarades de collège, maintenant compagnons d'armes, ne s'inscrivaient point dans ces ventes où des septembriseurs vouaient des assassinats au poignard : fidèles à la poésie de leurs rêveries, aux traditions de l'histoire, au culte du passé, ils firent d'un vieux château, d'une antique forêt, les asiles conservateurs de la Burschenschaft . La reine de Prusse était devenue leur patronne, en place de la reine des nuits.

Du haut d'une colline, du milieu des ruines, les écoliers-soldats, avec leurs professeurs-capitaines, découvraient le faîte des salles de leurs universités chéries : émus au souvenir de leur docte antiquité, attendris à la vue du sanctuaire de l'étude et des jeux de leur enfance, ils juraient d'affranchir leur pays, comme Melchthal, Furst et Stauffacher prononcèrent leur triple serment à l'aspect des Alpes, par eux immortalisées, illustrés par elles. Le génie allemand a quelque chose de mystérieux ; la Thécla de Schiller est encore la fille teutonne douée de prescience et formée d'un élément divin. Les Allemands adorent aujourd'hui la liberté dans un vague indéfinissable, de même qu'autrefois ils appelaient Dieu le secret des bois : Deorumque nominibus appellant secretum illud ... L'homme dont la vie était un dithyrambe en action ne tomba que quand les poètes de la jeune Allemagne eurent chanté et pris le glaive contre leur rival Napoléon, le poète armé.

Alexandre était digne d'avoir été le héraut envoyé aux jeunes Allemands : il partageait leurs sentiments élevés, et il était dans cette position de force qui rend possibles les projets ; mais il se laissa effrayer de la terreur des monarques qui l'environnaient. Ces monarques ne tinrent point leurs promesses ; ils ne donnèrent point à leurs peuples des institutions généreuses. Les enfants de la Muse (flamme par qui les masses inertes des soldats avaient été animées) furent plongés dans des cachots en récompense de leur dévouement et de leur noble crédulité. Hélas ! la génération qui rendit l'indépendance aux Teutons est évanouie ; il n'est demeuré en Germanie que de vieux cabinets usés. Ils appellent le plus haut qu'ils peuvent Napoléon un grand homme, pour faire servir leur présente admiration d'excuse à leur bassesse passée. Dans le sot enthousiasme pour l'homme qui continue à aplatir les gouvernements après les avoir fouettés, à peine se souvient-on de Koerner : " Arminius, libérateur de la Germanie, dit Tacite, fut inconnu aux Grecs qui n'admirent qu'eux, peu célèbre chez les Romains qu'il avait vaincus ; mais des nations barbares le chantent encore, caniturque barbaras apud gentes . "

 

2 L22 Chapitre 6

Bataille de Leipsick. - Retour de Bonaparte à Paris. - Traité de Valençay.

Le 18 et le 19 octobre se donna dans les champs de Leipsick ce combat que les Allemands ont appelé la bataille des nations . Vers la fin de la seconde journée, les Saxons et les Wurtembergeois, passant du camp de Napoléon sous les drapeaux de Bernadotte, décidèrent le résultat de l'action ; victoire entachée de trahison. Le prince de Suède, l'empereur de Russie et le roi de Prusse pénètrent dans Leipsick à travers trois portes différentes. Napoléon, ayant éprouvé une perte immense, se retira. Comme il n'entendait rien aux retraites de sergent ainsi qu'il l'avait dit, il fit sauter des ponts derrière lui. Le prince Poniatowski, blessé deux fois, se noie dans l'Elster : la Pologne s'abîma avec son dernier défenseur.

Napoléon ne s'arrêta qu'à Erfurt : de là son bulletin annonça que son armée, toujours victorieuse, arrivait comme une armée battue : Erfurt, peu de temps auparavant avait vu Napoléon au faîte de la prospérité.

Enfin les Bavarois, déserteurs après les autres d'une fortune abandonnée, essaient d'exterminer à Hanau le reste de nos soldats. Wrède est renversé par les seuls gardes d'honneur : quelques conscrits, déjà vétérans, lui passent sur le ventre ; ils sauvent Bonaparte et prennent position derrière le Rhin. Arrivé en fugitif à Mayence, Napoléon se retrouve à Saint-Cloud le 19 novembre ; l'infatigable de Lacépède revient lui dire : " Votre Majesté a tout surmonté. " M. de Lacépède avait parlé convenablement des ovipares ; mais il ne se pouvait tenir debout.

La Hollande reprend son indépendance et rappelle le prince d'orange. Le 1er décembre les puissances alliées déclarent " qu'elles ne font point la guerre à la France mais à l'empereur seul, ou plutôt à cette prépondérance qu'il a trop longtemps exercée, hors des limites de son empire, pour le malheur de l'Europe et de la France ".

Quand on voit s'approcher le moment où nous allions être renfermés dans notre ancien territoire, on se demande à quoi donc avaient servi le bouleversement de l'Europe et le massacre de tant de millions d'hommes ? Le temps nous engloutit et continue tranquillement son cours.

Par le traité de Valençay du 11 décembre, le misérable Ferdinand VII est renvoyé à Madrid : ainsi se termina obscurément à la hâte cette criminelle entreprise d'Espagne, première cause de la perte de Napoléon. On peut toujours aller au mal, on peut toujours tuer un peuple ou un roi ; mais le retour est difficile : Jacques Clément raccommodait ses sandales pour le voyage de Saint-Cloud ; ses confrères lui demandèrent en riant combien son ouvrage durerait : " Assez pour le chemin que j'ai à faire, répondit-il : je dois aller, non revenir. "

 

2 L22 Chapitre 7

Le Corps législatif convoqué, puis ajourné. - Les alliés passent le Rhin. - Colère de Bonaparte. - Premier jour de l'an de 1814.

Le Corps législatif est assemblé le 19 décembre 1813. Etonnant sur le champ de bataille, remarquable dans son conseil d'Etat, Bonaparte n'a plus la même valeur en politique : la langue de la liberté, il l'ignore ; s'il veut exprimer des affections congéniales [syn. de congénital.] , des sentiments paternels, il s'attendrit tout de travers, et il plaque des paroles émues à son insensibilité : " Mon coeur, dit-il au Corps législatif, a besoin de la présence et de l'affection de mes sujets . Je n'ai jamais été séduit par la prospérité ; l'adversité me trouvera au-dessus de ses atteintes. J'avais conçu et exécuté de grands desseins pour la prospérité et le bonheur du monde. Monarque et père , je sens que la paix ajoute à la sécurité des trônes et à celle des familles. "

Un article officiel du Moniteur avait dit, au mois de juillet 1804, sous l ' Empire, que la France ne passerait jamais le Rhin, et que ses armées ne le passeraient plus .

Les alliés traversèrent ce fleuve le 21 décembre 1813, depuis Bâle jusqu'à Schaffouse, avec plus de cent mille hommes ; le 31 du même mois, l'armée de Silésie, commandée par Blücher, le franchit à son tour, depuis Manheim jusqu'à Coblentz.

Par ordre de l'empereur, le Sénat et le Corps législatif avaient nommé deux commissions chargées de prendre connaissance des documents relatifs aux négociations avec les puissances coalisées ; prévision d'un pouvoir qui, se refusant à des conséquences devenues inévitables, voulait en laisser la responsabilité à une autre autorité.

La commission du Corps législatif, que présidait M. Lainé, osa dire " que les moyens de paix auraient des effets assurés, si les Français étaient convaincus que leur sang ne serait versé que pour défendre une patrie et des lois protectrices ; que Sa Majesté doit être suppliée de maintenir l'entière et constante exécution des lois qui garantissent aux Français les droits de la liberté, de la sûreté, de la propriété, et à la nation le libre exercice de ses droits politiques ".

Le ministre de la police, duc de Rovigo, fait enlever les épreuves du rapport ; un décret du 31 décembre ajourne le Corps législatif ; les portes de la salle sont fermées. Bonaparte traite les membres de la commission législative d' agents payés par l ' Angleterre : " Le nommé Lainé, disait-il, est un traître qui correspond avec le prince régent par l'intermédiaire de Desèze. Raynouard, Maine de Biran et Flaugergues sont des factieux. "

Le soldat s'étonnait de ne plus retrouver ces Polonais qu'il abandonnait et qui, en se noyant pour lui obéir criaient encore : " Vive l'empereur ! " Il appelait le rapport de la commission une motion sortie d'un club de Jacobins. Pas un discours de Bonaparte dans lequel n'éclate son aversion pour la république dont il était sorti ; mais il en détestait moins les crimes que les libertés. A propos de ce même rapport il ajoutait : " Voudrait-on rétablir la souveraineté du peuple ? Eh bien dans ce cas, je me fais peuple ; car je prétends être toujours là où réside la souveraineté. " Jamais despote n'a expliqué plus énergiquement sa nature : c'est le mot retourné de Louis XIV : " L'Etat, c'est moi. "

A la réception du premier jour de l'an 1814, on s'attendait à quelque scène. J'ai connu un homme attaché à cette cour, lequel se préparait à tout hasard à mettre l'épée à la main. Napoléon ne dépassa pas néanmoins la violence des paroles, mais il s'y laissa aller avec cette plénitude qui causait quelquefois de la confusion à ses hallebardiers mêmes : " Pourquoi, s'écria-t-il, parler devant l'Europe de ces débats domestiques ? Il faut laver son linge sale en famille. Qu'est-ce qu'un trône ? un morceau de bois recouvert d'un morceau d'étoffe : tout dépend de celui qui s'y assied. La France a plus besoin de moi que je n'ai besoin d'elle. Je suis un de ces hommes qu'on tue, mais qu'on ne déshonore pas. Dans trois mois nous aurons la paix, ou l'ennemi sera chassé de notre territoire, ou je serai mort. "

C'était dans le sang que Bonaparte était accoutumé à laver le linge des Français. Dans trois mois on n'eut point la paix, l'ennemi ne fut point chassé de notre territoire, Bonaparte ne perdit point la vie : la mort n'était point son fait. Accablée de tant de malheurs et de l'ingrate obstination du maître qu'elle s'était donné, la France se voyait envahie avec l'inerte stupeur qui naît du désespoir.

Un décret impérial avait mobilisé cent vingt-un bataillons de gardes nationales ; un autre décret avait formé un conseil de régence, présidé par Cambacérès et composé de ministres, à la tête duquel était placée l'impératrice. Joseph, monarque en disponibilité, revenu d'Espagne avec ses pillages, est déclaré commandant général de Paris. Le 25 janvier 1814, Bonaparte quitte son palais pour l'armée, et va jeter une éclatante flamme en s'éteignant.

 

2 L22 Chapitre 8

Le pape mis en liberté.

La surveille, le pape avait été rendu à l'indépendance ; la main qui allait à son tour porter des chaînes fut contrainte de briser les fers qu'elle avait donnés : la Providence avait changé les fortunes, et le vent qui soufflait au visage de Napoléon poussait les alliés à Paris.

Pie VII, averti de sa délivrance, se hâta de faire une courte prière dans la chapelle de François Ier ; il monta en voiture et traversa cette forêt qui, selon la tradition populaire, voit paraître le grand veneur de la mort quand un roi va descendre à Saint-Denis.

Le pape voyageait sous la surveillance d'un officier de gendarmerie qui l'accompagnait dans une seconde voiture. A Orléans, il apprit le nom de la ville dans laquelle il entrait.

Il suivit la route du Midi aux acclamations de la foule, de ces provinces où Napoléon devait bientôt passer, à peine en sûreté sous la garde des commissaires étrangers. Sa Sainteté fut retardée dans sa marche par la chute même de son oppresseur : les autorités avaient cessé leurs fonctions ; on n'obéissait à personne ; un ordre écrit de Bonaparte, ordre qui vingt-quatre heures auparavant aurait abattu la plus haute tête et fait tomber un royaume, était un papier sans cours : quelques minutes de puissance manquèrent à Napoléon pour qu'il pût protéger le captif que sa puissance avait persécuté. Il fallut qu'un mandat provisoire des Bourbons achevât de rendre la liberté au pontife qui avait ceint de leur diadème une tête étrangère : quelle confusion de destinées !

Pie VII cheminait au milieu des cantiques et des larmes, au son des cloches, aux cris de : Vive le Pape ! Vive le chef de l'Eglise ! on lui apportait, non les clefs des villes, des capitulations trempées de sang et obtenues par le meurtre, mais on lui présentait des malades à guérir, de nouveaux époux à bénir au bord de sa voiture ; il disait aux premiers : " Dieu vous console ! " Il étendait sur les seconds ses mains pacifiques ; il touchait de petits enfants dans les bras de leurs mères. Il ne restait aux villes que ceux qui ne pouvaient marcher. Les pèlerins passaient la nuit sur les champs pour attendre l'arrivée d'un vieux prêtre délivré. Les paysans dans leur naïveté, trouvaient que le Saint Père ressemblait à Notre-Seigneur ; des protestants attendris disaient : " Voilà le plus grand homme de son siècle. " Telle est la grandeur de la véritable société chrétienne, où Dieu se mêle sans cesse avec les hommes ; telle est sur la force du glaive et du sceptre la supériorité de la puissance du faible, soutenu de la religion et du malheur.

Pie VII traversa Carcassonne, Béziers, Montpellier et Nîmes, pour réapprendre l'Italie. Au bord du Rhône il semblait que les innombrables croisés de Raymond de Toulouse passaient encore la revue à Saint-Remy. Le pape revit Nice, Savone, Imola, témoins de ses afflictions récentes et des premières macérations de sa vie : on aime à pleurer où l'on a pleuré. Dans les conditions ordinaires on se souvient des lieux et des temps du bonheur. Pie VII repassait sur ses vertus et sur ses souffrances, comme un homme dans sa mémoire revit de ses passions éteintes.

A Bologne, le pape fut laissé aux mains des autorités autrichiennes. Murat, Joachim-Napoléon, roi de Naples lui écrivit le 4 avril 1814 :

" Très-saint Père, le sort des armes m'ayant rendu maître des Etats que vous possédiez lorsque vous fûtes forcé de quitter Rome, je ne balance pas à les remettre sous votre autorité, renonçant en votre faveur à tous mes droits de conquête sur ces pays. "

Qu'a-t-on laissé à Joachim et à Napoléon mourants ?

Le pape n'était pas encore arrivé à Rome qu'il offrit un asile à la mère de Bonaparte. Des légats avaient repris possession de la ville éternelle. Le 23 mai, au milieu du printemps, Pie VII aperçut le dôme de Saint-Pierre. Il a raconté avoir répandu des larmes en revoyant le dôme sacré. Prêt à franchir la Porte du Peuple, le pontife fut arrêté : vingt-deux orphelines vêtues de robes blanches, quarante-cinq jeunes filles portant de grandes palmes dorées, s'avancèrent en chantant des cantiques. La multitude criait : Hosanna ! Pignatelli, qui commandait les troupes sur le Quirinal lorsque Radet emporta d'assaut le jardin des olives de Pie VII, conduisait à présent la marche des palmes. En même temps que Pignatelli changeait de rôle, de nobles parjures, à Paris, reprenaient derrière le fauteuil de Louis XVIII leurs fonctions de grands domestiques : la prospérité nous est transmise avec ses esclaves, comme autrefois une terre seigneuriale était vendue avec ses serfs.

 

2 L22 Chapitre 9

Notes qui devinrent la brochure : De Bonaparte et des Bourbons . - Je prends un appartement rue de Rivoli. - Admirable campagne de France, 1814.

Au livre second de ces Mémoires , on lit (je revenais alors de mon premier exil de Dieppe) : " On m'a permis de revenir à ma Vallée. La terre tremble sous les pas du soldat étranger : j'écris, comme les derniers Romains, au bruit de l'invasion des Barbares. Le jour je trace des pages aussi agitées que les événements de ce jour ; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois solitaires, je retourne au silence des années qui dorment dans la tombe et à la paix de mes plus jeunes souvenirs. "

Ces pages agitées que je traçais le jour étaient des notes relatives aux événements du moment, lesquelles, réunies devinrent ma brochure : De Bonaparte et des Bourbons . J'avais une si haute idée du génie de Napoléon et de la vaillance de nos soldats, qu'une invasion de l'étranger heureuse jusque dans ses derniers résultats, ne me pouvait tomber dans la tête : mais je pensais que cette invasion en faisant sentir à la France le danger où l'ambition de Napoléon l'avait réduite, amènerait un mouvement intérieur, et que l'affranchissement des Français s'opérerait de leurs propres mains. C'était dans cette idée que j'écrivais mes notes afin que si nos assemblées politiques arrêtaient la marche des alliés, et se résolvaient à se séparer d'un grand homme, devenu un fléau, elles sussent à qui recourir ; l'abri me paraissait être dans l'autorité modifiée selon les temps, sous laquelle nos aïeux avaient vécu pendant huit siècles : quand dans l'orage on ne trouve à sa portée qu'un vieil édifice, tout en ruine qu'il est, on s'y retire.

Dans l'hiver de 1813 à 1814, je pris un appartement rue de Rivoli, en face de la première grille du jardin des Tuileries, devant laquelle j'avais entendu crier la mort du duc d'Enghien. On ne voyait encore dans cette rue que les arcades bâties par le gouvernement et quelques maisons isolées s'élevant ça et là avec leur dentelure latérale de pierres d'attente.

Il ne fallait rien moins que les maux dont la France était écrasée, pour se maintenir dans l'éloignement que Napoléon inspirait et pour se défendre en même temps de l'admiration qu'il faisait renaître sitôt qu'il agissait : c'était le plus fier génie d'action qui ait jamais existé ; sa première campagne en Italie et sa dernière campagne en France (je ne parle pas de Waterloo) sont ses deux plus belles campagnes ; Condé dans la première, Turenne dans la seconde, grand guerrier dans celle-là,. grand homme dans celle-ci ; mais différentes dans leurs résultats : par l'une il gagna l'empire, par l'autre il le perdit. Ses dernières heures de pouvoir, toutes déracinées, toutes déchaussées qu'elles étaient, ne purent être arrachées comme les dents d'un lion, que par les efforts du bras de l'Europe. Le nom de Napoléon était encore si formidable que les armées ennemies ne passèrent le Rhin qu'avec terreur ; elles regardaient sans cesse derrière elles pour bien s'assurer que la retraite leur serait possible ; maîtresses de Paris, elles tremblaient encore. Alexandre jetant les yeux sur la Russie, en entrant en France, félicitait les personnes qui pouvaient s'en aller, et il écrivait à sa mère ses anxiétés et ses regrets.

Napoléon bat les Russes à Saint-Dizier, les Prussiens et les Russes à Brienne, comme pour honorer les champs dans lesquels il avait été élevé. Il culbute l'armée de Silésie à Montmirail, à Champaubert, et une partie de la grande armée à Montereau. Il fait tête partout ; va et revient sur ses pas ; repousse les colonnes dont il est entouré. Les alliés proposent un armistice ; Bonaparte déchire les préliminaires de la paix offerte et s'écrie : " Je suis plus près de Vienne que l'empereur d'Autriche de Paris ! "

La Russie, l'Autriche, la Prusse et l'Angleterre, pour se réconforter mutuellement, conclurent à Chaumont un nouveau traité d'alliance ; mais au fond, alarmées de la résistance de Bonaparte, elles songeaient à la retraite. A Lyon une armée se formait sur le flanc des Autrichiens ; dans le midi, le maréchal Soult arrêtait les Anglais ; le congrès de Châtillon, qui ne fut dissous que le 15 mars, négociait encore. Bonaparte chassa Blücher des hauteurs de Craonne. La grande armée alliée n'avait triomphé le 27 février, à Bar-sur-Aube, que par la supériorité du nombre. Bonaparte se multipliant avait recouvré Troyes que les alliés réoccupèrent. De Craonne il s'était porté sur Reims. " Cette nuit, dit-il, j'irai prendre mon beau-père à Troyes. "

Le 20 mars, une affaire eut lieu près d'Arcis-sur-Aube. Parmi un feu roulant d'artillerie, un obus étant tombé au front d'un carré de la garde, le carré parut faire un léger mouvement : Bonaparte se précipite sur le projectile dont la mèche fume, il la fait flairer à son cheval ; l'obus crève, et l'empereur sort sain et sauf du milieu de la foudre brisée.

La bataille devait recommencer le lendemain ; mais Bonaparte, cédant à l'inspiration du génie, inspiration qui lui fut néanmoins funeste, se retire afin de se porter sur le derrière des troupes confédérées, les séparer de leurs magasins et grossir son armée des garnisons des places frontières. Les étrangers se préparaient à se replier sur le Rhin, lorsque Alexandre, par un de ces mouvements du ciel qui changent tout un monde, prit le parti de marcher à Paris dont le chemin devenait libre [J'ai entendu le général Pozzo raconter que c'était lui qui avait déterminé l'empereur Alexandre à marcher en avant. (N.d.A.)] . Napoléon croyait entraîner la masse des ennemis, et il n'était suivi que de dix mille hommes de cavalerie qu'il pensait être l'avant-garde des principales troupes, et qui lui masquaient le mouvement réel des Prussiens et des Moscovites. Il dispersa ces dix mille chevaux à Saint-Dizier et Vitry, et s'aperçut alors que la grande armée alliée n'était pas derrière ; cette armée, se précipitant sur la capitale, n'avait devant elle que les maréchaux Marmont et Mortier avec environ douze mille conscrits.

Napoléon se dirige à la hâte sur Fontainebleau : là une sainte victime en se retirant, avait laissé le rémunérateur et le vengeur. Toujours dans l'histoire marchent ensemble deux choses : qu'un homme s'ouvre une voie d'injustice, il s'ouvre en même temps une voie de perdition dans laquelle, à une distance marquée, la première route vient tomber dans la seconde.

 

2 L22 Chapitre 10

Je commence à imprimer ma brochure. - Une note de madame de Chateaubriand.

Les esprits étaient fort agités : l'espoir de voir cesser, coûte que coûte, une guerre cruelle qui pesait depuis vingt ans sur la France rassasiée de malheur et de gloire, l'emportait dans les masses sur la nationalité. Chacun s'occupait du parti qu'il aurait à prendre dans la catastrophe prochaine. Tous les soirs mes amis venaient causer chez madame de Chateaubriand, raconter et commenter les événements de la journée. MM. de Fontanes, de Clausel, Joubert, accouraient avec la foule de ces amis de passage que donnent les événements et que les événements retirent. Madame la duchesse de Lévis, belle, paisible et dévouée, que nous retrouverons à Gand, tenait fidèle compagnie à madame de Chateaubriand. Madame la duchesse de Duras était aussi à Paris, et j'allais voir souvent madame la marquise de Montcalm, soeur du duc de Richelieu.

Je continuais d'être persuadé, malgré l'approche des champs de bataille, que les alliés n'entreraient pas à Paris et qu'une insurrection nationale mettrait fin à nos craintes. L'obsession de cette idée m'empêchait de sentir aussi vivement que je l'aurais fait la présence des armées étrangères : mais je ne me pouvais empêcher de réfléchir aux calamités que nous avions fait éprouver à l'Europe, en voyant l'Europe nous les rapporter.

Je ne cessais de m'occuper de ma brochure ; je la préparais comme un remède lorsque le moment de l'anarchie viendrait à éclater. Ce n'est pas ainsi que nous écrivons aujourd'hui, bien à l'aise, n'ayant à redouter que la guerre des feuilletons : la nuit je m'enfermais à clef ; je mettais mes paperasses sous mon oreiller, deux pistolets chargés sur ma table : je couchais entre ces deux muses. Mon texte était double ; je l'avais composé sous la forme de brochure, qu'il a gardée, et en façon de discours, différent à quelques égards de la brochure ; je supposais qu'à la levée de la France, on se pourrait assembler à l'Hôtel de Ville, et je m'étais préparé sur deux thèmes.

Madame de Chateaubriand a écrit quelques notes à diverses époques de notre vie commune ; parmi ces notes, je trouve le paragraphe suivant :

" M. de Chateaubriand écrivait sa brochure De Bonaparte et des Bourbons . Si cette brochure avait été saisie, le jugement n'était pas douteux : la sentence était l'échafaud. Cependant l'auteur mettait une négligence incroyable à la cacher. Souvent, quand il sortait, il l'oubliait sur sa table ; sa prudence n'allait jamais au delà de la mettre sous son oreiller, ce qu'il faisait devant son valet de chambre, garçon fort honnête, mais qui pouvait se laisser tenter. Pour moi, j'étais dans des transes mortelles : aussi dès que M. de Chateaubriand était sorti, j'allais prendre le manuscrit et je le mettais sur moi. Un jour, en traversant les Tuileries, je m'aperçois que je ne l'ai plus, et, bien sûre de l'avoir senti en sortant, je ne doute pas de l'avoir perdu en route. Je vois déjà le fatal écrit entre les mains de la police et M. de Chateaubriand arrêté : je tombe sans connaissance au milieu du jardin ; de bonnes gens m'assistèrent ensuite, me reconduisirent à la maison dont j'étais peu éloignée. Quel supplice lorsque, montant l'escalier, je flottais entre une crainte, qui était presque une certitude, et un léger espoir d'avoir oublié de prendre la brochure ! En approchant de la chambre de mon mari je me sentais de nouveau défaillir : j'entre enfin ; rien sur la table : je m'avance vers le lit ; je tâte d'abord l'oreiller : je ne sens rien ; je le soulève : je vois le rouleau de papier ! Le coeur me bat chaque fois que j'y pense. Je n'ai jamais éprouvé un tel moment de joie dans ma vie. Certes, je puis le dire avec vérité, il n'aurait pas été si grand si je m'étais vue délivrée au pied de l'échafaud : car enfin c'était quelqu'un qui m'était bien plus cher que moi-même que j'en voyais délivré. "

Que je serais malheureux si j'avais pu causer un moment de peine à madame de Chateaubriand !

J'avais pourtant été obligé de mettre un imprimeur dans mon secret ; il avait consenti à risquer l'affaire ; d'après les nouvelles de chaque heure, il me rendait où venait reprendre des épreuves à moitié composées, selon que le bruit du canon se rapprochait ou s'éloignait de Paris : pendant près de quinze jours je jouai ainsi ma vie à croix ou pile.

 

2 L22 Chapitre 11

La guerre établie aux barrières de Paris. - Vue de Paris. - Combat de Belleville. - Fuite de Marie-Louise et de la régence. - M. de Talleyrand reste à Paris.

Le cercle se resserrait autour de la capitale : à chaque instant on apprenait un progrès de l'ennemi. Pêle-mêle entraient, par les barrières, des prisonniers russes et des blessés français traînés dans des charrettes : quelques-uns à demi-morts tombaient sous les roues qu'ils ensanglantaient. Des conscrits appelés de l'intérieur traversaient la capitale en longue file, se dirigeant sur les armées. La nuit on entendait passer sur les boulevards extérieurs des trains d'artillerie et l'on ne savait si les détonations lointaines annonçaient la victoire décisive ou la dernière défaite.

La guerre vint s'établir enfin aux barrières de Paris. Du haut des tours de Notre-Dame on vit paraître la tête des colonnes russes, ainsi que les premières ondulations du flux de la mer sur une plage. Je sentis ce qu'avait dû éprouver un Romain lorsque du faîte du Capitole, il découvrit les soldats d'Alaric et la vieille cité des Latins à ses pieds, comme je découvrais les soldats russes, et à mes pieds la vieille cité des Gaulois. Adieu donc, Lares paternels, foyers conservateurs des traditions du pays, toits sous lesquels avaient respiré et cette Virginie sacrifiée par son père à la pudeur et à la liberté, et cette Héloïse vouée par l'amour aux lettres et à la religion.

Paris depuis des siècles n'avait point vu la fumée des camps de l'ennemi, et c'est Bonaparte qui, de triomphe en triomphe, a amené les Thébains à la vue des femmes de Sparte. Paris était la borne dont il était parti pour courir la terre : il y revenait laissant derrière lui l'énorme incendie de ses inutiles conquêtes.

On se précipitait au Jardin des Plantes que jadis aurait pu protéger l'abbaye fortifiée de Saint-Victor : le petit monde des cygnes et des bananiers, à qui notre puissance avait promis une paix éternelle, était troublé. Du sommet du labyrinthe, par-dessus le grand cèdre, par-dessus les greniers d'abondance que Bonaparte n'avait pas eu le temps d'achever, au delà de l'emplacement de la Bastille et du donjon de Vincennes (lieux qui racontaient notre successive histoire), la foule regardait les feux de l'infanterie au combat de Belleville. Montmartre est emporté ; les boulets tombent jusque sur les boulevards du Temple. Quelques compagnies de la garde nationale sortirent et perdirent trois cents hommes dans les champs autour du tombeau des martyrs . Jamais la France militaire ne brilla d'un plus vif éclat au milieu de ses revers : les derniers héros furent les cent cinquante jeunes gens de l'Ecole polytechnique, transformés en canonniers dans les redoutes du chemin de Vincennes. Environnés d'ennemis, ils refusaient de se rendre ; il fallut les arracher de leurs pièces : le grenadier russe les saisissait noircis de poudre et couverts de blessures ; tandis qu'ils se débattaient dans ses bras, il élevait en l'air avec des cris de victoire et d'admiration ces jeunes palmes françaises et les rendait toutes sanglantes à leurs mères.

Pendant ce temps-là Cambacérès s'enfuyait avec Marie-Louise, le roi de Rome et la régence. On lisait sur les murs cette proclamation :

Le roi Joseph, lieutenant général de l ' Empereur,

commandant en chef de la garde nationale .

" Citoyens de Paris,

" Le conseil de régence a pourvu à la sûreté de l'impératrice et du roi de Rome : je reste avec vous. Armons-nous pour défendre cette ville, ses monuments, ses richesses, nos femmes, nos enfants, tout ce qui nous est cher. Que cette vaste cité devienne un camp pour quelques instants, et que l'ennemi trouve sa honte sous ses murs qu'il espère franchir en triomphe. "

Rostopschine n'avait pas prétendu défendre Moscou ; il le brûla. Joseph annonçait qu'il ne quitterait jamais les Parisiens, et il décampait à petit bruit, nous laissant son courage placardé au coin des rues.

M. de Talleyrand faisait partie de la régence nommée par Napoléon. Du jour où l'évêque d'Autun cessa d'être, sous l'empire, ministre des relations extérieures, il n'avait rêvé qu'une chose, la disparition de Bonaparte suivie de la régence de Marie-Louise ; régence dont lui, prince de Bénévent, aurait été le chef. Bonaparte en le nommant membre d'une régence provisoire en 1814, semblait avoir favorisé ses désirs secrets. La mort napoléonienne n'était point survenue ; il ne resta à M. de Talleyrand qu'à clopiner aux pieds du colosse qu'il ne pouvait renverser, et à tirer parti du moment pour ses intérêts : le savoir-faire était le génie de cet homme de compromis et de marchés. La position se présentait difficile : demeurer dans la capitale était chose indiquée ; mais si Bonaparte revenait, le prince séparé de la régence fugitive, le prince retardataire, courait risque d'être fusillé ; d'un autre côté, comment abandonner Paris au moment où les alliés y pouvaient pénétrer ? Ne serait-ce pas renoncer au profit du succès, trahir ce lendemain des événements, pour lequel M. de Talleyrand était fait ? Loin de pencher vers les Bourbons, il les craignait à cause de ses diverses apostasies. Cependant, puisqu'il y avait une chance quelconque pour eux, M. de Vitrolles, avec l'assentiment du prélat marié, s'était rendu à la dérobée au congrès de Châtillon, en chuchoteur non avoué de la légitimité. Cette précaution apportée, le prince, afin de se tirer d'embarras à Paris, eut recours à un de ces tours dans lesquels il était passé maître.

M. Laborie, devenu peu après, sous M. Dupont de Nemours, secrétaire particulier du gouvernement provisoire, alla trouver M. de Laborde, attaché à la garde nationale ; il lui révéla le départ de M. de Talleyrand : " Il se dispose lui dit-il, à suivre la régence ; il vous semblera peut-être nécessaire de l'arrêter, afin d'être à même de négocier avec les alliés, si besoin est. " La comédie fut jouée en perfection. On charge à grand bruit les voitures du prince ; il se met en route en plein midi, le 30 mars : arrivé à la barrière d'Enfer, on le renvoie inexorablement chez lui, malgré ses protestations. Dans le cas d'un retour miraculeux, les preuves étaient là, attestant que l'ancien ministre avait voulu rejoindre Marie-Louise et que la force armée lui avait refusé le passage.

 

2 L22 Chapitre 12

Proclamation du prince généralissime Schwartzenberg. - Discours d'Alexandre. - Capitulation de Paris.

Cependant, à la présence des alliés, le comte Alexandre de Laborde et M. Tourton, officiers supérieurs de la garde nationale, avaient été envoyés auprès du généralissime prince de Schwartzenberg, lequel avait été l'un des généraux de Bonaparte pendant la campagne de Russie. La proclamation du généralissime fut connue à Paris dans la soirée du 30 mars. Elle disait : " Depuis vingt ans l'Europe est inondée de sang et de larmes : les tentatives pour mettre un terme à tant de malheurs ont été inutiles, parce qu'il existe, dans le principe même du gouvernement qui vous opprime, un obstacle insurmontable à la paix. Parisiens, vous connaissez la situation de votre patrie : la conservation et la tranquillité de votre ville seront l'objet des soins des alliés. C'est dans ces sentiments que l'Europe, en armes devant vos murs, s'adresse à vous. "

Quelle magnifique confession de la grandeur de la France : L ' Europe en armes devant vos murs s ' adresse à vous !

Nous qui n'avions rien respecté, nous étions respectés de ceux dont nous avions ravagé les villes et qui, à leur tour, étaient devenus les plus forts. Nous leur paraissions une nation sacrée ; nos terres leur semblaient une campagne d'Elide que, de par les dieux, aucun bataillon ne pouvait fouler. Si, nonobstant, Paris eût cru devoir faire une résistance, fort aisée, de vingt-quatre heures les résultats étaient changés ; mais personne, excepté les soldats enivrés de feu et d'honneur, ne voulait plus de Bonaparte, et, dans la crainte de le conserver, on se hâta d'ouvrir les barrières.

Paris capitula le 31 mars : la capitulation militaire est signée au nom des maréchaux Mortier et Marmont par les colonels Denis et Fabvier ; la capitulation civile eut lieu au nom des maires de Paris. Le conseil municipal et départemental députa au quartier général russe pour régler les divers articles : mon compagnon d'exil, Christian de Lamoignon, était du nombre des mandataires. Alexandre leur dit :

" Votre empereur, qui était mon allié, est venu jusque dans le coeur de mes Etats y apporter des maux dont les traces dureront longtemps ; une juste défense m'a amené jusqu'ici. Je suis loin de vouloir rendre à la France les maux que j'en ai reçus. Je suis juste, et je sais que ce n'est pas le tort des Français. Les Français sont mes amis, et je veux leur prouver que je viens leur rendre le bien pour le mal. Napoléon est mon seul ennemi. Je promets ma protection spéciale à la ville de Paris ; je protégerai, je conserverai tous les établissements publics ; je n'y ferai séjourner que des troupes d'élite ; je conserverai votre garde nationale, qui est composée de l'élite de vos citoyens. C'est à vous d'assurer votre bonheur à venir ; il faut vous donner un gouvernement qui vous procure le repos et qui le procure à l'Europe. C'est à vous à émettre votre voeu : vous me trouverez toujours prêt à seconder vos efforts. " Paroles qui furent accomplies ponctuellement : le bonheur de la victoire aux yeux des alliés l'emportait sur tout autre intérêt. Quels devaient être les sentiments d'Alexandre, lorsqu'il aperçut les dômes des édifices de cette ville où l'étranger n'était jamais entré que pour nous admirer, que pour jouir des merveilles de notre civilisation et de notre intelligence ; de cette inviolable cité, défendue pendant douze siècles par ses grands hommes ; de cette capitale de la gloire que Louis XIV semblait encore protéger de son ombre, et Bonaparte de son retour !

 

2 L22 Chapitre 13

Entrée des alliés dans Paris.

Dieu avait prononcé une de ces paroles par qui le silence de l'éternité est de loin en loin interrompu. Alors se souleva, au milieu de la présente génération, le marteau qui frappa l'heure que Paris n'avait entendu sonner qu'une fois : le 25 décembre 496, Reims annonça le baptême de Clovis, et les portes de Lutèce s'ouvrirent aux Francs ; le 30 mars 1814, après le baptême de sang de Louis XVI, le vieux marteau resté immobile se leva de nouveau au beffroi de l'antique monarchie ; un second coup retentit, les Tartares pénétrèrent dans Paris. Dans l'intervalle de mille trois cent dix-huit ans, l'étranger avait insulté les murailles de la capitale de notre empire sans y pouvoir entrer jamais, hormis quand il s'y glissa appelé par nos propres divisions. Les Normands assiégèrent la cité des Parisii ; les Parisii donnèrent la volée aux éperviers qu'ils portaient sur le poing ; Eudes, enfant de Paris et roi futur, rex futurus , dit Abbon, repoussa les pirates du Nord : les Parisiens lâchèrent leurs aigles en 1814 ; les alliés entrèrent au Louvre.

Bonaparte avait fait injustement la guerre à Alexandre son admirateur qui implorait la paix à genoux ; Bonaparte avait commandé le carnage de la Moskowa ; il avait forcé les Russes à brûler eux-mêmes Moscou ; Bonaparte avait dépouillé Berlin, humilié son roi, insulté sa reine : à quelles représailles devions-nous donc nous attendre ? vous l'allez voir.

J'avais erré dans les Florides autour de monuments inconnus, jadis dévastés par des conquérants dont il ne reste aucune trace, et j'étais réservé au spectacle des hordes caucasiennes campées dans la cour du Louvre. Dans ces événements de l'histoire qui, selon Montaigne " sont maigres témoins de notre prix et capacité ", ma langue s'attache à mon palais :

Adhaeret lingua mea faucibus meis .

L'armée des alliés entra dans Paris le 31 mars 1814 à midi, à dix jours seulement de l'anniversaire de la mort du duc d'Enghien, 21 mars 1804. Etait-ce la peine à Bonaparte d'avoir commis une action de si longue mémoire, pour un règne qui devait durer si peu ? L'empereur de Russie et le roi de Prusse étaient à la tête de leurs troupes. Je les vis défiler sur les boulevards. Stupéfait et anéanti au dedans de moi, comme si l'on m'arrachait le nom de Français pour y substituer le numéro par lequel je devais désormais être connu dans les mines de la Sibérie, je sentais en même temps mon exaspération s'accroître contre l'homme dont la gloire nous avait réduits à cette honte.

Toutefois cette première invasion des alliés est demeurée sans exemple dans les annales du monde : l'ordre, la paix et la modération régnèrent partout ; les boutiques se rouvrirent ; des soldats russes de la garde, hauts de six pieds, étaient pilotés à travers les rues par de petits polissons français qui se moquaient d'eux, comme des pantins et des masques du carnaval. Les vaincus pouvaient être pris pour les vainqueurs ; ceux-ci, tremblant de leurs succès, avaient l'air d'en demander excuse. La garde nationale occupait seule l'intérieur de Paris, à l'exception des hôtels où logeaient les rois et les princes étrangers. Le 31 mars 1814, des armées innombrables occupaient la France ; quelques mois après, toutes ces troupes repassèrent nos frontières, sans tirer un coup de fusil, sans verser une goutte de sang depuis la rentrée des Bourbons. L'ancienne France se trouve agrandie sur quelques-unes de ses frontières ; on partage avec elle les vaisseaux et les magasins d'Anvers ; on lui rend trois cent mille prisonniers dispersés dans les pays où les avait laissés la défaite ou la victoire. Après vingt-cinq années de combats, le bruit des armes cesse d'un bout de l'Europe à l'autre. Alexandre s'en va, nous laissant les chefs-d'oeuvre conquis et la liberté déposée dans la Charte, liberté que nous dûmes autant à ses lumières qu'à son influence. Chef des deux autorités suprêmes, doublement autocrate par l'épée et par la religion, lui seul de tous les souverains de l'Europe avait compris qu'à l'âge de civilisation auquel la France était arrivée, elle ne pouvait être gouvernée qu'en vertu d'une constitution libre.

Dans nos inimitiés bien naturelles contre les étrangers, nous avons confondu l'invasion de 1814 et celle de 1815, qui ne se ressemblent nullement.

Alexandre ne se considérait que comme un instrument de la Providence et ne s'attribuait rien. Madame de Staël le complimentant sur le bonheur que ses sujets, privés d'une constitution, avaient d'être gouvernés par lui, il lui fit cette réponse si connue : " Je ne suis qu'un accident heureux. "

Un jeune homme, dans les rues de Paris, lui témoignait son admiration de l'affabilité avec laquelle il accueillait les moindres citoyens ; il lui répliqua : " Est-ce que les souverains ne sont pas faits pour cela ? " Il ne voulut point habiter le château des Tuileries, se souvenant que Bonaparte s'était plu dans les palais de Vienne, de Berlin et de Moscou.

Regardant la statue de Napoléon sur la colonne de la place Vendôme, il dit : " Si j'étais élevé si haut, je craindrais que la tête ne me tournât. "

Comme il parcourait le palais des Tuileries, on lui montra le salon de la Paix : " En quoi, dit-il en riant, ce salon servait-il à Bonaparte ? "

Le jour de l'entrée de Louis XVIII à Paris, Alexandre se cacha derrière une croisée, sans aucune marque de distinction, pour voir passer le cortège.

Il avait quelquefois des manières élégamment affectueuses. Visitant une maison de fous, il demanda à une femme si le nombre des folles par amour était considérable : " Jusqu'à présent il ne l'est pas, répondit-elle, mais il est à craindre qu'il n'augmente à dater du moment de l'entrée de Votre Majesté à Paris. "

Un grand dignitaire de Napoléon disait au czar : " Il y a longtemps, sire, que votre arrivée était attendue et désirée ici. - Je serais venu plus tôt, répondit-il : n'accusez de mon retard que la valeur française. " Il est certain qu'en passant le Rhin il avait regretté de ne pouvoir se retirer en paix au milieu de sa famille.

A l'Hôtel des Invalides, il trouva les soldats mutilés qui l'avaient vaincu à Austerlitz : ils étaient silencieux et sombres ; on n'entendait que le bruit de leurs jambes de bois dans leurs cours désertes et leur église dénudée. Alexandre s'attendrit à ce bruit des braves : il ordonna qu'on leur ramenât douze canons russes.

On lui proposait de changer le nom du pont d'Austerlitz : " Non, dit-il, il suffit que j'ai passé sur ce pont avec mon armée. "

Alexandre avait quelque chose de calme et de triste : il se promenait dans Paris, à cheval ou à pied, sans suite et sans affectation. Il avait l'air étonné de son triomphe ; ses regards presque attendris erraient sur une population qu'il semblait considérer comme supérieure à lui : on eût dit qu'il se trouvait un barbare au milieu de nous comme un Romain se sentait honteux dans Athènes. Peut-être aussi pensait-il que ces mêmes Français avaient paru dans sa capitale incendiée ; qu'à leur tour ses soldats étaient maîtres de ce Paris où il aurait pu retrouver quelques-unes des torches éteintes par qui fut Moscou affranchie et consumée. Cette destinée, cette fortune changeante, cette misère commune des peuples et des rois, devaient profondément frapper un esprit aussi religieux que le sien.

 

2 L22 Chapitre 14

Bonaparte à Fontainebleau. - La régence à Blois.

Que faisait le vainqueur de Borodino ? Aussitôt qu'il avait appris la résolution d'Alexandre, il avait envoyé l'ordre au major d'artillerie Maillard de Lescourt de faire sauter la poudrière de Grenelle : Rostopschine avait mis le feu à Moscou ; mais il en avait fait auparavant sortir les habitants. De Fontainebleau où il était revenu, Napoléon s'avança jusqu'à Villejuif : de là il jeta un regard sur Paris ; des soldats étrangers en gardaient les barrières ; le conquérant se rappelait les jours où ses grenadiers veillaient sur les remparts de Berlin, de Moscou et de Vienne.

Les événements détruisent les événements : quelle pauvreté ne nous paraît pas aujourd'hui la douleur de Henri IV apprenant à Villejuif la mort de Gabrielle, et retournant à Fontainebleau ! Bonaparte retourna aussi à cette solitude ; il n'y était attendu que par le souvenir de son auguste prisonnier : le captif de la paix venait de quitter le château afin de le laisser libre pour le captif de la guerre, " tant le malheur est prompt à remplir ses places ".

La régence s'était retirée à Blois. Bonaparte avait ordonné que l'impératrice et le roi de Rome quittassent Paris, aimant mieux, disait-il, les voir au fond de la Seine que reconduits à Vienne en triomphe ; mais en même temps il avait enjoint à Joseph de rester dans la capitale. La retraite de son frère le rendit furieux et il accusa le ci-devant roi d'Espagne d'avoir tout perdu. Les ministres, les membres de la régence, les frères de Napoléon, sa femme et son fils, arrivèrent pêle-mêle à Blois, emportés dans la débâcle : fourgons, bagages, voitures, tout était là ; les carrosses mêmes du roi y étaient et furent traînés à travers les boues de la Beauce à Chambord, seul morceau de la France laissé à l'héritier de Louis XIV. Quelques ministres passèrent outre, et s'allèrent cacher jusqu'en Bretagne, tandis que Cambacérès se prélassait en chaise à porteurs dans les rues montantes de Blois. Divers bruits couraient ; on parlait de deux camps et d'une réquisition générale. Pendant plusieurs jours on ignora ce qui se passait à Paris ; l'incertitude ne cessa qu'à l'arrivée d'un roulier dont le passeport était contre-signé Sacken . Bientôt le général russe Schouwaloff descendit à l'auberge de la Galère : il fut soudain assiégé par les grands, pressés d'obtenir de lui un visa pour leur sauve qui peut. Toutefois, avant de quitter Blois chacun se fit payer sur les fonds de la régence ses frais de route et l'arriéré de ses appointements : d'une main on tenait ses passeports, de l'autre son argent, prenant soin d'envoyer en même temps son adhésion au gouvernement provisoire, car on ne perdit point la tête. Madame Mère et son frère, le cardinal Fesch, partirent pour Rome. Le prince Esterhazy vint chercher Marie-Louise et son fils de la part de François II. Joseph et Jérôme se retirèrent en Suisse, après avoir inutilement voulu forcer l'impératrice à s'attacher à leur sort. Marie-Louise se hâta de rejoindre son père : médiocrement attachée à Bonaparte, elle trouva le moyen de se consoler et se félicita d'être délivrée de la double tyrannie de l'époux et du maître. Quand Bonaparte rapporta l'année suivante cette confusion de fuite aux Bourbons, ceux-ci à peine arrachés à leurs longues tribulations n'avaient pas eu quatorze ans d'une prospérité inouïe pour s'accoutumer aux aises du trône.

 

2 L22 Chapitre 15

Publication de ma brochure De Bonaparte et des Bourbons .

Cependant Napoléon n'était point encore détrôné ; plus de quarante mille des meilleurs soldats de la terre étaient autour de lui ; il pouvait se retirer derrière la Loire ; les armées françaises arrivées d'Espagne grondaient dans le Midi ; la population militaire bouillonnante pouvait répandre ses laves ; parmi les chefs étrangers même, il s'agissait encore de Napoléon ou de son fils pour régner sur la France : pendant deux jours Alexandre hésita. M. de Talleyrand inclinait secrètement, comme je l'ai dit, à la politique qui tendait à couronner le roi de Rome, car il redoutait les Bourbons ; s'il n'entrait pas alors tout à fait dans le plan de la régence de Marie-Louise, c'est que Napoléon n'ayant point péri, il craignait, lui prince de Bénévent, de ne pouvoir rester maître pendant une minorité menacée par l'existence d'un homme inquiet, imprévu, entreprenant et encore dans la vigueur de l'âge [Voyez plus loin les Cent-Jours à Gand et le portrait de M. de Talleyrand, vers la fin de ces Mémoires . (Paris, note de 1839.) N.d.A.] .

Ce fut dans ces jours critiques que je lançai ma brochure De Bonaparte et des Bourbons pour faire pencher la balance : on sait quel fut son effet. Je me jetai à corps perdu dans la mêlée pour servir de bouclier à la liberté renaissante contre la tyrannie encore debout et dont le désespoir triplait les forces. Je parlai au nom de la légitimité, afin d'ajouter à ma parole l'autorité des affaires positives. J'appris à la France ce que c'était que l'ancienne famille royale ; je dis combien il existait de membres de cette famille, quels étaient leurs noms et leur caractère : c'était comme si j'avais fait le dénombrement des enfants de l'empereur de la Chine, tant la République et l'Empire avaient envahi le présent et relégué les Bourbons dans le passé. Louis XVIII déclara, je l'ai déjà plusieurs fois mentionné, que ma brochure lui avait plus profité qu'une armée de cent mille hommes ; il aurait pu ajouter qu'elle avait été pour lui un certificat de vie. Je contribuai à lui donner une seconde fois la couronne par l'heureuse issue de la guerre d'Espagne.

Dès le début de ma carrière politique je devins populaire dans la foule, mais dès lors aussi je manquai ma fortune auprès des hommes puissants. Tout ce qui avait été esclave sous Bonaparte m'abhorrait ; d'un autre côté j'étais suspect à tous ceux qui voulaient mettre la France en vasselage. Je n'eus pour moi dans le premier moment, parmi les souverains, que Bonaparte lui-même. Il parcourut ma brochure à Fontainebleau : le duc de Bassano la lui avait portée ; il la discuta avec impartialité, disant : " Ceci est juste ; cela n'est pas juste. Je n'ai point de reproche à faire à Chateaubriand, il m'a résisté dans ma puissance ; mais ces canailles, tels et tels ! " et il les nommait.

Mon admiration pour Bonaparte a toujours été grande et sincère, alors même que j'attaquais Napoléon avec le plus de vivacité.

La postérité n'est pas aussi équitable dans ses arrêts qu'on le dit ; il y a des passions, des engouements, des erreurs de distance comme il y a des passions, des erreurs de proximité. Quand la postérité admire sans restriction, elle est scandalisée que les contemporains de l'homme admiré n'eussent pas de cet homme l'idée qu'elle en a. Cela s'explique pourtant : les choses qui blessaient dans ce personnage sont passées ; ses infirmités sont mortes avec lui ; il n'est resté de ce qu'il fut que sa vie impérissable ; mais le mal qu'il causa n'en est pas moins réel ; mal en soi-même et dans son essence, mal surtout pour ceux qui l'ont supporté.

Le train du jour est de magnifier les victoires de Bonaparte : les patients ont disparu ; on n'entend plus les imprécations, les cris de douleur et de détresse des victimes. On ne voit plus la France épuisée labourant son sol avec des femmes. On ne voit plus les parents arrêtés en pleige [Ou plège : Celui qui s'offre pour caution, qui sert de répondant. S'offrir pour plège dans une affaire.] de leurs fils, les habitants des villages frappés solidairement des peines applicables à un réfractaire ; on ne voit plus ces affiches de conscription collées au coin des rues, les passants attroupés devant ces immenses arrêts de mort et y cherchant, consternés, les noms de leurs enfants, de leurs frères, de leurs amis, de leurs voisins. On oublie que tout le monde se lamentait des triomphes. On oublie que la moindre allusion contre Bonaparte au théâtre, échappée aux censeurs, était saisie avec transport. On oublie que le peuple, la cour, les généraux, les ministres, les proches de Napoléon, étaient las de son oppression et de ses conquêtes, las de cette partie toujours gagnée et jouée toujours, de cette existence remise en question chaque matin par l'impossibilité du repos.

La réalité de nos souffrances est démontrée par la catastrophe même : si la France eût été fanatique de Bonaparte, l'eût-elle abandonné deux fois brusquement complètement, sans tenter un dernier effort pour le garder ? Si la France devait tout à Bonaparte, gloire liberté, ordre, prospérité, industrie, commerce, manufactures, monuments, littérature, beaux-arts ; si avant lui la nation n'avait rien fait elle-même ; si la République dépourvue de génie et de courage n'avait ni défendu ni agrandi le sol, la France a donc été bien ingrate, bien lâche, en laissant tomber Napoléon aux mains de ses ennemis, ou du moins en ne protestant pas contre la captivité d'un pareil bienfaiteur ?

Ce reproche, qu'on serait en droit de nous faire, on ne nous le fait pas cependant, et pourquoi ? Parce qu'il est évident qu'au moment de sa chute la France n'a pas prétendu défendre Napoléon ; bien au contraire elle l'a volontairement délaissé ; dans nos dégoûts amers, nous ne reconnaissions plus en lui que l'auteur et le contempteur de nos misères. Les alliés ne nous ont point vaincus : c'est nous qui, choisissant entre deux fléaux, avons renoncé à répandre notre sang, qui ne coulait plus pour nos libertés.

La République avait été bien cruelle, sans doute, mais chacun espérait qu'elle passerait, que tôt ou tard nous recouvrerions nos droits, en gardant les conquêtes préservatrices qu'elle nous avait données sur les Alpes et sur le Rhin. Toutes les victoires qu'elle remportait étaient gagnées en notre nom ; avec elle il n'était question que de la France ; c'était toujours la France qui avait triomphé, qui avait vaincu ; c'étaient nos soldats qui avaient tout fait et pour lesquels on instituait des fêtes triomphales ou funèbres ; les généraux (et il en était de fort grands) obtenaient une place honorable, mais modeste, dans les souvenirs publics : tels furent Marceau, Moreau, Hoche, Joubert ; les deux derniers destinés à tenir lieu de Bonaparte, lequel naissant à la gloire traversa soudain le général Hoche, et illustra de sa jalousie ce guerrier pacificateur mort tout à coup après ses triomphes d'Altenkirken, de Neuwied et de Kleinnister.

Sous l'empire, nous disparûmes ; il ne fut plus question de nous, tout appartenait à Bonaparte : J ' ai ordonné, j ' ai vaincu, j ' ai parlé ; mes aigles, ma couronne, mon sang, ma famille, mes sujets .

Qu'arriva-t-il pourtant dans ces deux positions à la fois semblables et opposées ? Nous n'abandonnâmes point la République dans ses revers ; elle nous tuait, mais elle nous honorait ; nous n'avions pas la honte d'être la propriété d'un homme ; grâce à nos efforts, elle ne fut point envahie ; les Russes, défaits au delà des monts, vinrent expirer à Zurich.

Quant à Bonaparte, lui, malgré ses énormes acquisitions, il a succombé, non parce qu'il était vaincu, mais parce que la France n'en voulait plus. Grande leçon ! qu'elle nous fasse à jamais ressouvenir qu'il y a cause de mort dans tout ce qui blesse la dignité de l'homme.

Les esprits indépendants de toute nuance et de toute opinion tenaient un langage uniforme à l'époque de la publication de ma brochure. La Fayette, Camille Jordan, Ducis, Lemercier, Lanjuinais, madame de Staël, Chénier, Benjamin Constant, Le Brun, pensaient et écrivaient comme moi. Lanjuinais disait : " Nous avons été chercher un maître parmi les hommes dont les Romains ne voulaient pas pour esclaves. "

Chénier ne traitait pas Bonaparte avec plus de faveur :

Un Corse a des Français dévoré l'héritage.

Elite des héros au combat moissonnés

Martyrs avec la gloire à l'échafaud traînés

Vous tombiez satisfaits dans une autre espérance.

Trop de sang, trop de pleurs ont inondé la France.

De ces pleurs, de ce sang un homme est l'héritier.

Crédule, j'ai longtemps célébré ses conquêtes,

Au forum, au sénat, dans nos jeux, dans nos fêtes.

Mais, lorsqu'en fugitif regagnant ses foyers,

Il vint contre l'empire échanger des lauriers,

Je n'ai point caressé sa brillante infamie ;

Ma voix des oppresseurs fut toujours ennemie ;

Et, tandis qu'il voyait des flots d'adorateurs

Lui vendre avec l'Etat des vers adulateurs,

Le tyran dans sa cour remarqua mon absence ;

Car je chante la gloire et non pas la puissance.

( Promenade , 1805.)

Madame de Staël portait un jugement non moins rigoureux de Napoléon :

" Ne serait-ce pas une grande leçon pour l'espèce humaine, si ces directeurs (les cinq membres du Directoire), hommes très peu guerriers, se relevaient de leur poussière, et demandaient compte à Napoléon de la barrière du Rhin et des Alpes conquise par la République ; compte des étrangers arrivés deux fois à Paris ; compte de trois millions de Français qui ont péri depuis Cadix jusqu'à Moscou ; compte surtout de cette sympathie que les nations ressentaient pour la cause de la liberté en France, et qui s'est maintenant changée en aversion invétérée ? "

( Considérations sur la Révolution française .)

Ecoutons Benjamin Constant :

" Celui qui, depuis douze années, se proclamait destiné à conquérir le monde, a fait amende honorable de ses prétentions.

" Avant même que son territoire ne soit envahi, il est frappé d'un trouble qu'il ne peut dissimuler. A peine ses limites sont-elles touchées, qu'il jette au loin toutes ses conquêtes. Il exige l'abdication d'un de ses frères, il consacre l'expulsion d'un autre ; sans qu'on le lui demande, il déclare qu'il renonce à tout.

" Tandis que les rois, même vaincus, n'abjurent point leur dignité, pourquoi le vainqueur de la terre cède-t-il, au premier échec ? Les cris de sa famille, nous dit-il, déchirent son coeur. N'étaient-ils pas de cette famille ceux qui périssaient en Russie dans la triple agonie des blessures, du froid et de la famine ? Mais, tandis qu'ils expiraient, désertés par leur chef, ce chef se croyait en sûreté ; maintenant, le danger qu'il partage lui donne une sensibilité subite.

" La peur est un mauvais conseiller, là surtout où il n'y a pas de conscience : il n'y a dans l'adversité, comme dans le bonheur, de mesure que dans la morale. Où la morale ne gouverne pas, le bonheur se perd par la démence, l'adversité par l'avilissement. (...)

" Quel effet doit produire sur une nation courageuse cette aveugle frayeur, cette pusillanimité soudaine, sans exemple encore au milieu de nos orages ? L'orgueil national trouvait (c'était un tort) un certain dédommagement à n'être opprimé que par un chef invincible. Aujourd'hui que reste-t-il ? Plus de prestige, plus de triomphes, un empire mutilé, l'exécration du monde, un trône dont les pompes sont ternies, dont les trophées sont abattus, et qui n'a pour tout entourage que les ombres errantes du duc d'Enghien, de Pichegru, de tant d'autres qui furent égorgés pour le fonder [ De l ' Esprit de conquête , édition d'Allemagne.] . "

Ai-je été aussi loin que cela dans mon écrit De Bonaparte et des Bourbons ? Les proclamations des autorités en 1814, que je vais à l'instant reproduire, n'ont-elles pas redit, affirmé, confirmé ces opinions diverses ? Que les autorités qui s'expriment de la sorte aient été lâches et dégradées par leur première adulation, cela nuit aux rédacteurs de ces adresses, mais n'ôte rien à la force de leurs arguments.

Je pourrais multiplier les citations ; mais je n'en rappellerai plus que deux, à cause de l'opinion des deux hommes : Béranger, ce constant et admirable admirateur de Bonaparte, ne croit-il pas devoir s'excuser lui-même, témoin ces paroles : " Mon admiration enthousiaste et constante pour le génie de l'empereur, cette idolâtrie, ne m'aveuglèrent jamais sur le despotisme toujours croissant de l'empire. " Paul-Louis Courier, parlant de l'avènement de Napoléon au trône, dit " Que signifie, dis-moi..., un homme comme lui, Bonaparte, soldat, chef d'armée, le premier capitaine du monde vouloir qu'on l'appelle majesté ! être Bonaparte et se faire sire ! Il aspire à descendre : mais non, il croit monter en s'égalant aux rois. Il aime mieux un titre qu'un nom. Pauvre homme, ses idées sont au-dessous de sa fortune. Ce César l'entendait bien mieux, et aussi c'était un autre homme : il ne prit point de titres usés ; mais il fit de son nom un titre supérieur à celui des rois. " Les talents vivants ont pris la route de la même indépendance, M. de Lamartine à la tribune, M. de Latouche dans la retraite : dans deux ou trois de ses plus belles odes, M. Victor Hugo a prolongé ces nobles accents :

Dans la nuit des forfaits, dans l'éclat des victoires,

Cet homme ignorant Dieu, qui l'avait envoyé, etc.

Enfin, à l'extérieur, le jugement européen était tout aussi sévère. Je ne citerai parmi les Anglais que le sentiment des hommes de l'opposition, lesquels s'accommodaient de tout dans notre Révolution et la justifiaient de tout : lisez Mackintosh dans sa plaidoirie pour Pelletier. Sheridan, à l'occasion de la paix d'Amiens, disait au parlement : " Quiconque arrive en Angleterre, en sortant de France, croit s'échapper d'un donjon pour respirer l'air et la vie de l'indépendance. "

Lord Byron, dans son Ode à Napoléon, le traite de la plus indigne manière :

'T is done but yesterday a king !

And arm'd with kings to strive,

And now thou art a nameless thing

So abject-yet alive.

" C'en est fait ! hier encore un roi ! et armé pour combattre les rois ! Et aujourd'hui tu es une chose sans nom, si abjecte ! vivant néanmoins. "

L'ode entière est de ce train ; chaque strophe enchérit sur l'autre, ce qui n'a pas empêché lord Byron de célébrer le tombeau de Sainte-Hélène. Les poètes sont des oiseaux : tout bruit les fait chanter.

Lorsque l'élite des esprits les plus divers se trouve d'accord dans un jugement, aucune admiration factice ou sincère, aucun arrangement de faits, aucun système imaginé après coup, ne sauraient infirmer la sentence. Quoi ! on pourrait, comme le fit Napoléon, substituer sa volonté aux lois, persécuter toute vie indépendante, se faire une joie de déshonorer les caractères, de troubler les existences, de violenter les moeurs particulières autant que les libertés publiques ; et les oppositions généreuses qui s'élèveraient contre ces énormités seraient déclarées calomnieuses et blasphématrices ! Qui voudrait défendre la cause du faible contre le fort, si le courage, exposé à la vengeance des viletés du présent, devait encore attendre le blâme des lâchetés de l'avenir !

Cette illustre minorité, formée en partie des enfants des Muses, devint graduellement la majorité nationale : vers la fin de l'empire, tout le monde détestait le despotisme impérial. Un reproche grave s'attachera à la mémoire du Bonaparte : il rendit son joug si pesant que le sentiment hostile contre l'étranger s'en affaiblit, et qu'une invasion, déplorable aujourd'hui en souvenir, prit, au moment de son accomplissement, quelque chose d'une délivrance : c'est l'opinion républicaine même, énoncée par mon infortuné et brave ami Carrel. " Le retour des Bourbons, avait dit à son tour Carnot, produisit en France un enthousiasme universel ; ils furent accueillis avec une effusion de coeur inexprimable, les anciens républicains partagèrent sincèrement les transports de la joie commune. Napoléon les avait particulièrement tant opprimés, toutes les classes de la société avaient tellement souffert, qu'il ne se trouvait personne qui ne fût réellement dans l'ivresse. "

Il ne manque à la sanction de ces opinions qu'une autorité qui les confirme : Bonaparte s'est chargé d'en certifier la vérité. En prenant congé de ses soldats dans la cour de Fontainebleau, il confesse hautement que la France le rejette : " La France elle-même, dit-il, a voulu d'autres destinées. " Aveu inattendu et mémorable, dont rien ne peut diminuer le poids ni amoindrir la valeur.

Dieu, en sa patiente éternité, amène tôt ou tard la justice : dans les moments du sommeil apparent du ciel, il sera toujours beau que la désapprobation d'un honnête homme veille, et qu'elle demeure comme un frein à l'absolu pouvoir. La France ne reniera point les nobles âmes qui réclamèrent contre sa servitude, lorsque tout était prosterné, lorsqu'il y avait tant d'avantages à l'être, tant de grâces à recevoir pour des flatteries, tant de persécutions à recueillir pour des sincérités. Honneur donc aux La Fayette, aux de Staël, aux Benjamin Constant, aux Camille Jordan, aux Ducis, aux Lemercier, aux Lanjuinais, aux Chénier qui, debout au milieu de la foule rampante des peuples et des rois, ont osé mépriser la victoire et protester contre la tyrannie !

 

2 L22 Chapitre 16

Le Sénat rend le décret de déchéance.

Le 2 avril les sénateurs, à qui l'on ne doit qu'un seul article de la Charte de 1814, l'ignoble article qui leur conserve leurs pensions, décrétèrent la déchéance de Bonaparte. Si ce décret libérateur pour la France, infâme pour ceux qui l'ont rendu, fait à l'espèce humaine un affront, en même temps il enseigne à la postérité le prix des grandeurs et de la fortune, quand elles ont dédaigné de s'asseoir sur les bases de la morale, de la justice et de la liberté.

Décret du Sénat conservateur.

" Le Sénat conservateur, considérant que dans une monarchie constitutionnelle le monarque n'existe qu'en vertu de la constitution ou du pacte social ;

" Que Napoléon Bonaparte, pendant quelque temps d'un gouvernement ferme et prudent, avait donné à la nation des sujets de compter, pour l'avenir, sur des actes de sagesse et de justice ; mais qu'ensuite il a déchiré le pacte qui l'unissait au peuple français, notamment en levant des impôts, en établissant des taxes autrement qu'en vertu de la loi, contre la teneur expresse du serment qu'il avait prêté à son avènement au trône, conformément à l'article 53 des constitutions du 28 floréal an XII ;

" Qu'il a commis cet attentat aux droits du peuple lors même qu'il venait d'ajourner sans nécessité le Corps législatif, et de faire supprimer, comme criminel, un rapport de ce corps, auquel il contestait son titre et son rapport à la représentation nationale ;

" Qu'il a entrepris une suite de guerres, en violation de l'article 50 de l'acte des constitutions de l'an VIII qui veut que la déclaration de guerre soit proposée, discutée, décrétée et promulguée, comme des lois ;

" Qu'il a, inconstitutionnellement, rendu plusieurs décrets portant peine de mort, nommément les deux décrets du 5 mars dernier, tendant à faire considérer comme nationale une guerre qui n'avait lieu que dans l'intérêt de son ambition démesurée ;

" Qu'il a violé les lois constitutionnelles par ses décrets sur les prisons d'Etat ;

" Qu'il a anéanti la responsabilité des ministres, confondu tous les pouvoirs, et détruit l'indépendance des corps judiciaires ;

" Considérant que la liberté de la presse, établie et consacrée comme l'un des droits de la nation, a été constamment soumise à la censure arbitraire de sa police et qu'en même temps il s'est toujours servi de la presse pour remplir la France et l'Europe de faits controuvés, de maximes fausses, de doctrines favorables au despotisme, et d'outrages contre les gouvernements étrangers ;

" Que des actes et rapports, entendus par le Sénat, ont subi des altérations dans la publication qui en a été faite ;

" Considérant que au lieu de régner dans la seule vue de l'intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français, aux termes de son serment, Napoléon a mis le comble aux malheurs de la patrie par son refus de traiter à des conditions que l'intérêt national obligeait d'accepter et qui ne compromettaient pas l'honneur français ; par l'abus qu'il a fait de tous les moyens qu'on lui avait confiés en hommes et en argent ; par l'abandon des blessés sans secours, sans pansement, sans subsistances ; par différentes mesures dont les suites étaient la ruine des villes, la dépopulation des campagnes, la famine et les maladies contagieuses ;

" Considérant que, par toutes ces causes, le gouvernement impérial établi par le sénatus-consulte du 28 floréal an XII, ou 18 mai 1804, a cessé d'exister, et que le voeu manifeste de tous les Français appelle un ordre de choses dont le premier résultat soit le rétablissement de la paix générale et qui soit aussi l'époque d'une réconciliation solennelle entre tous les Etats de la grande famille européenne, le Sénat déclare et décrète ce qui suit :

" Napoléon déchu du trône ; le droit d ' hérédité aboli dans sa famille ; le peuple français et l ' armée déliés envers lui du serment de fidélité . "

Le Sénat romain fut moins dur lorsqu'il déclara Néron ennemi public : l'histoire n'est qu'une répétition des mêmes faits appliqués à des hommes et à des temps divers.

Se représente-t-on l'empereur lisant le document officiel à Fontainebleau ? Que devait-il penser de ce qu'il avait fait, et des hommes qu'il avait appelés à la complicité de son oppression de nos libertés ? Quand je publiai ma brochure De Bonaparte et des Bourbons pouvais-je m'attendre à la voir amplifiée et convertie en décret de déchéance par le Sénat ? Qui empêcha ces législateurs, aux jours de la prospérité, de découvrir les maux dont ils reprochaient à Bonaparte d'être l'auteur, de s'apercevoir que la constitution avait été violée ? Quel zèle saisissait tout à coup ces muets pour la liberté de la presse ? Ceux qui avaient accablé Napoléon d'adulations au retour de chacune de ses guerres, comment trouvaient-ils maintenant qu'il ne les avait entreprises que dans l ' intérêt de son ambition démesurée ? Ceux qui lui avaient jeté tant de conscrits à dévorer, comment s'attendrissaient-ils soudain sur des soldats blessés, abandonnés sans secours, sans pansement, sans subsistances ? Il y a des temps où l'on ne doit dépenser le mépris qu'avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux : je le leur plains pour cette heure, parce qu'ils en auront encore besoin pendant et après les Cent-Jours.

Lorsque je demande ce que Napoléon à Fontainebleau pensait des actes du Sénat, sa réponse était faite : un ordre du jour du 4 avril 1814, non publié officiellement, mais recueilli dans divers journaux au dehors de la capitale, remerciait l'armée de sa fidélité en ajoutant :

" Le Sénat s'est permis de disposer du gouvernement français ; il a oublié qu'il doit à l'empereur le pouvoir dont il abuse maintenant ; que c'est lui qui a sauvé une partie de ses membres de l'orage de la Révolution, tiré de l'obscurité et protégé l'autre contre la haine de la nation. Le Sénat se fonde sur les articles de la constitution pour la renverser ; il ne rougit pas de faire des reproches à l'empereur sans remarquer que comme premier corps de l'Etat, il a pris part à tous les événements. Le Sénat ne rougit pas de parler des libelles publiés contre les gouvernements étrangers : il oublie qu'ils furent rédigés dans son sein. Si longtemps que la fortune s'est montrée fidèle à leur souverain, ces hommes sont restés fidèles, et nulle plainte n'a été entendue sur les abus du pouvoir. Si l'empereur avait méprisé les hommes, comme on le lui a reproché, alors le monde reconnaîtrait aujourd'hui qu'il a eu des raisons qui motivaient son mépris. "

C'est un hommage rendu par Bonaparte lui-même à la liberté de la presse : il devait croire qu'elle avait quelque chose de bon, puisqu'elle lui offrait un dernier abri et un dernier secours.

Et moi qui me débats contre le temps, moi qui cherche à lui faire rendre compte de ce qu'il a vu, moi qui écris ceci si loin des événements passés, sous le règne de Philippe, héritier contrefait d'un si grand héritage, que suis-je entre les mains de ce Temps, de ce grand dévorateur des siècles que je croyais arrêtés, de ce Temps qui me fait pirouetter dans les espaces avec lui ?

 

2 L22 Chapitre 17

Hôtel de la rue Saint-Florentin. - M. de Talleyrand.

Alexandre était descendu chez M. de Talleyrand. Je n'assistai point aux conciliabules : on les peut lire dans les récits de l'abbé de Pradt et des divers tripotiers qui maniaient dans leurs sales et petites mains le sort d'un des plus grands hommes de l'histoire et la destinée du monde. Je comptais pour rien dans la politique en dehors des masses ; il n'y avait pas d'intrigant subalterne qui n'eût aux antichambres beaucoup plus de droit et de faveur que moi : homme futur de la Restauration possible, j'attendais sous les fenêtres, dans la rue.

Par les machinations de l'hôtel de la rue Saint-Florentin, le Sénat conservateur nomma un gouvernement provisoire composé du général Bournonville, du sénateur Jaucourt, du duc de Dalberg, de l'abbé de Montesquiou, et de Dupont de Nemours ; le prince de Bénévent se nantit de la présidence.

En rencontrant ce nom pour la première fois, je devrais parler du personnage qui prit dans les affaires d'alors une part remarquable ; mais je réserve son portrait pour la fin de mes Mémoires .

L'intrigue qui retint M. de Talleyrand à Paris, lors de l'entrée des alliés, a été la cause de ses succès au début de la Restauration. L'empereur de Russie le connaissait pour l'avoir vu à Tilsit. Dans l'absence des autorités françaises, Alexandre descendit à l'hôtel de l'Infantado, que le maître de l'hôtel se hâta de lui offrir.

Dès lors M. de Talleyrand passa pour l'arbitre du monde ; ses salons devinrent le centre des négociations. Composant le gouvernement provisoire à sa guise, il y plaça les partners de son whist : l'abbé de Montesquiou y figura seulement comme une réclame de la légitimité.

Ce fut à l'infécondité de l'évêque d'Autun que les premières oeuvres de la Restauration furent confiées : il frappa cette Restauration de stérilité, et lui communiqua un germe de flétrissure et de mort.

 

2 L22 Chapitre 18

Adresses du gouvernement provisoire. - Constitution proposée par le Sénat.

Les premiers actes du gouvernement provisoire, placé sous la dictature de son président, furent des proclamations adressées aux soldats et au peuple.

" Soldats, disaient-elles aux premiers, la France vient de briser le joug sous lequel elle gémit avec vous depuis tant d'années. Voyez tout ce que vous avez souffert de la tyrannie. Soldats, il est temps de finir les maux de la patrie. Vous êtes ses plus nobles enfants ; vous ne pouvez appartenir à celui qui l'a ravagée, qui a voulu rendre votre nom odieux à toutes les nations, qui aurait peut-être compromis votre gloire si un homme qui n ' est pas même français pouvait jamais affaiblir l'honneur de nos armes et la générosité de nos soldats. "

Ainsi, aux yeux de ses plus serviles esclaves, celui qui remporta tant de victoires n'est plus même Français ! Lorsqu'au temps de la Ligue, Du Bourg rendit la Bastille à Henri IV, il refusa de quitter l'écharpe noire et de prendre l'argent qu'on lui offrait pour la reddition de la place. Sollicité de reconnaître le roi, il répondit " que c'était sans doute un très bon prince, mais qu'il avait donné sa foi à M. de Mayenne. Qu'au reste Brissac était un traître, et que, pour le lui maintenir, il le combattrait entre quatre piques, en présence du roi, et lui mangerait le coeur du ventre ". Différence des temps et des hommes !

Le 4 avril parut une nouvelle adresse du gouvernement provisoire au peuple français ; elle lui disait :

" Au sortir de vos discordes civiles vous aviez choisi pour chef un homme qui paraissait sur la scène du monde avec les caractères de la grandeur. Sur les ruines de l'anarchie, il n'a fondé que le despotisme ; il devait au moins par reconnaissance devenir Français avec vous : il ne l'a jamais été. Il n'a cessé d'entreprendre sans but et sans motif des guerres injustes, en aventurier qui veut être fameux. Peut-être rêve-t-il encore à ses desseins gigantesques, même quand des revers inouïs punissent avec tant d'éclat l'orgueil et l'abus de la victoire. Il n'a su régner ni dans l'intérêt national, ni dans l'intérêt même de son despotisme. Il a détruit tout ce qu'il voulait créer, et recréé tout ce qu'il voulait détruire. Il ne croyait qu'à la force ; la force l'accable aujourd'hui : juste retour d'une ambition insensée. "

Vérités incontestables, malédictions méritées ; mais qui les donnait ces malédictions ? que devenait ma pauvre petite brochure, serrée entre ces virulentes adresses ? ne disparaît-elle pas entièrement ? Le même jour, 4 avril, le gouvernement provisoire proscrit les signes et les emblèmes du gouvernement impérial ; si l'Arc de Triomphe eût existé, on l'aurait abattu. Mailhes, qui vota le premier la mort de Louis XVI, Cambacérès, qui salua le premier Napoléon du nom d'empereur, reconnurent avec empressement les actes du gouvernement provisoire.

Le 6, le Sénat broche une constitution : elle reposait à peu près sur les bases de la Charte future ; le Sénat était maintenu comme Chambre haute ; la dignité des sénateurs était déclarée inamovible et héréditaire ; à leur titre de majorat était attachée la dotation des sénatoreries ; la constitution rendait ces titres et majorats transmissibles aux descendants du possesseur : heureusement que ces ignobles hérédités avaient en elles des Parques, comme disaient les anciens.

L'effronterie sordide de ces sénateurs qui, au milieu de l'invasion de leur patrie, ne se perdent pas de vue un moment, frappe même dans l'immensité des événements publics.

N'aurait-il pas été plus commode pour les Bourbons d'adopter en arrivant le gouvernement établi, un Corps législatif muet, un Sénat secret et esclave, une presse enchaînée ? A la réflexion, on trouve la chose impossible : les libertés naturelles, se redressant dans l'absence du bras qui les courbait, auraient repris leur ligne verticale sous la faiblesse de la compression. Si les princes légitimes avaient licencié l'armée de Bonaparte, comme ils auraient dû le faire (c'était l'opinion de Napoléon à l'île d'Elbe), et s'ils eussent conservé en même temps le gouvernement impérial, c'eût été trop de briser l'instrument de la gloire pour ne garder que l'instrument de la tyrannie : la Charte était la rançon de Louis XVIII.

 

2 L22 Chapitre 19

Arrivée du comte d'Artois. - Abdication de Bonaparte à Fontainebleau.

Le 12 avril, le comte d'Artois arriva en qualité de lieutenant général du royaume. Trois ou quatre cents hommes à cheval allèrent au-devant de lui ; j'étais de la troupe. Il charmait par sa bonne grâce, différente des manières de l'empire. Les Français reconnaissaient avec plaisir dans sa personne leurs anciennes moeurs, leur ancienne politesse et leur ancien langage ; la foule l'entourait et le pressait ; consolante apparition du passé, double abri qu'il était contre l'étranger vainqueur et contre Bonaparte encore menaçant. Hélas ! ce prince ne remettait le pied sur le sol français que pour y voir assassiner son fils et pour retourner mourir sur cette terre d'exil dont il revenait : il y a des hommes à qui la vie a été jetée au cou comme une chaîne.

On m'avait présenté au frère du roi ; on lui avait fait lire ma brochure, autrement il n'aurait pas su mon nom : il ne se rappelait ni de m'avoir vu à la cour de Louis XVI, ni au camp de Thionville, et n'avait sans doute jamais entendu parler du Génie du Christianisme : c'était tout simple. Quand on a beaucoup et longuement souffert, on ne se souvient plus que de soi. l'infortune personnelle est une compagne un peu froide, mais exigeante ; elle vous obsède ; elle ne laisse de place à aucun autre sentiment, ne vous quitte point, s'empare de vos genoux et de votre couche.

La veille du jour de l'entrée du comte d'Artois, Napoléon, après avoir inutilement négocié avec Alexandre par l'entremise de M. de Caulaincourt, avait fait connaître l'acte de son abdication :

" Les puissances alliées ayant proclamé que l'empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu'il renonce pour lui et ses héritiers au trône de France et d'Italie, parce qu'il n'est aucun sacrifice personnel, même celui de la vie, qu'il ne soit prêt à faire à l'intérêt des Français. "

A ces paroles éclatantes l'empereur ne tarda pas de donner, par son retour, un démenti non moins éclatant : il ne lui fallut que le temps d'aller à l'île d'Elbe. Il resta à Fontainebleau jusqu'au 20 avril.

Le 20 d'avril étant arrivé, Napoléon descendit le perron à deux branches qui conduit au péristyle du château désert de la monarchie des Capets. Quelques grenadiers, restes des soldats vainqueurs de l'Europe, se formèrent en ligne dans la grande cour, comme sur leur dernier champ de bataille ; ils étaient entourés de ces vieux arbres, compagnons mutilés de François Ier et de Henri IV. Bonaparte adressa ces paroles aux derniers témoins de ses combats :

" Généraux, officiers, sous-officiers et soldats de ma vieille garde, je vous fais mes adieux : depuis vingt ans je suis content de vous ; je vous ai toujours trouvés sur le chemin de la gloire.

" Les puissances alliées ont armé toute l'Europe contre moi, une partie de l'armée a trahi ses devoirs, et la France elle-même a voulu d ' autres destinées .

" Avec vous et les braves qui me sont restés fidèles j'aurais pu entretenir la guerre civile pendant trois ans ; mais la France eût été malheureuse, ce qui était contraire au but que je me suis proposé.

" Soyez fidèles au nouveau roi que la France s'est choisi ; n'abandonnez pas notre chère patrie, trop longtemps malheureuse ! Aimez-la toujours, aimez-la bien, cette chère patrie.

" Ne plaignez pas mon sort ; je serai toujours heureux lorsque je saurai que vous l'êtes.

" J'aurais pu mourir ; rien ne m'eût été plus facile ; mais je suivrai sans cesse le chemin de l'honneur. J'ai encore à écrire ce que nous avons fait.

" Je ne puis vous embrasser tous ; mais j'embrasserai votre général... Venez, général... " (Il serre le général Petit dans ses bras.) " Qu'on m'apporte l'aigle !... " (Il la baise.) " Chère aigle ! que ces baisers retentissent dans le coeur de tous les braves !... Adieu, mes enfants !... Mes voeux vous accompagneront toujours ; conservez mon souvenir. "

Cela dit, Napoléon lève sa tente qui couvrait le monde.

 

2 L22 Chapitre 20

Itinéraire de Napoléon à l'île d'Elbe.

Bonaparte avait demandé à l'Alliance des commissaires, afin d'être protégé par eux jusqu'à l'île que les souverains lui accordaient en toute propriété et en avancement d'hoirie. Le comte Schouwaloff fut nommé pour la Russie, le général Kohler pour l'Autriche le colonel Campbell pour l'Angleterre, et le comte Waldbourg-Truchsess pour la Prusse ; celui-ci a écrit l' Itinéraire de Napoléon de Fontainebleau à 1 ' île d ' Elbe . Cette brochure et celle de l'abbé de Pradt sur l'ambassade de Pologne sont les deux comptes-rendus dont Napoléon a été le plus affligé. Il regrettait sans doute alors le temps de sa libérale censure, quand il faisait fusiller le pauvre Palm, libraire allemand, pour avoir distribué à Nuremberg l'écrit de M. de Gentz : L ' Allemagne dans son profond abaissement . Nuremberg à l'époque de la publication de cet écrit, étant encore ville libre, n'appartenait point à la France : Palm n'aurait-il pas dû deviner cette conquête !

Le comte de Waldbourg fait d'abord le récit de plusieurs conversations qui précédèrent à Fontainebleau le départ. Il rapporte que Bonaparte donnait les plus grands éloges à lord Wellington et s'informait de son caractère et de ses habitudes. Il s'excusait de n'avoir pas fait la paix à Prague, à Dresde et à Francfort ; il convenait qu'il avait eu tort, mais qu'il avait alors d'autres vues. " Je n'ai point été usurpateur, ajoutait-il, parce que je n'ai accepté la couronne que d'après le voeu unanime de la nation, tandis que Louis XVIII l'a usurpée n'étant appelé au trône que par un vil Sénat dont plus de dix membres ont voté la mort de Louis XVI. "

Le comte de Waldbourg poursuit ainsi son récit :

" L'empereur se mit en route, avec ses quatre autres voitures, le 21 vers midi, après avoir eu encore avec le général Kohler un long entretien dont voici le résumé : " Eh bien ! vous avez entendu hier mon discours à la vieille garde ; il vous a plu et vous avez vu l'effet qu'il a produit. Voilà comme il faut parler et agir avec eux, et si Louis XVIII ne suit pas cet exemple, il ne fera jamais rien du soldat français. (...)

" Les cris de Vive l ' empereur cessèrent dès que les troupes françaises ne furent plus avec nous. A Moulins nous vîmes les premières cocardes blanches, et les habitants nous reçurent aux acclamations de Vivent les alliés ! Le colonel Campbell partit de Lyon en avant, pour aller chercher à Toulon ou à Marseille une frégate anglaise qui pût, d'après le voeu de Napoléon, le conduire dans son île.

" A Lyon, où nous passâmes vers les onze heures du soir, il s'assembla quelques groupes qui crièrent Vive Napoléon ! Le 24, vers midi, nous rencontrâmes le maréchal Augereau près de Valence. L'empereur et le maréchal descendirent de voiture ; Napoléon ôta son chapeau, et tendit les bras à Augereau, qui l'embrassa, mais sans le saluer. Où vas-tu comme ça ? lui dit l'empereur en le prenant par le bras, tu vas à la cour ?

" Augereau répondit que pour le moment il allait à Lyon : ils marchèrent près d'un quart d'heure ensemble, en suivant la route de Valence. L'empereur fit au maréchal des reproches sur sa conduite envers lui et lui dit : Ta proclamation est bien bête ; pourquoi des injures contre moi ? Il fallait simplement dire : Le voeu de la nation s ' étant prononcé en faveur d ' un nouveau souverain, le devoir de l ' armée est de s ' y conformer. Vire le roi ! vive Louis XVIII ! Augereau alors se mit aussi à tutoyer Bonaparte, et lui fit à son tour d'amers reproches sur son insatiable ambition, à laquelle il avait tout sacrifié, même le bonheur de la France entière. Ce discours fatiguant Napoléon, il se tourna avec brusquerie du côté du maréchal, l'embrassa, lui ôta encore son chapeau, et se jeta dans sa voiture.

" Augereau, les mains derrière le dos, ne dérangea pas sa casquette de dessus sa tête ; et seulement, lorsque l'empereur fut remonté dans sa voiture, il lui fit un geste méprisant de la main en lui disant adieu. (...)

" Le 25, nous arrivâmes à Orange ; nous fûmes reçus aux cris de : Vive le roi ! vive Louis XVIII !

" Le même jour, le matin, l'empereur trouva un peu en avant d'Avignon, à l'endroit où l'on devait changer de chevaux, beaucoup de peuple rassemblé, qui l'attendait à son passage et qui nous accueillit aux cris de : Vive le roi ! vivent les alliés ! A bas le tyran, le coquin, le mauvais gueux ! ... Cette multitude vomit encore contre lui mille invectives.

" Nous fîmes tout ce que nous pûmes pour arrêter ce scandale, et diviser la foule qui assaillait sa voiture ; nous ne pûmes obtenir de ces forcenés qu'ils cessassent d'insulter l'homme qui disaient-ils, les avait rendus si malheureux, et qui n'avait d'autre désir que d'augmenter encore leur misère. (...)

" Dans tous les endroits que nous traversâmes, il fut reçu de la même manière. A Orgon, petit village où nous changeâmes de chevaux, la rage du peuple était à son comble ; devant l'auberge même où il devait s'arrêter on avait élevé une potence à laquelle était suspendu un mannequin, en uniforme français, couvert de sang avec une inscription placée sur la poitrine et ainsi conçue : Tel sera tôt ou tard le sort du tyran .

" Le peuple se cramponnait à la voiture de Napoléon et cherchait à le voir pour lui adresser les plus fortes injures. L'empereur se cachait derrière le général Bertrand le plus qu'il pouvait ; il était pâle et défait, ne disant pas un mot. A force de pérorer le peuple, nous parvînmes à le tirer de ce mauvais pas.

" Le comte Schouwaloff, à côté de la voiture de Bonaparte, harangua la populace en ces termes : " N'avez-vous pas honte d'insulter à un malheureux sans défense ? Il est assez humilié par la triste situation où il se trouve, lui qui s'imaginait donner des lois à l'univers et qui se voit aujourd'hui à la merci de votre générosité ! Abandonnez-le à lui-même ; regardez-le : vous voyez que le mépris est la seule arme que vous devez employer contre cet homme, qui a cessé d'être dangereux. Il serait au-dessous de la nation française d'en prendre une autre vengeance ! " Le peuple applaudissait à ce discours, et Bonaparte, voyant l'effet qu'il produisait, faisait des signes d'approbation à Schouwaloff, et le remercia ensuite du service qu'il lui avait rendu.

" A un quart de lieue en deçà d'Orgon, il crut indispensable la précaution de se déguiser : il mit une mauvaise redingote bleue, un chapeau rond sur sa tête avec une cocarde blanche, et monta un cheval de poste pour galoper devant sa voiture, voulant passer ainsi pour un courrier. Comme nous ne pouvions le suivre, nous arrivâmes à Saint-Canat bien après lui. Ignorant les moyens qu'il avait pris pour se soustraire au peuple, nous le croyions dans le plus grand danger, car nous voyions sa voiture entourée de gens furieux qui cherchaient à ouvrir les portières : elles étaient heureusement bien fermées, ce qui sauva le général Bertrand. La ténacité des femmes nous étonna le plus ; elles nous suppliaient de le leur livrer, disant : " Il l'a si bien mérité par ses torts envers nous et envers vous-mêmes, que nous ne vous demandons qu'une chose juste. "

" A une demi-lieue de Saint-Canat, nous atteignîmes la voiture de l'empereur, qui, bientôt après, entra dans une mauvaise auberge située sur la grande route et appelée la Calade . Nous l'y suivîmes, et ce n'est qu'en cet endroit que nous apprîmes et le travestissement dont il s'était servi, et son arrivée dans cette auberge à la faveur de ce bizarre accoutrement ; il n'avait été accompagné que d'un seul courrier ; sa suite, depuis le général jusqu'au marmiton, était parée de cocardes blanches, dont ils paraissaient s'être approvisionnés à l'avance. Son valet de chambre, qui vint au-devant de nous, nous pria de faire passer l'empereur pour le colonel Campbell, parce qu'en arrivant il s'était annoncé pour tel à l'hôtesse. Nous promîmes de nous conformer à ce désir, et j'entrai le premier dans une espèce de chambre où je fus frappé de trouver le ci-devant souverain du monde plongé dans de profondes réflexions, la tête appuyée dans ses mains. Je ne le reconnus pas d'abord, et je m'approchai de lui. Il se leva en sursaut en entendant quelqu'un marcher, et me laissa voir son visage arrosé de larmes. Il me fit signe de ne rien dire, me fit asseoir près de lui, et, tout le temps que l'hôtesse fut dans la chambre il ne me parla que de choses indifférentes. Mais lorsqu'elle sortit, il reprit sa première position. Je jugeai convenable de le laisser seul ; il nous fit cependant prier de passer de temps en temps dans sa chambre pour ne pas faire soupçonner sa présence.

" Nous lui fîmes savoir qu'on était instruit que le colonel Campbell avait passé la veille justement par cet endroit, pour se rendre à Toulon. Il résolut aussitôt de prendre le nom de lord Burghers.

" On se mit à table ; mais comme ce n'étaient pas ses cuisiniers qui avaient préparé le dîner, il ne pouvait se résoudre à prendre aucune nourriture, dans la crainte d'être empoisonné. Cependant, nous voyant manger de bon appétit, il eut honte de nous faire voir les terreurs qui l'agitaient, et prit de tout ce qu'on lui offrit ; il fit semblant d'y goûter, mais il renvoyait les mets sans y toucher ; quelquefois il jetait dessous la table ce qu'il avait accepté, pour faire croire qu'il l'avait mangé. Son dîner fut composé d'un peu de pain et d'un flacon de vin qu'il fit retirer de sa voiture et qu'il partagea même avec nous.

" Il parla beaucoup et fut d'une amabilité très remarquable. Lorsque nous fûmes seuls, et que l'hôtesse qui nous servait fut sortie, il nous fit connaître combien il croyait sa vie en danger ; il était persuadé que le gouvernement français avait pris des mesures pour le faire enlever ou assassiner dans cet endroit.

" Mille projets se croisaient dans sa tête sur la manière dont il pourrait se sauver ; il rêvait aussi aux moyens de tromper le peuple d'Aix, car on l'avait prévenu qu'une très grande foule l'attendait à la poste. Il nous déclara donc que ce qui lui paraissait le plus convenable, c'était de retourner jusqu'à Lyon, et de prendre de là une autre route pour s'embarquer en Italie. Nous n'aurions pu, en aucun cas, consentir à ce projet, et nous cherchâmes à le persuader de se rendre directement à Toulon ou d'aller par Digne à Fréjus. Nous tâchâmes de le convaincre qu'il était impossible que le gouvernement français pût avoir des intentions si perfides à son égard sans que nous en fussions instruits, et que la populace, malgré les indécences auxquelles elle se portait, ne se rendrait pas coupable d'un crime de cette nature.

" Pour nous mieux persuader, et pour nous prouver jusqu'à quel point ses craintes, selon lui, étaient fondées, il nous raconta ce qui s'était passé entre lui et l'hôtesse, qui ne l'avait pas reconnu. - Eh bien ! lui avait-elle dit, avez-vous rencontré Bonaparte ? - Non, avait-il répondu. - Je suis curieuse, continua-t-elle, de voir s'il pourra se sauver ; je crois toujours que le peuple va le massacrer : aussi faut-il convenir qu'il l'a bien mérité, ce coquin-là ! Dites-moi donc, on va l'embarquer pour son île ? - Mais oui . - On le noiera, n'est-ce pas ? - Je l ' espère bien ! lui répliqua Napoléon. Vous voyez donc , ajouta-t-il, à quel danger je suis exposé .

" Alors il recommença à nous fatiguer de ses inquiétudes et de ses irrésolutions. Il nous pria même d'examiner s'il n'y avait pas quelque part une porte cachée par laquelle il pourrait s'échapper, ou si la fenêtre dont il avait fait fermer les volets en arrivant, n'était pas trop élevée pour pouvoir sauter et s'évader ainsi. La fenêtre était grillée en dehors, et je le mis dans un embarras extrême en lui communiquant cette découverte. Au moindre bruit il tressaillait et changeait de couleur.

" Après dîner nous le laissâmes à ses réflexions ; et comme, de temps en temps nous entrions dans sa chambre, d'après le désir qu'il en avait témoigné, nous le trouvions toujours en pleurs. (...)

" L'aide de camp du général Schouwaloff vint dire que le peuple qui était ameuté dans la rue était presque entièrement retiré. L'empereur résolut de partir à minuit.

" Par une prévoyance exagérée, il prit encore de nouveaux moyens pour n'être pas reconnu.

" Il contraignit, par ses instances, l'aide de camp du général Schouwaloff de se vêtir de la redingote bleue et du chapeau rond avec lesquels il était arrivé dans l'auberge.

" Bonaparte, qui alors voulut se faire passer pour un général autrichien, mit l'uniforme du général Kohler, se décora de l'ordre de Sainte-Thérèse, que portait le général, mit ma casquette de voyage sur sa tête, et se couvrit du manteau du général Schouwaloff.

" Après que les commissaires des puissances alliées l'eurent ainsi équipé, les voitures s'avancèrent ; mais, avant de descendre, nous fîmes une répétition dans notre chambre de l'ordre dans lequel nous devions marcher. Le général Drouot ouvrait le cortège ; venait ensuite le soi-disant empereur, l'aide de camp du général Schouwaloff, ensuite le général Kohler, l'empereur, le général Schouwaloff et moi qui avais l'honneur de faire partie de l'arrière-garde, à laquelle se joignit la suite de l'empereur. Nous traversâmes ainsi la foule ébahie qui se donnait une peine extrême pour tâcher de découvrir parmi nous celui qu'elle appelait son tyran . L'aide de camp de Schouwaloff (le major Olewieff) prit la place de Napoléon dans sa voiture, et Napoléon partit avec le général Kohler dans sa calèche. (...)

" Toutefois l'empereur ne se rassurait pas ; il restait toujours dans la calèche du général autrichien, et il commanda au cocher de fumer, afin que cette familiarité pût dissimuler sa présence. Il pria même le général Kohler de chanter, et comme celui-ci lui répondit qu'il ne savait pas chanter, Bonaparte lui dit de siffler.

" C'est ainsi qu'il poursuivit sa route caché dans un des coins de la calèche faisant semblant de dormir, bercé par l'agréable musique du général et encensé par la fumée du cocher.

A Saint-Maximin, il déjeuna avec nous. Comme il entendit dire que le sous-préfet d'Aix était dans cet endroit, il le fit appeler, et l'apostropha en ces termes : Vous devez rougir de me voir en uniforme autrichien ; j'ai dû le prendre pour me mettre à l'abri des insultes des Provençaux. J'arrivais avec pleine confiance au milieu de vous, tandis que j'aurais pu emmener avec moi six mille hommes de ma garde. Je ne trouve ici que des tas d'enragés qui menacent ma vie. C'est une méchante race que les Provençaux ; ils ont commis toutes sortes d'horreurs et de crimes dans la Révolution et sont tout prêts à recommencer : mais quand il s'agit de se battre avec courage, alors ce sont des lâches. Jamais la Provence ne m'a fourni un seul régiment dont j'aurais pu être content. Mais ils seront peut-être demain aussi acharnés contre Louis XVIII qu'ils le paraissent aujourd'hui contre moi , etc.

" Ensuite, se tournant vers nous, il nous dit que Louis XVIII ne ferait jamais rien de la nation française s'il la traitait avec trop de ménagements. Puis , continua-t-il, il faut nécessairement qu'il lève des impôts considérables, et ces mesures lui attireront aussitôt la haine de ses sujets .

" Il nous raconta qu'il y avait dix-huit ans qu'il avait été envoyé en ce pays, avec plusieurs milliers d'hommes, pour délivrer deux royalistes qui devaient être pendus pour avoir porté la cocarde blanche. Je les sauvai avec beaucoup de peine des mains de ces enragés ; et aujourd'hui , continua-t-il, ces hommes recommenceraient les mêmes excès contre celui d'entre eux qui se refuserait à porter la cocarde blanche ! Telle est l'inconstance du peuple français !

Nous apprîmes qu'il y avait au Luc deux escadrons de hussards autrichiens ; et, d'après la demande de Napoléon, nous envoyâmes l'ordre au commandant d'y attendre notre arrivée pour escorter l'empereur jusqu'à Fréjus. "

Ici finit la narration du comte de Waldbourg : ces récits font mal à lire. Quoi ! les commissaires ne pouvaient-ils mieux protéger celui dont ils avaient l'honneur de répondre ? Qu'étaient-ils pour affecter des airs si supérieurs avec un pareil homme ? Bonaparte dit avec raison que s'il l'eût voulu, il aurait pu voyager accompagné d'une partie de sa garde. Il paraissait trop évidemment qu'on était indifférent à son sort : on jouissait de sa dégradation ; on consentait avec complaisance aux marques de mépris que la victime requérait pour sa sûreté : il est si doux de tenir sous ses pieds la destinée de celui qui marchait sur les plus hautes têtes, de se venger de l'orgueil par l'insulte ! Aussi les commissaires ne trouvent pas un mot, même un mot de sensibilité philosophique, sur un tel changement de fortune, pour avertir l'homme de son néant et de la grandeur des jugements de Dieu ! Dans les rangs des alliés, les anciens adulateurs de Napoléon avaient été nombreux : quand on s'est mis à genoux devant la force, on n'est pas reçu à triompher du malheur. La Prusse, j'en conviens, avait besoin d'un effort de vertu pour oublier ce qu'elle avait souffert, elle, son roi et sa reine ; mais cet effort devait être fait. Hélas ! Bonaparte n'avait eu pitié de rien ; tous les coeurs s'étaient refroidis pour lui. Le moment où il s'est montré le plus cruel, c'est à Jaffa ; le plus petit, c'est sur la route de l'île d'Elbe : dans le premier cas, les nécessités militaires lui ont servi d'excuse ; dans le second, la dureté des commissaires étrangers donne le change aux sentiments des lecteurs et diminue son abaissement.

Le gouvernement provisoire de France ne me semble pas lui-même tout à fait irréprochable : je rejette les calomnies de Maubreuil ; néanmoins, dans la terreur qu'inspirait Napoléon à ses anciens domestiques, une catastrophe fortuite aurait pu ne se présenter à leurs yeux que comme un malheur.

On voudrait douter de la vérité des faits rapportés par le comte de Waldbourg-Truchsess, mais le général Kohler a confirmé, dans une suite de l ' Itinéraire de Waldbourg , une partie de la narration de son collègue ; de son côté, le général Schouwaloff m'a certifié l'exactitude des faits : ses paroles contenues en disaient plus que les paroles expansives de Waldbourg. Enfin l' Itinéraire de Fabry est composé sur des documents français authentiques, fournis par des témoins oculaires.

Maintenant que j'ai fait justice des commissaires et des alliés, est-ce bien le vainqueur du monde que l'on aperçoit dans l' Itinéraire de Waldbourg ? Le héros réduit à des déguisements et à des larmes, pleurant sous une veste de courrier au fond d'une arrière-chambre d'auberge ! Etait-ce ainsi que Marius se tenait sur les ruines de Carthage, qu'Annibal mourut en Bithynie, César au Sénat ? Comment Pompée se déguisa-t-il ? en se couvrant la tête de sa toge. Celui qui avait revêtu la pourpre se mettant à l'abri sous la cocarde blanche, poussant le cri de salut : Vive le roi ! ce roi dont il avait fait fusiller un héritier ! Le maître des peuples encourageant les humiliations que lui prodiguaient les commissaires afin de se mieux cacher, enchanté que le général Kohler sifflât devant lui, qu'un cocher lui fumât à la figure, forçant l'aide de camp du général Schouwaloff à jouer le rôle de l'empereur, tandis que lui Bonaparte portait l'habit d'un colonel autrichien et se couvrait du manteau d'un général russe ! Il fallait cruellement aimer la vie : ces immortels ne peuvent consentir à mourir.

Moreau disait de Bonaparte : " Ce qui le caractérise, c'est le mensonge et l'amour de la vie : je le battrai et je le verrai à mes pieds me demander grâce. " Moreau pensait de la sorte, ne pouvant comprendre la nature de Bonaparte ; il tombait dans la même erreur que lord Byron. Au moins, à Sainte-Hélène, Napoléon, grand par les Muses, bien que peu noble dans ses démêlés avec le gouverneur anglais, n'eut à supporter que le poids de son immensité. En France, le mal qu'il avait fait lui apparut personnifié dans les veuves et les orphelins, et le contraignit de trembler sous les mains de quelques femmes.

Tout cela est trop vrai ; mais Bonaparte ne doit pas être jugé d'après les règles que l'on applique aux grands génies, parce que la magnanimité lui manquait. Il y a des hommes qui ont la faculté de monter et qui n'ont pas la faculté de descendre. Lui, Napoléon, possédait les deux facultés : comme l'ange rebelle, il pouvait raccourcir sa taille incommensurable pour la renfermer dans un espace mesuré ; sa ductilité [Qualité dont jouissent certains corps, et notamment les métaux, de s'étendre et de s'allonger sous le marteau, au laminoir et à la filière, et qui ne reprennent ni instantanément, ni à la longue, la forme qu'ils avaient auparavant, ce en quoi ils se distinguent des corps élastiques.] lui fournissait des moyens de salut et de renaissance : avec lui tout n'était pas fini quand il semblait avoir fini. Changeant à volonté de moeurs et de costume, aussi parfait dans le comique que dans le tragique, cet acteur savait paraître naturel sous la tunique de l'esclave comme sous le manteau de roi, dans le rôle d'Attale ou dans le rôle de César. Encore un moment, et vous verrez, du fond de sa dégradation, le nain relever sa tête de Briarée ; Asmodée sortira en fumée énorme du flacon où il s'était comprimé. Napoléon estimait la vie pour ce qu'elle lui rapportait ; il avait l'instinct de ce qui lui restait encore à peindre ; il ne voulait pas que la toile lui manquât avant d'avoir achevé ses tableaux.

Sur les frayeurs de Napoléon, Walter Scott, moins injuste que les commissaires, remarque avec candeur que la fureur du peuple fit beaucoup d'impression sur Bonaparte, qu'il répandit des larmes, qu'il montra plus de faiblesse que n'en admettait son courage reconnu ; mais il ajoute : " Le danger était d'une espèce particulièrement horrible et propre à intimider ceux à qui la terreur des champs de bataille était familière : le plus brave soldat peut frémir devant la mort des de Witt. "

Napoléon fut soumis à ces angoisses révolutionnaires dans les mêmes lieux où il commença sa carrière avec la Terreur.

Le général prussien, interrompant une fois son récit, s'est cru obligé de révéler un mal que l'empereur ne cachait pas : le comte de Waldbourg a pu confondre ce qu'il voyait avec les souffrances dont M. de Ségur avait été témoin dans la campagne de Russie, lorsque Bonaparte, contraint de descendre de cheval, s'appuyait la tête contre des canons. Au nombre des infirmités des guerriers illustres, la véritable histoire ne compte que le poignard qui perça le coeur de Henri IV, ou le boulet qui emporta Turenne.

Après le récit de l'arrivée de Bonaparte à Fréjus, Walter Scott, débarrassé des grandes scènes, retombe avec joie dans son talent ; il s'en va en bavardin , comme parle madame de Sévigné ; il devise du passage de Napoléon à l'île d'Elbe, de la séduction exercée par Bonaparte sur les matelots anglais, excepté sur Hinton, qui ne pouvait entendre les louanges données à l'empereur sans murmurer le mot humbug . Quand Napoléon partit, Hinton souhaita à Son Honneur bonne santé et meilleure chance une autre fois. Napoléon était toutes les misères et toutes les grandeurs de l'homme.

 

2 L22 Chapitre 21

Louis XVIII à Compiègne. - Son entrée à Paris. - La vieille garde. - Faute irréparable. - Déclaration de Saint-Ouen. - Traité de Paris. - La Charte. - Départ des alliés.

Tandis que Bonaparte, connu de l'univers, s'échappait de France au milieu des malédictions, Louis XVIII, oublié partout, sortait de Londres sous une voûte de drapeaux blancs et de couronnes. Napoléon, en débarquant à l'île d'Elbe, y retrouva sa force. Louis XVIII, en débarquant à Calais, eût pu voir Louvel ; il y rencontra le général Maison, chargé, seize ans après, d'embarquer Charles X à Cherbourg. Charles X, apparemment pour le rendre digne de sa mission future, donna dans la suite à M. Maison le bâton de maréchal de France, comme un chevalier, avant de se battre, conférait la chevalerie à l'homme inférieur avec lequel il daignait se mesurer.

Je craignais l'effet de l'apparition de Louis XVIII. Je me hâtai de le devancer dans cette résidence d'où Jeanne d'Arc tomba aux mains des Anglais et où l'on me montra un volume atteint d'un des boulets lancés contre Bonaparte. Qu'allait-on penser à l'aspect de l'invalide royal remplaçant le cavalier qui avait pu dire comme Attila : " L'herbe ne croît plus partout où mon cheval a passé " ? Sans mission et sans goût j'entrepris (on m'avait jeté un sort) une tâche assez difficile, celle de peindre l ' arrivée à Compiègne , de faire voir le fils de saint Louis tel que je l'idéalisai à l'aide des Muses. Je m'exprimai ainsi :

" Le carrosse du Roi était précédé des généraux et des maréchaux de France, qui étaient allés au-devant de Sa Majesté. Ce n'a plus été des cris de Vive le Roi ! mais des clameurs confuses dans lesquelles on ne distinguait rien que les accents de l'attendrissement et de la joie. Le Roi portait un habit bleu, distingué seulement par une plaque et des épaulettes ; ses jambes étaient enveloppées de larges guêtres de velours rouge bordées d'un petit cordon d'or. Quand il est assis dans son fauteuil, avec ses guêtres à l'antique, tenant sa canne entre ses genoux, on croirait voir Louis XIV à cinquante ans. (...)

" Les maréchaux Macdonald, Ney, Moncey, Serrurier, Brune, le prince de Neuchâtel, tous les généraux, toutes les personnes présentes, ont obtenu pareillement du Roi les paroles les plus affectueuses. Telle est en France la force du souverain légitime, cette magie attachée au nom du Roi. Un homme arrive seul de l'exil dépouillé de tout, sans suite, sans gardes, sans richesses ; il n'a rien à donner, presque rien à promettre. Il descend de sa voiture, appuyé sur le bras d'une jeune femme ; il se montre à des capitaines qui ne l'ont jamais vu, à des grenadiers qui savent à peine son nom. Quel est cet homme ? c'est le Roi ! Tout le monde tombe à ses pieds. "

Ce que je disais là des guerriers, dans le but que je me proposais d'atteindre, était vrai quant aux chefs ; mais je mentais à l'égard des soldats. J'ai présent à la mémoire comme si je le voyais encore, le spectacle dont je fus témoin lorsque Louis XVIII, entrant dans Paris le 3 mai, alla descendre à Notre-Dame : on avait voulu épargner au Roi l'aspect des troupes étrangères ; c'était un régiment de la vieille garde à pied qui formait la haie depuis le Pont-Neuf jusqu'à Notre-Dame, le long du quai des orfèvres. Je ne crois pas que figures humaines aient jamais exprimé quelque chose d'aussi menaçant et d'aussi terrible. Ces grenadiers couverts de blessures, vainqueurs de l'Europe, qui avaient vu tant de milliers de boulets passer sur leurs têtes, qui sentaient le feu et la poudre ; ces mêmes hommes, privés de leur capitaine, étaient forcés de saluer un vieux roi, invalide du temps, non de la guerre, surveillés qu'ils étaient par une armée de Russes, d'Autrichiens et de Prussiens, dans la capitale envahie de Napoléon. Les uns, agitant la peau de leur front, faisaient descendre leur large bonnet à poil sur leurs yeux comme pour ne pas voir ; les autres abaissaient les deux coins de leur bouche dans le mépris de la rage ; les autres, à travers leurs moustaches, laissaient voir leurs dents comme des tigres. Quand ils présentaient les armes, c'était avec un mouvement de fureur, et le bruit de ces armes faisait trembler. Jamais, il faut en convenir, hommes n'ont été mis à une pareille épreuve et n'ont souffert un tel supplice. Si dans ce moment ils eussent été appelés à la vengeance, il aurait fallu les exterminer jusqu'au dernier, ou ils auraient mangé la terre.

Au bout de la ligne était un jeune hussard, à cheval ; il tenait son sabre nu, il le faisait sauter et comme danser par un mouvement convulsif de colère. Il était pâle ; ses yeux pivotaient dans leur orbite ; il ouvrait la bouche et la fermait tour à tour en faisant claquer ses dents et en étouffant des cris dont on n'entendait que le premier son. Il aperçut un officier russe : le regard qu'il lui lança ne peut se dire. Quand la voiture du Roi passa devant lui, il fit bondir son cheval, et certainement il eut la tentation de se précipiter sur le Roi.

La Restauration, à son début, commit une faute irréparable : elle devait licencier l'armée en conservant les maréchaux, les généraux, les gouverneurs militaires, les officiers dans leurs pensions, honneurs et grades ; les soldats seraient rentrés ensuite successivement dans l'armée reconstituée, comme ils l'ont fait depuis dans la garde royale : la légitimité n'eût pas eu d'abord contre elle ces soldats de l'Empire organisés, embrigadés, dénommés comme ils l'étaient aux jours de leurs victoires, sans cesse causant entre eux du temps passé, nourrissant des regrets et des sentiments hostiles à leur nouveau maître.

La misérable résurrection de la Maison-Rouge, ce mélange de militaires de la vieille monarchie et des soldats du nouvel empire, augmenta le mal : croire que des vétérans illustrés sur mille champs de bataille ne seraient pas choqués de voir des jeunes gens, très braves sans doute, mais pour la plupart neufs au métier des armes, de les voir porter, sans les avoir gagnées, les marques d'un haut grade militaire, c'était ignorer la nature humaine.

Pendant le séjour que Louis XVIII avait fait à Compiègne, Alexandre était venu le visiter. Louis XVIII le blessa par sa hauteur : il résulta de cette entrevue la déclaration du 2 mai, de Saint-Ouen. Le Roi y disait : qu'il était résolu à donner pour base de la constitution qu'il destinait à son peuple les garanties suivantes : le gouvernement représentatif divisé en deux corps, l ' impôt librement consenti, la liberté publique et individuelle, la liberté de la presse, la liberté des cultes, les propriétés inviolables et sacrées, la vente des biens nationaux irrévocable, les ministres responsables, les juges inamovibles et le pouvoir judiciaire indépendant, tout Français admissible à tous les emplois etc., etc.

Cette déclaration, quoiqu'elle fût naturelle à l'esprit de Louis XVIII, n'appartenait néanmoins ni à lui, ni à ses conseillers ; c'était tout simplement le temps qui partait de son repos : ses ailes avaient été ployées, sa fuite suspendue depuis 1792 ; il reprenait son vol ou son cours. Les excès de la Terreur, le despotisme de Bonaparte, avaient fait rebrousser les idées ; mais, sitôt que les obstacles qu'on leur avait opposés furent détruits, elles affluèrent dans le lit qu'elles devaient à la fois suivre et creuser. On reprit les choses au point où elles s'étaient arrêtées ; ce qui s'était passé fut comme non avenu : l'espèce humaine, reportée au commencement de la Révolution, avait seulement perdu quarante ans de sa vie ; or, qu'est-ce que quarante ans dans la vie générale de la société ? Cette lacune a disparu lorsque les tronçons coupés du temps se sont rejoints.

Le 30 mai 1814 fut conclu le traité de Paris entre les alliés et la France. On convint que dans le délai de deux mois toutes les puissances qui avaient été engagées de part et d'autre dans la présente guerre enverraient des plénipotentiaires à Vienne pour régler dans un congrès général les arrangements définitifs.

Le 4 juin, Louis XVIII parut en séance royale dans une assemblée collective du Corps législatif et d'une fraction du Sénat. Il prononça un noble discours ; vieux, passés, usés, ces fastidieux détails ne servent plus que de fil historique.

La Charte, pour la plus grande partie de la nation, avait l'inconvénient d'être octroyée : c'était remuer, par ce mot très inutile, la question brûlante de la souveraineté royale ou populaire. Louis XVIII aussi datait son bienfait de l'an de son règne, regardant Bonaparte comme non avenu, de même que Charles II avait sauté à pieds joints par-dessus Cromwell : c'était une espèce d'insulte aux souverains qui avaient tous reconnu Napoléon, et qui dans ce moment même se trouvaient dans Paris ; ce langage suranné et ces prétentions des anciennes monarchies n'ajoutaient rien à la légitimité du droit et n'étaient que de puérils anachronismes. A cela près, la Charte remplaçant le despotisme, nous apportant la liberté légale, avait de quoi satisfaire les hommes de conscience. Néanmoins, les royalistes qui en recueillaient tant d'avantages, qui, sortant ou de leur village, ou de leur foyer chétif, ou des places obscures dont ils avaient vécu sous l'Empire, étaient appelés à une haute et publique existence, ne reçurent le bienfait qu'en grommelant ; les libéraux, qui s'étaient arrangés à coeur joie de la tyrannie de Bonaparte, trouvèrent la Charte un véritable code d'esclaves. Nous sommes revenus au temps de Babel ; mais on ne travaille plus à un monument commun de confusion : chacun bâtit sa tour à sa propre hauteur, selon sa force et sa taille. Du reste, si la Charte parut défectueuse, c'est que la révolution n'était pas à son terme ; le principe de l'égalité et de la démocratie était au fond des esprits et travaillait en sens contraire de l'ordre monarchique.

Les princes alliés ne tardèrent pas à quitter Paris : Alexandre en se retirant, fit célébrer un sacrifice religieux sur la place de la Concorde. Un autel fut élevé où l'échafaud de Louis XVI avait été dressé. Sept prêtres moscovites célébrèrent l'office, et les troupes étrangères défilèrent devant l'autel. Le Te Deum fut chanté sur un des beaux airs de l'ancienne musique grecque. Les soldats et les souverains mirent genou en terre pour recevoir la bénédiction. La pensée des Français se reportait à 1793 et à 1794, alors que les boeufs refusaient de passer sur des pavés que leur rendait odieux l'odeur du sang. Quelle main avait conduit à la fête des expiations ces hommes de tous les pays, ces fils des anciennes invasions barbares, ces Tartares dont quelques-uns habitaient des tentes de peaux de brebis au pied de la grande muraille de la Chine ? Ce sont là des spectacles que ne verront plus les faibles générations qui suivront mon siècle.

 

2 L22 Chapitre 22

Première année de la Restauration.

Dans la première année de la Restauration, j'assistai à la troisième transformation sociale : j'avais vu la vieille monarchie passer à la monarchie constitutionnelle et celle-ci à la république ; j'avais vu la république se convertir en despotisme militaire, je voyais le despotisme militaire revenir à une monarchie libre, les nouvelles idées et les nouvelles générations se reprendre aux anciens principes et aux vieux hommes. Les maréchaux d'empire devinrent des maréchaux de France ; aux uniformes de la garde de Napoléon se mêlèrent les uniformes des gardes du corps et de la Maison-Rouge exactement taillés sur les anciens patrons ; le vieux duc d'Havré, avec sa perruque poudrée et sa canne noire cheminait en branlant la tête, comme capitaine des gardes du corps, auprès du maréchal Victor, boiteux de la façon de Bonaparte ; le duc de Mouchy, qui n'avait jamais vu brûler une amorce, défilait à la messe auprès du maréchal Oudinot, criblé de blessures ; le château des Tuileries, si propre et si militaire sous Napoléon, au lieu de l'odeur de la poudre, se remplissait de la fumée des déjeuners qui montait de toutes parts : sous messieurs les gentilshommes de la chambre, avec messieurs les officiers de la bouche et de la garde-robe, tout reprenait un exercice de domesticité. Dans les rues, on voyait des émigrés caducs avec des airs et des habits d'autrefois, hommes les plus respectables sans doute, mais aussi étrangers parmi la foule moderne que l'étaient les capitaines républicains parmi les soldats de Napoléon. Les dames de la cour impériale introduisaient au château les douairières du faubourg Saint-Germain et leur enseignaient les détours du palais. Arrivaient des députations de Bordeaux ornées de brassards ; des capitaines de paroisse de la Vendée, surmontés de chapeaux à la La Rochejaquelein. Ces personnages divers gardaient l'expression des sentiments, des pensées, des habitudes, des moeurs qui leur étaient familières. La liberté, qui était au fond de cette époque, faisait vivre ensemble ce qui semblait au premier coup d'oeil ne pas devoir vivre ; mais on avait peine à reconnaître cette liberté parce qu'elle portait les couleurs de l'ancienne monarchie et du despotisme impérial. Chacun aussi savait mal le langage constitutionnel ; les royalistes faisaient des fautes grossières en parlant Charte ; les impérialistes en étaient encore moins instruits ; les Conventionnels, devenus tour à tour comtes, barons, sénateurs de Napoléon et pairs de Louis XVIII, retombaient tantôt dans le dialecte républicain qu'ils avaient presque oublié, tantôt dans l'idiome de l'absolutisme qu'ils avaient appris à fond. Des lieutenants généraux étaient promus à la garde des lièvres. On entendait des aides de camp du dernier tyran militaire discuter de la liberté inviolable des peuples, et des régicides soutenir le dogme sacré de la légitimité.

Ces métamorphoses seraient odieuses, si elles ne tenaient en partie à la flexibilité du génie français. Le peuple d'Athènes gouvernait lui-même ; des harangueurs s'adressaient à ses passions sur la place publique ; la foule souveraine était composée de sculpteurs, de peintres, d'ouvriers, regardeurs de discours et auditeurs d ' actions , dit Thucydide. Mais quand, bon ou mauvais, le décret était rendu, qui, pour l'exécuter, sortait de cette masse incohérente et inexperte ? Socrate, Phocion, Périclès, Alcibiade.

 

2 L22 Chapitre 23

Est-ce aux royalistes qu'il faut s'en prendre de la Restauration ?

Est-ce aux royalistes qu'il faut s ' en prendre de la Restauration , comme on l'avance aujourd'hui ?

Pas le moins du monde : ne dirait-on pas que trente millions d'hommes étaient consternés tandis qu'une poignée de légitimistes accomplissaient, contre la volonté de tous, une restauration détestée, en agitant quelques mouchoirs et en mettant à leur chapeau un ruban de leur femme ? L'immense majorité des Français était, il est vrai, dans la joie ; mais cette majorité n'était point légitimiste dans le sens borné de ce mot, et comme ne s'appliquant qu'aux rigides partisans de la vieille monarchie. Cette majorité était une foule prise dans toutes les nuances des opinions, heureuse d'être délivrée, et violemment animée contre l'homme qu'elle accusait de tous ses malheurs ; de là le succès de ma brochure. Combien comptait-on d'aristocrates avoués proclamant le nom du Roi ? MM. Matthieu et Adrien de Montmorency, MM. de Polignac, échappés de leur geôle, M. Alexis de Noailles, M. Sosthène de La Rochefoucauld. Ces sept ou huit hommes, que le peuple méconnaissait et ne suivait pas, faisaient-ils la loi à toute une nation ?

Madame de Montcalm m'avait envoyé un sac de douze cents francs pour les distribuer à la pure race légitimiste : je le lui renvoyai, n'ayant pas trouvé à placer un écu. On attacha une ignoble corde au cou de la statue qui surmontait la colonne de la place Vendôme ; il y avait si peu de royalistes pour faire du train à la gloire et pour tirer sur la corde, que ce furent les autorités, toutes bonapartistes, qui descendirent l'image de leur maître à l'aide d'une potence : le colosse courba la tête de force ; il tomba aux pieds de ces souverains de l'Europe, tant de fois prosternés devant lui. Ce sont les hommes de la République et de l'Empire qui saluèrent avec enthousiasme la Restauration. La conduite et l'ingratitude des personnages élevés par la Révolution furent abominables envers celui qu'ils affectent aujourd'hui de regretter et d'admirer.

Impérialistes et libéraux, c'est vous entre les mains desquels est échu le pouvoir, vous qui vous êtes agenouillés devant les fils de Henri IV ! Il était tout naturel que les royalistes fussent heureux de retrouver leurs princes et de voir finir le règne de celui qu'ils regardaient comme un usurpateur ; il ne l'était pas que vous, créatures de cet usurpateur, dépassassiez en exagération les sentiments des royalistes. Les ministres, les grands dignitaires, prêtèrent à l'envi serment à la légitimité ; toutes les autorités civiles et judiciaires faisaient queue pour jurer haine à la nouvelle dynastie proscrite, amour à la race antique qu'elles avaient cent et cent fois condamnée. Qui composait ces proclamations, ces adresses accusatrices et outrageantes pour Napoléon, dont la France était inondée ? des royalistes ? Non : les ministres, les généraux, les autorités, choisis et maintenus par Bonaparte. Où se tripotait la Restauration ? chez des royalistes ? Non : chez M. de Talleyrand. Avec qui ? avec M. de Pradt, aumônier du dieu Mars et saltimbanque mitré. Avec qui et chez qui dînait en arrivant le lieutenant général du royaume ? chez des royalistes et avec des royalistes ? Non : chez l'évêque d'Autun, avec M. de Caulaincourt. Où donnait-on des fêtes aux infâmes princes étrangers ? aux châteaux des royalistes ? Non : à la Malmaison, chez l'impératrice Joséphine. Les plus chers amis de Napoléon, Berthier, par exemple, à qui portaient-ils leur ardent dévouement ? à la légitimité. Qui passait sa vie chez l'autocrate Alexandre, chez ce brutal Tartare ? les classes de l'Institut, les savants, les gens de lettres, les philosophes philanthropes, théophilanthropes et autres ; ils en revenaient charmés, comblés d'éloges et de tabatières. Quant à nous, pauvres diables de légitimistes, nous n'étions admis nulle part ; on nous comptait pour rien. Tantôt on nous faisait dire dans la rue d'aller nous coucher ; tantôt on nous recommandait de ne pas crier trop haut Vive le Roi ! d'autres s'étant chargés de ce soin. Loin de forcer aucun à être légitimiste, les puissants déclaraient que personne ne serait obligé de changer de rôle et de langage, que l'évêque d'Autun ne serait pas plus contraint de dire la messe sous la royauté qu'il n'avait été contraint d'y aller sous l'Empire. Je n'ai point vu de châtelaine, point de Jeanne d'Arc, proclamer le souverain de droit, un faucon sur le poing ou la lance à la main ; mais madame de Talleyrand, que Bonaparte avait attachée à son mari comme un écriteau, parcourait les rues en calèche, chantant des hymnes sur la pieuse famille des Bourbons. Quelques draps pendillants aux fenêtres des familiers de la cour impériale faisaient croire aux bons Cosaques qu'il y avait autant de lis dans les coeurs des bonapartistes convertis que de chiffons blancs à leurs croisées. C'est merveille en France que la contagion, et l'on crierait A bas ma tête ! si on l'entendait crier à son voisin. Les impérialistes entraient jusque dans nos maisons et nous faisaient, nous autres bourbonistes, exposer en drapeau sans tache les restes de blanc renfermés dans nos lingeries, c'est ce qui arriva chez moi ; mais madame de Chateaubriand n'y voulut entendre, et défendit vaillamment ses mousselines.

 

2 L22 Chapitre 24

Premier ministère. - Je publie les Réflexions politiques . - Madame la duchesse de Duras. - Je suis nommé ambassadeur en Suède.

Le Corps législatif transformé en Chambre des députés, et la Chambre des pairs, composée de cent cinquante-deux membres, nommés à vie, dans lesquels on comptait plus de soixante sénateurs, formèrent les deux premières Chambres législatives. M. de Talleyrand, installé au ministère des affaires étrangères, partit pour le congrès de Vienne, dont l'ouverture était fixée au 3 de novembre, en exécution de l'article 32 du traité du 30 mai ; M. de Jaucourt eut le portefeuille pendant un intérim qui dura jusqu'à la bataille de Waterloo. L'abbé de Montesquiou devint ministre de l'intérieur ayant pour secrétaire général M. Guizot. M. Malouët entra à la marine ; il décéda et fut remplacé par M. Beugnot ; le général Dupont obtint le département de la guerre ; on lui substitua le maréchal Soult, qui s'y distingua par l'érection du monument funèbre de Quiberon ; le duc de Blacas fut ministre de la maison du roi, M. Anglès préfet de police, le chancelier d'Ambray ministre de la justice, l'abbé Louis ministre des finances.

Le 21 octobre, l'abbé de Montesquiou présenta la première loi au sujet de la presse ; elle soumettait à la censure tout écrit de moins de vingt feuilles d'impression : M. Guizot élabora cette première loi de liberté.

Carnot adressa une lettre au Roi : il avouait que les Bourbons avaient été reçus avec joie ; mais, ne tenant aucun compte ni de la brièveté du temps ni de tout ce que la Charte accordait, il donnait, avec des conseils hasardés, des leçons hautaines : tout cela ne vaut quand on doit accepter le rang de ministre et le titre de comte de l'Empire ; point ne convient de se montrer fier envers un prince faible et libéral quand on a été soumis devant un prince violent et despotique ; quand, machine usée de la Terreur, on s'est trouvé insuffisant au calcul des proportions de la guerre napoléonienne. Je fis imprimer en réponse les Réflexions politiques ; elles contiennent la substance de la Monarchie selon la Charte . M. Lainé, président de la Chambre des députés, parla au Roi de cet ouvrage avec éloge. Le Roi était toujours charmé des services que j'avais le bonheur de lui rendre ; le ciel paraissait m'avoir jeté sur les épaules la casaque de héraut de la légitimité : mais plus l'ouvrage avait de succès, moins l'auteur plaisait à Sa Majesté. Les Réflexions politiques divulguèrent mes doctrines constitutionnelles : la cour en reçut une impression que ma fidélité aux Bourbons n'a pu effacer. Louis XVIII disait à ses familiers : " Donnez-vous de garde d'admettre jamais un poète dans vos affaires : il perdra tout. Ces gens-là ne sont bons à rien. "

Une forte et vive amitié remplissait alors mon coeur : la duchesse de Duras avait de l'imagination, et un peu même dans le visage de l'expression de madame de Staël : on a pu juger de son talent d'auteur par Ourika . Rentrée de l'émigration, renfermée pendant plusieurs années dans son château d'Ussé, au bord de la Loire, ce fut dans les beaux jardins de Méréville que j'en entendis parler pour la première fois, après avoir passé auprès d'elle à Londres sans l'avoir rencontrée. Elle vint à Paris pour l'éducation de ses charmantes filles, Félicie et Clara. Des rapports de famille, de province, d'opinions littéraires et politiques, m'ouvrirent la porte de sa société. La chaleur de l'âme, la noblesse du caractère, l'élévation de l'esprit, la générosité de sentiments, en faisaient une femme supérieure. Au commencement de la Restauration, elle me prit sous sa protection ; car, malgré ce que j'avais fait pour la monarchie légitime et les services que Louis XVIII confessait avoir reçus de moi, j'avais été si fort mis à l'écart que je songeais à me retirer en Suisse. Peut-être eussé-je bien fait : dans ces solitudes que Napoléon m'avait destinées comme à son ambassadeur aux montagnes, n'aurais-je pas été plus heureux qu'au château des Tuileries ? Quand j'entrai dans ces salons au retour de la légitimité, ils me firent une impression presque aussi pénible que le jour où j'y vis Bonaparte prêt à tuer le duc d'Enghien. Madame de Duras parla de moi à M. de Blacas. Il répondit que j'étais bien libre d'aller où je voudrais. Madame de Duras fut si orageuse, elle avait un tel courage pour ses amis, qu'on déterra une ambassade vacante, l'ambassade de Suède. Louis XVIII, déjà fatigué de mon bruit, était heureux de faire présent de moi à son bon frère le roi Bernadotte. Celui-ci ne se figurait-il pas qu'on m'envoyait à Stockholm pour le détrôner ? Eh ! bon Dieu ! princes de la terre, je ne détrône personne ; gardez vos couronnes, si vous pouvez, et surtout ne me les donnez pas, car je n ' en veux mie .

Madame de Duras, femme excellente qui me permettait de l'appeler ma soeur, que j'eus le bonheur de revoir à Paris pendant plusieurs années, est allée mourir à Nice : encore une plaie rouverte. La duchesse de Duras connaissait beaucoup madame de Staël : je ne puis comprendre comment je ne fus pas attiré sur les traces de madame Récamier, revenue d'Italie en France ; j'aurais salué le secours qui venait en aide à ma vie : déjà je n'appartenais plus à ces matins qui se consolent eux-mêmes, je touchais à ces heures du soir qui ont besoin d'être consolées.

 

2 L22 Chapitre 25

Exhumation des restes de Louis XVI. - Premier 21 janvier à Saint-Denis.

Le 30 décembre de l'année 1814, les Chambres législatives furent ajournées au 1er mai 1815, comme si on les eût convoquées pour l'assemblée du Champ-de-Mai de Bonaparte. Le 18 janvier furent exhumés les restes de Marie-Antoinette et de Louis XVI. J'assistai à cette exhumation dans le cimetière où Fontaine et Percier ont élevé depuis, à la pieuse voix de madame la Dauphine et à l'imitation d'une église sépulcrale de Rimini, le monument peut-être le plus remarquable de Paris. Ce cloître, formé d'un enchaînement de tombeaux, saisit l'imagination et la remplit de tristesse. Dans le livre IV de ces Mémoires , j'ai parlé des exhumations de 1815 : au milieu des ossements, je reconnus la tête de la reine par le sourire que cette tête m'avait adressé à Versailles.

Le 21 janvier on posa la première pierre des bases de la statue qui devait être élevée sur la place Louis XV, et qui ne l'a jamais été. J'écrivis la pompe funèbre du 21 janvier ; je disais : " Ces religieux, qui vinrent avec l'oriflamme au-devant de la châsse de saint Louis, ne recevront point le descendant du saint roi. Dans ces demeures souterraines où dormaient ces rois et ces princes anéantis, Louis XVI se trouvera seul ! ... Comment tant de morts se sont-ils levés ? Pourquoi Saint-Denis est-il désert ? Demandons plutôt pourquoi son toit est rétabli, pourquoi son autel est debout ? Quelle main a reconstruit la voûte de ces caveaux, et préparé ces tombeaux vides ? La main de ce même homme qui était assis sur le trône des Bourbons. O Providence ! il croyait préparer des sépulcres à sa race, et il ne faisait que bâtir le tombeau de Louis XVI. "

J'ai désiré assez longtemps que l'image de Louis XVI fût placée dans le lieu même où le martyr répandit son sang : je ne serais plus de cet avis. Il faut louer les Bourbons d'avoir dès le premier moment de leur retour, songé à Louis XVI ; ils devaient toucher leur front avec ses cendres, avant de mettre sa couronne sur leur tête. Maintenant je présume qu'ils n'auraient pas dû aller plus loin. Ce ne fut pas à Paris comme à Londres une commission qui jugea le monarque, ce fut la Convention entière ; de là le reproche annuel qu'une cérémonie funèbre répétée semblait faire à la nation, en apparence représentée par une assemblée complète. Tous les peuples ont fixé des anniversaires à la célébration de leurs triomphes, de leurs désordres ou de leurs malheurs, car tous ont également voulu garder la mémoire des uns et des autres : nous avons eu des solennités pour les barricades, des chants pour la Saint-Barthélémy, des fêtes pour la mort de Capet ; mais n'est-il pas remarquable que la loi est impuissante à créer des jours de souvenir, tandis que la religion a fait vivre d'âge en âge le saint le plus obscur ? Si les jeûnes et les prières institués pour le sacrifice de Charles 1er durent encore, c'est qu'en Angleterre l'Etat unit la suprématie religieuse à la suprématie politique, et qu'en vertu de cette suprématie le 30 janvier 1649 est devenu jour férié. En France, il n'en est pas de la sorte : Rome seule a le droit de commander en religion ; dès lors, qu'est-ce qu'une ordonnance qu'un prince publie, un décret qu'une assemblée politique promulgue, si un autre prince, une autre assemblée, ont le droit de les effacer ? Je pense donc aujourd'hui que le symbole d'une fête qui peut être abolie, que le témoignage d'une catastrophe tragique non consacrée par le culte, n'est pas convenablement placé sur le chemin de la foule allant insouciante et distraite à ses plaisirs. Par le temps actuel il serait à craindre qu'un monument élevé dans le but d'imprimer l'effroi des excès populaires donnât le désir de les imiter : le mal tente plus que le bien ; en voulant perpétuer la douleur, on en fait souvent perpétuer l'exemple. Les siècles n'adoptent point les legs de deuil, ils ont assez de sujet présent de pleurer sans se charger de verser encore des larmes héréditaires. En voyant le catafalque qui partait du cimetière de Ducluzeau, chargé des restes de la reine et du roi, je me sentis tout saisi ; je le suivais des yeux avec un pressentiment funeste. Enfin Louis XVI reprit sa couche à Saint-Denis ; Louis XVIII, de son côté dormit au Louvre, les deux frères commençaient ensemble une autre ère de rois et de spectres légitimes : vaine restauration du trône et de la tombe dont le temps a déjà balayé la double poussière.

Puisque j'ai parlé de ces cérémonies funèbres qui si souvent se répétèrent, je vous dirai le cauchemar dont j'étais oppressé quand, la cérémonie finie, je me promenais le soir dans la basilique à demi détendue : que je songeasse à la vanité des grandeurs humaines parmi ces tombeaux dévastés, cela va de suite : morale vulgaire qui sortait du spectacle même ; mais mon esprit ne s'arrêtait pas là ; je perçais jusqu'à la nature de l'homme. Tout est-il vide et absence dans la région des sépulcres ? N'y a-t-il rien dans ce rien ? N'est-il point d'existences de néant, des pensées de poussière ? Ces ossements n'ont-ils point des modes de vie qu'on ignore ? Qui sait les passions, les plaisirs, les embrassements de ces morts ? Les choses qu'ils ont rêvées, crues, attendues, sont-elles comme eux des idéalités, engouffrées pêle-mêle avec eux ? Songes, avenirs, joies, douleurs, libertés et esclavages, puissances et faiblesses, crimes et vertus, honneurs et infamies, richesses et misères, talents, génies, intelligences, gloires, illusions, amours, êtes-vous des perceptions d'un moment, perceptions passées avec les crânes détruits dans lesquels elles s'engendrèrent, avec le sein anéanti où jadis battit un coeur ? Dans votre éternel silence, ô tombeaux, si vous êtes des tombeaux, n'entend-on qu'un rire moqueur et éternel ? Ce rire est-il le Dieu, la seule réalité dérisoire, qui survivra à l'imposture de cet univers ? Fermons les yeux, remplissons l'abîme désespéré de la vie par ces grandes et mystérieuses paroles du martyr : " Je suis chrétien. "

 

2 L22 Chapitre 26

L'île d'Elbe.

Bonaparte avait refusé de s'embarquer sur un vaisseau français, ne faisant cas alors que de la marine anglaise, parce qu'elle était victorieuse ; il avait oublié sa haine, les calomnies, les outrages dont il avait accablé la perfide Albion ; il ne voyait plus de digne de son admiration que le parti triomphant, et ce fut l' Undaunted qui le transporta au port de son premier exil ; il n'était pas sans inquiétude sur la manière dont il serait reçu : la garnison française lui remettrait-elle le territoire qu'elle gardait ? Des insulaires italiens, les uns voulaient appeler les Anglais, les autres demeurer libres de tout maître ; le drapeau tricolore et le drapeau blanc flottaient sur quelques caps rapprochés les uns des autres. Tout s'arrangea néanmoins. Quand on apprit que Bonaparte arrivait avec des millions, les opinions se décidèrent généreusement à recevoir l' auguste victime . Les autorités civiles et religieuses furent ramenées à la même conviction. Joseph-Philippe Arrighi, vicaire général, publia un mandement : " La divine Providence, disait la pieuse injonction, a voulu que nous fussions à l'avenir les sujets de Napoléon le Grand. L'île d'Elbe, élevée à un honneur aussi sublime, reçoit dans son sein l'oint du Seigneur. Nous ordonnons qu'un Te Deum solennel soit chanté en actions de grâces etc. "

L'empereur avait écrit au général Dalesme, commandant de la garnison française, qu'il eût à faire connaître aux Elbois qu'il avait fait choix de leur île pour son séjour, en considération de la douceur de leurs moeurs et de leur climat. Il mit pied à terre à Porto-Ferrajo, au milieu du double salut de la frégate anglaise qui le portait et des batteries de la côte. De là, il fut conduit sous le dais de la paroisse à l'église où l'on chanta le Te Deum . Le bedeau, maître des cérémonies, était un homme court et gros, qui ne pouvait pas joindre ses mains autour de sa personne. Napoléon fut ensuite conduit à la mairie ; son logement y était préparé. On y déploya le nouveau pavillon impérial, fond blanc, traversé d'une bande rouge semée de trois abeilles d'or. Trois violons et deux basses le suivaient avec des raclements d'allégresse. Le trône, dressé à la hâte dans la salle des bals publics, était décoré de papier doré et de loques d'écarlate. Le côté comédien de la nature du prisonnier s'arrangeait de ces parades : Napoléon jouait à la chapelle, comme il amusait sa cour avec de vieux petits jeux dans l'intérieur de son palais aux Tuileries, allant après tuer des hommes par passe-temps. Il forma sa maison : elle se composait de quatre chambellans, de trois officiers d'ordonnance et de deux fourriers du palais. Il déclara qu'il recevrait les dames deux fois par semaine, à huit heures du soir. Il donna un bal. Il s'empara, pour y résider, du pavillon destiné au génie militaire. Bonaparte retrouvait sans cesse dans sa vie les deux sources dont elle était sortie, la démocratie et le pouvoir royal ; sa puissance lui venait des masses citoyennes, son rang de son génie ; aussi le voyez-vous passer sans effort de la place publique au trône, des rois et des reines qui se pressaient autour de lui à Erfurt, aux boulangers et aux marchands d'huile qui dansaient dans sa grange à Porto-Ferrajo. Il avait du peuple parmi les princes, du prince parmi les peuples. A cinq heures du matin, en bas de soie et en souliers à boucles, il présidait ses maçons à l'île d'Elbe.

Etabli dans son empire, inépuisable en acier dès les jours de Virgile,

Insula inexhaustis Chalybum generosa metallis.

Bonaparte n'avait point oublié les outrages qu'il venait de traverser ; il n'avait point renoncé à déchirer son suaire ; mais il lui convenait de paraître enseveli, de faire seulement autour de son monument quelque apparition de fantôme. C'est pourquoi, comme s'il n'eût pensé à autre chose, il s'empressa de descendre dans ses carrières de fer cristallisé et d'aimant ; on l'eût pris pour l'ancien inspecteur des mines de ses ci-devant Etats. Il se repentit d'avoir affecté jadis le revenu des forges d' Illua à la Légion d'honneur ; 500 000 fr. lui semblaient alors mieux valoir qu'une croix baignée dans le sang sur la poitrine de ses grenadiers : " Où avais-je la tête ? dit-il ; mais j'ai rendu plusieurs stupides décrets de cette nature. " Il fit un traité de commerce avec Livourne et se proposait d'en faire un autre avec Gênes. Vaille que vaille, il entreprit cinq ou six toises de grand chemin et traça l'emplacement de quatre grandes villes, de même que Didon dessina les limites de Carthage. Philosophe revenu des grandeurs humaines, il déclara qu'il voulait vivre désormais comme un juge de paix dans un comté d'Angleterre : et pourtant, en gravissant un morne qui domine Porto-Ferrajo, à la vue de la mer qui s'avançait de tous côtés au pied des falaises, ces mots lui échappèrent : " Diable ! il faut l'avouer, mon île est très petite. " Dans quelques heures il eut visité son domaine ; il y voulut joindre un rocher appelé Pianosa . " L'Europe va m'accuser, dit-il en riant, d'avoir déjà fait une conquête. " Les puissances alliées se réjouissaient de lui avoir laissé en dérision quatre cents soldats ; il ne lui en fallait pas davantage pour les rappeler tous sous le drapeau.

La présence de Napoléon sur les côtes de l'Italie, qui avait vu commencer sa gloire et qui garde son souvenir, agitait tout. Murat était voisin ; ses amis, des étrangers, abordaient secrètement ou publiquement à sa retraite ; sa mère et sa soeur, la princesse Pauline, le visitèrent ; on s'attendait à voir bientôt arriver Marie-Louise et son fils. En effet parut une femme et un enfant : reçue en grand mystère, elle alla demeurer dans une villa retirée, au coin le plus écarté de l'île : sur le rivage d'Ogygie, Calypso parlait de son amour à Ulysse qui, au lieu de l'écouter, songeait à se défaire des prétendants. Après deux jours de repos, le cygne du Nord reprit la mer pour aborder aux myrtes de Baïes, emportant son petit dans sa yole blanche.

Si nous eussions été moins confiants, il nous eût été facile de découvrir l'approche d'une catastrophe. Bonaparte était trop près de son berceau et de ses conquêtes ; son île funèbre devait être plus lointaine et entourée de plus de flots. On ne s'explique pas comment les alliés avaient imaginé de reléguer Napoléon sur les rochers où il devait faire l'apprentissage de l'exil : pouvait-on croire qu'à la vue des Apennins, qu'en sentant la poudre des champs de Montenotte, d'Arcole et de Marengo, qu'en découvrant Venise, Rome et Naples, ses trois belles esclaves, les tentations les plus irrésistibles ne s'empareraient pas de son coeur ? Avait-on oublié qu'il avait remué la terre et qu'il avait partout des admirateurs et des obligés, les uns et les autres ses complices ? Son ambition était déçue, non éteinte ; l'infortune et la vengeance en ranimaient les flammes : quand le prince des ténèbres du bord de l'univers créé aperçut l'homme et le monde, il résolut de les perdre.

Avant d'éclater, le terrible captif se contint pendant quelques semaines. Auprès de l'immense pharaon public qu'il tenait, son génie négociait une fortune ou un royaume. Les Fouché, les Guzman d'Alfarache, pullulaient. Le grand acteur avait établi depuis longtemps le mélodrame à sa police et s'était réservé la haute scène ; il s'amusait des victimes vulgaires qui disparaissaient dans les trappes de son théâtre.

Le bonapartisme, dans la première année de la Restauration, passa du simple désir à l'action, à mesure que ses espérances grandirent et qu'il eut mieux connu le caractère faible des Bourbons. Quand l'intrigue fut nouée au dehors, elle se noua au dedans, et la conspiration devint flagrante. Sous l'habile administration de M. Ferrand, M. de Lavalette faisait la correspondance : les courriers de la monarchie portaient les dépêches de l'empire. On ne se cachait plus ; les caricatures annonçaient un retour souhaité : on voyait des aigles rentrer par les fenêtres du château des Tuileries, d'où sortait par les portes un troupeau de dindons ; le Nain jaune ou vert parlait de plumes de cane . Les avertissements venaient de toutes parts, et l'on n'y voulait pas croire. Le gouvernement suisse s'était inutilement empressé de prévenir le gouvernement du Roi des menées de Joseph Bonaparte, retiré dans le pays de Vaud. Une femme arrivée de l'île d'Elbe donnait les détails les plus circonstanciés de ce qui se passait à Porto-Ferrajo, et la police la fit jeter en prison. On tenait pour certain que Napoléon n'oserait rien tenter avant la dissolution du congrès, et que, dans tous les cas, ses vues se tourneraient vers l'Italie. D'autres, plus avisés encore, faisaient des voeux pour que le petit caporal , l' ogre , le prisonnier , abordât les côtes de France : cela serait trop heureux ; on en finirait d'un seul coup ! M. Pozzo di Borgo déclarait à Vienne que le délinquant serait accroché à une branche d'arbre. Si l'on pouvait avoir certains papiers, on y trouverait la preuve que dès 1814 une conspiration militaire était ourdie et marchait parallèlement avec la conspiration politique que le prince de Talleyrand conduisait à Vienne, à l'instigation de Fouché. Les amis de Napoléon lui écrivirent que s'il ne hâtait son retour, il trouverait sa place prise aux Tuileries par le duc d'Orléans : ils s'imaginent que cette révélation servit à précipiter le retour de l'empereur. Je crois à l'existence de ces menées, mais je crois aussi que la cause déterminante qui décida Bonaparte était tout simplement la nature de son génie.

La conspiration de Drouet d'Erlon et de Lefebvre-Desnouettes venait d'éclater. Quelques jours avant la levée de boucliers de ces généraux, je dînais chez M. le maréchal Soult, nommé ministre de la guerre le 3 décembre 1814 : un niais racontait l'exil de Louis XVIII à Hartwell ; le maréchal écoutait ; à chaque circonstance rappelée il répondait par ces deux mots : " C'est historique. " - On apportait les pantoufles de Sa Majesté. - " C'est historique ! " - Le Roi avalait, les jours maigres, trois oeufs frais avant de commencer son dîner. - " C'est historique ! " Cette réponse me frappa. Quand un gouvernement n'est pas solidement établi, tout homme dont la conscience ne compte pas, devient, selon le plus ou le moins d'énergie de son caractère, un quart, une moitié, un trois quarts de conspirateur ; il attend la décision de la fortune : les événements font plus de traîtres que les opinions.

 

2 L23 Livre vingt-troisième.

1. Commencement des Cent-Jours. - Retour de l'île d'Elbe. - 2. Torpeur de la légitimité. - Article de Benjamin Constant. - Ordre du jour du maréchal Soult. - Séance royale. - Pétition de l'Ecole de droit à la Chambre des députés. - 3. Projet de défense de Paris. - 4. Fuite du Roi. - Je pars avec madame de Chateaubriand. - Embarras de la route. - Le duc d'Orléans et le prince de Condé. - Tournai, Bruxelles. - Souvenirs. - Le duc de Richelieu. - Le Roi arrêté à Gand m'appelle auprès de lui. - 5. Les Cent-Jours à Gand. - Le Roi et son conseil. - Je deviens ministre de l'intérieur par intérim . - M. de Lally-Tolendal. - Madame la duchesse de Duras. - Le maréchal Victor. - L'abbé Louis et le comte Beugnot. - L'abbé de Montesquiou. - Dîners du poisson blanc : convives. - 6. Suite des Cent-Jours à Gand. - Moniteur de Gand . - Mon rapport au Roi : effet de ce rapport à Paris. - Falsification. - 7. Suite des Cent-Jours à Gand. - Le Béguinage. - Comment j'étais reçu. - Grand dîner. - Voyage de madame de Chateaubriand à Ostende. - Anvers. - Un bègue. - Mort d'une jeune Anglaise. - 8. Suite des Cent-Jours à Gand. - Mouvement inaccoutumé de Gand. - Le duc de Wellington. - Monsieur. - Louis XVIII. - 9. Suite des Cent-Jours à Gand. - Souvenirs de l'histoire à Gand. - Madame la duchesse d'Angoulême arrive à Gand. - M. de Sèze. - Madame la duchesse de Lévis. - 10. Suite des Cent-Jours à Gand. - Pavillon Marsan à Gand. - M. Gaillard, conseiller à la cour royale. - Visite secrète de madame la baronne de Vitrolles. - Billet de la main de Monsieur. - Fouché. - 11. Affaires à Vienne. - Négociations de M. de Saint-Léon, envoyé de Fouché. - Proposition relative à M. le duc d'Orléans. - M. de Talleyrand. - Mécontentement d'Alexandre contre Louis XVIII. - Divers prétendants. - Rapport de La Besnardière. - Proposition inattendue d'Alexandre au Congrès : lord Clancarthy la fait échouer. - M. de Talleyrand se retourne : sa dépêche à Louis XVIII. - Déclaration de l'Alliance, tronquée dans le journal officiel de Francfort. - M. de Talleyrand veut que le Roi rentre en France par les provinces du sud-est. - Divers marchés du prince de Bénévent à Vienne. - Il m'écrit à Gand : sa lettre. - 12. Les Cent-Jours à Paris. - Effet du passage de la légitimité en France. - Etonnement de Bonaparte. - Il est obligé de capituler avec les idées qu'il avait crues étouffées. - Son nouveau système. - Trois énormes joueurs restés. - Chimères des libéraux. - Clubs et fédérés. - Escamotage de la république : l'Acte additionnel. - Chambre des représentants convoquée. - Inutile Champ-de-Mai. - 13. Suite des Cent-Jours à Paris. - Soucis et amertumes de Bonaparte. - 14. Résolution à Vienne. - Mouvement à Paris. - 15. Ce que nous faisions à Gand. - M. de Blacas. - 16. Bataille de Waterloo. - 17. Confusion à Gand. - Quelle fut la bataille de Waterloo. - 18. Retour de l'empereur. - Réapparition de La Fayette. - Nouvelle abdication de Bonaparte. - Séances orageuses à la Chambre des pairs. - Présages menaçants pour la seconde Restauration. - 19. Départ de Gand. - Arrivée à Mons. - Je manque ma première occasion de fortune dans ma carrière politique. - M. de Talleyrand à Mons. - Scène avec le Roi. - Je m'intéresse bêtement à M. de Talleyrand. - 20. De Mons à Gonesse. - Je m'oppose avec M. le comte Beugnot à la nomination de Fouché comme ministre : mes raisons. - Le duc de Wellington l'emporte. - Arnouville. - Saint-Denis. - Dernière conversation avec le Roi.

 

2 L23 Chapitre 1

Commencement des Cent-Jours. - Retour de l'île d'Elbe.

Tout à coup le télégraphe annonça aux braves et aux incrédules le débarquement de l'homme : Monsieur court à Lyon avec le duc d'Orléans et le maréchal Macdonald ; il en revient aussitôt. Le maréchal Soult, dénoncé à la Chambre des députés, cède sa place le 2 mars au duc de Feltre. Bonaparte rencontra devant lui, pour ministre de la guerre de Louis XVIII, en 1815, le général qui avait été son dernier ministre de la guerre en 1814.

La hardiesse de l'entreprise était inouïe. Sous le point de vue politique, on pourrait regarder cette entreprise comme le crime irrémissible et la faute capitale de Napoléon. Il savait que les princes encore réunis en congrès, que l'Europe encore sous les armes, ne souffriraient pas son rétablissement ; son jugement devait l'avertir qu'un succès, s'il l'obtenait, ne pouvait être que d'un jour : il immolait à sa passion de reparaître sur la scène le repos d'un peuple qui lui avait prodigué son sang et ses trésors ; il exposait au démembrement la patrie dont il tenait tout ce qu'il avait été dans le passé et tout ce qu'il sera dans l'avenir. Il y eut dans cette conception fantastique un égoïsme féroce, un manque effroyable de reconnaissance et de générosité envers la France.

Tout cela est vrai selon la raison pratique, pour un homme à entrailles plutôt qu'à cervelle ; mais, pour les êtres de la nature de Napoléon, une raison d'une autre sorte existe ; ces créatures à haut renom ont une allure à part : les comètes décrivent des courbes qui échappent au calcul ; elles ne sont liées à rien, ne paraissent bonnes à rien ; s'il se trouve un globe sur leur passage, elles le brisent et rentrent dans les abîmes du ciel ; leurs lois ne sont connues que de Dieu. Les individus extraordinaires sont les monuments de l'intelligence humaine ; ils n'en sont pas la règle.

Bonaparte fut donc moins déterminé à son entreprise par les faux rapports de ses amis que par la nécessité de son génie : il se croisa en vertu de la foi qu'il avait en lui. Ce n'est pas tout de naître, pour un grand homme : il faut mourir. L'île d'Elbe était-elle une fin pour Napoléon ? Pouvait-il accepter la souveraineté d'une tour, comme Tibère à Caprée, d'un carré de légumes, comme Dioclétien à Salone ? S'il eût attendu plus tard aurait-il eu plus de chances de succès, alors qu'on eût été moins ému de son souvenir, que ses vieux soldats eussent quitté l'armée, que les nouvelles positions sociales eussent été prises ?

Eh bien ! il fit un coup de tête contre le monde : à son début, il dut croire ne s'être pas trompé sur le prestige de sa puissance.

Une nuit, entre le 25 et le 26 février, au sortir d'un bal dont la princesse Borghèse faisait les honneurs, il s'évade avec la victoire, longtemps sa complice et sa camarade ; il franchit une mer couverte de nos flottes, rencontre deux frégates, un vaisseau de 74 et le brick de guerre le Zéphyr qui l'accoste et l'interroge ; il répond lui-même aux questions du capitaine ; la mer et les flots le saluent, et il poursuit sa course. Le tillac de l' Inconstant , son petit navire, lui sert de promenoir et de cabinet ; il dicte au milieu des vents, et fait copier sur cette table agitée trois proclamations à l'armée et à la France ; quelques felouques, chargées de ses compagnons d'aventure, portent, autour de sa barque amirale, pavillon blanc semé d'étoiles. Le 1er mars, à trois heures du matin, il aborde la côte de France entre Cannes et Antibes, dans le golfe Juan : il descend, parcourt la rive, cueille des violettes et bivouaque dans une plantation d'oliviers. La population stupéfaite se retire. Il manque Antibes et se jette dans les montagnes de Grasse, traverse Sernon, Barrême, Digne et Gap. A Sisteron, vingt hommes le peuvent arrêter, et il ne trouve personne. Il s'avance sans obstacle parmi ces habitants qui, quelques mois auparavant, avaient voulu l'égorger. Dans le vide qui se forme autour de son ombre gigantesque, s'il entre quelques soldats, ils sont invinciblement entraînés par l'attraction de ses aigles. Ses ennemis fascinés le cherchent et ne le voient pas ; il se cache dans sa gloire, comme le lion du Sahara se cache dans les rayons du soleil pour se dérober aux regards des chasseurs éblouis. Enveloppés dans une trombe ardente, les fantômes sanglants d'Arcole, de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland, d'Eylau, de la Moskowa, de Lützen, de Bautzen, lui font un cortège avec un million de morts. Du sein de cette colonne de feu et de nuée, sortent à l'entrée des villes quelques coups de trompette mêlés aux signaux du labarum tricolore : et les portes des villes tombent. Lorsque Napoléon passa le Niémen à la tête de quatre cent mille fantassins et de cent mille chevaux pour faire sauter le palais des czars à Moscou, il fut moins étonnant que lorsque, rompant son ban, jetant ses fers au visage des rois, il vint seul, de Cannes à Paris, coucher paisiblement aux Tuileries.

 

2 L23 Chapitre 2

Torpeur de la légitimité. - Article de Benjamin Constant. - Ordre du jour du maréchal Soult. - Séance royale. - Pétition de l'Ecole de droit à la Chambre des députés.

Auprès du prodige de l'invasion d'un seul homme, il en faut placer un autre qui fut le contre-coup du premier : la légitimité tomba en défaillance ; la pâmoison du coeur de l'Etat gagna les membres et rendit la France immobile. Pendant vingt jours, Bonaparte marche par étapes ; ses aigles volent de clocher en clocher, et, sur une route de deux cents lieues, le gouvernement maître de tout, disposant de l'argent et des bras, ne trouve ni le temps ni le moyen de couper un pont, d'abattre un arbre, pour retarder au moins d'une heure la marche d'un homme à qui les populations ne s'opposaient pas, mais qu'elles ne suivaient pas non plus.

Cette torpeur du gouvernement semblait d'autant plus déplorable que l'opinion publique à Paris était fort animée ; elle se fût prêtée à tout, malgré la défection du maréchal Ney. Benjamin Constant écrivait dans les gazettes :

" Après avoir versé tous les fléaux sur notre patrie, il a quitté le sol de la France. Qui n'eût pensé qu'il a quitté pour toujours ? Tout à coup il se présente et promet encore aux Français la liberté, la victoire, la paix. Auteur de la constitution la plus tyrannique qui ait régi la France, il parle aujourd'hui de liberté ? Mais c'est lui qui, durant quatorze ans, a miné et détruit la liberté. Il n'avait pas l'excuse des souvenirs, l'habitude du pouvoir ; il n'était pas né sous la pourpre. Ce sont ses concitoyens qu'il a asservis, ses égaux qu'il a enchaînés. Il n'avait pas hérité de la puissance ; il a voulu et médité la tyrannie : quelle liberté peut-il promettre ? Ne sommes-nous pas mille fois plus libres que sous son empire ? Il promet la victoire, et trois fois il a laissé ses troupes, en Egypte, en Espagne et en Russie, livrant ses compagnons d'armes à la triple agonie du froid, de la misère et du désespoir. Il a attiré sur la France l'humiliation d'être envahie ; il a perdu les conquêtes que nous avions faites avant lui. Il promet la paix, et son nom seul est un signal de guerre. Le peuple assez malheureux pour le servir redeviendrait l'objet de la haine européenne ; son triomphe serait le commencement d'un combat à mort contre le monde civilisé... Il n'a donc rien à réclamer ni à offrir. Qui pourrait-il convaincre, ou qui pourrait-il séduire ? La guerre intestine, la guerre extérieure, voilà les présents qu'il nous apporte. "

L'ordre du jour du maréchal Soult, daté du 8 mars 1815, répète à peu près les idées de Benjamin Constant avec une effusion de loyauté :

" Soldats,

" Cet homme qui naguère abdiqua aux yeux de l'Europe un pouvoir usurpé, dont il avait fait un si fatal usage, est descendu sur le sol français qu'il ne devait plus revoir.

" Que veut-il ? la guerre civile : que cherche-t-il ? des traîtres : où les trouvera-t-il ? Serait-ce parmi ces soldats qu'il a trompés et sacrifiés tant de fois, en égarant leur bravoure ? Serait-ce au sein de ces familles que son nom seul remplit encore d'effroi ?

" Bonaparte nous méprise assez pour croire que nous pourrons abandonner un souverain légitime et bien aimé pour partager le sort d'un homme qui n'est plus qu'un aventurier. Il le croit, l'insensé ! et son dernier acte de démence achève de le faire connaître.

" Soldats, l'armée française est la plus brave armée de l'Europe, elle sera aussi la plus fidèle.

" Rallions-nous autour de la bannière des lis, à la voix de ce père du peuple, de ce digne héritier des vertus du grand Henri. Il vous a tracé lui-même les devoirs que vous avez à remplir. Il met à votre tête ce prince, modèle des chevaliers français, dont l'heureux retour dans notre patrie a déjà chassé l'usurpateur, et qui aujourd'hui va détruire par sa présence, son seul et dernier espoir. "

Louis XVIII se présenta le 16 mars à la Chambre des députés ; il s'agissait du destin de la France et du monde. Quand Sa Majesté entra, les députés et les spectateurs dans les tribunes se découvrirent et se levèrent ; une acclamation ébranla les murs de la salle. Louis XVIII monte lentement à son trône ; les princes, les maréchaux et les capitaines des gardes se rangent aux deux côtés du Roi. Les cris cessent tout se tait : dans cet intervalle de silence, on croyait entendre les pas lointains de Napoléon. Sa Majesté, assise, regarde un moment l'assemblée et prononce ce discours d'une voix ferme :

" Messieurs,

" Dans ce moment de crise où l'ennemi public a pénétré dans une partie de mon royaume et qu'il menace la liberté de tout le reste, je viens au milieu de vous resserrer encore les liens qui, vous unissant avec moi, font la force de l'Etat ; je viens, en m'adressant à vous, exposer à toute la France mes sentiments et mes voeux.

" J'ai revu ma patrie ; je l'ai réconciliée avec les puissances étrangères, qui seront, n'en doutez pas, fidèles aux traités qui nous ont rendus à la paix ; j'ai travaillé au bonheur de mon peuple ; j'ai recueilli, je recueille tous les jours les marques les plus touchantes de son amour ; pourrais-je à soixante ans mieux terminer ma carrière qu'en mourant pour sa défense ?

" Je ne crains donc rien pour moi, mais je crains pour la France : celui qui vient allumer parmi nous les torches de la guerre civile y apporte aussi le fléau de la guerre étrangère ; il vient remettre notre patrie sous son joug de fer, il vient enfin détruire cette Charte constitutionnelle que je vous ai donnée, cette Charte, mon plus beau titre aux yeux de la postérité, cette Charte que tous les Français chérissent et que je jure ici de maintenir : rallions-nous donc autour d'elle. "

Le Roi parlait encore quand un nuage répandit l'obscurité dans la salle ; les yeux se tournèrent vers la voûte pour chercher la cause de cette soudaine nuit. Lorsque le monarque législateur cessa de parler, les cris de Vive le Roi ! recommencèrent au milieu des larmes. " L'assemblée, dit avec vérité le Moniteur , électrisée par les sublimes paroles du Roi, était debout, les mains étendues vers le trône. On n'entendait que ces mots : Vive le Roi ! mourir pour le Roi ! le Roi à la vie et à la mort ! répétés avec un transport que tous les coeurs français partageront. "

En effet, le spectacle était pathétique : un vieux roi infirme, qui, pour prix du massacre de sa famille et de vingt-trois années d'exil, avait apporté à la France la paix, la liberté, l'oubli de tous les outrages et de tous les malheurs ; ce patriarche des souverains venant déclarer aux députés de la nation qu'à son âge, après avoir revu sa patrie, il ne pouvait mieux terminer sa carrière qu'en mourant pour la défense de son peuple ! Les princes jurèrent fidélité à la Charte ; ces serments tardifs furent clos par celui du prince de Condé et par l'adhésion du père du duc d'Enghien. Cette héroïque race prête à s'éteindre, cette race d'épée patricienne cherchant derrière la liberté un bouclier contre une épée plébéienne plus jeune, plus longue et plus cruelle, offrait, en raison d'une multitude de souvenirs, quelque chose d'extrêmement triste.

Le discours de Louis XVIII, connu au dehors, excita des transports inexprimables. Paris était tout royaliste et demeura tel pendant les Cent-Jours. Les femmes particulièrement étaient bourbonistes.

La jeunesse adore aujourd'hui le souvenir de Bonaparte, parce qu'elle est humiliée du rôle que le gouvernement actuel fait jouer à la France en Europe ; la jeunesse, en 1814, saluait la Restauration, parce qu'elle abattait le despotisme et relevait la liberté. Dans les rangs des volontaires royaux on comptait M. Odilon Barrot, grand nombre d'élèves de l'Ecole de médecine, et l'Ecole de droit tout entière ; celle-ci adressa la pétition suivante, le 13 mars, à la Chambre des députés :

" Messieurs,

" Nous nous offrons au Roi et à la patrie ; l'Ecole de droit tout entière demande à marcher. Nous n'abandonnerons ni notre souverain, ni notre constitution. Fidèles à l'honneur français, nous vous demandons des armes. Le sentiment d'amour que nous portons à Louis XVIII vous répond de la constance de notre dévouement. Nous ne voulons plus de fers, nous voulons la liberté. Nous l'avons, on vient nous l'arracher : nous la défendrons jusqu'à la mort. Vive le Roi ! vive la constitution ! "

Dans ce langage énergique, naturel et sincère, on sent la générosité de la jeunesse et l'amour de la liberté. Ceux qui viennent nous dire aujourd'hui que la Restauration fut reçue avec dégoût et douleur par la France sont ou des ambitieux qui jouent une partie, ou des hommes naissants qui n'ont point connu l'oppression de Bonaparte, ou de vieux menteurs révolutionnaires impérialisés qui, après avoir applaudi comme les autres au retour des Bourbons, insultent maintenant, selon leur coutume, ce qui est tombé, et retournent à leur instinct de meurtre, de police et de servitude.

 

2 L23 Chapitre 3

Projet de défense de Paris.

Le discours du Roi m'avait rempli d'espoir. Des conférences se tenaient chez le président de la Chambre des députés, M. Lainé. J'y rencontrai M. de La Fayette : je ne l'avais jamais vu que de loin à une autre époque, sous l'Assemblée constituante. Les propositions étaient diverses ; la plupart faibles, comme il advient dans le péril : les uns voulaient que le Roi quittât Paris et se retirât au Havre ; les autres parlaient de le transporter dans la Vendée ; ceux-ci barbouillaient des phrases sans conclusion ; ceux-là disaient qu'il fallait attendre et voir venir : ce qui venait était pourtant fort visible. J'exprimai une opinion différente : chose singulière ! M. de La Fayette l'appuya, et avec chaleur [M. de La Layette confirme, dans des Mémoires précieux pour les faits, que l'on a publiés depuis sa mort, la rencontre singulière de son opinion et de la mienne au retour de Bonaparte. M. de La Fayette aimait sincèrement l'honneur et la liberté. (Note de Paris, 1840.) N.d.A.] . M. Lainé et le maréchal Marmont étaient aussi de mon avis. Je disais donc :

" Que le Roi tienne parole ; qu'il reste dans sa capitale. La garde nationale est pour nous. Assurons-nous de Vincennes. Nous avons les armes et l'argent : avec l'argent nous aurons la faiblesse et la cupidité. Si le Roi quitte Paris, Paris laissera entrer Bonaparte ; Bonaparte maître de Paris est maître de la France. L'armée n'est pas passée tout entière à l'ennemi ; plusieurs régiments, beaucoup de généraux et d'officiers, n'ont point encore trahi leur serment : demeurons fermes, ils resteront fidèles. Dispersons la famille royale, ne gardons que le Roi. Que Monsieur aille au Havre, le duc de Berry à Lille, le duc de Bourbon dans la Vendée, le duc d'Orléans à Metz ; madame la duchesse et M. le duc d'Angoulême sont déjà dans le Midi. Nos divers points de résistance empêcheront Bonaparte de concentrer ses forces. Barricadons-nous dans Paris. Déjà les gardes nationales des départements voisins viennent à notre secours. Au milieu de ce mouvement, notre vieux monarque, sous la protection du testament de Louis XVI, la Charte à la main, restera tranquille assis sur son trône aux Tuileries ; le corps diplomatique se rangera autour de lui ; les deux Chambres se rassembleront dans les deux pavillons du château ; la maison du Roi campera sur le Carrousel et dans le jardin des Tuileries. Nous borderons de canons les quais et la terrasse de l'eau : que Bonaparte nous attaque dans cette position ; qu'il emporte une à une nos barricades ; qu'il bombarde Paris, s'il le veut et s'il a des mortiers ; qu'il se rende odieux à la population entière, et nous verrons le résultat de son entreprise ! Résistons seulement trois jours, et la victoire est à nous. Le Roi, se défendant dans son château, causera un enthousiasme universel. Enfin, s'il doit mourir, qu'il meure digne de son rang ; que le dernier exploit de Napoléon soit l'égorgement d'un vieillard. Louis XVIII, en sacrifiant sa vie, gagnera la seule bataille qu'il aura livrée ; il la gagnera au profit de la liberté du genre humain. "

Ainsi je parlai : on n'est jamais reçu à dire que tout est perdu quand on n'a rien tenté. Qu'y aurait-il eu de plus beau qu'un vieux fils de saint Louis renversant avec des Français, en quelques moments, un homme que tous les rois conjurés de l'Europe avaient mis tant d'années à abattre ?

Cette résolution, en apparence désespérée, était au fond très raisonnable et n'offrait pas le moindre danger. Je resterai toujours convaincu que Bonaparte, trouvant Paris ennemi et le Roi présent, n'aurait pas essayé de les forcer. Sans artillerie, sans vivres, sans argent, il n'avait avec lui que des troupes réunies au hasard, encore flottantes, étonnées de leur brusque changement de cocarde, de leurs serments prononcés à la volée sur les chemins : elles se seraient promptement divisées. Quelques heures de retard perdaient Napoléon ; il suffisait d'avoir un peu de coeur. On pouvait même déjà compter sur une partie de l'armée ; les deux régiments suisses gardaient leur foi : le maréchal Gouvion Saint-Cyr ne fit-il pas reprendre la cocarde blanche à la garnison d'Orléans deux jours après l'entrée de Bonaparte dans Paris ? De Marseille à Bordeaux, tout reconnut l'autorité du Roi pendant le mois de mars entier : à Bordeaux, les troupes hésitaient ; elles seraient restées à madame la duchesse d'Angoulême, si l'on avait appris que le Roi était aux Tuileries et que Paris se défendait. Les villes de province eussent imité Paris. Le 10e de ligne se battit très bien sous le duc d'Angoulême ; Masséna se montrait cauteleux et incertain ; à Lille, la garnison répondit à la vive proclamation du maréchal Mortier. Si toutes ces preuves d'une fidélité possible eurent lieu en dépit d'une fuite, que n'auraient-elles point été dans le cas d'une résistance ?

Mon plan adopté, les étrangers n'auraient point de nouveau ravagé la France ; nos princes ne seraient point revenus avec les armées ennemies ; la légitimité eût été sauvée par elle-même. Une seule chose eût été à craindre après le succès : la trop grande confiance de la royauté dans ses forces, et par conséquent des entreprises sur les droits de la nation.

Pourquoi suis-je venu à une époque où j'étais si mal placé ? Pourquoi ai-je été royaliste contre mon instinct dans un temps où une misérable race de cour ne pouvait ni m'entendre ni me comprendre ? Pourquoi ai-je été jeté dans cette troupe de médiocrités qui me prenaient pour un écervelé, quand je parlais courage ; pour un révolutionnaire, quand je parlais liberté ?

Il s'agissait bien de défense ! Le Roi n'avait aucune frayeur, et mon plan lui plaisait assez par une certaine grandeur louis-quatorzième ; mais d'autres figures étaient allongées. On emballait les diamants de la couronne (autrefois acquis des deniers particuliers des souverains), en laissant trente-trois millions écus au trésor et quarante-deux millions en effets. Ces soixante-quinze millions étaient le fruit de l'impôt : que ne le rendait-on au peuple plutôt que de le laisser à la tyrannie !

Une double procession montait et descendait les escaliers du pavillon de Flore ; on s'enquérait de ce qu'on avait à faire : point de réponse. On s'adressait au capitaine des gardes ; on interrogeait les chapelains, les chantres, les aumôniers : rien. De vaines causeries, de vains projets, de vains débits de nouvelles. J'ai vu des jeunes gens pleurer de fureur en demandant inutilement des ordres et des armes ; j'ai vu des femmes se trouver mal de colère et de mépris. Parvenir au Roi, impossible ; l'étiquette fermait la porte.

La grande mesure décrétée contre Bonaparte fut un ordre de courir sus : Louis XVIII, sans jambes, courir sus le conquérant qui enjambait la terre ! Cette formule des anciennes lois, renouvelée à cette occasion, suffit pour montrer la portée d'esprit des hommes d'Etat de cette époque. Courir sus en 1815 ! courir sus ! et sus qui ? sus un loup ? sus un chef de brigands ? sus un seigneur félon ? Non : sus Napoléon qui avait couru sus les rois, les avait saisis et marqués pour jamais à l'épaule de son N ineffaçable !

De cette ordonnance, considérée de plus près, sortait une vérité politique que personne ne voyait : la race légitime, étrangère à la nation pendant vingt-trois années, était restée au jour et à la place où la Révolution l'avait prise, tandis que la nation avait marché dans le temps et l'espace. De là impossibilité de s'entendre et de se rejoindre ; religion, idées, intérêts, langage, terre et ciel, tout était différent pour le peuple et pour le Roi, parce qu'ils n'étaient plus au même point de la route, parce qu'ils étaient séparés par un quart de siècle équivalant à des siècles.

Mais si l'ordre de courir sus paraît étrange par la conservation du vieil idiome de la loi, Bonaparte eut-il d'abord l'intention d'agir mieux, tout en employant un nouveau langage ? Des papiers de M. d'Hauterive, inventoriés par M. Artaud, prouvent qu'on eut beaucoup de peine à empêcher Napoléon de faire fusiller le duc d'Angoulême, malgré la pièce officielle du Moniteur , pièce de parade qui nous reste : il trouvait mauvais que ce prince se fût défendu. Et pourtant le fugitif de l'île d'Elbe, en quittant Fontainebleau, avait recommandé aux soldats d'être fidèles au monarque que la France s'était choisi. Napoléon au moment où il parlait de nouveau d'immoler un fils de France, était-il autre chose que le double usurpateur de la nouvelle royauté des Bourbons et des libertés populaires ? Quoi ! le sang du duc d'Enghien ne lui avait point suffi ? La famille de Bonaparte avait été respectée ; la reine Hortense avait obtenu de Louis XVIII le titre de duchesse de Saint-Leu ; Caroline, qui régnait encore à Naples, n'eut son royaume vendu par M. de Talleyrand que pendant le congrès de Vienne.

Cette époque, où la franchise manque à tous, serre le coeur : chacun jetait en avant une profession de foi, comme une passerelle pour traverser la difficulté du jour ; quitte à changer de direction, la difficulté franchie : la jeunesse seule était sincère, parce qu'elle touchait à son berceau. Bonaparte déclare solennellement qu'il renonce à la couronne ; il part et revient au bout de neuf mois. Benjamin Constant imprime son énergique protestation contre le tyran, et il change en vingt-quatre heures. On verra plus tard, dans un autre livre de ces Mémoires , qui lui inspira ce noble mouvement auquel la mobilité de sa nature ne lui permit pas de rester fidèle. Le maréchal Soult anime les troupes contre leur ancien capitaine ; quelques jours après il rit aux éclats de sa proclamation dans le cabinet de Napoléon, aux Tuileries, et devient major général de l'armée à Waterloo ; le maréchal Ney baise les mains du Roi, jure de lui ramener Bonaparte enfermé dans une cage de fer, et il livre à celui-ci tous les corps qu'il commande. Hélas ! et le Roi de France ?... Il déclare qu'à soixante ans il ne peut mieux terminer sa carrière qu'en mourant pour la défense de son peuple... et il fuit à Gand ! A cette impossibilité de vérité dans les sentiments, à ce désaccord entre les paroles et les actions, on se sent saisi de dégoût pour l'espèce humaine.

Louis XVIII, au 20 mars, prétendait mourir au milieu de la France ; s'il eût tenu parole, la légitimité pouvait encore durer un siècle ; la nature même semblait avoir ôté au vieux Roi la faculté de se retirer, en l'enchaînant d'infirmités salutaires ; mais les destinées futures de la race humaine eussent été entravées par l'accomplissement de la résolution de l'auteur de la Charte. Bonaparte accourut au secours de l'avenir ; ce Christ de la mauvaise puissance prit par la main le nouveau paralytique et lui dit : " Levez-vous et emportez votre lit ; surge, tolle lectum tuum . "

 

2 L23 Chapitre 4

Fuite du Roi. - Je pars avec madame de Chateaubriand. - Embarras de la route. - Le duc d'Orléans et le prince de Condé. - Tournai, Bruxelles. - Souvenirs. - Le duc de Richelieu. - Le Roi arrêté à Gand m'appelle auprès de lui.

Il était évident que l'on méditait une escampative [Du verbe " escamper ", prendre la fuite] : dans la crainte d'être retenu, on n'avertissait pas même ceux qui, comme moi, auraient été fusillés une heure après l'entrée de Napoléon à Paris. Je rencontrai le duc de Richelieu dans les Champs-Elysées : " On nous trompe, me dit-il ; je monte la garde ici, car je ne compte pas attendre tout seul l'empereur aux Tuileries. "

Madame de Chateaubriand avait envoyé, le soir du 19, un domestique au Carrousel, avec ordre de ne revenir que lorsqu'il aurait la certitude de la fuite du Roi. A minuit, le domestique n'étant pas rentré, je m'allai coucher. Je venais de me mettre au lit quand M. Clausel de Coussergues entra. Il nous apprit que Sa Majesté était partie et qu'elle se dirigeait sur Lille. Il m'apportait cette nouvelle de la part du Chancelier qui, me sachant en danger, violait pour moi le secret et m'envoyait douze mille francs à reprendre sur mes appointements de ministre de Suède. Je m'obstinai à rester, ne voulant quitter Paris que quand je serais physiquement sûr du déménagement royal. Le domestique envoyé à la découverte revint : il avait vu défiler les voitures de la cour. Madame de Chateaubriand me poussa dans sa voiture, le 20 mars, à quatre heures du matin. J'étais dans un tel accès de rage que je ne savais où j'allais ni ce que je faisais.

Nous sortîmes par la barrière Saint-Martin. A l'aube, je vis des corbeaux descendre paisiblement des ormes du grand chemin où ils avaient passé la nuit pour prendre aux champs leur premier repas, sans s'embarrasser de Louis XVIII et de Napoléon : ils n'étaient pas, eux, obligés de quitter leur patrie, et, grâce à leurs ailes, ils se moquaient de la mauvaise route où j'étais cahoté. Vieux amis de Combourg ! nous nous ressemblions davantage quand jadis, au lever du jour, nous déjeunions des mûres de la ronce dans nos halliers de la Bretagne !

La chaussée était défoncée, le temps pluvieux, madame de Chateaubriand malade : elle regardait à tout moment par la lucarne du fond de la voiture si nous n'étions pas poursuivis. Nous couchâmes à Amiens, où naquit Du Cange ; ensuite à Arras, patrie de Robespierre : là, je fus reconnu. Ayant envoyé demander des chevaux, le 22 au matin, le maître de poste les dit retenus pour un général qui portait à Lille la nouvelle de l' entrée triomphante de l'empereur et roi à Paris ; madame de Chateaubriand mourait de peur, non pour elle, mais pour moi. Je courus à la poste et, avec de l'argent, je levai la difficulté.

Arrivés sous les remparts de Lille le 23, à deux heures du matin, nous trouvâmes les portes fermées ; ordre était de ne les ouvrir à qui que ce soit. On ne put ou on ne voulut nous dire si le Roi était entré dans la ville. J'engageai le postillon pour quelques louis à gagner, en dehors des glacis, l'autre côté de la place et à nous conduire à Tournai ; j'avais, en 1792, fait à pied, pendant la nuit, ce même chemin avec mon frère. Arrivé à Tournai, j'appris que Louis XVIII était certainement entré dans Lille avec le maréchal Mortier, et qu'il comptait s'y défendre. Je dépêchai un courrier à M. de Blacas, le priant de m'envoyer une permission pour être reçu dans la place. Mon courrier revint avec une permission du commandant, mais sans un mot de M. de Blacas. Laissant madame de Chateaubriand à Tournai, je remontais en voiture pour me rendre à Lille lorsque le prince de Condé arriva. Nous sûmes par lui que le Roi était parti et que le maréchal Mortier l'avait fait accompagner jusqu'à la frontière. D'après cette explication, il restait prouvé que Louis XVIII n'était plus à Lille lorsque ma lettre y parvint.

Le duc d'Orléans suivit de près le prince de Condé.

Mécontent en apparence, il était aise au fond de se trouver hors de la bagarre ; l'ambiguïté de sa déclaration et de sa conduite portait l'empreinte de son caractère. Quant au vieux prince de Condé, l'émigration était son dieu Lare. Lui n'avait pas peur de monsieur de Bonaparte ; il se battait si l'on voulait, il s'en allait si l'on voulait : les choses étaient un peu brouillées dans sa cervelle ; il ne savait pas trop s'il s'arrêterait à Rocroi pour y livrer bataille, ou s'il irait dîner au Grand-Cerf. Il leva ses tentes quelques heures avant nous, me chargeant de recommander le café de l'auberge à ceux de sa maison qu'il avait laissés derrière lui. Il ignorait que j'avais donné ma démission à la mort de son petit-fils ; il n'était pas bien sûr d'avoir eu un petit-fils ; il sentait seulement dans son nom un certain accroissement de gloire, qui pouvait bien tenir à quelque Condé qu'il ne se rappelait plus.

Vous souvient-il de mon premier passage à Tournai avec mon frère, lors de ma première émigration ? Vous souvient-il, à ce propos, de l'homme métamorphosé en âne, de la fille des oreilles de laquelle sortaient des épis de blé, de la pluie de corbeaux qui mettaient le feu partout [Livre IX (N.d.A.).] ? En 1815, nous étions bien nous-mêmes une pluie de corbeaux ; mais nous ne mettions le feu nulle part. Hélas ! je n'étais plus avec mon malheureux frère. Entre 1792 et 1815 la République et l'empire avaient passé : que de révolutions s'étaient aussi accomplies dans ma vie ! Le temps m'avait ravagé comme le reste. Et vous, jeunes générations du moment, laissez venir vingt-trois années, et vous direz à ma tombe où en sont vos amours et vos illusions d'aujourd'hui.

A Tournai étaient arrivés les deux frères Bertin : M. Bertin de Vaux s'en retourna à Paris. l'autre Bertin, Bertin l'aîné, était mon ami. Vous savez par le livre quatorzième de ces Mémoires ce qui m'attachait à lui.

De Tournai nous allâmes à Bruxelles : là je ne retrouvai ni le baron de Breteuil, ni Rivarol, ni tous ces jeunes aides de camp devenus morts ou vieux, ce qui est la même chose. Aucune nouvelle du barbier qui m'avait donné asile. Je ne pris point le mousquet, mais la plume ; de soldat j'étais devenu barbouilleur de papier. Je cherchais Louis XVIII ; il était à Gand, où l'avaient conduit MM. de Blacas et de Duras : leur intention avait été d'abord d'embarquer le Roi pour l'Angleterre. Si le Roi avait consenti à ce projet, jamais il ne serait remonté sur le trône.

Etant entré dans un hôtel garni pour examiner un appartement, j'aperçus le duc de Richelieu fumant à demi couché sur un sofa, au fond d'une chambre noire. Il me parla des princes de la manière la plus brutale, déclarant qu'il s'en allait en Russie et ne voulait plus entendre parler de ces gens-là. Madame la duchesse de Duras, arrivée à Bruxelles, eut la douleur d'y perdre sa nièce.

La capitale du Brabant m'est en horreur ; elle n'a jamais servi que de passage à mes exils ; elle a toujours porté malheur à moi ou à mes amis.

Un ordre du Roi m'appela à Gand. Les volontaires royaux et la petite armée du duc de Berry avaient été licenciés à Béthune, au milieu de la boue et des accidents d'une débâcle militaire : on s'était fait des adieux touchants. Deux cents hommes de la maison du Roi restèrent et furent cantonnés à Alost ; mes deux neveux, Louis et Christian de Chateaubriand, faisaient partie de ce corps.

 

2 L23 Chapitre 5

Les Cent-Jours à Gand .

Le Roi et son conseil. - Je deviens ministre de l'intérieur par intérim. - M. de Lally-Tolendal. - Madame la duchesse de Duras. - Le maréchal Victor. - L'abbé Louis et le comte Beugnot. - L'abbé de Montesquiou. - Dîners du poisson blanc : convives.

On m'avait donné un billet de logement dont je ne profitai pas : une baronne dont j'ai oublié le nom vint trouver madame de Chateaubriand à l'auberge et nous offrit un appartement chez elle : elle nous priait de si bonne grâce ! " Vous ne ferez aucune attention, nous dit-elle, à ce que vous contera mon mari : il a la tête... vous comprenez ? Ma fille aussi est tant soit peu extraordinaire. elle a des moments terribles, la pauvre enfant ! mais elle est du reste douce comme un mouton. Hélas ! ce n'est pas celle-là qui me cause le plus de chagrin ; c'est mon fils Louis, le dernier de mes enfants : si Dieu n'y met la main, il sera pire que son père. " Madame de Chateaubriand refusa poliment d'aller demeurer chez des personnes aussi raisonnables.

Le Roi, bien logé, ayant son service et ses gardes, forma son conseil. L'empire de ce grand monarque consistait en une maison du royaume des Pays-Bas, laquelle maison était située dans une ville qui, bien que la ville natale de Charles-Quint, avait été le chef-lieu d'une préfecture de Bonaparte ; ces noms font entre eux un assez bon nombre d'événements et de siècles.

L'abbé de Montesquiou étant à Londres, Louis XVIII me nomma ministre de l'intérieur par intérim . Ma correspondance avec les départements ne me donnait pas grand'besogne ; je mettais facilement à jour ma correspondance avec les préfets, sous-préfets, maires et adjoints de nos bonnes villes, du côté intérieur de nos frontières ; je ne réparais pas beaucoup les chemins et je laissais tomber les clochers ; mon budget ne m'enrichissait guère ; je n'avais point de fonds secrets ; seulement, par un abus criant, je cumulais ; j'étais toujours ministre plénipotentiaire de Sa Majesté auprès du roi de Suède, qui, comme son compatriote Henri IV, régnait par droit de conquête, sinon par droit de naissance. Nous discourions autour d'une table couverte d'un tapis vert dans le cabinet du Roi. M. de Lally-Tolendal, qui était, je crois, ministre de l'instruction publique, prononçait des discours plus amples, plus joufflus encore que sa personne : il citait ses illustres aïeux les rois d'Irlande et embarbouillait le procès de son père dans celui de Charles Ier et de Louis XVI. Il se délassait le soir des larmes, des sueurs et des paroles qu'il avait versées au conseil, avec une dame accourue de Paris par enthousiasme de son génie ; il cherchait vertueusement à la guérir, mais son éloquence trompait sa vertu et enfonçait le dard plus avant.

Madame la duchesse de Duras était venue rejoindre M. le duc de Duras parmi les bannis. Je ne veux plus dire de mal du malheur, puisque j'ai passé trois mois auprès de cette femme excellente, causant de tout ce que des esprits et des coeurs droits peuvent trouver dans une conformité de goûts, d'idées, de principes et de sentiments. Madame de Duras était ambitieuse pour moi : elle seule a connu d'abord ce que je pouvais valoir en politique ; elle s'est toujours désolée de l'envie et de l'aveuglement qui m'écartaient des conseils du Roi ; mais elle se désolait encore bien davantage des obstacles que mon caractère apportait à ma fortune : elle me grondait, elle me voulait corriger de mon insouciance, de ma franchise, de mes naïvetés et me faire prendre des habitudes de courtisanerie qu'elle-même ne pouvait souffrir. Rien peut-être ne porte plus à l'attachement et à la reconnaissance que de se sentir sous le patronage d'une amitié supérieure qui, en vertu de son ascendant sur la société fait passer vos défauts pour des qualités, vos imperfections pour un charme. Un homme vous protège par ce qu'il vaut, une femme par ce que vous valez : voilà pourquoi de ces deux empires l'un est si odieux, l'autre si doux.

Depuis que j'ai perdu cette personne si généreuse, d'une âme si noble, d'un esprit qui réunissait quelque chose de la force de la pensée de madame de Staël à la grâce du talent de madame de La Fayette, je n'ai cessé, en la pleurant, de me reprocher les inégalités dont j'ai pu affliger quelquefois des coeurs qui m'étaient dévoués. Veillons bien sur notre caractère ! Songeons que nous pouvons, avec un attachement profond, n'en pas moins empoisonner des jours que nous rachèterions au prix de tout notre sang. Quand nos amis sont descendus dans la tombe, quel moyen avons-nous de réparer nos torts ? Nos inutiles regrets, nos vains repentirs, sont-ils un remède aux peines que nous leur avons faites ? Ils auraient mieux aimé de nous un sourire pendant leur vie que toutes nos larmes après leur mort.

La charmante Clara (madame la duchesse de Rauzan) était à Gand avec sa mère. Nous faisions, à nous deux de mauvais couplets sur l'air de la Tyrolienne . J'ai tenu sur mes genoux bien de belles petites filles qui sont aujourd'hui de jeunes grand-mères. Quand vous avez quitté une femme, mariée devant vous à seize ans, si vous revenez seize ans après, vous la retrouvez au même âge : " Ah ! madame, vous n'avez pas pris un jour ! " Sans doute : mais c'est à la fille que vous contez cela, à la fille que vous conduirez encore à l'autel. Mais vous, triste témoin des deux hymens, vous encoffrez les seize années que vous avez reçues à chaque union : présent de noces qui hâtera votre propre mariage avec une dame blanche, un peu maigre.

Le maréchal Victor était venu se placer auprès de nous, à Gand, avec une simplicité admirable : il ne demandait rien, n'importunait jamais le Roi de son empressement ; on le voyait à peine ; je ne sais si on lui fit jamais l'honneur et la grâce de l'inviter une seule fois au dîner de Sa Majesté. J'ai retrouvé dans la suite le maréchal Victor ; j'ai été son collègue au ministère, et toujours la même excellente nature m'est apparue. A Paris, en 1823, M. le Dauphin fut d'une grande dureté pour cet honnête militaire : il était bien bon, ce duc de Bellune, de payer par un dévouement si modeste une ingratitude si à l'aise ! La candeur m'entraîne et me touche, lors même qu'en certaines occasions elle arrive à la dernière expression de sa naïveté. Ainsi le maréchal m'a raconté la mort de sa femme dans le langage du soldat, et il m'a fait pleurer : il prononçait des mots scabreux si vite, et il les changeait avec tant de pudicité, qu'on aurait pu même les écrire.

M. de Vaublanc et M. Capelle nous rejoignirent. Le premier disait avoir de tout dans son portefeuille. Voulez-vous du Montesquieu ? en voici ; du Bossuet ? en voilà. A mesure que la partie paraissait vouloir prendre une autre face, il nous arrivait des voyageurs.

L'abbé Louis et M. le comte Beugnot descendirent à l'auberge où j'étais logé. Madame de Chateaubriand avait des étouffements affreux, et je la veillais. Les deux nouveaux venus s'installèrent dans une chambre séparée seulement de celle de ma femme par une mince cloison ; il était impossible de ne pas entendre, à moins de se boucher les oreilles : entre onze heures et minuit les débarqués élevèrent la voix. l'abbé Louis, qui parlait comme un loup et à saccades, disait à M. Beugnot : " Toi, ministre ? tu ne le seras plus ! tu n'as fait que des sottises ! " Je n'entendis pas clairement la réponse de M. le comte Beugnot, mais il parla de 33 millions laissés au trésor royal. L'abbé poussa, apparemment de colère, une chaise qui tomba. A travers le fracas, je saisis ces mots : " Le duc d'Angoulême ? il faut qu'il achète du bien national à la barrière de Paris. Je vendrai le reste des forêts de l'Etat. Je couperai tout, les ormes du grand chemin, le bois de Boulogne, les Champs-Elysées : à quoi ça sert-il ? heim ! " La brutalité faisait le principal mérite de M. Louis ; son talent était un amour stupide des intérêts matériels. Si le ministre des finances entraînait les forêts à sa suite, il avait sans doute un autre secret qu'Orphée, qui faisait aller après soi les bois par son beau vieller . Dans l'argot du temps, on appelait M. Louis un homme spécial ; sa spécialité financière l'avait conduit à entasser l'argent des contribuables dans le trésor, pour le faire prendre par Bonaparte. Bon tout au plus pour le Directoire, Napoléon n'avait pas voulu de cet homme spécial, qui n'était pas du tout un homme unique.

L'abbé Louis était venu jusqu'à Gand réclamer son ministère : il était fort bien auprès de M. de Talleyrand avec lequel il avait officié solennellement à la première fédération du Champ-de-Mars : l'évêque faisait le prêtre, l'abbé Louis le diacre et l'abbé Desrenaudes le sous-diacre. M. de Talleyrand, se souvenant de cette admirable profanation, disait au baron Louis : " L'abbé, tu étais bien beau en diacre au Champ-de-Mars ! " Nous avons supporté cette honte derrière la grande tyrannie de Bonaparte : devions-nous la supporter plus tard ?

Le Roi très-chrétien s'était mis à l'abri de tout reproche de cagoterie : il possédait dans son conseil un évêque marié, M. de Talleyrand ; un prêtre concubinaire, M. Louis ; un abbé peu pratiquant, M. de Montesquiou.

Ce dernier, homme ardent comme un poitrinaire, d'une certaine facilité de parole, avait l'esprit étroit et dénigrant, le coeur haineux, le caractère aigre. Un jour que j'avais péroré au Luxembourg pour la liberté de la presse, le descendant de Clovis passant devant moi, qui ne venais que du Breton Mormoran, me donna un grand coup de genou dans la cuisse, ce qui n'était pas de bon goût ; je le lui rendis, ce qui n'était pas poli : nous jouions au coadjuteur et au duc de La Rochefoucauld. L'abbé de Montesquiou appelait plaisamment M. de Lally-Tolendal " un animal à l'anglaise ".

On pêche, dans les rivières de Gand, un poisson blanc fort délicat : nous allions, tutti quanti , manger ce bon poisson dans une guinguette, en attendant les batailles et la fin des empires. M. Laborie ne manquait point au rendez-vous : je l'avais rencontré pour la première fois à Savigny, lorsque, fuyant Bonaparte, il entra par une fenêtre chez madame de Beaumont, et se sauva par une autre. Infatigable au travail, multipliant ses courses autant que ses billets, aimant à rendre des services comme d'autres aiment à les recevoir, il a été calomnié : la calomnie n'est pas l'accusation du calomnié, c'est l'excuse du calomniateur. J'ai vu se lasser des promesses dont M. Laborie était riche ; mais pourquoi ? Les chimères sont comme la torture : ça fait toujours passer une heure ou deux. J'ai souvent mené en main, avec une bride d'or, de vieilles rosses de souvenirs qui ne pouvaient se tenir debout, et que je prenais pour de jeunes et fringantes espérances.

Je vis aussi aux dîners du poisson blanc M. Mounier, homme de raison et de probité. M. Guizot daignait nous honorer de sa présence.

 

2 L23 Chapitre 6

Suite des Cent-Jours à Gand.

Moniteur de Gand. - Mon rapport au Roi : effet de ce rapport à Paris. - Falsification.

On avait établi à Gand un Moniteur : mon rapport au Roi du 12 mai, inséré dans ce journal prouve que mes sentiments sur les libertés de la presse et sur la domination étrangère ont en tout temps et tout pays été les mêmes. Je puis aujourd'hui citer ces passages ; ils ne démentent point ma vie :

" Sire, vous vous apprêtiez à couronner les institutions dont vous aviez posé la base... Vous aviez déterminé une époque pour le commencement de la pairie héréditaire ; le ministère eût acquis plus d'unité ; les ministres seraient devenus membres des deux Chambres selon l'esprit même de la Charte ; une loi eût été proposée afin qu'on pût être élu membre de la Chambre des députés avant quarante ans et que les citoyens eussent une véritable carrière politique. On allait s'occuper d'un code pénal pour les délits de la presse, après l'adoption de laquelle loi la presse eût été entièrement libre, car cette liberté est inséparable de tout gouvernement représentatif.

" Sire, et c'est ici l'occasion d'en faire la protestation solennelle : tous vos ministres, tous les membres de votre conseil, sont inviolablement attachés aux principes d'une sage liberté ; ils puisent auprès de vous cet amour des lois, de l'ordre et de la justice, sans lesquels il n'est point de bonheur pour un peuple. Sire, qu'il nous soit permis de vous le dire, nous sommes prêts à verser pour vous la dernière goutte de notre sang, à vous suivre au bout de la terre, à partager avec vous les tribulations qu'il plaira au Tout-Puissant de vous envoyer, parce que nous croyons devant Dieu que vous maintiendrez la constitution que vous avez donnée à votre peuple, que le voeu le plus sincère de votre âme royale est la liberté des Français. S'il en avait été autrement, sire, nous serions toujours morts à vos pieds pour la défense de votre personne sacrée ; mais nous n'aurions plus été que vos soldats, nous aurions cessé d'être vos conseillers et vos ministres.

" Sire, nous partageons dans ce moment votre royale tristesse ; il n'y a pas un de vos conseillers et de vos ministres qui ne donnât sa vie pour prévenir l'invasion de la France. Sire, vous êtes Français, nous sommes Français ! Sensibles à l'honneur de notre patrie, fiers de la gloire de nos armes, admirateurs du courage de nos soldats, nous voudrions, au milieu de leurs bataillons, verser jusqu'à la dernière goutte de notre sang pour les ramener à leur devoir ou pour partager avec eux des triomphes légitimes. Nous ne voyons qu'avec la plus profonde douleur les maux prêts à fondre sur notre pays. "

Ainsi, à Gand, je proposais de donner à la Charte ce qui lui manquait encore, et je montrais ma douleur de la nouvelle invasion qui menaçait la France : je n'étais pourtant qu'un banni dont les voeux étaient en contradiction avec les faits qui me pouvaient rouvrir les portes de ma patrie. Ces pages étaient écrites dans les Etats des souverains alliés, parmi des rois et des émigrés qui détestaient la liberté de la presse, au milieu des armées marchant à la conquête, et dont nous étions, pour ainsi dire, les prisonniers : ces circonstances ajoutent peut-être quelque force aux sentiments que j'osais exprimer.

Mon rapport, parvenu à Paris, eut un grand retentissement ; il fut réimprimé par M. Le Normant fils, qui joua sa vie dans cette occasion, et pour lequel j'ai eu toutes les peines du monde à obtenir un brevet stérile d'imprimeur du Roi. Bonaparte agit ou laissa agir d'une manière peu digne de lui : à l'occasion de mon rapport on fit ce que le Directoire avait fait à l'apparition des Mémoires de Cléry, on en falsifia des lambeaux : j'étais censé proposer à Louis XVIII des stupidités pour le rétablissement des droits féodaux, pour les dîmes du clergé, pour la reprise des biens nationaux, comme si l'impression de la pièce originale dans le Moniteur de Gand , à date fixe et connue, ne confondait pas l'imposture : mais on avait besoin d'un mensonge d'une heure. Le pseudonyme chargé d'un pamphlet sans sincérité était un militaire d'un grade assez élevé : il fut destitué après les Cent-Jours ; on motiva sa destitution sur la conduite qu'il avait tenue envers moi ; il m'envoya ses amis ; ils me prièrent de m'interposer afin qu'un homme de mérite ne perdît pas ses seuls moyens d'existence : j'écrivis au ministre de la guerre, et j'obtins une pension de retraite pour cet officier. Il est mort : la femme de cet officier est restée attachée à madame de Chateaubriand avec une reconnaissance à laquelle j'étais loin d'avoir des droits. Certains procédés sont trop estimés ; les personnes les plus vulgaires sont susceptibles de ces générosités. On se donne un renom de vertu à peu de frais : l'âme supérieure n'est pas celle qui pardonne ; c'est celle qui n'a pas besoin de pardon.

Je ne sais où Bonaparte, à Sainte-Hélène, a trouvé que j ' avais rendu à Gand des services essentiels : s'il jugeait trop favorablement mon rôle, du moins il y avait dans son sentiment une appréciation de ma valeur politique.

 

2 L23 Chapitre 7

Suite des Cent-Jours à Gand.

Le béguinage. - Comment j'étais reçu. - Grand dîner. - Voyage de madame de Chateaubriand à Ostende. - Anvers. - Un bègue. - Mort d'une jeune Anglaise.

Je me dérobais à Gand, le plus que je pouvais, à des intrigues antipathiques à mon caractère et misérables à mes yeux ; car, au fond, dans notre mesquine catastrophe, j'apercevais la catastrophe de la société. Mon refuge contre les oisifs et les croquants était l' enclos du Béguinage : je parcourais ce petit univers de femmes voilées ou aguimpées, consacrées aux diverses oeuvres chrétiennes ; région calme, placée comme les syrtes africaines au bord des tempêtes. Là aucune disparate ne heurtait mes idées, car le sentiment religieux est si haut qu'il n'est jamais étranger aux plus graves révolutions ; les solitaires de la Thébaïde et les Barbares, destructeurs du monde romain, ne sont point des faits discordants et des existences qui s'excluent.

J'étais reçu gracieusement dans l'enclos comme l'auteur du Génie du Christianisme : partout où je vais, parmi les chrétiens, les curés m'arrivent ; ensuite les mères m'amènent leurs enfants ; ceux-ci me récitent mon chapitre sur la première communion . Puis se présentent des personnes malheureuses qui me disent le bien que j'ai eu le bonheur de leur faire. Mon passage dans une ville catholique est annoncé comme celui d'un missionnaire et d'un médecin. Je suis touché de cette double réputation : c'est le seul souvenir agréable de moi que je conserve, je me déplais dans tout le reste de ma personne et de ma renommée.

J'étais assez souvent invité à des festins dans la famille de M. et madame d'Ops, père et mère vénérables entourés d'une trentaine d'enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Chez M. Coppens, un gala, que je fus forcé d'accepter, se prolongea depuis une heure de l'après-midi jusqu'à huit heures du soir. Je comptai neuf services : on commença par les confitures et l'on finit par les côtelettes. Les Français seuls savent dîner avec méthode, comme eux seuls savent composer un livre.

Mon ministère me retenait à Gand ; madame de Chateaubriand, moins occupée, alla voir Ostende, où je m'embarquai pour Jersey en 1792. J'avais descendu exilé et mourant ces mêmes canaux au bord desquels je me promenais exilé encore, mais en parfaite santé : toujours des fables dans ma carrière ! Les misères et les joies de ma première émigration revivaient dans ma pensée ; je revoyais l'Angleterre, mes compagnons d'infortune, et cette Charlotte que je devais apercevoir encore. Personne ne se crée comme moi une société réelle en évoquant des ombres ; c'est au point que la vie de mes souvenirs absorbe le sentiment de ma vie réelle. Des personnes mêmes dont je ne me suis jamais occupé, si elles meurent, envahissent ma mémoire : on dirait que nul ne peut devenir mon compagnon s'il n'a passé à travers la tombe, ce qui me porte à croire que je suis un mort. Où les autres trouvent une éternelle séparation, je trouve une réunion éternelle ; qu'un de mes amis s'en aille de la terre, c'est comme s'il venait demeurer à mes foyers ; il ne me quitte plus. A mesure que le monde présent se retire, le monde passé me revient. Si les générations actuelles dédaignent les générations vieillies, elles perdent les frais de leur mépris en ce qui me touche : je ne m'aperçois même pas de leur existence.

Ma toison d'or n'était pas encore à Bruges, madame de Chateaubriand ne me l'apporta pas. A Bruges, en 1426, il y avait un homme appelé Jean , lequel inventa ou perfectionna la peinture à l'huile : remercions Jean de Bruges ; sans la propagation de sa méthode, les chefs-d'oeuvre de Raphaël seraient aujourd'hui effacés. Où les peintres flamands ont-ils dérobé la lumière dont ils éclairent leurs tableaux ? Quel rayon de la Grèce s'est égaré au rivage de la Batavie ?

Après son voyage d'Ostende, madame de Chateaubriand fit une course à Anvers. Elle y vit, dans un cimetière, des âmes du purgatoire en plâtre toutes barbouillées de noir et de feu. A Louvain elle me recruta un bègue, savant professeur qui vint tout exprès à Gand pour contempler un homme aussi extraordinaire que le mari de ma femme. Il me dit : " Illus...ttt...rr... " ; sa parole manqua à son admiration et je le priai à dîner. Quand l'helléniste eut bu du curaçao, sa langue se délia. Nous nous mîmes sur les mérites de Thucydide, que le vin nous faisait trouver clair comme de l'eau. A force de tenir tête à mon hôte, je finis, je crois, par parler hollandais, du moins je ne me comprenais plus.

Madame de Chateaubriand eut une triste nuit d'auberge à Anvers : une jeune Anglaise, nouvellement accouchée, se mourait ; pendant deux heures elle fit entendre des plaintes ; puis sa voix s'affaiblit, et son dernier gémissement, que saisit à peine une oreille étrangère se perdit dans un éternel silence. Les cris de cette voyageuse, solitaire et abandonnée, semblaient préluder aux mille voix de la mort prêtes à s'élever à Waterloo.

 

2 L23 Chapitre 8

Suite des Cent-Jours à Gand .

Mouvement inaccoutumé de Gand. - Le duc de Wellington. - Monsieur. - Louis XVIII.

La solitude accoutumée de Gand était rendue plus sensible par la foule étrangère qui l'animait alors et qui tôt s'allait écouler. Des recrues belges et anglaises apprenaient l'exercice sur les places et sous les arbres des promenades ; des canonniers, des fournisseurs, des dragons, mettaient à terre des trains d'artillerie, des troupeaux de boeufs, des chevaux qui se débattaient en l'air tandis qu'on les descendait suspendus dans des sangles ; des vivandières débarquaient avec les sacs, les enfants et les fusils de leurs maris : tout cela se rendait, sans savoir pourquoi et sans y avoir le moindre intérêt, au grand rendez-vous de destruction que leur avait donné Bonaparte. On voyait des politiques gesticuler le long d'un canal, auprès d'un pêcheur immobile, des émigrés trotter de chez le Roi chez Monsieur , de chez Monsieur chez le Roi. Le chancelier de France, M. d'Ambray, habit vert, chapeau rond, un vieux roman sous le bras, se rendait au conseil pour amender la Charte ; le duc de Lévis allait faire sa cour avec des savates débordées qui lui sortaient des pieds, parce que, fort brave et nouvel Achille, il avait été blessé au talon. Il était plein d'esprit, on peut en juger sur le recueil de ses pensées.

Le duc de Wellington venait de temps en temps passer des revues. Louis XVIII sortait chaque après-dîner dans un carrosse à six chevaux avec son premier gentilhomme de la chambre et ses gardes, pour faire le tour de Gand, tout comme s'il eût été dans Paris. S'il rencontrait dans son chemin le duc de Wellington, il lui faisait en passant un petit signe de tête de protection.

Louis XVIII ne perdit jamais le souvenir de la prééminence de son berceau ; il était roi partout, comme Dieu est Dieu partout, dans une crèche ou dans un temple, sur un autel d'or ou d'argile. Jamais son infortune ne lui arracha la plus petite concession ; sa hauteur croissait en raison de son abaissement ; son diadème était son nom ; il avait l'air de dire : " Tuez-moi, vous ne tuerez pas les siècles écrits sur mon front. " Si l'on avait ratissé ses armes au Louvre, peu lui importait : n'étaient-elles pas gravées sur le globe ? Avait-on envoyé des commissaires les gratter dans tous les coins de l'univers ? Les avait-on effacées aux Indes, à Pondichéry, en Amérique, à Lima et à Mexico ; dans l'orient, à Antioche, à Jérusalem, à Saint-Jean d'Acre, au Caire, à Constantinople, à Rhodes, en Morée ; dans l'Occident, sur les murailles de Rome, aux plafonds de Caserte et de l'Escurial, aux voûtes des salles de Ratisbonne et de Westminster, dans l'écusson de tous les rois ? Les avait-on arrachées à l'aiguille de la boussole, où elles semblent annoncer le règne des lis aux diverses régions de la terre ?

L'idée fixe de la grandeur, de l'antiquité, de la dignité, de, la majesté de sa race, donnait à Louis XVIII un véritable empire. On en sentait la domination ; les généraux mêmes de Bonaparte le confessaient : ils étaient plus intimidés devant ce vieillard impotent que devant le maître terrible qui les avait commandés dans cent batailles. A Paris, quand Louis XVIII accordait aux monarques triomphants l'honneur de dîner à sa table, il passait sans façon le premier devant ces princes dont les soldats campaient dans la cour du Louvre ; il les traitait comme des vassaux qui n'avaient fait que leur devoir en amenant des hommes d'armes à leur seigneur suzerain.

En Europe, il n'est qu'une monarchie, celle de France ; le destin des autres monarchies est lié au sort de celle-là. Toutes les races royales sont d'hier auprès de la race de Hugues Capet, et presque toutes en sont filles. Notre ancien pouvoir royal était l'ancienne royauté du monde : du bannissement des Capets datera l'ère de l'expulsion des rois.

Plus cette superbe du descendant de saint Louis était impolitique (elle est devenue funeste à ses héritiers) plus elle plaisait à l'orgueil national : les Français jouissaient de voir des souverains qui, vaincus, avaient porté les chaînes d'un homme, porter, vainqueurs, le joug d'une race.

La foi inébranlable de Louis XVIII dans son sang est la puissance réelle qui lui rendit le sceptre ; c'est cette foi qui, à deux reprises, fit tomber sur sa tête une couronne pour laquelle l'Europe ne croyait pas, ne prétendait pas épuiser ses populations et ses trésors. Le banni sans soldats se trouvait au bout de toutes les batailles qu'il n'avait pas livrées. Louis XVIII était la légitimité incarnée ; elle a cessé d'être visible quand il a disparu.

 

2 L23 Chapitre 9

Suite des Cent-Jours à Gand .

Souvenirs de l'histoire à Gand. - Madame la duchesse d'Angoulême arrive à Gand. - M. de Sèze. - Madame la duchesse de Lévis.

Je faisais à Gand, comme je fais en tous lieux, des courses à part. Les barques glissant sur d'étroits canaux, obligées de traverser dix à douze lieues de prairies pour arriver à la mer, avaient l'air de voguer sur l'herbe ; elles me rappelaient les canaux sauvages dans les marais à folle avoine du Missouri. Arrêté au bord de l'eau, tandis qu'on immergeait des zones de toile écrue, mes yeux erraient sur les clochers de la ville ; l'histoire m'apparaissait sur les nuages du ciel.

Les Gantois s'insurgent contre Henri de Châtillon, gouverneur pour la France ; la femme d'Edouard III met au monde Jean de Gand, tige de la maison de Lancastre ; règne populaire d'Artevelle : " Bonnes gens, qui vous meut ? Pourquoi êtes-vous si troublés sur moi ? En quoi puis-je vous avoir courroucés ? " - Il vous faut mourir ! criait le peuple : c'est ce que le temps nous crie à tous. Plus tard je voyais les ducs de Bourgogne ; les Espagnols arrivaient. Puis la pacification, les sièges et les prises de Gand.

Quand j'avais rêvé parmi les siècles, le son d'un petit clairon ou d'une musette écossaise me réveillait. J'apercevais des soldats vivants qui accouraient pour rejoindre les bataillons ensevelis de la Batavie : toujours destructions, puissances abattues ; et, en fin de compte, quelques ombres évanouies et des noms passés.

La Flandre maritime fut un des premiers cantonnements des compagnons de Clodion et de Clovis. Gand, Bruges et leurs campagnes, fournissaient près d'un dixième des grenadiers de la vieille garde : cette terrible milice fut tirée en partie du berceau de nos pères, et elle s'est venue faire exterminer auprès de ce berceau. La Lys a-t-elle donné sa fleur aux armes de nos rois ?

Les moeurs espagnoles impriment leur caractère : les édifices de Gand me retraçaient ceux de Grenade, moins le ciel de la Vega. Une grande ville presque sans habitants, des rues désertes, des canaux aussi déserts que ces rues... vingt-six îles formées par ces canaux, qui n'étaient pas ceux de Venise, une énorme pièce d'artillerie du moyen âge, voilà ce qui remplaçait à Gand la cité des Zegris, le Duero et le Xenil, le Généralife et l'Alhambra : mes vieux songes, vous reverrai-je jamais ?

Madame la duchesse d'Angoulême, embarquée sur la Gironde, nous arriva par l'Angleterre avec le général Donnadieu et M. de Sèze, qui avait traversé l'océan, son cordon bleu par-dessus sa veste. Le duc et la duchesse de Lévis vinrent à la suite de la princesse : ils s'étaient jetés dans la diligence et sauvés de Paris par la route de Bordeaux. Les voyageurs, leurs compagnons, parlaient politique : " Ce scélérat de Chateaubriand, disait l'un d'eux, n'est pas si bête ! depuis trois jours, sa voiture était chargée dans sa cour : l'oiseau a déniché. Ce n'est pas l'embarras, si Napoléon l'avait attrapé !... "

Madame la duchesse de Lévis était une personne très belle, très bonne, aussi calme que madame la duchesse de Duras était agitée. Elle ne quittait point madame de Chateaubriand ; elle fut à Gand notre compagne assidue. Personne n'a répandu dans ma vie plus de quiétude, chose dont j'ai grand besoin. Les moments les moins troublés de mon existence sont ceux que j'ai passés à Noisiel, chez cette femme dont les paroles et les sentiments n'entraient dans votre âme que pour y ramener la sérénité. Je les rappelle avec regret, ces moments écoulés sous les grands marronniers de Noisiel ! L'esprit apaisé, le coeur convalescent, je regardais les ruines de l'abbaye de Chelles, les petites lumières des barques arrêtées parmi les saules de la Marne. Le souvenir de madame de Lévis est pour moi celui d'une silencieuse soirée d'automne.

Elle a passé en peu d'heures ; elle s'est mêlée à la mort comme à la source de tout repos. Je l'ai vue descendre sans bruit dans son tombeau, au cimetière du Père-Lachaise ; elle est placée au-dessus de M. de Fontanes, et celui-ci dort auprès de son fils Saint-Marcellin, tué en duel. C'est ainsi qu'en m'inclinant au monument de madame de Lévis, je suis venu me heurter à deux autres sépulcres ; l'homme ne peut éveiller une douleur sans en réveiller une autre : pendant la nuit, les diverses fleurs qui ne s'ouvrent qu'à l'ombre s'épanouissent.

A l'affectueuse bonté de madame de Lévis pour moi était jointe l'amitié de M. le duc de Lévis le père : je ne dois plus compter que par générations. M. de Lévis écrivait bien ; il avait l'imagination variée et féconde qui sentait sa noble race comme on la retrouvait à Quiberon dans son sang répandu sur les grèves.

Tout ne devait pas finir là ; c'était le mouvement d'une amitié qui passait à la seconde génération. M. le duc de Lévis le fils, aujourd'hui attaché à M. le comte de Chambord, s'est approché de moi ; mon affection héréditaire ne lui manquera pas plus que ma fidélité à son auguste maître. La nouvelle et charmante duchesse de Lévis, sa femme, réunit au grand nom de d'Aubusson les plus brillantes qualités du coeur et de l'esprit : il y a de quoi vivre quand les grâces empruntent à l'histoire ses ailes infatigables !

 

2 L23 Chapitre 10

Suite des Cent-Jours à Gand .

Pavillon Marsan à Gand. - M. Gaillard, conseiller à la cour royale. - Visite secrète de madame la baronne de Vitrolles. - Billet de la main de Monsieur. - Fouché.

A Gand, comme à Paris, le pavillon Marsan existait. Chaque jour apportait de France à Monsieur des nouvelles qu'enfantait l'intérêt ou l'imagination.

M. Gaillard, ancien oratorien, conseiller à la cour royale de Paris, ami intime de Fouché, descendit au milieu de nous ; il se fit reconnaître et fut mis en rapport avec M. Capelle.

Quand je me rendais chez Monsieur, ce qui était rare, son entourage m'entretenait, à paroles couvertes et avec maints soupirs, d'un homme qui (il fallait en convenir) se conduisait à merveille : il entravait tontes les opérations de l'empereur ; il défendait le faubourg Saint-Germain , etc., etc. etc. Le fidèle maréchal Soult était aussi l'objet des prédilections de Monsieur, et, après Fouché, l'homme le plus loyal de France.

Un jour, une voiture s'arrête à la porte de mon auberge, j'en vois descendre madame la baronne de Vitrolles : elle arrivait chargée des pouvoirs du duc d'Otrante. Elle remporta un billet écrit de la main de Monsieur, par lequel le prince déclarait conserver une reconnaissance éternelle à celui qui sauvait M. de Vitrolles. Fouché n'en voulait pas davantage ; armé de ce billet, il était sûr de son avenir en cas de restauration. Dès ce moment il ne fut plus question à Gand que des immenses obligations que l'on avait à l'excellent M. Fouché de Nantes, que de l'impossibilité de rentrer en France autrement que par le bon plaisir de ce juste : l'embarras était de faire goûter au Roi le nouveau rédempteur de la monarchie.

Après les Cent-Jours, madame de Custine me força de dîner chez elle avec Fouché. Je l'avais vu une fois, six ans auparavant, à propos de la condamnation de mon pauvre cousin Armand. L'ancien ministre savait que je m'étais opposé à sa nomination à Roye, à Gonesse, à Arnouville ; et comme il me supposait puissant, il voulait faire sa paix avec moi. Ce qu'il y avait de mieux en lui, c'était la mort de Louis XVI : le régicide était son innocence. Bavard, ainsi que tous les révolutionnaires, battant l'air de phrases vides, il débitait un ramas de lieux communs farcis de destin , de nécessité , de droit des choses , mêlant à ce non-sens philosophique des non-sens sur le progrès et la marche de la société, d'impudentes maximes au profit du fort contre le faible ; ne se faisant faute d'aveux effrontés sur la justice des succès, le peu de valeur d'une tête qui tombe, l'équité de ce qui prospère, l'iniquité de ce qui souffre, affectant de parler des plus affreux désastres avec légèreté et indifférence, comme un génie au-dessus de ces niaiseries. Il ne lui échappa, à propos de quoi que ce soit, une idée choisie, un aperçu remarquable. Je sortis en haussant les épaules au crime.

M. Fouché ne m'a jamais pardonné ma sécheresse et le peu d'effet qu'il produisit sur moi. Il avait pensé me fasciner en faisant monter et descendre à mes yeux, comme une gloire du Sinaï, le coutelas de l'instrument fatal ; il s'était imaginé que je tiendrais à colosse l'énergumène qui, parlant du sol de Lyon, avait dit : " Ce sol sera bouleversé ; sur les débris de cette ville superbe et rebelle s'élèveront des chaumières éparses que les amis de l'égalité s'empresseront de venir habiter. Nous aurons le courage énergique de traverser les vastes tombeaux des conspirateurs. Il faut que leurs cadavres ensanglantés, précipités dans le Rhône, offrent sur les deux rives et à son embouchure l'impression de l'épouvante et l'image de la toute-puissance du peuple. Nous célébrerons la victoire de Toulon ; nous enverrons ce soir deux cent cinquante rebelles sous le fer de la foudre. "

Ces horribles pretintailles ne m'imposèrent point : parce que M. de Nantes avait délayé des forfaits républicains dans de la boue impériale ; que le sans-culotte, métamorphosé en duc, avait enveloppé la corde de la lanterne dans le cordon de la Légion d'honneur, il ne m'en paraissait ni plus habile ni plus grand. Les Jacobins détestent les hommes qui ne font aucun cas de leurs atrocités et qui méprisent leurs meurtres ; leur orgueil est irrité, comme celui des auteurs dont on conteste le talent.

 

2 L23 Chapitre 11

Affaires à Vienne .

Négociations de M. de Saint-Léon, envoyé de Fouché. - Proposition relative à M. le duc d'Orléans. - M. de Talleyrand. - Mécontentement d'Alexandre contre Louis XVIII. - Divers prétendants. - Rapport de La Besnadière. - Proposition inattendue d'Alexandre au congrès : Lord Clancarthy la fait échouer. - M. de Talleyrand se retourne : sa dépêche à Louis XVIII. - Déclaration de l'Alliance, tronquée dans le journal officiel de Francfort. - M. de Talleyrand veut que le Roi rentre en France par les provinces du sud-est. - Divers marchés du prince de Bénévent à Vienne. - Il m'écrit à Gand : sa lettre.

En même temps que Fouché envoyait à Gand M. Gaillard négocier avec le frère de Louis XVI, ses agents à Bâle pourparlaient avec ceux du prince de Metternich au sujet de Napoléon II, et M. de Saint-Léon, dépêché par ce même Fouché, arrivait à Vienne pour traiter de la couronne possible de M. le duc d'Orléans. Les amis du duc d'Otrante ne pouvaient pas plus compter sur lui que ses ennemis : au retour des princes légitimes, il maintint sur la liste des exilés son ancien collègue M. Thibaudeau, tandis que de son côté M. de Talleyrand retranchait de la liste ou ajoutait au catalogue tel ou tel proscrit, selon son caprice. Le faubourg Saint-Germain n'avait-il pas bien raison de croire en M. Fouché ?

M. de Saint-Léon à Vienne apportait trois billets dont l'un était adressé à M. de Talleyrand : le duc d'Otrante proposait à l'ambassadeur de Louis XVIII de pousser au trône, s'il y voyait jour, le fils d'Egalité. Quelle probité dans ces négociations ! qu'on était heureux d'avoir affaire à de si honnêtes gens ! Nous avons pourtant admiré, encensé, béni ces Cartouche ; nous leur avons fait la cour ; nous les avons appelés monseigneur ! Cela explique le monde actuel. M. de Montrond vint de surcroît après M. de Saint-Léon.

M. le duc d'Orléans ne conspirait pas de fait, mais de consentement ; il laissait intriguer les affinités révolutionnaires : douce société ! Au fond de ce bois, le plénipotentiaire du Roi de France prêtait l'oreille aux ouvertures de Fouché.

A propos de l'arrestation de M. de Talleyrand à la barrière d'Enfer, j'ai dit quelle avait été jusqu'alors l'idée fixe de M. de Talleyrand sur la régence de Marie-Louise : il fut obligé de se ranger par l'événement à l'éventualité des Bourbons ; mais il était toujours mal à l'aise ; il lui semblait que, sous les hoirs [Héritier. Se dit ordinairement des enfants, des héritiers en ligne directe, et ne s'emploie guère qu'au pluriel.] de saint Louis, un évêque marié ne serait jamais sûr de sa place. L'idée de substituer la branche cadette à la branche aînée lui sourit donc, et d'autant plus qu'il avait eu d'anciennes liaisons avec le Palais-Royal.

Prenant parti, toutefois sans se découvrir en entier, il hasarda quelques mots du projet de Fouché à Alexandre. Le czar avait cessé de s'intéresser à Louis XVIII : celui-ci l'avait blessé à Paris par son affectation de supériorité de race ; il l'avait encore blessé en rejetant le mariage du duc de Berry avec une soeur de l'empereur ; on refusait la princesse pour trois raisons : elle était schismatique ; elle n'était pas d'une assez vieille souche ; elle était d'une famille de fous : raisons qu'on ne présentait pas debout, mais de biais, et qui, entrevues, offensaient triplement Alexandre. Pour dernier sujet de plainte contre le vieux souverain de l'exil, le czar accusait l'alliance projetée entre l'Angleterre, la France et l'Autriche. Du reste, il semblait que la succession fût ouverte ; tout le monde prétendait hériter des fils de Louis XIV : Benjamin Constant, au nom de madame Murat, plaidait les droits que la soeur de Napoléon croyait avoir au royaume de Naples ; Bernadotte jetait un regard lointain sur Versailles, apparemment parce que le roi de Suède venait de Pau.

La Besnardière, chef de division aux relations extérieures, passa à M. de Caulaincourt ; il brocha un rapport, des griefs et contredits de la France à l'endroit de la légitimité. La ruade lâchée, M. de Talleyrand trouva le moyen de communiquer le rapport à Alexandre : mécontent et mobile, l'autocrate fut frappé du pamphlet de La Besnardière. Tout à coup, en plein congrès, à la stupéfaction de chacun, le czar demande si ce ne serait pas matière à délibération d'examiner en quoi M. le duc d'Orléans pourrait convenir comme roi à la France et à l'Europe. C'est peut-être une des choses les plus surprenantes de ces temps extraordinaires, et peut-être est-il plus extraordinaire encore qu'on en ait si peu parlé [Une brochure qui vient de paraître, intitulée : Lettres de l ' étranger , et qui semble écrite par un diplomate habile et bien instruit, indique cette étrange négociation russe à Vienne. (Paris, note de 1840. N.d.A.)] . Lord Clancarthy fit échouer la proposition russe : sa seigneurie déclara n'avoir point de pouvoirs pour traiter une question aussi grave : " Quant à moi, " dit-il, en opinant comme simple particulier, " je pense que mettre M. le duc d'Orléans sur le trône de France serait remplacer une usurpation militaire par une usurpation de famille, plus dangereuse aux monarques que toutes les autres usurpations. " Les membres du congrès allèrent dîner et marquèrent avec le sceptre de saint Louis, comme avec un fétu, le feuillet où ils en étaient restés dans leurs protocoles.

Sur les obstacles que rencontra le czar, M. de Talleyrand fit volte-face : prévoyant que le coup retentirait, il rendit compte à Louis XVIII (dans une dépêche que j'ai vue et qui portait le n o 25 ou 27) de l'étrange séance du congrès [On prétend qu'en 1830, M. de Talleyrand a fait enlever des archives particulières de la couronne sa correspondance avec Louis XVIII, de même qu'il avait fait enlever dans les archives de l'empire tout ce qu'il avait écrit, lui, M. de Talleyrand, relativement à la mort du duc d'Enghien et aux affaires d'Espagne. (Paris, note de 1840. N.d.A.)] : il se croyait obligé d'informer Sa Majesté d'une démarche aussi exorbitante, parce que cette nouvelle, disait-il, ne tarderait pas de parvenir aux oreilles du Roi : singulière naïveté pour M. le prince de Talleyrand.

Il avait été question d'une déclaration de l'Alliance, afin de bien avertir le monde qu'on n'en voulait qu'à Napoléon ; qu'on ne prétendait imposer à la France ni une forme obligée de gouvernement, ni un souverain qui ne fût pas de son choix. Cette dernière partie de la déclaration fut supprimée, mais elle fut positivement annoncée dans le journal officiel de Francfort. L'Angleterre, dans ses négociations avec les cabinets, se sert toujours de ce langage libéral, qui n'est qu'une précaution contre la tribune parlementaire.

On voit qu'à la seconde restauration, pas plus qu'à la première, les alliés ne se souciaient point du rétablissement de la légitimité : l'événement seul a tout fait. Qu'importait à des souverains dont la vue était si courte que la mère des monarchies de l'Europe fût égorgée ? Cela les empêcherait-il de donner des fêtes et d'avoir des gardes ? Aujourd'hui les monarques sont si solidement assis, le globe dans une main, l'épée dans l'autre !

M. de Talleyrand, dont les intérêts étaient alors à Vienne, craignait que les Anglais, dont l'opinion ne lui était plus aussi favorable, engageassent la partie militaire avant que toutes les armées fussent en ligne, et que le cabinet de Saint-James acquît ainsi la prépondérance : c'est pourquoi il voulait amener le Roi à rentrer par les provinces du sud-est, afin qu'il se trouvât sous la tutelle des troupes de l'empire et du cabinet autrichien. Le duc de Wellington avait donc l'ordre précis de ne point commencer les hostilités ; c'est donc Napoléon qui a voulu la bataille de Waterloo : on n'arrête point les destinées d'une telle nature.

Ces faits historiques, les plus curieux du monde, ont été généralement ignorés, c'est encore de même qu'on s'est formé une opinion confuse des traités de Vienne, relativement à la France : on les a crus l'oeuvre inique d'une troupe de souverains victorieux acharnés à notre perte ; malheureusement, s'ils sont durs, ils ont été envenimés par une main française : quand M. de Talleyrand ne conspire pas, il trafique.

La Prusse voulait avoir la Saxe, qui tôt ou tard sera sa proie ; la France devait favoriser ce désir, car la Saxe obtenant un dédommagement dans les cercles du Rhin, Landau nous restait avec nos enclaves ; Coblentz et d'autres forteresses passaient à un petit Etat ami qui placé entre nous et la Prusse, empêchait les points de contact ; les clefs de la France n'étaient point livrées à l'ombre de Frédéric. Pour trois millions qu'il en coûta à la Saxe, M. de Talleyrand s'opposa aux combinaisons du cabinet de Berlin, mais, afin d'obtenir l'assentiment d'Alexandre à l'existence de la vieille Saxe, notre ambassadeur fut obligé d'abandonner la Pologne au czar, bien que les autres puissances désirassent qu'une Pologne quelconque rendît les mouvements du Moscovite moins libres dans le Nord. Les Bourbons de Naples se rachetèrent, comme le souverain de Dresde, à prix d'argent. M. de Talleyrand prétendait qu'il avait droit à une subvention en échange de son duché de Bénévent : il vendait sa livrée en quittant son maître. Lorsque la France perdait tant, M. de Talleyrand n'aurait-il pu perdre aussi quelque chose ? Bénévent, d'ailleurs, n'appartenait pas au grand chambellan : en vertu du rétablissement des anciens traités, cette principauté dépendait des Etats de l'Eglise.

Telles étaient les transactions diplomatiques que l'on passait à Vienne, tandis que nous séjournions à Gand. Je reçus, dans cette dernière résidence, cette lettre de M. de Talleyrand :

" Vienne, le 4 mai.

" J'ai appris avec grand plaisir, Monsieur, que vous étiez à Gand, car les circonstances exigent que le Roi soit entouré d'hommes forts et indépendants.

" Vous aurez sûrement pensé qu'il était utile de réfuter par des publications fortement raisonnées toute la nouvelle doctrine que l'on veut établir dans les pièces officielles qui paraissent en France.

" Il y aurait de l'utilité à ce qu'il parût quelque chose dont l'objet serait d'établir que la déclaration du 31 mars, faite à Paris par les alliés, que la déchéance, que l'abdication, que le traité du 11 avril qui en a été la conséquence, sont autant de conditions préliminaires, indispensables et absolues du traité du 30 mai ; c'est-à-dire que sans ces conditions préalables le traité n'eût pas été fait. Cela posé, celui qui viole lesdites conditions, ou qui en seconde la violation, rompt la paix que ce traité a établie. Ce sont donc lui et ses complices qui déclarent la guerre à l'Europe.

" Pour le dehors comme pour le dedans, une discussion prise dans ce sens ferait du bien ; il faut seulement qu'elle soit bien faite, ainsi chargez-vous-en.

" Agréez, Monsieur, l'hommage de mon sincère attachement et de ma haute considération, "

" Talleyrand. "

" J'espère avoir l'honneur de vous voir à la fin du mois. "

Notre ministre à Vienne était fidèle à sa haine contre la grande chimère échappée des ombres ; il redoutait un coup de fouet de son aile. Cette lettre montre du reste tout ce que M. de Talleyrand était capable de faire, quand il écrivait seul : il avait la bonté de m'enseigner le motif , s'en rapportant à mes fioritures. Il s'agissait bien de quelques phrases diplomatiques sur la déchéance, sur l'abdication, sur le traité du 11 avril et du 30 mai, pour arrêter Napoléon ! Je fus très reconnaissant des instructions en vertu de mon brevet d' homme fort , mais je ne les suivis pas : ambassadeur in petto , je ne me mêlais point en ce moment des affaires étrangères ; je ne m'occupais que de mon ministère de l ' intérieur par intérim .

Mais que se passait-il à Paris ?

 

2 L23 Chapitre 12

Les Cent-Jours à Paris .

Effet du passage de la légitimité en France. - Etonnement de Bonaparte. - Il est obligé de capituler avec les idées qu'il avait crues étouffées. - Son nouveau système. - Trois énormes joueurs restés. - Chimères des libéraux. - Clubs et fédérés. - Escamotage de la république : l'Acte additionnel. - Chambre des représentants convoquée. - Inutile Champ-de-Mai.

Je vous fais voir l'envers des événements que l'histoire ne montre pas ; l'histoire n'étale que l'endroit. Les Mémoires ont l'avantage de présenter l'un et l'autre côté du tissu : sous ce rapport, ils peignent mieux l'humanité complète en exposant, comme les tragédies de Shakespeare, les scènes basses et hautes. Il y a partout une chaumière auprès d'un palais, un homme qui pleure auprès d'un homme qui rit, un chiffonnier qui porte sa hotte auprès d'un roi qui perd son trône : que faisait à l'esclave présent à la bataille d'Arbelles la chute de Darius ?

Gand n'était donc qu'un vestiaire derrière les coulisses du spectacle ouvert à Paris. Des personnages renommés restaient encore en Europe. J'avais en 1800 commencé ma carrière avec Alexandre et Napoléon ; pourquoi n'avais-je pas suivi ces premiers acteurs, mes contemporains, sur le grand théâtre ? Pourquoi seul à Gand ? Parce que le ciel vous jette où il veut. Des petits Cent-Jours à Gand, passons aux grands Cent-Jours à Paris.

Je vous ai dit les raisons qui auraient dû arrêter Bonaparte à l'île d'Elbe, et les raisons primantes ou plutôt la nécessité tirée de sa nature qui le contraignirent de sortir de l'exil. Mais la marche de Cannes à Paris épuisa ce qui lui restait du vieil homme : à Paris le talisman fut brisé.

Le peu d'instants que la légalité avait reparu avait suffi pour rendre impossible le rétablissement de l'arbitraire. Le despotisme muselle les masses, et affranchit les individus dans une certaine limite ; l'anarchie déchaîne les masses, et asservit les indépendances individuelles. De là, le despotisme ressemble à la liberté, quand il succède à l'anarchie ; il reste ce qu'il est véritablement quand il remplace la liberté : libérateur après la constitution directoriale, Bonaparte était oppresseur après la Charte. Il le sentait si bien qu'il se crut obligé d'aller plus loin que Louis XVIII et de retourner aux sources de la souveraineté nationale. Lui, qui avait foulé le peuple en maître, fut réduit à se refaire tribun du peuple, à courtiser la faveur des faubourgs, à parodier l'enfance révolutionnaire, à bégayer un vieux langage de liberté qui faisait grimacer ses lèvres, et dont chaque syllabe mettait en colère son épée.

Sa destinée, comme puissance, était en effet si bien accomplie, qu'on ne reconnut plus le génie de Napoléon pendant les Cent-Jours. Ce génie était celui du succès et de l'ordre, non celui de la défaite et de la liberté : or, il ne pouvait rien par la victoire qui l'avait trahi, rien pour l'ordre, puisqu'il existait sans lui. Dans son étonnement il disait : " Comme les Bourbons m'ont arrangé la France en quelques mois ! il me faudra des années pour la refaire. " Ce n'était pas l'oeuvre de la légitimité que le conquérant voyait, c'était l'oeuvre de la Charte ; il avait laissé la France muette et prosternée, il la trouvait debout et parlante : dans la naïveté de son esprit absolu, il prenait la liberté pour le désordre.

Et pourtant Bonaparte est obligé de capituler avec les idées qu'il ne peut vaincre de prime abord. A défaut de popularité réelle, des ouvriers, payés à quarante sous par tête, viennent, à la fin de leur journée, brailler au Carrousel Vive l'empereur ! cela s'appelait aller à la criée. Des proclamations annoncent d'abord une merveille d'oubli et de pardon ; les individus sont déclarés libres, la nation libre, la presse libre ; on ne veut que la paix, l'indépendance et le bonheur du peuple ; tout le système impérial est changé ; l'âge d'or va renaître. Afin de rendre la pratique conforme à la théorie, on partage la France en sept grandes divisions de police ; les sept lieutenants sont investis des mêmes pouvoirs qu'avaient, sous le Consulat et l'empire, les directeurs généraux : on sait ce que furent à Lyon, à Bordeaux, à Milan, à Florence, à Lisbonne, à Hambourg, à Amsterdam, ces protecteurs de la liberté individuelle. Au-dessus de ces lieutenants, Bonaparte élève, dans une hiérarchie de plus en plus favorable à la liberté , des commissaires extraordinaires, à la manière des représentants du peuple sous la Convention.

La police que dirige Fouché apprend au monde, par des proclamations solennelles, qu'elle ne va plus servir qu'à répandre la philosophie, qu'elle n'agira plus que d'après des principes de vertu.

Bonaparte rétablit, par un décret, la garde nationale du royaume, dont le nom seul lui donnait jadis des vertiges. Il se voit forcé d'annuler le divorce prononcé sous l'empire entre le despotisme et la démagogie, et de favoriser leur nouvelle alliance : de cet hymen doit naître, au Champ-de-Mai, une liberté, le bonnet rouge et le turban sur la tête, le sabre du mameluk à la ceinture et la hache révolutionnaire à la main, liberté entourée des ombres de ces milliers de victimes sacrifiées sur les échafauds ou dans les campagnes brûlantes de l'Espagne et les déserts glacés de la Russie. Avant le succès, les mameluks sont jacobins ; après le succès, les jacobins deviendront mameluks : Sparte est pour l'instant du danger, Constantinople pour celui du triomphe.

Bonaparte aurait bien voulu ressaisir à lui seul l'autorité, mais cela ne lui était pas possible ; il trouvait des hommes disposés à la lui disputer : d'abord les républicains de bonne foi, délivrés des chaînes du despotisme et des lois de la monarchie, désiraient garder une indépendance qui n'est peut-être qu'une noble erreur ; ensuite les furieux de l'ancienne faction de la montagne : ces derniers, humiliés de n'avoir été sous l'empire que les espions de police d'un despote, semblaient résolus à reprendre, pour leur propre compte, cette liberté de tout faire dont ils avaient cédé pendant quinze années le privilège à un maître.

Mais ni les républicains, ni les révolutionnaires, ni les satellites de Bonaparte, n'étaient assez forts pour établir leur puissance séparée, ou pour se subjuguer mutuellement. Menacés au dehors d'une invasion, poursuivis au dedans par l'opinion publique, ils comprirent que s'ils se divisaient, ils étaient perdus : afin d'échapper au danger, ils ajournèrent leur querelle ; les uns apportaient à la défense commune leurs systèmes et leurs chimères, les autres leur terreur et leur perversité. Nul n'était de bonne foi dans ce pacte ; chacun, la crise passée, se promettait de le tourner à son profit ; tous cherchaient d'avance à s'assurer les résultats de la victoire. Dans cet effrayant trente et un, trois énormes joueurs tenaient la banque tour à tour : la liberté, l'anarchie, le despotisme, tous trois trichant et s'efforçant de gagner une partie perdue pour tous.

Pleins de cette pensée, ils ne sévissaient point contre quelques enfants perdus qui pressaient les mesures révolutionnaires : des fédérés s'étaient formés dans les faubourgs et des fédérations s'organisaient sous de rigoureux serments dans la Bretagne, l'Anjou, le Lyonnais et la Bourgogne ; on entendait chanter la Marseillaise et la Carmagnole ; un club, établi à Paris, correspondait avec d'autres clubs dans les provinces ; on annonçait la résurrection du Journal des Patriotes . Mais, de ce côté-là, quelle confiance pouvaient inspirer les ressuscités de 1793 ? Ne savait-on pas comment ils expliquaient la liberté, l'égalité, les droits de l'homme ? Etaient-ils plus moraux, plus sages, plus sincères après qu'avant leurs énormités ? Est-ce parce qu'ils s'étaient souillés de tous les vices qu'ils étaient devenus capables de toutes les vertus ? on n'abdique pas le crime aussi facilement qu'une couronne ; le front que ceignit l'affreux bandeau en conserve des marques ineffaçables.

L'idée de faire descendre un ambitieux de génie du rang d'empereur à la condition de généralissime ou de président de la République était une chimère : le bonnet rouge, dont on chargeait la tête de ses bustes pendant les Cent-Jours, n'aurait annoncé à Bonaparte que la reprise du diadème, s'il était donné à ces athlètes qui parcourent le monde de fournir deux fois la même carrière.

Toutefois, des libéraux de choix se promettaient la victoire : des hommes fourvoyés, comme Benjamin Constant, des niais, comme M. Simonde-Sismondi, parlaient de placer le prince de Canino au ministère de l'intérieur, le lieutenant général comte Carnot au ministère de la guerre, le comte Merlin à celui de la justice. En apparence abattu, Bonaparte ne s'opposait point à des mouvements démocratiques qui, en dernier résultat fournissaient des conscrits à son armée. Il se laissait attaquer dans des pamphlets ; des caricatures lui répétaient : Ile d'Elbe , comme les perroquets criaient à Louis XI : Péronne . On prêchait à l'échappé de prison, en le tutoyant, la liberté et l'égalité ; il écoutait ces remontrances d'un air de componction. Tout à coup, rompant les liens dont on avait prétendu l'envelopper, il proclame de sa propre autorité, non une constitution plébéienne, mais une constitution aristocratique, un Acte additionnel aux constitutions de l'empire.

La république rêvée se change par cet adroit escamotage dans le vieux gouvernement impérial, rajeuni de féodalité. L' Acte additionnel enlève à Bonaparte le parti républicain et fait des mécontents dans presque tous les autres partis. La licence règne à Paris, l'anarchie dans les provinces ; les autorités civiles et militaires se combattent ; ici on menace de brûler les châteaux et d'égorger les prêtres ; là on arbore le drapeau blanc et on crie Vive le Roi ! Attaqué, Bonaparte recule ; il retire à ses commissaires extraordinaires la nomination des maires des communes et rend cette nomination au peuple. Effrayé de la multiplicité des votes négatifs contre l' Acte additionnel , il abandonne sa dictature de fait et convoque la Chambre des représentants en vertu de cet acte qui n'est point encore accepté. Errant d'écueil en écueil, à peine délivré d'un danger, il heurte contre un autre : souverain d'un jour, comment instituer une pairie héréditaire que l'esprit d'égalité repousse ? Comment gouverner les deux Chambres ? Montreront-elles une obéissance passive ? Quels seront les rapports de ces Chambres avec l'assemblée projetée du Champ-de-Mai, laquelle n'a plus de véritable but, puisque l' Acte additionnel est mis à exécution avant que les suffrages eussent été comptés ? Cette assemblée, composée de trente mille électeurs, ne se croira-t-elle pas la représentation nationale ?

Ce Champ-de-Mai, si pompeusement annoncé et célébré le 1er juin, se résout en un simple défilé de troupes et une distribution de drapeaux devant un autel méprisé, Napoléon, entouré de ses frères, des dignitaires de l'Etat, des maréchaux, des corps civils et judiciaires, proclame la souveraineté du peuple à laquelle il ne croyait pas. Les citoyens s'étaient imaginé qu'ils fabriqueraient eux-mêmes une constitution dans ce jour solennel ; les paisibles bourgeois s'attendaient qu'on y déclarerait l'abdication de Napoléon en faveur de son fils ; abdication manigancée à Bâle entre les agents de Fouché et du prince Metternich : il n'y eut rien qu'une ridicule attrape politique. L' Acte additionnel se présentait au reste comme un hommage à la légitimité ; à quelques différences près, et surtout moins l' abolition de la confiscation , c'était la Charte.

 

2 L23 Chapitre 13

Suite des Cent-Jours à Paris .

Soucis et amertumes de Bonaparte.

Ces changements subits, cette confusion de toutes choses, annonçaient l'agonie du despotisme : la tyrannie conservait l'instinct du mal et n'en avait plus la puissance. Toutefois l'empereur ne peut recevoir du dedans l'atteinte mortelle, car le pouvoir qui le combat est aussi exténué que lui ; le Titan révolutionnaire, que Napoléon avait jadis terrassé, n'a point recouvré son énergie native ; les deux géants se portent maintenant d'inutiles coups ; ce n'est plus que la lutte de deux ombres.

A ces impossibilités générales se joignent pour Bonaparte des tribulations domestiques et des soucis de palais : il annonçait à la France le retour de l'impératrice et du roi de Rome, et l'une et l'autre ne revenaient point. Il disait à propos de la reine de Hollande, devenue par Louis XVIII duchesse de Saint-Leu : " Quand on a accepté les prospérités d'une famille, il faut en embrasser les adversités. " Joseph, accouru de la Suisse ne lui demandait que de l'argent ; Lucien l'inquiétait par ses liaisons libérales ; Murat, d'abord conjuré contre son beau-frère, s'était trop hâté, en revenant à lui, d'attaquer les Autrichiens : dépouillé du royaume de Naples et fugitif de mauvais augure, il attendait aux arrêts, près de Marseille, la catastrophe que je vous raconterai plus tard.

Et puis l'empereur pouvait-il se fier à ses anciens partisans et ses prétendus amis ? ne l'avaient-ils pas indignement abandonné au moment de sa chute ? Ce Sénat qui rampait à ses pieds, maintenant blotti dans la pairie n'avait-il pas décrété la déchéance de son bienfaiteur ? Pouvait-il les croire, ces hommes, lorsqu'ils venaient lui dire : " L'intérêt de la France est inséparable du vôtre. Si la fortune trompait vos efforts, des revers, sire, n'affaibliraient pas notre persévérance et redoubleraient notre attachement pour vous. " Votre persévérance ! votre attachement redoublé par l'infortune ! Vous disiez ceci le 11 juin 1815 : qu'aviez-vous dit le 2 avril 1814 ? que direz-vous quelques semaines après, le 19 juillet 1815 ?

Le ministre de la police impériale, ainsi que vous l'avez vu, correspondait avec Gand, Vienne et Bâle ; les maréchaux auxquels Bonaparte était contraint de donner le commandement de ses soldats avaient naguère prêté serment à Louis XVIII ; ils avaient fait contre lui Bonaparte, les proclamations les plus violentes [Voyez plus haut celle du maréchal Soult. (N.d.A.)] : depuis ce moment, il est vrai, ils avaient réépousé leur sultan ; mais s'il eût été arrêté à Grenoble, qu'en auraient-ils fait ? Suffit-il de rompre un serment pour rendre à un autre serment violé toute sa force ? Deux parjures équivalent-ils à la fidélité ?

Encore quelques jours, et ces jureurs du Champ-de-Mai rapporteront leur dévouement à Louis XVIII dans les salons des Tuileries ; ils s'approcheront de la sainte table du Dieu de paix, pour se faire nommer ministres aux banquets de la guerre ; hérauts d'armes et brandisseurs des insignes royaux au sacre de Bonaparte, ils rempliront les mêmes fonctions au sacre de Charles X ; puis commissaires d'un autre pouvoir, ils mèneront ce roi prisonnier à Cherbourg, trouvant à peine un petit coin libre dans leur conscience pour y accrocher la plaque de leur nouveau serment. Il est dur de naître aux époques d'improbité, dans ces jours où deux hommes causant ensemble s'étudient à retrancher des mots de la langue, de peur de s'offenser et de se faire rougir mutuellement.

Ceux qui n'avaient pu s'attacher à Napoléon par sa gloire, qui n'avaient pu tenir par la reconnaissance au bienfaiteur duquel ils avaient reçu leurs richesses, leurs honneurs et jusqu'à leurs noms, s'immoleraient-ils maintenant à ses indigentes espérances ? S'enchaîneraient-ils à une fortune précaire et recommençante, les ingrats que ne fixa point une fortune consolidée par des succès inouïs et par une possession de seize années de victoires ? Tant de chrysalides qui, entre deux printemps, avaient dépouillé et revêtu, quitté et repris la peau du légitimiste et du révolutionnaire, du napoléonien et du bourboniste ; tant de paroles données et faussées ; tant de croix passées de la poitrine du chevalier à la queue du cheval, et de la queue du cheval à la poitrine du chevalier ; tant de preux changeant de bandières, et semant la lice de leurs gages de foi-mentie ; tant de nobles dames, tour à tour suivantes de Marie-Louise et de Marie-Caroline, ne devaient laisser au fond de l'âme de Napoléon que défiance horreur et mépris ; ce grand homme vieilli était seul au milieu de tous ces traîtres hommes et sort, sur une terre chancelante, sous un ciel ennemi, en face de sa destinée accomplie et du jugement de Dieu.

 

2 L23 Chapitre 14

Résolution à Vienne. - Mouvement à Paris.

Napoléon n'avait trouvé de fidèles que les fantômes de sa gloire passée ; ils l'escortèrent, ainsi que je vous l'ai dit, du lieu de son débarquement jusqu'à la capitale de la France. Mais les aigles, qui avaient volé de clocher en clocher de Cannes à Paris, s'abattirent fatiguées sur les cheminées des Tuileries, sans pouvoir aller plus loin.

Napoléon ne se précipite point, avec les populations émues, sur la Belgique, avant qu'une armée anglo-prussienne s'y fût rassemblée : il s'arrête ; il essaie de négocier avec l'Europe et de maintenir humblement les traités de la légitimité. Le congrès de Vienne oppose à M. le duc de Vicence l'abdication du 11 avril 1814 : par cette abdication Bonaparte reconnaissait qu'il était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe , et en conséquence renonçait, pour lui et ses héritiers, aux trônes de France et d'Italie . Or, puisqu'il vient rétablir son pouvoir, il viole manifestement le traité de Paris, et se replace dans la situation politique antérieure au 31 mars 1814 : donc c'est lui Bonaparte qui déclare la guerre à l'Europe et non l'Europe à Bonaparte. Ces arguties logiques de procureurs diplomates, comme je l'ai fait remarquer à propos de la lettre de M. de Talleyrand, valaient ce qu'elles pouvaient avant le combat.

La nouvelle du débarquement de Bonaparte à Cannes était arrivée à Vienne le 3 mars, au milieu d'une fête où l'on représentait l'assemblée des divinités de l'Olympe et du Parnasse. Alexandre venait de recevoir le projet d'alliance entre la France, l'Autriche et l'Angleterre : il hésita un moment entre les deux nouvelles, puis il dit : " II ne s'agit pas de moi, mais du salut du monde. " Et une estafette porte à Saint-Pétersbourg l'ordre de faire partir la garde. Les armées qui se retiraient s'arrêtent ; leur longue ligne fait volte-face, et huit cent mille ennemis tournent le visage vers la France. Bonaparte se prépare à la guerre ; il est attendu à de nouveaux champs catalauniques : Dieu l'a ajourné à la bataille qui doit mettre fin au règne des batailles.

Il avait suffi de la chaleur des ailes de la renommée de Marengo et d'Austerlitz pour faire éclore des armées dans cette France qui n'est qu'un grand nid de soldats. Bonaparte avait rendu à ses légions leurs surnoms d' invincible , de terrible , d' incomparable ; sept armées reprenaient le titre d'armées des Pyrénées, des Alpes, du Jura, de la Moselle, du Rhin : grands souvenirs qui servaient de cadre à des troupes supposées, à des triomphes en espérance. Une armée véritable était réunie à Paris et à Laon ; cent cinquante batteries attelées, dix mille soldats d'élite entrés dans la garde ; dix-huit mille marins illustrés à Lützen et à Bautzen ; trente mille vétérans, officiers et sous-officiers, en garnison dans les places fortes ; sept départements du nord et de l'est prêts à se lever en masse ; cent quatre-vingt mille hommes de la garde nationale rendus mobiles ; des corps francs dans la Lorraine, l'Alsace et la Franche-Comté ; des fédérés offrant leurs piques et leurs bras ; Paris fabriquant par jour trois mille fusils : telles étaient les ressources de l'empereur. Peut-être aurait-il encore une fois bouleversé le monde, s'il avait pu se résoudre, en affranchissant la patrie, à appeler les nations étrangères à l'indépendance. Le moment était propice : les rois qui promirent à leurs sujets des gouvernements constitutionnels venaient de manquer honteusement à leur parole. Mais la liberté était antipathique à Napoléon depuis qu'il avait bu à la coupe du pouvoir ; il aimait mieux être vaincu avec des soldats que de vaincre avec des peuples. Les corps qu'il poussa successivement vers les Pays-Bas se montaient à soixante-dix mille hommes.

 

2 L23 Chapitre 15

Ce que nous faisions à Gand. - M. de Blacas.

Nous autres émigrés, nous étions dans la ville de Charles-Quint comme les femmes de cette ville : assises derrière leurs fenêtres, elles voient dans un petit miroir incliné les soldats passer dans la rue. Louis XVIII était là dans un coin complètement oublié ; à peine recevait-il de temps en temps un billet du prince de Talleyrand revenant de Vienne, quelques lignes des membres du corps diplomatique résidant auprès du duc de Wellington en qualité de commissaires, MM. Pozzo di Borgo, de Vincent, etc., etc. On avait bien autre chose à faire qu'à songer à nous ! Un homme étranger à la politique n'aurait jamais cru qu'un impotent caché au bord de la Lys serait rejeté sur le trône par le choc des milliers de soldats prêts à s'égorger : soldats dont il n'était ni le roi ni le général, qui ne pensaient pas à lui, qui ne connaissaient ni son nom ni son existence. De deux points si rapprochés, Gand et Waterloo, jamais l'un ne parut si obscur, l'autre si éclatant : la légitimité gisait au dépôt comme un vieux fourgon brisé.

Nous savions que les troupes de Bonaparte s'approchaient ; nous n'avions pour nous couvrir que nos deux petites compagnies sous les ordres du duc de Berry, prince dont le sang ne pouvait nous servir, car il était déjà demandé ailleurs. Mille chevaux détachés de l'armée française, nous auraient enlevés en quelques heures. Les fortifications de Gand étaient démolies ; l'enceinte qui reste eût été d'autant plus facilement forcée que la population belge ne nous était pas favorable. La scène dont j'avais été témoin aux Tuileries se renouvela : on préparait secrètement les voitures de Sa Majesté ; les chevaux étaient commandés. Nous, fidèles ministres, nous aurions pataugé derrière ; à la grâce de Dieu. Monsieur partit pour Bruxelles, chargé de surveiller de plus près les mouvements.

M. de Blacas était devenu soucieux et triste ; moi, pauvre homme, je le solaciais [Consoler, soulager.] . A Vienne on ne lui était pas favorable ; M. de Talleyrand s'en moquait ; les royalistes l'accusaient d'être la cause du retour de Bonaparte. Ainsi, dans l'une ou l'autre chance, plus d'exil honoré pour lui en Angleterre, plus de premières places possibles en France : j'étais son unique appui. Je le rencontrais assez souvent au Marché aux chevaux, où il trottait seul ; m'attelant à son côté, je me conformais à sa triste pensée . Cet homme que j'ai défendu à Gand et en Angleterre, que je défendis en France après les Cent-Jours, et jusque dans la préface de la Monarchie selon la Charte , cet homme m'a toujours été contraire : cela ne serait rien s'il n'eût été un mal pour la monarchie. Je ne me repens pas de ma niaiserie passée ; mais je dois redresser dans ces Mémoires les surprises faites à mon jugement ou à mon bon coeur.

 

2 L23 Chapitre 16

Bataille de Waterloo.

Le 18 juin 1815, vers midi, je sortis de Gand par la porte de Bruxelles ; j'allai seul achever ma promenade sur la grande route. J'avais emporté les Commentaires de César et je cheminais lentement, plongé dans ma lecture. J'étais déjà à plus d'une lieue de la ville, lorsque je crus ouïr un roulement sourd : je m'arrêtai, regardai le ciel assez chargé de nuées, délibérant en moi-même si je continuerais d'aller en avant, ou si je me rapprocherais de Gand dans la crainte d'un orage. Je prêtai l'oreille ; je n'entendis plus que le cri d'une poule d'eau dans des joncs et le son d'une horloge de village. Je poursuivis ma route : je n'avais pas fait trente pas que le roulement recommença, tantôt bref, tantôt long et à intervalles inégaux ; quelquefois il n'était sensible que par une trépidation de l'air, laquelle se communiquait à la terre sur ces plaines immenses, tant il était éloigné. Ces détonations moins vastes, moins onduleuses, moins liées ensemble que celles de la foudre, firent naître dans mon esprit l'idée d'un combat. Je me trouvais devant un peuplier planté à l'angle d'un champ de houblon. Je traversai le chemin et je m'appuyai debout contre le tronc de l'arbre, le visage tourné du côté de Bruxelles. Un vent du sud s'étant levé m'apporta plus distinctement le bruit de l'artillerie. Cette grande bataille, encore sans nom, dont j'écoutais les échos au pied d'un peuplier, et dont une horloge de village venait de sonner les funérailles inconnues, était la bataille de Waterloo !

Auditeur silencieux et solitaire du formidable arrêt des destinées, j'aurais été moins ému si je m'étais trouvé dans la mêlée : le péril, le feu, la cohue de la mort ne m'eussent pas laissé le temps de méditer ; mais seul sous un arbre, dans la campagne de Gand, comme le berger des troupeaux qui paissaient autour de moi, le poids des réflexions m'accablait : Quel était ce combat ? Etait-il définitif ? Napoléon était-il là en personne ? Le monde comme la robe du Christ, était-il jeté au sort ? Succès ou revers de l'une ou de l'autre armée, quelle serait la conséquence de l'événement pour les peuples, liberté ou esclavage ? Mais quel sang coulait ! chaque bruit parvenu à mon oreille n'était-il pas le dernier soupir d'un Français ? Etait-ce un nouveau Crécy, un nouveau Poitiers, un nouvel Azincourt, dont allaient jouir les plus implacables ennemis de la France ? S'ils triomphaient, notre gloire n'était-elle pas perdue ? Si Napoléon l'emportait que devenait notre liberté ? Bien qu'un succès de Napoléon m'ouvrit un exil éternel, la patrie l'emportait dans ce moment dans mon coeur ; mes voeux étaient pour l'oppresseur de la France, s'il devait, en sauvant notre honneur, nous arracher à la domination étrangère.

Wellington triomphait-il ? La légitimité rentrerait donc dans Paris derrière ces uniformes rouges qui venaient de reteindre leur pourpre au sang des Français ! La royauté aurait donc pour carrosses de son sacre les chariots d'ambulance remplis de nos grenadiers mutilés ! Que sera-ce qu'une restauration accomplie sous de tels auspices ?... Ce n'est là qu'une bien petite partie des idées qui me tourmentaient. Chaque coup de canon me donnait une secousse et doublait le battement de mon coeur. A quelques lieues d'une catastrophe immense, je ne la voyais pas ; je ne pouvais toucher le vaste monument funèbre croissant de minute en minute à Waterloo comme du rivage de Boulaq, au bord du Nil, j'étendais vainement mes mains vers les Pyramides.

Aucun voyageur ne paraissait ; quelques femmes dans les champs, sarclant paisiblement des sillons de légumes, n'avaient pas l'air d'entendre le bruit que j'écoutais. Mais voici venir un courrier : je quitte le pied de mon arbre et je me place au milieu de la chaussée ; j'arrête le courrier et l'interroge. Il appartenait au duc de Berry et venait d'Alost. Il me dit : " Bonaparte est entré hier (17 juin) dans Bruxelles, après un combat sanglant. La bataille a dû recommencer aujourd'hui (18 juin). On croit à la défaite définitive des alliés, et l'ordre de la retraite est donné. " Le courrier continua sa route.

Je le suivis en me hâtant : je fus dépassé par la voiture d'un négociant qui fuyait en poste avec sa famille ; il me confirma le récit du courrier.

 

2 L23 Chapitre 17

Confusion à Gand. - Quelle fut la bataille de Waterloo.

Tout était dans la confusion quand je rentrai à Gand : on fermait les portes de la ville ; les guichets seuls demeuraient entre-baillés ; des bourgeois mal armés et quelques soldats de dépôt faisaient sentinelle. Je me rendis chez le Roi.

Monsieur venait d'arriver par une route détournée : il avait quitté Bruxelles sur la fausse nouvelle que Bonaparte y allait entrer, et qu'une première bataille perdue ne laissait aucune espérance du gain d'une seconde. On racontait que les Prussiens ne s'étant pas trouvés en ligne, les Anglais avaient été écrasés.

Sur ces bulletins, le sauve qui peut devint général : les possesseurs de quelques ressources partirent ; moi, qui ai la coutume de n'avoir jamais rien, j'étais toujours prêt et dispos. Je voulais faire déménager avant moi madame de Chateaubriand, grande bonapartiste, mais qui n'aime pas les coups de canon : elle ne me voulut pas quitter.

Le soir, conseil auprès de S. M. : nous entendîmes de nouveau les rapports de Monsieur et les on dit recueillis chez le commandant de la place ou chez le baron d'Eckstein. Le fourgon des diamants de la couronne était attelé : je n'avais pas besoin de fourgon pour emporter mon trésor. J'enfermai le mouchoir de soie noire dont j'entortille ma tête la nuit dans mon flasque portefeuille de ministre de l'intérieur, et je me mis à la disposition du prince, avec ce document important des affaires de la légitimité. J'étais plus riche dans ma première émigration, quand mon havresac me tenait lieu d'oreiller et servait de maillot à Atala : mais en 1815 Atala était une grande petite fille dégingandée de treize à quatorze ans, qui courait le monde toute seule, et qui pour l'honneur de son père, avait fait trop parler d'elle.

Le 19 juin, à une heure du matin, une lettre de M. Pozzo, transmise au Roi par estafette, rétablit la vérité des faits. Bonaparte n'était point entré dans Bruxelles ; il avait décidément perdu la bataille de Waterloo. Parti de Paris le 12 juin, il rejoignit son armée le 14. Le 15, il force les lignes de l'ennemi sur la Sambre. Le 16, il bat les Prussiens dans ces champs de Fleurus où la victoire semble à jamais fidèle aux Français. Les villages de Ligny et de Saint-Amand sont emportés. Aux Quatre-Bras, nouveau succès : le duc de Brunswick reste parmi les morts. Blücher en pleine retraite se rabat sur une réserve de trente mille hommes, aux ordres du général de Bulow ; le duc de Wellington, avec les Anglais et les Hollandais, s'adosse à Bruxelles.

Le 18 au matin, avant les premiers coups de canon, le duc de Wellington déclara qu'il pourrait tenir jusqu'à trois heures ; mais qu'à cette heure, si les Prussiens ne paraissaient pas, il serait nécessairement écrasé : acculé sur Planchenois et Bruxelles, toute retraite lui était interdite. Surpris par Napoléon, sa position militaire était détestable ; il l'avait acceptée et ne l'avait pas choisie.

Les Français emportèrent d'abord, à l'aile gauche de l'ennemi, les hauteurs qui dominent le château d'Hougoumont jusqu'aux fermes de la Haie-Sainte et de Papelotte ; à l'aile droite ils attaquèrent le village de Mont-Saint-Jean ; la ferme de la Haie-Sainte est enlevée au centre par le prince Jérôme. Mais la réserve prussienne paraît vers Saint-Lambert à six heures du soir : une nouvelle et furieuse attaque est donnée au village de la Haie-Sainte ; Blücher survient avec des troupes fraîches et isole du reste de nos troupes déjà rompues les carrés de la garde impériale. Autour de cette phalange immobile, le débordement des fuyards entraîne tout parmi des flots de poussière, de fumée ardente et de mitraille, dans des ténèbres sillonnées de fusées à la congrève, au milieu des rugissements de trois cents pièces d'artillerie et du galop précipité de vingt-cinq mille chevaux : c'était comme le sommaire de toutes les batailles de l'empire. Deux fois les Français ont crié : Victoire ! deux fois leurs cris sont étouffés sous la pression des colonnes ennemies. Le feu de nos lignes s'éteint ; les cartouches sont épuisées ; quelques grenadiers blessés, au milieu de trente mille morts, de cent mille boulets sanglants, refroidis et conglobés à leurs pieds, restent debout appuyés sur leur mousquet, baïonnette brisée, canon sans charge. Non loin d'eux l'homme des batailles écoutait, l'oeil fixe, le dernier coup de canon qu'il devait entendre de sa vie. Dans ces champs de carnage, son frère Jérôme combattait encore avec ses bataillons expirants accablés par le nombre, mais son courage ne peut ramener la victoire.

Le nombre des morts du côté des alliés était estimé à dix-huit mille hommes, du côté des Français à vingt-cinq mille ; douze cents officiers anglais avaient péri ; presque tous les aides de camp du duc de Wellington étaient tués ou blessés ; il n'y eut pas en Angleterre une famille qui ne prît le deuil. Le prince d'Orange avait été atteint d'une balle à l'épaule ; le baron de Vincent, ambassadeur d'Autriche, avait eu la main percée. Les Anglais furent redevables du succès aux Irlandais et à la brigade des montagnards écossais que les charges de notre cavalerie ne purent rompre. Le corps du général Grouchy, ne s'étant pas avancé, ne se trouva point à l'affaire. Les deux armées croisèrent le fer et le feu avec une bravoure et un acharnement qu'animait une inimitié nationale de dix siècles. Lord Castlereagh, rendant compte de la bataille à la Chambre des lords, disait : " Les soldats anglais et les soldats français, après l'affaire, lavaient leurs mains sanglantes dans un même ruisseau, et d'un bord à l'autre se congratulaient mutuellement sur leur courage. " Wellington avait toujours été funeste à Bonaparte ou plutôt le génie rival de la France, le génie anglais, barrait le chemin à la victoire. Aujourd'hui les Prussiens réclament contre les Anglais l'honneur de cette affaire décisive ; mais, à la guerre, ce n'est pas l'action accomplie, c'est le nom qui fait le triomphateur : ce n'est pas Bonaparte qui a gagné la véritable bataille d'Iéna.

Les fautes des Français furent considérables : ils se trompèrent sur des corps ennemis ou amis ; ils occupèrent trop tard la position des Quatre-Bras ; le maréchal Grouchy, qui était chargé de contenir les Prussiens avec ses trente-six mille hommes, les laissa passer sans les voir : de là des reproches que nos généraux se sont adressés. Bonaparte attaqua de front selon sa coutume, au lieu de tourner les Anglais, et s'occupa, avec la présomption du maître, de couper la retraite à un ennemi qui n'était pas vaincu.

Beaucoup de menteries et quelques vérités assez curieuses ont été débitées sur cette catastrophe. Le mot : La garde meurt et ne se rend pas , est une invention qu'on n'ose plus défendre. Il paraît certain qu'au commencement de l'action, Soult fit quelques observations stratégiques à l'empereur : " Parce que Wellington vous a battu, lui répondit sèchement Napoléon, vous croyez toujours que c'est un grand général. " A la fin du combat, M. de Turenne pressa Bonaparte de se retirer pour éviter de tomber entre les mains de l'ennemi : Bonaparte, sorti de ses pensées comme d'un rêve, s'emporta d'abord ; puis tout à coup, au milieu de sa colère, il s'élance sur son cheval et fuit.

 

2 L23 Chapitre 18

Retour de l'empereur. - Réapparition de La Fayette. - Nouvelle abdication de Bonaparte. - Séances orageuses à la Chambre des pairs. - Présages menaçants pour la seconde Restauration.

Le 19 juin cent coups de canon des Invalides avaient annoncé les succès de Ligny, de la Sambre, de Charleroi, des Quatre-Bras ; on célébrait des victoires mortes la veille à Waterloo. Le premier courrier qui transmit à Paris la nouvelle de cette défaite, une des plus grandes de l'histoire par ses résultats, fut Napoléon lui-même : il rentra dans les barrières la nuit du 21 ; on eût dit de ses mânes revenant pour apprendre à ses amis qu'il n'était plus. Il descendit à l'Elysée-Bourbon : lorsqu'il arriva de l'île d'Elbe, il était descendu aux Tuileries - ces deux asiles, instinctivement choisis, révélaient le changement de sa destinée.

Tombé à l'étranger dans un noble combat, Napoléon eut à supporter à Paris les assauts des avocats qui voulaient mettre à sac ses malheurs : il regrettait de n'avoir pas dissous la Chambre avant son départ pour l'armée ; il s'est souvent aussi repenti de n'avoir pas fait fusiller Fouché et Talleyrand. Mais il est certain que Bonaparte, après Waterloo, s'interdit toute violence, soit qu'il obéît au calme habituel de son tempérament, soit qu'il fût dompté par la destinée ; il ne dit plus comme avant sa première abdication : " On verra ce que c'est que la mort d'un grand homme . " Cette verve était passée. Antipathique à la liberté, il songea à casser cette Chambre des représentants que présidait Lanjuinais, de citoyen devenu sénateur, de sénateur devenu pair, de pair redevenu citoyen, de citoyen allant redevenir pair. Le général La Fayette, député, lut à la tribune une proposition qui déclarait : " la Chambre en permanence, crime de haute trahison toute tentative pour la dissoudre, traître à la patrie, et jugé comme tel, quiconque s'en rendrait coupable ". (21 juin 1815.)

Le discours du général commençait par ces mots :

" Messieurs, lorsque pour la première fois depuis bien des années j'élève une voix que les vieux amis de la liberté reconnaîtront encore, je me sens appelé à vous parler du danger de la patrie. (...) Voici l'instant de nous rallier autour du drapeau tricolore, de celui de 89, celui de la liberté, de l'égalité et de l'ordre public. "

L'anachronisme de ce discours causa un moment d'illusion ; on crut voir la Révolution, personnifiée dans La Fayette, sortir du tombeau et se présenter pâle et ridée à la tribune. Mais ces motions d'ordre, renouvelées de Mirabeau, n'étaient plus que des armes hors d'usage, tirées d'un vieil arsenal. Si La Fayette rejoignait noblement la fin et le commencement de sa vie, il n'était pas en son pouvoir de souder les deux bouts de la chaîne rompue du temps. Benjamin Constant se rendit auprès de l'empereur à l'Elysée-Bourbon ; il le trouva dans son jardin. La foule remplissait l'avenue de Marigny et criait : Vive l'empereur ! cri touchant échappé des entrailles populaires ; il s'adressait au vaincu ! Bonaparte dit à Benjamin Constant : " Que me doivent ceux-ci ? je les ai trouvés, je les ai laissés pauvres. " C'est peut-être le seul mot qui lui soit sorti du coeur, si toutefois l'émotion du député n'a pas trompé son oreille. Bonaparte prévoyant l'événement, vint au-devant de la sommation qu'on se préparait à lui faire ; il abdiqua pour n'être pas contraint d'abdiquer : " Ma vie politique est finie, dit-il : je déclare mon fils, sous le nom de Napoléon II, empereur des Français. " Inutile disposition, telle que celle de Charles X en faveur de Henri V : on ne donne des couronnes que lorsqu'on les possède, et les hommes cassent le testament de l'adversité. D'ailleurs l'empereur n'était pas plus sincère en descendant du trône une seconde fois qu'il ne l'avait été dans sa première retraite ; aussi lorsque les commissaires français allèrent apprendre au duc de Wellington que Napoléon avait abdiqué, il leur répondit : " Je le savais depuis un an. "

La Chambre des représentants, après quelques débats où Manuel prit la parole, accepta la nouvelle abdication de son souverain, mais vaguement et sans nommer de régence.

Une commission exécutive est créée : le duc d'Otrante la préside ; trois ministres, un conseiller d'Etat et un général de l'empereur la composent et dépouillent de nouveau leur maître : c'était Fouché, Caulaincourt, Carnot, Quinette et Grenier.

Pendant ces transactions, Bonaparte retournait ses idées dans sa tête : " Je n'ai plus d'armée, disait-il, je n'ai plus que des fuyards. La majorité de la Chambre des députés est bonne ; je n'ai contre moi que La Fayette, Lanjuinais et quelques autres. Si la nation se lève, l'ennemi sera écrasé ; si, au lieu d'une levée, on dispute, tout sera perdu. La nation n'a pas envoyé les députés pour me renverser, mais pour me soutenir. Je ne les crains point, quelque chose qu'ils fassent ; je serai toujours l'idole du peuple et de l'armée : si je disais un mot, ils seraient assommés. Mais si nous nous querellons au lieu de nous entendre, nous aurons le sort du Bas-Empire. "

Une députation de la Chambre des représentants étant venue le féliciter sur sa nouvelle abdication, il répondit : " Je vous remercie : je désire que mon abdication puisse faire le bonheur de la France ; mais je ne l'espère pas. "

Il se repentit bientôt après, lorsqu'il apprit que la Chambre des représentants avait nommé une commission de gouvernement composée de cinq membres. Il dit aux ministres : " Je n'ai point abdiqué en faveur d'un nouveau Directoire ; j'ai abdiqué en faveur de mon fils : si on ne le proclame point, mon abdication est nulle et non avenue. Ce n'est point en se présentant devant les alliés l'oreille basse et le genou en terre que les Chambres les forceront à reconnaître l'indépendance nationale. "

Il se plaignait que La Fayette, Sébastiani, Pontécoulant, Benjamin Constant, avaient conspiré contre lui, que d'ailleurs les Chambres n'avaient pas assez d'énergie. Il disait que lui seul pouvait tout réparer, mais que les meneurs n'y consentiraient jamais, qu'ils aimeraient mieux s'engloutir dans l'abîme que de s'unir avec lui, Napoléon, pour le fermer.

Le 27 juin, à la Malmaison, il écrivit cette sublime lettre : " En abdiquant le pouvoir, je n'ai pas renoncé au plus noble droit du citoyen, au droit de défendre mon pays. Dans ces graves circonstances, j'offre mes services comme général, me regardant encore comme le premier soldat de la patrie. "

Le duc de Bassano lui ayant représenté que les Chambres ne seraient pas pour lui : " Alors je le vois bien, dit-il, il faut toujours céder. Cet infâme Fouché vous trompe, il n'y a que Caulaincourt et Carnot qui valent quelque chose ; mais que peuvent-ils faire, avec un traître, Fouché, et deux niais, Quinette et Grenier, et deux Chambres qui ne savent ce qu'elles veulent. Vous croyez tous comme des imbéciles aux belles promesses des étrangers ; vous croyez qu'ils vous mettront la poule au pot, et qu'ils vous donneront un prince de leur façon, n'est-ce pas ? Vous vous trompez [Voyez les Oeuvres de Napoléon , tome Ier, dernières pages. (N.d.A.)] . "

Des plénipotentiaires furent envoyés aux alliés. Napoléon requit le 29 juin deux frégates, stationnées à Rochefort, pour le transporter hors de France ; en attendant il s'était retiré à la Malmaison.

Les discussions étaient vives à la Chambre des pairs. Longtemps ennemi de Bonaparte, Carnot qui signait l'ordre des égorgements d'Avignon sans avoir le temps de le lire, avait eu le temps, pendant les Cent-Jours, d'immoler son républicanisme au titre de comte. Le 22 juin, il avait lu au Luxembourg une lettre du ministre de la guerre, contenant un rapport exagéré sur les ressources militaires de la France. Ney, nouvellement arrivé, ne put entendre ce rapport sans colère. Napoléon, dans ses bulletins, avait parlé du maréchal avec un mécontentement mal déguisé, et Gourgaud accusa Ney d'avoir été la principale cause de la perte de la bataille de Waterloo. Ney se leva et dit : " Ce rapport est faux, faux de tous points : Grouchy ne peut avoir sous ses ordres que vingt à vingt-cinq mille hommes tout au plus. Il n'y a plus un seul soldat de la garde à rallier : je la commandais ; je l'ai vu massacrer tout entière avant de quitter le champ de bataille. L'ennemi est à Nivelle avec quatre-vingt mille hommes ; il peut être à Paris dans six jours : vous n'avez d'autre moyen de sauver la patrie que d'ouvrir des négociations. "

L'aide de camp Flahaut voulut soutenir le rapport du ministre de la guerre ; Ney répliqua avec une nouvelle véhémence : " Je le répète, vous n'avez d'autre voie de salut que la négociation. Il faut que vous rappeliez les Bourbons. Quant à moi, je me retirerai aux Etats-Unis. "

A ces mots, Lavalette et Carnot accablèrent le maréchal de reproches ; Ney leur répondit avec dédain : " Je ne suis pas de ces hommes pour qui leur intérêt est tout : que gagnerai-je au retour de Louis XVIII ? d'être fusillé pour crime de désertion ; mais je dois la vérité à mon pays. "

Dans la séance des pairs du 23, le général Drouot, rappelant cette scène, dit : " J'ai vu avec chagrin ce qui fut dit hier pour diminuer la gloire de nos armes, exagérer nos désastres et diminuer nos ressources. Mon étonnement a été d'autant plus grand que ces discours étaient prononcés par un général distingué (Ney), qui, par sa grande valeur et ses connaissances militaires, a tant de fois mérité la reconnaissance de la nation. "

Dans la séance du 22, un second orage avait éclaté à la suite du premier : il s'agissait de l'abdication de Bonaparte ; Lucien insistait pour qu'on reconnût son neveu empereur. M. de Pontécoulant interrompit l'orateur, et demanda de quel droit Lucien, étranger et prince romain, se permettait de donner un souverain à la France. " Comment, ajouta-t-il, reconnaître un enfant qui réside en pays étranger ? " A cette question, La Bédoyère s'agitant devant son siège :

" J'ai entendu des voix autour du trône du souverain heureux ; elles s'en éloignent aujourd'hui qu'il est dans le malheur. Il y a des gens qui ne veulent pas reconnaître Napoléon II, parce qu'ils veulent recevoir la loi de l'étranger, à qui ils donnent le nom d'alliés.

L'abdication de Napoléon est indivisible. Si l'on ne veut pas reconnaître son fils, il doit tenir l'épée, environné de Français qui ont versé leur sang pour lui, et qui sont encore tout couverts de blessures.

Il sera abandonné par de vils généraux qui l'ont déjà trahi.

Mais si l'on déclare que tout Français qui quittera son drapeau sera couvert d'infamie, sa maison rasée, sa famille proscrite, alors plus de traîtres, plus de manoeuvres qui ont occasionné les dernières catastrophes et dont peut-être quelques auteurs siègent ici. "

La Chambre se lève en tumulte : " A l'ordre ! à l'ordre ! à l'ordre ! " mugit-on blessé du coup : " Jeune homme, vous vous oubliez ! " s'écria Masséna. " Vous vous croyez encore au corps de garde ? " disait Lameth.

Tous les présages de la seconde Restauration furent menaçants : Bonaparte était revenu à la tête de quatre cents Français, Louis XVIII revenait derrière quatre cent mille étrangers ; il passa près de la mare de sang de Waterloo, pour aller à Saint-Denis comme à sa sépulture.

C'était pendant que la légitimité s'avançait ainsi que retentissaient les interpellations de la Chambre des pairs ; il y avait là je ne sais quoi de ces terribles scènes révolutionnaires aux grands jours de nos malheurs, quand le poignard circulait au tribunal entre les mains des victimes. Quelques militaires dont la funeste fascination avait amené la ruine de la France, en déterminant la seconde invasion de l'étranger, se débattaient sur le seuil du palais ; leur désespoir prophétique, leurs gestes, leurs paroles de la tombe, semblaient annoncer une triple mort : mort à eux-mêmes, mort à l'homme qu'ils avaient béni, mort à la race qu'ils avaient proscrite.

 

2 L23 Chapitre 19

Départ de Gand. - Arrivée à Mons. - Je manque ma première occasion de fortune dans ma carrière politique. - M. de Talleyrand à Mons. - Scène avec le Roi. - Je m'intéresse bêtement à M. de Talleyrand.

Tandis que Bonaparte se retirait à la Malmaison avec l'empire fini, nous, nous partions de Gand avec la monarchie recommençante. Pozzo, qui savait combien il s'agissait peu de la légitimité en haut lieu, se hâta d'écrire à Louis XVIII de partir et d'arriver vite, s'il voulait régner avant que la place fût prise : c'est à ce billet que Louis XVIII dut sa couronne en 1815.

A Mons, je manquai la première occasion de fortune de ma carrière politique ; j'étais mon propre obstacle et je me trouvais sans cesse sur mon chemin. Cette fois, mes qualités me jouèrent le mauvais tour que m'auraient pu faire mes défauts.

M. de Talleyrand, dans tout l'orgueil d'une négociation qui l'avait enrichi, prétendait avoir rendu à la légitimité les plus grands services et il revenait en maître. Etonné que déjà on n'eût point suivi pour le retour à Paris la route qu'il avait tracée, il fut bien plus mécontent de retrouver M. de Blacas avec le Roi. Il regardait M. de Blacas comme le fléau de la monarchie ; mais ce n'était pas là le vrai motif de son aversion : il considérait dans M. de Blacas le favori, par conséquent le rival ; il craignait aussi Monsieur et s'était emporté lorsque, quinze jours auparavant, Monsieur lui avait fait offrir son hôtel sur la Lys. Demander l'éloignement de M. de Blacas, rien de plus naturel ; l'exiger, c'était trop se souvenir de Bonaparte.

M. de Talleyrand entra dans Mons vers les six heures du soir, accompagné de l'abbé Louis : M. de Ricé, M. de Jaucourt et quelques autres commensaux, volèrent à lui. Plein d'une humeur qu'on ne lui avait jamais vue, l'humeur d'un roi qui croit son autorité méconnue, il refusa de prime abord d'aller chez Louis XVIII, répondant à ceux qui l'en pressaient par sa phrase ostentatrice : " Je ne suis jamais pressé ; il sera temps demain. " Je l'allai voir ; il me fit toutes ces cajoleries avec lesquelles il séduisait les petits ambitieux et les niais importants. Il me prit par le bras, s'appuya sur moi en me parlant : familiarités de haute faveur, calculées pour me tourner la tête, et qui étaient, avec moi, tout à fait perdues ; je ne comprenais même pas. Je l'invitai à venir chez le Roi où je me rendais.

Louis XVIII était dans ses grandes douleurs : il s'agissait de se séparer de M. de Blacas ; celui-ci ne pouvait rentrer en France ; l'opinion était soulevée contre lui ; bien que j'eusse eu à me plaindre du favori à Paris, je ne lui en avais témoigné à Gand aucun ressentiment. Le Roi m'avait su gré de ma conduite ; dans son attendrissement, il me traita à merveille. On lui avait déjà rapporté les propos de M. de Talleyrand : " Il se vante, me dit-il, de m'avoir remis une seconde fois la couronne sur la tête et il me menace de reprendre le chemin de l'Allemagne : qu'en pensez-vous, monsieur de Chateaubriand ? " Je répondis : " On aura mal instruit Votre Majesté ; M. de Talleyrand est seulement fatigué. Si le Roi y consent, je retournerai chez le ministre. " Le Roi parut bien aise ; ce qu'il aimait le moins, c'étaient les tracasseries ; il désirait son repos aux dépens même de ses affections.

M. de Talleyrand au milieu de ses flatteurs était plus monté que jamais. Je lui représentai qu'en un moment aussi critique il ne pouvait songer à s'éloigner. Pozzo le prêcha dans ce sens : bien qu'il n'eut pas la moindre inclination pour lui, il aimait dans ce moment à le voir aux affaires comme une ancienne connaissance ; de plus il le supposait en faveur près du czar. Je ne gagnai rien sur l'esprit de M. de Talleyrand, les habitués du prince me combattaient ; M. Mounier même pensait que M. de Talleyrand devait se retirer. L'abbé Louis, qui mordait tout le monde, me dit en secouant trois fois sa mâchoire : " Si j'étais le prince, je ne resterais pas un quart d'heure à Mons. " Je lui répondis : " Monsieur l'abbé, vous et moi nous pouvons nous en aller où nous voulons ; personne ne s'en apercevra ; il n'en est pas de même de M. de Talleyrand. " J'insistai encore et je dis au prince : " Savez-vous que le Roi continue son voyage ? " M. de Talleyrand parut surpris, puis il me dit superbement, comme le Balafré à ceux qui le voulaient mettre en garde contre les desseins de Henri III : " Il n'osera ! "

Je revins chez le Roi où je trouvai M. de Blacas. Je dis à S. M., pour excuser son ministre, qu'il était malade, mais qu'il aurait très certainement l'honneur de faire sa cour au Roi le lendemain. " Comme il voudra, répliqua Louis XVIII : je pars à trois heures " ; et puis il ajouta affectueusement ces paroles : " Je vais me séparer de M. de Blacas ; la place sera vide, monsieur de Chateaubriand. "

C'était la maison du Roi mise à mes pieds. Sans s'embarrasser davantage de M. de Talleyrand, un politique avisé aurait fait attacher ses chevaux à sa voiture pour suivre ou précéder le Roi : je demeurai sottement dans mon auberge.

M. de Talleyrand, ne pouvant se persuader que le Roi s'en irait, s'était couché : à trois heures on le réveille pour lui dire que le Roi part ; il n'en croit pas ses oreilles : " Joué ! trahi ! " s'écria-t-il. On le lève et le voilà, pour la première fois de sa vie, à trois heures du matin dans la rue, appuyé sur le bras de M. de Ricé. Il arrive devant l'hôtel du Roi ; les deux premiers chevaux de l'attelage avaient déjà la moitié du corps hors de la porte cochère. On fait signe de la main au postillon de s'arrêter ; le Roi demande ce que c'est. On lui crie : " Sire, c'est M. de Talleyrand. - Il dort, dit Louis XVIII. - Le voilà, sire. - Allons ! " répondit le Roi. Les chevaux reculent avec la voiture ; on ouvre la portière, le Roi descend, rentre en se traînant dans son appartement, suivi du ministre boiteux. Là M. de Talleyrand commence en colère une explication. Sa Majesté l'écoute et lui répond : " Prince de Bénévent, vous nous quittez ? Les eaux vous feront du bien : vous nous donnerez de vos nouvelles. " Le Roi laisse le prince ébahi, se fait reconduire à sa berline et part.

M. de Talleyrand bavait de colère ; le sang-froid de Louis XVIII l'avait démonté : lui, M. de Talleyrand, qui se piquait de tant de sang-froid, être battu sur son propre terrain, planté là, sur une place à Mons, comme l'homme le plus insignifiant : il n'en revenait pas ! Il demeure muet, regarde s'éloigner le carrosse, puis saisissant le duc de Lévis par un bouton de son spencer : " Allez, monsieur le duc, allez dire comme on me traite ! J'ai remis la couronne sur la tête du Roi (il en revenait toujours à cette couronne), et je m'en vais en Allemagne commencer la nouvelle émigration. "

M. de Lévis écoutant en distraction, se haussant sur la pointe du pied, dit : " Prince, je pars, il faut qu'il y ait au moins un grand seigneur avec le Roi. "

M. de Lévis se jeta dans une carriole de louage qui portait le chancelier de France : les deux grandeurs de la monarchie capétienne s'en allèrent côte à côte la rejoindre, à moitié frais, dans une benne mérovingienne.

J'avais prié M. de Duras de travailler à la réconciliation et de m'en donner les premières nouvelles. " Quoi ! m'avait dit M. de Duras, vous restez après ce que vous a dit le Roi ? " M. de Blacas, en partant de Mons de son côté, me remercia de l'intérêt que je lui avais montré.

Je retrouvai M. de Talleyrand embarrassé ; il en était au regret de n'avoir pas suivi mon conseil, et d'avoir, comme un sous-lieutenant mauvaise tête, refusé d'aller le soir chez le Roi ; il craignait que des arrangements eussent lieu sans lui, qu'il ne pût participer à la puissance politique et profiter des tripotages d'argent qui se préparaient. Je lui dis que, bien que je différasse de son opinion, je ne lui en restais pas moins attaché, comme un ambassadeur à son ministre ; qu'au surplus j'avais des amis auprès du Roi, et que j'espérais bientôt apprendre quelque chose de bon. M. de Talleyrand était une vraie tendresse, il se penchait sur mon épaule ; certainement il me croyait dans ce moment un très grand homme.

Je ne tardai point à recevoir un billet de M. de Duras ; il m'écrivait de Cambrai que l'affaire était arrangée, et que M. de Talleyrand allait recevoir l'ordre de se mettre en route : cette fois le prince ne manqua pas d'obéir.

Quel diable me poussait ? Je n'avais point suivi le Roi qui m'avait pour ainsi dire offert ou plutôt donné le ministère de sa maison et qui fut blessé de mon obstination à rester à Mons : je me cassais le cou pour M. de Talleyrand que je connaissais à peine, que je n'estimais point, que je n'admirais point ; pour M. de Talleyrand qui allait entrer dans des combinaisons nullement les miennes, qui vivait dans une atmosphère de corruption dans laquelle je ne pouvais respirer !

Ce fut de Mons même, au milieu de tous ses embarras que le prince de Bénévent envoya M. Duperey toucher à Naples les millions d'un de ses marchés de Vienne. M. de Blacas cheminait en même temps avec l'ambassade de Naples dans sa poche, et d'autres millions que le généreux exilé de Gand lui avait donnés à Mons. Je m'étais tenu dans de bons rapports avec M. de Blacas, précisément parce que tout le monde le détestait ; j'avais encouru l'amitié de M. de Talleyrand pour ma fidélité à un caprice de son humeur ; le Roi m'avait positivement appelé auprès de sa personne ; et je préférai la turpitude d'un homme sans foi à la faveur de Sa Majesté : il était trop juste que je reçusse la récompense de ma stupidité, que je fusse abandonné de tous, pour les avoir voulu servir tous. Je rentrai en France n'ayant pas de quoi payer ma route, tandis que les trésors pleuvaient sur les disgraciés : je méritais cette correction. C'est fort bien de s'escrimer en pauvre chevalier quand tout le monde est cuirassé d'or ; mais encore ne faut-il pas faire des fautes énormes : moi demeuré auprès du Roi, la combinaison du ministère Talleyrand et Fouché devenait presque impossible ; la Restauration commençait par un ministère moral et honorable, toutes les combinaisons de l'avenir pouvaient changer. L'insouciance que j'avais de ma personne me trompa sur l'importance des faits : la plupart des hommes ont le défaut de se trop compter ; j'ai le défaut de ne me pas compter assez : je m'enveloppai dans le dédain habituel de ma fortune ; j'aurais dû voir que la fortune de la France se trouvait liée dans ce moment à celle de mes petites destinées : ce sont de ces enchevêtrements historiques fort communs.

 

2 L23 Chapitre 20

De Mons à Gonesse. - Je m'oppose avec M. le Comte Beugnot à la nomination de Fouché comme ministre : mes raisons. - Le duc de Wellington l'emporte. - Arnouville. - Saint-Denis. - Dernière conversation avec le Roi.

Sorti enfin de Mons, j'arrivai au Cateau-Cambrésis ; M. de Talleyrand m'y rejoignit : nous avions l'air de venir refaire le traité de paix de 1559 entre Henri II de France et Philippe II d'Espagne.

A Cambrai, il se trouva que le marquis de La Suze, maréchal des logis du temps de Fénelon, avait disposé des billets de logement de madame de Lévis, de madame de Chateaubriand et du mien : nous demeurâmes dans la rue, au milieu des feux de joie, de la foule circulant autour de nous et des habitants qui criaient : Vive le Roi ! Un étudiant, ayant appris que j'étais là, nous conduisit à la maison de sa mère.

Les amis des diverses monarchies de France commençaient à paraître ; ils ne venaient pas à Cambrai pour la ligue contre Venise, mais pour s'associer contre les nouvelles constitutions ; ils accouraient mettre aux pieds du Roi leurs fidélités successives et leur haine pour la Charte : passeport qu'ils jugeaient nécessaire auprès de Monsieur ; moi et deux ou trois raisonnables Gilles, nous sentions déjà la jacobinerie.

Le 23 juin, parut la déclaration de Cambrai. Le Roi y disait : " Je ne veux éloigner de ma personne que ces hommes dont la renommée est un sujet de douleur pour la France et d'effroi pour l'Europe. " Or voyez, le nom de Fouché était prononcé avec gratitude par le pavillon Marsan ! Le Roi riait de la nouvelle passion de son frère et disait : " Elle ne lui est pas venue de l'inspiration divine. "

Au livre IV de ces Mémoires je vous ai raconté qu'en traversant Cambrai après les Cent-Jours, je cherchai vainement mon logis du temps du régiment de Navarre et le café que je fréquentais avec La Martinière : tout avait disparu avec ma jeunesse.

De Cambrai, nous allâmes coucher à Roye : la maîtresse de l'auberge prit madame de Chateaubriand pour madame la Dauphine ; elle fut portée en triomphe dans une salle où il y avait une table mise de trente couverts ; la salle, éclairée de bougies, de chandelles et d'un large feu, était suffocante. L'hôtesse ne voulait pas recevoir de payement, et elle disait : " Je me regarde de travers pour n'avoir pas su me faire guillotiner pour nos rois. " Dernière étincelle d'un feu qui avait animé les Français pendant tant de siècles.

Le général Lamothe, beau-frère de M. Laborie, vint envoyé par les autorités de la capitale, nous instruire qu'il nous serait impossible de nous présenter à Paris sans la cocarde tricolore. M. de La Fayette et d'autres commissaires, d'ailleurs fort mal reçus des alliés, voletaient d'état-major en état-major, mendiant près des étrangers un maître quelconque pour la France : tout roi, au choix des Cosaques, serait excellent, pourvu qu'il ne descendît pas de saint Louis et de Louis XIV.

A Roye, on tint conseil : M. de Talleyrand fit attacher deux haridelles à sa voiture et se rendit chez Sa Majesté. Son équipage occupait la largeur de la place, à partir de l'auberge du ministre jusqu'à la porte du roi. Il descendit de son char avec un mémoire qu'il nous lut : il examinait le parti qu'on aurait à suivre en arrivant ; il hasardait quelques mots sur la nécessité d'admettre indistinctement tout le monde au partage des places ; il faisait entendre qu'on pourrait aller généreusement jusqu'aux juges de Louis XVI. Sa Majesté rougit et s'écria en frappant des deux mains les deux bras de son fauteuil : " Jamais ! " Jamais de vingt-quatre heures.

A Senlis, nous nous présentâmes chez un chanoine : sa servante nous reçut comme des chiens ; quant au chanoine, qui n'était pas saint Rieul, patron de la ville, il ne voulut seulement pas nous regarder. Sa bonne avait ordre de ne nous rendre d'autre service que de nous acheter de quoi manger, pour notre argent : le Génie du Christianisme me fut néant. Pourtant Senlis aurait dû nous être de bon augure, puisque ce fut dans cette ville que Henri IV se déroba aux mains de ses geôliers en 1576 : " Je n'ai de regret ", s'écriait en s'échappant le Roi, compatriote de Montaigne, " que pour deux choses que j'ai laissées à Paris : la messe et ma femme. "

De Senlis nous nous rendîmes au berceau de Philippe-Auguste, autrement Gonesse. En approchant du village, nous aperçûmes deux personnes qui s'avançaient vers nous : c'étaient le maréchal Macdonald et mon fidèle ami Hyde de Neuville. Ils arrêtèrent notre voiture et nous demandèrent où était M. de Talleyrand ; ils ne firent aucune difficulté de m'apprendre qu'ils le cherchaient afin d'informer le Roi que Sa Majesté ne devait pas songer à franchir la barrière avant d'avoir pris Fouché pour ministre. L'inquiétude me gagna, car, malgré la manière dont Louis XVIII s'était prononcé à Roye, je n'étais pas très rassuré. Je questionnai le maréchal : " Quoi ! monsieur le maréchal, lui dis-je, est-il certain que nous ne pouvons rentrer qu'à des conditions si dures ? - Ma foi, monsieur le vicomte, me répondit le maréchal, je n'en suis pas bien convaincu. "

Le Roi s'arrêta deux heures à Gonesse. Je laissai madame de Chateaubriand au milieu du grand chemin dans sa voiture, et j'allai au conseil à la mairie. Là fut mise en délibération une mesure d'où devait dépendre le sort futur de la monarchie. La discussion s'entama : je soutins, seul avec M. Beugnot, qu'en aucun cas Louis XVIII ne devait admettre dans ses conseils M. Fouché. Le Roi écoutait : je voyais qu'il eût tenu volontiers la parole de Roye ; mais il était absorbé par Monsieur et pressé par le duc de Wellington.

Dans un chapitre de la Monarchie selon la Charte , j'ai résumé les raisons que je fis valoir à Gonesse. J'étais animé ; la parole parlée a une puissance qui s'affaiblit dans la parole écrite : " Partout où il y a une tribune ouverte, dis-je dans ce chapitre, quiconque peut être exposé à des reproches d'une certaine nature ne peut être placé à la tête du gouvernement. Il y a tel discours, tel mot, qui obligerait un pareil ministre à donner sa démission en sortant de la Chambre. C'est cette impossibilité résultante du principe libre des gouvernements représentatifs que l'on ne sentit pas lorsque toutes les illusions se réunirent pour porter un homme fameux au ministère, malgré la répugnance trop fondée de la couronne. L'élévation de cet homme devait produire l'une de ces deux choses : ou l'abolition de la Charte, ou la chute du ministère à l'ouverture de la session. Se représente-t-on le ministre dont je veux parler, écoutant à la Chambre des députés la discussion sur le 21 janvier, pouvant être apostrophé à chaque instant par quelque député de Lyon, et toujours menacé du terrible Tu es ille vir ! Les hommes de cette sorte ne peuvent être employés ostensiblement qu'avec les muets du sérail de Bajazet, ou les muets du Corps législatif de Bonaparte. " Je disais : " Que deviendra le ministre si un député, montant à la tribune un Moniteur à la main, lit le rapport de la Convention du 9 août 1795 ; s'il demande l'expulsion de Fouché comme indigne en vertu de ce rapport qui le chassait , lui Fouché (je cite textuellement), comme un voleur et un terroriste, dont la conduite atroce et criminelle communiquait le déshonneur et l'opprobre à toute assemblée quelconque dont il deviendrait membre ? "

Voilà les choses que l'on a oubliées !

Après tout, avait-on le malheur de croire qu'un homme de cette espèce pouvait jamais être utile ? il fallait le laisser derrière le rideau, consulter sa triste expérience ; mais faire violence à la couronne et à l'opinion, appeler à visage découvert un pareil ministre aux affaires, un homme que Bonaparte, dans ce moment même, traitait d'infâme, n'était-ce pas déclarer qu'on renonçait à la liberté et à la vertu ? Une couronne vaut-elle un pareil sacrifice ? On n'était plus maître d'éloigner personne, qui pouvait-on exclure après avoir pris Fouché ?

Les partis agissaient sans songer à la forme du gouvernement qu'ils avaient adoptée ; tout le monde parlait de constitution, de liberté, d'égalité, de droit des peuples et personne n'en voulait ; verbiage à la mode : on demandait, sans y penser, des nouvelles de la Charte, tout en espérant qu'elle crèverait bientôt. Libéraux et royalistes inclinaient au gouvernement absolu, amendé par les moeurs : c'est le tempérament et le train de la France. Les intérêts matériels dominaient. On ne voulait point renoncer à ce qu'on avait, dit-on, fait pendant la Révolution ; chacun était chargé de sa propre vie et prétendait en onérer le voisin : le mal, assurait-on, était devenu un élément public, lequel devait désormais se combiner avec les gouvernements, et entrer comme principe vital dans la société.

Ma lubie, relative à une Charte mise en mouvement par l'action religieuse et morale, a été la cause du mauvais vouloir que certains partis m'ont porté : pour les royalistes, j'aimais trop la liberté ; pour les révolutionnaires, je méprisais trop les crimes. Si je ne m'étais trouvé là, à mon grand détriment, pour me faire maître d'école de constitutionnalité, dès les premiers jours les ultra et les jacobins auraient mis la Charte dans la poche de leur frac à fleurs de lis, ou de leur carmagnole à la Cassius.

M. de Talleyrand n'aimait pas M. Fouché ; M. Fouché détestait et, ce qu'il y a de plus étrange, méprisait M. de Talleyrand : il était difficile d'arriver à ce succès. M. de Talleyrand, qui d'abord eût été content de n'être pas accouplé à M. Fouché, sentant que celui-ci était inévitable, donna les mains au projet ; il ne s'aperçut pas qu'avec la Charte (lui surtout uni au mitrailleur de Lyon) il n'était guère plus possible que Fouché.

Promptement se vérifia ce que j'avais annoncé : on n'eut pas le profit de l'admission du duc d'Otrante, on n'en eut que l'opprobre ; l'ombre des Chambres approchant suffit pour faire disparaître des ministres trop exposés à la franchise de la tribune.

Mon opposition fut inutile : selon l'usage des caractères faibles, le Roi leva la séance sans rien déterminer ; l'ordonnance ne devait être arrêtée qu'au château d'Arnouville.

On ne tint point conseil en règle dans cette dernière résidence ; les intimes et les affiliés au secret furent seuls assemblés. M. de Talleyrand, nous ayant devancés, prit langue avec ses amis. Le duc de Wellington arriva : je le vis passer en calèche ; les plumes de son chapeau flottaient en l'air ; il venait octroyer à la France M. Fouché et M. de Talleyrand, comme le double présent que la victoire de Waterloo faisait à notre patrie. Lorsqu'on lui représentait que le régicide de M. le duc d'Otrante était peut-être un inconvénient, il répondait : " C'est une frivolité . " Un Irlandais protestant, un général anglais étranger à nos moeurs et à notre histoire, un esprit ne voyant dans l'année française de 1793 que l'antécédent anglais de l'année 1649, était chargé de régler nos destinées ! L'ambition de Bonaparte nous avait réduits à cette misère.

Je rôdais à l'écart dans les jardins d'où le contrôleur général Machault, à l'âge de quatre-vingt-treize ans, était allé s'éteindre aux Madelonnettes ; car la mort dans sa grande revue n'oubliait alors personne. Je n'étais plus appelé ; les familiarités de l'infortune commune avaient cessé entre le souverain et le sujet : le Roi se préparait à rentrer dans son palais, moi dans ma retraite. Le vide se reforme autour des monarques sitôt qu'ils retrouvent le pouvoir. J'ai rarement traversé sans faire des réflexions sérieuses les salons silencieux et déshabités des Tuileries, qui me conduisaient au cabinet du Roi : à moi, déserts d'une autre sorte, solitudes infinies où les mondes mêmes s'évanouissent devant Dieu, seul être réel.

On manquait de pain à Arnouville ; sans un officier du nom de Dubourg et qui dénichait de Gand comme nous, nous eussions jeûné. M. Dubourg alla à la picorée [Nous retrouverons mon ami, le général Dubourg, dans les journées de juillet. (N.d.A.)] ; il nous rapporta la moitié d'un mouton au logis du maire en fuite. Si la servante de ce maire, héroïne de Beauvais demeurée seule, avait eu des armes, elle nous aurait reçus comme Jeanne Hachette.

Nous nous rendîmes à Saint-Denis : sur les deux bords de la chaussée s'étendaient les bivouacs des Prussiens et des Anglais ; les yeux rencontraient au loin les campaniles de l'abbaye : dans ses fondements Dagobert jeta ses joyaux, dans ses souterrains les races successives ensevelirent leurs rois et leurs grands hommes ; quatre mois passés, nous avions déposé là les os de Louis XVI pour tenir lieu des autres poussières. Lorsque je revins de mon premier exil en 1800, j'avais traversé cette même plaine de Saint-Denis ; il n'y campait encore que les soldats de Napoléon ; des Français remplaçaient encore les vieilles bandes du connétable de Montmorency.

Un boulanger nous hébergea. Le soir, vers les neuf heures, j'allai faire ma cour au Roi. Sa Majesté était logée dans les bâtiments de l'abbaye : on avait toutes les peines du monde à empêcher les petites filles de la Légion d'honneur de crier : Vive Napoléon ! J'entrai d'abord dans l'église ; un pan de mur attenant au cloître était tombé : l'antique abbatial n'était éclairé que d'une lampe. Je fis ma prière à l'entrée du caveau où j'avais vu descendre Louis XVI : plein de crainte sur l'avenir, je ne sais si j'ai jamais eu le coeur noyé d'une tristesse plus profonde et plus religieuse. Ensuite je me rendis chez Sa Majesté : introduit dans une des chambres qui précédaient celle du Roi, je ne trouvai personne ; je m'assis dans un coin et j'attendis. Tout à coup une porte s'ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du Roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l'évêque apostat fut caution du serment.

Le lendemain, le faubourg Saint-Germain arriva : tout se mêlait de la nomination de Fouché déjà obtenue, la religion comme l'impiété, la vertu comme le vice, le royaliste comme le révolutionnaire, l'étranger comme le Français ; on criait de toute part : " Sans Fouché point de sûreté pour le Roi, sans Fouché point de salut pour la France ; lui seul a déjà sauvé la patrie, lui seul peut achever son ouvrage. " La vieille duchesse de Duras était une des nobles dames les plus animées à l'hymne ; le bailli de Crussol, survivant de Malte, faisait chorus ; il déclarait que si sa tête était encore sur ses épaules, c'est que M. Fouché l'avait permis. Les peureux avaient eu tant de frayeur de Bonaparte, qu'ils avaient pris le massacreur de Lyon pour un Titus. Pendant plus de trois mois les salons du faubourg Saint-Germain me regardèrent comme un mécréant parce que je désapprouvais la nomination de leurs ministres. Ces pauvres gens, ils s'étaient prosternés aux pieds des parvenus ; ils n'en faisaient pas moins des cancans de leur noblesse, de leur haine contre les révolutionnaires, de leur fidélité à toute épreuve, de l'inflexibilité de leurs principes, et ils adoraient Fouché !

Fouché avait senti l'incompatibilité de son existence ministérielle avec le jeu de la monarchie représentative : comme il ne pouvait s'amalgamer avec les éléments d'un gouvernement légal, il essaya de rendre les éléments politiques homogènes à sa propre nature. Il avait créé une terreur factice ; supposant des dangers imaginaires, il prétendait forcer la couronne à reconnaître les deux Chambres de Bonaparte et à recevoir la déclaration des droits qu'on s'était hâté de parachever ; on murmurait même quelques mots sur la nécessité d'exiler Monsieur et ses fils : le chef-d'oeuvre eût été d'isoler le Roi.

On continuait à être dupe : en vain la garde nationale passait par-dessus les murs de Paris et venait protester de son dévouement ; on assurait que cette garde était mal disposée. La faction avait fait fermer les barrières afin d'empêcher le peuple, resté royaliste pendant les Cent-Jours, d'accourir, et l'on disait que ce peuple menaçait d'égorger Louis XVIII à son passage. L'aveuglement était miraculeux, car l'armée française se retirait sur la Loire, cent cinquante mille alliés occupaient les postes extérieurs de la capitale et l'on prétendait toujours que le Roi n'était pas assez fort pour pénétrer dans une ville où il ne restait pas un soldat, où il n'y avait plus que des bourgeois, très capables de contenir une poignée de fédérés, s'ils s'étaient avisés de remuer. Malheureusement le Roi, par une suite de coïncidences fatales, semblait le chef des Anglais et des Prussiens ; il croyait être environné de libérateurs, et il était accompagné d'ennemis ; il paraissait entouré d'une escorte d'honneur, et cette escorte n'était en réalité que les gendarmes qui le menaient hors de son royaume : il traversait seulement Paris en compagnie des étrangers dont le souvenir servirait un jour de prétexte au bannissement de sa race.

Le gouvernement provisoire formé depuis l'abdication de Bonaparte fut dissous par une espèce d'acte d'accusation contre la couronne : pierre d'attente sur laquelle on espérait bâtir un jour une nouvelle révolution.

A la première Restauration j'étais d'avis que l'on gardât la cocarde tricolore : elle brillait de toute sa gloire ; la cocarde blanche était oubliée ; en conservant des couleurs qu'avaient légitimées tant de triomphes, on ne préparait point à une révolution prévoyable un signe de ralliement. Ne pas prendre la cocarde blanche eut été sage ; l'abandonner après qu'elle avait été portée par les grenadiers mêmes de Bonaparte était une lâcheté : on ne passe point impunément sous les fourches caudines ; ce qui déshonore est funeste : un soufflet ne vous fait physiquement aucun mal, et cependant il vous tue.

Avant de quitter Saint-Denis je fus reçu par le Roi et j'eus avec lui cette conversation :

" Eh bien ! " me dit Louis XVIII, ouvrant le dialogue par cette exclamation.

- Eh bien, sire, vous prenez le duc d'Otrante ?

- Il l'a bien fallu : depuis mon frère jusqu'au bailli de Crussol (et celui-là n'est pas suspect), tous disaient que nous ne pouvions pas faire autrement : qu'en pensez-vous ?

- Sire, la chose est faite : je demande à Votre Majesté la permission de me taire.

- Non, non, dites : vous savez comme j'ai résisté depuis Gand.

- Sire, je ne fais qu'obéir à vos ordres ; pardonnez à ma fidélité : je crois la monarchie finie. "

Le Roi garda le silence ; je commençais à trembler de ma hardiesse, quand Sa Majesté reprit :

" Eh bien, monsieur de Chateaubriand, je suis de votre avis. "

Cette conversation termine mon récit des Cent-Jours .

 

2 L24 Livre vingt-quatrième

1. Bonaparte à la Malmaison. - Abandon général. - 2. Départ de la Malmaison. - Rambouillet. - Rochefort. - 3. Bonaparte se réfugie sur la flotte anglaise. - Il écrit au prince régent. - 4. Bonaparte sur le Bellérophon . - Torbay. - Acte qui confine Bonaparte à Sainte-Hélène. - Il passe sur le Northumberland et fait voile. - 5. Jugement sur Bonaparte. - 6. Caractère de Bonaparte. - 7. Si Bonaparte nous a laissé en renommée ce qu'il nous a ôté en force ? - 8. Inutilité des vérités ci-dessus exposées. - 9. Ile de Sainte-Hélène. - Bonaparte traverse l'Atlantique. - 10. Napoléon prend terre à Sainte Hélène. - Son établissement à Longwood. - Précautions. - Vie à Longwood. - Visites. - 11. Manzoni. - Maladie de Bonaparte. - Ossian. - Rêveries de Napoléon à la vue de la mer. - Projets d'enlèvement. - Dernière occupation de Bonaparte. - Il se couche et ne se relève plus. - Il dicte son testament. - Sentiments religieux de Napoléon. - L'aumônier Vignali. - Napoléon apostrophe Antomarchi, son médecin. - Il reçoit les derniers sacrements. - Il expire. - 12. Funérailles. - 13. Destruction du monde napoléonien. - 14. Mes derniers rapports avec Bonaparte. - 15. Sainte-Hélène depuis la mort de Napoléon. - 16. Exhumation de Bonaparte. - 17. Ma visite à Cannes.

 

2 L24 Chapitre 1

Bonaparte à la Malmaison. - Abandon général.

Si un homme était soudain transporté des scènes les plus bruyantes de la vie au rivage silencieux de l'océan glacé, il éprouverait ce que j'éprouve auprès du tombeau de Napoléon, car nous voici tout à coup au bord de ce tombeau.

Sorti de Paris le 29 juin, Napoléon attendait à la Malmaison l'instant de son départ de France. Je retourne à lui : revenant sur les jours écoulés, anticipant sur les temps futurs, je ne le quitterai plus qu'après sa mort.

La Malmaison, où l'empereur se reposa, était vide. Joséphine était morte ; Bonaparte dans cette retraite se trouvait seul. Là il avait commencé sa fortune ; là il avait été heureux ; là il s'était enivré de l'encens du monde ; là, du sein de son tombeau, partaient les ordres qui troublaient la terre. Dans ces jardins où naguère les pieds de la foule râtelaient les allées sablées, l'herbe et les ronces verdissaient ; je m'en étais assuré en m'y promenant. Déjà, faute de soins, dépérissaient les arbres étrangers ; sur les canaux ne voguaient plus les cygnes noirs de l'Océanie ; la cage n'emprisonnait plus les oiseaux du tropique : ils s'étaient envolés pour aller attendre leur hôte dans leur patrie.

Bonaparte aurait pu cependant trouver un sujet de consolation en tournant les yeux vers ses premiers jours : les rois tombés s'affligent surtout, parce qu'ils n'aperçoivent en amont de leur chute qu'une splendeur héréditaire et les pompes de leur berceau : mais que découvrait Napoléon antérieurement à ses prospérités ? la crèche de sa naissance dans un village de Corse. Plus magnanime en jetant le manteau de pourpre, il aurait repris avec orgueil le sayon du chevrier ; mais les hommes ne se replacent point à leur origine quand elle fut humble ; il semble que l'injuste ciel les prive de leur patrimoine lorsqu'à la loterie du sort ils ne font que perdre ce qu'ils avaient gagné, et néanmoins la grandeur de Napoléon vient de ce qu'il était parti de lui-même : rien de son sang ne l'avait précédé et n'avait préparé sa puissance.

A l'aspect de ces jardins abandonnés, de ces chambres déshabitées, de ces galeries fanées par les fêtes, de ces salles où les chants et la musique avaient cessé, Napoléon pouvait repasser sur sa carrière : il se pouvait demander si avec un peu plus de modération il n'aurait pas conservé ses félicités. Des étrangers, des ennemis, ne le bannissaient pas maintenant ; il ne s'en allait pas quasi-vainqueur, laissant les nations dans l'admiration de son passage, après la prodigieuse campagne de 1814 ; il se retirait battu. Des Français, des amis, exigeaient son abdication immédiate, pressaient son départ, ne le voulaient plus même pour général, lui dépêchaient courriers sur courriers, pour l'obliger à quitter le sol sur lequel il avait versé autant de gloire que de fléaux.

A cette leçon si dure se joignaient d'autres avertissements : les Prussiens rôdaient dans le voisinage de la Malmaison ; Blucher, aviné, ordonnait en trébuchant de saisir, de pendre le conquérant qui avait mis le pied sur le cou des rois . La rapidité des fortunes, la vulgarité des moeurs, la promptitude de l'élévation et de l'abaissement des personnages modernes ôtera, je le crains, à notre temps, une partie de la noblesse de l'histoire : Rome et la Grèce n'ont point parlé de pendre Alexandre et César.

Les scènes qui avaient eu lieu en 1814 se renouvelèrent en 1815, mais avec quelque chose de plus choquant parce que les ingrats étaient stimulés par la peur : il se fallait débarrasser de Napoléon vite ; les alliés arrivaient ; Alexandre n'était pas là, au premier moment, pour tempérer le triomphe et contenir l'insolence de la fortune ; Paris avait cessé d'être orné de sa lustrale inviolabilité ; une première invasion avait souillé le sanctuaire ; ce n'était plus la colère de Dieu qui tombait sur nous, c'était le mépris du ciel : le foudre s'était éteint.

Toutes les lâchetés avaient acquis par les Cent-Jours un nouveau degré de malignité ; affectant de s'élever, par amour de la patrie, au-dessus des attachements personnels, elles s'écriaient que Bonaparte était aussi trop criminel d'avoir violé les traités de 1814. Mais les vrais coupables n'étaient-ils pas ceux qui favorisèrent ses desseins ? Si, en 1815, au lieu de lui refaire des armées, après l'avoir délaissé une première fois pour le délaisser encore, ils lui avaient dit, lorsqu'il vint coucher aux Tuileries : " Votre génie vous a trompé ; l'opinion n'est plus à vous ; prenez pitié de la France. Retirez-vous après cette dernière visite à la terre ; allez vivre dans la patrie de Washington. Qui sait si les Bourbons ne commettront point de fautes ? qui sait si un jour la France ne tournera pas les yeux vers vous, lorsque à l'école de la liberté, vous aurez appris le respect des lois ? Vous reviendrez alors, non en ravisseur qui fond sur sa proie, mais en grand citoyen pacificateur de son pays. "

Ils ne lui tinrent point ce langage : ils se prêtèrent aux passions de leur chef revenu ; ils contribuèrent à l'aveugler, sûrs qu'ils étaient de profiter de sa victoire ou de sa défaite. Le soldat seul mourut pour Napoléon avec une sincérité admirable ; le reste ne fut qu'un troupeau paissant, s'engraissant à droite et à gauche. Encore si les vizirs du calife dépouillé s'étaient contentés de lui tourner le dos ! mais non : ils profitaient de ses derniers instants ; ils l'accablaient de leurs sordides demandes ; tous voulaient tirer de l'argent de sa pauvreté.

Oncques ne fut plus complet abandon ; Bonaparte y avait donné lieu : insensible aux peines d'autrui, le monde lui rendit indifférence pour indifférence. Ainsi que la plupart des despotes, il était bien avec sa domesticité ; au fond il ne tenait à rien : homme solitaire, il se suffisait ; le malheur ne fit que le rendre au désert de sa vie.

Quand je recueille mes souvenirs, quand je me rappelle avoir vu Washington dans sa petite maison de Philadelphie, et Bonaparte dans ses palais, il me semble que Washington, retiré dans son champ de la Virginie, ne devait pas éprouver les syndérèses de Bonaparte attendant l'exil dans ses jardins de la Malmaison. Rien n'était changé dans la vie du premier ; il retombait sur ses habitudes modestes ; il ne s'était point élevé au-dessus de la félicité des laboureurs qu'il avait affranchis ; tout était bouleversé dans la vie du second.

 

2 L24 Chapitre 2

Départ de la Malmaison. - Rambouillet. - Rochefort.

Napoléon quitta la Malmaison accompagné des généraux Bertrand, Rovigo et Becker, ce dernier en qualité de surveillant ou de commissaire. Chemin faisant il lui prit envie de s'arrêter à Rambouillet. Il en partit pour s'embarquer à Rochefort, comme Charles X pour s'embarquer à Cherbourg ; Rambouillet, retraite inglorieuse où s'éclipsa ce qu'il y eut de plus grand, en race et en homme ; lieu fatal où mourut François Ier ; où Henri III, échappé des barricades, coucha tout botté en passant ; où Louis XVI a laissé son ombre ! Heureux Louis, Napoléon et Charles, s'ils n'eussent été que les obscurs gardiens des troupeaux de Rambouillet ! Arrivé à Rochefort, Napoléon hésitait : la commission exécutive envoyait des ordres impératifs : " Les garnisons de Rochefort et de La Rochelle doivent, disaient ces dépêches, prêter main-forte pour faire embarquer Napoléon... Employez la force... faites-le partir... ses services ne peuvent être acceptés. "

Les services de Napoléon ne pouvaient être acceptés ! Et n'aviez-vous pas accepté ses bienfaits et ses chaînes ? Napoléon ne s'en allait point ; il était chassé : et par qui ?

Bonaparte n'avait cru qu'à la fortune ; il n'accordait au malheur ni le feu ni l'eau ; il avait d'avance innocenté les ingrats : un juste talion le faisait comparaître devant son système. Quand le succès cessant d'animer sa personne s'incarna dans un autre individu, les disciples abandonnèrent le maître pour l'école. Moi qui crois à la légitimité des bienfaits et à la souveraineté du malheur, si j'avais servi Bonaparte, je ne l'aurais pas quitté ; je lui aurais prouvé, par ma fidélité, la fausseté de ses principes politiques ; en partageant ses disgrâces, je serais resté auprès de lui, comme un démenti vivant de ses stériles doctrines et du peu de valeur du droit de la prospérité.

Depuis le 1er juillet, des frégates l'attendaient dans la rade de Rochefort : des espérances qui ne meurent jamais, des souvenirs inséparables d'un dernier adieu, l'arrêtèrent. Qu'il devait regretter les jours de son enfance alors que ses yeux sereins n'avaient point encore vu tomber la première pluie ? Il laissa le temps à la flotte anglaise d'approcher. Il pouvait encore s'embarquer sur deux lougres qui devaient joindre en mer un navire danois (c'est le parti que prit son frère Joseph) ; mais la résolution lui faillit en regardant le rivage de France. Il avait aversion d'une république ; l'égalité et la liberté des Etats-Unis lui répugnaient. Il penchait à demander un asile aux Anglais : " Quel inconvénient trouvez-vous à ce parti ? " disait-il à ceux qu'il consultait. " L'inconvénient de vous déshonorer lui répondit un officier de marine : vous ne devez pas même tomber mort entre les mains des Anglais. Ils vous feront empailler pour vous montrer à un schelling par tête. "

 

2 L24 Chapitre 3

Bonaparte se réfugie sur la flotte anglaise. - Il écrit au prince régent.

Malgré ces observations, l'empereur résolut de se livrer à ses vainqueurs. Le 13 juillet, Louis XVIII étant déjà à Paris depuis cinq jours, Napoléon envoya au capitaine du vaisseau anglais le Bellérophon cette lettre pour le prince régent :

" Altesse Royale, en butte aux factions qui divisent mon pays et à l'inimitié des plus grandes puissances de l'Europe, j'ai terminé ma carrière politique, et je viens, comme Thémistocle, m'asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse Royale comme du plus puissant, du plus constant et du plus généreux de mes ennemis.

Rochefort, 13 juillet 1815. "

Si Bonaparte n'avait pendant vingt ans accablé d'outrages le peuple anglais, son gouvernement, son roi et l'héritier de ce roi, on aurait pu trouver quelque convenance de ton dans cette lettre ; mais comment cette Altesse Royale , tant méprisée, tant insultée par Napoléon, est-elle devenue tout à coup le plus puissant , le plus constant , le plus généreux des ennemis, par la seule raison qu'elle est victorieuse ? Il ne pouvait pas être persuadé de ce qu'il disait ; or ce qui n'est pas vrai n'est pas éloquent. La phrase exposant le fait d'une grandeur tombée qui s'adresse à un ennemi est belle ; l'exemple banal de Thémistocle est de trop.

Il y a quelque chose de pire qu'un défaut de sincérité dans la démarche de Bonaparte ; il y a oubli de la France : l'empereur ne s'occupa que de sa catastrophe individuelle ; la chute arrivée, nous ne comptârnes plus pour rien à ses yeux. Sans penser qu'en donnant la préférence à l'Angleterre sur l'Amérique, son choix devenait un outrage au deuil de la patrie, il sollicita un asile du gouvernement qui depuis vingt ans soudoyait l'Europe contre nous, de ce gouvernement dont le commissaire à l'armée russe, le général Wilson, pressait Kutuzoff dans la retraite de Moscou, d'achever de nous exterminer : les Anglais, heureux à la bataille finale, campaient dans le bois de Boulogne. Allez donc, ô Thémistocle, vous asseoir tranquillement au foyer britannique, tandis que la terre n'a pas encore achevé de boire le sang français versé pour vous à Waterloo ! Quel rôle le fugitif, fêté peut-être, eût-il joué au bord de la Tamise, en face de la France envahie, de Wellington devenu dictateur au Louvre ? La haute fortune de Napoléon le servit mieux : les Anglais, se laissant emporter à une politique étroite et rancunière, manquèrent leur dernier triomphe ; au lieu de perdre leur suppliant en l'admettant à leurs bastilles ou à leurs festins, ils lui rendirent plus brillante pour la postérité la couronne qu'ils croyaient lui avoir ravie. Il s'accrut dans sa captivité de l'énorme frayeur des puissances : en vain l'océan l'enchaînait, l'Europe armée campait au rivage, les yeux attachés sur la mer.

 

2 L24 Chapitre 4

Bonaparte sur le Bellérophon . - Torbay. - Acte qui confirme Bonaparte à Sainte-Hélène. - Il passe sur le Northumberland et fait voile.

Le 15 juillet, l' Epervier transporta Bonaparte au Bellérophon . L'embarcation française était si petite, que du bord du vaisseau anglais on n'apercevait pas le géant sur les vagues. L'empereur, en abordant le capitaine Maitland, lui dit : " Je viens me mettre sous la protection des lois de l'Angleterre. " Une fois du moins le contempteur des lois en confessait l'autorité.

La flotte fit voile pour Torbay : une foule de barques se croisaient autour du Bellérophon ; même empressement à Plymouth. Le 30 juillet, lord Keith délivra au requérant l'acte qui le confinait à Sainte-Hélène : " C'est pis que la cage de Tamerlan ", dit Napoléon.

Cette violation du droit des gens et du respect de l'hospitalité était révoltante : si vous recevez le jour dans un navire quelconque , pourvu qu'il soit sous voile , vous êtes Anglais de naissance ; en vertu des vieilles coutumes de Londres, les flots sont réputés terre d'Albion . Et un navire anglais n'était point pour un suppliant un autel inviolable, il ne plaçait point le grand homme qui embrassait la poupe du Bellérophon sous la protection du trident britannique ! Bonaparte protesta ; il argumenta de lois, parla de trahison et de perfidie, en appela à l'avenir : cela lui allait-il bien ? ne s'était-il pas ri de la justice ? n'avait-il pas dans sa force foulé aux pieds les choses saintes dont il invoquait la garantie ? n'avait-il pas enlevé Toussaint-Louverture et le roi d'Espagne ? n'avait-il pas fait arrêter et détenir prisonniers pendant des années les voyageurs anglais qui se trouvaient en France au moment de la rupture du traité d'Amiens ? Permis donc à la marchande Angleterre d'imiter ce qu'il avait fait lui-même, et d'user d'ignobles représailles ; mais on pouvait agir autrement. Le droit public et le droit des gens furent violés dans la personne du duc d'Enghien ; le sang héroïque des Condé n'a jamais réclamé une goutte de sang de l'immortel soldat abattu. La lettre de M. Dupin nous a fait connaître la magnanimité de l'infortuné duc de Bourbon à propos des cendres de son fils [Voyez le (Seizième) livre de ces Mémoires . (N.d.A.)] .

Chez Napoléon, la grandeur du coeur ne répondait pas à la largeur de la tête : ses querelles avec les Anglais sont déplorables ; elles révoltent lord Byron. Comment daigna-t-il honorer d'un mot ses geôliers ? on souffre de le voir s'abaisser à des conflits de paroles avec lord Keith à Torbay, avec sir Hudson Lowe à Sainte-Hélène, publier des factums parce qu'on lui manque de foi, chicaner sur un titre, sur un peu plus, sur un peu moins d'or ou d'honneurs. Bonaparte, réduit à lui-même, était réduit à sa gloire, et cela lui devait suffire : il n'avait rien à demander aux hommes ; il ne traitait pas assez despotiquement l'adversité ; on lui aurait pardonné d'avoir fait du malheur son dernier esclave. Je ne trouve de remarquable dans sa protestation contre la violation de l'hospitalité que la date et la signature de cette protestation : " A bord du Bellérophon, à la mer. Napoléon . " Ce sont là des harmonies d'immensité.

Du Bellérophon, Bonaparte passa sur le Northumberland . Deux frégates chargées de la garnison future de Sainte-Hélène l'escortaient. Quelques officiers de cette garnison avaient combattu à Waterloo. On permit à cet explorateur du globe de garder auprès de lui M. et madame Bertrand, MM. de Montholon, Gourgaud et de Las Cases volontaires et généreux passagers sur la planche submergée. Par un article des instructions du capitaine, Bonaparte devait être désarmé : Napoléon seul, prisonnier dans un vaisseau, au milieu de l'océan, désarmé ! quelle magnifique terreur de sa puissance ! Mais quelle leçon du ciel donnée aux hommes qui abusent du glaive ! La stupide amirauté traitait en sentencié de Botany-Bay le grand convict de la race humaine : le prince Noir fit-il désarmer le roi Jean ?

L'escadre leva l'ancre. Depuis la barque qui porta César, aucun vaisseau ne fut chargé d'une pareille destinée. Bonaparte se rapprochait de cette mer des miracles, où l'Arabe du Sinaï l'avait vu passer. La dernière terre de France que découvrit Napoléon fut le cap la Hogue ; autre trophée des Anglais.

L'empereur s'était trompé dans l'intérêt de sa mémoire, lorsqu'il avait désiré rester en Europe ; il n'aurait bientôt été qu'un prisonnier vulgaire ou flétri : son vieux rôle était terminé. Mais du delà de ce rôle une nouvelle position le rajeunit d'une renommée nouvelle. Aucun homme de bruit universel n'a eu une fin pareille à celle de Napoléon. On ne le proclama point, comme à sa première chute, autocrate de quelque carrière de fer et de marbre, les unes pour lui fournir une épée, les autres une statue ; aigle, on lui donna un rocher à la pointe duquel il est demeuré au soleil jusqu'à sa mort, et d'où il était vu de toute la terre.

 

2 L24 Chapitre 5

Jugement sur Bonaparte.

Au moment où Bonaparte quitte l'Europe, où il abandonne sa vie pour aller chercher les destinées de sa mort, il convient d'examiner cet homme à deux existences, de peindre le faux et le vrai Napoléon : ils se confondent et forment un tout, du mélange de leur réalité et de leur mensonge. Je vous prie d'avoir en mémoire ce que je vous ai fait remarquer de l'homme, quand j'en ai parlé à la mort du duc d'Enghien ; quand je vous l'ai montré agissant en Europe avant, pendant et après la campagne de Russie ; quand j'ai rendu compte de ma brochure " De Bonaparte et des Bourbons ". Le parallèle de Washington dans le (Sixième) livre de ces Mémoires jette encore quelque lumière sur le caractère de Napoléon.

De la réunion de ces remarques il résulte que Bonaparte était un poète en action, un génie immense dans la guerre, un esprit infatigable, habile et sensé dans l'administration, un législateur laborieux et raisonnable. C'est pourquoi il a tant de prise sur l'imagination des peuples, et tant d'autorité sur le jugement des hommes positifs. Mais comme politique ce sera toujours un homme défectueux aux yeux des hommes d'Etat. Cette observation, échappée à la plupart de ses panégyristes, deviendra, j'en suis convaincu, l'opinion définitive qui restera de lui ; elle expliquera le contraste de ses actions prodigieuses et de leurs misérables résultats. A Sainte-Hélène, il a condamné lui-même avec sévérité sa conduite politique sur deux points : la guerre d'Espagne et la guerre de Russie ; il aurait pu étendre sa confession à d'autres coulpes. Ses enthousiastes ne soutiendront peut-être pas qu'en se blâmant il s'est trompé sur lui-même. Récapitulons :

Bonaparte agit contre toute prudence, sans parler de nouveau de ce qu'il y eut d'odieux dans l'action, en tuant le duc d'Enghien : il attacha un poids à sa vie. Malgré les puérils apologistes, cette mort ainsi que nous l'avons vu, fut le levain secret des discordes qui éclatèrent dans la suite entre Alexandre et Napoléon, comme entre la Prusse et la France.

L'entreprise sur l'Espagne fut complètement abusive : la Péninsule était à l'empereur ; il en pouvait tirer le parti le plus avantageux : au lieu de cela, il en fit une école pour les soldats anglais, et le principe de sa propre destruction par le soulèvement d'un peuple.

La détention du pape et la réunion des Etats de l'Eglise à la France n'étaient que le caprice de la tyrannie par lequel il perdit l'avantage de passer pour le restaurateur de la religion.

Bonaparte ne s'arrêta pas lorsqu'il eut épousé la fille des Césars, ainsi qu'il l'aurait dû faire : la Russie et l'Angleterre lui criaient merci.

Il ne ressuscita pas la Pologne, quand du rétablissement de ce royaume dépendait le salut de l'Europe.

Il se précipita sur la Russie malgré les représentations de ses généraux et de ses conseillers.

La folie commencée, il dépassa Smolensk ; tout lui disait qu'il ne devait pas aller plus loin à son premier pas, que sa première campagne du Nord était finie, et que la seconde (il le sentait lui-même) le rendrait maître de l'empire des czars.

Il ne sut ni computer les jours, ni prévoir l'effet des climats, que tout le monde à Moscou computait et prévoyait. Voyez en son lieu ce que j'ai dit du blocus continental et de la Confédération du Rhin ; le premier, conception gigantesque, mais acte douteux ; la seconde ouvrage considérable, mais gâté dans l'exécution par l'instinct de camp et l'esprit de fiscalité. Napoléon reçut en don la vieille monarchie française telle que l'avaient faite les siècles et une succession ininterrompue de grands hommes, telle que l'avaient laissée la majesté de Louis XIV et les alliances de Louis XV, telle que l'avait agrandie la République. Il s'assit sur ce magnifique piédestal, étendit les bras, se saisit des peuples et les ramassa autour de lui ; mais il perdit l'Europe avec autant de promptitude qu'il l'avait prise ; il amena deux fois les alliés à Paris, malgré les miracles de son intelligence militaire. Il avait le monde sous ses pieds et il n'en a tiré qu'une prison pour lui, un exil pour sa famille la perte de toutes ses conquêtes et d'une portion du vieux sol français.

C'est là l'histoire prouvée par les faits et que personne ne saurait nier. D'où naissaient les fautes que je viens d'indiquer, suivies d'un dénouement si prompt et si funeste. Elles naissaient de l'imperfection de Bonaparte en politique.

Dans ses alliances il n'enchaînait les gouvernements que par des concessions de territoire, dont il changeait bientôt les limites ; montrant sans cesse l'arrière-pensée de reprendre ce qu'il avait donné, faisant toujours sentir l'oppresseur ; dans ses envahissements, il ne réorganisait rien, l'Italie exceptée. Au lieu de s'arrêter après chaque pas pour relever sous une autre forme derrière lui ce qu'il avait abattu, il ne discontinuait pas son mouvement de progression parmi des ruines : il allait si vite, qu'à peine avait-il le temps de respirer où il passait. S'il eût, par une espèce de traité de Westphalie, réglé et assuré l'existence des Etats en Allemagne, en Prusse, en Pologne, à sa première marche rétrograde, il se fût adossé à des populations satisfaites et il eût trouvé des abris. Mais son poétique édifice de victoires, manquant de base et n'étant suspendu en l'air que par son génie, tomba quand ce génie vint à se retirer. Le Macédonien fondait des empires en courant, Bonaparte en courant ne les savait que détruire ; son unique but était d'être personnellement le maître du globe, sans s'embarrasser des moyens de le conserver.

On a voulu faire de Bonaparte un être parfait, un type de sentiment, de délicatesse, de morale et de justice, un écrivain comme César et Thucydide, un orateur et un historien comme Démosthène et Tacite. Les discours publics de Napoléon, ses phrases de tente ou de conseil sont d'autant moins inspirées du souffle prophétique que ce qu'elles annonçaient de catastrophes ne s'est pas accompli, tandis que l'Isaïe du glaive a lui-même disparu : des paroles niniviennes qui courent après des Etats sans les joindre et les détruire restent puériles au lieu d'être sublimes. Bonaparte a été véritablement le Destin pendant seize années : le Destin est muet, et Bonaparte aurait dû l'être. Bonaparte n'était point César ; son éducation n'était ni savante ni choisie ; demi-étranger, il ignorait les premières règles de notre langue : qu'importe, après tout, que sa parole fût fautive ? il donnait le mot d'ordre à l'univers. Ses bulletins ont l'éloquence de la victoire. Quelquefois dans l'ivresse du succès, on affectait de les brocher sur un tambour ; du milieu des plus lugubres accents, partaient de fatals éclats de rire. J'ai lu avec attention ce qu'a écrit Bonaparte, les premiers manuscrits de son enfance, ses romans, ensuite ses brochures à Buttafuoco, le Souper de Beaucaire , ses lettres privées à Joséphine, les cinq volumes de ses discours de ses ordres et de ses bulletins, ses dépêches restées inédites et gâtées par la rédaction des bureaux de M. de Talleyrand. Je m'y connais : je n'ai guère trouvé que dans un méchant autographe laissé à l'île d'Elbe des pensées qui ressemblent à la nature du grand insulaire :

" Mon coeur se refuse aux joies communes comme à la douleur ordinaire. "

" Ne m'étant pas donné la vie, je ne me l'ôterai pas non plus, tant qu'elle voudra bien de moi. "

" Mon mauvais génie m'apparut et m'annonça ma fin, que j'ai trouvée à Leipsick. "

" J'ai conjuré le terrible esprit de nouveauté qui parcourait le monde. "

C'est là très certainement du vrai Bonaparte.

Si les bulletins, les discours, les allocutions, les proclamations de Bonaparte se distinguent par l'énergie, cette énergie ne lui appartenait point en propre ; elle était de son temps, elle venait de l'inspiration révolutionnaire qui s'affaiblit dans Bonaparte, parce qu'il marchait à l'inverse de cette inspiration. Danton disait : " Le métal bouillonne ; si vous ne surveillez la fournaise, vous serez tous brûlés. " Saint-Just disait : " Osez ! " Ce mot renferme toute la politique de notre Révolution ; ceux qui font des révolutions à moitié ne font que se creuser un tombeau.

Les bulletins de Bonaparte s'élèvent-ils au-dessus de cette fierté de parole ?

Quant aux nombreux volumes publiés sous le titre de Mémoires de Sainte-Hélène, Napoléon dans l ' exil , etc. etc. etc., ces documents, recueillis de la bouche de Bonaparte ou dictés par lui à différentes personnes, ont quelques beaux passages sur des actions de guerre, quelques appréciations remarquables de certains hommes ; mais en définitive Napoléon n'est occupé qu'à faire son apologie, qu'à justifier son passé, qu'à bâtir sur des idées nées, des événements accomplis, des choses auxquelles il n'avait jamais songé pendant le cours de ces événements. Dans cette compilation, où le pour et le contre se succèdent, où chaque opinion trouve une autorité favorable et une réfutation péremptoire, il est difficile de démêler ce qui appartient à Napoléon de ce qui appartient à ses secrétaires. Il est probable qu'il avait une version différente pour chacun d'eux, afin que les lecteurs choisissent selon leur goût et se créassent dans l'avenir des Napoléons à leur guise. Il dictait son histoire telle qu'il la voulait laisser ; c'était un auteur faisant des articles sur son propre ouvrage. Rien donc de plus absurde que de s'extasier sur des répertoires de toutes mains, qui ne sont pas comme les Commentaires de César un ouvrage court, sorti d'une grande tête, rédigé par un écrivain supérieur ; et pourtant ces brefs commentaires, Asinius Pollion le pensait, n'étaient ni exacts ni fidèles. Le Mémorial de Sainte-Hélène est bon, toute part faite à la candeur et à la simplicité de l'admiration.

Une des choses qui a le plus contribué à rendre de son vivant Napoléon haïssable, était son penchant à tout ravaler : dans une ville embrasée, il accouplait des décrets sur le rétablissement de quelques comédiens à des arrêts qui supprimaient des monarques ; parodie de l'omnipotence de Dieu, qui règle le sort du monde et d'une fourmi. A la chute des empires il mêlait des insultes à des femmes ; il se complaisait dans l'humiliation de ce qu'il avait abattu ; il calomniait et blessait particulièrement ce qui avait osé lui résister. Son arrogance égalait son bonheur ; il croyait paraître d'autant plus grand qu'il abaissait les autres. Jaloux de ses généraux, il les accusait de ses propres fautes, car pour lui il ne pouvait jamais avoir failli. Contempteur de tous les mérites, il leur reprochait durement leurs erreurs. Après le désastre de Ramillies, il n'aurait jamais dit, comme Louis XIV au maréchal de Villeroi : " Monsieur le maréchal, à notre âge on n'est pas heureux. " Touchante magnanimité qu'ignorait Napoléon. Le siècle de Louis XIV a été fait par Louis le Grand : Bonaparte a fait son siècle.

L'histoire de l'empereur, changée par de fausses traditions, sera faussée encore par l'état de la société à l'époque impériale. Toute révolution écrite en présence de la liberté de la presse peut laisser arriver l'oeil au fond des faits, parce que chacun les rapporte comme il les a vus : le règne de Cromwell est connu, car on disait au Protecteur ce qu'on pensait de ses actes et de sa personne. En France, même sous la République, malgré l'inexorable censure du bourreau, la vérité perçait ; la faction triomphante n'était pas toujours la même ; elle succombait vite, et la faction qui lui succédait vous apprenait ce que vous avait caché sa devancière : il y avait liberté d'un échafaud à l'autre, entre deux têtes abattues. Mais lorsque Bonaparte saisit le pouvoir, que la pensée fut bâillonnée, qu'on n'entendit plus que la voix d'un despotisme qui ne parlait que pour se louer et ne permettait pas de parler d'autre chose que de lui, la vérité disparut.

Les pièces soi-disant authentiques de ce temps sont corrompues ; rien ne se publiait, livres et journaux, que par l'ordre du maître : Bonaparte veillait aux articles du Moniteur ; ses préfets renvoyaient des divers départements les récitations, les congratulations, les félicitations telles que les autorités de Paris les avaient dictées et transmises, telles qu'elles exprimaient une opinion publique convenue entièrement différente de l'opinion réelle. Ecrivez l'histoire d'après de pareils documents ! En preuve de vos impartiales études, cotez les authentiques où vous avez puisé : vous ne citerez qu'un mensonge à l'appui d'un mensonge.

Si l'on pouvait révoquer en doute cette imposture universelle, si des hommes qui n'ont point vu les jours de l'empire s'obstinaient à tenir pour sincère ce qu'ils rencontrent dans les documents imprimés, ou même ce qu'ils pourraient déterrer dans certains cartons des ministères, il suffirait d'en appeler à un témoignage irrécusable, au Sénat conservateur : là, dans le décret que j'ai cité plus haut, vous avez vu ces propres paroles : " Considérant que la liberté de la presse a été constamment soumise à la censure arbitraire de sa police, et qu'en même temps il s ' est toujours servi de le presse pour remplir la France et l ' Europe de faits controuvés, de maximes fausses ; que des actes et rapports entendus par le Sénat ont subi des altérations dans la publication qui en a été faite, etc. " Y a-t-il quelque chose à répondre à cette déclaration ?

La vie de Bonaparte était une vérité incontestable, que l'imposture s'était chargée d'écrire.

 

2 L24 Chapitre 6

Caractère de Bonaparte.

Un orgueil monstrueux et une affectation incessante gâtent le caractère de Napoléon. Au temps de sa domination, qu'avait-il besoin d'exagérer sa stature, lorsque le Dieu des armées lui avait fourni ce char dont les roues sont vivantes ?

Il tenait du sang italien ; sa nature était complexe : les grands hommes, très petite famille sur la terre, ne trouvent malheureusement qu'eux-mêmes pour s'imiter. A la fois modèle et copie, personnage réel et acteur représentant ce personnage, Napoléon était son propre mime ; il ne se serait pas cru un héros s'il ne se fût affublé du costume d'un héros. Cette étrange faiblesse donne à ses étonnantes réalités quelque chose de faux et d'équivoque ; on craint de prendre le roi des rois pour Roscius, ou Roscius pour le roi des rois.

Les qualités de Napoléon sont si adultérées dans les gazettes, les brochures, les vers, et jusque dans les chansons envahies de l'impérialisme, que ces qualités sont complètement méconnaissables. Tout ce qu'on prête de touchant à Bonaparte dans les Ana sur les prisonniers , les morts, les soldats, sont des billevesées que démentent les actions de sa vie [Voyez plus haut dans leur ordre chronologique les actions de Bonaparte. (N.d.A.)] .

La Grand-mère de mon illustre ami Béranger n'est qu'un admirable pont-neuf : Bonaparte n'avait rien du bonhomme. Domination personnifiée, il était sec ; cette frigidité faisait antidote à son imagination ardente, il ne trouvait point en lui de parole, il n'y trouvait qu'un fait et un fait prêt à s'irriter de la plus petite indépendance ; un moucheron qui volait sans son ordre était à ses yeux un insecte révolté.

Ce n'était pas tout que de mentir aux oreilles, il fallait mentir aux yeux : ici, dans une gravure, c'est Bonaparte qui se découvre devant les blessés autrichiens, là c'est un petit tourlourou qui empêche l'empereur de passer, plus loin Napoléon touche les pestiférés de Jaffa, et il ne les a jamais touchés ; il traverse le Saint-Bernard sur un cheval fougueux dans des tourbillons de neige, et il faisait le plus beau temps du monde.

Ne veut-on pas transformer l'empereur aujourd'hui en un Romain des premiers jours du mont Aventin, en un missionnaire de liberté, en un citoyen qui n'instituait l'esclavage que par amour de la vertu contraire ? Jugez à deux traits du grand fondateur de l'égalité : il ordonna de casser le mariage de son frère Jérôme avec mademoiselle Patterson, parce que le frère de Napoléon ne se pouvait allier qu'au sang des princes ; plus tard, revenu de l'île Elbe, il revêt la nouvelle constitution démocratique d'une pairie et la couronne de l' Acte additionnel .

Que Bonaparte, continuateur des succès de la République, semât partout des principes d'indépendance, que ses victoires aidassent au relâchement des liens entre les peuples et les rois, arrachassent ces peuples à la puissance des vieilles moeurs et des anciennes idées ; que, dans ce sens, il ait contribué à l'affranchissement social, je ne le prétends point contester : mais que de sa propre volonté il ait travaillé sciemment à la délivrance politique et civile des nations ; qu'il ait établi le despotisme le plus étroit dans l'idée de donner à l'Europe et particulièrement à la France la constitution la plus large ; qu'il n'ait été qu'un tribun déguisé en tyran, c'est une supposition qu'il m'est impossible d'adopter.

Bonaparte, comme la race des princes, n'a voulu et n'a cherché que l'arbitraire, en y arrivant toutefois à travers la liberté, parce qu'il débuta sur la scène du monde en 1793. La Révolution, qui était la nourrice de Napoléon, ne tarda pas à lui apparaître comme une ennemie ; il ne cessa de la battre. L'empereur, du reste connaissait très bien le mal, quand le mal ne venait pas directement de l'empereur, car il n'était pas dépourvu du sens moral. Le sophisme mis en avant touchant l'amour de Bonaparte pour la liberté ne prouve qu'une chose, l'abus que l'on peut faire de la raison ; aujourd'hui elle se prête à tout. N'est-il pas établi que la Terreur était un temps d'humanité ? En effet, ne demandait-on pas l'abolition de la peine de mort lorsqu'on tuait tout le monde ? Les grands civilisateurs, comme on les appelle , n'ont-ils pas toujours immolé les hommes, et n'est-ce pas par là, comme on le prouve , que Robespierre était le continuateur de Jésus-Christ ?

L'empereur se mêlait de toutes choses ; son intellect ne se reposait jamais ; il avait une espèce d'agitation perpétuelle d'idées. Dans l'impétuosité de sa nature, au lieu d'un train franc et continu, il s'avançait par bonds et haut-le-corps, il se jetait sur l'univers et lui donnait des saccades ; il n'en voulait point, de cet univers, s'il était obligé de l'attendre : être incompréhensible, qui trouvait le secret d'abaisser, en les dédaignant, ses plus dominantes actions, et qui élevait jusqu'à sa hauteur ses actions les moins élevées. Impatient de volonté, patient de caractère, incomplet et comme inachevé, Napoléon avait des lacunes dans le génie : son entendement ressemblait au ciel de cet autre hémisphère sous lequel il devait aller mourir, à ce ciel dont les étoiles sont séparées par des espaces vides.

On se demande par quel prestige Bonaparte, si aristocrate, si ennemi du peuple, a pu arriver à la popularité dont il jouit : car ce forgeur de jougs est très certainement resté populaire chez une nation dont la prétention a été d'élever des autels à l'indépendance et à l'égalité ; voici le mot de l'énigme :

Une expérience journalière fait reconnaître que les Français vont instinctivement au pouvoir ; ils n'aiment point la liberté ; l'égalité seule est leur idole. Or, l'égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes. Sous ces deux rapports, Napoléon avait sa source au coeur des Français, militairement inclinés vers la puissance, démocratiquement amoureux du niveau. Monté au trône, il y fit asseoir le peuple avec lui ; roi prolétaire, il humilia les rois et les nobles dans ses antichambres ; il nivela les rangs, non en les abaissant, mais en les élevant : le niveau descendant aurait charmé davantage l'envie plébéienne, le niveau ascendant a plus flatté son orgueil. La vanité française se bouffit aussi de la supériorité que Bonaparte nous donna sur le reste de l'Europe ; une autre cause de la popularité de Napoléon tient à l'affliction de ses derniers jours. Après sa mort, à mesure que l'on connut mieux ce qu'il avait souffert à Sainte-Hélène, on commença à s'attendrir ; on oublia sa tyrannie pour se souvenir qu'après avoir d'abord vaincu nos ennemis, qu'après les avoir ensuite attirés en France, il nous avait défendus contre eux ; nous nous figurons qu'il nous sauverait aujourd'hui de la honte où nous sommes : sa renommée nous fut ramenée par son infortune ; sa gloire a profité de son malheur.

Enfin les miracles de ses armes ont ensorcelé la jeunesse, en nous apprenant à adorer la force brutale. Sa fortune inouïe a laissé à l'outrecuidance de chaque ambition l'espoir d'arriver où il était parvenu.

Et pourtant cet homme, si populaire par le cylindre qu'il avait roulé sur la France, était l'ennemi mortel de l'égalité et le plus grand organisateur de l'aristocratie dans la démocratie.

Je ne puis acquiescer aux faux éloges dont on insulte Bonaparte, en voulant tout justifier dans sa conduite ; je ne puis renoncer à ma raison, m'extasier devant ce qui me fait horreur ou pitié.

Si j'ai réussi à rendre ce que j'ai senti, il restera de mon portrait une des premières figures de l'histoire ; mais je n'ai rien adopté de cette créature fantastique composée de mensonges ; mensonges que j'ai vus naître, qui, pris d'abord pour ce qu'ils étaient, ont passé avec le temps à l'état de vérité par l'infatuation et l'imbécile crédulité humaine. Je ne veux pas être une sotte grue et tomber du haut mal d'admiration. Je m'attache à peindre les personnages en conscience, sans leur ôter ce qu'ils ont, sans leur donner ce qu'ils n'ont pas. Si le succès était réputé l'innocence ; si, débauchant jusqu'à la postérité, il la chargeait de ses chaînes ; si, esclave future, engendrée d'un passé esclave, cette postérité subornée devenait la complice de quiconque aurait triomphé, où serait le droit, où serait le prix des sacrifices ? Le bien et le mal n'étant plus que relatifs, toute moralité s'effacerait des actions humaines.

Tel est l'embarras que cause à l'écrivain impartial une éclatante renommée ; il l'écarte autant qu'il peut, afin de mettre le vrai à nu ; mais la gloire revient comme une vapeur radieuse et couvre à l'instant le tableau.

 

2 L24 Chapitre 7

Si Bonaparte nous a laissé en renommée ce qu'il nous a ôté en force ?

Pour ne pas avouer l'amoindrissement de territoire et de puissance que nous devons à Bonaparte, la génération actuelle se console en se figurant que ce qu'il nous a retranché en force, il nous l'a rendu en illustration. " Désormais ne sommes-nous pas, dit-elle, renommés aux quatre coins de la terre ? un Français n'est-il pas craint, remarqué, recherché, connu à tous les rivages ? "

Mais étions-nous placés entre ces deux conditions ou l'immortalité sans puissance, ou la puissance sans immortalité ? Alexandre fit connaître à l'univers le nom des Grecs ; il ne leur en laissa pas moins quatre empires en Asie ; la langue et la civilisation des Hellènes s'étendirent du Nil à Babylone et de Babylone à l'Indus. A sa mort, son royaume patrimonial de Macédoine, loin d'être diminué, avait centuplé de force. Bonaparte nous a fait connaître à tous les rivages ; commandés par lui, les Français jetèrent l'Europe si bas à leurs pieds que la France prévaut encore par son nom, et que l'Arc de l'Etoile peut s'élever sans paraître un puéril trophée ; mais avant nos revers ce monument eût été un témoin au lieu de n'être qu'une chronique. Cependant Dumouriez avec des réquisitionnaires n'avait-il pas donné à l'étranger les premières leçons, Jourdan gagné la bataille de Fleurus, Pichegru conquis la Belgique et la Hollande, Hoche passé le Rhin, Masséna triomphé à Zurich, Moreau à Hohenlinden ; tous exploits les plus difficiles à obtenir et qui préparaient les autres ? Bonaparte a donné un corps à ces succès épars ; il les a continués, il a fait rayonner ces victoires : mais sans ces premières merveilles eût-il obtenu les dernières ? il n'était au-dessus de tout que quand la raison chez lui exécutait les inspirations du poète.

L'illustration de notre suzerain ne nous a coûté que deux ou trois cent mille hommes par an ; nous ne l'avons payée que de trois millions de nos soldats ; nos concitoyens ne l'ont achetée qu'au prix de leurs souffrances et de leurs libertés pendant quinze années : ces bagatelles peuvent-elles compter ? Les générations venues après ne sont-elles pas resplendissantes ? tant pis pour ceux qui ont disparu ! Les calamités sous la République servirent au salut de tous ; nos malheurs sous l'empire ont bien plus fait : ils ont déifié Bonaparte ! cela nous suffit.

Cela ne me suffit pas à moi, je ne m'abaisserai point à cacher ma nation derrière Bonaparte ; il n'a pas fait la France, la France l'a fait. Jamais aucun talent, aucune supériorité ne m'amènera à consentir au pouvoir qui peut d'un mot me priver de mon indépendance, de mes foyers, de mes amis ; si je ne dis pas de ma fortune et de mon honneur, c'est que la fortune ne me paraît pas valoir la peine qu'on la défende ; quant à l'honneur, il échappe à la tyrannie : c'est l'âme des martyrs ; les liens l'entourent et ne l'enchaînent pas ; il perce la voûte des prisons et emporte avec soi tout l'homme.

Le tort que la vraie philosophie ne pardonnera pas à Bonaparte, c'est d'avoir façonné la société à l'obéissance passive, repoussé l'humanité vers les temps de dégradation morale, et peut-être abâtardi les caractères de manière qu'il serait impossible de dire quand les coeurs commenceront à palpiter de sentiments généreux. La faiblesse où nous sommes plongés vis-à-vis de nous-mêmes et vis-à-vis de l'Europe, notre abaissement actuel, sont la conséquence de l'esclavage napoléonien : il ne nous est resté que les facultés du joug. Bonaparte a dérangé jusqu'à l'avenir ; point ne m'étonnerais si l'on nous voyait dans le malaise de notre impuissance nous amoindrir, nous barricader contre l'Europe au lieu de l'aller chercher, livrer nos franchises au dedans pour nous délivrer au dehors d'une frayeur chimérique, nous égarer dans d'ignobles prévoyances, contraires à notre génie et aux quatorze siècles dont se composent nos moeurs nationales. Le despotisme que Bonaparte a laissé dans l'air descendra sur nous en forteresses.

La mode est aujourd'hui d'accueillir la liberté d'un rire sardonique, de la regarder comme vieillerie tombée en désuétude avec l'honneur. Je ne suis point à la mode, je pense que sans la liberté il n'y a rien dans le monde ; elle seule donne du prix à la vie ; dussé-je rester le dernier à la défendre, je ne cesserai de proclamer ses droits. Attaquer Napoléon au nom de choses passées, l'assaillir avec des idées mortes, c'est lui préparer de nouveaux triomphes. On ne le peut combattre qu'avec quelque chose de plus grand que lui, la liberté : il s'est rendu coupable envers elle et par conséquent envers le genre humain.

 

2 L24 Chapitre 8

Inutilité des vérité ci-dessus exposées.

Vaines paroles ! mieux que personne j'en sens l'inutilité. Désormais toute observation, si modérée qu'elle soit, est réputée profanatrice : il faut du courage pour oser braver les cris du vulgaire, pour ne pas craindre de se faire traiter d'intelligence bornée incapable de comprendre et de sentir le génie de Napoléon, par la seule raison qu'au milieu de l'admiration vive et vraie que l'on professe pour lui, on ne peut néanmoins encenser toutes ses imperfections. Le monde appartient à Bonaparte ; ce que le ravageur n'avait pu achever de conquérir, sa renommée l'usurpe ; vivant il a manqué le monde mort il le possède. Vous avez beau réclamer, les générations passent sans vous écouter. L'antiquité fait dire à l'ombre du fils de Priam : " Ne juge pas Hector d'après sa petite tombe : l' Iliade, Homère, les Grecs en fuite, voilà mon sépulcre : je suis enterré sous toute ces grandes actions. "

Bonaparte n'est plus le vrai Bonaparte, c'est une figure légendaire composée des lubies du poète, des devis du soldat et des contes du peuple ; c'est le Charlemagne et l'Alexandre des épopées du moyen âge que nous voyons aujourd'hui. Ce héros fantastique restera le personnage réel ; les autres portraits disparaîtront. Bonaparte appartenait si fort à la domination absolue, qu'après avoir subi le despotisme de sa personne, il nous faut subir le despotisme de sa mémoire. Ce dernier despotisme est plus dominateur que le premier, car si l'on combattit quelquefois Napoléon alors qu'il était sur le trône, il y a consentement universel à accepter les fers que mort il nous jette. Il est un obstacle aux événements futurs : comment une puissance sortie des camps pourrait-elle s'établir après lui ? n'a-t-il pas tué en la surpassant toute gloire militaire ? Comment un gouvernement libre pourrait-il naître, lorsqu'il a corrompu dans les coeurs le principe de toute liberté ? Aucune puissance légitime ne peut plus chasser de l'esprit de l'homme le spectre usurpateur : le soldat et le citoyen, le républicain et le monarchiste, le riche et le pauvre, placent également les bustes et les portraits de Napoléon à leurs foyers, dans leurs palais ou dans leurs chaumières ; les anciens vaincus sont d'accord avec les anciens vainqueurs ; on ne peut faire un pas en Italie qu'on ne le retrouve ; on ne pénètre pas en Allemagne qu'on ne le rencontre, car dans ce pays la jeune génération qui le repoussa est passée. Les siècles s'asseyent d'ordinaire devant le portrait d'un grand homme, ils l'achèvent par un travail long et successif. Le genre humain cette fois n'a pas voulu attendre peut-être s'est-il trop hâté d'estamper un pastel.

Mais pourtant un peuple entier peut-il être plongé dans l'erreur ? N'est-il point de vérité d'où sont venus les mensonges ? Il est temps de placer en regard de la partie défectueuse de l'idole la partie achevée.

Bonaparte n'est point grand par ses paroles, ses discours, ses écrits, par l'amour des libertés qu'il n'a jamais eu et n'a jamais prétendu établir ; il est grand pour avoir créé un gouvernement régulier et puissant, un code de lois adopté en divers pays, des cours de justice, des écoles, une administration forte, active, intelligente, et sur laquelle nous vivons encore ; il est grand pour avoir ressuscité, éclairé et géré supérieurement l'Italie ; il est grand pour avoir fait renaître en France l'ordre du sein du chaos, pour avoir relevé les autels, pour avoir réduit de furieux démagogues, d'orgueilleux savants, des littérateurs anarchiques, des athées voltairiens, des orateurs de carrefours, des égorgeurs de prisons et de rues, des claque-dents de tribune, de clubs et d'échafauds, pour les avoir réduits à servir sous lui ; il est grand pour avoir enchaîné une tourbe anarchique ; il est grand pour avoir fait cesser les familiarités d'une commune fortune, pour avoir forcé des soldats ses égaux, des capitaines ses chefs ou ses rivaux, à fléchir sous sa volonté ; il est grand surtout pour être né de lui seul, pour avoir su, sans autre autorité que celle de son génie, pour avoir su, lui, se faire obéir par trente-six millions de sujets à l'époque où aucune illusion n'environne les trônes ; il est grand pour avoir abattu tous les rois ses opposants, pour avoir défait toutes les armées quelle qu'ait été la différence de leur discipline et de leur valeur, pour avoir appris son nom aux peuples sauvages comme aux peuples civilisés, pour avoir surpassé tous les vainqueurs qui le précédèrent, pour avoir rempli dix années de tels prodiges qu'on a peine aujourd'hui à les comprendre.

Le fameux délinquant en matière triomphale n'est plus ; le peu d'hommes qui comprennent encore les sentiments nobles peuvent rendre hommage à la gloire sans la craindre, mais sans se repentir d'avoir proclamé ce que cette gloire eut de funeste, sans reconnaître le destructeur des indépendances pour le père des émancipations : Napoléon n'a nul besoin qu'on lui prête des mérites ; il fut assez doué en naissant.

Ores donc que, détaché de son temps, son histoire est finie et que son épopée commence, allons le voir mourir : quittons l'Europe ; suivons-le sous le ciel de son apothéose ! Le frémissement des mers, là où ses vaisseaux caleront la voile, nous indiquera le lieu de sa disparition : " A l'extrémité de notre hémisphère, on entend, dit Tacite, le bruit que fait le soleil en s'immergeant, sonum insuper immergentis audiri . "

 

2 L24 Chapitre 9

Ile de Sainte-Hélène. - Bonaparte traverse l'Atlantique.

Jean de Noya, navigateur portugais, s'était égaré dans les eaux qui séparent l'Afrique de l'Amérique. En 1502, le 18 août, fête de sainte Hélène, mère du premier empereur chrétien, il rencontra une île par le 16e degré de latitude méridionale et le 11e de longitude ; il y toucha et lui donna le nom du jour de la découverte.

Après avoir fréquenté cette île quelques années, les Portugais la délaissèrent ; les Hollandais s'y établirent, et l'abandonnèrent ensuite pour le cap de Bonne-Espérance. La Compagnie des Indes d'Angleterre s'en saisit ; les Hollandais la reprirent en 1672 ; les Anglais l'occupèrent de nouveau et s'y fixèrent.

Lorsque Jean de Noya surgit à Sainte-Hélène, l'intérieur du pays inhabité n'était qu'une forêt. Fernand Lopez, renégat portugais, déporté à cette oasis, la peupla de vaches, de chèvres, de poules, de pintades et d'oiseaux de quatre parties de la terre. On y fit monter successivement, comme à bord de l'arche, des animaux de toute la création.

Cinq cents blancs, quinze cents nègres, mêlés de mulâtres, de Javanais et de Chinois, composent la population de l'île. Jamestown en est la ville et le port. Avant que les Anglais fussent maîtres du cap de Bonne-Espérance, les flottes de la Compagnie, au retour des Indes, relâchaient à Jamestown. Les matelots étalaient leurs pacotilles au pied des palmistes : une forêt muette et solitaire se changeait, une fois l'an, en un marché bruyant et peuplé.

Le climat de l'île est sain, mais pluvieux : ce donjon de Neptune, qui n'a que sept à huit lieues de tour, attire les vapeurs de l'océan. Le soleil de l'équateur chasse à midi tout ce qui respire, force au silence et au repos jusqu'aux moucherons, oblige les hommes et les animaux à se cacher. Les vagues sont éclairées la nuit de ce qu'on appelle la lumière de mer , lumière produite par des myriades d'insectes dont les amours, électrisés par les tempêtes, allument à la surface de l'abîme les illuminations d'une noce universelle. L'ombre de l'aile, obscure et fixe, repose au milieu d'une plaine mobile de diamants. Le spectacle du ciel est semblablement magnifique, selon mon savant et célèbre ami M. de Humboldt [ Voyage aux régions équinoxiales . (N.d.A.)] : " on éprouve, dit-il, je ne sais quel sentiment inconnu lorsqu'en approchant de l'équateur, et surtout en passant d'un hémisphère à l'autre on voit s'abaisser progressivement et enfin disparaître les étoiles que l'on connut dès sa première enfance. On sent qu'on n'est point en Europe, lorsqu'on voit s'élever sur l'horizon l'immense constellation du Navire , ou les nuées phosphorescentes de Magellan .

" Nous ne vîmes pour la première fois distinctement, continue-t-il, la croix du Sud que dans la nuit du 4 au 5 juillet, par les 16 degrés de latitude.

" Je me rappelais le passage sublime de Dante que les commentateurs les plus célèbres ont appliqué à cette constellation :

Io mi volsi a man destra, etc.

" Chez les Portugais et les Espagnols, un sentiment religieux les attache à une constellation dont la forme leur rappelle ce signe de la foi, planté par leurs ancêtres dans les déserts du Nouveau-Monde. "

Les poètes de la France et de la Lusitanie ont placé des scènes de l'élégie aux rivages du Mélinde et des îles avoisinantes. Il y a loin de ces douleurs fictives aux tourments réels de Napoléon sous ces astres prédits par le chantre de Béatrice et dans ces mers d'Eléonore et de Virginie. Les grands de Rome, relégués aux îles de la Grèce, se souciaient-ils des charmes de ces rives et des divinités de la Crète et de Naxos ? Ce qui ravissait Vasco de Gama et Camoëns ne pouvait émouvoir Bonaparte : couché à la poupe du vaisseau, il ne s'apercevait pas qu'au-dessus de sa tête étincelaient des constellations inconnues dont les rayons rencontraient pour la première fois ses regards. Que lui faisaient des astres qu'il ne vit jamais de ses bivouacs, qui n'avaient pas brillé sur son empire ? Et cependant aucune étoile n'a manqué à sa destinée : la moitié du firmament éclaira son berceau ; l'autre était réservée à la pompe de sa tombe.

La mer que Napoléon franchissait n'était point cette mer amie qui l'apporta des havres de la Corse, des sables d'Aboukir, des rochers de l'île d'Elbe, aux rives de la Provence ; c'était cet océan ennemi qui, après l'avoir enfermé dans l'Allemagne, la France, le Portugal et l'Espagne, ne s'ouvrait devant sa course que pour se refermer derrière lui. Il est probable qu'en voyant les vagues pousser son navire, les vents alizés l'éloigner d'un souffle constant, il ne faisait pas sur sa catastrophe les réflexions qu'elle m'inspire : chaque homme sent sa vie à sa manière, celui qui donne au monde un grand spectacle est moins touché et moins enseigné que le spectateur. Occupé du passé comme s'il pouvait renaître, espérant encore dans ses souvenirs, Bonaparte s'aperçut à peine qu'il franchissait la ligne, et il ne demanda point quelle main traça ces cercles dans lesquels les globes sont contraints d'emprisonner leur marche éternelle.

Le 15 août, la colonie errante célébra la Saint-Napoléon à bord du vaisseau qui conduisait Napoléon à sa dernière halte. Le 15 octobre, le Northumberland était à la hauteur de Sainte-Hélène. Le passager monta sur le pont ; il eut peine à découvrir un point noir imperceptible dans l'immensité bleuâtre ; il prit une lunette ; il observa ce grain de terre ainsi qu'il eût autrefois observé une forteresse au milieu d'un lac. Il aperçut la bourgade de Saint-James enchâssée dans des rochers escarpés, pas une ride de cette façade stérile à laquelle ne fût suspendu un canon : on semblait avoir voulu recevoir le captif selon son génie.

Le 16 octobre 1815, Bonaparte aborda l'écueil, son mausolée, de même que le 12 octobre 1492 Christophe Colomb aborda le Nouveau-Monde, son monument : " Là, dit Walter Scott, à l'entrée de l'océan Indien Bonaparte était privé des moyens de faire un second avatar ou incarnation sur la terre. "

 

2 L24 Chapitre 10

Napoléon prend terre à Sainte-Hélène. - Son établissement à Longwood. - Précautions. - Vie à Longwood. - Visites.

Avant d'être transporté à la résidence de Longwood, Bonaparte occupa une case à Briars près de Balcomb's cottage . Le 9 décembre, Longwood, augmenté à la hâte par les charpentiers de la flotte anglaise reçut son hôte. La maison, située sur un plateau de montagnes, se composait d'un salon, d'une salle à manger, d'une bibliothèque, d'un cabinet d'étude et d'une chambre à coucher. C'était peu : ceux qui habitèrent la tour du Temple et le donjon de Vincennes furent encore moins bien logés ; il est vrai qu'on eut l'attention d'abréger leur séjour. Le général Gourgaud, M. et madame de Montholon avec leurs enfants, M. de Las Cases et son fils, campèrent provisoirement sous des tentes ; M. et madame Bertrand s'établirent à Hute ' s gate , cabine placée à la limite du terrain de Longwood.

Bonaparte avait pour promenoir une arène de douze milles ; des sentinelles entouraient cet espace, et des vigies étaient placées sur les plus hauts pitons. Le lion pouvait étendre ses courses au delà, mais il fallait alors qu'il consentît à se laisser garder par un bestiaire anglais. Deux camps défendaient l'enceinte excommuniée : le soir, le cercle des factionnaires se resserrait sur Longwood. A neuf heures, Napoléon consigné ne pouvait plus sortir ; les patrouilles faisaient la ronde ; des cavaliers en vedette, des fantassins plantés çà et là, veillaient dans les criques et dans les ravins qui descendaient à la grève. Deux bricks armés croisaient, l'un sous le vent, l'autre au vent de l'île. Que de précautions pour garder un seul homme au milieu des mers ! Après le coucher du soleil, aucune chaloupe ne pouvait mettre à la mer ; les bateaux pêcheurs étaient comptés, et la nuit ils restaient au port sous la responsabilité d'un lieutenant de marine. Le souverain généralissime qui avait cité le monde à son étrier était appelé à comparaître deux fois le jour devant un hausse-col. Bonaparte ne se soumettait point à cet appel ; quand, par fortune, il ne pouvait éviter les regards de l'officier de service, cet officier n'aurait osé dire où et comment il avait vu celui dont il était plus difficile de constater l'absence que de prouver la présence à l'univers.

Sir Georges Cockburn, auteur de ces règlements sévères, fut remplacé par sir Hudson Lowe. Alors commencèrent les pointilleries dont tous les Mémoires nous ont entretenus. Si l'on en croyait ces Mémoires , le nouveau gouverneur aurait été de la famille des énormes araignées de Sainte-Hélène : et le reptile de ces bois où les serpents sont inconnus. L'Angleterre manqua d'élévation, Napoléon de dignité. Pour mettre un terme à ses exigences d'étiquette, Bonaparte semblait quelquefois décidé à se voiler sous un pseudonyme, comme un monarque en pays étranger ; il eut l'idée touchante de prendre le nom d'un de ses aides de camp tué à la bataille d'Arcole. La France, l'Autriche, la Russie, désignèrent des commissaires à la résidence de Sainte-

Hélène : le captif était accoutumé à recevoir les ambassadeurs des deux dernières puissances ; la légitimité, qui n'avait pas reconnu Napoléon empereur, aurait agi plus noblement en ne reconnaissant pas Napoléon prisonnier.

Une grande maison de bois, construite à Londres fut envoyée à Sainte-Hélène ; mais Napoléon ne se trouva plus assez bien portant pour l'habiter. Sa vie à Longwood était ainsi réglée : il se levait à des heures incertaines. M. Marchand, son valet de chambre, lui faisait la lecture lorsqu'il était au lit ; quand il s'était levé matin, il dictait aux généraux Montholon et Gourgaud, et au fils de M. de Las Cases. Il déjeunait à dix heures, se promenait à cheval ou en voiture jusque vers les trois heures, rentrait à six et se couchait à onze. Il affectait de s'habiller comme il est peint dans le portrait d'Isabey : le matin il s'enveloppait d'un cafetan et entortillait sa tête d'un mouchoir des Indes.

Sainte-Hélène est située entre les deux pôles. Les navigateurs qui passent d'un lieu à l'autre saluent cette première station, où la terre délasse les regards fatigués du spectacle de l'océan et offre des fruits et la fraîcheur de l'eau douce à des bouches échauffées par le sel. La présence de Bonaparte avait changé cette île de promission en un roc pestiféré : les vaisseaux étrangers n'y abordaient plus ; aussitôt qu'on les signalait à vingt lieues de distance, une croisière les allait reconnaître et leur enjoignait de passer au large ; on n'admettait en relâche, à moins d'une tourmente, que les seuls navires de la marine britannique.

Quelques-uns des voyageurs anglais qui venaient d'admirer ou qui allaient voir les merveilles du Gange visitaient sur leur chemin une autre merveille : l'Inde accoutumée aux conquérants, en avait un enchaîné à ses portes.

Napoléon admettait ces visites avec peine. Il consentit à recevoir lord Amherst à son retour de son ambassade de la Chine. L'amiral sir Pultney Malcolm lui plut : " Votre gouvernement, lui dit-il un jour, a-t-il l'intention de me retenir sur ce rocher jusqu'à ma mort ? " L'amiral répondit qu'il le craignait. " Alors ma mort arrivera bientôt. - J'espère que non, monsieur ; vous vivrez assez de temps pour écrire vos grandes actions ; elles sont si nombreuses, que cette tâche vous assure une longue vie. " Napoléon ne se choqua point de cette simple appellation, monsieur , il se reconnut en ce moment par sa véritable grandeur. Heureusement pour lui, il n'a point écrit sa vie ; il l'eut rapetissée : les hommes de cette nature doivent laisser leurs mémoires à raconter par cette voix inconnue qui n'appartient à personne et qui sort des peuples et des siècles. A nous seuls vulgaire il est permis de parler de nous, parce que personne n'en parlerait.

Le capitaine Basil Hall se présenta à Longwood : Bonaparte se souvint d'avoir vu le père du capitaine à Brienne : " Votre père, dit-il, était le premier Anglais que j'eusse jamais vu ; c'est pourquoi j'en ai gardé le souvenir toute ma vie. " Il s'entretint avec le capitaine de la récente découverte de l'île de Lou-Tchou : " Les habitants n'ont point d'armes ", dit le capitaine. - " Point d'armes ! " s'écria Bonaparte. - " Ni canons ni fusils. - Des lances au moins, des arcs et des flèches ? - Rien de tout cela. - Ni poignards ? - Ni poignards. - Mais comment se bat-on ? - Ils ignorent tout ce qui se passe dans le monde ; ils ne savent pas que la France et l'Angleterre existent ; ils n'ont jamais entendu parler de Votre Majesté. " Bonaparte sourit d'une manière qui frappa le capitaine : plus le visage est sérieux, plus le sourire est beau.

Ces différents voyageurs remarquèrent qu'aucune trace de couleur ne paraissait sur le visage de Bonaparte : sa tête ressemblait à un buste de marbre dont la blancheur était légèrement jaunie par le temps. Rien de sillonné sur son front, ni de creusé dans ses joues ; son âme semblait sereine. Ce calme apparent fit croire que la flamme de son génie s'était envolée. Il parlait avec lenteur ; son expression était affectueuse et presque tendre ; quelquefois il lançait des regards éblouissants, mais cet état passait vite : ses yeux se voilaient et devenaient tristes.

Ah ! sur ces rivages avaient jadis comparu d'autres voyageurs connus de Napoléon.

Après l'explosion de la machine infernale, un sénatus-consulte du 5 janvier 1801 prononça sans jugement, par simple mesure de police, l'exil outre-mer de cent trente républicains : embarqués sur la frégate la Chiffonne et sur la corvette la Flèche , ils furent conduits aux îles Séchelles et dispersés peu après dans l'archipel des Comores, entre l'Afrique et Madagascar : ils y moururent presque tous. Deux des déportés, Lefranc et Saunois, parvenus à se sauver sur un vaisseau américain, touchèrent en 1803 à Sainte-Hélène : c'était là que douze ans plus tard la Providence devait enfermer leur grand oppresseur.

Le trop fameux général Rossignol, leur compagnon d'infortune, un quart d'heure avant son dernier soupir s'écria : " Je meurs accablé des plus horribles douleurs ; mais je mourrais content si je pouvais apprendre que le tyran de ma patrie endurât les mêmes souffrances. " Ainsi jusque dans l'autre hémisphère les imprécations de la liberté attendaient celui qui la trahit.

 

2 L24 Chapitre 11

Manzoni. - Maladie de Bonaparte. - Ossian. - Rêverie de Bonaparte à la vue de la mer. - Projet d'enlèvement. - Dernière occupation de Bonaparte. - Il se couche et ne se relève plus. - Il dicte son testament. - Sentiments religieux de Napoléon. - L'aumônier Vignali. - Napoléon apostrophe Antomarchi, son médecin. - Il reçoit les derniers sacrements. - Il expire.

L'Italie, arrachée à son long sommeil par Napoléon tourna les yeux vers l'illustre enfant qui la voulut rendre à sa gloire et avec lequel elle était retombée sous le joug. Les fils des Muses, les plus nobles et les plus reconnaissants des hommes, quand ils n'en sont pas les plus vils et les plus ingrats, regardaient Sainte-Hélène. Le dernier poète de la patrie de Virgile chantait le dernier guerrier de la patrie de César :

Tutto ei provò, la gloria

Maggior dopo il periglio,

La fuga e la vittoria

La reggia e il triste esiglio :

Due volte nella polvere,

Due volte sugli altar.

Ei si nomò : due secoli,

L'un contro l'altro armato,

Sommessi a lui si volsero,

Come aspettando il fato :

Ei fè silenzio ed arbitra

S'assise in mezzo a lor.

" Il éprouva tout, dit Manzoni, la gloire plus grande après le péril, la fuite et la victoire, la royauté et le triste exil, deux fois dans la poudre, deux fois sur l'autel.

" Il se nomma : deux siècles l'un contre l'autre armés se tournèrent vers lui, comme attendant leur sort : il fit silence, et s'assit arbitre entre eux. "

Bonaparte approchait de sa fin ; rongé d'une plaie intérieure, envenimée par le chagrin, il l'avait portée, cette plaie, au sein de la prospérité : c'était le seul héritage qu'il eût reçu de son père ; le reste lui venait des munificences de Dieu.

Déjà il comptait six années d'exil ; il lui avait fallu moins de temps pour conquérir l'Europe. Il restait presque toujours renfermé, et lisait Ossian de la traduction italienne de Cesarotti. Tout l'attristait sous un ciel où la vie semblait plus courte, le soleil restant trois jours de moins dans cet hémisphère que dans le notre. Quand Bonaparte sortait, il parcourait des sentiers scabreux que bordaient des aloès et des genêts odoriférants. Il se promenait parmi les gommiers à fleurs rares que les vents généraux faisaient pencher du même côté, ou il se cachait dans les gros nuages qui roulaient à terre. On le voyait assis sur les bases du pic de Diane , du Flay Staff , du Leader Hill , contemplant la mer par les brèches des montagnes. Devant lui se déroulait cet océan qui d'une part baigne les côtes de l'Afrique, de l'autre les rives américaines, et qui va, comme un fleuve sans bords, se perdre dans les mers australes. Point de terre civilisée plus voisine que le cap des Tempêtes. Qui dira les pensées de ce Prométhée déchiré vivant par la mort, lorsque, la main appuyée sur sa poitrine douloureuse, il promenait ses regards sur les flots ! Le Christ fut transporté au sommet d'une montagne d'où il aperçut les royaumes du monde ; mais pour le Christ il était écrit au séducteur de l'homme. " Tu ne tenteras point le Fils de Dieu. "

Bonaparte, oubliant une pensée de lui, que j'ai citée (Ne m ' étant pas donné la vie, je ne me l'ôterai pas) , parlait de se tuer ; il ne se souvenait plus aussi de son ordre du jour à propos du suicide d'un de ses soldats. Il espérait assez dans l'attachement de ses compagnons de captivité pour croire qu'ils consentiraient à s'étouffer avec lui à la vapeur d'un brasier : l'illusion était grande. Tels sont les enivrements d'une longue domination ; mais il ne faut considérer, dans les impatiences de Napoléon, que le degré de souffrances auquel il était parvenu. M. de Las Cases ayant écrit à Lucien sur un morceau de soie blanche, en contravention avec les règlements, reçut l'ordre de quitter Sainte-Hélène : son absence augmenta le vide autour du banni.

Le 18 mai 1817, lord Holland, dans la Chambre des pairs, fit une proposition au sujet des plaintes transmises en Angleterre par le général Montholon : " La postérité n'examinera pas, dit-il, si Napoléon a été justement puni de ses crime , mais si l'Angleterre a montré la générosité qui convenait à une grande nation. " Lord Bathurst combattit la motion.

Le cardinal Fesch dépêcha d'Italie deux prêtres à son neveu. La princesse Borghèse sollicitait la faveur de rejoindre son frère : " Non, dit Napoléon, je ne veux pas qu'elle soit témoin de mon humiliation et des insultes auxquelles je suis exposé. " Cette soeur aimée, germana Jovis , ne traversa pas les mers ; elle mourut aux lieux où Napoléon avait laissé sa renommée.

Des projets d'enlèvement se formèrent : un colonel Latapie, à la tête d'une bande d'aventuriers américains méditait une descente à Sainte-Hélène. Johnston, hardi contrebandier, prétendit dérober Bonaparte au moyen d'un bateau sous-marin. De jeunes lords entraient dans ces projets ; on conspirait pour rompre les chaînes de l'oppresseur ; on aurait laissé périr dans les fers, sans y penser, le libérateur du genre humain. Bonaparte espérait sa délivrance des mouvements politiques de l'Europe. S'il eût vécu jusqu'en 1830, peut-être nous serait-il revenu ; mais qu'eût-il fait parmi nous ? il eût semblé caduc et arriéré au milieu des idées nouvelles. Jadis sa tyrannie paraissait liberté à notre servitude ; maintenant sa grandeur paraîtrait despotisme à notre petitesse. A l'époque actuelle tout est décrépit dans un jour ; qui vit trop, meurt vivant. En avançant dans la vie, nous laissons trois ou quatre images de nous, différentes les unes des autres ; nous les revoyons ensuite dans la vapeur du passé comme des portraits de nos différents âges.

Bonaparte affaibli ne s'occupait plus que comme un enfant : il s'amusait à creuser dans son jardin un petit bassin ; il y mit quelques poissons : le mastic du bassin se trouvant mêlé de cuivre, les poissons moururent. Bonaparte dit : " Tout ce qui m'attache est frappé. "

Vers la fin de février 1821, Napoléon fut obligé de se coucher et ne se leva plus. " Suis-je assez tombé ! murmurait-il : je remuais le monde et je ne puis soulever ma paupière ! " Il ne croyait pas à la médecine et s'opposait à une consultation d'Antomarchi avec des médecins de Jamestown. Il admit cependant à son lit de mort le docteur Arnold. Du 15 au 25 avril, il dicta son testament ; le 28, il ordonna d'envoyer son coeur à Marie-Louise ; il défendit à tout chirurgien anglais de porter la main sur lui après son décès. Persuadé qu'il succombait à la maladie dont avait été atteint son père, il recommanda de faire passer au duc de Reichstadt le procès-verbal de l'autopsie : le renseignement paternel est devenu inutile ; Napoléon II a rejoint Napoléon Ier.

A cette dernière heure, le sentiment religieux dont Bonaparte avait toujours été pénétré se réveilla. Thibaudeau, dans ses Mémoires sur le consulat , raconte, à propos du rétablissement du culte, que le Premier Consul lui avait dit : " Dimanche dernier, au milieu du silence de la nature, je me promenais dans ces jardins (la Malmaison) ; le son de la cloche de Ruel vint tout à coup frapper mon oreille, et renouvela toutes les impressions de ma jeunesse ; je fus ému, tant est forte la puissance des premières habitudes, et je me dis : S'il en est ainsi pour moi, quel effet de pareils souvenirs ne doivent-ils pas produire sur les hommes simples et crédules ? Que vos philosophes répondent à cela ! (...) et, levant les mains vers le ciel : Quel est celui qui a fait tout cela ? "

En 1797, par sa proclamation de Macerata, Bonaparte autorise le séjour des prêtres français réfugiés dans les Etats du pape, défend de les inquiéter, ordonne aux couvents de les nourrir, et leur assigne un traitement en argent.

Ses variations en Egypte, ses colères contre l'Eglise dont il était le restaurateur, montrent qu'un instinct de spiritualisme le dominait au milieu même de ses égarements, car ses chutes et ses irritations ne sont point d'une nature philosophique et portent l'empreinte du caractère religieux.

Bonaparte, donnant à Vignali les détails de la chapelle ardente dont il voulait qu'on environnât sa dépouille crut s'apercevoir que sa recommandation déplaisait à Antomarchi ; il s'en expliqua avec le docteur et lui dit : " Vous êtes au-dessus de ces faiblesses : mais que voulez-vous, je ne suis ni philosophe ni médecin ; je crois à Dieu ; je suis de la religion de mon père. N'est pas athée qui veut. (...) Pouvez-vous ne pas croire à Dieu ? car enfin tout proclame son existence, et les plus grands génies l'ont cru (...) Vous êtes médecin. (...) Ces gens-là ne brassent que de la matière : ils ne croient jamais rien. "

Fortes têtes du jour, quittez votre admiration pour Napoléon ; vous n'avez rien à faire de ce pauvre homme : ne se figurait-il pas qu'une comète était venue le chercher comme jadis elle emporta César ? De plus il croyait à Dieu ; il était de la religion de son père ; il n'était pas philosophe ; il n'était pas athée ; il n'avait pas, comme vous livré de bataille à l'Eternel, bien qu'il eût vaincu bon nombre de rois ; il trouvait que tout proclamait l ' existence de l'Etre suprême ; il déclarait que les plus grands génies avaient cru à cette existence, et il voulait croire comme ses pères. Enfin, chose monstrueuse ! ce premier homme des temps modernes, cet homme de tous les siècles, était chrétien dans le XIXe siècle ! Son testament commence par cet article :

" Je meurs dans la religion apostolique et romaine, dans le sein de laquelle je suis né il y a plus de cinquante ans. "

Au troisième paragraphe du testament de Louis XVI on lit :

" Je meurs dans l'union de notre sainte mère l'Eglise catholique, apostolique et romaine. "

La Révolution nous a donné bien des enseignements ; mais en est-il un seul comparable à celui-ci ? Napoléon et Louis XVI faisant la même profession de foi ! Voulez-vous savoir le prix de la croix ? Cherchez dans le monde entier ce qui convient le mieux à la vertu malheureuse, ou à l'homme de génie mourant.

Le 3 mai, Napoléon se fit administrer l'extrême-onction et reçut le saint viatique. Le silence de la chambre n'était interrompu que par le hoquet de la mort mêlé au bruit régulier du balancier d'une pendule : l'ombre, avant de s'arrêter sur le cadran, fit encore quelques tours ; l'astre qui la dessinait avait de la peine à s'éteindre. Le 4, la tempête de l'agonie de Cromwell s'éleva : presque tous les arbres de Longwood furent déracinés. Enfin, le 5, à six heures moins onze minutes du soir, au milieu des vents, de la pluie et du fracas des flots, Bonaparte rendit à Dieu le plus puissant souffle de vie qui jamais anima l'argile humaine. Les derniers mots saisis sur les lèvres du conquérant furent : " Tête... armée, ou tête d'armée . " Sa pensée errait encore au milieu des combats. Quand il ferma pour jamais les yeux, son épée, expirée avec lui, était couchée à sa gauche, un crucifix reposait sur sa poitrine : le symbole pacifique appliqué au coeur de Napoléon calma les palpitations de ce coeur, comme un rayon du ciel fait tomber la vague.

 

2 L24 Chapitre 12

Funérailles.

Bonaparte désira d'abord être enseveli dans la cathédrale d'Ajaccio, puis, par un codicille daté du 16 avril 1821, il légua ses os à la France : le ciel l'avait mieux servi, son véritable mausolée est le rocher où il expira : revoyez mon récit de la mort du duc d'Enghien. Napoléon, prévoyant à ses dernières volontés l'opposition du gouvernement britannique, fit choix éventuellement d'une sépulture à Sainte-Hélène.

Dans une étroite vallée appelée la vallée de Slane ou du Géranium , maintenant du Tombeau , coule une source ; les domestiques chinois de Napoléon, fidèles comme le Javanais de Camoëns, avaient accoutumé d'y remplir des amphores : deux saules pleureurs pendent sur la fontaine ; une herbe fraîche, parsemée de tchampas , croît autour. " Le tchampas, malgré son éclat et son parfum n'est pas une plante qu'on recherche, parce qu'elle fleurit sur les tombeaux ", disent les poésies sanscrites. Dans les déclivités des roches déboisées, végètent mal des citronniers amers, des cocotiers porte-noix, des mélèzes et des conises dont on recueille la gomme attachée à la barbe des chèvres.

Napoléon se plaisait aux saules de la fontaine ; il demandait la paix à la vallée de Slane, comme Dante banni demandait la paix au cloître de Corvo. En reconnaissance du repos passager qu'il y goûta les derniers jours de sa vie, il indiqua cette vallée pour l'abri de son repos éternel. Il disait en parlant de la source : " Si Dieu voulait que je me rétablisse, j'élèverais un monument dans le lieu où elle jaillit. " Ce monument fut son tombeau. Du temps de Plutarque, dans un endroit consacré aux nymphes aux bords du Strymon, on voyait encore un siège de pierre sur lequel s'était assis Alexandre.

Napoléon, botté, éperonné, habillé en uniforme de colonel de la garde, décoré de la Légion d'honneur, fut exposé mort dans sa couchette de fer ; sur ce visage qui ne s'étonna jamais, l'âme, en se retirant, avait laissé une stupeur sublime. Les planeurs et les menuisiers soudèrent et clouèrent Bonaparte en une quadruple bière d'acajou, de plomb, d'acajou encore et de fer-blanc ; on semblait craindre qu'il ne fût jamais assez emprisonné. Le manteau que le vainqueur d'autrefois portait aux vastes funérailles de Marengo servit de drap mortuaire au cercueil.

Les obsèques se firent le 28 mai. Le temps était beau ; quatre chevaux, conduits par des palefreniers à pied tiraient le corbillard ; vingt-quatre grenadiers anglais sans armes, l'environnaient ; suivait le cheval de Napoléon. La garnison de l'île bordait les précipices du chemin. Trois escadrons de dragons précédaient le cortège ; le 20e régiment d'infanterie, les soldats de marine, les volontaires de Sainte-Hélène, l'artillerie royale avec quinze pièces de canon, fermaient la marche. Des groupes de musiciens, placés de distance en distance sur les rochers, se renvoyaient des airs lugubres. A un défilé, le corbillard s'arrêta ; les vingt-quatre grenadiers sans armes enlevèrent le corps et eurent l'honneur de le porter sur leurs épaules jusqu'à la sépulture. Trois salves d'artillerie saluèrent les restes de Napoléon au moment où il descendit dans la terre : tout le bruit qu'il avait fait sur cette terre ne pénétrait pas à deux lignes au-dessous.

Une pierre qui devait être employée à la construction d'une nouvelle maison pour l'exilé est abaissée sur son cercueil comme la trappe de son dernier cachot.

On récita les versets du psaume 87 : " J'ai été pauvre et plein de travail dans ma jeunesse ; j'ai été élevé, puis humilié... j'ai été percé de vos colères. " De minute en minute le vaisseau amiral tirait. Cette harmonie de la guerre, perdue dans l'immensité de l'Océan, répondait au requiescat in pace . L'empereur, enterré par ses vainqueurs de Waterloo, avait ouï le dernier coup de canon de cette bataille ; il n'entendit point la dernière détonation dont l'Angleterre troublait et honorait son sommeil à Sainte-Hélène. Chacun se retira, tenant à la main une branche de saule comme on revient de la fête des Palmes.

Quand Napoléon quitta la France on prétendit qu'il aurait dû s'ensevelir sous les ruines de sa dernière bataille ; lord Byron disait dans son ode satirique déjà citée :

To die a prince or lire a slave

Thy choice is most ignobly brave .

Mourir prince ou vivre esclave,

Ton choix est très ignoblement brave.

C'était mal juger la force de l'espérance dans une âme irréméable [D'où l'on ne peut revenir, ex. lieu, Enfer irréméable.] qui gardait tout, et d'où rien ne pouvait revenir ; lord Byron crut que le dictateur des rois avait abdiqué sa renommée avec son glaive, qu'il allait s'éteindre oublié. Le poète aurait dû savoir que la destinée de Napoléon était une muse, comme toutes les hautes destinées. Cette muse sut changer un dénouement avorté en une péripétie qui renouvelait son héros. La solitude de l'exil et de la tombe de Napoléon a répandu sur une mémoire éclatante une autre sorte de prestige. Alexandre ne mourut point sous les yeux de la Grèce ; il disparut dans les lointains superbes de Babylone. Bonaparte n'est point mort sous les yeux de la France ; il s'est perdu dans les fastueux horizons des zones torrides. Il dort comme un ermite ou comme un paria dans un vallon au bout d'un sentier désert. La grandeur du silence qui le presse égale l'immensité du bruit qui l'environna. Les nations sont absentes, leur foule s'est retirée ; l'oiseau des tropiques, attelé , dit Buffon, au char du soleil , se précipite de l'astre de la lumière. Où se repose-t-il aujourd'hui ? Il se repose sur des cendres dont le poids a fait pencher le globe.

 

2 L24 Chapitre 13

Destruction du monde napoléonien.

Imposuerunt omnes sibi diademata, post mortem ejus (...)

et multiplica sunt mala in terra (Machab.).

Ils prirent tous le diadème après sa mort (...)

et les maux se multiplièrent sur la terre.

Ce résumé des Machabées sur Alexandre semble être fait pour Napoléon : " Les diadèmes ont été pris et les maux se sont multipliés sur la terre. " Vingt années se sont à peine écoulées depuis la mort de Bonaparte et déjà la monarchie française et la monarchie espagnole ne sont plus. La carte du monde a changé ; il a fallu apprendre une géographie nouvelle ; séparés de leurs légitimes souverains, des peuples ont été jetés à des souverains de rencontre ; des acteurs renommés sont descendus de la scène où sont montés des acteurs sans nom ; les aigles se sont envolés de la cime du haut pin tombé dans la mer, tandis que de frêles coquillages se sont attachés aux flancs du tronc encore protecteur.

Comme en dernier résultat tout marche à ses fins le terrible esprit de nouveauté qui parcourait le monde , disait l'empereur, et auquel il avait opposé la barre de son génie, reprend son cours ; les institutions du conquérant défaillent ; il sera la dernière des grandes existences individuelles ; rien ne dominera désormais dans les sociétés infimes et nivelées ; l'ombre de Napoléon s'élèvera seule à l'extrémité du vieux monde détruit, comme le fantôme du déluge au bord de son abîme : la postérité lointaine découvrira cette ombre par-dessus le gouffre où tomberont des siècles inconnus, jusqu'au jour marqué de la renaissance sociale.

 

2 L24 Chapitre 14

Mes derniers raports avec Bonaparte.

Puisque c'est ma propre vie que j'écris en m'occupant de celles des autres, grandes ou petites, je suis forcé de mêler cette vie aux choses et aux hommes, quand par hasard elle est rappelée. Ai-je traversé d'une traite, sans m'y arrêter jamais, le souvenir du déporté qui, dans sa prison de l'Océan, attendait l'exécution de l'arrêt de Dieu ? Non.

La paix que Napoléon n'avait pas conclue avec les rois ses geôliers, il l'avait faite avec moi : j'étais fils de la mer comme lui, ma nativité était du rocher comme la sienne. Je me flatte d'avoir mieux connu Napoléon que ceux qui l'ont vu plus souvent et approché de plus près.

Napoléon à Sainte-Hélène, cessant d'avoir à garder contre moi sa colère, avait renoncé à ses inimitiés ; devenu plus juste à mon tour, j'écrivis dans le Conservateur cet article :

" Les peuples ont appelé Bonaparte un fléau ; mais les fléaux de Dieu conservent quelque chose de l'éternité et de la grandeur du courroux divin dont ils émanent : Ossa arida... dabo vobis spiritum et vivetis. Ossements arides, je vous donnerai mon souffle et vous vivrez. Né dans une île pour aller mourir dans une île, aux limites de trois continents ; jeté au milieu des mers où Camoëns sembla le prophétiser en y plaçant le génie des tempêtes, Bonaparte ne se peut remuer sur son rocher que nous n'en soyons avertis par une secousse ; un pas du nouvel Adamastor à l'autre pôle se fait sentir à celui-ci. Si Napoléon, échappé aux mains de ses geôliers, se retirait aux Etats-Unis, ses regards attachés sur l'Océan suffiraient pour troubler les peuples de l'ancien monde ; sa seule présence sur le rivage américain de l'Atlantique forcerait l'Europe à camper sur le rivage opposé. "

Cet article parvint à Bonaparte à Sainte-Hélène ; une main qu'il croyait ennemie versa le dernier baume sur ses blessures ; il dit à M. de Montholon :

" Si, en 1814 et en 1815, la confiance royale n'avait point été placée dans des hommes dont l'âme était détrempée par des circonstances trop fortes, ou qui, renégats à leur patrie, ne voient de salut et de gloire pour le trône de leur maître que dans le joug de la Sainte Alliance ; si le duc de Richelieu, dont l'ambition fut de délivrer son pays de la présence des baïonnettes étrangères, si Chateaubriand, qui venait de rendre à Gand d'éminents services, avaient eu la direction des affaires, la France serait sortie puissante et redoutée de ces deux grandes crises nationales. Chateaubriand a reçu de la nature le feu sacré : ses ouvrages l'attestent. Son style n'est pas celui de Racine, c'est celui du prophète. Si jamais il arrive au timon des affaires, il est possible que Chateaubriand s'égare : tant d'autres y ont trouvé leur perte ! Mais ce qui est certain, c'est que tout ce qui est grand et national doit convenir à son génie, et qu'il eût repoussé avec indignation ces actes infamants de l'administration d'alors [ Mémoires pour servir à l'Histoire de France sous Napoléon, par M. de Montholon. Tome IV, page 243. (N.d.A.)] . "

Telles ont été mes dernières relations avec Bonaparte. - Pourquoi ne conviendrais-je pas que ce jugement chatouille de mon coeur l'orgueilleuse faiblesse ? Bien de petits hommes à qui j'ai rendu de grands services ne m'ont pas jugé si favorablement que le géant dont j'avais osé attaquer la puissance.

 

2 L24 Chapitre 15

Sainte-Hélène depuis la mort de Napoléon.

Tandis que le monde napoléonien s'effaçait, je m'enquérais des lieux où Napoléon lui-même s'était évanoui. Le tombeau de Sainte-Hélène a déjà usé un des saules ses contemporains : l'arbre décrépit et tombé est mutilé chaque jour par les pèlerins. La sépulture est entourée d'un grillage en fonte ; trois dalles sont posées transversalement sur la fosse ; quelques iris croissent aux pieds et à la tête ; la fontaine de la vallée coule encore là où des jours prodigieux se sont taris. Des voyageurs apportés par la tempête croient devoir consigner leur obscurité à la sépulture éclatante. Une vieille s'est établie auprès et vit de l'ombre d'un souvenir ; un invalide fait sentinelle dans une guérite.

Le vieux Longwood, à deux cents pas du nouveau, est abandonné. A travers un enclos rempli de fumier, on arrive à une écurie ; elle servait de chambre à coucher à Bonaparte. Un nègre vous montre une espèce de couloir occupé par un moulin à bras et vous dit : Here he died , " ici il mourut ". La chambre où Napoléon reçut le jour n'était vraisemblablement ni plus grande ni plus riche.

Au nouveau Longwood, Plantation House , chez le gouverneur, on voit le duc de Wellington en peinture et les tableaux de ses batailles. Une armoire vitrée renferme un morceau de l'arbre près duquel se trouvait le général anglais à Waterloo ; cette relique est placée entre une branche d'olivier cueillie au jardin des olives et des ornements de sauvages de la mer du Sud : bizarre association des abuseurs des vagues. Inutilement le vainqueur veut ici se substituer au vaincu, sous la protection d'un rameau de la Terre-Sainte et du souvenir de Cook ; il suffit qu'on retrouve à Sainte-Hélène la solitude, l'Océan et Napoléon.

Si l'on recherchait l'histoire de la transformation des bords illustrés par des tombeaux, des berceaux, des palais, quelle variété de choses et de destinées ne verrait-on pas, puisque de si étranges métamorphoses s'opèrent jusque dans les habitations obscures auxquelles sont attachées nos chétives vies ! Dans quelle hutte naquit Clovis ? Dans quel chariot Attila reçut-il le jour ? Quel torrent couvre la sépulture d'Alaric ? Quel chacal occupe la place du cercueil en or ou en cristal d'Alexandre ? Combien de fois ces poussières ont-elles changé de place ? Et tous ces mausolées de l'Egypte et des Indes, à qui appartiennent-ils ? Dieu seul connaît la cause de ces mutations liées à des mystères de l'avenir : il est pour les hommes des vérités cachées dans la profondeur du temps ; elles ne se manifestent qu'à l'aide des siècles comme il y a des étoiles si éloignées de la terre que leur lumière n'est pas encore parvenue jusqu'à nous.

 

2 L24 Chapitre 16

Exhumation de Bonaparte.

Mais tandis que j'écrivais ceci le temps a marché ; il a produit un événement qui aurait de la grandeur si les événements ne tombaient aujourd'hui dans la boue. On a redemandé à Londres la dépouille de Bonaparte ; la demande a été accueillie : qu'importent à l'Angleterre de vieux ossements ? Elle nous fera tant que nous voudrons de ces présents. Les dépouilles de Napoléon nous sont revenues au moment de notre humiliation ; elles auraient pu subir le droit de visite ; mais l'étranger s'est montré facile : il a donné un laisser-passer aux cendres.

La translation des restes de Napoléon est une faute contre la renommée. Une sépulture à Paris ne vaudra jamais la vallée de Slane : qui voudrait voir Pompée ailleurs que dans le sillon de sable élevé par un pauvre affranchi, aidé d'un vieux légionnaire ? Que ferons-nous de ces magnifiques reliques au milieu de nos misères ? Le granit le plus dur représentera-t-il la pérennité des oeuvres de Bonaparte ? Encore si nous possédions un Michel-Ange pour sculpter la statue funèbre ? Comment façonnera-t-on le monument ? Aux petits hommes des mausolées, aux grands hommes une pierre et un nom.

Du moins, si on avait suspendu le cercueil au couronnement de l'Arc de Triomphe, si les nations avaient aperçu de loin leur maître porté sur les épaules de ses victoires ? L'urne de Trajan n'était-elle pas placée à Rome au haut de sa colonne ? Napoléon, parmi nous, se perdra dans la tourbe de ces va-nu-pieds de morts qui se dérobent en silence. Dieu veuille qu'il ne soit pas exposé aux vicissitudes de nos changements politiques, tout défendu qu'il est par Louis XIV, Vauban et Turenne !

Quoi qu'il en soit, une frégate a été fournie à un fils de Louis-Philippe : un nom cher à nos anciennes victoires maritimes la protégeait sur les flots. Parti de Toulon, où Bonaparte s'était embarqué dans sa puissance pour la conquête de l'Egypte, le nouvel Argo est venu à Sainte-Hélène revendiquer le néant. Le sépulcre, avec son silence, continuait à s'élever immobile dans la vallée de Slane ou du Géranium. Des deux saules pleureurs l'un était tombé ; lady Dallas, femme d'un gouverneur de l'île, avait fait planter en remplacement de l'arbre défailli dix-huit jeunes saules et trente-quatre cyprès ; la source, toujours là, coulait comme quand Napoléon en buvait l'eau. Pendant toute une nuit, sous la conduite d'un capitaine anglais nommé Alexandre, on a travaillé à percer le monument. Les quatre cercueils emboîtés les uns dans les autres, le cercueil d'acajou, le cercueil de plomb, le second cercueil d'acajou ou de bois des îles et le cercueil de fer-blanc, ont été trouvés intacts. On procéda à l'inspection de ces moules de momie sous une tente, au milieu d'un cercle d'officiers dont quelques-uns avaient connu Bonaparte.

" Lorsque la dernière bière fut ouverte, les regards s'y plongèrent : Ils vinrent, dit l'abbé Coquereau, se heurter contre une masse blanchâtre qui couvrait le corps dans toute son étendue. Le docteur Gaillard, la touchant, reconnut un coussin de satin blanc qui garnissait à l'intérieur la paroi supérieure du cercueil : il s'était détaché et enveloppait la dépouille comme un linceul. (...) Tout le corps paraissait couvert comme d'une mousse légère ; on eût dit que nous l'apercevions à travers un nuage diaphane. C'était bien sa tête : un oreiller l'exhaussait un peu ; son large front, ses yeux dont les orbites se dessinaient sous les paupières, garnies encore de quelques cils ; ses joues étaient bouffies, son nez seul avait souffert, sa bouche entrouverte laissait apercevoir trois dents d'une grande blancheur ; sur son menton se distinguait parfaitement l'empreinte de la barbe ; ses deux mains surtout paraissaient appartenir à quelqu'un de respirant encore, tant elles étaient vives de ton et de coloris ; l'une d'elles, la main gauche était un peu plus élevée que la droite ; ses ongles avaient poussé après la mort : ils étaient longs et blancs ; une de ses bottes était décousue et laissait passer quatre doigts de ses pieds d'un blanc mat. "

Qu'est-ce qui a frappé les nécrobies ? L'inanité des choses terrestres ? la vanité de l'homme ? Non, la beauté du mort ; ses ongles seulement s'étaient allongés, pour déchirer, je présume, ce qui restait de liberté au monde. Ses pieds, rendus à l'humilité, ne s'appuyaient plus sur des coussins de diadème ; ils reposaient nus dans leur poussière. Le fils de Condé était aussi habillé dans le fossé de Vincennes ; cependant Napoléon, si bien conservé, était arrivé tout juste à ces trois dents que les balles avaient laissées à la mâchoire du duc d'Enghien.

L'astre éclipsé à Sainte-Hélène a reparu à la grande joie des peuples : l'univers a revu Napoléon ; Napoléon n'a point revu l'univers. Les cendres vagabondes du conquérant ont été regardées par les mêmes étoiles qui le guidèrent à son exil : Bonaparte a passé par le tombeau, comme il a passé partout, sans s'y arrêter. Débarqué au Havre, le cadavre est arrivé à l'Arc de Triomphe, dais sous lequel le soleil montre son front à certains jours de l'année. Depuis cet Arc jusqu'aux Invalides, on n'a plus rencontré que des colonnes de planches, des bustes de plâtre, une statue du grand Condé (hideuse bouillie qui pleurait), des obélisques de sapin remémoratifs de la vie indestructible du vainqueur. Un froid rigoureux faisait tomber les généraux autour du char funèbre, comme dans la retraite de Moscou. Rien n'était beau, hormis le bateau de deuil qui, sous la garde d'un prince ennemi des Anglais avait porté en silence sur la Seine Napoléon et un crucifix.

Privé de son catafalque de rochers, Napoléon est venu s'ensevelir dans les immondices de Paris. Au lieu de vaisseaux qui saluaient le nouvel Hercule, consumé sur le mont Oeta, les blanchisseuses de Vaugirard rôderont à l'entour avec des invalides inconnus à la grande armée. Pour préluder à cette impuissance, de petits hommes n'ont pu rien imaginer de mieux qu'un salon de Curtius en plein vent. Après quelques jours de pluie, il n'est demeuré de ces décorations que des bribes crottées. Quoi qu'on fasse, on verra toujours au milieu des mers le vrai sépulcre du triomphateur : à nous le corps, à Sainte-Hélène la vie immortelle.

Napoléon a clos l'ère du passé : il a fait la guerre trop grande pour qu'elle revienne de manière à intéresser l'espèce humaine. Il a tiré impétueusement sur ses talons les portes du temple de Janus ; et il a entassé derrière ces portes des monceaux de cadavres, afin qu'elles ne se puissent rouvrir.

 

2 L24 Chapitre 17

Ma visite à Cannes.

En Europe je suis allé visiter les lieux où Bonaparte aborda après avoir rompu son ban à l'île d'Elbe. Je descendis à l'auberge de Cannes au moment même que le canon tirait en commémoration du 29 juillet ; un de ces résultats de l'incursion de l'empereur, non sans doute prévu par lui. La nuit était close quand j'arrivai au Golfe Juan ; je mis pied à terre à une maison isolée au bord de la grande route. Jacquemin, potier et aubergiste, propriétaire de cette maison, me mena à la mer. Nous prîmes des chemins creux entre des oliviers sous lesquels Bonaparte avait bivouaqué : Jacquemin lui-même l'avait reçu et me conduisait. A gauche du sentier de traverse s'élevait une espèce de hangar : Napoléon, qui envahissait seul la France, avait déposé dans ce hangar les effets de son débarquement.

Parvenu à la grève, je vis une mer calme que ne ridait pas le plus petit souffle ; la lame, mince comme une gaze, se déroulait sur le Sablon sans bruit et sans écume. Un ciel émerveillable, tout resplendissant de constellations, couronnait ma tête. Le croissant de la lune s'abaissa bientôt et se cacha derrière une montagne. Il n'y avait dans le golfe qu'une seule barque à l'ancre ; et deux bateaux : à gauche on apercevait le phare d'Antibes, à droite les îles de Lérins ; devant moi, la haute mer s'ouvrait au midi vers cette Rome où Bonaparte m'avait d'abord envoyé.

Les îles de Lérins, aujourd'hui îles Sainte-Marguerite reçurent autrefois quelques chrétiens fuyant devant les Barbares. Saint Honorat venant de Hongrie aborda l'un de ces écueils : il monta sur un palmier, fit le signe de la croix, tous les serpents expirèrent, c'est-à-dire le paganisme disparut, et la nouvelle civilisation naquit dans l'occident.

Quatorze cents ans après, Bonaparte vint terminer cette civilisation dans les lieux où le saint l'avait commencée. Le dernier solitaire de ces laures fut le Masque de fer, si le Masque de fer est une réalité. Du silence du golfe Juan, de la paix des îles aux anciens anachorètes, sortit le bruit de Waterloo, qui traversa l'Atlantique, et vint expirer à Sainte-Hélène.

Entre les souvenirs de deux sociétés, entre un monde éteint et un monde prêt à s'éteindre, la nuit, au bord abandonné de ces marines, on peut supposer ce que je sentis. Je quittai la plage dans une espèce de consternation religieuse, laissant le flot passer et repasser, sans l'effacer, sur la trace de l'avant-dernier pas de Napoléon.

A la fin de chaque grande époque, on entend quelque voix dolente des regrets du passé, et qui sonne le couvre-feu : ainsi gémirent ceux qui virent disparaître Charlemagne, saint Louis, François Ier, Henri IV et Louis XIV. Que ne pourrais-je pas dire à mon tour, témoin oculaire que je suis de deux ou trois mondes écoulés ? Quand on a rencontré comme moi Washington et Bonaparte, que reste-t-il à regarder derrière la charrue du Cincinnatus américain et la tombe de Sainte-Hélène ? Pourquoi ai-je survécu au siècle et aux hommes à qui j'appartenais par la date de ma vie ? Pourquoi ne suis-je pas tombé avec mes contemporains, les derniers d'une race épuisée ? Pourquoi suis-je demeuré seul à chercher leurs os dans les ténèbres et la poussière d'une catacombe remplie ? Je me décourage de durer. Ah ! si du moins j'avais l'insouciance d'un de ces vieux Arabes de rivage, que j'ai rencontrés en Afrique ! Assis les jambes croisées sur une petite natte de corde, la tête enveloppée dans leur burnous, ils perdent leurs dernières heures à suivre des yeux, parmi l'azur du ciel, le beau phénicoptère qui vole le long des ruines de Carthage ; bercés du murmure de la vague, ils entroublient leur existence et chantent à voix basse une chanson de la mer : ils vont mourir.

 

3 L25 Livre vingt-cinquième

1. Changement du monde. - 2. Années de ma vie 1815, 1816. - Je suis nommé pair de France. - Mon début à la tribune. - Divers discours. - 3. Monarchie selon la Charte . - 4. Louis XVIII. - 5. M. Decazes. - 6. Je suis rayé de la liste des ministres d'Etat. - Je vends mes livres et ma Vallée. - 7. Suite de mes discours en 1817 et 1818. - 8. Réunion Piet. - 9. Le Conservateur . - 10. De la morale des intérêts matériels et de celle des devoirs. - 11. Année de ma vie, 1820. - Mort du duc de Berry. - 12. Naissance du duc de Bordeaux. - Les dames de la halle de Bordeaux. - 13. Je fais entrer M. de Villèle et M. de Corbière dans leur premier ministère. - Ma lettre au duc de Richelieu. - Billet du duc de Richelieu et ma réponse. - Billets de M. de Polignac. - Lettres de M. de Montmorency et de M. Pasquier. - Je suis nommé ambassadeur à Berlin. - Je pars pour cette ambassade.

 

3 L25 Chapitre 1

Paris, 1839. - Changement du monde.

Retomber de Bonaparte et de l'empire à ce qui les a suivis, c'est tomber de la réalité dans le néant, du sommet d'une montagne dans un gouffre. Tout n'est-il pas terminé avec Napoléon ? Aurais-je dû parler d'autre chose ? Quel personnage peut intéresser en dehors de lui ? De qui et de quoi peut-il être question, après un pareil homme ? Dante a eu seul le droit de s'associer aux grands poètes qu'il rencontre dans les régions d'une autre vie. Comment nommer Louis XVIII en place de l'empereur ? Je rougis en pensant qu'il me faut nasillonner à cette heure d'une foule d'infimes créatures dont je fais partie, êtres douteux et nocturnes que nous fûmes d'une scène dont le large soleil avait disparu.

Les bonapartistes eux-mêmes s'étaient racornis. Leurs membres s'étaient repliés et contractés ; l'âme manqua à l'univers nouveau sitôt que Bonaparte retira son souffle ; les objets s'effacèrent dès qu'ils ne furent plus éclairés de la lumière qui leur avait donné le relief et la couleur. Au commencement de ces Mémoires je n'eus à parler que de moi : or, il y a toujours une sorte de primauté dans la solitude individuelle de l'homme ; ensuite je fus environné de miracles : ces miracles soutinrent ma voix ; mais à cette heure plus de conquête d'Egypte, plus de batailles de Marengo, d'Austerlitz et d'Iéna, plus de retraite de Russie, plus d'invasion de la France, de prise de Paris, de retour de l'île d'Elbe, de bataille de Waterloo, de funérailles de Sainte-Hélène : quoi donc ? des portraits à qui le génie de Molière pourrait seul donner la gravité du comique !

En m'exprimant sur notre peu de valeur, j'ai serré de près ma conscience ; je me suis demandé si je ne m'étais pas incorporé par calcul à la nullité de ces temps, pour acquérir le droit de condamner les autres ; persuadé que j'étais in petto que mon nom se lirait au milieu de toutes ces effaçures. Non : je suis convaincu que nous nous évanouirons tous : premièrement parce que nous n'avons pas en nous de quoi vivre ; secondement parce que le siècle dans lequel nous commençons ou finissons nos jours n'a pas lui-même de quoi nous faire vivre. Des générations mutilées, épuisées, dédaigneuses, sans foi, vouées au néant qu'elles aiment, ne sauraient donner l'immortalité ; elles n'ont aucune puissance pour créer une renommée ; quand vous cloueriez votre oreille à leur bouche vous n'entendriez rien : nul son ne sort du coeur des morts.

Une chose cependant me frappe : le petit monde dans lequel j'entre à présent était supérieur au monde qui lui a succédé en 1830 ; nous étions des géants en comparaison de la société de cirons qui s'est engendrée.

La Restauration offre du moins un point où l'on peut retrouver de l'importance : après la dignité d'un seul homme, cet homme passé, renaquit la dignité des hommes. Si le despotisme a été remplacé par la liberté, si nous entendons quelque chose à l'indépendance, si nous avons perdu l'habitude de ramper, si les droits de la nature humaine ne sont plus méconnus, c'est à la Restauration que nous en sommes redevables. Aussi me jetai-je dans la mêlée pour, autant que je le pouvais, raviver l'espèce quand l'individu fut fini.

Allons, poursuivons notre tâche ! descendons en gémissant jusqu'à moi et à mes collègues. Vous m'avez vu au milieu de mes songes ; vous allez me voir dans mes réalités : si l'intérêt diminue, si je tombe, lecteur, soyez juste, faites la part de mon sujet.

 

3 L25 Chapitre 2

Années de ma vie 1815, 1816. - Je suis nommé pair de France. - Mon début à la tribune. - Divers discours.

Après la seconde rentrée du Roi et la disparition finale de Bonaparte, le ministère étant aux mains de M. le duc d'Otrante et de M. le prince de Talleyrand, je fus nommé président du collège électoral du département du Loiret. Les élections de 1815 donnèrent au Roi la Chambre introuvable . Toutes les voix se portaient sur moi à Orléans, lorsque l'ordonnance qui m'appelait à la Chambre des pairs m'arriva. Ma carrière d'action à peine commencée changea subitement de route : qu'eût-elle été si j'eusse été placé dans la Chambre élective ? Il est assez probable que cette carrière aurait abouti, en cas de succès, au ministère de l'intérieur, au lieu de me conduire au ministère des affaires étrangères. Mes habitudes et mes moeurs étaient plus en rapport avec la pairie, et quoique celle-ci me devînt hostile dès le premier moment, à cause de mes opinions libérales, il est toutefois certain que mes doctrines sur la liberté de la presse et contre le vasselage des étrangers donnèrent à la noble Chambre cette popularité dont elle a joui tant qu'elle souffrit mes opinions.

Je reçus en arrivant le seul honneur que mes collègues m'aient jamais fait pendant mes quinze années de résidence au milieu d'eux : je fus nommé l'un des quatre secrétaires pour la session de 1816. Lord Byron n'obtint pas plus de faveur lorsqu'il parut à la Chambre des lords, et il s'en éloigna pour toujours : j'aurais dû rentrer dans mes déserts.

Mon début à la tribune fut un discours sur l'inamovibilité des juges : je louais le principe, mais j'en blâmais l'application immédiate. Dans la révolution de 1830 les hommes de la gauche les plus dévoués à cette révolution voulaient suspendre pour un temps l'inamovibilité. Le 22 février 1816, le duc de Richelieu nous apporta le testament autographe de la Reine ; je montai à la tribune, et je dis :

" Celui qui nous a conservé le testament de Marie-Antoinette avait acheté la terre de Montboisier : juge de Louis XVI, il avait élevé dans cette terre un monument à la mémoire du défenseur de Louis XVI, il avait gravé lui-même sur ce monument une épitaphe en vers français à la louange de M. de Malesherbes. Cette étonnante impartialité annonce que tout est déplacé dans le monde moral. "

Le 12 mars 1816 on agita la question des pensions ecclésiastiques. " Vous refuseriez, disais-je, des aliments au pauvre vicaire qui consacre aux autels le reste de ses jours, et vous accorderiez des pensions à Joseph Lebon, qui fit tomber tant de têtes, à François Chabot, qui demandait pour les émigrés une loi si simple qu'un enfant pût les mener à la guillotine, à Jacques Roux, lequel refusant au Temple de recevoir le testament de Louis XVI, répondit à l'infortuné monarque : Je ne suis chargé que de te conduire à la mort. "

On avait apporté à la Chambre héréditaire un projet de loi relatif aux élections ; je me prononçai pour le renouvellement intégral de la Chambre des députés ; ce n'est qu'en 1824, étant ministre, que je le fis entrer dans la loi.

Ce fut aussi dans ce premier discours sur la loi d'élections, en 1816, que je répondis à un adversaire : " Je ne relève point ce qu'on a dit de l'Europe attentive à nos discussions. Quant à moi, messieurs, je dois sans doute au sang français qui coule dans mes veines cette impatience que j'éprouve quand, pour déterminer mon suffrage, on me parle des opinions placées hors ma patrie ; et si l'Europe civilisée voulait m'imposer la Charte, j'irais vivre à Constantinople. "

Le 9 avril 1816, je fis à la Chambre une proposition relative aux puissances barbaresques. La Chambre décida qu'il y avait lieu de s'en occuper. Je songeais déjà à combattre l'esclavage avant que j'eusse obtenu cette décision favorable de la pairie qui fut la première intervention politique d'une grande puissance en faveur des Grecs : " J'ai vu, disais-je à mes collègues, les ruines de Carthage ; j'ai rencontré parmi ces ruines les successeurs de ces malheureux chrétiens pour la délivrance desquels saint Louis fit le sacrifice de sa vie. La philosophie pourra prendre sa part de la gloire attachée au succès de ma proposition et se vanter d'avoir obtenu dans un siècle de lumières ce que la religion tenta inutilement dans un siècle de ténèbres. "

J'étais placé dans une assemblée où ma parole, les trois quarts du temps, tournait contre moi. On peut remuer une chambre populaire ; une chambre aristocratique est sourde. Sans tribune, à huis clos devant des vieillards, restes desséchés de la vieille Monarchie, de la Révolution et de l'Empire, ce qui sortait du ton le plus commun paraissait folie. Un jour le premier rang des fauteuils, tout près de la tribune, était rempli de respectables pairs, plus sourds les uns que les autres, la tête penchée en avant et tenant à l'oreille un cornet dont l'embouchure était dirigée vers la tribune. Je les endormis, ce qui est bien naturel. Un d'eux laissa tomber son cornet ; son voisin, réveillé par la chute, voulut ramasser poliment le cornet de son confrère ; il tomba. Le mal fut que je me pris à rire, quoique je parlasse alors pathétiquement sur je ne sais plus quel sujet d'humanité.

Les orateurs qui réussissaient dans cette Chambre étaient ceux qui parlaient sans idées, d'un ton égal et monotone, ou qui ne trouvaient de sensibilité que pour s'attendrir sur les pauvres ministres. M. de Lally-Tolendal tonnait en faveur des libertés publiques : il faisait retentir les voûtes de notre solitude de l'éloge de trois ou quatre lords de la chancellerie anglaise, ses aïeux disait-il. Quand son panégyrique de la liberté de la presse était terminé, arrivait un mais fondé sur des circonstances , lequel mais nous laissait l'honneur sauf, sous l'utile surveillance de la censure.

La Restauration donna un mouvement aux intelligences ; elle délivra la pensée comprimée par Bonaparte : l'esprit, comme une cariatide déchargée de l'architecture qui lui courbait le front, releva la tête. L'Empire avait frappé la France de mutisme ; la liberté restaurée la toucha et lui rendit la parole : il se trouva une multitude de talents de tribune qui reprirent les choses où les Mirabeau et les Cazalès les avaient laissées, et la Révolution continua son cours.

 

3 L25 Chapitre 3

Monarchie selon la Charte.

Mes travaux ne se bornaient pas à la tribune, si nouvelle pour moi. Epouvanté des systèmes que l'on embrassait et de l'ignorance de la France sur les principes du gouvernement représentatif, j'écrivais et je faisais imprimer la Monarchie selon la Charte . Cette publication a été une des grandes époques de ma vie politique : elle me fit prendre rang parmi les publicistes ; elle servit à fixer l'opinion sur la nature de notre gouvernement. Les journaux anglais portèrent cet écrit aux nues ; parmi nous, l'abbé Morellet même ne revenait pas de la métamorphose de mon style et de la précision dogmatique des vérités.

La Monarchie selon la Charte est un catéchisme constitutionnel : c'est là que l'on a puisé la plupart des propositions que l'on avance comme nouvelles aujourd'hui. Ainsi ce principe, que le roi règne et ne gouverne pas , se trouve tout entier dans les chapitres IV, V, VI et VII sur la prérogative royale.

Les principes constitutionnels étant posés dans la première partie de la Monarchie selon la Charte , j'examine dans la seconde les systèmes des trois ministères qui jusqu'alors s'étaient succédé depuis 1814 jusqu'à 1816 ; dans cette partie se rencontrent des prédictions depuis trop vérifiées et des expositions de doctrines alors cachées. On lit ces mots, chapitre XXVI, deuxième partie : " Il passe pour constant, dans un certain parti, qu'une révolution de la nature de la nôtre ne peut finir que par un changement de dynastie ; d'autres, plus modérés, disent par un changement dans l'ordre de successibilité à la couronne. "

Comme je terminais mon ouvrage, parut l'ordonnance du 5 septembre 1816 : cette mesure dispersait le peu de royalistes rassemblés pour reconstruire la monarchie légitime. Je me hâtai d'écrire le post-scriptum qui fit faire explosion à la colère de M. le duc de Richelieu et du favori de Louis XVIII, M. Decazes.

Le post-scriptum ajouté, je courus chez M. Le Normant, mon libraire : je trouvai en arrivant des alguazils et un commissaire de police qui instrumentaient. Ils avaient saisi des paquets et apposé des scellés. Je n'avais pas bravé Bonaparte pour être intimidé par M. Decazes : je m'opposai à la saisie ; je déclarai, comme Français libre et comme pair de France, que je ne céderais qu'à la force : la force arriva et je me retirai. Je me rendis le 18 septembre chez MM. Louis-Marthe Mesnier et son collègue, notaires royaux ; je protestai à leur étude et je les requis de consigner ma déclaration du fait de l'arrestation de mon ouvrage, voulant assurer par cette protestation les droits des citoyens français. M. Baude m'a imité en 1830.

Je me trouvai engagé ensuite dans une correspondance assez longue avec M. le chancelier, M. le ministre de la police et M. le procureur général Bellard, jusqu'au 9 novembre, jour que le chancelier m'annonça l'ordonnance rendue en ma faveur par le tribunal de première instance, laquelle me remit en possession de mon ouvrage saisi. Dans une de ses lettres, M. le chancelier me mandait qu'il avait été désolé de voir le mécontentement que le Roi avait exprimé publiquement de mon ouvrage. Ce mécontentement venait des chapitres où je m'élevais contre l'établissement d'un ministre de la police générale dans un pays constitutionnel.

 

3 L25 Chapitre 4

Louis XVIII.

Dans mon récit du voyage de Gand, vous avez vu ce que Louis XVIII valait comme fils de Hugues Capet ; dans mon écrit, Le Roi est mort : vive le Roi ! j'ai dit les qualités réelles de ce prince. Mais l'homme n'est pas un et simple : pourquoi y a-t-il si peu de portraits fidèles ? parce qu'on a fait poser le modèle à telle époque de sa vie ; dix ans après, le portrait ne ressemble plus.

Louis XVIII n'apercevait pas loin les objets devant lui ni autour de lui ; tout lui semblait beau ou laid d'après l'angle de son regard. Atteint de son siècle, il est à craindre que la religion ne fût pour le Roi très chrétien qu'un élixir propre à l'amalgame des drogues de quoi se compose la royauté. L'imagination libertine qu'il avait reçue de son grand-père aurait pu inspirer quelque défiance de ses entreprises ; mais il se connaissait, et quand il parlait d'une manière affirmative, il se vantait en se raillant de lui-même. Je lui parlais un jour de la nécessité d'un nouveau mariage pour M. le duc de Bourbon, afin de rappeler la race des Condé à la vie : il approuvait fort cette idée, quoiqu'il ne se souciât guère de ladite résurrection ; mais à ce propos il me parla de M. le comte d'Artois et me dit : " Mon frère pourrait se remarier sans rien changer à la succession au trône, il ne ferait que des cadets ; pour moi, je ne ferais que des aînés : je ne veux point déshériter M. le duc d'Angoulême. " Et il se rengorgea d'un air capable et goguenard ; mais je ne prétendais disputer au Roi aucune puissance.

Egoïste et sans préjugés, Louis XVIII voulait sa tranquillité à tout prix : il soutenait ses ministres tant qu'ils avaient la majorité ; il les renvoyait aussitôt que cette majorité était ébranlée et que son repos pouvait être dérangé ; il ne balançait pas à reculer dès que, pour obtenir la victoire, il eût fallu faire un pas en avant. Sa grandeur était de la patience ; il n'allait pas aux événements, les événements venaient à lui.

Sans être cruel, ce roi n'était pas humain ; les catastrophes tragiques ne l'étonnaient ni ne le touchaient pas : il se contenta de dire au duc de Berry, qui s'excusait d'avoir eu le malheur de troubler par sa mort le sommeil du roi : " J'ai fait ma nuit. " Pourtant cet homme tranquille, lorsqu'il était contrarié, entrait dans d'horribles colères ; enfin ce prince si froid, si insensible, avait des attachements qui ressemblaient à des passions : ainsi se succédèrent dans son intimité le comte d'Avarai, M. de Blacas, M. Decazes ; madame de Balbi, madame du Cayla : toutes ces personnes aimées étaient des favoris ; malheureusement, elles ont entre leurs mains beaucoup trop de lettres.

Louis XVIII nous apparut dans toute la profondeur des traditions historiques ; il se montra avec le favoritisme des anciennes royautés. Se fait-il dans le coeur des monarques isolés un vide qu'ils remplissent avec le premier objet qu'ils trouvent ? Est-ce sympathie, affinité d'une nature analogue à la leur ? Est-ce une amitié qui leur tombe du ciel pour consoler leurs grandeurs ? Est-ce un penchant pour un esclave qui se donne corps et âme, devant lequel on ne se cache de rien, esclave qui devient un vêtement, un jouet, une idée fixe liée à tous les sentiments, à tous les goûts, à tous les caprices de celui qu'elle a soumis et qu'elle tient sous l'empire d'une fascination invincible ? Plus le favori a été bas et intime, moins on le peut renvoyer, parce qu'il est en possession de secrets qui feraient rougir s'ils étaient divulgués : ce préféré puise une double force dans sa turpitude et dans les faiblesses de son maître.

Quand le favori est par hasard un grand homme comme l'obsesseur Richelieu ou l'inrenvoyable Mazarin, les nations en le détestant profitent de sa gloire ou de sa puissance ; elles ne font que changer un misérable roi de droit pour un illustre roi de fait.

 

3 L25 Chapitre 5

M. Decazes.

Aussitôt que M. Decazes fut nommé ministre, les voitures encombrèrent le soir le quai Malaquais, pour déposer dans le salon du parvenu ce qu'il y avait de plus noble dans le faubourg Saint-Germain.

Le Français aura beau faire, il ne sera jamais qu'un courtisan, n'importe de qui, pourvu que ce soit un puissant du jour.

Il se forma bientôt en faveur du nouveau favori une coalition formidable de bêtises. Dans la société démocratique, bavardez de libertés, déclarez que vous voyez la marche du genre humain et l'avenir des choses, en ajoutant à vos discours quelques croix d'honneur, et vous êtes sûr de votre place ; dans la société aristocratique jouez au whist, débitez d'un air grave et profond des lieux communs et des bons mots arrangés d'avance, et la fortune de votre génie est assurée.

Compatriote de Murat, mais de Murat sans royaume, M. Decazes nous était venu de la mère de Napoléon. Il était familier, obligeant, jamais insolent ; il me voulait du bien je ne sais pourquoi je ne m'en souciai pas : de là vint le commencement de mes disgrâces. Cela devait m'apprendre qu'on ne doit jamais manquer de respect à un favori. Le Roi le combla de bienfaits et de crédit, et le maria dans la suite à une personne très bien née, fille de M. de Saint-Aulaire. Il est vrai que M. Decazes servait trop bien la royauté ; ce fut lui qui déterra le maréchal Ney dans les montagnes d'Auvergne où il s'était caché.

Fidèle aux inspirations de son trône, Louis XVIII disait de M. Decazes : " Je l'élèverai si haut qu'il fera envie aux plus grands seigneurs. " Ce mot, emprunté d'un autre roi, n'était qu'un anachronisme : pour élever les autres il faut être sûr de ne pas descendre ; or, au temps où Louis XVIII était arrivé, qu'était-ce que les monarques ? S'ils pouvaient encore faire la fortune d'un homme, ils ne pouvaient en faire la grandeur ; ils n'étaient plus que les banquiers de leurs favoris.

Madame Princeteau, soeur de M. Decazes, était une agréable, modeste et excellente personne ; le Roi s'en était amouraché en perspective. M. Decazes le père, que je vis dans la salle du trône en habit habillé, l'épée au côté, chapeau sous le bras, n'eut cependant aucun succès.

Enfin, la mort de M. le duc de Berry accrut les inimitiés de part et d'autre et amena la chute du favori. J'ai dit que les pieds lui glissèrent dans le sang , ce qui ne signifie pas, à Dieu ne plaise ! qu'il fut coupable du meurtre, mais qu'il tomba dans la mare rougie qui se forma sous le couteau de Louvel.

 

3 L25 Chapitre 6

Je suis rayé de la liste des ministres d'Etat. - Je vends mes livres et ma Vallée.

J'avais résisté à la saisie de la Monarchie selon la Charte pour éclairer la royauté abusée et pour soutenir la liberté de la pensée et de la presse ; j'avais embrassé franchement nos institutions et j'y suis resté fidèle.

Ces tracasseries passées, je demeurai saignant des blessures qu'on m'avait faites à l'apparition de ma brochure. Je ne pris pas possession de ma carrière politique sans porter les cicatrices des coups que je reçus en entrant dans cette carrière : je m'y sentais mal, je n'y pouvais respirer.

Peu de temps après, une ordonnance contresignée Richelieu me raya de la liste des ministres d'Etat, et je fus privé d'une place réputée jusqu'alors inamovible ; elle m'avait été donnée à Gand, et la pension attachée à cette place me fut retirée : la main qui avait pris Fouché me frappa.

J'ai eu l'honneur d'être dépouillé trois fois pour la légitimité : la première, pour avoir suivi les fils de saint Louis dans leur exil ; la seconde, pour avoir écrit en faveur des principes de la monarchie octroyée ; la troisième, pour m'être tu sur une loi funeste au moment que je venais de faire triompher nos armes : la campagne d'Espagne avait rendu des soldats au drapeau blanc, et si j'eusse été maintenu au pouvoir, j'aurais reporté nos frontières aux rives du Rhin.

Ma nature me rendit parfaitement insensible à la perte de mes appointements ; j'en fus quitte pour me remettre à pied et pour aller, les jours de pluie, en fiacre à la Chambre des pairs. Dans mon équipage populaire, sous la protection de la canaille qui roulait autour de moi, je rentrai dans les droits des prolétaires dont je fais partie : du haut de mon fiacre je dominai le train des rois.

Je fus obligé de vendre mes livres : M. Merlin les exposa à la criée, à la salle Sylvestre, rue des Bons Enfants. Je ne gardai qu'un petit Homère grec, à la marge duquel se trouvaient des essais de traductions et des remarques écrites de ma main. Bientôt il me fallut tailler dans le vif ; je demandai à M. le ministre de l'intérieur la permission de mettre en loterie ma maison de campagne : la loterie fut ouverte chez M. Denis notaire. Il y avait quatre-vingt-dix billets à 1.000 frs chaque : les numéros ne furent point pris par les royalistes ; madame la duchesse d'Orléans, douairière, prit trois numéros ; mon ami M. Lainé, ministre de l'intérieur, qui avait contresigné l'ordonnance du 5 septembre, et consenti dans le conseil à ma radiation, prit, sous un faux nom, un quatrième billet. L'argent fut rendu aux engagistes ; toutefois, M. Lainé refusa de retirer ses 1.000 francs ; il les laissa au notaire pour les pauvres.

Peu de temps après, ma Vallée-aux-Loups fut vendue comme on vend les meubles des pauvres, sur la place du Châtelet. Je souffris beaucoup de cette vente ; je m'étais attaché à mes arbres, plantés et grandis, pour ainsi dire, dans mes souvenirs. La mise à prix était de 50.000 francs ; elle fut couverte par M. le vicomte de Montmorency, qui seul osa mettre une surenchère de cent francs : la Vallée lui resta. Il a depuis habité ma retraite : il n'est pas bon de se mêler à ma fortune : cet homme de vertu n'est plus.

 

3 L25 Chapitre 7

Suite de mes discours en 1817 et 1818.

Après la publication de la Monarchie selon la Charte et à l'ouverture de la nouvelle session au mois de novembre 1816, je continuai mes combats. Je fis à la Chambre des pairs, dans la séance du 23 de ce mois une proposition tendante à ce que le Roi fût humblement supplié de faire examiner ce qui s'était passé aux dernières élections. La corruption et la violence du ministère dans ces élections étaient flagrantes.

Dans mon opinion sur le projet de loi relatif aux finances (21 mars 1817), je m'élevai contre le titre XI de ce projet : il s'agissait des forêts de l'Etat que l'on prétendait affecter à la caisse d'amortissement et dont on voulait vendre ensuite cent cinquante mille hectares. Ces forêts se composaient de trois sortes de propriétés : les anciens domaines de la couronne, quelques commanderies de l'ordre de Malte et le reste des biens de l'Eglise. Je ne sais pourquoi, même aujourd'hui, je trouve un intérêt triste dans mes paroles ; elles ont quelque ressemblance avec mes Mémoires :

" N'en déplaise à ceux qui n'ont administré que dans nos troubles, ce n'est pas le gage matériel, c'est la morale d'un peuple qui fait le crédit public. Les propriétaires nouveaux feront-ils valoir les titres de leur propriété nouvelle ? on leur citera, pour les dépouiller, des héritages de neuf siècles enlevés à leurs anciens possesseurs. Au lieu de ces immuables patrimoines où la même famille survivait à la race des chênes, vous aurez des propriétés mobiles où les roseaux auront à peine le temps de naître et de mourir avant qu'elles aient changé de maîtres. Les foyers cesseront d'être les gardiens des moeurs domestiques ; ils perdront leur autorité vénérable ; chemins de passage ouverts à tout venant, ils ne seront plus consacrés par le siège de l'aïeul et par le berceau du nouveau-né. Pairs de France, c'est votre cause que je plaide ici et non la mienne : je vous parle pour l'intérêt de vos enfants ; moi je n'aurai rien à démêler avec la postérité ; je n'ai point de fils ; j'ai perdu le champ de mon père, et quelques arbres que j'ai plantés ne seront bientôt plus à moi. "

 

3 L25 Chapitre 8

Réunion Piet.

Par la ressemblance des opinions, alors très vives, il s'était établi une camaraderie entre les minorités des deux Chambres. La France apprenait le gouvernement représentatif : comme j'avais la sottise de le prendre à la lettre et d'en faire, à mon dam, une véritable passion, je soutenais ceux qui l'adoptaient, sans m'embarrasser s'il n'entrait pas dans leur opposition plus de motifs humains que d'amour pur comme celui que j'éprouvais pour la Charte ; non que je fusse un niais mais j'étais idolâtre de ma dame, et j'aurais traversé les flammes pour l'emporter dans mes bras. Ce fut dans cet accès de constitution que je connus M. de Villèle en 1816. Il était plus calme ; il surmontait son ardeur ; il prétendait aussi conquérir la liberté ; mais il en faisait le siège en règle ; il ouvrait méthodiquement la tranchée : moi, qui voulais enlever d'assaut la place, je grimpais à l'escalade et j'étais souvent renversé dans le fossé.

Je rencontrai pour la première fois M. de Villèle chez madame la duchesse de Lévis. Il devint le chef de l'opposition royaliste dans la Chambre élective, comme je l'étais dans la Chambre héréditaire. Il avait pour ami son collègue M. de Corbière. Celui-ci ne le quittait plus et l'on disait Villèle et Corbière , comme on dit Oreste et Pylade, Euryale et Nisus .

Entrer dans de fastidieux détails pour des personnages dont on ne saura pas le nom demain serait d'une vanité idiote. D'obscurs et ennuyeux remuements, qu'on croit d'un intérêt immense et qui n'intéressent personne ; des tripotages passés, qui n'ont déterminé aucun événement majeur, doivent être laissés à ces béats heureux, lesquels se figurent être ou avoir été l'objet de l'attention de la terre.

Il y avait pourtant des moments d'orgueil où mes démêlés avec M. de Villèle me paraissaient être à moi-même les dissensions de Sylla et de Marius, de César et de Pompée. Avec les autres membres de l'opposition, nous allions assez souvent, rue Thérèse, passer la soirée en délibération chez M. Piet. Nous arrivions extrêmement laids et nous nous asseyions en rond autour d'un salon éclairé d'une lampe qui filait. Dans ce brouillard législatif, nous parlions de la loi présentée, de la motion à faire, du camarade à porter au secrétariat, à la questure, aux diverses commissions. On ramponnait de toutes parts. Nous ne ressemblions pas mal aux assemblées des premiers fidèles, peintes par les ennemis de la foi. nous débitions les plus mauvaises nouvelles ; nous disions que les affaires allaient changer de face, que Rome serait troublée par des divisions, que nos armées seraient défaites.

M. de Villèle écoutait, résumait et ne concluait point : c'était un grand aideur d'affaires ; marin circonspect, il ne mettait jamais en mer pendant la tempête, et, s'il entrait avec dextérité dans un port connu, il n'aurait jamais découvert le Nouveau-Monde. Je remarquai souvent, à propos de nos discussions sur la vente des biens du clergé, que les plus chrétiens d'entre nous étaient les plus ardents à défendre les doctrines constitutionnelles. La religion est la source de la liberté : à Rome, le flamen dialis ne portait qu'un anneau creux au doigt, parce qu'un anneau plein avait quelque chose d'une chaîne ; dans son vêtement et sur sa tête, le pontife de Jupiter ne devait souffrir aucun noeud.

Après la séance, M. de Villèle se retirait accompagné de M. de Corbière. J'étudiais beaucoup d'individus, j'apprenais beaucoup de choses, je m'occupais de beaucoup d'intérêts dans ces réunions : les finances, que j'ai toujours sues, l'armée, la justice, l'administration, m'initiaient à leurs éléments. Je sortais de ces conférences un peu plus homme d'Etat et un peu plus persuadé de la pauvreté de toute cette science. Le long de la nuit, dans mon demi-sommeil, j'apercevais les diverses attitudes des têtes chauves, les diverses expressions des figures de ces Solons peu soignés et mal accompagnés de leurs corps : c'était bien vénérable assurément ; mais je préférais l'hirondelle qui me réveillait dans ma jeunesse et les Muses qui remplissaient mes songes : les rayons de l'aurore qui, frappant un cygne, faisaient tomber l'ombre de ces blancs oiseaux sur une vague d'or ; le soleil levant qui m'apparaissait en Syrie dans la tige d'un palmier, comme le nid du phénix, me plaisaient mieux.

 

3 L25 Chapitre 9

Le Conservateur .

Je sentais que mes combats de tribune, dans une Chambre fermée, et au milieu d'une assemblée qui m'était peu favorable, restaient inutiles à la victoire et qu'il me fallait avoir une autre arme. La censure étant établie sur les feuilles périodiques quotidiennes, je ne pouvais remplir mon dessein qu'au moyen d'une feuille libre, semi-quotidienne, à l'aide de laquelle j'attaquerais à la fois le système des ministres et les opinions de l'extrême gauche exprimées dans la Minerve par M. Etienne. J'étais à Noisiel, chez madame la duchesse de Lévis, dans l'été de 1818, lorsque mon libraire M. Le Normant me vint voir. Je lui fis part de l'idée qui m'occupait ; il prit feu, s'offrit à courir tous les risques et se chargea de tous les frais. Je parlai à mes amis MM. de Bonald et de Lamennais, je leur demandai s'ils voulaient s'associer à moi : ils y consentirent et le journal ne tarda pas à paraître sous le nom de Conservateur .

La révolution opérée par ce journal fut inouïe : en France il changea la majorité dans les Chambres ; à l'étranger il transforma l'esprit des cabinets.

Ainsi les royalistes me durent l'avantage de sortir du néant dans lequel ils étaient tombés auprès des peuples et des rois. Je mis la plume à la main aux plus grandes familles de France. J'affublai en journalistes les Montmorency et les Lévis ; je convoquai l'arrière-ban ; je fis marcher la féodalité au secours de la liberté de la presse. J'avais réuni les hommes les plus éclatants du parti royaliste, MM. de Villèle, de Corbière, de Vitrolles, de Castelbajac, etc. Je ne pouvais m'empêcher de bénir la Providence toutes les fois que j'étendais la robe rouge d'un prince de l'Eglise sur le Conservateur pour lui servir de couverture, et que j'avais le plaisir de lire un article signé en toutes lettres : le cardinal de La Luzerne . Mais il arriva qu'après avoir mené mes chevaliers à la croisade constitutionnelle, aussitôt qu'ils eurent conquis le pouvoir par la délivrance de la liberté, aussitôt qu'ils furent devenus princes d'Edesse, d'Antioche, de Damas, ils s'enfermèrent dans leurs nouveaux Etats avec Léonore d'Aquitaine, et me laissèrent me morfondre au pied de Jérusalem dont les infidèles avaient repris le saint tombeau.

Ma polémique commença dans le Conservateur , et dura depuis 1818 jusqu'en 1820, c'est-à-dire jusqu'au rétablissement de la censure, dont le prétexte fut la mort du duc de Berry. A cette première époque de ma polémique, je culbutai l'ancien ministère et fis entrer M. de Villèle au pouvoir.

Je parlais immédiatement après les Cent Jours ; je fixais alors l'éducation constitutionnelle des royalistes. Après 1824, quand je repris la plume dans des brochures et dans le Journal des Débats , les positions étaient changées. Que m'importaient pourtant ces futiles misères, à moi qui n'ai jamais cru au temps où je vivais, à moi qui appartenais au passé, à moi sans foi dans les rois, sans conviction à l'égard des peuples, à moi qui ne me suis jamais soucié de rien, excepté des songes, à condition encore qu'ils ne durent qu'une nuit !

Le premier article du Conservateur peint la position des choses au moment où je descendis dans la lice. Pendant les deux années que dura ce journal, j'eus successivement à traiter des accidents du jour et à examiner des intérêts considérables. J'eus occasion de relever les lâchetés de cette correspondance privée que la police de Paris publiait à Londres. Ces correspondances privées pouvaient calomnier, mais elles ne pouvaient déshonorer : ce qui est vil n'a pas le pouvoir d'avilir ; l'honneur seul peut infliger le déshonneur. " Calomniateurs anonymes, disais-je, ayez le courage de dire qui vous êtes ; un peu de honte est bientôt passée ; ajoutez votre nom à vos articles, ce ne sera qu'un mot méprisable de plus. "

Je me moquais quelquefois des ministres et je donnais cours à ce penchant ironique que j'ai toujours réprouvé en moi.

Enfin, sous la date du 5 décembre 1818, le Conservateur contenait un article sérieux sur la morale des intérêts et sur celle des devoirs : c'est de cet article, qui fit du bruit, qu'est née la phraséologie des intérêts moraux et des intérêts matériels , mise d'abord en avant par moi, adoptée ensuite par tout le monde. Le voici fort abrégé ; il s'élève au-dessus de la portée d'un journal, et c'est un de mes ouvrages auquel ma raison attache quelque valeur. Il n'a point vieilli, parce que les idées qu'il renferme sont de tous les temps.

 

3 L25 Chapitre 10

De la morale des intérêts matériels et de celle des devoirs.

Le ministère a inventé une morale nouvelle, la morale des intérêts ; celle des devoirs est abandonnée aux imbéciles. Or, cette morale des intérêts, dont on veut faire la base de notre gouvernement, a plus corrompu le peuple dans l'espace de trois années que la révolution dans un quart de siècle.

" Ce qui fait périr la morale chez les nations, et avec la morale les nations elles-mêmes, ce n'est pas la violence, mais la séduction ; et par séduction j'entends ce que toute fausse doctrine a de flatteur et de spécieux. Les hommes prennent souvent l'erreur pour la vérité, parce que chaque faculté du coeur ou de l'esprit a sa fausse image : la froideur ressemble à la vertu, le raisonner à la raison, le vide à la profondeur, ainsi du reste.

" Le dix-huitième siècle fut un siècle destructeur ; nous fûmes tous séduits. Nous dénaturâmes la politique, nous nous égarâmes dans de coupables nouveautés en cherchant l'existence sociale dans la corruption de nos moeurs. La révolution vint nous réveiller : en poussant le Français hors de son lit, elle le jeta dans la tombe. Toutefois, le règne de la terreur est peut-être, de toutes les époques de la révolution, celle qui fut la moins dangereuse à la morale, parce qu'aucune conscience n'était forcée : le crime paraissait dans sa franchise. Des orgies au milieu du sang, des scandales qui n'en étaient plus à force d'être horribles ; voilà tout. Les femmes du peuple venaient travailler à leurs ouvrages autour de la machine à meurtre comme à leurs foyers : les échafauds étaient les moeurs publiques et la mort le fond du gouvernement. Rien de plus net que la position de chacun : on ne parlait ni de spécialité, ni de positif, ni de système d'intérêts . Ce galimatias des petits esprits et des mauvaises consciences était inconnu. On disait à un homme : " Tu es royaliste noble, riche : meurs " et il mourait. Antonelle écrivait qu'on ne trouvait aucune charge contre des prisonniers mais qu'il les avait condamnés comme aristocrates ; monstrueuse franchise, qui nonobstant laissait subsister l'ordre moral ; car ce n'est pas de tuer l'innocent comme innocent qui perd la société, c'est de le tuer comme coupable.

" En conséquence, ces temps affreux sont ceux des grands dévouements. Alors les femmes marchèrent héroïquement au supplice ; les pères se livrèrent pour les fils, les fils pour les pères ; des secours inattendus s'introduisaient dans les prisons, et le prêtre que l'on cherchait consolait la victime auprès du bourreau qui ne le reconnaissait pas.

" La morale sous le Directoire eut plutôt à combattre la corruption des moeurs que celle des doctrines ; il y eut débordement. On fut jeté dans les plaisirs comme on avait été entassé dans les prisons ; on forçait le présent à avancer des joies sur l'avenir, dans la crainte de voir renaître le passé. Chacun, n'ayant pas encore eu le temps de se créer un intérieur, vivait dans la rue, sur les promenades, dans les salons publics. Familiarisé avec les échafauds, et déjà à moitié sorti du monde, on trouvait que cela ne valait pas la peine de rentrer chez soi. Il n'était question que d'arts, de bals, de modes ; on changeait de parures et de vêtements aussi facilement qu'on se serait dépouillé de la vie.

" Sous Bonaparte la séduction recommença, mais ce fut une séduction qui portait son remède avec elle : Bonaparte séduisait par un prestige de gloire, et tout ce qui est grand porte en soi un principe de législation. Il concevait qu'il était utile de laisser enseigner la doctrine de tous les peuples, la morale de tous les temps, la religion de toute éternité.

" Je ne serais pas étonné de m'entendre répondre : Fonder la société sur un devoir , c'est l'élever sur une fiction ; la placer dans un intérêt , c'est l'établir dans une réalité. Or, c'est précisément le devoir qui est un fait et l' intérêt une fiction. Le devoir qui prend source dans la divinité descend dans la famille, où il établit des relations réelles entre le père et les enfants ; de là, passant à la société et se partageant en deux branches, il règle dans l'ordre politique les rapports du roi et du sujet ; il établit l'ordre moral, la chaîne des services et des protections, des bienfaits et de la reconnaissance. C'est donc un fait très positif que le devoir, puisqu'il donne à la société humaine la seule existence durable qu'elle puisse avoir.

" L'intérêt, au contraire est une fiction quand il est pris comme on le prend aujourd'hui, dans son sens physique et rigoureux, puisqu'il n'est plus le soir ce qu'il était le matin, puisqu'à chaque instant il change de nature, puisque fondé sur la fortune il en a la mobilité.

" Par la morale des intérêts chaque citoyen est en état d'hostilité avec les lois et le gouvernement, parce que dans la société c'est toujours le grand nombre qui souffre. On ne se bat point pour des idées abstraites d'ordre, de paix, de patrie ; ou si l'on se bat pour elles c'est qu'on y attache des idées de sacrifices ; alors on sort de la morale des intérêts pour rentrer dans celle des devoirs : tant il est vrai que l'on ne peut trouver l'existence de la société hors de cette sainte limite !

" Qui remplit ses devoirs s'attire l'estime ; qui cède à ses intérêts est peu estimé. C'était bien du siècle de puiser un principe de gouvernement dans une source de mépris ! Elevez les hommes politiques à ne penser qu'à ce qui les touche, et vous verrez comment ils arrangeront l'Etat ; vous n'aurez par là que des ministres corrompus et avides, semblables à ces esclaves mutilés qui gouvernaient le Bas-Empire et qui vendaient tout, se souvenant d'avoir eux-mêmes été vendus.

" Remarquez ceci : les intérêts ne sont puissants que lors même qu'ils prospèrent ; le temps est-il rigoureux, ils s'affaiblissent. Les devoirs, au contraire, ne sont jamais si énergiques que quand il en coûte à les remplir. Le temps est-il bon, ils se relâchent. J'aime un principe de gouvernement qui grandit dans le malheur : cela ressemble beaucoup à la vertu.

" Quoi de plus absurde que de crier aux peuples : Ne soyez pas dévoués ! n'ayez pas d'enthousiasme ! ne songez qu'à vos intérêts ! C'est comme si on leur disait : Ne venez pas à notre secours, abandonnez-nous si tel est votre intérêt. Avec cette profonde politique, lorsque l'heure du dévouement arrivera, chacun fermera sa porte, se mettra à la fenêtre et regardera passer la monarchie. "

Tel était cet article sur la morale des intérêts et sur la morale des devoirs.

Le 3 décembre 1819 je remontai à la tribune de la Chambre des pairs : je m'élevai contre les mauvais Français qui pouvaient nous donner pour motif de tranquillité la surveillance des armées européennes. " Avions-nous besoin de tuteurs ? viendrait-on encore nous entretenir de circonstances ? devions-nous encore recevoir, par des notes diplomatiques, des certificats de bonne conduite ? et n'aurions-nous fait que changer une garnison de Cosaques en une garnison d'ambassadeurs ? "

Dès ce temps-là je parlais des étrangers comme j'en ai parlé depuis dans la guerre d'Espagne ; je songeais à notre affranchissement à une heure où les libéraux mêmes me combattaient. Les hommes opposés d'opinion font bien du bruit pour arriver au silence ! Laissez venir quelques années, les acteurs descendront de la scène et les spectateurs ne seront plus là pour blâmer ou pour applaudir.

 

3 L25 Chapitre 11

Année de ma vie 1820. - Mort du duc de Berry.

Je venais de me coucher le 13 février au soir, lorsque le marquis de Vibraye entra chez moi pour m'apprendre l'assassinat du duc de Berry. Dans sa précipitation, il ne me dit pas le lieu où s'était passé l'événement. Je me levai à la hâte et je montai dans la voiture de M. de Vibraye. Je fus surpris de voir le cocher prendre la rue de Richelieu et plus étonné encore quand il nous arrêta à l'Opéra : la foule aux abords était immense. Nous montâmes, au milieu de deux haies de soldats, par la porte latérale à gauche, et, comme nous étions en habits de pairs, on nous laissa passer. Nous arrivâmes à une sorte de petite antichambre : cet espace était encombré de toutes les personnes du château. Je me faufilai jusqu'à la porte d'une loge et je me trouvai face à face de M. le duc d'Orléans. Je fus frappé d'une expression mal déguisée, jubilante, dans ses yeux, à travers la contenance contrite qu'il s'imposait ; il voyait de plus près le trône. Mes regards l'embarrassèrent, il quitta la place et me tourna le dos. On racontait autour de moi les détails du forfait, le nom de l'homme, les conjectures des divers participants à l'arrestation. On était agité, affairé : les hommes aiment ce qui est spectacle, surtout la mort, quand cette mort est celle d'un grand. A chaque personne qui sortait du laboratoire ensanglanté, on demandait des nouvelles. On entendait le général A. de Girardin raconter qu'ayant été laissé pour mort sur le champ de bataille, il n'en était pas moins revenu de ses blessures : tel espérait et se consolait, tel s'affligeait. Bientôt le recueillement gagna la foule ; le silence se fit ; de l'intérieur de la loge sortit un bruit sourd : je tenais l'oreille appliquée contre la porte ; je distinguai un râlement ; ce bruit cessa : la famille royale venait de recevoir le dernier soupir d'un petit-fils de Louis XIV ! Les voitures commencèrent à défiler dans la rue. J'entrai immédiatement.

Qu'on se figure une salle de spectacle vide, après la catastrophe d'une tragédie : le rideau levé, l'orchestre désert, les lumières éteintes, les machines immobiles, les décorations fixes et enfumées, les comédiens, les chanteurs, les danseuses, disparus par les trappes et les passages secrets ! La monarchie de saint Louis dans un lieu frappé des foudres de l'Eglise, parmi les débauches du carnaval, expirait sous le masque.

J'ai donné dans un ouvrage à part la vie et la mort de M. le duc de Berry. Mes réflexions d'alors sont encore vraies aujourd'hui :

" Un fils de saint Louis, dernier rejeton de la branche aînée, échappe aux traverses d'un long exil et revient dans sa patrie ; il commence à goûter le bonheur ; il se flatte de se voir renaître, de voir renaître en même temps la monarchie dans les enfants que Dieu lui promet : tout à coup il est frappé au milieu de ses espérances, presque dans les bras de sa femme. Il va mourir, et il n'est pas plein de jours ! Ne pourrait-il pas accuser le ciel, lui demander pourquoi il le traite avec tant de rigueur ? Ah ! qu'il lui eût été pardonnable de se plaindre de sa destinée ! Car enfin, quel mal faisait-il ? Il vivait familièrement au milieu de nous dans une simplicité parfaite, il se mêlait à nos plaisirs et soulageait nos douleurs ; déjà six de ses parents ont péri ; pourquoi l'égorger encore, le rechercher, lui, innocent, lui si loin du trône, vingt-sept ans après la mort de Louis XVI ? Connaissons mieux le coeur d'un Bourbon ! Ce coeur tout percé du poignard, n'a pu trouver contre nous un seul murmure : pas un regret de la vie, pas une parole amère n'a été prononcée par ce prince. Epoux, fils, père et frère, en proie à toutes les angoisses de l'âme, à toutes les souffrances du corps, il ne cesse de demander la grâce de l'homme, qu'il n'appelle pas même son assassin ! Le caractère le plus impétueux devient tout à coup le caractère le plus doux. C'est un homme attaché à l'existence par tous les liens du coeur ; c'est un prince dans la fleur de l'âge ; c'est l'héritier du plus beau royaume de la terre qui expire, et vous diriez que c'est un infortuné qui ne perd rien ici-bas. "

Le meurtrier Louvel était un petit homme à figure sale et chafouine comme on en voit des milliers sur le pavé de Paris. Il tenait du roquet ; il avait l'air hargneux et solitaire. Il est probable que Louvel ne faisait partie d'aucune société ; il était d'une secte, non d'un complot, il appartenait à l'une de ces conjurations d'idées, dont les membres se peuvent quelquefois réunir, mais agissent le plus souvent un à un, d'après leur impulsion individuelle. Son cerveau nourrissait une seule pensée comme un coeur s'abreuve d'une seule passion. Son action était conséquente à ses principes : il avait voulu tuer la race entière d'un seul coup. Louvel a des admirateurs de même que Robespierre. Notre société matérielle, complice de toute entreprise matérielle, a détruit vite la chapelle élevée en expiation d'un crime. Nous avons l'horreur du sentiment moral, parce qu'on y voit l'ennemi et l'accusateur : les larmes auraient paru une récrimination ; on avait hâte d'ôter à quelques chrétiens une croix pour pleurer.

Le 18 février 1820, le Conservateur paya le tribut de ses regrets à la mémoire de M. le duc de Berry. L'article se terminait par ce vers de Racine :

Si du sang de nos rois quelque goutte échappée !

Hélas ! cette goutte de sang s'écoule sur la terre étrangère ! M. Decazes tomba. La censure arriva, et, malgré l'assassinat du duc de Berry, je votai contre elle : ne voulant pas qu'elle souillât le Conservateur , ce journal finit par cette apostrophe au duc de Berry :

" Prince chrétien ! digne fils de saint Louis ! illustre rejeton de tant de monarques, avant que vous soyez descendu dans votre dernière demeure, recevez notre dernier hommage. Vous aimiez, vous lisiez un ouvrage que la censure va détruire. Vous nous avez dit quelquefois que cet ouvrage sauvait le trône : hélas ! nous n'avons pu sauver vos jours ! Nous allons cesser d'écrire au moment que vous cessez d'exister : nous aurons la douloureuse consolation d'attacher la fin de nos travaux à la fin de votre vie. "

 

3 L25 Chapitre 12

Naissance du duc de Bordeaux. - Les dames de la Halle de Bordeaux.

M. le duc de Bordeaux vint au monde le 29 septembre 1820. Le nouveau-né fut nommé l'enfant de l'Europe et l'enfant du miracle , en attendant qu'il devînt l'enfant de l'exil.

Quelque temps avant les couches de la princesse, trois dames de la halle de Bordeaux, au nom de toutes les dames leurs compagnes, firent faire un berceau et me choisirent pour les présenter, elles et leur berceau, à madame la duchesse de Berry. Mesdames Dasté, Duranton, Aniche, m'arrivèrent. Je m'empressai de demander aux gentilshommes de service l'audience d'étiquette. Voilà que M. de Sèze crut qu'un tel honneur lui appartenait de droit : il était dit que je ne réussirais jamais à la cour. Je n'étais pas encore réconcilié avec le ministère, et je ne parus pas digne de la charge d'introducteur de mes humbles ambassadrices. Je me tirai de cette grande négociation comme de coutume, en payant leur dépense.

Tout cela devint une affaire d'Etat ; le cancan passa dans les journaux. Les dames bordelaises en eurent connaissance et m'écrivirent à ce sujet la lettre qui suit :

" Bordeaux, le 24 octobre 1820.

" Monsieur le vicomte,

" Nous vous devons des remerciements pour la bonté que vous avez eue de mettre aux pieds de madame la duchesse de Berry notre joie et nos respects : pour cette fois du moins on ne vous aura pas empêché d'être notre interprète. Nous avons appris avec la plus grande peine l'éclat que M. le comte de Sèze a fait dans les journaux ; et si nous avons gardé le silence, c'est parce que nous avons craint de vous faire de la peine. Cependant, monsieur le vicomte, personne ne peut mieux que vous rendre hommage à la vérité et tirer d'erreur M. de Sèze sur nos véritables intentions pour le choix d'un introducteur chez son Altesse Royale. Nous vous offrons de déclarer dans un journal à votre choix tout ce qui s'est passé ; et comme personne n'avait le droit de nous choisir un guide, que jusqu'au dernier moment nous nous étions flattées que vous seriez ce guide, ce que nous déclarerons à cet égard ferait nécessairement taire tout le monde. Voilà à quoi nous sommes décidées, monsieur le vicomte ; mais nous avons cru qu'il était de notre devoir de ne rien faire sans votre agrément. Comptez que ce serait de grand coeur que nous publierions les bons procédés que vous avez eus pour tout le monde au sujet de notre présentation. Si nous sommes la cause du mal, nous voilà prêtes à le réparer.

Nous sommes et nous serons toujours de vous,

Monsieur le vicomte,

Les très humbles et très respectueuses servantes,

Femmes Dasté, Duranton, Aniche. "

Je répondis à ces généreuses dames qui ressemblaient si peu aux grandes dames :

" Je vous remercie bien, mes chères dames, de l'offre que vous me faites de publier dans un journal tout ce qui s'est passé relativement à M. de Sèze. Vous êtes d'excellentes royalistes, et moi aussi je suis un bon royaliste : nous devons nous souvenir avant tout que M. de Sèze est un homme respectable, et qu'il a été le défenseur de notre roi. Cette belle action n'est point effacée par un petit mouvement de vanité. Ainsi gardons le silence : il me suffit de votre bon témoignage auprès de vos amis. Je vous ai déjà remerciées de vos excellents fruits : madame de Chateaubriand et moi nous mangeons tous les jours vos marrons en parlant de vous.

A présent permettez à votre hôte de vous embrasser. Ma femme vous dit mille choses, et moi je suis Votre serviteur et ami,

" Chateaubriand.

Paris, 2 novembre 1820. "

Mais qui pense aujourd'hui à ces futiles débats ? Les joies et les fêtes du baptême sont loin derrière nous. Quand Henri naquit le jour de Saint-Michel, ne disait-on pas que l'archange allait mettre le dragon sous ses pieds ? Il est à craindre, au contraire, que l'épée flamboyante n'ait été tirée du fourreau que pour faire sortir l'innocent du paradis terrestre, et pour en garder contre lui les portes.

 

3 L25 Chapitre 13

Je fais entrer M. de Villèle et M. de Corbière dans leur premier ministère. - Ma lettre au duc de Richelieu. - Billet du duc de Richelieu et ma réponse. - Billets de M. de Polignac. - Lettres de M. de Montmorency et de M. Pasquier. - Je suis nommé ambassadeur à Berlin. - Je pars pour cette ambassade.

Cependant, les événements qui se compliquaient ne décidaient rien encore ; les joies du baptême passèrent. L'assassinat de M. le duc de Berry avait amené la chute de M. Decazes, qui ne se fit pas sans déchirements. M. le duc de Richelieu ne consentit à affliger son vieux maître que sur une promesse de M. Molé de donner à M. Decazes une mission lointaine. Il partit pour l'ambassade de Londres où je devais le remplacer. Rien n'était fini. M. de Villèle restait à l'écart avec sa fatalité, M. de Corbière. J'offrais de mon côté un grand obstacle. Madame de Montcalm ne cessait de m'engager à la paix : j'y étais très disposé, ne voulant sincèrement que sortir des affaires qui m'envahissaient, et pour lesquelles j'avais un souverain mépris. M. de Villèle, quoique plus souple, n'était pas alors facile à manier.

Il y a deux manières de devenir ministre : l'une brusquement et par force, l'autre par longueur de temps et par adresse ; la première n'était point à l'usage de M. de Villèle : le cauteleux exclut l'énergique, mais il est plus sûr et moins exposé à perdre la place qu'il a gagnée. L'essentiel dans cette manière d'arriver est d'agréer maints soufflets et de savoir avaler une quantité de couleuvres : M. de Talleyrand faisait grand usage de ce régime des ambitions de seconde espèce. En général, on parvient aux affaires par ce que l'on a de médiocre, et l'on y reste par ce que l'on a de supérieur. Cette réunion d'éléments antagonistes est la chose la plus rare, et c'est pour cela qu'il y a si peu d'hommes d'Etat.

M. de Villèle avait précisément le terre à terre des qualités par lesquelles le chemin lui était ouvert : il laissait faire du bruit autour de lui, pour recueillir le fruit de l'épouvante qui s'emparait de la cour. Parfois il prononçait des discours belliqueux, mais où quelques phrases laissaient luire l'espérance d'une nature abordable. Je pensais qu'un homme de son espèce devait commencer par entrer dans les affaires, n'importe comment, et dans une place non trop effrayante. Il me semblait qu'il lui fallait être d'abord ministre sans portefeuille, afin d'obtenir un jour la présidence même du ministère. Cela lui donnerait un renom de modération, il serait vêtu parfaitement à son air ; il deviendrait évident que le chef parlementaire de l'opposition royaliste n'était pas un ambitieux, puisqu'il consentait pour le bien de la paix à se faire si petit. Tout homme qui a été ministre, n'importe à quel titre, le redevient : un premier ministère est l'échelon du second ; il reste sur l'individu qui a porté l'habit brodé une odeur de portefeuille qui le fait retrouver tôt ou tard par les bureaux.

Madame de Montcalm m'avait dit de la part de son frère qu'il n'y avait plus de ministère vacant ; mais que si mes deux amis voulaient entrer au conseil comme ministres d'Etat sans portefeuille, le Roi en serait charmé, promettant mieux pour la suite. Elle ajoutait que si je consentais à m'éloigner, je serais envoyé à Berlin. Je lui répondis qu'à cela ne tenait ; que quant à moi j'étais toujours prêt à partir et que j'irais chez le diable, dans le cas que les rois eussent quelque mission à remplir auprès de leur cousin ; mais que je n'acceptais pourtant un exil que si M. de Villèle acceptait son entrée au conseil. J'aurais voulu aussi placer M. Lainé auprès de mes deux amis. Je me chargeai de la triple négociation. J'étais devenu le maître de la France politique par mes propres forces. On ne se doute guère que c'est moi qui ai fait le premier ministère de M. de Villèle et qui ai poussé le maire de Toulouse dans la carrière.

Je trouvai dans le caractère de M. Lainé une obstination invincible. M. de Corbière ne voulait pas une simple entrée au conseil ; je le flattai de l'espoir qu'on y joindrait l'instruction publique. M. de Villèle, ne se prêtant qu'avec répugnance à ce que je désirais, me fit d'abord mille objections ; son bon esprit et son ambition le décidèrent enfin à marcher en avant : tout fut arrangé. Voici les preuves irrécusables de ce que je viens de raconter ; documents fastidieux de ces petits faits justement passés à l'oubli, mais utiles à ma propre histoire :

" 20 décembre, trois heures et demie.

" A M. le duc de Richelieu.

" J'ai eu l'honneur de passer chez vous, monsieur le duc, pour vous rendre compte de l'état des choses : tout va à merveille. J'ai vu les deux amis : Villèle consent enfin à entrer ministre secrétaire d'Etat au conseil, sans portefeuille, si Corbière consent à entrer au même titre, avec la direction de l'instruction publique. Corbière, de son côté, veut bien entrer à ces conditions, moyennant l'approbation de Villèle. Ainsi, il n'y a plus de difficultés. Achevez votre ouvrage, monsieur le duc ; voyez les deux amis ; et quand vous aurez entendu ce que je vous écris, de leur propre bouche, vous rendrez à la France la paix intérieure, comme vous lui avez donné la paix avec les étrangers.

" Permettez-moi de vous soumettre encore une idée : trouveriez-vous un grand inconvénient à remettre à Villèle la direction vacante par la retraite de M. de Barante ? il serait alors placé dans une position plus égale avec son ami. Toutefois, il m'a positivement dit qu'il consentirait à entrer au conseil sans portefeuille si Corbière avait l'instruction publique. Je ne dis ceci que comme un moyen de plus de satisfaire complètement les royalistes, et de vous assurer une majorité immense et inébranlable.

" J'aurai enfin l'honneur de vous faire observer que c'est demain au soir qu'a lieu chez Piet la grande réunion royaliste, et qu'il serait bien utile que les deux amis pussent demain au soir dire quelque chose qui calmât toutes les effervescences et empêchât toutes les divisions.

" Comme je suis, monsieur le duc, hors de tout ce mouvement, vous ne verrez, j'espère, dans mon empressement que la loyauté d'un homme qui désire le bien de son pays et vos succès.

" Agréez, je vous prie, monsieur le duc, l'assurance de ma haute considération.

" Chateaubriand. "

" Mercredi.

" Je viens d'écrire à MM. de Villèle et de Corbière monsieur, et je les engage à passer ce soir chez moi, car dans une oeuvre aussi utile il ne faut pas perdre un moment. Je vous remercie d'avoir fait marcher l'affaire aussi vite ; j'espère que nous arriverons à une heureuse conclusion. Soyez persuadé, monsieur, du plaisir que j'ai à vous avoir cette obligation, et recevez l'assurance de ma haute considération.

" Richelieu. "

" Permettez-moi, monsieur le duc, de vous féliciter de l'heureuse issue de cette grande affaire, et de m'applaudir d'y avoir eu quelque part. Il est bien à désirer que les ordonnances paraissent demain : elles feront cesser toutes les oppositions. Sous ce rapport je puis être utile aux deux amis.

" J'ai l'honneur, monsieur le duc, de vous renouveler l'assurance de ma haute considération.

" Chateaubriand. "

" Vendredi.

" J'ai reçu avec un extrême plaisir le billet que M. le vicomte de Chateaubriand m'a fait l'honneur de m'écrire. Je crois qu'il n'aura pas à se repentir de s'en être rapporté à la bonté du Roi et s'il me permet d'ajouter, au désir que j'ai de contribuer à ce qui pourra lui être agréable. Je le prie de recevoir l'assurance de ma haute considération.

" Richelieu. "

" Ce jeudi.

" Vous savez sans doute, mon noble collègue, que l'affaire a été conclue hier soir à onze heures, et que tout s'est arrangé sur les bases convenues entre vous et le duc de Richelieu. Votre intervention nous a été fort utile : grâces vous soient rendues pour cet acheminement vers un mieux qu'on doit désormais regarder comme probable.

" Tout à vous pour la vie,

" J. de Polignac. "

" Paris, mercredi 20 décembre, onze heures et demie du soir.

" Je viens de passer chez vous qui étiez retiré, noble vicomte : j'arrive de chez Villèle qui lui-même est rentré tard de la conférence que vous lui aviez préparée et annoncée. Il m'a chargé, comme votre plus proche voisin, de vous faire savoir ce que Corbière voulait aussi vous mander de son côté, que l'affaire que vous avez réellement conduite et ménagée dans la journée est décidément finie de la manière la plus simple et la plus abrégée : lui sans portefeuille , son ami avec l'instruction . Il paraissait croire qu'on aurait pu attendre un peu plus, et obtenir d'autres conditions ; mais il ne convenait pas de dédire un interprète, un négociateur tel que vous. C'est vous réellement qui leur avez ouvert l'entrée de cette nouvelle carrière : ils comptent sur vous pour la leur aplanir. De votre côté pendant le peu de temps que nous aurons encore l'avantage de vous conserver parmi nous, parlez à vos amis les plus vifs dans le sens de seconder ou du moins de ne pas combattre les projets d'union. Bonsoir. Je vous fais encore mon compliment de la promptitude avec laquelle vous menez les négociations. Vous arrangerez ainsi l'Allemagne pour revenir plus tôt au milieu de vos amis. Je suis charmé, pour mon compte, de ce qu'il y a de simplifié dans votre position.

" Je vous renouvelle tous mes sentiments.

" M. de Montmorency. "

" Voici, monsieur, une demande adressée par un garde du corps du roi au roi de Prusse : elle m'est remise et recommandée par un officier supérieur des gardes. Je vous prie donc de l'emporter avec vous et d'en faire usage, si vous croyez, quand vous aurez un peu examiné le terrain à Berlin, qu'elle est de nature à obtenir quelque succès.

" Je saisis avec grand plaisir cette occasion de me féliciter avec vous du Moniteur de ce matin, et de vous remercier de la part que vous avez eue à cette heureuse issue qui, je l'espère, aura sur les affaires de notre France la plus heureuse influence.

" Veuillez recevoir l'assurance de ma haute considération et de mon sincère attachement.

" Pasquier. "

Cette suite de billets montre assez que je ne me vante pas ; cela m'ennuierait trop d'être la mouche du coche ; le timon ou le nez du cocher ne sont pas des places où j'aie jamais eu l'ambition de m'asseoir : que le coche arrive au haut ou roule au bas, point ne m'en chaut. Accoutumé à vivre caché dans mes propres replis, où momentanément dans la large vie des siècles, je n'avais aucun goût aux mystères d'antichambre. J'entre mal dans la circulation en pièce de monnaie courante ; pour me sauver, je me retire auprès de Dieu ; une idée fixe qui vient du ciel vous isole et fait tout mourir autour de vous.

 

3 L26 Livre vingt-sixième

Ambassade de Berlin.

Année de ma vie 1821. - Ambassade de Berlin. - Arrivée à Berlin. - M. Ancillon. - Famille royale. - Fêtes pour le mariage du grand-duc Nicolas. - Société de Berlin. - Le comte de Humboldt. - M. de Chamisso. - 2. Ministres et ambassadeurs. - Historique de la cour et de la société. - 3. Guillaume de Humboldt. - Adalbert de Chamisso. - 4. La princesse Guillaume. - L'opéra. - Réunion musicale. - 5. Mes premières dépêches. - M. de Bonnay. - 6. Le Parc. - La duchesse de Cumberland. - 7. (Lettre à M. Pasquier.) - Suite de mes dépêches. - 8. Mémoire commencé sur l'Allemagne. - 9. Charlottenbourg. - 10. Intervalle entre l'ambassade de Berlin et l'ambassade de Londres. - Baptême de M. le duc de Bordeaux. - Lettre à M. Pasquier. - Lettre de M. de Bernstorff. - Lettre de M. Ancillon. - Dernière lettre de madame la duchesse de Cumberland. - 11. M. de Villèle, ministre des finances. - Je suis nommé à l'ambassade de Londres.

 

3 L26 Chapitre 1

Année de ma vie 1821.

Ambassade de Berlin. - Arrivée à Berlin. - M. Ancillon. - Famille royale. - Fêtes pour le mariage du grand-duc Nicolas. - Société de Berlin. - Le comte de Humboldt. - M. de Chamisso.

Je quittai la France, laissant mes amis en possession d'une autorité que je leur avais achetée au prix de mon absence : j'étais un petit Lycurgue. Ce qu'il y avait de bon, c'est que le premier essai que j'avais fait de ma force politique me rendait ma liberté ; j'allais jouir au dehors de cette liberté dans le pouvoir. Au fond de cette position nouvelle à ma personne, j'aperçois je ne sais quels romans confus parmi des réalités : n'y avait-il rien dans les cours ? N'étaient-elles point des solitudes d'une autre sorte ? C'étaient peut-être des Champs-Elysées avec leurs ombres.

Je partis de Paris le 1er janvier 1821 : la Seine était gelée, et pour la première fois je courais sur les chemins avec les conforts de l'argent. Je revenais peu à peu de mon mépris des richesses ; je commençais à sentir qu'il était assez doux de rouler dans une bonne voiture, d'être bien servi, de n'avoir à se mêler de rien, d'être devancé par un énorme chasseur de Varsovie toujours affamé et qui, au défaut des czars, aurait à lui seul dévoré la Pologne. Mais je m'habituai vite à mon bonheur ; j'avais le pressentiment qu'il durerait peu, et que je serais bientôt remis à pied comme il était convenable. Avant d'être arrivé à ma destination, il ne me resta du voyage que mon goût primitif pour le voyage même ; goût d'indépendance, - satisfaction d'avoir rompu les attaches de la société.

Vous verrez, lorsque je reviendrai de Prague en 1833, ce que je dis de mes vieux souvenirs du Rhin : je fus obligé, à cause des glaces, de remonter ses rives et de le traverser au-dessus de Mayence. Je ne m'occupai guère de Moguntia , de son archevêque, de ses trois ou quatre sièges, et de l' imprimerie par qui cependant je régnais. Francfort, cité de Juifs, ne m'arrêta que pour une de leurs affaires : un change de monnaie.

La route fut triste : le grand chemin était neigeux et le givre appendu aux branches des pins. Iéna m'apparut de loin avec les larves de sa double bataille. Je traversai Erfurt et Weimar : dans Erfurt, l'empereur manquait ; dans Weimar, habitait Goethe que j'avais tant admiré, et que j'admire beaucoup moins. Le chantre de la matière vivait, et sa vieille poussière se modelait encore autour de son génie. J'aurais pu voir Goethe, et je ne l'ai point vu ; il laisse un vide dans la procession des personnages célèbres qui ont défilé sous mes yeux.

Le tombeau de Luther à Wittemberg ne me tenta point : le protestantisme n'est en religion qu'une hérésie illogique ; en politique, qu'une révolution avortée. Après avoir mangé, en passant l'Elbe, un petit pain noir pétri à la vapeur du tabac, j'aurais eu besoin de boire dans le grand verre de Luther, conservé comme une relique. De là traversant Potsdam et franchissant la Sprée, rivière d'encre sur laquelle se traînent des barques gardées par un chien blanc, j'arrivai à Berlin. Là demeura, comme je l'ai dit, le faux Julien dans sa fausse Athènes . Je cherchai en vain le soleil du mont Hymette. J'ai écrit à Berlin le IVe livre de ces Mémoires : vous y avez trouvé la description de cette ville, ma course à Potsdam, mes souvenirs du grand Frédéric, de son cheval, de ses levrettes et de Voltaire.

Descendu le 11 janvier à l'auberge, j'allai demeurer ensuite Sous les Tilleuls , dans l'hôtel qu'avait quitté M. le marquis de Bonnay, et qui appartenait à madame la duchesse de Dino : j'y fus reçu par MM. Decaux, de Flavigny et de Cussy, secrétaires de la légation.

Le 17 de janvier j'eus l'honneur de présenter au roi les lettres de récréance de M. le marquis de Bonnay et mes lettres de créance. Le Roi, logé dans une simple maison, avait pour toute distinction deux sentinelles à sa porte : entrait qui voulait ; on lui parlait s'il était chez lui . Cette simplicité des princes allemands contribue à rendre moins sensibles aux petits le nom et les prérogatives des grands. Frédéric-Guillaume allait chaque jour, à la même heure, dans une carriole découverte qu'il conduisait lui-même, casquette en tête, manteau grisâtre sur le dos, fumer son cigare dans le parc. Je le rencontrais souvent et nous continuions nos promenades chacun de notre côté. Quand il rentrait dans Berlin, la sentinelle de la porte de Brandebourg criait à tue-tête ; la garde prenait les armes et sortait ; le roi passait, tout était fini.

Dans la même journée je fis ma cour au prince royal et aux princes ses frères, jeunes militaires fort gais. Je vis le grand-duc Nicolas et la grande-duchesse, nouvellement mariés et auxquels on donnait des fêtes. Je vis aussi le duc et la duchesse de Cumberland, le prince Guillaume, frère du roi, le prince Auguste de Prusse, longtemps notre prisonnier : il avait voulu épouser madame Récamier ; il possédait l'admirable portrait que Gérard avait fait d'elle et qu'elle avait échangé avec le prince pour le tableau de Corinne.

Je m'étais empressé de chercher M. Ancillon. Nous nous connaissions mutuellement par nos ouvrages. Je l'avais rencontré à Paris avec le prince royal son élève ; il était chargé à Berlin, par intérim, du portefeuille des affaires étrangères pendant l'absence de M. le comte de Bernstorff. Sa vie était très touchante ; sa femme avait perdu la vue : toutes les portes de sa maison étaient ouvertes ; la pauvre aveugle se promenait de chambre en chambre parmi des fleurs, et se reposait au hasard comme un rossignol en cage : elle chantait bien et mourut tôt.

M. Ancillon, de même que beaucoup d'hommes illustres de la Prusse, était d'origine française : ministre protestant, ses opinions avaient d'abord été très libérales ; peu à peu il se refroidit. Quand je le retrouvai à Rome en 1828, il était revenu à la monarchie tempérée et il a rétrogradé jusqu'à la monarchie absolue. Avec un amour éclairé des sentiments généreux, il avait la haine et la peur des révolutionnaires : c'est cette haine qui l'a poussé vers le despotisme, afin d'y demander abri. Ceux qui vantent encore 1793 et qui en admirent les crimes ne comprendront-ils jamais combien l'horreur dont on est saisi pour ces crimes est un obstacle à l'établissement de la liberté ?

Il y eut une fête à la cour, et là commencèrent pour moi des honneurs dont j'étais bien peu digne. Jean Bart avait mis pour aller à Versailles un habit de drap d'or doublé de drap d'argent, ce qui le gênait beaucoup. La grande-duchesse, aujourd'hui l'impératrice de Russie, et la duchesse de Cumberland choisirent mon bras dans une marche polonaise : mes romans du monde commençaient. L'air de la marche était une espèce de pot-pourri composé de plusieurs morceaux parmi lesquels, à ma grande satisfaction, je reconnus la chanson du roi Dagobert : cela m'encouragea et vint au secours de ma timidité. Ces fêtes se répétèrent ; une d'elles surtout eut lieu dans le grand palais du roi. Ne voulant pas en prendre le récit sur mon compte, je le donne tel qu'il est consigné dans le Morgenblatt de Berlin par madame la baronne de Hohenhausen :

" Berlin, le 22 mars 1821.

Morgenblatt (Feuille du matin), n o 70.

" Un des personnages remarquables qui assistaient à cette fête était le vicomte de Chateaubriand, ministre de France, et, quelle que fût la splendeur du spectacle qui se développait à leurs yeux, les belles Berlinoises avaient encore des regards pour l'auteur d' Atala , ce superbe et mélancolique roman où l'amour le plus ardent succombe dans le combat contre la religion. La mort d'Atala et l'heure du bonheur de Chactas, pendant un orage dans les antiques forêts de l'Amérique, dépeint avec les couleurs de Milton, resteront à jamais gravées dans la mémoire de tous les lecteurs de ce roman. M. de Chateaubriand écrivit Atala dans sa jeunesse péniblement éprouvée par l'exil de sa patrie : de là cette profonde mélancolie et cette passion brûlante qui respirent dans l'ouvrage entier. A présent, cet homme d'Etat consommé a voué uniquement sa plume à la politique. Son dernier ouvrage, la Vie et la Mort du duc de Berry , est tout à fait écrit dans le ton qu'employaient les panégyristes de Louis XIV.

" M. de Chateaubriand est d'une taille assez petite et pourtant élancée. Son visage ovale a une expression de piété et de mélancolie. Il a les cheveux et les yeux noirs : ceux-ci brillent du feu de son esprit qui se prononce dans ses traits. "

Mais j'ai les cheveux blanc ; j'ai plus d'un siècle, en outre, je suis mort : pardonnez donc à madame la baronne de Hohenhausen de m'avoir croqué dans mon bon temps, bien qu'elle m'octroie déjà des années. Le portrait est d'ailleurs fort joli ; mais je dois à ma sincérité de dire qu'il n'est pas ressemblant.

 

3 L26 Chapitre 2

Ministres et ambassadeurs. - Historique de la cour et de la société.

L'hôtel Sous les Tilleuls , Unter den Linden , était beaucoup trop grand pour moi, froid et délabré : je n'en occupais qu'une petite partie.

Parmi mes collègues, ministres et ambassadeurs, le seul remarquable était M. d'Alopeus. J'ai depuis rencontré sa femme et sa fille à Rome auprès de la grande-duchesse Hélène : si celle-ci eût été à Berlin au lieu de la grande-duchesse Nicolas, sa belle-soeur, j'aurais été plus heureux.

M. d'Alopeus, mon collègue, avait la douce manie de se croire adoré. Il était persécuté par les passions qu'il inspirait : " Ma foi, disait-il, je ne sais ce que j'ai ; partout où je vais, les femmes me suivent. Madame d'Alopeus s'est attachée obstinément à moi. " Il eût été excellent saint-simonien. La société privée, comme la société publique, a son allure : dans la première, ce sont toujours des attachements formés et rompus, des affaires de famille, des morts, des naissances, des chagrins et des plaisirs particuliers ; le tout varié d'apparences selon les siècles. Dans l'autre, ce sont toujours des changements de ministres, des batailles perdues ou gagnées, des négociations avec les cours, des rois qui s'en vont, ou des royaumes qui tombent.

Sous Frédéric II, électeur de Brandebourg, surnommé Dent de Fer ; sous Joachim II, empoisonné par le Juif Lippold ; sous Jean Sigismond, qui réunit à son électorat le duché de Prusse ; sous Georges-Guillaume, l' Irrésolu , qui, perdant ses forteresses, laissait Gustave-Adolphe s'entretenir avec les dames de sa cour et disait : " Que faire ? ils ont des canons " ; sous le Grand-Electeur, qui ne rencontra dans ses Etats que des monceaux de cendres, lesquels empêchaient l'herbe de croître, qui donna une audience à l'ambassadeur tartare dont l'interprète avait nez de bois et les oreilles coupées ; sous son fils, premier roi de Prusse, qui, réveillé en sursaut par sa femme, prit la fièvre de peur et en mourut ; sous tous ces règnes, les divers mémoires ne laissent voir que la répétition des mêmes aventures dans la société privée.

Frédéric-Guillaume Ier, père du grand Frédéric, homme dur et bizarre, fut élevé par madame de Rocoules, la réfugiée : il aima une jeune femme qui ne put l'adoucir, son salon fut une tabagie. Il nomma le bouffon Gundling président de l'Académie royale de Berlin ; il fit enfermer son fils dans la citadelle de Custrin, et Quatt eut la tête tranchée devant le jeune prince ; c'était la vie privée de ce temps. Le grand Frédéric, monté sur le trône, eut une intrigue avec une danseuse italienne, la Barbarini, seule femme dont il s'approcha jamais : il se contenta de jouer de la flûte la première nuit de ses noces sous la fenêtre de la princesse Elisabeth de Brunswick lorsqu'il l'épousa. Frédéric avait le goût de la musique et la manie des vers. Les intrigues et les épigrammes des deux poètes, Frédéric et Voltaire, troublèrent madame de Pompadour, l'abbé de Bernis et Louis XV. La margrave de Baireuth était mêlée dans tout cela avec de l'amour, comme en pouvait avoir un poète. Des cercles littéraires chez le roi, puis des chiens sur des fauteuils malpropres ; puis des concerts devant des statues d'Antinoüs ; puis de grands dîners ; puis beaucoup de philosophie ; puis la liberté de la presse et des coups de bâton ; puis enfin un homard ou un pâté d'anguille qui mit fin aux jours d'un vieux grand homme, lequel voulait vivre : voilà de quoi s'occupa la société privée de ce temps de lettres et de batailles. - Et, nonobstant, Frédéric a renouvelé l'Allemagne, établi un contrepoids à l'Autriche, et changé tous les rapports et tous les intérêts politiques de la Germanie.

Dans les nouveaux règnes nous trouvons le Palais de marbre, madame Rietz avec son fils, Alexandre, comte de La Marche, la baronne de Stoltzenberg, maîtresse du margrave Schwed, autrefois comédienne, le prince Henri et ses amis suspects, mademoiselle Voss, rivale de madame Rietz, une intrigue de bal masqué entre un jeune Français et la femme d'un général prussien, enfin madame de F..., dont on peut lire l'aventure dans l' Histoire secrète de la cour de Berlin ; qui sait tous ces noms ? qui se rappellera les nôtres ? Aujourd'hui, dans la capitale de la Prusse, c'est à peine si des octogénaires ont conservé la mémoire de cette génération passée.

 

3 L26 Chapitre 3

Guillaume de Humboldt. - Adalbert de Chamisso.

La société à Berlin me convenait par ses habitudes : entre cinq et six heures on allait en soirée ; tout était fini à neuf, et je me couchais tout juste comme si je n'eusse pas été ambassadeur. Le sommeil dévore l'existence, c'est ce qu'il y a de bon : " Les heures sont longues et la vie est courte ", dit Fénelon. M. Guillaume de Humboldt, frère de mon illustre ami le baron Alexandre, était à Berlin : je l'avais connu ministre à Rome ; suspect au gouvernement à cause de ses opinions, il menait une vie retirée ; pour tuer le temps, il apprenait toutes les langues et même tous les patois de la terre. Il retrouvait les peuples, habitants anciens d'un sol, par les dénominations géographiques du pays. Une de ses filles parlait indifféremment le grec ancien ou le grec moderne ; si l'on fût tombé sur un bon jour, on aurait pu deviser à table en sanscrit.

Adalbert de Chamisso demeurait au Jardin-des-Plantes, à quelque distance de Berlin. Je le visitai dans cette solitude où les plantes gelaient en serre. Il était grand, d'une figure assez agréable. Je me sentais un attrait pour cet exilé voyageur comme moi : il avait vu ces mers du pôle où je m'étais flatté de pénétrer. Emigré comme moi, il avait été élevé à Berlin en qualité de page. Adalbert, parcourant la Suisse, s'arrêta un moment à Coppet. Il se trouva dans une partie sur le lac, où il pensa périr. Il écrivait ce jour-là même : " Je vois bien qu'il faut chercher mon salut sur les grandes mers. "

M. de Chamisso avait été nommé par M. de Fontanes professeur à Napoléonville, puis professeur de grec à Strasbourg ; il repoussa l'offre par ces nobles paroles : " La première condition pour travailler à l'instruction de la jeunesse est l'indépendance : bien que j'admire le génie de Bonaparte, il ne peut me convenir. " Il refusa de même les avantages que lui offrait la Restauration : " Je n'ai rien fait pour les Bourbons, disait-il, et je ne puis recevoir le prix des services et du sang de mes pères. Dans ce siècle chaque homme doit pourvoir à son existence. " On conserve dans la famille de M. de Chamisso ce billet écrit au Temple, de la main de Louis XVI : " Je recommande M. de Chamisso, un de mes fidèles serviteurs, à mes frères. " Le roi martyr avait caché ce petit billet dans son sein pour le faire remettre à son premier page, Chamisso, oncle d'Adalbert.

L'ouvrage le plus touchant peut-être de cet enfant des muses, caché sous les armes étrangères et adopté des bardes de la Germanie, ce sont ces vers qu'il fit d'abord en allemand et qu'il traduisit en vers français, sur le château de Boncours, sa demeure paternelle :

Je rêve encore à mon jeune âge

Sous le poids de mes cheveux blancs

Tu me poursuis, fidèle image

Et renais sous la faux du Temps.

Du sein d'une mer de verdure

S'élève ce noble château

Je reconnais et sa toiture,

Et ses tours avec ses créneaux ;

Ces lions de nos armoiries

Ont encor leurs regards d'amour,

Je vous souris, gardes chéries.

Et je m'élance dans la cour.

Voilà le sphinx à la fontaine,

Voilà le figuier verdoyant.

Là s'épanouit l'ombre vaine

Des premiers songes de l'enfant.

De mon aïeul, dans la chapelle,

Je cherche et revois le tombeau.

Voilà la colonne à laquelle

Pendent ses armes en faisceau.

Ce marbre que le soleil dore,

Et ces caractères pieux,

Non, je ne puis les lire encore,

Un voile humide est sur mes yeux.

Fidèle château de mes pères,

Je te retrouve tout en moi !

Tu n'es plus, superbe naguères,

La charrue a passé sur toi !...

Sol que je chéris, sois fertile,

Je te bénis d'un coeur serein ;

Bénis, quel qu'il soit, l'homme utile

Dont le soc sillonne ton sein.

Chamisso bénit le laboureur qui laboure le sillon dont il a été dépouillé ; son âme devait habiter les régions où planait mon ami Joubert. Je regrette Combourg, mais avec moins de résignation, bien qu'il ne soit pas sorti de ma famille. Embarqué sur le vaisseau armé par le comte de Romanzoff, M. de Chamisso découvrit, avec le capitaine Kotzebue, le détroit à l'est du détroit de Behring, et donna son nom à l'une des îles d'où Cook avait entrevu la côte de l'Amérique. Il retrouva au Kamtschatka le portrait de madame Récamier sur porcelaine, et le petit conte Peter Schlemihl , traduit en hollandais. Le héros d'Adalbert, Peter Schlemihl, avait vendu son ombre au diable : j'aurais mieux aimé lui vendre mon corps.

Je me souviens de Chamisso comme du souffle insensible qui faisait légèrement fléchir la tige des brandes que je traversai en retournant à Berlin.

 

3 L26 Chapitre 4

La princesse Guillaume. - L'Opéra. - Réunion musicale.

D'après un règlement de Frédéric II, les princes et princesses du sang à Berlin ne voient pas le corps diplomatique ; mais, grâce au carnaval, au mariage du duc de Cumberland avec la princesse Frédérique de Prusse, soeur de la feue reine, grâce encore à une certaine inflexion d'étiquette que l'on se permettait, disait-on, à cause de ma personne, j'avais l'occasion de me trouver plus souvent que mes collègues avec la famille royale. Comme je visitais de fois à autre le grand palais, j'y rencontrais la princesse Guillaume : elle se plaisait à me conduire dans les appartements. Je n'ai jamais vu un regard plus triste que le sien ; dans les salons inhabités derrière le château, sur la Sprée, elle me montrait une chambre hantée à certains jours par une dame blanche, et en se serrant contre moi avec une certaine frayeur, elle avait l'air de cette dame blanche. De son côté, la duchesse de Cumberland me racontait qu'elle et sa soeur la reine de Prusse, toutes deux encore très jeunes, avaient entendu leur mère qui venait de mourir leur parler sous ses rideaux fermés.

Le roi, en présence duquel je tombais en sortant de mes visites de curieux, me menait à ses oratoires : il m'en faisait remarquer les crucifix et les tableaux, et rapportait à moi l'honneur de ces innovations, parce qu'ayant lu, me disait-il, dans le Génie du Christianisme , que les protestants avaient trop dépouillé leur culte, il avait trouvé juste ma remarque : il n'était pas encore arrivé à l'excès de son fanatisme luthérien.

Le soir à l'opéra j'avais une loge auprès de la loge royale, placée en face du théâtre. Je causais avec les princesses ; le roi sortait dans les entractes ; je le rencontrais dans le corridor, il regardait si personne n'était autour de nous et si l'on ne pouvait nous entendre ; il m'avouait alors tout bas sa détestation de Rossini et son amour pour Gluck. Il s'étendait en lamentations sur la décadence de l'art et surtout sur ces gargarismes de notes destructeurs du chant dramatique : il me confiait qu'il n'osait dire cela qu'à moi, à cause des personnes qui l'environnaient. Voyait-il venir quelqu'un, il se hâtait de rentrer dans sa loge.

Je vis jouer la Jeanne d'Arc de Schiller : la cathédrale de Reims était parfaitement imitée. Le roi, sérieusement religieux, ne supportait qu'avec peine sur le théâtre la représentation du culte catholique. M. Spontini, l'auteur de la Vestale , avait la direction de l'opéra. Madame Spontini, fille de M. Erard, était agréable, mais elle semblait expier la volubilité du langage des femmes par la lenteur qu'elle mettait à parler : chaque mot divisé en syllabes expirait sur ses lèvres ; si elle avait voulu vous dire : Je vous aime , l'amour d'un Français aurait pu s'envoler entre le commencement et la fin de ces trois mots. Elle ne pouvait pas finir mon nom, et elle n'arrivait pas au bout sans une certaine grâce.

Une réunion publique musicale avait lieu deux ou trois fois la semaine. Le soir, en revenant de leur ouvrage, de petites ouvrières, leur panier au bras, des garçons ouvriers portant les instruments de leurs métiers, se pressaient pêle-mêle dans une salle ; on leur donnait en entrant un feuillet noté, et ils se joignaient au choeur général avec une précision étonnante. C'était quelque chose de surprenant que ces deux ou trois cents voix confondues. Le morceau fini, chacun reprenait le chemin de sa demeure. Nous sommes bien loin de ce sentiment de l'harmonie, moyen puissant de civilisation ; il a introduit dans la chaumière des paysans de l'Allemagne une éducation qui manque à nos hommes rustiques : partout où il y a un piano, il n'y a plus de grossièreté.

 

3 L26 Chapitre 5

Mes premières dépêches. - M. de Bonnay.

Vers le 13 de janvier, j'ouvris le cours de mes dépêches de ministre des affaires étrangères. Mon esprit se plie facilement à ce genre de travail : pourquoi pas ? Dante, Arioste et Milton n'ont-ils pas aussi bien réussi en politique qu'en poésie ? Je ne suis sans doute ni Dante, ni Arioste, ni Milton ; l'Europe et la France ont vu néanmoins par le Congrès de Vérone ce que je pourrais faire.

Mon prédécesseur à Berlin me traitait en 1816 comme il traitait M. de Lameth dans ses petits vers au commencement de la Révolution. Quand on est si aimable, il ne faut pas laisser derrière soi de registres, ni avoir la rectitude d'un commis quand on n'a pas la capacité d'un diplomate. Il arrive, dans les temps où nous vivons, qu'un coup de vent envoie dans votre place celui contre lequel vous vous étiez élevé ; et comme le devoir d'un ambassadeur est d'abord de connaître les archives de l'ambassade, voilà qu'il tombe sur les notes où il est arrangé de main de maître. Que voulez-vous ? ces esprits profonds, qui travaillaient au succès de la bonne cause, pouvaient pas penser à tout.

Extraits des registres de M. de Bonnay.

N o 64.

" 22 novembre 1816.

" Les paroles que le Roi a adressées au bureau nouvellement formé de la Chambre des pairs ont été connues et approuvées de toute l'Europe. On m'a demandé s'il était possible que des hommes dévoués au Roi, que des personnes attachées à sa personne et occupant des places dans sa maison, ou dans celles de nos princes, eussent pu en effet donner leurs suffrages pour porter M. de Chateaubriand à la secrétairerie. Ma réponse a été que le scrutin étant secret, personne ne pouvait connaître les votes particuliers. " Ah ! s'est écrié un homme principal, si le Roi pouvait en être assuré, j'espère que l'accès des Tuileries serait aussitôt fermé à ces serviteurs infidèles. " J'ai cru que je ne devais rien répondre, et je n'ai rien répondu.

" 15 octobre 1816.

" (...) Il en sera de même, monsieur le duc, de la mesure du 5 et de celle du 20 septembre : l'une et l'autre ne trouvent en Europe que des approbateurs. Mais ce qui étonne, c'est de voir que de très purs et très dignes royalistes continuent de se passionner pour M. de Chateaubriand, malgré la publication d'un livre qui établit en principe que le Roi de France, en vertu de la Charte, n'est plus qu'un être moral, essentiellement nul et sans volonté propre. Si tout autre que lui avait avancé une pareille maxime, les mêmes hommes, non sans apparence de raison, l'auraient qualifié de jacobin. "

Me voilà bien remis à ma place. C'est du reste une bonne leçon ; cela rabat notre orgueil, en nous apprenant ce que nous deviendrons après nous.

Par les dépêches de M. de Bonnay et par celles de quelques autres ambassadeurs appartenant à l'ancien régime, il m'a paru que ces dépêches traitaient moins des affaires diplomatiques que des anecdotes relatives à des personnages de la société et de la cour : elles se réduisaient à un journal louangeur de Dangeau ou satirique de Tallemant. Aussi Louis XVIII et Charles X aimaient-ils beaucoup mieux les lettres amusantes de mes collègues que ma correspondance sérieuse. J'aurais pu rire et me moquer comme mes devanciers ; mais le temps où les aventures scandaleuses et les petites intrigues se liaient aux affaires était passé. Quel bien aurait-il résulté pour mon pays du portrait de M. Hardenberg, beau vieillard blanc comme un cygne, sourd comme un pot, allant à Rome sans permission, s'amusant de trop de choses, croyant à toutes sortes de rêveries, livré en dernier lieu au magnétisme entre les mains du docteur Koreff que je rencontrais à cheval trottant dans les lieux écartés entre le diable, la médecine et les muses ?

Ce mépris pour une correspondance frivole me fait dire à M. Pasquier dans ma lettre du 13 février 1821, n o 13 :

" Je ne vous ai point parlé, monsieur le baron, selon l'usage, des réceptions, des bals, des spectacles, etc. ; je ne vous ai point fait de petits portraits et d'inutiles satires ; j'ai tâché de faire sortir la diplomatie du commérage. Le règne du commun reviendra lorsque le temps extraordinaire sera passé : aujourd'hui il ne faut peindre que ce qui doit vivre et n'attaquer que ce qui menace. "

 

3 L26 Chapitre 6

Le parc. - La duchesse de Cumberland.

Berlin m'a laissé un souvenir durable, parce que la nature des récréations que j'y trouvai me reporta au temps de mon enfance et de ma jeunesse ; seulement, des princesses très réelles remplissaient le rôle de ma Sylphide. De vieux corbeaux, mes éternels amis, venaient se percher sur les tilleuls devant ma fenêtre ; je leur jetais à manger : avec une adresse inimaginable, quand ils avaient saisi un morceau de pain trop gros, ils le rejetaient pour en saisir un plus petit ; de manière qu'ils pouvaient en prendre un autre un peu plus gros, et ainsi de suite jusqu'au morceau capital qui, à la pointe de leur bec, le tenait ouvert, sans qu'aucune des couches croissantes de la nourriture pût tomber. Le repas fait, l'oiseau chantait à sa manière : cantus cornicum ut saecla vetusta . J'errais dans les espaces déserts de Berlin glacé ; mais je n'entendais pas sortir de ses murs, comme des vieilles murailles de Rome, de belles voix de jeunes filles. Au lieu de capucins à barbe blanche traînant leurs sandales parmi des fleurs, je rencontrais des soldats qui roulaient des boules de neige.

Un jour, au détour de la muraille d'enceinte, Hyacinthe et moi nous nous trouvâmes nez à nez avec un vent d'est si perçant, que nous fûmes obligés de courir dans la campagne pour regagner la ville à moitié morts. Nous franchîmes des terrains enclos, et tous les chiens de garde nous sautaient aux jambes en nous poursuivant. Le thermomètre descendit ce jour-là à 22 degrés au-dessous de glace. Un ou deux factionnaires, à Potsdam, furent gelés.

De l'autre côté du parc était une ancienne faisanderie abandonnée ; - les princes de Prusse ne chassent point. Je passais un petit pont de bois sur un canal de la Sprée, et je me trouvais parmi les colonnes de sapin qui faisaient le portique de la faisanderie. Un renard, en me rappelant ceux du mail de Combourg, sortait par un trou pratiqué dans le mur de la réserve, venait me demander de mes nouvelles et se retirait dans son taillis.

Ce qu'on nomme le parc, à Berlin, est un bois de chênes, de bouleaux, de hêtres, de tilleuls et de blancs de Hollande. Il est situé à la porte de Charlottenbourg et traversé par la grande route qui mène à cette résidence royale. A droite du parc est un Champ-de-Mars ; à gauche des guinguettes.

Dans l'intérieur du parc, qui n'était pas alors percé d'allées régulières, on rencontrait des prairies, des endroits sauvages et des bancs de hêtre sur lesquels la Jeune Allemagne avait naguère gravé, avec un couteau, des coeurs percés de poignards : sous ces coeurs poignardés on lisait le nom de Sand . Des bandes de corbeaux, habitant les arbres aux approches du printemps, commencèrent à ramager. La nature vivante se ranimait avant la nature végétale, et des grenouilles toutes noires étaient dévorées par des canards, dans les eaux çà et là dégelées : ces rossignols-là ouvraient le printemps dans les bois de Berlin. Cependant, le parc n'était pas sans quelques jolis animaux : des écureuils circulaient sur les branches ou se jouaient à terre, en se faisant un pavillon de leur queue. Quand j'approchais de la fête, les acteurs remontaient le tronc des chênes, s'arrêtaient dans une fourche et grognaient en me voyant passer au-dessous d'eux. Peu de promeneurs fréquentaient la futaie dont le sol inégal était bordé et coupé de canaux. Quelquefois je rencontrais un vieil officier goutteux qui me disait, tout réchauffé et tout réjoui, en me parlant du pâle rayon de soleil sous lequel je grelottais : " Ca pique ! " De temps en temps je trouvais le duc de Cumberland, à cheval et presque aveugle, arrêté devant un blanc de Hollande contre lequel il était venu se cogner le nez. Quelques voitures attelées de six chevaux passaient : elles portaient ou l'ambassadrice d'Autriche, ou la princesse de Radzivill et sa fille, âgée de quinze ans, charmante comme une de ces nues à figure de vierge qui entourent la lune d'Ossian. La duchesse de Cumberland faisait presque tous les jours la même promenade que moi : tantôt elle revenait de secourir dans une chaumière une pauvre femme de Spandau, tantôt elle s'arrêtait et me disait gracieusement qu'elle avait voulu me rencontrer ; aimable fille des trônes descendue de son char comme la déesse de la nuit pour errer dans les forêts ! Je la voyais aussi chez elle ; elle me répétait qu'elle me voulait confier son fils, ce petit Georges devenu le prince que sa cousine Victoria aurait, dit-on, désiré placer à ses côtés sur le trône de l'Angleterre.

La princesse Frédérique a traîné depuis ses jours aux bords de la Tamise, dans ces jardins de Kew qui me virent jadis errer entre mes deux acolytes, l'illusion et la misère. Après mon départ de Berlin, elle m'a honoré d'une correspondance ; elle y peint d'heure en heure la vie d'un habitant de ces bruyères où passa Voltaire, où mourut Frédéric, où se cacha ce Mirabeau qui devait commencer la révolution dont je fus la victime. L'attention est captivée en apercevant les anneaux par qui se touchent tant d'hommes inconnus les uns aux autres.

Voici quelques extraits de la correspondance qu'ouvre avec moi madame la duchesse de Cumberland :

" 19 avril, jeudi.

" Ce matin, à mon réveil, on m'a remis le dernier témoignage de votre souvenir ; plus tard j'ai passé devant votre maison, j'y ai vu des fenêtres ouvertes comme de coutume, tout était à la même place, excepté vous ! Je ne puis vous dire ce que cela m'a fait éprouver ! Je ne sais plus maintenant où vous trouver ; chaque instant vous éloigne davantage ; le seul point fixe est le 26, jour où vous comptez arriver, et le souvenir que je vous conserve.

" Dieu veuille que vous trouviez tout changé pour le mieux et pour vous et pour le bien général ! Accoutumée aux sacrifices, je saurai encore porter celui de ne plus vous revoir, si c'est pour votre bonheur et celui de la France. "

" 22.

" Depuis jeudi j'ai passé devant votre maison tous les jours pour aller à l'église ; j'y ai bien prié pour vous. Vos fenêtres sont constamment ouvertes, cela me touche : qui est-ce qui a pour vous cette attention à suivre vos goûts et vos ordres, malgré votre absence ? Il me prend l'idée, quelquefois, que vous n'êtes pas parti ; que des affaires vous arrêtent, ou que vous avez voulu écarter les importuns pour en finir à votre aise. Ne croyez pas que cela soit un reproche : il n'y a que ce moyen ; mais si cela est, veuillez me le confier. "

" 23.

" Il fait aujourd'hui une chaleur si prodigieuse, même à l'église, que je ne puis faire ma promenade à l'heure ordinaire : cela m'est bien égal à présent. Le cher petit bois n'a plus de charme pour moi, tout le monde m'y ennuie ! Ce changement subit du froid au chaud est commun dans le nord ; les habitants ne tiennent pas, par leur modération de caractère et de sentiments, du climat. "

" 24.

" La nature est bien embellie ; toutes les feuilles ont poussé depuis votre départ : j'aurais voulu qu'elles fussent venues deux jours plus tôt, pour que vous ayez pu emporter dans votre souvenir une image plus riante de votre séjour ici. "

" Berlin, 12 mai 1821.

" Dieu merci, voilà enfin une lettre de vous ! Je savais bien que vous ne pouviez m'écrire plus tôt ; mais, malgré tous les calculs que faisait ma raison, trois semaines ou pour mieux dire vingt-trois jours sont bien longs pour l'amitié dans la privation, et rester sans nouvelles ressemble au plus triste exil : il me restait pourtant le souvenir et l'espérance. "

" Le 15 mai.

" Ce n'est pas de mon étrier, comme le Grand Turc, mais toujours de mon lit, que je vous écris ; mais cette retraite m'a donné tout le temps de réfléchir au nouveau régime que vous voulez faire tenir à Henri V. J'en suis très contente ; le lion rôti ne pourra que lui faire grand bien ; je vous conseille seulement de le faire commencer par le coeur. Il faudra faire manger de l'agneau à l'autre de vos élèves (Georges) pour qu'il ne fasse pas trop le diable à quatre. Il faut absolument que ce plan d'éducation se réalise et que Georges et Henri V deviennent bons amis et bons alliés. "

Madame la duchesse de Cumberland continua de m'écrire des eaux d'Ems, ensuite des eaux de Schwalbach, et après de Berlin, où elle revint le 22 septembre de l'année 1821. Elle me mandait d'Ems : " Le couronnement en Angleterre se fera sans moi. je suis peinée que le roi ait fixé, pour se faire couronner, le jour le plus triste de ma vie : celui auquel j'ai vu mourir cette soeur adorée (la reine de Prusse). La mort de Bonaparte m'a aussi fait penser aux souffrances qu'il lui a causées. "

" De Berlin, le 22 septembre.

" J'ai déjà revu ces grandes allées solitaires. Que je vous serai redevable, si vous m'envoyez comme vous me le promettez les vers que vous avez faits pour Charlottenbourg ! J'ai aussi repris le chemin de la maison dans le bois où vous eûtes la bonté de m'aider à secourir la pauvre femme de Spandau ; que vous êtes bon de vous souvenir de ce nom ! Tout me rappelle des temps heureux. Il n'est pas nouveau de regretter le bonheur.

" Au moment où j'allais expédier cette lettre, j'apprends que le roi a été détenu en mer par des tempêtes et probablement repoussé sur les côtes de l'Irlande ; il n'était pas arrivé à Londres le 14 ; mais vous serez instruit de son retour plus tôt que nous.

" La pauvre princesse Guillaume a reçu aujourd'hui la triste nouvelle de la mort de sa mère, la landgrave douairière de Hesse-Hombourg. Vous voyez comme Je vous parle de tout ce qui concerne notre famille ; veuille le ciel que vous ayez de meilleures nouvelles à me donner ! "

Ne semblerait-il pas que la soeur de la belle reine de Prusse me parle de notre famille comme si elle avait la bonté de m'entretenir de mon aïeule, de ma tante et de mes obscurs parents de Plancouët ? La famille royale de France m'a-t-elle jamais honoré d'un sourire pareil à celui de cette famille royale étrangère, qui pourtant me connaissait à peine et ne me devait rien ? Je supprime plusieurs autres lettres affectueuses : elles ont quelque chose de souffrant et de contenu, de résigné et de noble, de familier et d'élevé ; elles servent de contrepoids à ce que j'ai dit de trop sévère peut-être sur les races souveraines. Mille ans en arrière, et la princesse Frédérique étant fille de Charlemagne eût reporté la nuit Eginhard sur ses épaules, afin qu'il ne laissât sur la neige aucune trace.

Je viens de relire ce livre en 1840 : je ne puis m'empêcher d'être frappé de ce continuel roman de ma vie. Que de destinées manquées ! Si j'étais retourné en Angleterre avec le petit Georges, l'héritier possible de cette couronne, j'aurais vu s'évanouir le nouveau songe qui aurait pu me faire changer de patrie, de même que si je n'eusse pas été marié je serais resté une première fois dans la patrie de Shakespeare et de Milton. Le jeune duc de Cumberland, qui a perdu la vue, n'a point épousé sa cousine la reine d'Angleterre. La duchesse de Cumberland est devenue reine de Hanovre : où est-elle ? est-elle heureuse ? où suis-je ? où est mon Roi ? Grâce à Dieu, dans quelques jours je n'aurai plus à promener mes regards sur ma vie passée, ni à me faire ces questions. Mais il m'est impossible de ne pas prier le ciel de répandre ses faveurs sur les dernières années de la princesse Frédérique.

 

3 L26 Chapitre 7

(Lettre à M. Pasquier.)

(Suite de mes dépêches.)

Je n'avais été envoyé à Berlin qu'avec le rameau de la paix, et parce que ma présence jetait le trouble dans l'administration ; mais, connaissant les inconstances de la fortune et sentant que mon rôle politique n'était pas fini, je surveillais les événements : je ne voulais pas abandonner mes amis. Je m'aperçus bientôt que la réconciliation entre le parti royaliste et le parti ministériel n'avait pas été sincère ; des défiances et des préjugés restaient ; on ne faisait pas ce qu'on m'avait promis : on commençait à m'attaquer. L'entrée au conseil de MM. de Villèle et Corbière avait excité la jalousie de l'extrême droite ; elle ne marchait plus sous la bannière du premier, et celui-ci, dont l'ambition était impatiente, commençait à se fatiguer. Nous échangeâmes quelques lettres. M. de Villèle regrettait d'être entré au conseil : il se trompait, la preuve que j'avais vu juste, c'est qu'un an ne s'était pas écoulé qu'il devint ministre des finances, et que M. de Corbière eut l'intérieur.

Je m'expliquai aussi avec M. le baron Pasquier ; je lui mandais, le 10 février 1821 :

" J'apprends de Paris, monsieur le baron, par le courrier arrivé ce matin 9 février, qu'on a trouvé mauvais que j'eusse écrit de Mayence au prince de Hardenberg, ou même que je lui eusse envoyé un courrier. Je n'ai point écrit à M. de Hardenberg et encore moins lui ai-je envoyé un courrier. Je désire, monsieur le baron, que l'on m'évite des tracasseries. Quand mes services ne seront plus agréables, on ne peut me faire un plus grand plaisir que de me le dire tout rondement. Je n'ai ni sollicité ni désiré la mission dont on m'a chargé ; ce n'est ni par goût ni par choix que j'ai accepté un honorable exil mais pour le bien de la paix. Si les royalistes se sont ralliés au ministère, le ministère n'ignore pas que j'ai eu le bonheur de contribuer à cette réunion. J'aurais quelque droit de me plaindre. Qu'a-t-on fait pour les royalistes depuis mon départ ? Je ne cesse d'écrire pour eux : m'écoute-t-on ? Monsieur le baron, j'ai, grâce à Dieu, autre chose à faire dans la vie qu'à assister à des bals. Mon pays me réclame, ma femme malade a besoin de mes soins, mes amis redemandent leur guide. Je suis au-dessus ou au-dessous d'une ambassade et même d'un ministère d'Etat. Vous ne manquerez pas d'hommes plus habiles que moi pour conduire les affaires diplomatiques ; ainsi il serait inutile de chercher des prétextes pour me faire des chicanes. J'entendrai à demi mot ; et vous me trouverez disposé à rentrer dans mon obscurité. "

Tout cela était sincère : cette facilité à tout planter là, et à ne regretter rien, m'eût été une grande force, eussé-je eu quelque ambition.

Suite de mes dépêches.

Ma correspondance diplomatique avec M. Pasquier allait son train : continuant de m'occuper de l'affaire de Naples, je disais :

N o 15.

" 20 février 1821.

" L'Autriche rend un service aux monarchies en détruisant l'édifice jacobin des Deux-Siciles ; mais elle perdrait ces mêmes monarchies, si le résultat d'une expédition salutaire et obligée était la conquête d'une province ou l'oppression d'un peuple. Il faut affranchir Naples de l'indépendance démagogique, et y établir la liberté monarchique ; y briser des fers, et non pas y porter des chaînes. Mais l'Autriche ne veut pas de constitution à Naples : qu'y mettra-t-elle ? des hommes ? où sont-ils ? Il suffira d'un curé libéral et de deux cents soldats pour recommencer.

" C'est après l'occupation volontaire ou forcée que vous devez vous interposer pour faire établir à Naples un gouvernement constitutionnel où toutes les libertés sociales soient respectées. "

J'avais toujours conservé en France une prépondérance d'opinion qui m'obligeait à porter mes regards sur l'intérieur. J'osai soumettre ce plan à mon ministre :

" Adopter franchement le gouvernement constitutionnel.

" Présenter le renouvellement septennal, sans prétendre conserver une partie de la Chambre actuelle, ce qui serait suspect, ni garder le tout, ce qui est dangereux.

" Renoncer aux lois d'exception, source d'arbitraire, sujet éternel de querelles et de calomnies.

Affranchir les communes du despotisme ministériel. "

Dans ma dépêche du 3 mars, n o 18, je revenais sur l'Espagne ; je disais :

" Il serait possible que l'Espagne changeât promptement sa monarchie en république : sa constitution doit porter son fruit. Le roi ou fuira ou sera massacré ou déposé ; il n'est pas homme assez fort pour s'emparer de la révolution. Il est possible encore que cette même Espagne subsistât pendant quelque temps dans l'état populaire, si elle se formait en républiques fédératives, agrégation à laquelle elle est plus propre que tout autre pays par la diversité de ses royaumes, de ses moeurs, de ses lois et même de son langage. "

L'affaire de Naples revient encore trois ou quatre fois. Je fais observer (6 mars, n o 19) :

" Que la légitimité n'a pu jeter de profondes racines dans un Etat qui a changé si souvent de maîtres, et dont les habitudes ont été bouleversées par tant de révolutions. Les affections n'ont pas eu le temps de naître, les moeurs de recevoir l'empreinte uniforme des siècles et des institutions. Il y a dans la nation napolitaine beaucoup d'hommes corrompus ou sauvages qui n'ont aucun rapport entre eux, et qui ne sont attachés à la couronne que par de faibles liens : la royauté, pour être respectée, est trop près du lazzarone et trop loin du Calabrais. Pour établir la liberté démocratique, les Français eurent trop de vertus militaires ; les Napolitains n'en auront pas assez. "

Enfin, je dis quelques mots du Portugal et de l'Espagne encore.

Le bruit se répandait que Jean VI s'était embarqué à Rio-Janeiro pour Lisbonne. C'était un jeu de la fortune digne de notre temps qu'un roi de Portugal allant chercher auprès d'une révolution en Europe un abri contre une révolution en Amérique, et passant au pied du rocher où était retenu le conquérant qui le contraignit autrefois de se réfugier dans le Nouveau-Monde.

" Tout est à craindre de l'Espagne, disais-je (17 mars, n o 21) ; la révolution de la Péninsule parcourra ses périodes, à moins qu'il ne se lève un bras capable de l'arrêter ; mais ce bras, où est-il ? c'est toujours là la question. "

Le bras, j'ai eu le bonheur de le trouver en 1823 : c'est celui de la France.

Je retrouve avec plaisir, dans ce passage de ma dépêche du 10 avril, n o 26, ma jalouse antipathie contre les alliés et ma préoccupation pour la dignité de la France ; je disais à propos du Piémont :

" Je ne crains nullement la prolongation des troubles du Piémont dans ses résultats immédiats ; mais elle peut produire un mal éloigné en motivant l'intervention militaire de l'Autriche et de la Russie. L'armée russe est toujours en mouvement et n'a point reçu de contre-ordre.

" Voyez si dans ce cas il ne serait pas de la dignité et de la sûreté de la France de faire occuper la Savoie par vingt-cinq mille hommes, tout le temps que la Russie et l'Autriche occuperaient le Piémont. Je suis persuadé que cet acte de vigueur et de haute politique, en flattant l'amour-propre français, serait par cela seul très populaire et ferait un honneur infini aux ministres. Dix mille hommes de la garde royale et un choix fait sur le reste de nos troupes vous composeraient facilement une armée de vingt-cinq mille soldats excellents et fidèles : la cocarde blanche sera assurée lorsqu'elle aura revu l'ennemi.

" Je sais, monsieur le baron, que nous devons éviter de blesser l'amour-propre français et que la domination des Russes et des Autrichiens en Italie peut soulever notre orgueil militaire ; mais nous avons un moyen facile de le contenter, c'est d'occuper nous-mêmes la Savoie. Les royalistes seront charmés et les libéraux ne pourraient qu'applaudir en nous voyant prendre une attitude digne de notre force. Nous aurions à la fois le bonheur d'écraser une révolution démagogique et l'honneur de rétablir la prépondérance de nos armes. Ce serait mal connaître l'esprit français que de craindre de rassembler vingt-cinq mille hommes pour marcher en pays étranger, et pour tenir rang avec les Russes et les Autrichiens, comme puissance militaire. Je répondrais de l'événement sur ma tête. Nous avons pu rester neutres dans l'affaire de Naples : pouvons-nous l'être pour notre sûreté et pour notre gloire dans les troubles du Piémont ? "

Ici se découvre tout mon système : j'étais Français ; j'avais une politique assurée bien avant la guerre d'Espagne, et j'entrevoyais la responsabilité que mes succès mêmes, si j'en obtenais, feraient peser sur ma tête.

Tout ce que je rappelle ici ne peut sans doute intéresser personne ; mais tel est l'inconvénient des Mémoires : lorsqu'ils n'ont point de faits historiques à raconter, ils ne vous entretiennent que de la personne de l'auteur et vous en assomment. Laissons là ces ombres oubliées ! J'aime mieux rappeler que Mirabeau inconnu remplissait à Berlin en 1786 une mission ignorée [Il donnait des conseils hardis qu'on n'écoutait pas à Versailles. (N.d.A.)] , et qu'il fut obligé de dresser un pigeon pour annoncer au roi de France le dernier soupir du terrible Frédéric.

" Je fus dans quelque perplexité, dit Mirabeau. Il était sûr que les portes de la ville seraient fermées ; il était même possible que les ponts de l'île de Potsdam fussent levés aussitôt l'événement, et dans ce dernier cas on pouvait être aussi longtemps incertain que le nouveau Roi le voudrait. Dans la première supposition, comment faire partir un courrier ? nul moyen d'escalader les remparts ou les palissades, sans s'exposer à une affaire ; les sentinelles faisant une chaîne de quarante en quarante pas derrière la palissade, de soixante en soixante derrière la muraille, que faire ? Si j'eusse été ministre, la certitude des symptômes mortels m'aurait décidé à expédier avant la mort, car que fait de plus le mot mort ? Dans ma position le devais-je ? Quoi qu'il en fût, le plus important était de servir. J'avais de grandes raisons de me méfier de l'activité de notre légation. Que fais-je ? J'envoie sur un cheval vif et vigoureux un homme sûr à quatre milles de Berlin, dans une ferme, du pigeonnier de laquelle je possédais depuis quelques jours deux paires de pigeons, dont le retour avait été essayé, en sorte qu'à moins que les ponts de l'île de Potsdam ne fussent levés, j'étais sûr de mon fait.

" J'ai donc trouvé que nous n'étions pas assez riches pour jeter cent louis par la fenêtre ; j'ai renoncé à toutes mes belles avances qui m'avaient coûté quelque méditation, quelque activité, quelques louis, et j'ai lâché mes pigeons avec des revenez . Ai-je bien fait ? ai-je mal fait ? je l'ignore ; mais je n'avais pas mission expresse, et l'on sait quelquefois mauvais gré de la surérogation. "

 

3 L26 Chapitre 8

Mémoire commencé sur l'Allemagne.

On enjoignait aux ambassadeurs d'écrire, pendant leur séjour à l'étranger, un mémoire sur l'état des peuples et des gouvernements auprès desquels ils étaient accrédités. Cette suite de mémoires pouvait être utile à l'histoire. Aujourd'hui on fait les mêmes injonctions, mais presque aucun agent diplomatique ne s'y soumet. J'ai été trop peu de temps dans mes ambassades pour mettre à fin de longues études ; néanmoins, je les ai ébauchées ; ma patience au travail n'a pas entièrement été stérile. Je trouve cette esquisse commencée de mes recherches sur l'Allemagne :

" Après la chute de Napoléon, l'introduction des gouvernements représentatifs dans la Confédération germanique a réveillé en Allemagne ces premières idées d'innovation que la révolution y avait d'abord fait naître. Elles y ont fermenté quelque temps avec une grande violence : on avait appelé la jeunesse à la défense de la patrie par une promesse de liberté ; cette promesse avait été avidement reçue par des écoliers qui trouvaient dans leurs maîtres le penchant que les sciences ont eu dans ce siècle à seconder les théories libérales. Sous le ciel de la Germanie, cet amour de la liberté devint une espèce de fanatisme sombre et mystérieux qui se propagea par des associations secrètes. Sand vint effrayer l'Europe. Cet homme au reste, qui révélait une secte puissante, n'était qu'un enthousiaste vulgaire ; il se trompa et prit pour un esprit transcendant un esprit commun : son crime s'alla perdre sur un écrivain dont le génie ne pouvait aspirer à l'empire, et n'avait pas assez du conquérant et du roi pour mériter un coup de poignard.

" Une espèce de tribunal d'inquisition politique et la suppression de la liberté de la presse ont arrêté ce mouvement des esprits ; mais il ne faut pas croire qu'ils en aient brisé le ressort. L'Allemagne comme l'Italie désire aujourd'hui l'unité politique, et avec cette idée qui restera dormante plus ou moins de temps, selon les événements et les hommes, on pourra toujours, en la réveillant, être sûr de remuer les peuples germaniques. Les princes ou les ministres qui pourront paraître dans les rangs de la Confédération des Etats allemands hâteront ou retarderont la révolution dans ce pays, mais ils n'empêcheront point la race humaine de se développer : chaque siècle a sa race. Aujourd'hui il n'y a plus personne en Allemagne, ni même en Europe : on est passé des géants aux nains, et tombé de l'immense dans l'étroit et le borné. La Bavière, par les bureaux qu'a formés M. de Montgelas, pousse encore aux idées nouvelles, quoiqu'elle ait reculé dans la carrière, tandis que le landgraviat de Hesse n'admettait pas même qu'il y eût une révolution en Europe. Le prince qui vient de mourir voulait que ses soldats, naguère soldats de Jérôme Bonaparte, portassent de la poudre et des queues ; il prenait les vieilles modes pour les vieilles moeurs, oubliant qu'on peut copier les premières, mais qu'on ne rétablit jamais les secondes. "

 

3 L26 Chapitre 9

Charlottenbourg.

Chaque lieu possède ou a possédé des monuments appropriés à ce lieu ; au cap Matapan un groupe d'airain représentait autrefois Arion avec sa lyre, sauvé du naufrage par un dauphin. Quand je passai à ce promontoire, le temps avait détruit les emblèmes de la Fable ; mais il restait les rayons dont le Taygète était éclairé.

A Berlin et dans le Nord, les monuments sont des forteresses ; leur seul aspect serre le coeur. Qu'on retrouve ces places dans des pays habités et fertiles, elles font naître l'idée d'une légitime défense ; les femmes et les enfants, assis ou jouant à quelque distance des sentinelles, contrastent assez agréablement ; mais une forteresse sur des bruyères, dans un désert, rappelle seulement des colères humaines : contre qui sont-ils élevés, ces remparts, si ce n'est contre la pauvreté et l'indépendance ?

Il faut être moi pour trouver un plaisir à rôder au pied de ces bastions, à entendre le vent siffler dans ces tranchées, à voir ces parapets élevés en prévision d'ennemis qui peut-être n'apparaîtront jamais. Ces labyrinthes militaires, ces canons muets en face les uns des autres sur des angles saillants et gazonnés, ces vedettes de pierre où l'on n'aperçoit personne et d'où aucun oeil ne vous regarde, sont d'une incroyable morosité. Si dans la double solitude de la nature et de la guerre, vous rencontrez une pâquerette abritée sous le redan d'un glacis, cette aménité de Flore vous soulage. Lorsque, dans les châteaux de l'Italie, j'apercevais des chèvres appendues aux ruines, et la chevrière assise sous un pin à parasol ; quand, sur les murs du moyen âge dont Jérusalem est entourée, mes regards plongeaient dans la vallée de Cédron sur quelques femmes arabes qui gravissaient des escarpements parmi des cailloux ; le spectacle était triste sans doute, mais l'histoire était là et le silence du présent ne laissait que mieux entendre le bruit du passé.

J'avais demandé un congé à l'occasion du baptême du duc de Bordeaux. Ce congé m'étant accordé, je me préparais à partir : Voltaire, dans une lettre à sa nièce dit qu'il voit couler la Sprée, que la Sprée se jette dans l'Elbe, l'Elbe dans la mer, et que la mer reçoit la Seine ; il descendait ainsi vers Paris. Avant de quitter Berlin j'allai faire une dernière visite à Charlottenbourg : ce n'était ni Windsor, ni Aranjuez, ni Caserte, ni Fontainebleau : la villa appuyée sur un hameau, est environnée d'un parc anglais de peu d'étendue et d'où l'on découvre au dehors des friches. La reine de Prusse jouit ici d'une paix que la mémoire de Bonaparte ne pourra plus troubler. Quel bruit l'exterminateur fit jadis dans cet asile du silence, quand il y surgit avec ses fanfares et ses logions ensanglantées à Iéna ! C'est de Berlin, après avoir effacé de la carte le royaume de Frédéric-le-Grand, qu'il dénonça le blocus continental et prépara dans son esprit la campagne de Moscou ; ses paroles avaient déjà porté la mort au coeur d'une princesse accomplie : elle dort maintenant à Charlottenbourg, dans un caveau monumental ; une statue, beau portrait de marbre, la représente. Je fis sur le tombeau des vers que me demandait la duchesse de Cumberland :

Le Voyageur

Sous les hauts pins qui protègent ces sources,

Gardien, dis-moi quel est ce monument nouveau ?

Le Gardien

Un jour il deviendra le terme de tes courses :

O voyageur ! c'est un tombeau.

Le Voyageur

Qui repose en ces lieux ?

Le Gardien

Un objet plein de charmes.

Le Voyageur

Qu'on aima ?

Le Gardien

Qui fut adoré.

Le Voyageur

Ouvre-moi.

Le Gardien

Si tu crains les larmes,

N'entre pas.

Le Voyageur

J'ai souvent pleuré.

De la Grèce ou de l'Italie

On a ravi ce marbre à la pompe des morts ;

Quel tombeau l'a cédé pour enchanter ces bords ?

Est-ce Antigone ou Cornélie ?

Le Gardien

La beauté dont l'image excite les transports

Parmi nos bois passa sa vie.

Le Voyageur

Qui pour elle, à ces murs de marbre revêtus,

Suspendit tour à tour ces couronnes fanées ?

Le Gardien

Les beaux enfants dont ses vertus

Ici-bas furent couronnées.

Le Voyageur

On vient.

Le Gardien

C'est un époux : il porte ici ses pas

Pour nourrir en secret un souvenir funeste.

Le Voyageur

Il a donc tout perdu ?

Le Gardien

Non : un trône lui reste.

Le Voyageur

Un trône ne console pas.

 

3 L26 Chapitre 10

Paris, 1839.

Intervalle entre l'ambassade de Berlin et l'ambassade de Londres. - Baptême de M. le duc de Bordeaux. - Lettre à M. Pasquier. - Lettre de M. de Bernstorff. - Lettre de M. Ancillon. - Dernière lettre de madame la duchesse de Cumberland.

J'arrivai à Paris à l'époque des fêtes du baptême de M. le duc de Bordeaux. Le berceau du petit-fils de Louis XIV dont j'avais eu l'honneur de payer le port a disparu comme celui du roi de Rome, quoique ce dernier berceau fût attaché au fer d'une pique afin d'être lancé jusqu'à l'autre bord du fleuve où nous tomberons tous. Dans un temps différent de celui-ci, le forfait de Louvel eût assuré le sceptre à Henri V ; mais le crime n'est plus un droit que pour l'homme qui le commet.

Après le baptême de M. le duc de Bordeaux, on me réintégra enfin dans mon ministère d'Etat : M. de Richelieu me l'avait ôté, M. de Richelieu me le rendit ; la réparation ne me fut pas plus agréable que le tort ne m'avait blessé.

Tandis que je me flattais d'aller revoir mes corbeaux, les cartes se brouillèrent : M. de Villèle se retira. Fidèle à mon amitié et à mes principes politiques, je crus devoir rentrer dans la retraite avec lui. J'écrivis à M. Pasquier :

" Paris, ce 30 juillet 1821.

" Monsieur le baron,

" Lorsque vous voulûtes bien m'inviter à passer chez vous, le 14 de ce mois, ce fut pour me déclarer que ma présence était nécessaire à Berlin. J'eus l'honneur de vous répondre que MM. de Corbière et de Villèle paraissant se retirer du ministère, mon devoir était de les suivre. Dans la pratique du gouvernement représentatif, l'usage est que les hommes de la même opinion partagent la même fortune. Ce que l'usage veut, monsieur le baron, l'honneur me le commande, puisqu'il s'agit, non d'une faveur, mais d'une disgrâce. En conséquence, je viens vous réitérer par écrit l'offre que je vous ai faite verbalement de ma démission de ministre plénipotentiaire à la cour de Berlin : j'espère, monsieur le baron, que vous voudrez bien la mettre aux pieds du roi. Je supplie Sa Majesté d'en agréer les motifs, et de croire à ma profonde et respectueuse reconnaissance pour les bontés dont elle avait daigné m'honorer.

" J'ai l'honneur d'être, etc.,

" Chateaubriand. "

J'annonçai à M. le comte de Bernstorff l'événement qui interrompait nos relations diplomatiques ; il me répondit :

" Monsieur le vicomte,

" Bien que depuis longtemps je dusse m'attendre à l'avis que vous avez bien voulu me donner, je n'en suis pas moins péniblement affecté. Je connais et je respecte les motifs qui, dans cette circonstance délicate, ont déterminé vos résolutions ; mais, en ajoutant de nouveaux titres à ceux qui vous ont valu dans ce pays une estime universelle, ils augmentent aussi les regrets qu'on y éprouve par la certitude d'une perte longtemps redoutée et à jamais irréparable. Ces sentiments sont vivement partagés par le roi et la famille royale, et je n'attends que le moment de votre rappel pour vous le dire d'une manière officielle.

" Conservez-moi, je vous prie, souvenir et bienveillance, et agréez la nouvelle expression de mon inviolable dévouement et de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc., etc.

" Bernstorff.

" Berlin, le 25 août 1821. "

Je m'étais empressé d'exprimer mon amitié et mes regrets à M. Ancillon : sa très belle réponse (mon éloge à part) mérite d'être consignée ici :

" Berlin, le 22 septembre 1821.

" Vous êtes donc, monsieur et illustre ami, irrévocablement perdu pour nous ? Je prévoyais ce malheur, et cependant il m'a affecté, comme s'il avait été inattendu. Nous méritions de vous conserver et de vous posséder parce que nous avions du moins le faible mérite de sentir, de reconnaître, d'admirer toute votre supériorité. Vous dire que le roi, les princes, la cour et la ville vous regrettent, c'est faire leur éloge plus que le vôtre ; vous dire que je me réjouis de ces regrets, que j'en suis fier pour ma patrie, et que je les partage vivement, ce serait rester fort au-dessous de la vérité, et vous donner une bien faible idée de ce que j'éprouve. Permettez-moi de croire que vous me connaissez assez pour lire dans mon coeur. Si ce coeur vous accuse, mon esprit non seulement vous absout, mais rend encore hommage à votre noble démarche et aux principes qui vous l'ont dictée. Vous deviez à la France une grande leçon et un bel exemple ; vous lui avez donné l'une et l'autre en refusant de servir un ministère qui ne sait pas juger sa situation, ou qui n'a pas le courage d'esprit nécessaire pour en sortir. Dans une monarchie représentative, les ministres et ceux qui les emploient dans les premières places doivent former un tout homogène, et dont toutes les parties soient solidaires les unes des autres. Là, moins que partout ailleurs, on doit se séparer de ses amis. On se soutient et l'on monte avec eux, on descend et tombe de même. Vous avez prouvé à la France la vérité de cette maxime, en vous retirant avec messieurs de Villèle et Corbière. Vous lui avez appris en même temps que la fortune n'entre pas en considération quand il s'agit des principes ; et, certes, quand les vôtres n'auraient pas pour eux la raison, la conscience et l'expérience de tous les siècles, il suffirait des sacrifices qu'ils dictent à un homme tel que vous pour établir en leur faveur une présomption puissante aux yeux de tous ceux qui se connaissent en dignité.

" J'attends avec impatience le résultat des prochaines élections pour tirer l'horoscope de la France. Elles décideront de son avenir.

" Adieu, mon illustre ami ; faites quelquefois tomber des hauteurs que vous habitez quelques gouttes de rosée sur un coeur qui ne cessera de vous admirer et de vous aimer que lorsqu'il cessera de battre.

" Ancillon. "

Attentif au bien de la France, sans plus m'occuper de moi ni de mes amis, je remis à cette époque la note suivante à Monsieur :

Note.

" Si le Roi me faisait l'honneur de me consulter, voici ce que je proposerais pour le bien de son service et le repos de la France.

" Le centre gauche de la Chambre élective a satisfaction dans la nomination de M. Royer-Collard ; pourtant je croirais la paix plus assurée si l'on introduisait dans le conseil un homme de mérite pris dans cette opinion et choisi parmi les membres de la Chambre des pairs ou de la Chambre des députés.

" Placer encore dans le conseil un député du coté droit indépendant.

" Achever de distribuer les directions dans cet esprit.

" Quant aux choses :

" Présenter dans un temps opportun une loi complète sur la liberté de la presse, dans laquelle loi la poursuite en tendance et la censure facultative seraient abolies ; préparer une loi communale ; compléter la loi sur la septennalité, en portant l'âge éligible à trente ans ; en un mot marcher la Charte à la main, défendre courageusement la religion contre l'impiété, mais la mettre en même temps à l'abri du fanatisme et des imprudences d'un zèle qui lui font beaucoup de mal.

" Quant aux affaires du dehors, trois choses doivent guider les ministres du Roi : l'honneur, l'indépendance et l'intérêt de la France.

" La France nouvelle est toute royaliste ; elle peut devenir toute révolutionnaire : que l'on suive les institutions, et je répondrais sur ma tête d'un avenir de plusieurs siècles ; que l'on viole ou que l'on tourmente ces institutions, et je ne répondrais pas d'un avenir de quelques mois.

" Moi et mes amis nous sommes prêts à appuyer de tout notre pouvoir une administration formée d'après les bases ci-dessus indiquées.

" Chateaubriand. "

Une voix où la femme dominait la princesse vint donner une consolation à ce qui n'était que le déplaisir d'une vie variant sans cesse. L'écriture de madame la duchesse de Cumberland était si altérée que j'eus quelque peine à la reconnaître. La lettre portait la date du 28 septembre 1821 : c'est la dernière que j'aie reçue de cette main royale [La princesse Frédérique, reine de Hanovre, vient de succomber après une longue maladie : la mort se trouve toujours dans la Note au bout de mon texte ! (Note de Paris, juillet 1841. N.d.A.)] . Hélas ! les autres nobles amies qui dans ces temps me soutenaient à Paris ont quitté cette terre ! Resterai-je donc avec une telle obstination ici-bas, qu'aucune des personnes auxquelles je suis attaché ne puisse me survivre ? Heureux ceux sur qui l'âge fait l'effet du vin, et qui perdent la mémoire quand ils sont rassasiés de jours !

 

3 L26 Chapitre 11

M. de Villèle, ministre des finances. - Je suis nommé à l'ambassade de Londres.

Les démissions de MM. de Villèle et de Corbière ne tardèrent pas à produire la dissolution du cabinet et à faire rentrer mes amis au conseil, comme je l'avais prévu : M. le vicomte de Montmorency fut nommé ministre des affaires étrangères, M. de Villèle, ministre des finances, M. de Corbière ministre de l'intérieur. J'avais eu trop de part aux derniers mouvements politiques et j'exerçais une trop grande influence sur l'opinion pour qu'on me pût laisser de côté. Il fut résolu que je remplacerais M. le duc Decazes à l'ambassade de Londres : Louis XVIII consentait toujours à m'éloigner. Je l'allai remercier ; il me parla de son favori avec une constance d'attachement rare chez les rois ; il me pria d'effacer dans la tête de George IV les préventions que ce prince avait conçues contre M. Decazes, d'oublier moi-même les divisions qui avaient existé entre moi et l'ancien ministre de la police. Ce monarque, à qui tant de malheurs n'avaient pu arracher une larme, était ému de quelques souffrances dont pouvait avoir été affligé l'homme qu'il avait honoré de son amitié.

Ma nomination réveilla mes souvenirs : Charlotte revint à ma pensée ; ma jeunesse, mon émigration, m'apparurent avec leurs peines et leurs joies. La faiblesse humaine me faisait aussi un plaisir de reparaître connu et puissant là où j'avais été ignoré et faible. Madame de Chateaubriand craignant la mer, n'osa passer le détroit et je partis seul. Les secrétaires de l'ambassade m'avaient devancé.

 

3 L27 Livre vingt-septième

Ambassade de Londres

1. Année 1822. - Premières dépêches de Londres. - 2. Conversation avec George IV sur M. Decazes. - Noblesse de notre diplomatie sous la légitimité. - Séance du Parlement. - 3. Société anglaise. - 4. Suite des dépêches. - 5. Reprise des travaux parlementaires. - Bal pour les Irlandais. - Duel du duc de Bedfort et du duc de Buckingham. - Dîner à Royal-Lodge. - La marquise de Conyngham et son secret. - 6. Portraits des ministres. - 7. Suite de mes dépêches. - 8. Pourparlers sur le Congrès de Vérone. - Lettre à M. de Montmorency ; sa réponse qui me laisse entrevoir un refus. - Lettre de M. de Villèle plus favorable. - J'écris à madame de Duras. - Billet de M. de Villèle à madame de Duras. - 9. Mort de Lord Londonderry. - 10. Nouvelle lettre de M. de Montmorency. - Voyage à Hartwell. - Billet de M. de Villèle m'annonçant ma nomination au Congrès. - 11. Fin de la vieille Angleterre. - Charlotte. - Réflexions. - Je quitte Londres.

 

3 L27 Chapitre 1

Année 1822. - Premières dépêches de Londres.

C'est à Londres, en 1822, que j'ai écrit de suite la plus longue partie de ces Mémoires , renfermant mon voyage en Amérique, mon retour en France, mon mariage, mon passage à Paris, mon émigration en Allemagne avec mon frère, ma résidence et mes malheurs en Angleterre depuis 1793 jusqu'à 1800. Là se trouve la peinture de la vieille Angleterre, et comme je retraçais tout cela lors de mon ambassade (1822), les changements survenus dans les moeurs et dans les personnages de 1793 à la fin du siècle me frappaient ; j'étais naturellement amené à comparer ce que je voyais en 1822 à ce que j'avais vu pendant les sept années de mon exil d'outre-Manche.

Ainsi ont été relatées par anticipation des choses que j'aurais à placer maintenant sous la propre date de ma mission diplomatique. Le prologue du Livre VIe vous a parlé de mon émotion, des sentiments que me rappela la vue de ces lieux chers à ma mémoire ; mais peut-être n'avez-vous pas lu ce livre ? Vous avez bien fait. Il me suffit maintenant de vous avertir de l'endroit où sont comblées les lacunes qui vont exister dans le récit actuel de mon ambassade de Londres. Me voici donc, en écrivant en 1839, parmi les morts de 1822 et les morts qui les précédèrent en 1723.

A Londres, au mois d'avril 1822, j'étais à cinquante lieues de madame Sutton. Je me promenais dans le parc de Kensington avec mes impressions récentes et l'ancien passé de mes jeunes années : confusion de temps qui produit en moi une confusion de souvenirs ; la vie qui se consume mêle, comme l'incendie de Corinthe, l'airain fondu des statues des Muses et de l'Amour, des trépieds et des tombeaux.

Les vacances parlementaires continuaient quand je descendis à mon hôtel, Portland Place. Le sous-secrétaire d'Etat, M. Planta, me proposa, de la part du marquis de Londonderry, d'aller dîner à North-Cray, campagne du noble lord. Cette villa , avec un gros arbre devant les fenêtres du côté du jardin, avait vue sur quelques prairies ; un peu de bois taillis sur des collines distinguaient ce site des sites ordinaires de l'Angleterre. Lady Londonderry était très à la mode en qualité de marquise et de femme du premier ministre.

Ma dépêche du 12 avril, n o 4, raconte ma première entrevue avec lord Londonderry ; elle touche aux affaires dont je devais m'occuper.

" Londres, le 12 avril 1822.

" Monsieur le vicomte,

" Je suis allé avant-hier, mercredi, 10 du courant, à North-Cray . Je vais avoir l'honneur de vous rendre compte de ma conversation avec le marquis de Londonderry. Elle a duré une heure et demie avant dîner, et nous l'avons reprise après, mais moins à notre aise, parce que nous n'étions plus tête à tête.

" Lord Londonderry s'est d'abord informé des nouvelles de la santé du Roi, avec une insistance qui décelait véritablement un intérêt politique ; rassuré par moi sur ce point, il a passé au ministère : " Il s'affermit, m'a-t-il dit. J'ai répondu : Il n'a jamais été ébranlé, et comme il appartient à une opinion, il restera le maître tant que cette opinion dominera dans les Chambres. " Cela nous a amenés à parler des élections : il m'a semblé frappé de ce que je lui disais sur l'avantage d'une session d'été pour rétablir l'ordre dans l'année financière ; il n'avait pas bien compris jusqu'alors l'état de la question.

" La guerre entre la Russie et la Turquie est ensuite devenue le sujet de l'entretien. Lord Londonderry, en me parlant de soldats et d'armées, m'a paru être dans l'opinion de notre ancien ministère sur le danger qu'il y aurait pour nous à réunir de grands corps de troupe ; j'ai repoussé cette idée, j'ai soutenu qu'en menant le soldat français au combat, il n'y avait rien à craindre ; qu'il ne sera jamais infidèle à la vue du drapeau de l'ennemi ; que notre armée vient d'être augmentée ; qu'elle serait triplée demain, si cela était nécessaire, sans le moindre inconvénient ; qu'à la vérité quelques sous-officiers pourraient crier Vive la Charte ! dans une garnison, mais que nos grenadiers crieraient toujours Vive le Roi ! sur le champ de bataille.

" Je ne sais si cette grande politique a fait oublier à lord Londonderry la traite des nègres ; il ne m'en a pas dit un mot. Changeant de sujet, il m'a parlé du message par lequel le président des Etats-Unis engage le congrès à reconnaître l'indépendance des colonies espagnoles. " Les intérêts commerciaux, lui ai-je dit, en pourront tirer quelque avantage, mais je doute que les intérêts politiques y trouvent le même profit ; il y a déjà assez d'idées républicaines dans le monde. Augmenter la masse de ces idées, c'est compromettre de plus en plus le sort des monarchies en Europe. " Lord Londonderry a abondé dans mon sens, et il m'a dit ces mots remarquables : " Quant à nous (les Anglais), nous ne sommes nullement disposés à reconnaître ces gouvernements révolutionnaires . " Etait-il sincère ?

" J'ai dû, monsieur le vicomte, vous rappeler textuellement une conversation importante. Toutefois, nous ne devons pas nous dissimuler que tôt ou tard l'Angleterre reconnaîtra l'indépendance des colonies espagnoles ; l'opinion publique et le mouvement de son commerce l'y forceront. Elle a déjà fait, depuis trois ans, des frais considérables pour établir secrètement des relations avec les provinces insurgées au midi et au nord de l'isthme de Panama.

" En résumé, monsieur le vicomte, j'ai trouvé dans M. le marquis de Londonderry un homme d'esprit, d'une franchise peut-être un peu douteuse ; un homme encore imbu du vieux système ministériel ; un homme accoutumé à une diplomatie soumise, et surpris, sans en être blessé, d'un langage plus digne de la France ; un homme enfin qui ne pouvait se défendre d'une sorte d'étonnement en causant avec un de ces royalistes que, depuis sept ans, on lui représentait comme des fous ou des imbéciles.

" J'ai l'honneur, etc. "

A ces affaires générales étaient mêlées, comme dans toutes les ambassades, des transactions particulières. J'eus à m'occuper des requêtes de M. le duc de Fitz-James, du procès du navire L' Eliza-Ann , des déprédations des pêcheurs de Jersey sur les bancs d'huîtres de Granville, etc., etc. Je regrettais d'être obligé de consacrer une petite case de ma cervelle aux dossiers des réclamants. Quand on fouille dans sa mémoire, il est dur de rencontrer MM. Usquin, Coppinger, Deliège et Piffre. Mais, dans quelques années, serons-nous plus connus que ces messieurs ? Un certain M. Bonnet étant mort en Amérique, tous les Bonnet de France m'écrivirent pour réclamer sa succession ; ces bourreaux m'écrivent encore ! Il serait temps toutefois de me laisser tranquille. J'ai beau leur répondre que le petit accident de la chute du trône étant survenu, je ne m'occupe plus de ce monde : ils tiennent bon et veulent hériter coûte que coûte.

Quant à l'orient, il fut question de rappeler les divers ambassadeurs de Constantinople. Je prévis que l'Angleterre ne suivrait pas le mouvement de l'alliance continentale, je l'annonçai à M. de Montmorency. La rupture qu'on avait crainte entre la Russie et la Porte n'arriva pas : la modération d'Alexandre retarda l'événement. Je fis à ce propos une grande dépense d'allées et venues, de sagacité et de raisonnement ; j'écrivis maintes dépêches qui sont allées moisir dans nos archives avec le rendu compte d'événements non advenus. J'avais du moins l'avantage sur mes collègues de ne mettre aucune importance à mes travaux ; je les voyais sans souci s'engloutir dans l'oubli avec toutes les idées perdues des hommes. Le Parlement reprit ses séances le 17 avril. le roi revint le 18 et je lui fus présenté le 19. Je rendis compte de cette présentation dans ma dépêche du 19 ; elle se terminait ainsi :

" Sa Majesté Britannique, par sa conversation serrée et variée, ne m'a pas laissé le maître de lui dire une chose dont le Roi m'avait spécialement chargé ; mais l'occasion favorable et prochaine d'une nouvelle audience va se présenter. "

 

3 L27 Chapitre 2

Conversation avec George IV sur M. Decazes. - Noblesse de notre diplomatie sous la légitimité. - Séance du Parlement.

Cette chose dont le Roi m'avait spécialement chargé auprès de George IV était relative à M. le duc Decazes. Plus tard je remplis mes ordres : je dis à George IV que Louis XVIII était affligé de la froideur avec laquelle l'ambassadeur de Sa Majesté Très Chrétienne avait été reçu. George IV me répondit :

" Ecoutez, monsieur de Chateaubriand, je vous l'avouerai : la mission de M. Decazes ne me plaisait pas ; c'était agir envers moi un peu cavalièrement. Mon amitié pour le Roi de France m'a seule fait supporter un favori qui n'a d'autre mérite que celui de l'attachement de son maître. Louis XVIII a beaucoup compté sur ma bonne volonté, et il a eu raison ; mais je n'ai pu pousser l'indulgence jusqu'à traiter M. Decazes avec une distinction dont l'Angleterre aurait été blessée. Cependant, dites à votre Roi que je suis touché de ce qu'il vous a chargé de me représenter, et que je serai toujours heureux de lui témoigner mon attachement véritable. "

Enhardi par ces paroles, j'exposai à George IV tout ce qui me vint à l'esprit en faveur de M. Decazes. Il me répondit, moitié en anglais, moitié en français : " A merveille ! you are a true gentleman . " De retour à Paris, je rendis compte à Louis XVIII de cette conversation : il me parut reconnaissant. George IV m'avait parlé comme un prince bien élevé, mais comme un esprit léger ; il était sans amertume parce qu'il pensait à autre chose. Il ne fallait cependant pas se jouer à lui qu'avec mesure. Un de ses compagnons de table avait parié qu'il prierait George IV de tirer le cordon de la sonnette et que George IV obéirait. En effet, George IV tira le cordon et dit au gentleman de service : " Mettez monsieur à la porte. "

L'idée de rendre de la force et de l'éclat à nos armes me dominait toujours. J'écrivais à M. de Montmorency, le 13 avril : " Il m'est venu une idée, monsieur le vicomte, que je soumets à votre jugement : trouveriez-vous mauvais qu'en forme de conversation, en causant avec le prince Esterhazy, je lui fisse entendre que si l'Autriche avait besoin de retirer une partie de ses troupes, nous pourrions les remplacer dans le Piémont ? Quelques bruits répandus sur un prétendu rassemblement de nos troupes dans le Dauphiné m'offriraient un texte favorable. J'avais proposé à l'ancien ministère de mettre garnison en Savoie, lors de la révolte du mois de juin 1821 (voyez une de mes dépêches de Berlin). Il rejeta cette mesure, et je pense qu'il fit en cela une faute capitale. Je persiste à croire que la présence de quelques troupes françaises en Italie produirait un grand effet sur l'opinion, et que le gouvernement du Roi en retirerait beaucoup de gloire. "

Les preuves surabondent de la noblesse de notre diplomatie pendant la Restauration. Qu'importe aux partis ? N'ai-je pas lu encore ce matin, dans un journal de gauche, que l' Alliance nous avait forcés d'être ses gendarmes et de faire la guerre à l'Espagne, quand le Congrès de Vérone est là, quand les documents diplomatiques montrent d'une manière irrécusable que toute l'Europe, à l'exception de la Russie, ne voulait pas de cette guerre ; que non seulement elle ne la voulait pas, mais que l'Angleterre la repoussait ouvertement, et que l'Autriche nous contrariait en secret par les mesures les moins nobles ? Cela n'empêchera pas de mentir de nouveau demain ; on ne se donnera pas même la peine d'examiner la question, de lire ce dont on parle sciemment sans l'avoir lu ! Tout mensonge répété devient une vérité : on ne saurait avoir trop de mépris pour les opinions humaines.

Lord J. Russel fit, le 25 d'avril, à la Chambre des communes, une motion sur l'état de la représentation nationale dans le Parlement : M. Canning la combattit. Celui-ci proposa à son tour un bill pour rapporter une partie de l'acte qui prive les pairs catholiques de leur droit de voter et de siéger à la Chambre. J'assistai à ces séances sur le sac de laine où le speaker m'avait fait asseoir. M. Canning assistait en 1822 à la séance de la Chambre des pairs qui rejeta son bill ; il fut blessé d'une phrase du vieux chancelier ; celui-ci, parlant de l'auteur du bill, s'écria avec dédain : " On assure qu'il part pour les Indes : ah ! qu'il aille, ce beau gentleman (this fine gentleman ) ! qu'il aille ! bon voyage ! " M. Canning me dit en sortant : " Je le retrouverai. "

Lord Holland discourut très bien, sans rappeler toutefois M. Fox. Il tournait sur lui-même, en sorte qu'il présentait souvent le dos à l'assemblée et qu'il adressait ses phrases à la muraille. On criait : " Hear ! hear ! " On n'était point choqué de cette originalité.

En Angleterre chacun s'exprime comme il peut ; l'avocasserie est inconnue ; rien ne se ressemble ni dans la voix ni dans la déclamation des orateurs. On écoute avec patience ; on ne se choque pas quand le parleur n'a aucune facilité : qu'il bredouille, qu'il ânonne, qu'il cherche ses mots, on trouve qu'il a fait a fine speech s'il a dit quelques phrases de bon sens. Cette variété d'hommes restés tels que la nature les a faits finit par être agréable ; elle rompt la monotonie. Il est vrai qu'il n'y a qu'un petit nombre de lords et de membres de la Chambre des communes à se lever. Nous, toujours placés sur un théâtre, nous pérorons et gesticulons en sérieuses marionnettes. Ce m'était une étude utile que ce passage de la secrète et silencieuse monarchie de Berlin à la publique et bruyante monarchie de Londres : on pouvait retirer quelque instruction du contraste de deux peuples aux deux extrémités de l'échelle.

 

3 L27 Chapitre 3

Société anglaise.

L'arrivée du Roi, la rentrée du Parlement, l'ouverture de la saison des fêtes, mêlaient les devoirs, les affaires et les plaisirs : on ne pouvait rencontrer les ministres qu'à la cour, au bal ou au Parlement. Pour célébrer l'anniversaire de la naissance de Sa Majesté, je dînais chez lord Londonderry, je dînais sur la galère du lord-maire qui remontait jusqu'à Richmond : j'aime mieux le Bucentaure en miniature à l'arsenal de Venise, ne portant plus que le souvenir des doges et un nom virgilien. Jadis émigré, maigre et demi-nu, je m'étais amusé, sans être Scipion, à jeter des pierres dans l'eau le long de cette rive que rasait la barque dodue et bien fourrée du Lord Mayor .

Je dînais aussi dans l'est de la ville chez M. Rothschild de Londres, de la branche cadette de Salomon : où ne dînais-je pas ? Le roast-beef égalait la prestance de la tour de Londres ; les poissons étaient si longs qu'on n'en voyait pas la queue ; des dames, que je n'ai aperçues que là, chantaient comme Abigaïl. J'avalais le tokai non loin des lieux qui me virent sabler l'eau à pleine cruche et quasi mourir de faim ; couché au fond de ma moelleuse voiture sur de petits matelas de soie, j'apercevais ce Westminster dans lequel j'avais passé une nuit enfermé, et autour duquel je m'étais promené tout crotté avec Hingant et Fontanes. Mon hôtel, qui me coûtait 30 000 francs de loyer, était en regard du grenier qu'habita mon cousin de La Bouëtardais, lorsque, en robe rouge, il jouait de la guitare sur un grabat emprunté, auquel j'avais donné asile auprès du mien.

Il ne s'agissait plus de ces sauteries d'émigrés où nous dansions au son du violon d'un conseiller du parlement de Bretagne ; c'était Almack's dirigé par Colinet qui faisait mes délices ; bal public sous le patronage des plus grandes dames du West-end. Là se rencontraient les vieux et les jeunes dandys. Parmi les vieux brillait le vainqueur de Waterloo, qui promenait sa gloire comme un piège à femmes tendu à travers les quadrilles ; à la tête des jeunes se distinguait lord Clanwilliam, fils, disait-on, du duc de Richelieu. Il faisait des choses admirables : il courait à cheval à Richmond et revenait à Almack's après être tombé deux fois. Il avait une certaine façon de parler à la manière d'Alcibiade, qui ravissait. Les modes des mots, les affectations de langage et de prononciation, changeant dans la haute société de Londres presque à chaque session parlementaire, un honnête homme est tout ébahi de ne plus savoir l'anglais, qu'il croyait savoir six mois auparavant. En 1822 le fashionable devait offrir au premier coup d'oeil un homme malheureux et malade ; il devait avoir quelque chose de négligé dans sa personne, les ongles longs, la barbe non pas entière, non pas rasée, mais grandie un moment par surprise, par oubli, pendant les préoccupations du désespoir ; mèche de cheveux au vent, regard profond, sublime, égaré et fatal ; lèvres contractées en dédain de l'espèce humaine ; coeur ennuyé, byronien, noyé dans le dégoût et le mystère de l'être.

Aujourd'hui ce n'est plus cela : le dandy doit avoir un air conquérant, léger, insolent ; il doit soigner sa toilette, porter des moustaches ou une barbe taillée en rond comme la fraise de la reine Elisabeth, ou comme le disque radieux du soleil ; il décèle la fière indépendance de son caractère en gardant son chapeau sur la tête, en se roulant sur les sofas, en allongeant ses bottes au nez des ladies assises en admiration sur des chaises devant lui ; il monte à cheval avec une canne qu'il porte comme un cierge, indifférent au cheval qui est entre ses jambes par hasard. Il faut que sa santé soit parfaite, et son âme toujours au comble de cinq ou six félicités. Quelques dandys radicaux, les plus avancés vers l'avenir, ont une pipe.

Mais sans doute, toutes ces choses sont changées dans le temps même que je mets à les décrire. On dit que le dandy de cette heure ne doit plus savoir s'il existe, si le monde est là, s'il y a des femmes, et s'il doit saluer son prochain. N'est-il pas curieux de retrouver l'original du dandy sous Henri III : " Ces beaux mignons, " dit l'auteur de l' Isle des Hermaphrodites , " portaient les cheveux longuets, frisés et refrisés, remontans par-dessus leurs petits bonnets de velours, comme font les femmes, et leurs fraises de chemises de toile d'atour empesées et longues de demi-pied, de façon que voir leurs têtes dessus leurs fraises, il semblait que ce fust le chef de saint Jean en un plat.

Ils partent pour se rendre dans la chambre de Henri III, branlant tellement le corps, la tête et les jambes, que je croyais à tout propos qu'ils dussent tomber de leur long... Ils trouvaient cette façon-là de marcher plus belle que pas une autre. "

Tous les Anglais sont fous par nature ou par ton.

Lord Clanwilliam a passé vite : je l'ai retrouvé à Vérone ; il est devenu après moi ministre d'Angleterre à Berlin. Nous avons suivi un moment la même route, quoique nous ne marchions pas du même pas.

Rien ne réussissait, à Londres, comme l'insolence, témoin d'Orsay, frère de la duchesse de Guiche : il s'était mis à galoper dans Hyde-Park, à sauter des barrières, à jouer, à tutoyer sans façon les dandys : il avait un succès sans égal, et, pour y mettre le comble, il finit par enlever une famille entière, père, mère et enfants.

Les ladies les plus à la mode me plaisaient peu ; il y en avait une charmante cependant, lady Gwidir : elle ressemblait par le ton et les manières à une Française. Lady Jersey se maintenait encore en beauté. Je rencontrais chez elle l'opposition. Lady Conyngham appartenait à l'opposition, et le roi lui-même gardait un secret penchant pour ses anciens amis. Parmi les patronesses d'Almack's, on remarquait l'ambassadrice de Russie.

La comtesse de Lieven avait eu des histoires assez ridicules avec madame d'Osmond et George IV. Comme elle était hardie et passait pour être bien en cour, elle était devenue extrêmement fashionable. On lui croyait de l'esprit, parce qu'on supposait que son mari n'en avait pas ; ce qui n'était pas vrai : M. de Lieven était fort supérieur à madame. Madame de Lieven, au visage aigu et mésavenant, est une femme commune, fatigante, aride, qui n'a qu'un seul genre de conversation, la politique vulgaire ; du reste, elle ne sait rien, et elle cache la disette de ses idées sous l'abondance de ses paroles. Quand elle se trouve avec des gens de mérite, sa stérilité se tait ; elle revêt sa nullité d'un air supérieur d'ennui, comme si elle avait le droit d'être ennuyée ; tombée par l'effet du temps, et ne pouvant s'empêcher de se mêler de quelque chose, la douairière des congrès est venue de Vérone donner à Paris, avec la permission de MM. les magistrats de Pétersbourg, une représentation des puérilités diplomatiques d'autrefois. Elle entretient des correspondances privées, et elle a paru très forte en mariages manqués. Nos novices se sont précipités dans ses salons pour apprendre le beau monde et l'art des secrets ; ils lui confient les leurs, qui, répandus par madame de Lieven, se changent en sourds cancans. Les ministres, et ceux qui aspirent à le devenir, sont tout fiers d'être protégés par une dame qui a eu l'honneur de voir M. de Metternich aux heures où le grand homme, pour se délasser du poids des affaires s'amuse à effiloquer de la soie. Le ridicule attendait à Paris madame de Lieven. Un doctrinaire grave est tombé aux pieds d'Omphale : " Amour, tu perdis Troie. "

La journée de Londres était ainsi distribuée : à six heures du matin, on courait à une partie fine, consistant dans un premier déjeuner à la campagne ; on revenait déjeuner à Londres ; on changeait de toilette pour la promenade de Bond-Street ou de Hyde-Park. On se rhabillait pour dîner à sept heures et demie ; on se rhabillait pour l'opéra ; à minuit, on se rhabillait pour une soirée ou pour un raout. Quelle vie enchantée ! J'aurais préféré cent fois les galères. Le suprême bon ton était de ne pouvoir pénétrer dans les petits salons d'un bal privé, de rester dans l'escalier obstrué par la foule, et de se trouver nez à nez avec le duc de Somerset ; béatitude où je suis arrivé une fois. Les Anglais de la nouvelle race sont infiniment plus frivoles que nous ; la tête leur tourne pour un shaw : si le bourreau de Paris se rendait à Londres, il ferait courir l'Angleterre. Le maréchal Soult n'a-t-il pas enthousiasmé les ladies, comme Blücher, de qui elles baisaient la moustache ? Notre maréchal, qui n'est ni Antipater, ni Antigonus, ni Seleucus, ni Antiochus, ni Ptolémée, ni aucun des capitaines-rois d'Alexandre, est un soldat distingué, lequel a pillé l'Espagne en se faisant battre, et auprès de qui des capucins ont rédîmé leur vie pour des tableaux. Mais il est vrai qu'il a publié, au mois de mars 1814, une furieuse proclamation contre Bonaparte, lequel il recevait en triomphe quelques jours après : il a fait depuis ses pâques à Saint-Thomas-d'Aquin. On montre pour un schilling, à Londres, sa vieille paire de bottes.

Toute renommée vient vite au bord de la Tamise et s'en va de même. En 1822 je trouvai cette grande ville plongée dans les souvenirs de Bonaparte. On était passé du dénigrement pour Nic à un enthousiasme bête. Les mémoires de Bonaparte pullulaient ; son buste ornait toutes les cheminées ; ses gravures brillaient sur toutes les fenêtres des marchands d'images ; sa statue colossale, par Canova, décorait l'escalier du duc de Wellington. N'aurait-on pu consacrer dans le temple un autre sanctuaire à Mars enchaîné ? Cette déification semble plutôt l'oeuvre de la vanité d'un concierge que de l'honneur d'un guerrier. - Général, vous n'avez point vaincu Napoléon à Waterloo, vous avez seulement faussé le dernier anneau d'un destin déjà brisé.

 

3 L27 Chapitre 4

Suite des dépêches.

Après ma présentation officielle à George IV, je le vis plusieurs fois. La reconnaissance des colonies espagnoles par l'Angleterre était à peu près décidée, du moins les vaisseaux de ces Etats indépendants paraissaient devoir être reçus sous leur pavillon dans les ports de l'empire britannique. Ma dépêche du 7 mai rend compte d'une conversation que j'avais eue avec lord Londonderry, et des idées de ce ministre. Cette dépêche, importante pour les affaires d'alors, serait presque sans intérêt pour le lecteur d'aujourd'hui. Deux choses étaient à distinguer dans la position des colonies espagnoles relativement à l'Angleterre et à la France : les intérêts commerciaux et les intérêts politiques. J'entre dans les détails de ces intérêts. " Plus je vois le marquis de Londonderry, " disais-je à M. de Montmorency, " plus je lui trouve de finesse. C'est un homme plein de ressources, qui ne dit jamais que ce qu'il veut dire ; on serait quelquefois tenté de le croire bonhomme. Il a dans la voix, le rire, le regard, quelque chose de M. Pozzo di Borgo. Ce n'est pas précisément la confiance qu'il inspire. "

La dépêche finit ainsi : " Si l'Europe est obligée de reconnaître les gouvernements de fait en Amérique, toute sa politique doit tendre à faire naître des monarchies dans le nouveau monde, au lieu de ces républiques révolutionnaires qui nous enverront leurs principes avec les produits de leur sol.

" En lisant cette dépêche, monsieur le vicomte, vous éprouverez sans doute comme moi un mouvement de satisfaction. C'est avoir déjà fait un grand pas en politique que d'avoir forcé l'Angleterre à vouloir s'associer avec nous dans des intérêts sur lesquels elle n'eût pas daigné nous consulter il y a six mois. Je me félicite en bon Français de tout ce qui tend à replacer notre patrie à ce haut rang qu'elle doit occuper parmi les nations étrangères. "

Cette lettre était la base de toutes mes idées et de toutes les négociations sur les affaires coloniales dont je m'occupai pendant la guerre d'Espagne, près d'un an avant que cette guerre éclatât.

 

3 L27 Chapitre 5

Reprise des travaux parlementaires. - Bal pour les Irlandais. - Duel du duc de Bedford et du duc de Buckingham. - Dîner à Royal-Lodge. - La marquise de Conyngham et son secret.

Le 17 de mai j'allai à Covent-Garden, dans la loge du duc d'York. Le roi parut. Ce prince, jadis détesté, fut salué par des acclamations telles qu'il n'en aurait pas autrefois reçu de semblables des moines, habitants de cet ancien couvent. Le 26, le duc d'York vint dîner à l'ambassade : George IV était fort tenté de me faire le même honneur ; mais il craignait les jalousies diplomatiques de mes collègues.

Le vicomte de Montmorency refusa d'entrer en négociations sur les colonies espagnoles avec le cabinet de Saint-James. J'appris, le 19 mai, la mort presque subite de M. le duc de Richelieu. Cet honnête homme avait supporté patiemment sa première retraite du ministère ; mais les affaires venant à lui manquer trop longtemps, il défaillit parce qu'il n'avait pas une double vie pour remplacer celle qu'il avait perdue. Le grand nom de Richelieu n'a été transmis jusqu'à nous que par des femmes.

Les révolutions continuaient en Amérique. Je mandais à M. de Montmorency :

N o 26.

" Londres, 28 mai 1822.

" Le Pérou vient d'adopter une constitution monarchique. La politique européenne devrait mettre tous ses soins à obtenir un pareil résultat pour les colonies qui se déclarent indépendantes. Les Etats-Unis craignent singulièrement l'établissement d'un empire au Mexique.

Si le Nouveau-Monde tout entier est jamais républicain, les monarchies de l'ancien monde périront. "

On parlait beaucoup de la détresse des paysans irlandais, et l'on dansait afin de les consoler. Un grand bal paré à l'opéra occupait les âmes sensibles. Le roi, m'ayant rencontré dans un corridor, me demanda ce que je faisais là, et, me prenant par le bras, il me conduisit dans sa loge.

Le parterre anglais était, dans mes jours d'exil, turbulent et grossier ; des matelots buvaient de la bière au parterre, mangeaient des oranges, apostrophaient les loges. Je me trouvais un soir auprès d'un matelot entré ivre dans la salle ; il me demanda où il était ; je lui dis : " A Covent-Garden. - Pretty garden, indeed ! " (Joli jardin, vraiment !) s'écria-t-il, saisi, comme les dieux d'Homère, d'un rire inextinguible.

Invité dernièrement à une soirée chez lord Lansdowne, Sa Seigneurie m'a présenté à une dame sévère, âgée de soixante-treize ans : elle était habillée de crêpe, portait un voile noir comme un diadème sur ses cheveux blancs, et ressemblait à une reine abdiquée. Elle me salua d'un ton solennel et de trois phrases estropiées du Génie du Christianisme ; puis elle me dit avec non moins de solennité : " Je suis mistress Siddons. " Si elle m'avait dit : " Je suis lady Macbeth ", je l'aurais cru. Je l'avais vue autrefois sur le théâtre dans toute la force de son talent. Il suffit de vivre pour retrouver ces débris d'un siècle jetés par les flots du temps sur le rivage d'un autre siècle.

Mes visiteurs français à Londres furent M. le duc et madame la duchesse de Guiche, dont je vous parlerai à Prague ; M. le marquis de Custine, dont j'avais vu l'enfance à Fervaques ; et madame la vicomtesse de Noailles, aussi agréable, spirituelle et gracieuse que si elle eût encore erré à quatorze ans dans les beaux jardins de Méréville.

On était fatigué de fêtes ; les ambassadeurs aspiraient à s'en aller en congé : le prince Esterhazy se préparait à partir pour Vienne ; il espérait être appelé au congrès, car on parlait déjà d'un congrès. M. Rothschild retournait en France après avoir terminé avec son frère l'emprunt russe de 23 millions de roubles. Le duc de Bedford s'était battu avec l'immense duc de Buckingham, au fond d'un trou, dans Hyde-Park ; une chanson injurieuse contre le roi de France, envoyée de Paris et imprimée dans les gazettes de Londres, amusait la canaille radicale anglaise qui riait sans savoir de quoi.

Je partis le 6 de juin pour Royal-Lodge où le Roi était allé. Il m'avait invité à dîner [Voir dans les pièces retranchées, le Dîner à {Royal-Lodge|C M 1 574}] et à coucher.

Je revis George IV le 12, le 13 et le 14, au lever, au drawing-room et au bal de Sa Majesté. Le 24, je donnai une fête au prince et à la princesse de Danemark : le duc d'York s'y était invité.

C'eût été une chose importante jadis que la bienveillance avec laquelle me traitait la marquise de Conyngham : elle m'apprit que l'idée du voyage de S. M. B. au continent n'était pas tout à fait abandonnée. Je gardai religieusement ce grand secret dans mon sein. Que de dépêches importantes sur cette parole d'une favorite au temps de mesdames de Verneuil, de Maintenon, des Ursins, de Pompadour ! Du reste, je me serais échauffé mal à propos pour obtenir quelques renseignements de la cour de Londres : en vain vous parlez, on ne vous écoute pas.

 

3 L27 Chapitre 6

Portraits des ministres.

Lord Londonderry surtout était impassible : il embarrassait à la fois par sa sincérité de ministre et sa retenue d'homme. Il expliquait franchement de l'air le plus glacé sa politique et gardait un silence profond sur les faits. Il avait l'air indifférent à ce qu'il disait comme à ce qu'il ne disait pas. On ne savait ce qu'on devait croire de ce qu'il montrait ou de ce qu'il cachait. Il n'aurait pas bougé quand vous lui auriez lâché un saucisson dans l'oreille , comme dit Saint-Simon.

Lord Londonderry avait un genre d'éloquence irlandaise qui souvent excitait l'hilarité de la Chambre des lords et la gaîté du public ; ses blunders étaient célèbres, mais il arrivait aussi quelquefois à des traits d'éloquence qui transportaient la foule, comme ses paroles à propos de la bataille de Waterloo : je les ai rappelées.

Lord Harrowby était président du conseil ; il parlait avec propriété, lucidité et connaissance des faits. On trouverait inconvenant à Londres qu'un président des ministres s'exprimât avec prolixité et faconde. C'était d'ailleurs un parfait gentleman pour le ton. Un jour, aux Pâquis, à Genève, on m'annonça un Anglais : lord Harrowby entra ; je ne le reconnus qu'avec peine : il avait perdu son ancien roi ; le mien était exilé. C'est la dernière fois que l'Angleterre de mes grandeurs m'est apparue.

J'ai mentionné M. Peel et lord Westmoreland dans le Congrès de Vérone .

Je ne sais si lord Bathurst descendait et s'il était petit-fils de ce comte Bathurst dont Sterne écrivait : " Ce seigneur est un prodige ; à 80 ans il a l'esprit et la vivacité d'un homme de 30, une disposition à se laisser charmer et le pouvoir de plaire au delà de tout ce que je connais. " Lord Bathurst, le ministre dont je vous entretiens, était instruit et poli ; il gardait la tradition des anciennes manières françaises de la bonne compagnie. Il avait trois ou quatre filles qui couraient, ou plutôt qui volaient comme des hirondelles de mer, le long des flots, blanches, allongées et légères. Que sont-elles devenues ? Sont-elles tombées dans le Tibre avec la jeune Anglaise de leur nom ?

Lord Liverpool n'était pas, comme lord Londonderry, le principal ministre ; mais c'était le ministre le plus influent et le plus respecté. Il jouissait de cette réputation d'homme religieux et d'homme de bien, si puissante pour celui qui la possède ; on vient à cet homme avec la confiance que l'on a pour un père ; nulle action ne paraît bonne si elle n'est approuvée de ce personnage saint investi d'une autorité très supérieure à celle des talents. Lord Liverpool était fils de Charles Jenkinson, baron de Hawkesbury, comte de Liverpool, favori de lord Bute. Presque tous les hommes d'Etat anglais ont commencé par la carrière littéraire, par des pièces de vers plus ou moins bons, et par des articles, en général excellents insérés dans les revues. Il reste un portrait de ce premier comte de Liverpool lorsqu'il était secrétaire particulier de lord Bute ; sa famille en est fort affligée : cette vanité puérile en tous temps, l'est sans doute encore beaucoup plus aujourd'hui ; mais n'oublions pas que nos plus ardents révolutionnaires puisèrent leur haine de la société dans des disgrâces de nature ou dans des infériorités sociales.

Il est possible que lord Liverpool, enclin aux réformes et à qui M. Canning a dû son dernier ministère, fut influencé, malgré la rigidité de ses principes religieux par quelque déplaisance de souvenirs. A l'époque où j'ai connu lord Liverpool, il était presque arrivé à l'illumination puritaine. Habituellement il demeurait seul avec une vieille soeur, à quelques lieues de Londres. Il parlait peu ; son visage était mélancolique ; il penchait souvent l'oreille, et il avait l'air d'écouter quelque chose de triste : on eût dit qu'il entendait tomber ses dernières années, comme les gouttes d'une pluie d'hiver sur le pavé. Du reste, il n'avait aucune passion, et il vivait selon Dieu.

M. Croker, membre de l'Amirauté, célèbre comme orateur et comme écrivain, appartenait à l'école de M. Pitt, ainsi que M. Canning ; mais il était plus détrompé que celui-ci. Il occupait à White-Hall un de ces appartements sombres d'où Charles Ier était sorti par une fenêtre pour aller de plain-pied à l'échafaud. On est étonné quand on entre à Londres dans les habitations où siègent les directeurs de ces établissements dont le poids se fait sentir au bout de la terre. Quelques hommes en redingote noire devant une table nue, voilà tout ce que vous rencontrez : ce sont pourtant là les directeurs de la marine anglaise, ou les membres de cette compagnie de marchands, successeurs des empereurs du Mogol, lesquels comptent aux Indes deux cents millions de sujets.

M. Croker vint, il y a deux ans, me visiter à l'infirmerie de Marie-Thérèse. Il m'a fait remarquer la similitude de nos opinions et de nos destinées. Des événements nous séparent du monde ; la politique fait des solitaires comme la religion fait des anachorètes. Quand l'homme habite le désert, il trouve en lui quelque lointaine image de l'être infini qui, vivant seul dans l'immensité, voit s'accomplir les révolutions des mondes.

 

3 L27 Chapitre 7

Suite de mes dépêches.

Dans le courant des mois de juin et de juillet, les affaires d'Espagne commencèrent à occuper sérieusement le cabinet de Londres. Lord Londonderry et la plupart des ambassadeurs montraient en parlant de ces affaires une inquiétude et presque une peur risible. Le ministère craignait qu'en cas de rupture nous ne l'emportassions sur les Espagnols ; les ministres des autres puissances tremblaient que nous ne fussions battus ; ils voyaient toujours notre armée prenant la cocarde tricolore.

Dans ma dépêche du 28 juin, n o 35, les dispositions de l'Angleterre sont fidèlement exprimées :

N o 35.

" Londres, ce 28 juin 1822.

" Monsieur le vicomte,

" Il m'a été plus facile de vous dire ce que pense lord Londonderry, relativement à l'Espagne, qu'il ne me sera aisé de pénétrer le secret des instructions données à Sir W. A'Court ; cependant je ne négligerai rien pour me procurer les renseignements que vous demandez par votre dernière dépêche, n o 18. Si j'ai bien jugé de la politique du cabinet anglais et du caractère de lord Londonderry, je suis persuadé que Sir W. A'Court n'a presque rien emporté d'écrit. On lui aura recommandé verbalement d'observer les partis sans se mêler de leurs querelles. Le cabinet de Saint-James n'aime point les Cortès, mais il méprise Ferdinand. Il ne fera certainement rien pour les royalistes. D'ailleurs, il suffirait que notre influence s'exerçât sur une opinion pour que l'influence anglaise appuyât l'opinion contraire. Notre prospérité renaissante inspire une vive jalousie. Il y a bien ici, parmi les hommes d'Etat, une certaine crainte vague des passions révolutionnaires qui travaillent l'Espagne ; mais cette crainte se tait devant les intérêts particuliers : de telle sorte que si d'un côté la Grande-Bretagne pouvait exclure nos marchandises de la Péninsule, et que de l'autre elle pût reconnaître l'indépendance des colonies espagnoles, elle prendrait facilement son parti sur les événements, et se consolerait des malheurs qui pourraient accabler de nouveau les monarchies continentales. Le même principe qui empêche l'Angleterre de retirer son ambassadeur de Constantinople lui fait envoyer un ambassadeur à Madrid : elle se sépare des destinées communes et n'est attentive qu'au parti qu'elle pourra tirer des révolutions des empires.

" J'ai l'honneur, etc. "

Revenant dans ma dépêche du 16 juillet, n o 40, sur les nouvelles d'Espagne, je dis à M. de Montmorency :

N o 40.

" Londres, ce 16 juillet 1822.

" Monsieur le vicomte,

" Les journaux anglais, d'après les journaux français, donnent ce matin des nouvelles de Madrid jusqu'au 8 inclusivement. Je n'ai jamais espéré mieux du roi d'Espagne, et n'ai point été surpris. Si ce malheureux prince doit périr, le genre de la catastrophe n'est pas indifférent au reste du monde : le poignard n'abattrait que le monarque, l'échafaud pourrait tuer la monarchie. C'est déjà beaucoup trop que le jugement de Charles Ier et que celui de Louis XVI : le ciel nous préserve d'un troisième jugement qui semblerait établir par l'autorité des crimes une espèce de droit des peuples et un corps de jurisprudence contre les rois ! on peut maintenant s'attendre à tout : une déclaration de guerre de la part du gouvernement espagnol est au nombre des chances que le gouvernement français a dû prévoir. Dans tous les cas, nous serons bientôt obligés d'en finir avec le cordon sanitaire, car, une fois le mois de septembre passé, et la peste ne reparaissant pas à Barcelone, ce serait une véritable dérision que de parler encore d'un cordon sanitaire ; il faudrait donc avouer tout franchement une armée, et dire la raison qui nous oblige à maintenir cette armée. Cela n'équivaudra-t-il pas à une déclaration de guerre aux Cortès ? D'un autre côté, dissoudrons-nous le cordon sanitaire ? Cet acte de faiblesse compromettrait la sûreté de la France, avilirait le ministère, et ranimerait parmi nous les espérances de la faction révolutionnaire.

J'ai l'honneur d'être, etc., etc., etc. "

 

3 L27 Chapitre 8

Pourparlers sur le Congrès de Vérone. - Lettre à M. de Montmorency ; sa réponse qui me laisse entrevoir un refus. - Lettre de M. de Villèle plus favorable. - J'écris à madame de Duras. - Billet de M. de Villèle à madame de Duras.

Depuis le Congrès de Vienne et d'Aix-la-Chapelle, les princes de l'Europe avaient la tête tournée de congrès : c'était là qu'on s'amusait et qu'on se partageait quelques peuples. A peine le Congrès commencé à Laybach et continué à Troppau était-il fini, qu'on songea à en convoquer un autre à Vienne, à Ferrare ou à Vérone ; les affaires d'Espagne offraient l'occasion d'en hâter le moment. Chaque cour avait déjà désigné son ambassadeur.

Je voyais à Londres tout le monde se préparer à partir pour Vérone : comme ma tête était remplie des affaires d'Espagne, et comme je rêvais un plan pour l'honneur de la France, je croyais pouvoir être de quelque utilité au nouveau Congrès en me faisant connaître sous un rapport auquel on ne songeait pas. J'avais écrit dès le 24 mai à M. de Montmorency ; mais je ne trouvai aucune faveur. La longue réponse du ministre est évasive, embarrassée, entortillée ; un éloignement marqué pour moi s'y déguise mal sous de la bienveillance ; elle finit par ce paragraphe :

" Puisque je suis en train de confidences, noble vicomte, je veux vous dire ce que je ne voudrais pas insérer dans une dépêche officielle, mais ce que m'ont inspiré quelques observations personnelles, et quelques avis aussi de personnes qui connaissent bien le terrain sur lequel vous êtes placé. N'avez-vous pas pensé le premier qu'il faut soigner, vis-à-vis du ministère anglais, certains effets de la jalousie et de l'humeur qu'il est toujours prêt à concevoir sur les marques directes de faveur auprès du Roi, et de crédit dans la société ? Vous me direz s'il ne vous est pas arrivé d'en remarquer quelques traces. "

Par qui les plaintes de mon crédit auprès du roi et dans la société (c'est-à-dire, je suppose, auprès de la marquise de Conyngham) étaient-elles arrivées au vicomte de Montmorency ? Je l'ignore.

Prévoyant, par cette dépêche privée, que ma partie était perdue du côté du ministre des affaires étrangères, je m'adressai à M. de Villèle, alors mon ami, et qui n'inclinait pas beaucoup vers son collègue. Dans sa lettre du 6 mai 1822, il me répondit d'abord un mot favorable.

" Paris, le 5 mai 1822.

" Je vous remercie, me dit-il, de tout ce que vous faites pour nous à Londres ; la détermination de cette cour au sujet des colonies espagnoles ne peut influer sur la nôtre ; la position est bien différente ; nous devons éviter par-dessus tout d'être empêchés, par une guerre avec l'Espagne, d'agir ailleurs comme nous le devrons, si les affaires de l'Orient amenaient de nouvelles combinaisons politiques en Europe.

" Nous ne laisserons pas déshonorer le gouvernement français par le défaut de participation aux événements qui peuvent résulter de la situation actuelle du monde ; d'autres pourront y intervenir avec plus d'avantages, aucuns avec plus de courage et de loyauté.

" On se méprend fort, je crois, et sur les moyens réels de notre pays, et sur le pouvoir que peut encore exercer le gouvernement du Roi dans les formes qu'il s'est prescrites ; elles offrent plus de ressources qu'on ne paraît le croire, et j'espère qu'à l'occasion nous saurons le montrer.

" Vous nous seconderez, mon cher, dans ces grandes circonstances si elles se présentent. Nous le savons et nous y comptons ; l'honneur sera pour tous, et ce n'est pas de ce partage dont il s'agit en ce moment, il se fera selon les services rendus ; rivalisons tous de zèle à qui en rendra de plus signalés.

" Je ne sais en vérité si ceci tournera à un congrès ; mais, en tout cas, je n'oublierai pas ce que vous m'avez dit.

" Jh. de Villèle. "

Sur ce premier mot de bonne entente, je fis presser le ministre des finances par madame la duchesse de Duras ; elle m'avait déjà prêté l'appui de son amitié contre l'oubli de la cour en 1814. Elle reçut bientôt ce billet de M. de Villèle :

" Tout ce que nous dirions est dit ; tout ce qu'il est dans mon coeur et dans mon opinion de faire pour le bien public et pour mon ami est fait et sera fait, soyez-en certaine. Je n'ai besoin ni d'être prêché, ni d'être converti, je vous le répète ; j'agis de conviction et de sentiment.

Recevez, madame, l'hommage de mon affectueux respect. "

 

3 L27 Chapitre 9

Mort de Lord Londonderry.

Ma dernière dépêche, en date du 9 août, annonçait à M. de Montmorency que lord Londonderry partirait du 15 au 20 pour Vienne. Le brusque et grand démenti aux projets des mortels me fut donné ; je croyais n'avoir à entretenir le conseil du Roi Très Chrétien que des affaires humaines, et j'eus à lui rendre compte des affaires de Dieu :

" Londres, 12 août 1822, à 4 heures de l'après-midi.

" Dépêche transmise à Paris par le télégraphe de Calais .

" Le marquis de Londonderry est mort subitement ce matin 12, à neuf heures du matin, dans sa maison de campagne de North-Cray. "

N o 49.

" Londres, 13 août 1822.

" Monsieur le vicomte,

" Si le temps n'a pas mis obstacle à ma dépêche télégraphique, et s'il n'est point arrivé d'accident à mon courrier extraordinaire, expédié hier à quatre heures, j'espère que vous avez reçu le premier sur le continent la nouvelle de la mort subite de lord Londonderry.

Cette mort a été extrêmement tragique. Le noble marquis était à Londres vendredi ; il sentit sa tête un peu embarrassée ; il se fit saigner entre les épaules. Après quoi il partit pour North-Cray, où la marquise de Londonderry était établie depuis un mois. La fièvre se déclara le samedi 10 et le dimanche 11 ; mais elle parut céder dans la nuit du dimanche au lundi, et, lundi matin 12, le malade semblait si bien, que sa femme, qui le gardait, crut pouvoir le quitter un moment. Lord Londonderry, dont la tête était égarée, se trouvant seul, se leva, passa dans un cabinet, saisit un rasoir, et du premier coup se coupa la jugulaire. Il tomba baigné dans son sang aux pieds d'un médecin qui venait à son secours.

On cache autant qu'on le peut cet accident déplorable mais il est parvenu défiguré à la connaissance du public et a donné naissance à des bruits de toute espèce.

Pourquoi lord Londonderry aurait-il attenté à ses jours ? Il n'avait ni passions ni malheurs ; il était plus que jamais affermi dans sa place. Il se préparait à partir jeudi prochain. Il se faisait une partie de plaisir d'un voyage d'affaires. Il devait être de retour le 15 octobre pour des chasses arrangées d'avance et auxquelles il m'avait invité. La Providence en a ordonné autrement, et lord Londonderry a suivi le duc de Richelieu. "

Voici quelques détails qui ne sont point entrés dans mes dépêches.

A son retour de Londres, George IV me raconta que lord Londonderry était allé lui porter le projet d'instruction qu'il avait rédigé pour lui-même, et qu'il devait suivre au Congrès. George IV prit le manuscrit pour mieux en peser les termes, et commença à le lire à haute voix. Il s'aperçut que lord Londonderry ne l'écoutait pas, et qu'il promenait ses yeux sur le plafond du cabinet : " Qu'avez-vous donc, mylord ? " dit le roi. - " Sire, répondit le marquis, c'est cet insupportable John (un jockey) qui est à la porte ; il ne veut pas s'en aller, quoique je ne cesse de le lui ordonner. " Le roi, étonné, ferma le manuscrit et dit : " Vous êtes malade, mylord : retournez chez vous ; faites-vous saigner. " Lord Londonderry sortit et alla acheter le canif avec lequel il se coupa la gorge.

Le 15 août, je continuai mes dires à M. de Montmorency.

" On a envoyé des courriers de toutes parts, aux eaux, aux bains de mer, dans les châteaux, pour chercher les ministres absents. Au moment où l'accident est arrivé, aucun d'eux n'était à Londres. On les attend aujourd'hui ou demain ; ils tiendront un conseil, mais ils ne pourront rien décider, car, en dernier résultat, c'est le roi qui leur nommera un collègue, et le roi est à Edimbourg. Il est probable que Sa Majesté britannique ne se pressera pas de faire un choix au milieu des fêtes. La mort du marquis de Londonderry est funeste à l'Angleterre : il n'était pas aimé, mais il était craint ; les radicaux le détestaient, mais ils avaient peur de lui. Singulièrement brave, il imposait à l'opposition qui n'osait pas trop l'insulter à la tribune et dans les journaux. Son imperturbable sang-froid, son indifférence profonde pour les hommes et pour les choses, son instinct de despotisme et son mépris secret pour les libertés constitutionnelles, en faisaient un ministre propre à lutter avec succès contre les penchants du siècle. Ses défauts devenaient des qualités à une époque où l'exagération et la démocratie menacent le monde.

" J'ai l'honneur, etc. "

" Londres, le 15 août 1822.

" Monsieur le vicomte,

" Les renseignements ultérieurs ont confirmé ce que j'ai eu l'honneur de vous dire sur la mort du marquis de Londonderry, dans ma dépêche ordinaire d'avant-hier, n o 49. Seulement, l'instrument fatal avec lequel l'infortuné ministre s'est coupé la veine jugulaire est un canif, et non pas un rasoir comme je vous l'avais mandé. Le rapport du coroner , que vous lirez dans les journaux, vous instruira de tout. Cette enquête, faite sur le cadavre du premier ministre de la Grande-Bretagne, comme sur le corps d'un meurtrier, ajoute encore quelque chose de plus affreux à cet événement.

" Vous savez sans doute à présent monsieur le vicomte, que lord Londonderry avait donné des preuves d'aliénation mentale quelques jours avant son suicide et que le roi même s'en était aperçu. Une petite circonstance à laquelle je n'avais pas fait attention, mais qui m'est revenue en mémoire depuis la catastrophe mérite d'être racontée. J'étais allé voir le marquis de Londonderry, il y a douze ou quinze jours. Contre son usage et les usages du pays, il me reçut avec familiarité dans son cabinet de toilette. Il allait se raser, et il me fit en riant d'un rire à demi sardonique l'éloge des rasoirs anglais. Je le complimentai sur la clôture prochaine de la session. Oui, dit-il, il faut que cela finisse ou que je finisse, etc., etc.

" J'ai l'honneur, etc. "

Tout ce que les radicaux d'Angleterre et les libéraux de France ont raconté de la mort de lord Londonderry, à savoir : qu'il s'était tué par désespoir politique, sentant que les principes opposés aux siens allaient triompher, est une pure fable inventée par l'imagination des uns, l'esprit de parti et la niaiserie des autres. Lord Londonderry n'était pas homme à se repentir d'avoir péché contre l'humanité, dont il ne se souciait guère, ni envers les lumières du siècle, pour lesquelles il avait un profond mépris : la folie était entrée par les femmes dans la famille Castlereagh.

Il fut décidé que le duc de Wellington, accompagné de lord Clanwilliam, prendrait la place de lord Londonderry au Congrès. Les instructions officielles se réduisaient à ceci : oublier entièrement l'Italie, ne se mêler en rien des affaires d'Espagne, négocier pour celles de l'orient en maintenant la paix sans accroître l'influence de la Russie. Les chances étaient toujours pour M. Canning et le portefeuille des affaires étrangères était confié par intérim à lord Bathurst, ministre des colonies.

J'assistai aux funérailles de lord Londonderry, à Westminster le 20 août. Le duc de Wellington paraissait ému ; lord Liverpool était obligé de se couvrir le visage de son chapeau pour cacher ses larmes. On entendit au dehors quelques cris d'insulte et de joie lorsque le corps entra dans l'église : Colbert et Louis XIV furent-ils plus respectés ? Les vivants ne peuvent rien apprendre aux morts ; les morts, au contraire, instruisent les vivants.

 

3 L27 Chapitre 10

Nouvelle lettre de M. de Montmorency. - Voyage à Hartwell. - Billet de M. de Villèle m'annonçant ma nomination au congrès.

Lettre de M. de Montmorency.

" Paris, ce 17 août.

" Quoiqu'il n'y ait pas de dépêches bien importantes à confier à votre fidèle Hyacinthe, je veux cependant le faire repartir, noble vicomte, d'après votre propre désir et celui qu'il m'a exprimé, de la part de madame de Chateaubriand, de le voir promptement retourner auprès de vous. J'en profiterai pour vous adresser quelques mots plus confidentiels sur la profonde impression que nous avons reçue, comme à Londres, de cette terrible mort du marquis de Londonderry, et aussi, par la même occasion, sur une affaire à laquelle vous semblez mettre un intérêt bien exagéré et bien exclusif. Le conseil du Roi en a profité et a fixé à ces jours-ci, immédiatement après la clôture qui a eu lieu ce matin même, la discussion des directions principales à arrêter, des instructions à donner, de même des personnes à choisir : la première question est de savoir si elles seront une ou plusieurs. Vous avez exprimé quelque part, ce me semble, de l'étonnement que l'on pût songer à..., non pas à vous préférer à lui, vous savez très bien qu'il ne peut pas être sur la même ligne pour nous. Si, après le plus mûr examen, nous ne croyions pas possible de mettre à profit la bonne volonté que vous nous avez montrée très franchement à cet égard, il faudrait sans doute pour nous déterminer de graves motifs que je vous communiquerais avec la même franchise : l'ajournement est plutôt favorable à votre désir, en ce sens qu'il serait tout à fait inconvenable, et pour vous et pour nous, que vous quittassiez Londres d'ici à quelques semaines et avant la décision ministérielle qui ne laisse pas d'occuper tous les cabinets. Cela frappe tellement tout le monde que quelques amis me disaient l'autre jour : Si M. de Chateaubriand était venu tout de suite à Paris, il aurait été assez contrariant pour lui d'être obligé de repartir pour Londres. Nous attendons donc cette nomination importante au retour d'Edimbourg. Le chevalier Stuart disait hier que sûrement le duc de Wellington irait au Congrès ; c'est ce qu'il nous importe de savoir le plus tôt possible. M. Hyde de Neuville est arrivé hier bien portant. J'ai été charmé de le voir. Je vous renouvelle, noble vicomte, tous mes inviolables sentiments.

" Montmorency. "

Cette nouvelle lettre de M. de Montmorency, mêlée de quelques phrases ironiques, me confirma pleinement qu'il ne voulait pas de moi au Congrès.

Je donnai un dîner le jour de la Saint-Louis en l'honneur de Louis XVIII, et j'allai voir Hartwell en mémoire de l'exil de ce roi ; je remplissais un devoir plutôt que je ne jouissais d'un plaisir. Les infortunes royales sont maintenant si communes qu'on ne s'intéresse guère aux lieux que n'ont point habités le génie ou la vertu. Je ne vis dans le triste petit parc d'Hartwell que la fille de Louis XVI.

Enfin, je reçus tout à coup de M. de Villèle ce billet inattendu qui faisait mentir mes prévisions et mettait fin à mes incertitudes :

" 27 août 1822.

" Mon cher Chateaubriand, il vient d'être arrêté qu'aussitôt que les convenances relatives au retour du Roi à Londres vous le permettront, vous serez autorisé à vous rendre à Paris, pour de là pousser jusqu'à Vienne ou jusqu'à Vérone comme un des trois plénipotentiaires chargés de représenter la France au Congrès. Les deux autres seront MM. de Caraman et de La Ferronnays ; ce qui n'empêche pas M. le vicomte de Montmorency de partir après-demain pour Vienne, afin d'y assister aux conférences qui pourront avoir lieu dans cette ville avant le Congrès. Il devra revenir à Paris lors du départ des souverains pour Vérone.

Ceci pour vous seul. Je suis heureux que cette affaire ait pris la tournure que vous désiriez ; de coeur tout à vous. "

D'après ce billet, je me préparai à partir.

 

3 L27 Chapitre 11

Fin de la vieille Angleterre. - Charlotte. - Réflexions. - Je quitte Londres.

Cette foudre qui tombe sans cesse à mes pieds me suivait partout. Avec lord Londonderry expira la vieille Angleterre, jusqu'alors se débattant au milieu des innovations croissantes. Survint M. Canning : l'amour-propre l'emporta jusqu'à parler à la tribune la langue du propagandiste. Après lui parut le duc de Wellington, conservateur qui venait démolir : quand l'arrêt des sociétés est prononcé, la main qui devait élever ne sait qu'abattre. Lord Gray, O'Connell, tous ces ouvriers en ruines, travaillèrent successivement à la chute des vieilles institutions. Réforme parlementaire, émancipation de l'Irlande, toutes choses excellentes en soi devinrent, par l'insalubrité des temps des causes de destruction. La peur accrut les maux ; si l'on ne s'était pas si fort effrayé des menaces, on eût pu résister avec un certain succès.

Qu'avait besoin l'Angleterre de consentir à nos derniers troubles ? Renfermée dans son île et dans ses inimitiés nationales, elle était à l'abri. Qu'avait besoin le cabinet de Saint-James de redouter la séparation de l'Irlande ? L'Irlande n'est que la chaloupe de l'Angleterre : coupez la corde, et la chaloupe, séparée du grand navire ira se perdre au milieu des flots. Lord Liverpool avait lui-même de tristes pressentiments. Je dînais un jour chez lui : après le repas nous causâmes à une fenêtre qui s'ouvrait sur la Tamise ; on apercevait en aval de la rivière une partie de la cité dont le brouillard et la fumée élargissaient la masse. Je faisais à mon hôte l'éloge de la solidité de cette monarchie anglaise pondérée par le balancement égal de la liberté et du pouvoir. Le vénérable lord, levant et allongeant le bras, me montra de la main la cité et me dit : " Qu'y a-t-il de solide avec ces villes énormes ? Une insurrection sérieuse à Londres, et tout est perdu. "

Il me semble que j'achève une course en Angleterre comme celle que je fis autrefois sur les débris d'Athènes, de Jérusalem, de Memphis et de Carthage. En appelant devant moi les siècles d'Albion, en passant de renommée en renommée, en les voyant s'abîmer tour à tour, j'éprouve une espèce de douloureux vertige. Que sont devenus ces jours éclatants et tumultueux où vécurent Shakespeare et Milton, Henri VIII et Elisabeth, Cromwell et Guillaume, Pitt et Burke ? Tout cela est fini ; supériorités et médiocrités, haines et amours, félicités et misères, oppresseurs et opprimés, bourreaux et victimes, rois et peuples, tout dort dans le même silence et la même poussière. Quel néant sommes-nous donc, s'il en est ainsi de la partie la plus vivante de l'espèce humaine, du génie qui reste comme une ombre des vieux temps dans les générations présentes, mais qui ne vit plus par lui-même, et qui ignore s'il a jamais été !

Combien de fois l'Angleterre, dans l'espace de quelques cents ans, a-t-elle été détruite ! A travers combien de révolutions n'a-t-elle point passé pour arriver au bord d'une révolution plus grande, plus profonde et qui enveloppera la postérité ! J'ai vu ces fameux parlements britanniques dans toute leur puissance : que deviendront-ils ? J'ai vu l'Angleterre dans ses anciennes moeurs et dans son ancienne prospérité : partout la petite église solitaire avec sa tour, le cimetière de campagne de Gray, partout des chemins étroits et sablés, des vallons remplis de vaches, des bruyères marbrées de moutons, des parcs, des châteaux, des villes : peu de grands bois, peu d'oiseaux, le vent de la mer. Ce n'étaient pas ces champs de l'Andalousie où je trouvais les vieux chrétiens et les jeunes amours parmi les débris voluptueux du palais des Mores au milieu des aloès et des palmiers.

Quid dignum memorare tuis, Hispania, terris

Vox humana valet ?

" Quelle voix humaine, ô Espagne ! est digne de remémorer tes rivages ? "

Ce n'était pas là cette Campagne romaine dont le charme irrésistible me rappelle sans cesse µ ; ces flots et ce soleil n'étaient pas ceux qui baignent et éclaire le promontoire sur lequel Platon enseignait ses disciples, ce Sunium où j'entendis chanter le grillon demandant en vain à Minerve le foyer des prêtres de son temple ; mais enfin, telle qu'elle était, cette Angleterre, entourée de ses navires, couverte de ses troupeaux et professant le culte de ses grands hommes, était charmante et redoutable.

Aujourd'hui ses vallées sont obscurcies par les fumées des forges et des usines, ses chemins changés en ornières de fer ; et sur ces chemins, au lieu de Milton et de Shakespeare, se meuvent des chaudières errantes. Déjà les pépinières de la science, Oxford et Cambridge, prennent un air désert : leurs collèges et leurs chapelles gothiques, demi-abandonnés, affligent les regards ; dans leurs cloîtres auprès des pierres sépulcrales du moyen âge, reposent oubliées les annales de marbre des anciens peuples de la Grèce ; ruines qui gardent les ruines.

A ces monuments, autour desquels commençait à se former le vide, je laissais la partie des jours printaniers que j'avais retrouvée ; je me séparais une seconde fois de ma jeunesse, au même bord où je l'avais abandonnée autrefois : Charlotte avait tout à coup réapparu comme cet astre, la joie des ombres, qui, retardé par le cours des mois se lèverait au milieu de la nuit. Si vous n'êtes pas trop las, cherchez au Livre VIe de ces Mémoires l'effet que produisit sur moi en 1822 la vision subite de cette femme. Lorsqu'elle m'avait remarqué autrefois, je ne connaissais point ces autres Anglaises dont la troupe venait de m'environner à l'heure de mon renom et de ma puissance : leurs hommages ont eu la légèreté de ma fortune. Aujourd'hui, après seize nouvelles années évanouies depuis mon ambassade de Londres après tant de nouvelles destructions, mes regards se reportent sur la fille du pays de Desdémone et de Juliette : elle ne compte plus dans ma mémoire que du jour où sa présence inattendue ralluma le flambeau de mes souvenirs. Nouvel Epiménide, réveillé après un long sommeil, j'attache mes regards sur un phare d'autant plus radieux que les autres sont éteints sur le rivage ; un seul excepté brillera longtemps après moi.

Je n'ai point achevé tout ce qui concerne Charlotte dans les livres précédents de ces Mémoires : elle vint avec une partie de sa famille me voir en France, lorsque j'étais ministre en 1823. Par une de ces misères inexplicables de l'homme, préoccupé que j'étais d'une guerre d'où dépendait le sort de la monarchie française, quelque chose sans doute aura manqué à ma voix, puisque Charlotte, retournant en Angleterre, me laissa une lettre dans laquelle elle se montre blessée de la froideur de ma réception. Je n'ai osé ni lui écrire ni lui renvoyer des fragments littéraires qu'elle m'avait rendus et que j'avais promis de lui remettre augmentés. S'il était vrai qu'elle eût eu une raison véritable de se plaindre, je jetterais au feu ce que j'ai raconté de mon premier séjour outremer.

Souvent il m'est venu en pensée d'aller éclaircir mes doutes ; mais pourrais-je retourner en Angleterre, moi qui suis assez faible pour n'oser visiter le rocher paternel sur lequel j'ai marqué ma tombe ? J'ai peur maintenant des sensations : le temps, en m'enlevant mes jeunes années, m'a rendu semblable à ces soldats dont les membres sont restés sur le champ de bataille ; mon sang, ayant un chemin moins long à parcourir, se précipite dans mon coeur avec une affluence si rapide que ce vieil organe de mes plaisirs et de mes douleurs palpite comme prêt à se briser. Le désir de brûler ce qui regarde Charlotte, bien qu'elle soit traitée avec un respect religieux, se mêle chez moi à l'envie de détruire ces Mémoires : s'ils m'appartenaient encore, ou si je pouvais les racheter, je succomberais à la tentation. J'ai un tel dégoût de tout, un tel mépris pour le présent et pour l'avenir immédiat, une si ferme persuasion que les hommes µ désormais, pris ensemble comme public (et cela pour plusieurs siècles), seront pitoyables, que je rougis d'user mes derniers moments au récit des choses passées, à la peinture d'un monde fini dont on ne comprendra plus le langage et le nom.

L'homme est aussi trompé par la réussite de ses voeux que par leur désappointement : j'avais désiré, contre mon instinct naturel, aller au Congrès ; profitant d'une prévention à M. de Villèle, je l'avais amené à forcer la main de M. de Montmorency. Eh bien ! mon vrai penchant n'était pas pour ce que j'avais obtenu ; j'aurais eu sans doute quelque dépit si l'on m'eût contraint de rester en Angleterre ; mais bientôt l'idée d'aller voir madame Sutton, de faire le voyage des trois royaumes, l'eût emporté sur le mouvement d'une ambition postiche qui n'adhère point à ma nature. Dieu en ordonna autrement et je partis pour Vérone : de là le changement de ma vie, de là mon ministère, la guerre d'Espagne, mon triomphe, ma chute, bientôt suivie de celle de la monarchie.

Un des deux beaux enfants pour lesquels Charlotte m'avait prié de m'intéresser en 1822 vient de venir me voir à Paris : c'est aujourd'hui le capitaine Sutton ; il est marié à une jeune femme charmante, et il m'a appris que sa mère, très malade, a passé dernièrement un hiver à Londres.

Je m'embarquai à Douvres le 8 de septembre 1822, dans le même port d'où, vingt-deux ans auparavant, M. Lassagne , le Neuchâtelois, avait fait voile. De ce premier départ au moment où je tiens la plume, trente-neuf années sont accomplies. Lorsqu'on regarde ou qu'on écoute sa vie passée, on croit voir sur une mer déserte la trace d'un vaisseau qui a disparu ; on croit entendre les glas d'une cloche dont on n'aperçoit point la vieille tour.

 

3 L28 Livre vingt-huitième

Années 1824, 1825, 1826 et 1827

1. Délivrance du roi d'Espagne. - Ma destitution. - 2. L'opposition me suit. - 3. Derniers billets diplomatiques. - 4. Neuchâtel en Suisse. - 5. Mort de Louis XVIII. - Sacre de Charles X. - 6. Réception des chevaliers des Ordres. - 7. Je réunis autour de moi mes anciens adversaires. - Mon public est changé. - 8. Extrait de ma polémique après ma chute. - 9. Je refuse la pension de ministre d'Etat qu'on veut me rendre. - Comité grec. - Billet de M. Molé. - Lettre de Canaris à son fils. - Madame Récamier m'envoie l'extrait d'une autre lettre. - Mes oeuvres complètes. - 10. Séjour à Lausanne. - 11. Retour à Paris. - Les jésuites. - Lettre de M. de Montlosier et ma réponse. - 12. Suite de ma polémique. - 13. Lettre du général Sébastiani. - 14. Mort du général Foy. - La loi de justice et d'amour . - Lettre de M. Etienne. - Lettre de M. Benjamin Constant. - J'atteins au plus haut point de mon importance politique. - Article sur la fête du Roi. - Retrait de la loi sur la police de la presse. - Paris illuminé. - Billet de M. Michaud. - 15. Irritation de M. de Villèle. - Charles X veut passer la revue de la garde nationale au Champ-de-Mars. - Je lui écris : ma lettre. - 16. La revue. - Licenciement de la garde nationale. - La Chambre élective est dissoute. - La nouvelle Chambre. - Refus de concours. - Chute du ministère Villèle. - Je contribue à former le nouveau ministère et j'accepte l'ambassade de Rome. - 17. Examen d'un reproche. - 18. Madame de Staël. - Son premier voyage en Allemagne. - Madame Récamier à Paris. - 19. Retour de Madame de Staël. - Madame Récamier à Coppet. - Le Prince Auguste de Prusse. - 20. Second voyage de Madame de Staël en Allemagne. - Lettre de Madame de Staël à Bonaparte. - Château de Chaumont. - 21. Madame Récamier et M. de Montmorency sont exilés. - Madame Récamier à Châlons.

Voir dans les suppléments, le Livre sur Madame Récamier [C M 1 575] .

 

3 L28 Chapitre 1

Délivrance du roi d'Espagne. - Ma destitution.

Ici vient se placer dans l'ordre des dates le Congrès de Vérone , que j'ai publié en deux volumes à part. Si on avait par hasard envie de le relire, on peut le trouver partout. Ma guerre d'Espagne, le grand événement politique de ma vie, était une gigantesque entreprise. La légitimité allait pour la première fois brûler de la poudre sous le drapeau blanc, tirer son premier coup de canon après ces coups de canon de l'empire qu'entendra la dernière postérité. Enjamber d'un pas les Espagnes, réussir sur le même sol où naguère les armées de l'homme fastique avaient eu des revers, faire en six mois ce qu'il n'avait pu faire en sept ans, qui aurait pu prétendre à ce prodige ? C'est pourtant ce que j'ai fait ; mais par combien de malédictions ma tête a été frappée à la table de jeu où la Restauration m'avait assis ! J'avais devant moi une France ennemie des Bourbons et deux grands ministres étrangers, le prince de Metternich et M. Canning. Il ne se passait pas de jour que je ne reçusse des lettres qui m'annonçaient une catastrophe, car la guerre avec l'Espagne n'était pas du tout populaire, ni en France, ni en Europe. En effet, quelque temps après mes succès dans la Péninsule, ma chute ne tarda pas à arriver.

Dans notre ardeur après la dépêche télégraphique qui annonçait la délivrance du roi d'Espagne, nous autres ministres nous courûmes au château. Là j'eus un pressentiment de ma chute : je reçus sur la tête un seau d'eau froide qui me fit rentrer dans l'humilité de mes habitudes. Le Roi et Monsieur ne nous aperçurent point. Madame la duchesse d'Angoulême, éperdue du triomphe de son mari, ne distinguait personne. Cette victime immortelle écrivit sur la délivrance de Ferdinand une lettre terminée par cette exclamation sublime dans la bouche de la fille de Louis XVI : " Il est donc prouvé qu'on peut sauver un roi malheureux ! "

Le dimanche, je retournai avant le conseil faire ma cour à la famille royale ; l'auguste princesse dit à chacun de mes collègues un mot obligeant : elle ne m'adressa pas une parole. Je ne méritais pas sans doute un tel honneur. Le silence de l'orpheline du Temple ne peut jamais être ingrat : le Ciel a droit aux adorations de la terre et ne doit rien à personne.

Je traînai ensuite jusqu'à la Pentecôte ; pourtant mes amis n'étaient pas sans inquiétude ; ils me disaient souvent : Vous serez renvoyé demain. Tout à l'heure si l'on veut, répondais-je. Le jour de la Pentecôte, 6 juin 1824, j'étais arrivé dans les premiers salons de Monsieur : un huissier vint me dire qu'on me demandait. C'était Hyacinthe, mon secrétaire. Il m'annonça en me voyant que je n'étais plus ministre. J'ouvris le paquet qu'il me présentait ; j'y trouvai ce billet de M. de Villèle :

" Monsieur le vicomte,

" J'obéis aux ordres du Roi en transmettant de suite à Votre Excellence une ordonnance que Sa Majesté vient de rendre.

" Le sieur comte de Villèle, président de notre conseil des ministres est chargé par intérim du portefeuille des affaires étrangères, en remplacement du sieur vicomte de Chateaubriand. "

Cette ordonnance était écrite de la main de M. de Rainneville, assez bon pour en être encore embarrassé devant moi. Eh ! mon Dieu ! est-ce que je connais M. de Rainneville ? Est-ce que j'ai jamais songé à lui ? Je le rencontre assez souvent. S'est-il jamais aperçu que je savais que l'ordonnance qui m'avait rayé de la liste des ministres était écrite de sa main ?

Et pourtant qu'avais-je fait ? Où étaient mes intrigues et mon ambition ? Avais-je désiré la place de M. de Villèle en allant seul et caché me promener au fond du bois de Boulogne ? Ce fut cette vie étrange qui me perdit. J'avais la simplicité de rester tel que le ciel m'avait fait, et, parce que je n'avais envie de rien, on crut que je voulais tout. Aujourd'hui, je conçois très bien que ma vie à part était une grande faute. Comment ! vous ne voulez rien être ? Allez-vous-en ! Nous ne voulons pas qu'un homme méprise ce que nous adorons, et qu'il se croie en droit d'insulter à la médiocrité de notre vie. Les embarras de la richesse et les inconvénients de la misère me suivirent dans mon logement de la rue de l'Université : le jour de mon congé, j'avais au ministère un immense dîner prié ; il me fallut envoyer des excuses aux convives, et faire replier dans ma petite cuisine à deux maîtres trois grands services préparés pour quarante personnes. Montmirel et ses aides se mirent à l'ouvrage, et, nichant casseroles, lèchefrites et bassines dans tous les coins, il mit son chef-d'oeuvre réchauffé à l'abri. Un vieil ami vint partager mon premier repas de matelot mis à terre. La ville et la cour accoururent car il n'y eut qu'un cri sur l'outrecuidance de mon renvoi après le service que je venais de rendre ; on était persuadé que ma disgrâce serait de courte durée ; on se donnait l'air de l'indépendance en consolant un malheur de quelques jours, au bout desquels on rappellerait fructueusement à l'infortuné revenu en puissance qu'on ne l'avait point abandonné.

On se trompait ; on en fut pour les frais de courage : on avait compté sur ma platitude, sur mes pleurnicheries, sur mon ambition de chien couchant, sur mon empressement à me déclarer moi-même coupable, à faire le pied de grue auprès de ceux qui m'avaient chassé : c'était mal me connaître. Je me retirai sans réclamer même le traitement qui m'était dû, sans recevoir ni une faveur ni une obole de la cour ; je fermai ma porte à quiconque m'avait trahi ; je refusai la foule condoléante et je pris les armes. Alors tout se dispersa ; le blâme universel éclata, et ma partie, qui d'abord avait semblé belle aux salons et aux antichambres, parut effroyable.

Après mon renvoi, n'eussé-je pas mieux fait de me taire ? La brutalité du procédé ne m'avait-elle pas fait revenir le public ? M. de Villèle a répété que la lettre de destitution avait été retardée ; par ce hasard, elle avait eu le malheur de ne m'être rendue qu'au château ; peut-être en fut-il ainsi ; mais, quand on joue, on doit calculer les chances de la partie ; on doit surtout ne pas écrire à un ami de quelque valeur une lettre telle qu'on rougirait d'en adresser une semblable au valet coupable qu'on jetterait sur le pavé, sans convenances et sans remords. L'irritation du parti Villèle était d'autant plus grande contre moi, qu'il voulait s'approprier mon ouvrage, et que j'avais montré de l'entente dans des matières qu'on m'avait supposé ignorer.

Sans doute, avec du silence et de la modération (comme on disait), j'aurais été loué de la race en adoration perpétuelle du portefeuille ; en faisant pénitence de mon innocence, j'aurais préparé ma rentrée au conseil. C'eût été mieux dans l'ordre commun ; mais c'était me prendre pour l'homme que point ne suis ; c'était me supposer le désir de ressaisir le timon de l'Etat, l'envie de faire mon chemin ; désir et envie qui dans cent mille ans ne m'arriveraient pas.

L'idée que j'avais du gouvernement représentatif me conduisit à entrer dans l'opposition ; l'opposition systématique me semble la seule propre à ce gouvernement ; l'opposition surnommée de conscience est impuissante. La conscience peut arbitrer un fait moral , elle ne juge point d'un fait intellectuel . Force est de se ranger sous un chef, appréciateur des bonnes et des mauvaises lois. N'en est-il ainsi, alors tel député prend sa bêtise pour sa conscience et la met dans l'urne. L'opposition dite de conscience consiste à flotter entre les partis, à ronger son frein, à voter même, selon l'occurrence, pour le ministère, à se faire magnanime en enrageant ; opposition d'imbécillités mutines chez les soldats, de capitulations ambitieuses parmi les chefs. Tant que l'Angleterre a été saine, elle n'a jamais eu qu'une opposition systématique : on entrait et l'on sortait avec ses amis ; en quittant le portefeuille on se plaçait sur le banc des attaquants. Comme on était censé s'être retiré pour n'avoir pas voulu accepter un système, ce système étant resté près de la couronne devait être nécessairement combattu. Or, les hommes ne représentant que des principes, l'opposition systématique ne voulait emporter que les principes , lorsqu'elle livrait l'assaut aux hommes .

 

3 L28 Chapitre 2

L'opposition me suit.

Ma chute fit grand bruit : ceux qui se montraient les plus satisfaits en blâmaient la forme. J'ai appris depuis que M. de Villèle hésita ; M. de Corbière décida la question : " S'il rentre par une porte au conseil, dut-il dire, je sors par l'autre. " On me laissa sortir : il était tout simple qu'on me préférât M. de Corbière. Je ne lui en veux pas : je l'importunais, il m'a fait chasser : il a bien fait.

Le lendemain de mon renvoi et les jours suivants, on lut dans le Journal des Débats ces paroles si honorables pour MM. Bertin :

" C'est pour la seconde fois que M. de Chateaubriand subit l'épreuve d'une destitution solennelle.

" Il fut destitué en 1816, comme ministre d'Etat, pour avoir attaqué dans son immortel ouvrage de la Monarchie selon la Charte , la fameuse ordonnance du 5 septembre, qui prononçait la dissolution de la Chambre introuvable de 1815. MM. de Villèle et Corbière étaient alors de simples députés, chefs de l'opposition royaliste, et c'est pour avoir embrassé leur défense que M. de Chateaubriand devint la victime de la colère ministérielle.

" En 1824, M. de Chateaubriand est encore destitué, et c'est par MM. de Villèle et Corbière, devenus ministres, qu'il est sacrifié. Chose singulière ! en 1816, il fut puni d'avoir parlé ; en 1824, on le punit de s'être tu ; son crime est d'avoir gardé le silence dans la discussion sur la loi des rentes. Toutes les disgrâces ne sont pas des malheurs ; l'opinion publique, juge suprême nous apprendra dans quelle classe il faut placer celle de M. de Chateaubriand ; elle nous apprendra aussi à qui l'ordonnance de ce jour aura été le plus fatale, ou du vainqueur ou du vaincu.

" Qui nous eût dit, à l'ouverture de la session, que nous gâterions ainsi tous les résultats de l'entreprise d'Espagne ? Que nous fallait-il cette année ? Rien que la loi sur la septennalité (mais la loi complète) et le budget. Les affaires de l'Espagne, de l'Orient et des Amériques, conduites comme elles l'étaient, prudemment et en silence, seraient éclaircies, le plus bel avenir était devant nous, on a voulu cueillir un fruit vert ; il n'est pas tombé, et on a cru remédier à de la précipitation par de la violence.

" La colère et l'envie sont de mauvais conseillers ; ce n'est pas avec les passions et en marchant par saccades que l'on conduit les Etats.

" P.-S . La loi sur la septennalité a passé, ce soir, à la Chambre des députés. On peut dire que les doctrines de M. de Chateaubriand triomphent après sa sortie du ministère. Cette loi, qu'il avait conçue depuis longtemps, comme complément de nos institutions, marquera à jamais, avec la guerre d'Espagne, son passage dans les affaires. On regrette bien vivement que M. de Corbière ait enlevé la parole, samedi, à celui qui était alors son illustre collègue. La Chambre des pairs aurait au moins entendu le chant du cygne.

" Quant à nous, c'est avec le plus vif regret que nous rentrons dans une carrière de combats, dont nous espérions être à jamais sortis par l'union des royalistes ; mais l'honneur, la fidélité politique, le bien de la France, ne nous ont pas permis d'hésiter sur le parti que nous devions prendre. "

Le signal de la réaction fut ainsi donné. M. de Villèle n'en fut pas d'abord trop alarmé ; il ignorait la force des opinions. Plusieurs années furent nécessaires pour l'abattre, mais enfin il tomba.

 

3 L28 Chapitre 3

Derniers billets diplomatiques.

Je reçus du président du conseil une lettre qui réglait tout, et qui prouvait, à ma grande simplicité, que je n'avais rien pris de ce qui rend un homme respecté et respectable :

M. de Villèle à M. de Chateaubriand.

" Paris, 16 juin 1824.

" Monsieur le vicomte,

" Je me suis empressé de soumettre à Sa Majesté l'ordonnance par laquelle il vous est accordé décharge pleine et entière des sommes que vous avez reçues du trésor royal, pour dépenses secrètes, pendant tout le temps de votre ministère.

" Le Roi a approuvé toutes les dispositions de cette ordonnance que j'ai l'honneur de vous transmettre ci-jointe en original.

" Agréez, monsieur le vicomte, etc. "

Mes amis et moi, nous expédiâmes une prompte correspondance :

M. de Chateaubriand à M. de Talaru.

" Paris, 9 juin 1824.

" Je ne suis plus ministre, mon cher ami ; on prétend que vous l'êtes. Quand je vous obtins l'ambassade de Madrid, je dis à plusieurs personnes qui s'en sou viennent encore : " Je viens de nommer mon successeur. " Je désire avoir été prophète. C'est M. de Villèle qui a le portefeuille par intérim.

" Chateaubriand. "

M. de Chateaubriand à M. de Rayneval.

" Paris, le 16 juin 1824.

" J'ai fini, monsieur ; j'espère que vous en avez encore pour longtemps. J'ai tâché que vous n'eussiez pas à vous plaindre de moi.

" Il est possible que je me retire à Neuchâtel, en Suisse, si cela arrive, demandez pour moi d'avance à Sa Majesté prussienne sa protection et ses bontés : offrez mon hommage au comte de Bernstorff, mes amitiés à M. Ancillon, et mes compliments à tous vos secrétaires. Vous, monsieur, je vous prie de croire à mon dévouement et à mon attachement très sincère.

" Chateaubriand. "

M. de Chateaubriand à M. de Caraman.

" Paris, 22 juin 1824.

" J'ai reçu, monsieur le marquis, vos lettres du 11 de ce mois. D'autres que moi vous apprendront la route que vous aurez à suivre désormais ; si elle est conforme à ce que vous avez entendu, elle vous mènera loin. Il est probable que ma destitution fera grand plaisir à M. de Metternich pendant une quinzaine de jours.

" Recevez, monsieur le marquis, mes adieux et la nouvelle assurance de mon dévouement et de ma haute considération.

" Chateaubriand. "

M. de Chateaubriand à M. Hyde de Neuville.

" Paris, le 22 juin 1824.

" Vous aurez sans doute appris ma destitution. Il ne me reste qu'à vous dire combien j'étais heureux d'avoir avec vous des relations que l'on vient de briser. Continuez, monsieur et ancien ami, à rendre des services à votre pays, mais ne comptez pas trop sur la reconnaissance, et ne croyez pas que vos succès soient une raison pour vous maintenir au poste où vous faites tant d'honneur.

" Je vous souhaite, monsieur, tout le bonheur que vous méritez, et je vous embrasse.

" P.-S . Je reçois à l'instant votre lettre du 5 de ce mois, où vous m'appreniez l'arrivée de M. de Mérona. Je vous remercie de votre bonne amitié ; soyez sûr que je n'ai cherché que cela dans vos lettres.

" Chateaubriand. "

M. de Chateaubriand à M. le comte de Serre.

" Paris, le 23 juin 1824.

" Ma destitution vous aura prouvé, monsieur le comte, mon impuissance à vous servir, il ne me reste qu'à faire des souhaits pour vous voir où vos talents vous appellent. Je me retire heureux d'avoir contribué à rendre à la France son indépendance militaire et politique, et d'avoir introduit la septennalité dans son système électoral ; elle n'est pas telle que je l'aurais voulue ; le changement d'âge en était une conséquence nécessaire ; mais enfin le principe est posé, le temps fera le reste, si toutefois il ne défait pas. J'ose me flatter, monsieur le comte, que vous n'avez pas eu à vous plaindre de nos relations ; et moi je me féliciterai toujours d'avoir rencontré dans les affaires un homme de votre mérite.

" Recevez, avec mes adieux, etc.

" Chateaubriand. "

M. de Chateaubriand à M. de La Ferronnays.

" Paris, le 16 juin 1824.

" Si par hasard vous étiez encore à Saint-Pétersbourg, monsieur le comte, je ne veux pas terminer notre correspondance sans vous dire toute l'estime et toute l'amitié que vous m'avez inspirées : portez-vous bien ; soyez plus heureux que moi, et croyez que vous me retrouverez dans toutes les circonstances de la vie. J'écris un mot à l'empereur.

" Chateaubriand. "

La réponse à cet adieu m'arriva dans les premiers jours d'août. M. de La Ferronnays avait consenti aux fonctions d'ambassadeur sous mon ministère ; plus tard je devins à mon tour ambassadeur sous le ministère de M. de La Ferronnays : ni l'un ni l'autre n'avons cru monter ou descendre. Compatriotes et amis, nous nous sommes rendu mutuellement justice. M. de La Ferronnays a supporté les plus rudes épreuves sans se plaindre ; il est resté fidèle à ses souffrances et à sa noble pauvreté. Après ma chute, il a agi pour moi à Pétersbourg comme j'aurais agi pour lui : un honnête homme est toujours sûr d'être compris d'un honnête homme. Je suis heureux de produire ce touchant témoignage du courage, de la loyauté et de l'élévation d'âme de M. de La Ferronnays. Au moment où je reçus ce billet, il me fut une compensation très supérieure aux faveurs capricieuses et banales de la fortune. Ici seulement, pour la première fois, je crois devoir violer le secret honorable que me recommandait l'amitié.

M. de La Ferronnays à M. de Chateaubriand.

" Saint-Pétersbourg, le 4 juillet 1824.

" Le courrier russe arrivé avant-hier m'a remis votre petite lettre du 16 ; elle devient pour moi une des plus précieuses de toutes celles que j'ai eu le bonheur de recevoir de vous ; je la conserve comme un titre dont je m'honore, et j'ai la ferme espérance et l'intime conviction que bientôt je pourrai vous le présenter dans des circonstances moins tristes. J'imiterai, monsieur le vicomte, l'exemple que vous me donnez, et ne me permettrai aucune réflexion sur l'événement qui vient de rompre d'une manière si brusque et si peu attendue les rapports que le service établissait entre vous et moi ; la nature même de ces rapports, la confiance dont vous m'honoriez, enfin des considérations bien plus graves, puisqu'elles ne sont pas exclusivement personnelles vous expliqueront assez les motifs et toute l'étendue de mes regrets. Ce qui vient de se passer reste encore pour moi entièrement inexplicable ; j'en ignore absolument les causes, mais j'en vois les effets, ils étaient si faciles, si naturels à prévoir, que je suis étonné que l'on ait si peu craint de les braver. Je connais trop cependant la noblesse des sentiments qui vous animent, et la pureté de votre patriotisme, pour n'être pas bien sûr que vous approuverez la conduite que j'ai cru devoir suivre dans cette circonstance, elle m'était commandée par mon devoir, par mon amour pour mon pays, et même par l'intérêt de votre gloire ; et vous êtes trop Français pour accepter, dans la situation où vous vous trouvez, la protection et l'appui des étrangers. Vous avez pour jamais acquis la confiance et l'estime de l'Europe ; mais c'est la France que vous servez, c'est à elle seule que vous appartenez ; elle peut être injuste mais ni vous ni vos véritables amis ne souffriront jamais que l'on rende votre cause moins pure et moins belle en confiant sa défense à des voix étrangères. J'ai donc fait taire toute espèce de sentiments et de considérations particulières devant l'intérêt général ; j'ai prévenu des démarches dont le premier effet devait être de susciter parmi nous des divisions dangereuses, et de porter atteinte à la dignité du trône. C'est le dernier service que j'aie rendu ici avant mon départ, vous seul, monsieur le vicomte, en aurez la connaissance ; la confidence vous en était due, et je connais trop la noblesse de votre caractère pour n'être pas bien sûr que vous me garderez le secret, et que vous trouverez ma conduite, dans cette circonstance, conforme aux sentiments que vous avez le droit d'exiger de ceux que vous honorez de votre estime et de votre amitié.

" Adieu, monsieur le vicomte : si les rapports que j'ai eu le bonheur d'avoir avec vous ont pu vous donner une idée juste de mon caractère, vous devez savoir que ce ne sont point les changements de situation qui peuvent influencer mes sentiments et vous ne douterez jamais de l'attachement et lu dévouement de celui qui, dans les circonstances actuelles, s'estime le plus heureux des hommes d'être placé par l'opinion au nombre de vos amis. "

" La Ferronnays. "

" MM. de Fontenay et de Pontcarré sentent vivement le prix du souvenir que vous voulez bien leur conserver : témoins, ainsi que moi, de l'accroissement de considération que la France avait acquis depuis votre entrée au ministère, il est tout simple qu'ils partagent mes sentiments et mes regrets. "

 

3 L28 Chapitre 4

Neuchâtel en Suisse.

Je commençai le combat de ma nouvelle opposition immédiatement après ma chute, mais il fut interrompu par la mort de Louis XVIII, et il ne reprit vivement qu'après le sacre de Charles X. Au mois de juillet, je rejoignis à Neuchâtel madame de Chateaubriand qui était allée m'y attendre. Elle avait loué une cabane au bord du lac. La chaîne des Alpes se déroulait nord et sud à une grande distance devant nous, nous étions adossés contre le Jura dont les flancs noircis de pins montaient à pic sur nos têtes. Le lac était désert ; une galerie de bois me servait de promenoir. Je me souvenais de milord Maréchal. Quand je montais au sommet du Jura, j'apercevais le lac de Bienne aux brises et aux flots de qui J.-J. Rousseau doit une de ses plus heureuses inspirations. Madame de Chateaubriand alla visiter Fribourg et une maison de campagne que l'on nous avait dit charmante, et qu'elle trouva glacée, quoiqu'elle fût surnommée la Petite Provence . Un maigre chat noir, demi-sauvage, qui pêchait de petits poissons en plongeant sa patte dans un grand seau rempli de l'eau du lac, était toute ma distraction. Une vieille femme tranquille qui tricotait toujours, faisait, sans bouger de sa chaise, notre festin dans une huguenote. Je n'avais pas perdu l'habitude du repas du rat des champs.

Neuchâtel avait eu ses beaux jours ; il avait appartenu à la duchesse de Longueville, J.-J. Rousseau s'était promené en habit d'Arménien sur ses monts, et madame de Charrière, si délicatement observée par M. de Sainte-Beuve, en avait décrit la société dans les Lettres neuchâteloises : mais Juliane , mademoiselle de La Prise, Henri Meyer , n'étaient plus là ; je n'y voyais que le pauvre Fauche-Borel, de l'ancienne émigration : il se jeta bientôt après par sa fenêtre. Les jardins peignés de M. Pourtalès ne me charmaient pas plus qu'un rocher anglais élevé de main d'homme dans une vigne voisine en regard du Jura. Berthier, dernier prince de Neuchâtel, de par Bonaparte, était oublié malgré son petit Simplon du Val de Travers, et quoiqu'il se fût brisé le crâne de la même façon que Fauche-Borel.

 

3 L28 Chapitre 5

Mort de Louis XVIII. - Sacre de Charles X.

La maladie du Roi me rappela à Paris. Le Roi mourut le 16 septembre, quatre mois à peine après ma destitution. Ma brochure ayant pour titre : Le Roi est mort : vive le Roi ! dans laquelle je saluais le nouveau souverain, opéra pour Charles X ce que ma brochure De Bonaparte et des Bourbons avait opéré pour Louis XVIII. J'allai chercher madame de Chateaubriand à Neuchâtel, et nous vînmes à Paris loger rue du Regard. Charles X popularisa l'ouverture de son règne par l'abolition de la censure ; le sacre eut lieu au printemps de 1825. " Là commençaient les abeilles à bourdonner, les oiseaux à rossignoler et les agneaux à sauteler . "

Je trouve parmi mes papiers les pages suivantes écrites à Reims :

" Reims, 26 mai 1825.

" Le Roi arrive après-demain : il sera sacré dimanche 29 ; je lui verrai mettre sur la tête une couronne à laquelle personne ne pensait en 1814 quand j'élevai la voix. J'ai contribué à lui ouvrir les portes de la France, je lui ai donné des défenseurs, en conduisant à bien l'affaire d'Espagne ; j'ai fait adopter la Charte, et j'ai su retrouver une armée, les deux seules choses avec lesquelles le roi puisse régner au dedans et au dehors : quel rôle m'est réservé au sacre ? celui d'un proscrit. Je viens recevoir dans la foule un cordon prodigué, que je ne tiens pas même de Charles X. Les gens que j'ai servis et placés me tournent le dos. Le Roi tiendra mes mains dans les siennes ; il me verra à ses pieds sans être ému, quand je prêterai mon serment, comme il me voit sans intérêt recommencer mes misères. Cela me fait-il quelque chose ? Non. Délivré de l'obligation d'aller aux Tuileries, l'indépendance compense tout pour moi.

" J'écris cette page de mes Mémoires dans la chambre où je suis oublié au milieu du bruit. J'ai visité ce matin Saint-Remi et la cathédrale décorée de papier peint. Je n'aurai eu une idée claire de ce dernier édifice que par les décorations de la Jeanne d'Arc de Schiller, jouée devant moi à Berlin : des machines d'opéra m'ont fait voir au bord de la Sprée ce que des machines d'opéra me cachent au bord de la Vesle : du reste, j'ai pris mon divertissement parmi les vieilles races, depuis Clovis avec ses Francs et son pigeon descendu du ciel, jusqu'à Charles VII, avec Jeanne d'Arc.

Je suis venu de mon pays

Pas plus haut qu'une botte,

Avecque mi, avecque mi,

Avecque ma marmotte.

" Un petit sou, monsieur, s'il vous plaît !

" Voilà ce que m'a chanté, au retour de ma course, un petit Savoyard arrivé tout juste à Reims. " Et qu'es-tu venu faire ici ? lui ai-je dit. - Je suis venu au sacre, monsieur. - Avec ta marmotte ? - Oui, monsieur, avecque mi, avecque mi, avecque ma marmotte , m'a-t-il répondu en dansant et en tournant. - Eh bien, c'est comme moi, mon garçon. "

" Cela n'était pas exact : j'étais venu au sacre sans marmotte, et une marmotte est une grande ressource ; je n'avais dans mon coffret que quelque vieille songerie qui ne m'aurait pas fait donner un petit sou par le passant pour la voir grimper autour d'un bâton.

" Louis XVII et Louis XVIII n'ont point été sacrés ; le sacre de Charles X vient immédiatement après celui de Louis XVI. Charles X assista au couronnement de son frère ; il représentait le duc de Normandie, Guillaume le Conquérant. Sous quels heureux auspices Louis XVI ne montait-il pas au trône ? Comme il était populaire en succédant à Louis XV ! Et pourtant qu'est-il devenu ? Le sacre actuel sera la représentation d'un sacre, non un sacre : nous verrons le maréchal Moncey, acteur au sacre de Napoléon, ce maréchal qui jadis célébra dans son armée la mort du tyran Louis XVI, nous le verrons brandir l'épée royale à Reims en qualité de comte de Flandre ou de duc d'Aquitaine. A qui cette parade pourrait-elle faire illusion ? Je n'aurais voulu aujourd'hui aucune pompe : le Roi à cheval, l'église nue, ornée seulement de ses vieilles voûtes et de ses vieux tombeaux, les deux Chambres présentes, le serment de fidélité à la Charte prononcé à haute voix sur l'Evangile. C'était ici le renouvellement de la monarchie, on la pouvait recommencer avec la liberté et la religion : malheureusement on aimait peu la liberté, encore si l'on avait eu du moins le goût de la gloire !

Ah ! que diront là-bas, sous les tombes poudreuses,

De tant de vaillants rois les ombres généreuses ?

Que diront Pharamond, Clodion et Clovis

Nos Pépins, nos Martels, nos Charles, nos Louis,

Qui, de leur propre sang, à tous périls de guerre

Ont acquis à leurs fils une si belle terre ?

" Enfin le sacre nouveau, où le pape est venu oindre un homme aussi grand que le chef de la seconde race, n'a-t-il pas, en changeant les têtes, détruit l'effet de l'antique cérémonie de notre histoire ? Le peuple a été amené à penser qu'un rite pieux ne dédiait personne au trône, ou rendait indifférent le choix du front auquel s'appliquait l'huile sainte. Les figurants à Notre-Dame de Paris, jouant pareillement dans la cathédrale de Reims, ne seront plus que les personnages obligés d'une scène devenue vulgaire : l'avantage demeurera à Napoléon qui envoie ses comparses à Charles X. La figure de l'Empereur domine tout désormais. Elle apparaît au fond des événements et des idées : les feuillets des bas temps où nous sommes arrivés se recroquevillent aux regards de ses aigles. "

" Reims, samedi, veille du sacre.

" J'ai vu entrer le Roi ; j'ai vu passer les carrosses dorés du monarque qui naguère n'avait pas une monture ; j'ai vu rouler ces voitures pleines de courtisans qui n'ont pas su défendre leur maître. Cette tourbe est allée à l'église chanter le Te Deum , et moi je suis allé voir une ruine romaine et me promener seul dans un bois d'ormeaux appelé le bois d'Amour . J'entendais de loin la jubilation des cloches, je regardais les tours de la cathédrale, témoins séculaires de cette cérémonie toujours la même et pourtant si diverse par l'histoire, les temps, les idées, les moeurs, les usages et les coutumes. La monarchie a péri, et la cathédrale a pendant quelques années été changée en écurie. Charles X, qui la revoit aujourd'hui se souvient-il qu'il a vu Louis XVI recevoir l'onction aux mêmes lieux où il va la recevoir à son tour ? Croira-t-il qu'un sacre mette à l'abri du malheur ? Il n'y a plus de main assez vertueuse pour guérir les écrouelles, plus de sainte ampoule assez salutaire pour rendre les rois inviolables. "

 

3 L28 Chapitre 6

Réception des chevaliers des Ordres.

J'écrivis à la hâte ce qu'on vient de lire sur les pages demi-blanches d'une brochure ayant pour titre : Le Sacre ; par Barnage de Reims, avocat , et sur une lettre imprimée du grand référendaire, M. de Sémonville, disant : " Le grand référendaire a l'honneur d'informer sa seigneurie, monsieur le vicomte de Chateaubriand, que des places dans le sanctuaire de la cathédrale de Reims sont destinées et réservées pour ceux de MM. les pairs qui voudront assister le lendemain du sacre et couronnement de Sa Majesté à la cérémonie de la réception du chef et souverain grand maître des ordres du Saint-Esprit et de Saint-Michel et de la réception de MM. les chevaliers et commandeurs. "

Charles X avait eu pourtant l'intention de me réconcilier. L'archevêque de Paris lui parlant à Reims des hommes dans l'opposition, le Roi avait dit : " Ceux qui ne veulent pas de moi, je les laisse. " L'archevêque reprit : " Mais, sire, M. de Chateaubriand ? - Oh ! celui-là, je le regrette. " L'archevêque demanda au Roi s'il me le pouvait dire : le Roi hésita, fit deux ou trois tours dans la chambre et répondit : " Eh bien, oui, dites-le-lui ", et l'archevêque oublia de m'en parler.

A la cérémonie des chevaliers des ordres, je me trouvai à genoux aux pieds du Roi, dans le moment que M. de Villèle prêtait son serment. J'échangeai deux ou trois mots de politesse avec mon compagnon de chevalerie, à propos de quelque plume détachée de mon chapeau. Nous quittâmes les genoux du prince et tout fut fini. Le Roi, ayant eu de la peine à ôter ses gants pour prendre mes mains entre les siennes, m'avait dit en riant : " Chat ganté ne prend point de souris. " On avait cru qu'il m'avait parlé longtemps, et le bruit de ma faveur renaissante s'était répandu. Il est probable que Charles X, s'imaginant que l'archevêque m'avait entretenu de sa bonne volonté, attendait de moi un mot de remerciement et qu'il fut choqué de mon silence.

Ainsi j'ai assisté au dernier sacre des successeurs de Clovis ; je l'avais déterminé par les pages où j'avais sollicité ce sacre, et dépeint dans ma brochure Le Roi est mort : vive le Roi ! Ce n'est pas que j'eusse la moindre foi à la cérémonie ; mais comme tout manquait à la légitimité, il fallait pour la soutenir user de tout, vaille que vaille. Je rappelais cette définition d'Adalbéron : " Le couronnement d'un roi de France est un intérêt public, non une affaire particulière : publica sunt haec negotia, non privata " ; je citais l'admirable prière réservée pour le sacre : " Dieu, qui par tes vertus conseilles tes peuples, donne à celui-ci, ton serviteur, l'esprit de ta sapience ! Qu'en ces jours naisse à tous équité et justice : aux amis secours, aux ennemis obstacle, aux affligés consolation, aux élevés correction, aux riches enseignement, aux indigents pitié, aux pèlerins hospitalité, aux pauvres sujets paix et sûreté en la patrie ! Qu'il apprenne (le roi) à se commander soi-même, à modérément gouverner un chacun selon son état, afin, ô Seigneur ! qu'il puisse donner à tout le peuple exemple de vie à toi agréable. " Avant d'avoir rapporté dans ma brochure, Le Roi est mort : vive le Roi ! cette prière conservée par Du Tillet, je m'étais écrié : " Supplions humblement Charles X d'imiter ses aïeux : trente-deux souverains de la troisième race ont reçu l'onction royale. "

Tous mes devoirs étant remplis, je quittai Reims et je pus dire comme Jeanne d'Arc : " Ma mission est finie. "

 

3 L28 Chapitre 8

Extrait de ma polémique après ma chute.

" Nous avons eu le courage et l'honneur de faire une guerre dangereuse en présence de la liberté de la presse, et c'était la première fois que ce noble spectacle était donné à la monarchie. Nous nous sommes vite repentis de notre loyauté. Nous avions bravé les journaux lorsqu'ils ne pouvaient nuire qu'au succès de nos soldats et de nos capitaines ; il a fallu les asservir lorsqu'ils ont osé parler des commis et des ministres.

" Si ceux qui administrent l'Etat semblent complètement ignorer le génie de la France dans les choses sérieuses, ils n'y sont pas moins étrangers dans ces choses de grâces et d'ornements qui se mêlent, pour l'embellir, à la vie des nations civilisées.

" Les largesses que le gouvernement légitime répand sur les arts surpassent les secours que leur accordait le gouvernement usurpateur, mais comment sont-elles départies ? Voués à l'oubli par nature et par goût, les dispensateurs de ces largesses paraissent avoir de l'antipathie pour la renommée ; leur obscurité est si invincible, qu'en approchant des lumières ils les font pâlir, on dirait qu'ils versent l'argent sur les arts pour les éteindre, comme sur nos libertés pour les étouffer. Encore si la machine étroite dans laquelle on met la France à la gêne ressemblait à ces modèles achevés que l'on examine à la loupe dans le cabinet des amateurs, la délicatesse de cette curiosité pourrait intéresser un moment ; mais point : c'est une petite chose mal faite. "

" Nous avons dit que le système suivi aujourd'hui par l'administration blesse le génie de la France : nous allons essayer de prouver qu'il méconnaît également l'esprit de nos institutions.

" Dans une monarchie constitutionnelle, on respecte les libertés publiques ; on les considère comme la sauvegarde du monarque, du peuple et des lois.

" Nous entendons autrement le gouvernement représentatif. On forme une compagnie (on dit même deux compagnies rivales, car il faut de la concurrence) pour corrompre des journaux à prix d'argent. On ne craint pas de soutenir des procès scandaleux contre des propriétaires qui n'ont pas voulu se vendre ; on voudrait les forcer à subir le mépris par arrêt des tribunaux. Les hommes d'honneur répugnant au métier, on enrôle, pour soutenir un ministère royaliste, des libellistes qui ont poursuivi la famille royale de leurs calomnies. On recrute tout ce qui a servi dans l'ancienne police et dans l'antichambre impériale ; comme chez nos voisins, lorsqu'on veut se procurer des matelots, on fait la presse dans les tavernes et les lieux suspects. Ces chiourmes d'écrivains libres sont embarquées dans cinq ou six journaux achetés et ce qu'ils disent s'appelle l' opinion publique chez les ministres.

" La monarchie s'est rétablie sans efforts en France parce qu'elle est forte de toute notre histoire, parce que la couronne est portée par une famille qui a presque vu naître la nation, qui l'a formée, civilisée, qui lui a donné toutes ses libertés, qui l'a rendue immortelle ; mais le temps a réduit cette monarchie à ce qu'elle a de réel. L'âge des fictions est passé en politique ; on ne peut plus avoir un gouvernement d'adoration, de culte et de mystère : chacun connaît ses droits, rien n'est possible hors des limites de la raison, et jusqu'à la faveur, dernière illusion des monarchies absolues, tout est pesé, tout est apprécié aujourd'hui.

" Ne nous y trompons pas, une nouvelle ère commence pour les nations, sera-t-elle plus heureuse ? La Providence le sait. Quant à nous, il ne nous est donné que de nous préparer aux événements de l'avenir. Ne nous figurons pas que nous puissions rétrograder : il n'y a de salut pour nous que dans la Charte.

" La monarchie constitutionnelle n'est point née parmi nous d'un système écrit, bien qu'elle ait un Code imprimé ; elle est fille du temps et des événements, comme l'ancienne monarchie de nos pères.

" Pourquoi la liberté ne se maintiendrait-elle pas dans l'édifice élevé par le despotisme et où il a laissé des traces ? La victoire, pour ainsi dire encore parée des trois couleurs, s'est réfugiée dans la tente du duc d'Angoulême ; la légitimité habite le Louvre, bien qu'on y voie encore des aigles. "

Voilà, très en abrégé, et peut-être encore trop longuement, un specimen de ma polémique dans mes brochures et dans le Journal des Débats : on y retrouve tous les principes que l'on proclame aujourd'hui.

 

3 L28 Chapitre 9

Je refuse la pension du ministère d'Etat qu'on veut me rendre. - Comité grec. - Billet de M. Molé. - Lettre de Canaris à son fils. - Madame Récamier m'envoie l'extrait d'une autre lettre. - Mes oeuvres complètes.

Lorsqu'on me chassa du ministère, on ne me rendit point ma pension de ministre d'Etat ; je ne la réclamai point ; mais M. de Villèle, sur une observation du Roi, s'avisa de me faire expédier un nouveau brevet de cette pension par M. de Peyronnet. Je la refusai. Ou j'avais droit à mon ancienne pension, ou je n'y avais pas droit : dans le premier cas, je n'avais pas besoin d'un nouveau brevet ; dans le second, je ne voulais pas devenir le pensionnaire du président du conseil.

Les Hellènes secouèrent le joug : il se forma à Paris un comité grec dont je fis partie. Le comité s'assemblait chez M. Ternaux, place des Victoires. Les sociétaires arrivaient successivement au lieu des délibérations. M. le général Sébastiani déclarait, lorsqu'il était assis, que c'était une grosse affaire ; il la rendait longue : cela déplaisait à notre positif président, M. Ternaux, qui voulait bien faire un schall pour Aspasie, mais qui n'aurait pas perdu son temps avec elle. Les dépêches de M. Fabvier, faisaient souffrir le comité ; il nous grognait fort ; il nous rendait responsables de ce qui n'allait pas selon ses vues, nous qui n'avions pas gagné la bataille de Marathon. Je me dévouai à la liberté de la Grèce : il me semblait remplir un devoir filial envers une mère. J'écrivis une Note ; je m'adressai aux successeurs de l'empereur de Russie, comme je m'étais adressé à lui-même à Vérone. La Note a été imprimée et puis réimprimée à la tête de l' Itinéraire . Je travaillais dans le même sens à la Chambre des pairs, pour mettre en mouvement un corps politique. Ce billet de M. Molé fait voir les obstacles que je rencontrais et les moyens détournés que j'étais obligé de prendre :

" Vous nous trouverez tous demain à l'ouverture, prêts à voler sur vos traces. Je vais écrire à Lainé si je ne le trouve pas. Il ne faut lui laisser prévoir que des phrases sur les Grecs ; mais prenez garde qu'on ne vous oppose les limites de tout amendement, et que, le règlement à la main, on ne vous repousse. Peut-être on vous dira de déposer votre proposition sur le bureau : vous pourriez le faire alors subsidiairement, et après avoir dit tout ce que vous avez à dire. Pasquier vient d'être assez malade, et je crains qu'il ne soit pas encore sur pied demain. Quant au scrutin, nous l'aurons. Ce qui vaut mieux que tout cela, c'est l'arrangement que vous avez fait avec vos libraires. Il est beau de retrouver par son talent tout ce que l'injustice et l'ingratitude des hommes nous avaient ôté.

" A vous pour la vie,

" Molé. "

La Grèce est devenue libre du joug de l'islamisme ; mais, au lieu d'une république fédérative, comme je le désirais, une monarchie bavaroise s'est établie à Athènes ; or, comme les rois n'ont pas de mémoire, moi qui avais quelque peu servi la cause des Argiens, je n'ai plus entendu parler d'eux que dans Homère. La Grèce délivrée ne m'a pas dit : " Je vous remercie. " Elle ignore mon nom autant et plus qu'au jour où je pleurais sur ses débris en traversant ses déserts.

L'Hellénie non encore royale avait été plus reconnaissante. Parmi quelques enfants que le comité faisait élever se trouvait le jeune Canaris : son père, digne des marins de Mycale, lui écrivit un billet que l'enfant traduisit en français sur le papier blanc qui restait au bas du billet. L'enfant m'a remis ce double texte ; je l'ai conservé comme la récompense du comité grec :

" Mon cher enfant,

" Aucun des Grecs n'a eu le même bonheur que toi : celui d'être choisi par la société bienfaisante qui s'intéresse à nous pour apprendre les devoirs de l'homme. Moi, je t'ai fait naître ; mais ces personnes recommandables te donneront une éducation qui rend véritablement homme. Sois bien docile aux conseils de ces nouveaux pères, si tu veux faire la consolation des derniers moments de celui qui t'a donné le jour. Porte-toi bien.

" Ton père,

" C. Canaris.

" De Napoli de Romanie, le 5 septembre 1825. "

La Grèce républicaine avait témoigné ses regrets particuliers lorsque je sortis du ministère. Madame Récamier m'avait écrit de Naples le 29 octobre 1824 :

" Je reçois une lettre de la Grèce qui a fait un long détour avant de m'arriver. J'y trouve quelques lignes sur vous que je veux vous faire connaître, les voici : " L'ordonnance du 6 juin nous est parvenue, elle a produit sur nos chefs la plus vive sensation. Leurs espérances les plus fondées étant dans la générosité de la France, ils se demandent avec inquiétude ce que présage l'éloignement d'un homme dont le caractère leur promettait un appui . "

" Ou je me trompe ou cet hommage doit vous plaire. Je joins ici la lettre : la première page ne concernait que moi. "

On lira bientôt la vie de madame Récamier : on saura s'il m'était doux de recevoir un souvenir de la patrie des Muses par une femme qui l'eût embellie.

Quant au billet de M. Molé donné plus haut, il fait allusion au marché que j'avais conclu relativement à la publication de mes Oeuvres complètes . Cet arrangement aurait dû, en effet, assurer la paix de ma vie ; il a néanmoins tourné mal pour moi, bien qu'il ait été heureux pour les éditeurs auxquels M. Ladvocat, après sa faillite, a laissé mes Oeuvres. En fait de Plutus ou de Pluton (les mythologistes les confondent), je suis comme Alceste, je vois toujours la barque fatale ; ainsi que William Pitt, et c'est mon excuse, je suis un panier percé ; mais je ne fais pas moi-même le trou au panier.

A la fin de la Préface générale de mes Oeuvres, 1826, Ier volume, j'apostrophe ainsi la France :

" O France ! mon cher pays et mon premier amour , un de vos fils, au bout de sa carrière, rassemble sous vos yeux les titres qu'il peut avoir à votre bienveillance. S'il ne peut plus rien pour vous vous pouvez tout pour lui, en déclarant que son attachement à votre religion, à votre roi, à vos libertés, vous fut agréable. Illustre et belle patrie, je n'aurais désiré un peu de gloire que pour augmenter la tienne. "

 

3 L28 Chapitre 10

Séjour à Lausanne.

Madame de Chateaubriand, étant malade, fit un voyage dans le midi de la France, ne s'en trouva pas bien, revint à Lyon, où le docteur Prunelle la condamna. Je l'allai rejoindre ; je la conduisis à Lausanne, où elle fit mentir M. Prunelle. Je demeurai à Lausanne tour à tour chez M. de Sivry et chez madame de Cottens, femme affectueuse, spirituelle et infortunée.

Je vis madame de Montolieu : elle demeurait retirée sur une haute colline ; elle mourait dans les illusions du roman, comme madame de Genlis, sa contemporaine.

Gibbon avait composé à ma porte son Histoire de l'empire romain : " C'est au milieu des débris du Capitole ", écrit-il à Lausanne, le 27 juin 1787, " que j'ai formé le projet d'un ouvrage qui a occupé et amusé près de vingt années de ma vie. " Madame de Staël avait paru avec madame Récamier à Lausanne. Toute l'émigration, tout un monde fini s'était arrêté quelques moments dans cette cité riante et triste, espèce de fausse ville de Grenade. Madame de Duras en a retracé le souvenir dans ses Mémoires et ce billet m'y vint apprendre la nouvelle perte à laquelle j'étais condamné :

" Bex, 13 juillet 1826.

" C'en est fait, monsieur, votre amie n'existe plus ; elle a rendu son âme à Dieu, sans agonie, ce matin à onze heures moins un quart. Elle s'était encore promenée en voiture hier au soir. Rien n'annonçait une fin aussi prochaine ; que dis-je, nous ne pensions pas que sa maladie dût se terminer ainsi. M. de Custine, à qui la douleur ne permet pas de vous écrire lui-même, avait encore été hier matin sur une des montagnes qui environnent Bex, pour faire venir tous les matins du lait des montagnes pour la chère malade.

" Je suis trop accablé de douleur pour pouvoir entrer dans de plus longs détails. Nous nous disposons pour retourner en France avec les restes précieux de la meilleure des mères et des amies. Enguerrand reposera entre ses deux mères.

" Nous passerons par Lausanne, où M. de Custine ira vous chercher aussitôt notre arrivée.

" Recevez, monsieur, l'assurance de l'attachement respectueux avec lequel je suis, etc.

" Berstoecher. "

Cherchez plus haut et plus bas ce que j'ai eu le bonheur et le malheur de rappeler relativement à la mémoire de madame de Custine.

Les Lettres écrites de Lausanne , ouvrage de madame de Charrière, rendent bien la scène que j'avais chaque jour sous les yeux, et les sentiments de grandeur qu'elle inspire : " Je me repose seule, " dit la mère de Cécile, " vis-à-vis d'une fenêtre ouverte qui donne sur le lac. Je vous remercie, montagnes, neige, soleil, de tout le plaisir que vous me faites. Je vous remercie, auteur de tout ce que je vois, d'avoir voulu que ces choses fussent si agréables à voir. Beautés frappantes et aimables de la nature ! tous les jours mes yeux vous admirent, tous les jours vous vous faites sentir à mon coeur. "

Je commençai, à Lausanne, les Remarques sur le premier ouvrage de ma vie, l' Essai sur les révolutions anciennes et modernes . Je voyais de mes fenêtres les rochers de Meillerie : " Rousseau, écrivais-je dans une de ces Remarques , n'est décidément au-dessus des auteurs de son temps que dans une soixantaine de lettres de la Nouvelle Héloïse , dans quelques pages de ses Rêveries et de ses Confessions . Là, placé dans la véritable nature de son talent, il arrive à une éloquence de passion inconnue avant lui. Voltaire et Montesquieu ont trouvé des modèles de style dans les écrivains du siècle de Louis XIV ; Rousseau, et même un peu Buffon, dans un autre genre, ont créé une langue qui fut ignorée du grand siècle. "

 

3 L28 Chapitre 11

Retour à Paris. - Les jésuites. - Lettre de M. de Montlosier et ma réponse.

De retour à Paris, ma vie se trouva occupée entre mon établissement, rue d'Enfer, mes combats renouvelés à la Chambre des pairs et dans mes brochures contre les différents projets de lois contraires aux libertés publiques ; entre mes discours et mes écrits en faveur des Grecs, et mon travail pour mes Oeuvres complètes . L'empereur de Russie mourut, et avec lui la seule amitié royale qui me restât. Le duc de Montmorency était devenu gouverneur du duc de Bordeaux. Il ne jouit pas longtemps de ce pesant honneur : il expira le vendredi saint 1826, dans l'église de Saint-Thomas-d'Aquin, à l'heure où Jésus expira sur la croix, il alla à Dieu avec le dernier soupir du Christ.

L'attaque était commencée contre les jésuites ; on entendit les déclamations banales et usées contre cet ordre célèbre, dans lequel, il faut en convenir, règne quelque chose d'inquiétant, car un mystérieux nuage couvre toujours les affaires des jésuites.

A propos des jésuites, je reçus cette lettre de M. de Montlosier, et je lui fis la réponse qu'on lira après cette lettre.

Ne derelinquas amicum antiquum,

Novus enim non erit similis illi. (Eccles.)

" Mon cher ami, ces paroles ne sont pas seulement d'une haute antiquité, elles ne sont pas seulement d'une haute sagesse, pour le chrétien, elles sont sacrées. J'invoque auprès de vous tout ce qu'elles ont d'autorité. Jamais entre les anciens amis, jamais entre les bons citoyens, le rapprochement n'a été plus nécessaire. Serrer ses rangs, serrer entre nous tous les liens, exciter avec émulation tous nos voeux, tous nos efforts, tous nos sentiments est un devoir commandé par l'état éminemment déplorable du roi et de la patrie. En vous adressant ces paroles, je n'ignore pas qu'elles seront reçues par un coeur que l'ingratitude et l'injustice ont navré ; et cependant je vous les adresse encore avec confiance, certain que je suis qu'elles se feront jour à travers toutes les nuées. En ce point délicat, je ne sais, mon cher ami, si vous serez content de moi ; mais, au milieu de vos tribulations, si par hasard j'ai entendu vous accuser, je ne me suis point occupé à vous défendre : je n'ai pas même écouté. Je me suis dit en moi-même : Et quand cela serait ? Je ne sais si Alcibiade n'eut pas un peu trop d'humeur quand il mit hors de sa propre maison le rhéteur qui ne put lui montrer les ouvrages d'Homère. Je ne sais si Annibal n'eut pas un peu trop de violence quand il jeta hors de son siège le sénateur qui parlait contre son avis. Si j'étais admis à dire ma façon de penser sur Achille, peut-être ne l'approuverais-je pas de s'être séparé de l'armée des Grecs pour je ne sais quelle petite fille qui lui fut enlevée. Après cela, il suffit de prononcer les noms d'Alcibiade, d'Annibal et d'Achille, pour que toute contention soit finie. Il en est de même aujourd'hui de l' iracundus, inexorabilis Chateaubriand. Quand on a prononcé son nom, tout est fini. Avec ce nom, quand je me dis moi-même : il se plaint, je sens s'émouvoir ma tendresse ; quand je me dis : la France lui doit , je me sens pénétré de respect. Oui, mon ami, la France vous doit . Il faut qu'elle vous doive encore davantage, elle a recouvré de vous l'amour de la religion de ses pères : il faut lui conserver ce bienfait ; et, pour cela, il faut la préserver de l'erreur de ses prêtres, préserver ces prêtres eux-mêmes de la pente funeste où ils se sont placés.

" Mon cher ami, vous et moi n'avons cessé depuis longues années de combattre. C'est de la prépondérance ecclésiastique se disant religieuse qu'il nous reste à préserver le Roi et l'Etat. Dans les anciennes situations, le mal avec ses racines était au dedans de nous : on pouvait le circonvenir et s'en rendre maître. Aujourd'hui les rameaux qui nous couvrent au dedans ont leurs racines au dehors. Des doctrines couvertes du sang de Louis XVI et de Charles Ier ont consenti à laisser leur place à des doctrines teintes du sang d'Henri IV et d'Henri III. Ni vous ni moi ne supporterons sûrement cet état de choses ; c'est pour m'unir à vous, c'est pour recevoir de vous une approbation qui m'encourage, c'est pour vous offrir comme soldat mon coeur et mes armes, que je vous écris.

" C'est dans ces sentiments d'admiration pour vous et d'un véritable dévouement que je vous implore avec tendresse et aussi avec respect.

" Comte de Montlosier.

" Randanne, 28 novembre 1825. "

A M. de Montlosier.

" Paris, ce 3 décembre 1825.

" Votre lettre, mon cher et vieil ami, est très sérieuse et pourtant elle m'a fait rire pour ce qui me regarde, Alcibiade, Annibal, Achille ! Ce n'est pas sérieusement que vous me dites tout cela. Quant à la petite fille du fils de Pélée, si c'est mon portefeuille dont il s'agit, je vous proteste que je n'ai pas aimé l'infidèle trois jours, et que je ne l'ai pas regrettée un quart d'heure. Mon ressentiment, c'est une autre affaire. M. de Villèle que j'aimais sincèrement, cordialement, a non seulement manqué aux devoirs de l'amitié, aux marques publiques d'attachement que je lui ai données, aux sacrifices que j'avais faits pour lui, mais encore aux plus simples procédés.

" Le Roi n'avait plus besoin de mes services, rien de plus naturel que de m'éloigner de ses conseils, mais la manière est tout pour un galant homme, et comme je n'avais pas volé la montre du Roi sur sa cheminée, je ne devais pas être chassé comme je l'ai été. J'avais fait seul la guerre d'Espagne et maintenu l'Europe en paix pendant cette période dangereuse ; j'avais par ce seul fait donné une armée à la légitimité, et, de tous les ministres de la Restauration, j'ai été le seul jeté hors de ma place sans aucune marque de souvenir de la couronne, comme si j'avais trahi le prince et la patrie. M. de Villèle a cru que j'accepterais ce traitement, il s'est trompé. J'ai été ami sincère, je resterai ennemi irréconciliable. Je suis malheureusement né : les blessures qu'on me fait ne se ferment jamais.

" Mais en voilà trop sur moi : parlons de quelque chose plus important. J'ai peur de ne pas m'entendre avec vous sur des objets graves, et j'en serais désolé ! Je veux la Charte, toute la Charte, les libertés publiques dans toute leur étendue. Les voulez-vous ?

" Je veux la religion comme vous ; je hais comme vous la congrégation et ces associations d'hypocrites qui transforment mes domestiques en espions, et qui ne cherchent à l'autel que le pouvoir. Mais je pense que le clergé, débarrassé de ces plantes parasites, peut très bien entrer dans un régime constitutionnel, et devenir même le soutien de nos institutions nouvelles. Ne voulez-vous pas trop le séparer de l'ordre politique ? Ici je vous donne une preuve de mon extrême impartialité, Le clergé, qui, j'ose le dire, me doit tant, ne m'aime point, ne m'a jamais défendu ni rendu aucun service. Mais qu'importe ? Il s'agit d'être juste et de voir ce qui convient à la religion et à la monarchie.

" Je n'ai pas, mon vieil ami, douté de votre courage ; vous ferez, j'en suis convaincu, tout ce qui vous paraîtra utile, et votre talent vous garantit le triomphe. J'attends vos nouvelles communications, et j'embrasse de tout mon coeur mon fidèle compagnon d'exil.

" Chateaubriand. "

 

3 L28 Chapitre 12

Suite de ma polémique.

Je repris ma polémique. J'avais chaque jour des escarmouches et des affaires d'avant-garde avec les soldats de la domesticité ministérielle ; ils ne se servaient pas toujours d'une belle épée. Dans les deux premiers siècles de Rome, on punissait les cavaliers qui allaient mal à la charge, soit qu'ils fussent trop gros ou pas assez braves, en les condamnant à subir une saignée : je me chargeais du châtiment.

" L'univers change autour de nous, disais-je : de nouveaux peuples paraissent sur la scène du monde ; d'anciens peuples ressuscitent au milieu des ruines, des découvertes étonnantes annoncent une révolution prochaine dans les arts de la paix et de la guerre : religion, politique, moeurs, tout prend un autre caractère. Nous apercevons-nous de ce mouvement ? Marchons-nous avec la société ? Suivons-nous le cours du temps ? Nous préparons-nous à garder notre rang dans la civilisation transformée ou croissante ? Non : les hommes qui nous conduisent sont aussi étrangers à l'état des choses de l'Europe que s'ils appartenaient à ces peuples dernièrement découverts dans l'intérieur de l'Afrique. Que savent-ils donc ? La bourse ! et encore ils la savent mal. Sommes-nous condamnés à porter le poids de l'obscurité pour nous punir d'avoir subi le joug de la gloire ? "

La transaction relative à Saint-Domingue me fournit l'occasion de développer quelques points de notre droit public auquel personne ne songeait.

Arrivé à de hautes considérations et annonçant la transformation du monde, je répondais à des opposants qui m'avaient dit : " Quoi ! nous pourrions être républicains un jour ? radotage ! Qui est-ce qui rêve aujourd'hui la république ? etc., etc . "

" Attaché à l'ordre monarchique par raison, répliquais-je, je regarde la monarchie constitutionnelle comme le meilleur gouvernement possible à cette époque de la société.

" Mais si l'on veut tout réduire aux intérêts personnels, si l'on suppose que pour moi-même je croirais avoir tout à craindre dans un état républicain, on est dans l'erreur. Me traiterait-il plus mal que ne m'a traité la monarchie ? Deux ou trois fois dépouillé pour elle ou par elle, l'Empire, qui aurait tout fait pour moi si je l'avais voulu, m'a-t-il plus rudement renié ? J'ai en horreur la servitude ; la liberté plaît à mon indépendance naturelle ; je préfère cette liberté dans l'ordre monarchique, mais je la conçois dans l'ordre populaire. Qui a moins à craindre de l'avenir que moi ? J'ai ce qu'aucune révolution ne peut me ravir : sans place, sans honneurs, sans fortune, tout gouvernement qui ne serait pas assez stupide pour dédaigner l'opinion serait obligé de me compter pour quelque chose. Les gouvernements populaires surtout se composent des existences individuelles, et se font une valeur générale des valeurs particulières de chaque citoyen. Je serai toujours sûr de l'estime publique, parce que je ne ferai jamais rien pour la perdre, et je trouverais peut-être plus de justice parmi mes ennemis que chez mes prétendus amis.

" Ainsi, de compte fait, je serais sans frayeur des républiques, comme sans antipathie contre leur liberté : je ne suis pas roi ; je n'attends point de couronne ; ce n'est pas ma cause que je plaide.

" J'ai dit sous un autre ministère et à propos de ce ministère : qu'un matin on se mettrait à la fenêtre pour voir passer la monarchie.

" Je dis aux ministres actuels : " En continuant de marcher comme vous marchez, toute la révolution pourrait se réduire, dans un temps donné, à une nouvelle édition de la Charte dans laquelle on se contenterait de changer seulement deux ou trois mots . "

J'ai souligné ces dernières phrases pour arrêter les yeux du lecteur sur cette frappante prédiction. Aujourd'hui même que les opinions s'en vont à vau de route, que chaque homme dit à tort et à travers ce qui lui passe dans la cervelle, ces idées républicaines exprimées par un royaliste pendant la Restauration sont encore hardies. En fait d'avenir, les prétendus esprits progressifs n'ont l'initiative sur rien.

 

3 L28 Chapitre 13

Lettre du général Sébastiani.

Mes derniers articles ranimèrent jusqu'à M. de La Fayette qui, pour tout compliment, me fit passer une feuille de laurier. L'effet de mes opinions, à la grande surprise de ceux qui n'y avaient pas cru, se fit sentir depuis les libraires qui vinrent en députation chez moi, jusqu'aux hommes parlementaires les moins rapprochés d'abord de ma politique. La lettre donnée ci-dessous, en preuve de ce que j'avance, cause une sorte d'étonnement par la signature. Il ne faut faire attention qu'à la signification de cette lettre, au changement survenu dans les idées et dans la position de celui qui l'écrit et de celui qui la reçoit : quant au libellé, je suis Bossuet et Montesquieu , cela va sans dire ; nous autres auteurs, c'est notre pain quotidien, de même que les ministres sont toujours Sully et Colbert.

" Monsieur le vicomte,

" Permettez que je m'associe à l'admiration universelle : j'éprouve depuis trop longtemps ce sentiment pour résister au besoin de vous l'exprimer.

Vous réunissez la hauteur de Bossuet à la profondeur de Montesquieu : vous avez retrouvé leur plume et leur génie. Vos articles sont de grands enseignements pour tous les hommes d'Etat.

" Dans le nouveau genre de guerre que vous avez créé, vous rappelez la main puissante de celui qui, dans d'autres combats, a aussi rempli le monde de sa gloire. Puissent vos succès être plus durables : ils intéressent la patrie et l'humanité.

Tous ceux qui comme moi, professent les principes de la monarchie constitutionnelle, sont fiers de trouver en vous leur plus noble interprète.

" Agréez, monsieur le vicomte, une nouvelle assurance de ma haute considération,

" Horace Sébastiani.

" Dimanche, 30 octobre. "

Ainsi tombaient à mes pieds amis, ennemis, adversaires, au moment de la victoire. Tous les pusillanimes et les ambitieux qui m'avaient cru perdu commençaient à me voir sortit radieux des tourbillons de poussière de la lice : c'était ma seconde guerre d'Espagne ; je triomphais de tous les partis intérieurs comme j'avais triomphé au dehors des ennemis de la France. Il m'avait fallu payer de ma personne, de même qu'avec mes dépêches j'avais paralysé et rendu vaines les dépêches de M. de Metternich et de M. Canning.

 

3 L28 Chapitre 14

Mort du général Foy. - La loi de justice et d'amour . - Lettre de M. Etienne. - Lettre de M. Benjamin Constant. - J'atteins au plus haut point de mon importance politique. - Article sur la fête du Roi. - Retrait de la loi sur la police de la presse. - Paris illuminé. - Billet de M. Michaud.

Le général Foy et le député Manuel moururent et enlevèrent à l'opposition de gauche ses premiers orateurs. M. de Serre et Camille Jordan descendirent également dans la tombe. Jusque dans le fauteuil de l'Académie, je fus obligé de défendre la liberté de la presse contre les larmoyantes supplications de M. de Lally-Tolendal. La loi sur la police de la presse, que l'on appela la loi de justice et d'amour , dut principalement sa chute à mes attaques. Mon opinion sur le projet de cette loi est un travail historiquement curieux ; j'en reçus des compliments parmi lesquels deux noms sont singuliers à rappeler.

" Monsieur le vicomte,

" Je suis sensible aux remerciements que vous voulez bien m'adresser. Vous appelez obligeance ce que je regardais comme une dette, et j'ai été heureux de la payer à l'éloquent écrivain. Tous les vrais amis des lettres s'associent à votre triomphe et doivent se regarder comme solidaires de votre succès. De loin comme de près, j'y contribuerai de tout mon pouvoir, s'il est possible que vous ayez besoin d'efforts aussi faibles que les miens.

" Dans un siècle éclairé comme le nôtre, le génie est la seule puissance qui soit au-dessus des coups de la disgrâce ; c'est à vous, monsieur, qu'il appartenait d'en fournir la preuve vivante à ceux qui s'en réjouissent comme à ceux qui ont eu le malheur de s'en affliger.

" J'ai l'honneur d'être, avec la considération la plus distinguée, votre, etc., etc.

" Etienne.

" Paris, ce 5 avril 1826. "

" J'ai bien tardé, Monsieur, à vous rendre grâce de votre admirable discours. Une fluxion sur les yeux, des travaux pour la Chambre, et plus encore les épouvantables séances de cette Chambre, me serviront d'excuse. Vous savez d'ailleurs combien mon esprit et mon âme s'associent à tout ce que vous dites et sympathisent avec tout le bien que vous essayez de faire à notre malheureux pays. Je suis heureux de réunir mes faibles efforts à votre puissante influence, et le délire d'un ministère qui tourmente la France et voudrait la dégrader, tout en m'inquiétant sur ses résultats prochains, me donne l'assurance consolante qu'un tel état de choses ne peut se prolonger. Vous aurez puissamment contribué à y mettre un terme, et si je mérite un jour qu'on place mon nom bien après le vôtre dans la lutte qu'il faut soutenir contre tant de folie et de crime, je m'estimerai bien récompensé.

" Agréez, Monsieur, l'hommage d'une admiration sincère, d'une estime profonde et de la plus haute considération.

" Benjamin Constant.

" Paris, ce 21 mai 1827. "

C'est au moment dont je parle que j'arrivai au plus haut point de mon importance politique. Par la guerre d'Espagne j'avais dominé l'Europe ; mais une opposition violente me combattait en France : après ma chute je devins à l'intérieur le dominateur avoué de l'opinion.

Ceux qui m'avaient accusé d'avoir commis une faute irréparable en reprenant la plume étaient obligés de reconnaître que je m'étais formé un autre empire plus puissant que le premier. La jeune France était passée tout entière de mon côté et ne m'a pas quitté depuis. Dans plusieurs classes industrielles, les ouvriers étaient à mes ordres, et je ne pouvais plus faire un pas dans les rues sans être entouré. D'où me venait cette popularité ? de ce que j'avais connu le véritable esprit de la France. J'étais parti pour le combat avec un seul journal, et j'étais devenu le maître de presque tous les autres. Mon audace me venait de mon indifférence : comme il m'aurait été parfaitement égal d'échouer, j'allais au succès sans m'embarrasser de la chute. Il ne m'est resté que cette satisfaction de moi-même, car que fait aujourd'hui à personne une popularité passée et qui s'est justement effacée du souvenir de tous ?

La fête du Roi étant survenue, j'en profitai pour faire éclater une loyauté que mes opinions libérales n'ont jamais altérée. Je fis paraître cet article :

" Encore une trêve du roi !

" Paix aujourd'hui aux ministres !

" Gloire, honneur, longue félicité et longue vie à Charles X ! c'est la Saint-Charles !

" C'est à nous surtout, vieux compagnons d'exil de notre monarque, qu'il faut demander l'histoire de Charles X.

" Vous autres, Français, qui n'avez point été forcés de quitter votre patrie, vous qui n'avez reçu un Français de plus que pour vous soustraire au despotisme impérial et au joug de l'étranger, habitants de la grande et bonne ville, vous n'avez vu que le prince heureux : quand vous vous pressiez autour de lui, le 12 d'avril 1814 ; quand vous touchiez en pleurant d'attendrissement des mains sacrées, quand vous retrouviez sur un front ennobli par l'âge et le malheur toutes les grâces de la jeunesse, comme on voit la beauté à travers un voile, vous n'aperceviez que la vertu triomphante, et vous conduisiez le fils des rois à la couche royale de ses pères.

" Mais nous, nous l'avons vu dormir sur la terre, comme nous sans asile, comme nous proscrit et dépouillé. Eh bien, cette bonté qui vous charme était la même ; il portait le malheur comme il porte aujourd'hui la couronne, sans trouver le fardeau trop pesant avec cette bénignité chrétienne qui tempérait l'éclat de son infortune, comme elle adoucit l'éclat de sa prospérité.

" Les bienfaits de Charles X s'accroissent de tous les bienfaits dont nous ont comblés ses aïeux : la fête d'un roi très chrétien est pour les Français la fête de la reconnaissance : livrons-nous donc aux transports de gratitude qu'elle doit nous inspirer. Ne laissons pénétrer dans notre âme rien qui puisse un moment rendre notre joie moins pure ! Malheur aux hommes... ! Nous allions violer la trêve ! Vive le Roi ! "

Mes yeux se sont remplis de larmes en copiant cette page de ma polémique, et je n'ai plus le courage d'en continuer les extraits. Oh ! mon Roi ! vous que j'avais vu sur la terre étrangère, je vous ai revu sur cette même terre où vous alliez mourir ! Quand je combattais avec tant d'ardeur pour vous arracher à des mains qui commençaient à vous perdre, jugez, par les paroles que je viens de transcrire, si j'étais votre ennemi ou bien le plus tendre et le plus sincère de vos serviteurs ! Hélas ! je vous parle et vous ne m'entendez plus.

Le projet de loi sur la police de la presse ayant été retiré, Paris illumina. Je fus frappé de cette manifestation publique, pronostic mauvais pour la monarchie : l'opposition avait passé dans le peuple, et le peuple, par son caractère, transforme l'opposition en révolution.

La haine contre M. de Villèle allait croissant, les royalistes, comme au temps du Conservateur , étaient redevenus, derrière moi, constitutionnels : M. Michaud m'écrivait :

" Mon honorable maître,

" J'ai fait imprimer hier l'annonce de votre ouvrage sur la censure ; mais l'article, composé de deux lignes, a été rayé par MM. les censeurs. M. Capef vous expliquera pourquoi nous n'avons pas mis de blancs ou de noirs. Si Dieu ne vient à notre secours, tout est perdu ; la royauté est comme la malheureuse Jérusalem entre les mains des Turcs, à peine ses enfants peuvent-ils en approcher ; à quelle cause nous sommes-nous donc sacrifiés !

" Michaud. "

 

3 L28 Chapitre 15

Irritation de M. de Villèle. - Charles X veut passer la revue de la garde nationale au Champ-de-Mars. - Je lui écris : ma lettre.

L'opposition avait enfin donné de l'irascibilité au tempérament froid de M. de Villèle, et rendu despotique l'esprit malfaisant de M. de Corbière.

Celui-ci avait destitué le duc de Liancourt de dix-sept places gratuites. Le duc de Liancourt n'était pas un saint, mais on trouvait en lui un homme bienfaisant, à qui la philanthropie avait décerné le titre de vénérable ; par le bénéfice du temps, de vieux révolutionnaires ne marchent plus qu'avec une épithète comme les dieux d'Homère : c'est toujours le respectable M. tel, c'est toujours l'inflexible citoyen tel, qui, comme Achille, n'a jamais mangé de bouillie (a-chylos). A l'occasion du scandale arrivé au convoi de M. de Liancourt, M. de Sémonville nous dit, à la Chambre des pairs : " Soyez tranquilles, messieurs, cela n'arrivera plus ; je vous conduirai moi-même au cimetière. " Le Roi, au mois d'avril 1827, voulut passer la revue de la garde nationale au Champ-de-Mars. Deux jours avant cette fatale revue, poussé par mon zèle et ne demandant qu'à mettre bas les armes, j'adressai à Charles X une lettre qui lui fut remise par M. de Blacas et dont il m'accusa réception par ce billet :

" Je n'ai pas perdu un instant, monsieur le vicomte, pour remettre au Roi la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser pour Sa Majesté ; et si elle daigne me charger d'une réponse, je ne mettrai pas moins d'empressement à vous la faire parvenir.

" Recevez, monsieur le vicomte, mes compliments les plus sincères.

" Blacas d'Aulps.

" Ce 27 avril 1827, à 1 heure après midi. "

Au Roi.

" Sire,

" Permettez à un sujet fidèle, que les moments d'agitation retrouveront toujours au pied du trône, de confier à Votre Majesté quelques réflexions qu'il croit utiles à la gloire de la couronne comme au bonheur et à la sûreté du Roi.

" Sire, il n'est que trop vrai, il y a péril dans l'Etat mais il est également certain que ce péril n'est rien si on ne contrarie pas les principes mêmes du gouvernement.

" Un grand secret, Sire, a été révélé : vos ministres ont eu le malheur d'apprendre à la France que ce peuple que l'on disait ne plus exister était tout vivant encore. Paris, pendant deux fois vingt-quatre heures a échappé à l'autorité. Les mêmes scènes se répètent dans toute la France : les factions n'oublieront pas cet essai.

" Mais les rassemblements populaires, si dangereux dans les monarchies absolues, parce qu'ils sont en présence du souverain même, sont peu de chose dans la monarchie représentative, parce qu'ils ne sont en contact qu'avec des ministres ou des lois. Entre le monarque et les sujets se trouve une barrière qui arrête tout : les deux Chambres et les institutions publiques. En dehors de ces mouvements, le Roi voit toujours son autorité et sa personne sacrée à l'abri.

" Mais, Sire, il y a une condition indispensable à la sûreté générale, c'est d'agir dans l'esprit des institutions : une résistance de votre conseil à cet esprit rendrait les mouvements populaires aussi dangereux dans la monarchie représentative qu'ils le sont dans la monarchie absolue.

" De la théorie je passe à l'application :

" Votre Majesté va paraître à la revue : elle y sera accueillie comme elle le doit ; mais il est possible qu'elle entende au milieu des cris de vive le Roi ! d'autres cris qui lui feront connaître l'opinion publique sur ses ministres.

" De plus, Sire, il est faux qu'il y ait à présent, comme on le dit, une faction républicaine ; mais il est vrai qu'il y a des partisans d'une monarchie illégitime : or, ceux ci sont trop habiles pour ne pas profiter de l'occasion et ne pas mêler leurs voix le 29 à celle de la France pour donner le change.

" Que fera le Roi ? cédera-t-il ses ministres aux acclamations populaires ? ce serait tuer le pouvoir. Le Roi gardera-t-il ses ministres ? ces ministres feront retomber sur la tête de leur auguste maître toute l'impopularité qui les poursuit. Je sais bien que le Roi aurait le courage de se charger d'une douleur personnelle pour éviter un mal à la monarchie ; mais on peut, par le moyen le plus simple, éviter ces calamités ; permettez-moi, Sire, de vous le dire : on le peut en se renfermant dans l'esprit de nos institutions : les ministres ont perdu la majorité dans la Chambre des pairs et dans la nation : la conséquence naturelle de cette position critique est leur retraite. Comment avec le sentiment de leur devoir, pourraient-ils s'obstiner, en restant au pouvoir, à compromettre la couronne ? En mettant leur démission aux pieds de Votre Majesté, ils calmeront tout, ils finiront tout : ce n'est plus le Roi qui cède, ce sont les ministres qui se retirent d'après tous les usages et tous les principes du gouvernement représentatif. Le Roi pourra reprendre ensuite parmi eux ceux qu'il jugera à propos de conserver : il y en a deux que l'opinion honore, M. le duc de Doudeauville et M. le comte de Chabrol.

" La revue perdrait ainsi ses inconvénients et ne serait plus qu'un triomphe sans mélange. La session s'achèvera en paix au milieu des bénédictions répandues sur la tête de mon Roi.

" Sire, pour avoir osé vous écrire cette lettre, il faut que je sois bien persuadé de la nécessité de prendre une résolution ; il faut qu'un devoir bien impérieux m'ait poussé. Les ministres sont mes ennemis ; Je suis le leur, je leur pardonne comme chrétien ; mais je ne leur pardonnerai jamais comme homme : dans cette position, je n'aurais jamais parlé au Roi de leur retraite s'il n'y allait du salut de la monarchie.

" Je suis, etc.

" Chateaubriand. "

 

3 L28 Chapitre 16

La revue. - Licenciement de la garde nationale. - La chambre élective est dissoute. - La nouvelle Chambre. - Refus de concours. - Chute du ministère Villèle. - Je contribue à former le nouveau ministère et j'accepte l'ambassade de Rome.

Madame la Dauphine et madame la duchesse de Berry furent insultées en se rendant à la revue ; le Roi fut généralement bien accueilli, mais une ou deux compagnies de la 6e légion crièrent : " A bas les ministres ! à bas les jésuites ! " Charles X offensé répliqua : " Je suis venu ici pour recevoir des hommages non des leçons. " Il avait souvent à la bouche de nobles paroles que ne soutenait pas toujours la vigueur de l'action : son esprit était hardi, son caractère timide. Charles X, en rentrant au château, dit au maréchal Oudinot : " L'effet total a été satisfaisant. S'il y a quelques brouillons, la masse de la garde nationale est bonne : témoignez-lui ma satisfaction. "

M. de Villèle arriva. Des légions à leur retour avaient passé devant l'hôtel des finances et crié : A bas Villèle ! Le ministre, irrité par toutes les attaques précédentes, n'était plus à l'abri des mouvements d'une froide colère ; il proposa au conseil de licencier la garde nationale. Il fut appuyé de MM. de Corbière, de Peyronnet, de Damas et de Clermont-Tonnerre, combattu par M. de Chabrol, l'évêque d'Hermopolis et le duc de Doudeauville. Une ordonnance du Roi prononça le licenciement, coup le plus funeste porté à la monarchie avant le dernier coup des journées de Juillet : si à ce moment la garde nationale ne se fût pas trouvée dissoute, les barricades n'auraient pas eu lieu. M. le duc de Doudeauville donna sa démission ; il écrivit au Roi une lettre motivée dans laquelle il annonçait l'avenir, que tout le monde, au reste, prévoyait.

Le gouvernement commençait à craindre ; les journaux redoublaient d'audace, et on leur opposait, par habitude, un projet de censure ; on parlait en même temps d'un ministère La Bourdonnaye, où aurait figuré M. de Polignac. J'avais eu le malheur de faire nommer M. de Polignac ambassadeur à Londres, malgré ce qu'avait pu me dire M. de Villèle : en cette occasion il vit mieux et plus loin que moi. En entrant au ministère, je m'étais empressé de faire quelque chose d'agréable à Monsieur. Le président du conseil était parvenu à réconcilier les deux frères, dans la prévision d'un changement prochain de règne : cela lui réussit ; moi, en m'avisant une fois dans ma vie de vouloir être fin, je fus bête. Si M. de Polignac n'eût pas été ambassadeur, il ne serait pas devenu ministre des affaires étrangères.

M. de Villèle, obsédé d'un côté par l'opposition royaliste libérale, importuné de l'autre par les exigences des évêques, trompé par les préfets consultés, qui étaient eux-mêmes trompés, résolut de dissoudre la Chambre élective, malgré les trois cents qui lui restaient fidèles. Le rétablissement de la censure précéda la dissolution. J'attaquai plus vivement que jamais ; les oppositions s'unirent, les élections des petits collèges furent toutes contre le ministère, à Paris la gauche triompha ; sept collèges nommèrent M. Royer-Collard, et les deux collèges où se présenta M. de Peyronnet, ministre, le rejetèrent. Paris illumina de nouveau : il y eut des scènes sanglantes ; des barricades se formèrent, et les troupes envoyées pour rétablir l'ordre furent obligées de faire feu : ainsi se préparaient les dernières et fatales journées. Sur ces entrefaites, on reçut la nouvelle du combat de Navarin, succès dont je pouvais revendiquer ma part. Les grands malheurs de la Restauration ont été annoncés par des victoires ; elles avaient de la peine à se détacher des héritiers de Louis-le-Grand.

La Chambre des pairs jouissait de la faveur publique par sa résistance aux lois oppressives ; mais elle ne savait pas se défendre elle-même : elle se laissa gorger de fournées contre lesquelles je fus presque le seul à réclamer. Je lui prédis que ces nominations vicieraient son principe et lui feraient perdre à la longue toute force dans l'opinion : me suis-je trompé ? Ces fournées, dans le but de rompre une majorité, ont non seulement détruit l'aristocratie en France, mais elles sont devenues le moyen dont on se servira contre l'aristocratie anglaise ; celle-ci sera étouffée sous une nombreuse fabrication de toges, et finira par perdre son hérédité, comme la pairie dénaturée l'a perdue en France.

La nouvelle Chambre arrivée prononça son fameux refus de concours : M. de Villèle, réduit à l'extrémité, songea à renvoyer une partie de ses collègues et négocia avec MM. Laffitte et Casimir Périer. Les deux chefs de l'opposition de gauche prêtèrent l'oreille : la mèche fut éventée ; M. Laffitte n'osa franchir le pas ; l'heure du président sonna, et le portefeuille tomba de ses mains. J'avais rugi en me retirant des affaires ; M. de Villèle se coucha : il eut la velléité de rester à la Chambre des députés ; parti qu'il aurait dû prendre, mais il n'avait ni une connaissance assez profonde du gouvernement représentatif, ni une autorité assez grande sur l'opinion extérieure, pour jouer un pareil rôle : les nouveaux ministres exigèrent son bannissement à la Chambre des pairs, et il l'accepta. Consulté sur quelques remplaçants pour le cabinet, j'invitai à prendre M. Casimir Périer et le général Sébastiani : mes paroles furent perdues.

M. de Chabrol, chargé de composer le nouveau ministère, me mit en tête de sa liste : j'en fus rayé avec indignation par Charles X. M. Portalis, le plus misérable caractère qui fut oncques, fédéré pendant les Cent-Jours, rampant aux pieds de la légitimité dont il parla comme aurait rougi de parler le plus ardent royaliste, aujourd'hui prodiguant sa banale adulation à Philippe, reçut les sceaux. A la guerre, M. de Caux remplaça M. de Clermont-Tonnerre. M. le comte Roy, l'habile artisan de son immense fortune, fut chargé des finances. Le comte de La Ferronnays, mon ami, eut le portefeuille des affaires étrangères. M. de Martignac entra au ministère de l'intérieur, le roi ne tarda pas à le détester. Charles X suivait plutôt ses goûts que ses principes : s'il repoussait M. de Martignac à cause de son penchant aux plaisirs, il aimait MM. de Corbière et de Villèle qui n'allaient pas à la messe.

M. de Chabrol et l'évêque d'Hermopolis restèrent provisoirement au ministère. L'évêque, avant de se retirer, me vint voir ; il me demanda si je le voulais remplacer à l'instruction publique : " Prenez M. Royer-Collard, lui dis-je, je n'ai nulle envie d'être ministre ; mais si le Roi me voulait absolument rappeler au conseil, je n'y rentrerais que par le ministère des affaires étrangères, en réparation de l'affront que j'y ai reçu. Or, je ne puis avoir aucune prétention sur ce portefeuille, si bien placé entre les mains de mon noble ami. "

Après la mort de M. Matthieu de Montmorency, M. de Rivière était devenu gouverneur du duc de Bordeaux ; il travaillait dès lors au renversement de M. de Villèle, car la partie dévote de la cour s'était ameutée contre le ministre des finances. M. de Rivière me donna rendez-vous rue de Taranne, chez M. de Marcellus, pour me faire inutilement la même proposition que me fit plus tard l'abbé Frayssinous. M. de Rivière mourut, et M. le baron de Damas lui succéda auprès de M. le duc de Bordeaux. Il s'agissait donc toujours de la succession de M. de Chabrol et de M. l'évêque d'Hermopolis. L'abbé Feutrier, évêque de Beauvais, fut installé au ministère des cultes, que l'on détacha de l'instruction publique, laquelle tomba à M. de Vatimesnil. Restait le ministère de la marine : on me l'offrit ; je ne l'acceptai point. M. le comte Roy me pria de lui indiquer quelqu'un qui me fût agréable et que je choisirais dans la couleur de mon opinion. Je désignai M. Hyde de Neuville. Il fallait en outre trouver le précepteur de M. le duc de Bordeaux ; M. le comte Roy m'en parla : M. de Chéverus se présenta tout d'abord à ma pensée. Le ministre des finances courut chez Charles X ; le Roi lui dit : " Soit : Hyde à la marine ; mais pourquoi Chateaubriand ne prend-il lui-même ce ministère ? Quant à M. de Chéverus, le choix serait excellent ; je suis fâché de n'y avoir pas pensé ; deux heures plus tôt, la chose était faite : dites-le bien à Chateaubriand, mais M. Tharin est nommé. "

M. Roy me vint apprendre le succès de sa négociation ; il ajouta : " Le Roi désire que vous acceptiez une ambassade ; si vous le voulez, vous irez à Rome. " Ce mot de Rome eut sur moi un effet magique ; j'éprouvai la tentation à laquelle les anachorètes étaient exposés dans le désert. Charles X, en prenant à la marine l'ami que je lui avais désigné, faisait les premières avances ; je ne pouvais plus me refuser à ce qu'il attendait de moi : je consentis donc encore à m'éloigner. Du moins, cette fois, l'exil me plaisait : Pontificum veneranda sedes, sacrum solium . Je me sentis saisi du désir de fixer mes jours, de l'envie de disparaître (même par calcul de renommée) dans la ville des funérailles, au moment de mon triomphe politique. Je n'aurais plus élevé la voix, sinon comme l'oiseau fatidique de Pline, pour dire chaque matin Ave au Capitole et à l'aurore. Il se peut qu'il fût utile à mon pays de se trouver débarrassé de moi : par le poids dont je me sens, je devine le fardeau que je dois être pour les autres. Les esprits de quelque puissance qui se rongent et se retournent sur eux-mêmes sont fatigants. Dante met aux enfers des âmes torturées sur une couche de feu.

M. le duc de Laval, que j'allais remplacer à Rome, fut nommé à l'ambassade de Vienne.

 

3 L28 Chapitre 17

Examen d'un reproche.

Avant de changer de sujet, je demande la permission de revenir sur mes pas et de me soulager d'un fardeau. Je ne suis pas entré sans souffrir dans le détail de mon long différend avec M. de Villèle. On m'a accusé d'avoir contribué à la chute de la monarchie légitime ; il me convient d'examiner ce reproche.

Les événements arrivés sous le ministère dont j'ai fait partie ont une importance qui le lie à la fortune commune de la France : il n'y a pas un Français dont le sort n'ait été atteint du bien que je puis avoir fait, du mal que j'ai subi. Par des affinités bizarres et inexplicables, par des rapports secrets qui entrelacent quelquefois de hautes destinées à des destinées vulgaires, les Bourbons ont prospéré tant qu'ils ont daigné m'écouter, quoique je sois loin de croire, avec le poète, que mon éloquence a fait l'aumône à la royauté . Sitôt qu'on a cru devoir briser le roseau qui croissait au pied du trône, la couronne a penché, et bientôt elle est tombée : souvent, en arrachant un brin d'herbe on fait crouler une grande ruine.

Ces faits incontestables, on les expliquera comme on voudra ; s'ils donnent à ma carrière politique une valeur relative qu'elle n'a pas d'elle-même, je n'en tirerai point vanité, je ne ressens point une mauvaise joie du hasard qui mêle mon nom d'un jour aux événements des siècles. Quelle qu'ait été la variété des accidents de ma course aventureuse, où que les noms et les faits m'aient promené, le dernier horizon du tableau est toujours menaçant et triste.

. . . . . . . . . . Juga coepta moveri

Silvarum, visæque canes ululare per umbram.

Mais si la scène a changé d'une manière déplorable, je ne dois, dit-on, accuser que moi-même : pour venger ce qui m'a semblé une injure, j'ai tout divisé, et cette division a produit en dernier résultat le renversement du trône. Voyons.

M. de Villèle a déclaré qu'on ne pouvait gouverner ni avec moi ni sans moi. Avec moi, c'était une erreur ; sans moi, à l'heure où M. de Villèle disait cela, il disait vrai, car les opinions les plus diverses me composaient une majorité.

M. le président du conseil ne m'a jamais connu. Je lui étais sincèrement attaché ; je l'avais fait entrer dans son premier ministère ainsi que le prouvent le billet de remerciements de M. le duc de Richelieu et les autres billets que j'ai cités. J'avais donné ma démission de plénipotentiaire à Berlin, lorsque M. de Villèle s'était retiré. On lui persuada qu'à sa seconde rentrée dans les affaires, je désirais sa place. Je n'avais point ce désir. Je ne suis point de la race intrépide, sourde à la voix du dévouement et de la raison. La vérité est que je n'ai aucune ambition ; c'est précisément la passion qui me manque, parce que j'en ai une autre qui me domine. Lorsque je priais M. de Villèle de porter au Roi quelque dépêche importante, pour m'éviter la peine d'aller au château, afin de me laisser le loisir de visiter une chapelle gothique dans la rue Saint-Julien-le-Pauvre, il aurait été bien rassuré contre mon ambition, s'il eût mieux jugé de ma candeur puérile ou de la hauteur de mes dédains.

Rien ne m'agréait dans la vie positive, hormis peut-être le ministère des affaires étrangères. Je n'étais pas insensible à l'idée que la patrie me devrait, dans l'intérieur la liberté, à l'extérieur l'indépendance. Loin de chercher à renverser M. de Villèle, j'avais dit au Roi : " Sire, M. de Villèle est un président plein de lumières ; Votre Majesté doit éternellement le garder à la tête de ses conseils. "

M. de Villèle ne le remarqua pas : mon esprit pouvait tendre à la domination, mais il était soumis à mon caractère ; je trouvais plaisir dans mon obéissance, parce qu'elle me débarrassait de ma volonté. Mon défaut capital est l'ennui, le dégoût de tout, le doute perpétuel. S'il se fût rencontré un prince qui, me comprenant, m'eût retenu de force au travail, il avait peut-être quelque parti à tirer de moi : mais le ciel fait rarement naître ensemble l'homme qui veut et l'homme qui peut. En fin de compte, est-il aujourd'hui une chose pour laquelle on voulût se donner la peine de sortir de son lit ? On s'endort au bruit des royaumes tombés pendant la nuit, et que l'on balaye chaque matin devant sa porte.

D'ailleurs, depuis que M. de Villèle s'était séparé de moi, la politique s'était dérangée : l'ultracisme contre lequel la sagesse du président du conseil luttait encore l'avait débordé. La contrariété qu'il éprouvait de la part des opinions intérieures et du mouvement des opinions extérieures le rendait irritable : de là la presse entravée, la garde nationale de Paris cassée, etc. Devais-je laisser périr la monarchie, afin d'acquérir le renom d'une modération hypocrite aux aguets ? Je crus très sincèrement remplir un devoir en combattant à la tête de l'opposition, trop attentif au péril que je voyais d'un côté, pas assez frappé du danger contraire. Lorsque M. de Villèle fut renversé, on me consulta sur la nomination d'un autre ministère. Si l'on eût pris, comme je le proposais, M. Casimir Périer, le général Sébastiani et M. Royer-Collard, les choses auraient pu se soutenir. Je ne voulus point accepter le département de la marine, et je le fis donner à mon ami M. Hyde de Neuville ; je refusai également deux fois l'instruction publique ; jamais je ne serais rentré au conseil sans être le maître. J'allai à Rome chercher parmi les ruines mon autre moi-même, car il y a dans ma personne deux êtres distincts, et qui n'ont aucune communication l'un avec l'autre.

J'en ferai pourtant loyalement l'aveu, l'excès du ressentiment ne me justifie pas selon la règle et le mot vénérable de vertu, mais ma vie entière me sert d'excuse.

Officier au régiment de Navarre, j'étais revenu des forêts de l'Amérique pour me rendre auprès de la légitimité fugitive, pour combattre dans ses rangs contre mes propres lumières, le tout sans conviction, par le seul devoir du soldat. Je restai huit ans sur le sol étranger, accablé de toutes les misères.

Ce large tribut payé, je rentrai en France en 1800. Bonaparte me rechercha et me plaça ; à la mort du duc d'Enghien je me dévouai de nouveau à la mémoire des Bourbons. Mes paroles sur le tombeau de Mesdames à Trieste ranimèrent la colère du dispensateur des empires ; il menaça de me faire sabrer sur les marches des Tuileries. La brochure De Bonaparte et des Bourbons valut à Louis XVIII, de son aveu même, autant que cent mille hommes.

A l'aide de la popularité dont je jouissais alors, la France anticonstitutionnelle comprit les institutions de la royauté légitime. Durant les Cent-Jours, la monarchie me vit auprès d'elle dans son second exil. Enfin, par la guerre d'Espagne, j'avais contribué à étouffer les conspirations, à réunir les opinions sous la même cocarde, et à rendre à notre canon sa portée. On sait le reste de mes projets : reculer nos frontières, donner dans le Nouveau-Monde des couronnes nouvelles à la famille de saint Louis.

Cette longue persévérance dans les mêmes sentiments méritait peut-être quelques égards. Sensible à l'affront, il m'était impossible de mettre aussi de côté ce que je pouvais valoir, d'oublier tout à fait que j'étais le restaurateur de la religion, l'auteur du Génie du Christianisme .

Mon agitation croissait nécessairement encore à la pensée qu'une mesquine querelle faisait manquer à notre patrie une occasion de grandeur qu'elle ne retrouverait plus. Si l'on m'avait dit : " Vos plans seront suivis, on exécutera sans vous ce que vous aviez entrepris ", j'aurais tout oublié pour la France. Malheureusement j'avais la croyance qu'on n'adopterait pas mes idées ; l'événement l'a prouvé.

J'étais dans l'erreur peut-être, mais j'étais persuadé que M. le comte de Villèle ne comprenait pas la société qu'il conduisait, je suis convaincu que les solides qualités de cet habile ministre étaient inadéquates à l'heure de son ministère : il était venu trop tôt sous la Restauration. Les opérations de finances, les associations commerciales, le mouvement industriel, les canaux, les bateaux à vapeur, les chemins de fer, les grandes routes, une société matérielle qui n'a de passion que pour la paix, qui ne rêve que le confort de la vie, qui ne veut faire de l'avenir qu'un perpétuel aujourd'hui, dans cet ordre de choses, M. de Villèle eût été roi. M. de Villèle a voulu un temps qui ne pouvait être à lui, et, par honneur, il ne veut pas d'un temps qui lui appartient. Sous la Restauration, toutes les facultés de l'âme étaient vivantes ; tous les partis rêvaient de réalités ou de chimères ; tous, avançant ou reculant, se heurtaient en tumulte ; personne ne prétendait rester où il était ; la légitimité constitutionnelle ne paraissait à aucun esprit ému le dernier mot de la république ou de la monarchie. On sentait sous ses pieds remuer dans la terre des armées ou des révolutions qui venaient s'offrir pour des destinées extraordinaires. M. de Villèle était éclairé sur ce mouvement ; il voyait croître les ailes qui, poussant à la nation, l'allaient rendre à son élément, à l'air, à l'espace, immense et légère qu'elle est. M. de Villèle voulait retenir cette nation sur le sol, l'attacher en bas, mais il n'en eut jamais la force. Je voulais, moi, occuper les Français à la gloire, les attacher en haut, essayer de les mener à la réalité par des songes : c'est ce qu'ils aiment.

Il serait mieux d'être plus humble, plus prosterné, plus chrétien. Malheureusement je suis sujet à faillir ; je n'ai point la perfection évangélique : si un homme me donnait un soufflet, je ne tendrais pas l'autre joue.

Eussé-je deviné le résultat, certes je me serais abstenu ; la majorité qui vota la phrase sur le refus de concours ne l'eût pas votée si elle eût prévu la conséquence de son vote. Personne ne désirait sérieusement une catastrophe, excepté quelques hommes à part. Il n'y a eu d'abord qu'une émeute, et la légitimité seule l'a transformée en révolution : le moment venu, elle a manqué de l'intelligence, de la prudence, de la résolution qui la pouvaient encore sauver. Après tout, c'est une monarchie tombée ; il en tombera bien d'autres : je ne lui devais que ma fidélité ; elle l'aura à jamais.

Dévoué aux premières adversités de la monarchie, je me suis consacré à ses dernières infortunes : le malheur me trouvera toujours pour second. J'ai tout renvoyé, places, pensions, honneurs ; et, afin de n'avoir rien à demander à personne, j'ai mis en gage mon cercueil.

Juges austères et rigides, vertueux et infaillibles royalistes, qui avez mêlé un serment à vos richesses, comme vous mêlez le sel aux viandes de votre festin pour les conserver, ayez un peu d'indulgence à l'égard de mes amertumes passées, je les expie aujourd'hui à ma manière, qui n'est pas la vôtre. Croyez-vous qu'à l'heure du soir, à cette heure où l'homme de peine se repose, il ne sente pas le poids de la vie, quand ce poids lui est rejeté sur les bras ? Et cependant, j'ai pu ne pas porter le fardeau, j'ai vu Philippe dans son palais, du 1er au 6 août 1830, et je le raconterai en son lieu ; il n'a tenu qu'à moi d'écouter des paroles généreuses.

Plus tard, si j'avais pu me repentir d'avoir bien fait, il m'était encore possible de revenir sur le premier mouvement de ma conscience. M. Benjamin Constant, homme si puissant alors, m'écrivait le 20 septembre : " J'aimerais bien mieux vous écrire sur vous que sur moi, la chose aurait plus d'importance. Je voudrais pouvoir vous parler de la perte que vous faites essuyer à la France entière en vous retirant de ses destinées, vous qui avez exercé sur elle une influence si noble et si salutaire ! Mais il y aurait indiscrétion à traiter ainsi des questions personnelles, et je dois, en gémissant comme tous les Français, respecter vos scrupules. "

Mes devoirs ne me semblant point encore consommés, j'ai défendu la veuve et l'orphelin, j'ai subi les procès et la prison que Bonaparte, même dans ses plus grandes colères, m'avait épargnés. Je me présente entre ma démission à la mort du duc d'Enghien et mon cri pour l'enfant dépouillé ; je me présente appuyé sur un prince fusillé et sur un prince banni ; ils soutiennent mes vieux bras entrelacés à leurs bras débiles : royalistes, êtes-vous aussi bien accompagnés ?

Mais plus j'ai garrotté ma vie par les liens du dévouement et de l'honneur, plus j'ai échangé la liberté de mes actions contre l'indépendance de ma pensée ; cette pensée est rentrée dans sa nature. Maintenant, en dehors de tout, j'apprécie les gouvernements ce qu'ils valent. Peut-on croire aux rois de l'avenir ? faut-il croire aux peuples du présent ? L'homme sage et inconsolé de ce siècle sans conviction ne rencontre un misérable repos que dans l'athéisme politique. Que les jeunes générations se bercent d'espérances : avant de toucher au but, elles attendront de longues années ; les âges vont au nivellement général, mais ils ne hâtent point leur marche à l'appel de nos désirs : le temps est une sorte d'éternité appropriée aux choses mortelles ; il compte pour rien les races et leurs douleurs dans les oeuvres qu'il accomplit.

Il résulte de ce qu'on vient de lire, que si l'on avait fait ce que j'avais sans cesse conseillé ; que si d'étroites envies n'avaient préféré leur satisfaction à l'intérêt de la France ; que si le pouvoir avait mieux apprécié les capacités relatives ; que si les cabinets étrangers avaient jugé, comme Alexandre, que le salut de la nouvelle monarchie était dans des institutions libérales ; que si ces cabinets n'avaient point entretenu l'autorité rétablie dans la défiance du principe de la Charte, la légitimité occuperait encore le trône. Ah ! ce qui est passé est passé ! on a beau retourner en arrière, se remettre à la place que l'on a quittée, on ne retrouve rien de ce qu'on y avait laissé : hommes, idées, circonstances, tout s'est évanoui.

 

3 L28 Chapitre 18

Madame de Staël. - Son premier voyage en Allemagne. - Madame Récamier à Paris.

Revenons encore sur des temps écoulés.

Une lettre publiée dans le Mercure avait frappé Mme de Staël. Je vous ai dit que Mme Bacciochi, à la prière de M. de Fontanes, avait sollicité et obtenu ma radiation de la liste des émigrés dont Mme de Staël s'était occupée. J'allai remercier Mme de Staël, et ce fut chez elle que je vis pour la première fois Mme Récamier, si haut placée par sa renommée et sa beauté. Mme Récamier avait contracté, avec cette femme illustre, une amitié qui devint de jour en jour plus intime : " Cette amitié se fortifia, dit Benjamin Constant, d'un sentiment profond qu'elles éprouvaient toutes deux : l'amour filial. "

Madame de Staël, menacée de l'exil, tenta de s'établir à Maffliers, campagne à dix lieues de Paris. Elle accepta la proposition que lui fit madame Récamier, revenue d'Angleterre, de passer quelques jours à Saint-Brice avec elle, ensuite elle retourna dans son premier asile. Elle rend compte de ce qui lui arriva alors, dans les Dix années d ' exil .

Mme de Staël, qui avait fait le projet de retourner à Coppet, fut contrainte de partir pour son premier voyage d'Allemagne. Ce fut alors qu'elle m'écrivit sur la mort de Mme de Beaumont, la lettre que j'ai citée dans mon premier voyage de Rome.

Mme récamier réunissait chez elle à Paris, tout ce qu'il y avait de plus distingué dans les partis opprimés. Bonaparte ne pouvait souffrir aucun succès, même celui d'une femme. Il disait : " Depuis quand le conseil se tient-il chez Mme Récamier ? "

Bernadotte, devenu depuis prince royal de Suède, était très séduisant, dit Benjamin Constant, " à la première vue, mais ce qui met un obstacle à toute combinaison de plan avec lui, c'est une habitude de haranguer, qui lui reste de son éducation révolutionnaire. "

On ne pouvait opposer à Napoléon qu'un seul nom, c'était celui de Moreau, mais Moreau avait lui-même ses propres vertus.

Lorsque Moreau se trouva impliqué dans le procès de Pichegru et de Georges Cadoudal, Mme Récamier demeura persuadée qu'il n'était pas plus entré dans le complot des généraux qui eut lieu alors contre Napoléon, qu'il n'avait voulu entrer dans les projets de Bernadotte.

La nuit qui précéda la sentence rendue dans ce procès, tout Paris était sur pied, des flots de peuple se portaient au Palais de Justice. Georges ne voulut point de grâce. Il répondit à ceux qui voulaient la demander : " Me promettez-vous une plus belle occasion de mourir ? "

Moreau, condamné à la déportation, se mit en route pour Cadix, d'où il devait passer en Amérique. Madame Moreau alla le rejoindre. Madame Récamier était auprès d'elle au moment de son départ. Elle la vit embrasser son fils dans son berceau, et la vit revenir sur ses pas pour l'embrasser encore : elle la conduisit à sa voiture et reçut son dernier adieu.

Le général Moreau écrivit de Cadix cette lettre à sa généreuse amie :

" Chiclane (près Cadix), le 12 octobre 1804.

" Madame,

" Vous apprendrez sans doute avec quelque plaisir des nouvelles de deux fugitifs auxquels vous avez témoigné tant d'intérêt. Après avoir essuyé des fatigues de tout genre, sur terre et sur mer, nous espérions nous reposer à Cadix, quand la fièvre jaune, qu'on peut en quelque sorte comparer aux maux que nous venions d'éprouver, est venue nous assiéger dans cette ville.

" Quoique les couches de mon épouse nous aient forcés d'y rester plus d'un mois pendant la maladie, nous avons été assez heureux pour nous préserver de la contagion : un seul de nos gens en a été atteint.

" Enfin, nous sommes à Chiclane, très joli village à quelques lieues de Cadix, jouissant d'une bonne santé, et mon épouse en pleine convalescence après m'avoir donné une fille très bien portante.

" Persuadée que vous prendrez autant d'intérêt à cet événement qu'à tout ce qui nous est arrivé, elle me charge de vous en faire part et de la rappeler à votre souvenir.

" Je ne vous parle pas du genre de vie que nous menons, il est excessivement ennuyeux et monotone ; mais au moins nous respirons en liberté, quoique dans le pays de l'Inquisition.

" Je vous prie, Madame, de recevoir l'assurance de mon respectueux attachement, et de me croire pour toujours

" Votre très humble et très obéissant serviteur,

" Vr. Moreau. "

Cette lettre est datée de Chiclane, lieu qui sembla promettre avec de la gloire, un règne assuré à Monseigneur le duc d'Angoulême : et pourtant il n'a fait que paraître sur ce bord aussi fatalement que Moreau, qu'on a cru dévoué aux Bourbons : Moreau, au fond de l'âme, était dévoué à la liberté. Lorsqu'il eut le malheur de se joindre à la coalition, il s'agissait uniquement à ses yeux de combattre le despotisme de Bonaparte. Louis XVIII disait à M. de Montmorency qui déplorait la mort de Moreau comme une grande perte pour la couronne : " Pas si grande : Moreau était républicain. "

Ce général ne repassa en Europe que pour être frappé du boulet sur lequel son nom avait été gravé par le doigt de Dieu.

Moreau me rappelle un autre illustre capitaine, Masséna : celui-ci allait à l'armée d'Italie ; il demanda à madame Récamier un ruban blanc de sa parure. Un jour elle reçut ce billet de la main de Masséna :

" Le charmant ruban donné par Mme Récamier a été porté par le général Masséna aux batailles et au blocus de Gênes : il n'a jamais quitté le général, et lui a constamment favorisé la victoire. "

Les antiques moeurs percent à travers les moeurs nouvelles dont elles font la base. La galanterie du chevalier noble se retrouvait dans le soldat plébéien ; le souvenir des Tournois et des Croisades était caché dans ces faits d'armes par qui la France moderne a couronné ses vieilles victoires.

 

3 L28 Chapitre 19

Retour de Madame de Staël. - Madame Récamier à Coppet. - Le prince Auguste de Prusse.

En ce temps-là, une faillite dans la fortune de M. Récamier entraîna celle de sa femme. Madame de Staël en fut bientôt instruite à Coppet ; elle écrivit sur-le-champ à Mme Récamier une lettre toute admirable et souvent citée. Ses amis lui restèrent, " et cette fois, a dit M. Ballanche, la fortune se retira seule. "

Mme de Staël attira son amie à Coppet. Le prince Auguste de Prusse, fait prisonnier à la bataille d'Eylau, se rendant en Italie, passa par Genève : il devint éperdument amoureux de Mme Récamier. La vie intime et particulière appartenant à chaque homme, continuait son cours sous la vie générale, l'ensanglantement des batailles et la transformation des empires : le riche à son réveil aperçoit ses lambris dorés, le pauvre ses solives enfumées ; pour les éclairer il n'y a qu'un même rayon de soleil.

Le prince Auguste, croyant que Mme Récamier pourrait consentir au divorce, lui proposa de l'épouser. Il reste un monument de cette passion dans le tableau de Corinne que le prince obtint de Gérard ; il en fit présent à Mme Récamier comme un immortel souvenir du sentiment qu'elle lui avait inspiré et de l'intime amitié qui unissait Corinne et Juliette .

L'été se passa en fêtes : le monde était bouleversé, mais il arrive que le retentissement des catastrophes publiques en se mêlant aux joies de la jeunesse, en redouble le charme ; on se livre d'autant plus vivement aux plaisirs, qu'on se sent près de les perdre.

Mme de Genlis a fait un roman sur cet attachement du prince Auguste. Je la trouvai un jour dans l'ardeur de la composition. Elle demeurait à l'Arsenal, au milieu de livres poudreux, dans un appartement obscur. Elle n'attendait personne ; elle était vêtue d'une robe noire ; ses cheveux blancs offusquaient son visage ; elle tenait une harpe entre ses genoux, et sa tête était abattue sur sa poitrine. Appendue aux cordes de l'instrument, elle promenait deux mains pâles et amaigries sur l'un et l'autre côté du réseau sonore, dont elle tirait des sons affaiblis, semblables aux voix lointaines et indéfinissables de la mort. Que chantait l'antique sibylle ? elle chantait Mme Récamier.

Elle l'avait d'abord haïe, mais dans la suite elle avait été vaincue par la beauté et le malheur.

Mme de Staël, dans la force de sa vie, aimait Mme Récamier. Mme de Genlis dans sa décrépitude retrouvait pour elle les accents de la jeunesse. Je vivais alors inconnu moi qui depuis ai perdu tout, moi dont les masi ont disparu, moi qui n'entends plus que les vagissements de quelques âmes sur l'autre rive ; j'irai bientôt retrouver ses prédecesseurs qui m'appellent. Les choses qui me sont échappées me tueraient si je ne touchais à ma tombe ; mais si près de l'oubli éternel, vérités et songes sont également vains ; au bout de la vie tout est jour perdu.

 

3 L28 Chapitre 20

Second voyage de madame de Staël en Allemagne. - Lettre de madame de Staël à Bonaparte.- Château de Chaumont.

Madame de Staël partit une seconde fois pour l'Allemagne. Les lettres qu'elle écrivit à Mme Récamier sont charmantes ; il n'y a rien dans les ouvrages imprimés de Mme de Staël qui approche du naturel, de l'éloquence de ces lettres, où l'imagination prête son expression aux sentiments. La vertu de l'amitié de Mme Récamier devait être grande, puisqu'elle sut faire produire à une femme de génie, ce qu'il y avait de caché et de non révélé encore dans son talent. On devine au surplus dans l'accent triste de Mme de Staël un déplaisir secret dont la beauté devait être naturellement la confidente ; elle qui ne pouvait jamais recevoir de pareilles blessures.

Madame de Staël, rentrée en France vint au printemps de 1810 habiter le château de Chaumont sur les bords de la Loire, à quarante lieues de Paris, distance déterminée pour le rayon de son bannissement.

Madame Récamier rejoignit Madame de Staël à Chaumont. Celle-ci surveillait l'impression de son ouvrage sur l'Allemagne ; lorsqu'il fut près de paraître, elle l'envoya à Bonaparte avec cette lettre :

" Sire,

" Je prends la liberté de présenter à Votre Majesté mon ouvrage sur l'Allemagne. Si elle daigne le lire, il me semble qu'elle y trouvera la preuve d'un esprit capable de quelques réflexions et que le temps a mûri. Sire, il y a douze ans que je n'ai vu Votre Majesté et que je suis exilée. Douze ans de malheurs modifient tous les caractères, et le destin enseigne la résignation à ceux qui souffrent. Prête à m'embarquer, je supplie Votre Majesté de m'accorder une demi-heure d'entretien. Je crois avoir des choses à lui dire qui pourront l'intéresser, et c'est à ce titre que je la supplie de m'accorder la faveur de lui parler avant mon départ. Je me permettrai une seule chose dans cette lettre : c'est l'explication des motifs qui me forcent à quitter le continent, si je n'obtiens pas de Votre Majesté la permission de vivre dans une campagne assez près de Paris, pour que mes enfants y puissent demeurer. La disgrâce de Votre Majesté jette dans les personnes qui en sont l'objet une telle défaveur en Europe, que je ne puis faire un pas sans en rencontrer les effets. Les uns craignent de se compromettre en me voyant, les autres se croient des Romains en triomphant de cette crainte. Les plus simples rapports de la société deviennent des services qu'une âme fière ne peut supporter. Parmi mes amis, il en est qui se sont associés à mon sort avec une admirable générosité ; mais j'ai vu les sentiments les plus intimes se briser contre la nécessité de vivre avec moi dans la solitude, et j'ai passé ma vie depuis huit ans entre la crainte de ne pas obtenir des sacrifices, et la douleur d'en être l'objet. Il est peut-être ridicule d'entrer ainsi dans le détail de ses impressions avec le souverain du monde ; mais ce qui vous a donné le monde, Sire, c'est un souverain génie. Et en fait d'observation sur le coeur humain, Votre Majesté comprend depuis les plus vastes ressorts jusqu'aux plus délicats. Mes fils n'ont point de carrière, ma fille a treize ans ; dans peu d'années il faudra l'établir : il y aurait de l'égoïsme à la forcer de vivre dans les insipides séjours où je suis condamnée. Il faudrait donc aussi me séparer d'elle ! Cette vie n'est pas tolérable et je n'y sais aucun remède sur le continent. Quelle ville puis-je choisir où la disgrâce de Votre Majesté ne mette pas un obstacle invincible à l'établissement de mes enfants, comme à mon repos personnel ? Votre Majesté ne sait peut-être pas elle-même la peur que les exilés font à la plupart des autorités de tous les pays, et j'aurais dans ce genre des choses à lui raconter qui dépassent sûrement ce qu'elle aurait ordonné. On a dit à Votre Majesté que je regrettais Paris à cause du Musée et de Talma : c'est une agréable plaisanterie sur l'exil, c'est-à-dire sur le malheur que Cicéron et Bolingbroke ont déclaré le plus insupportable de tous ; mais quand j'aimerais les chefs-d'oeuvre des arts que la France doit aux conquêtes de Votre Majesté, quand j'aimerais ces belles tragédies, images de l'héroïsme, serait-ce à vous, Sire, à m'en blâmer ? Le bonheur de chaque individu ne se compose-t-il pas de la nature de ses facultés, et si le ciel m'a donné du talent, n'ai-je pas l'imagination qui rend les jouissances des arts et de l'esprit nécessaires ? Tant de gens demandent à Votre Majesté des avantages réels de toute espèce ! pourquoi rougirais-je de lui demander l'amitié, la poésie, la musique, les tableaux, toute cette existence idéale dont je puis jouir sans m'écarter de la soumission que je dois au monarque de la France ? "

Cette lettre inconnue méritait d'être conservée. Madame de Staël ne fut pas plus écoutée que moi, lorsque je me vis obligé de m'adresser aussi à Bonaparte pour lui demander la vie de mon cousin Armand. Alexandre et César auraient été touchés de cette lettre d'un ton si élevé, écrite par une femme si renommée ; mais la confiance du mérite qui se juge et s'égalise à la domination suprême, cette sorte de familiarité de l'intelligence qui se place au niveau du maître de l'Europe, pour traiter avec lui de couronne à couronne, ne parurent à Bonaparte que l'arrogance de l'amour-propre : il se croyait bravé par tout ce qui avait quelque grandeur indépendante ; la bassesse lui semblait fidélité, la fierté révolte ; il ignorait que le vrai talent ne reconnaît des Napoléons que dans leur génie ; qu'il a ses entrées dans les palais comme dans les temples parce qu'il est immortel.

 

3 L28 Chapitre 21

Madame Récamier et M. Matthieu de Montmorency sont exilés. - Madame Récamier à Châlons.

Madame de Staël fut renvoyée à Coppet ; Mme Récamier s'empressa de nouveau de se rendre auprès d'elle ; M. Matthieu de Montmorency lui resta également dévoué ; l'un et l'autre en furent punis ; on leur infligea la peine même qu'ils étaient allés consoler. Les quarante lieues de distance de Paris furent maintenus.

Madame Récamier se retira à Châlons-sur-Marne, décidée dans son choix par le voisinage de Montmirail, qu'habitaient MM. de La Rochefoucauld-Doudeauville.

Mille détails de l'oppression de Bonaparte se sont perdus dans la tyrannie générale : les persécutés redoutaient la visite de leurs amis, crainte de les compromettre ; leurs amis n'osaient les chercher, crainte de leur attirer quelque accroissement de rigueur. Le malheureux devenu un pestiféré, séquestré du genre humain, demeurait en quarantaine dans la haine du despote. Bien reçu tant qu'on ignorait votre indépendance d'opinion, sitôt qu'elle était connue, tout se retirait ; il ne restait autour de vous que des autorités épiant vos liaisons, vos sentiments, vos correspondances, vos démarches. Tels étaient ces temps de bonheur et de liberté.

Madame de Staël écrivait à Mme Récamier qu'elle ne désirait pas la voir à Coppet, dans l'appréhension du mal qu'elle pourrait lui apporter ; mais elle ne disait pas tout : elle était mariée secrètement à M. Rocca, d'où résultait une complication d'embarras dont la police impériale profitait. Madame Récamier s'étonnait à bon droit de l'obstination que mettait Mme de Staël à lui interdire l'entrée de Coppet. Blessée de la résistance de son amie pour laquelle elle s'était déjà sacrifiée, elle n'en persistait pas moins, dans sa résolution de partager les dangers de Coppet.

Une année entière s'écoula dans cette anxiété. Les lettres de Mme de Staël révèlent les souffrances de cette époque, où les talents étaient menacés à chaque instant d'être jetés dans un cachot, où l'on aspirait à la fuite comme à la délivrance : quand la liberté a disparu, il reste un pays, mais il n'y a plus de patrie.

 

3 L29 Livre vingt-neuvième

Ambassade de Rome

1. Ambassade de Rome. - Trois espèces de matériaux. - 2. Journal de route. - 3. Lettres à madame Récamier. - 4. Léon XII et les cardinaux. - 5. Les ambassadeurs. - 6. Les anciens artistes et les artistes nouveaux. - 7. Ancienne société romaine. - 8. Moeurs actuelles de Rome. - 9. Les lieux et le paysage. - 10. Lettre à M. Villemain. - 11. A madame Récamier. - 12. Explication sur le Mémoire qu'on va lire. - 13. Mémoire . - 14. A madame Récamier. - 15. Dépêche à M. le comte de la Ferronnays. - 16. A madame Récamier. - 17. Mort de Léon XII. - Dépêche à M. le comte Portalis.

 

3 L29 Chapitre 1

Ambassade de Rome. - Trois espèces de matériaux.

Ce que je viens d'écrire en 1839 de Mme de Staël et de Mme Récamier rejoint le livre de mon ambassade à Rome, écrit en 1828 et 1829, il y a dix ans. J'ai introduit le lecteur dans un petit canton détourné de l'empire, tandis que cet empire accomplissait son mouvement universel ; je me trouve maintenant conduit à mon ambassade de Rome.

Pour ce livre, les matériaux ont abondé ; ils sont de trois sortes :

Les premiers contiennent l'histoire de mes sentiments intimes et de ma vie privée racontée dans les lettres adressées à madame Récamier.

Les seconds exposent ma vie publique ; ce sont mes dépêches.

Les troisièmes sont un mélange de détails historiques sur les papes, sur l'ancienne société de Rome, sur les changements arrivés de siècles en siècles dans cette société, etc.

Parmi ces investigations se trouvent des pensées et des descriptions, fruit de mes promenades. Tout cela a été écrit dans l'espace de sept mois, temps de la durée de mon ambassade au milieu des fêtes ou des occupations sérieuses [En relisant ces manuscrits, j'ai seulement ajouté quelques passages d'ouvrages publiés postérieurement à la date de mon ambassade de Rome. (N.d.A.)] . Néanmoins, ma santé était altérée : je ne pouvais lever les yeux sans éprouver des éblouissements ; pour admirer le ciel, j'étais obligé de le placer autour de moi, en montant au haut d'un palais ou d'une colline. Mais je guéris la lassitude du corps par l'application de l'esprit : l'exercice de ma pensée renouvelle mes forces physiques ; ce qui tuerait un autre homme me fait vivre.

Au revu de tout cela, une chose m'a frappé : à mon arrivée dans la ville éternelle, je sens une certaine déplaisance, et je crois un moment que tout est changé ; peu à peu la fièvre des ruines me gagne, et je finis, comme mille autres voyageurs, par adorer ce qui m'avait laissé froid d'abord. La nostalgie est le regret du pays natal : aux rives du Tibre on a aussi le mal du pays , mais il produit un effet opposé à son effet accoutumé : on est saisi de l'amour des solitudes et du dégoût de la patrie. J'avais déjà éprouvé ce mal lors de mon premier séjour, et j'ai pu dire :

Agnosco veteris vestigia flammae.

Vous savez qu'à la formation du ministère Martignac le seul nom de l'Italie avait fait disparaître le reste de mes répugnances ; mais je ne suis jamais sûr de mes dispositions en matière de joie : je ne fus pas plus tôt parti avec madame de Chateaubriand que ma tristesse naturelle me rejoignit en chemin. Vous allez vous en convaincre par mon journal de route.

 

3 L29 Chapitre 2

Journal de route.

" Lausanne, 22 septembre 1828.

" J'ai quitté Paris le 16 de ce mois ; j'ai passé le 17 à Villeneuve-sur-Yonne : que de souvenirs ! Joubert a disparu ; le château abandonné de Passy a changé de maître ; il m'a été dit : " Soyez la cigale des nuits. Esto cicada noctium . "

" Arona, 25 septembre.

" Arrivé à Lausanne le 22, j'ai suivi la route par laquelle ont disparu deux autres femmes qui m'avaient voulu du bien et qui, dans l'ordre de la nature, me devaient survivre : l'une, madame la marquise de Custine, est venue mourir à Bex ; l'autre, madame la duchesse de Duras, il n'y a pas encore un an, courait au Simplon, fuyant devant la mort qui l'atteignit à Nice.

Noble Clara , digne et constante amie,

Ton souvenir ne vit plus en ces lieux ;

De ce tombeau l'on détourne les yeux :

Ton nom s'efface et le monde t'oublie !

" Le dernier billet que j'ai reçu de madame de Duras fait sentir l'amertume de cette dernière goutte de la vie qu'il nous faudra tous épuiser :

" Nice, 14 novembre 1827.

" Je vous ai envoyé un asclepias carnata : c'est un laurier grimpant de pleine terre qui ne craint pas le froid et qui a une fleur rouge comme le camélia, qui sent excellent ; mettez-le sous les fenêtres de la bibliothèque du Bénédictin.

" Je vous dirai un mot de mes nouvelles : c'est toujours la même chose ; je languis sur mon canapé toute la journée, c'est-à-dire tout le temps où je ne suis pas en voiture ou à marcher dehors ; ce que je ne puis faire au delà d'une demi-heure. Je rêve au passé ; ma vie a été si agitée, si variée, que je ne puis dire que j'éprouve un violent ennui : si je pouvais seulement coudre ou faire de la tapisserie, je ne me trouverais pas malheureuse. Ma vie présente est si éloignée de ma vie passée, qu'il me semble que je lis des mémoires, ou que je regarde un spectacle. "

" Ainsi, je suis rentré dans l'Italie privé de mes appuis, comme j'en sortis il y a vingt-cinq ans. Mais à cette première époque je pouvais réparer mes pertes, aujourd'hui qui voudrait s'associer a quelques vieux jours ? Personne ne se soucie d'habiter une ruine.

" Au village même du Simplon, j'ai vu le premier sourire d'une heureuse aurore. Les rochers, dont la base s'étendait noircie à mes pieds, resplendissaient de rose au haut de la montagne, frappés des rayons du soleil. Pour sortir des ténèbres, il suffit de s'élever vers le ciel.

" Si l'Italie avait déjà perdu pour moi de son éclat lors de mon voyage à Vérone en 1822, dans cette année 1828 elle m'a paru encore plus décolorée ; j'ai mesuré les progrès du temps. Appuyé sur le balcon de l'auberge à Arona, je regardais les rivages du lac Majeur, peints de l'or du couchant et bordés de flots d'azur. Rien n'était doux comme ce paysage que le château bordait de ses créneaux. Ce spectacle ne me portait ni plaisir ni sentiment. Les années printanières marient à ce qu'elles voient leurs espérances ; un jeune homme va errant avec ce qu'il aime, ou avec les souvenirs du bonheur absent. S'il n'a aucun lien, il en cherche ; il se flatte à chaque pas de trouver quelque chose ; des pensées de félicité le suivent : cette disposition de son âme se réfléchit sur les objets.

" Au surplus, je m'aperçois moins du rapetissé de la société actuelle lorsque je me trouve seul. Laissé à la solitude dans laquelle Bonaparte a laissé le monde, j'entends à peine les générations débiles qui passent et vagissent au bord du désert. "

" Bologne, 28 septembre 1828.

" A Milan, en moins d'un quart d'heure, j'ai compté dix-sept bossus passant sous la fenêtre de mon auberge. La schlague allemande a déformé la jeune Italie.

" J'ai vu dans son sépulcre saint Charles Borromée dont je venais de toucher la crèche à Arona. Il comptait deux cent quarante-quatre années de mort. Il n'était pas beau.

" A Borgo San Donnino, madame de Chateaubriand est accourue dans ma chambre au milieu de la nuit : elle avait vu tomber ses robes et son chapeau de paille des chaises où ils étaient suspendus. Elle en avait conclu que nous étions dans une auberge hantée des esprits ou habitée par des voleurs. Je n'avais éprouvé aucune commotion dans mon lit : il était pourtant vrai qu'un tremblement de terre s'était fait sentir dans l'Apennin : ce qui renverse les cités peut faire tomber les vêtements d'une femme. C'est ce que j'ai dit à madame de Chateaubriand ; je lui ai dit aussi que j'avais traversé sans accident, en Espagne, dans la Vega du Xenil, un village culbuté la veille par une secousse souterraine. Ces hautes consolations n'ont pas eu le moindre succès et nous nous sommes empressés de quitter cette caverne d'assassins.

" La suite de ma course m'a montré partout la fuite des hommes et l'inconstance des fortunes. A Parme, j'ai trouvé le portrait de la veuve de Napoléon ; cette fille des Césars est maintenant la femme du comte de Neipperg ; cette mère du fils du conquérant a donné des frères à ce fils : elle fait garantir les dettes qu'elle entasse par un petit Bourbon qui demeure à Lucques, et qui doit, s'il y a lieu, hériter du duché de Parme.

" Bologne me semble moins désert qu'à l'époque de mon premier voyage. J'y ai été reçu avec les honneurs dont on assomme les ambassadeurs. J'ai visité un beau cimetière : je n'oublie jamais les morts ; c'est notre famille.

" Je n'avais jamais si bien admiré les Carrache qu'à la nouvelle galerie de Bologne. J'ai cru voir la sainte Cécile de Raphaël pour la première fois, tant elle était plus divine qu'au Louvre, sous notre ciel barbouillé de suie. "

" Ravenne, 1er octobre 1828.

" Dans la Romagne, pays que je ne connaissais pas, une multitude de villes, avec leurs maisons enduites d'une chaux de marbre, sont perchées sur le haut de diverses petites montagnes comme des compagnies de pigeons blancs. Chacune de ces villes offre quelques chefs-d'oeuvre des arts modernes ou quelques monuments de l'antiquité. Ce canton de l'Italie renferme toute l'histoire romaine ; il faudrait le parcourir Tite-Live, Tacite et Suétone à la main.

" J'ai traversé Imola, évêché de Pie VII, et Faenza, patrie de Rossini. A Forli je me suis détourné de ma route pour visiter à Ravenne le tombeau de Dante. En approchant du monument, j'ai été saisi de ce frisson d'admiration que donne une grande renommée, quand le maître de cette renommée a été malheureux. Alfieri, qui avait sur le front il pallor della morte e la speranza , se prosterna sur ce marbre et lui adressa son sonnet : O gran Padre Alighier ! Devant le tombeau je m'appliquais ce vers du Purgatoire :

. . . . . . . . . Frate,

Lo mondo è cieco, e tu vien ben da lui.

. . . . . . . . " Frère,

Le monde est aveugle, et tu viens bien de lui . "

" Béatrice m'apparaissait ; je la voyais telle qu'elle était lorsqu'elle inspirait à son poète le désir de soupirer et de mourir de pleurs :

Di sospirare, e di morir di pianto.

" O ma pieuse chanson, dit le père des muses modernes, va pleurant à présent ! va retrouver les femmes et les jeunes filles à qui tes soeurs avaient accoutumé de porter la joie ! Et toi, qui es fille de la tristesse, va-t-en, inconsolée, demeurer avec Béatrice. "

" Et pourtant le créateur d'un nouveau monde de poésie oublia Béatrice quand elle eut quitté la terre ; il ne la retrouva, pour l'adorer dans son génie, que quand il fut détrompé. Béatrice lui en fait le reproche, lorsqu'elle se prépare à montrer le ciel à son amant :

" Je l'ai soutenu (Dante), dit-elle aux puissances du paradis, je l'ai soutenu quelque temps par mon visage et mes yeux d'enfant ; mais quand je fus sur le seuil de mon second âge et que je changeai de vie, il me quitta et se donna à d'autres. "

" Dante refusa de rentrer dans sa patrie au prix d'un pardon. Il répondit à l'un de ses parents : " Si pour retourner à Florence il n'est d'autre chemin que celui qui m'est ouvert, je n'y retournerai point. Je puis partout contempler les astres et le soleil. " Dante dénia ses jours aux Florentins, et Ravenne leur a dénié ses cendres, alors même que Michel-Ange, génie ressuscité du poète, se promettait de décorer à Florence le monument funèbre de celui qui avait appris come l'uom s'eterna .

" Le peintre du Jugement dernier , le sculpteur de Moïse , l'architecte de la Coupole de Saint-Pierre , l'ingénieur du vieux bastion de Florence , le poète des Sonnets adressés à Dante , se joignit à ses compatriotes et appuya de ces mots la requête qu'ils présentèrent à Léon X : Io Michel Agnolo, scultore, il medesimo a Vostra Santità supplico, offerendomi al divin poeta fare la sepoltura sua condecente e in loco onorevole in questa città .

" Michel-Ange, dont le ciseau fut trompé dans son espérance, eut recours à son crayon pour élever à cet autre lui-même un autre mausolée. Il dessina les principaux sujets de la Divina Commedia sur les marges d'un exemplaire in-folio des oeuvres du grand poète ; un navire, qui portait de Livourne à Civita-Vecchia ce double monument, fit naufrage.

" Je m'en revenais tout ému et ressentant quelque chose de cette commotion mêlée d'une terreur divine que j'éprouvai à Jérusalem, lorsque mon cicerone m'a proposé de me conduire à la maison de lord Byron. Eh ! que me faisaient Childe-Harold et la signora Giuccioli en présence de Dante et de Béatrice ! Le malheur et les siècles manquent encore à Childe-Harold ; qu'il attende l'avenir. Byron a été mal inspiré dans sa prophétie de Dante.

" J'ai retrouvé Constantinople à Saint-Vital et à Saint-Apollinaire. Honorius et sa poule ne m'importaient guère ; j'aime mieux Placidie et ses aventures, dont le souvenir me revenait dans la basilique de Saint Jean-Baptiste ; c'est le roman chez les barbares. Théodoric reste grand, bien qu'il ait fait mourir Boèce. Ces Goths étaient d'une race supérieure ; Amalasonte, bannie dans une île du lac de Bolsène, s'efforça, avec son ministre Cassiodore, de conserver ce qui restait de la civilisation romaine. Les Exarques apportèrent à Ravenne la décadence de leur empire. Ravenne fut lombarde sous Astolphe ; les Carlovingiens la rendirent à Rome. Elle devint sujette de son archevêque, puis elle se changea de république en tyrannie, finalement après avoir été guelfe ou gibeline ; après avoir fait partie des Etats vénitiens, elle est retournée à l'Eglise sous le pape Jules II, et ne vit plus aujourd'hui que par le nom de Dante.

" Cette ville, que Rome enfanta dans son âge avancé eut dès sa naissance quelque chose de la vieillesse de sa mère. A tout prendre, je vivrais bien ici ; j'aimerais à aller à la colonne des Français, élevée en mémoire de la bataille de Ravenne. Là se trouvèrent le cardinal de Médicis (Léon X) et Arioste, Bayard et Lautrec, frère de la comtesse de Chateaubriand. Là fut tué à l'âge de vingt-quatre ans le beau Gaston de Foix : " Nonobstant toute l'artillerie tirée par les Espagnols, les Français marchaient toujours, dit le Loyal serviteur ; depuis que Dieu créa ciel et terre, ne fut un plus cruel ne plus dur assaut entre Français et Espagnols. Ils se reposaient les uns devant les autres pour reprendre leur haleine ; puis, baissant la vue, ils recommençaient de plus belle en criant : France et Espagne ! Il ne resta de tant de guerriers que quelques chevaliers, qui alors affranchis de la gloire endossèrent le froc. "

" On voyait aussi dans quelque chaumière une jeune fille qui, en tournant son fuseau, embarrassait ses doigts délicats dans du chanvre ; elle n'avait pas l'habitude d'une pareille vie : c'était une Trivulce. Quand à travers sa porte entrebâillée elle voyait deux lames se rejoindre dans l'étendue des flots, elle sentait sa tristesse s'accroître : cette femme avait été aimée d'un grand roi. Elle continuait d'aller tristement, par un chemin isolé, de sa chaumière à une église abandonnée et de cette église à sa chaumière.

" L'antique forêt que je traversais était composée de pins esseulés ; ils ressemblaient à des mâts de galères engravées dans le sable. Le soleil était près de se coucher lorsque je quittai Ravenne ; j'entendis le son lointain d'une cloche qui tintait : elle appelait les fidèles à la prière. "

" Ancône, 3 et 4 octobre.

" Revenu à Forli, je l'ai quitté de nouveau sans avoir vu sur ses remparts croulants l'endroit d'où la duchesse Catherine Sforze déclara à ses ennemis, prêts à égorger son fils unique, qu'elle pouvait encore être mère. Pie VII, né à Césène, fut moine dans l'admirable couvent de la Madona del Monte .

" Je traversai près de Savignano la ravine d'un petit torrent : quand on me dit que j'avais passé le Rubicon, il me sembla qu'un voile se levait et que j'apercevais la terre du temps de César. Mon Rubicon, a moi, c'est la vie : depuis longtemps j'en ai franchi le premier bord.

" A Rimini, je n'ai rencontré ni Française, ni l'autre ombre sa compagne, qui au vent semblaient si légères :

E pajon si al vento esser leggieri.

" Rimini, Pesaro, Fano, Sinigaglia, m'ont amené à Ancône sur des ponts et sur des chemins laissés par les Augustes. Dans Ancône on célèbre aujourd'hui la fête du pape ; j'en entends la musique à l'arc triomphal de Trajan : double souveraineté de la ville éternelle. "

" Lorette, 5 et 6 octobre.

" Nous sommes venus coucher à Lorette. Le territoire offre un spécimen parfaitement conservé de la colonie romaine . Les paysans fermiers de Notre-Dame sont dans l'aisance et paraissent heureux ; les paysannes, belles et gaies, portent une fleur dans leur chevelure. Le prélat-gouverneur nous a donné l'hospitalité. Du haut des clochers et du sommet de quelques éminences de la ville, on a des perspectives riantes sur les campagnes, sur Ancône et sur la mer. Le soir nous avons eu une tempête. Je me plaisais à voir la valentia muralis et la fumeterre des chèvres s'incliner au vent sur les vieux murs. Je me promenais sous les galeries à double étage, élevées d'après les dessins de Bramante. Ces pavés seront battus des pluies de l'automne ces brins d'herbe frémiront au souffle de l'Adriatique longtemps après que j'aurai passé.

" A minuit j'étais retiré dans un lit de huit pieds carrés consacré par Bonaparte ; une veilleuse éclairait à peine la nuit de ma chambre ; tout à coup une petite porte s'ouvre, et je vois entrer mystérieusement un homme menant avec lui une femme voilée. Je me soulève sur le coude et le regarde ; il s'approche de mon lit et se hâte, en se courbant jusqu'à terre, de me faire mille excuses de troubler ainsi le repos de M. l'ambassadeur : mais il est veuf ; il est un pauvre intendant ; il désire marier sa ragazza , ici présente : malheureusement il lui manque quelque chose pour la dot. Il relève le voile de l'orpheline : elle était pâle, très jolie et tenait les yeux baissés avec une modestie convenable. Ce père de famille avait l'air de vouloir s'en aller et laisser la fiancée m'achever son histoire. Dans ce pressant danger, je ne demandai point à l'obligeant infortuné, comme demanda le bon chevalier à la mère de la jeune fille de Grenoble, si elle était vierge ; tout ébouriffé je pris quelques pièces d'or sur la table près de mon lit ; je les donnai, pour faire honneur au roi mon maître, à la zitella, dont les yeux n'étaient pas enflés à force d'avoir pleuré . Elle me baisa la main avec une reconnaissance infinie. Je ne prononçai pas un mot, et retombant sur mon immense couche, comme si je voulais dormir, la vision de saint Antoine disparut. Je remerciai mon patron saint François dont c'était la fête ; je restai dans les ténèbres moitié riant, moitié regrettant, et dans une admiration profonde de mes vertus.

" C'était pourtant ainsi que je semais l'or, que j'étais ambassadeur, hébergé en toute pompe chez le gouverneur de Lorette, dans cette même ville où le Tasse était logé dans un mauvais bouge et où, faute d'un peu d'argent, il ne pouvait continuer sa route. Il paya sa dette à Notre-Dame de Lorette par sa canzone :

Ecco fra le tempeste e i fieri venti.

" Madame de Chateaubriand fit amende honorable de ma passagère fortune, en montant à genoux les degrés de la santa Chiesa. Après ma victoire de la nuit, j'aurais eu plus de droit que le roi de Saxe de déposer mon habit de noces au trésor de Lorette ; mais je ne me pardonnerai jamais, à moi chétif enfant des muses, d'avoir été si puissant et si heureux, là où le chantre de la Jérusalem avait été si faible et si misérable ! Torquato, ne me prends pas dans ce moment extraordinaire de mes inconstantes prospérités ; la richesse n'est pas mon habitude ; vois-moi dans mon passage à Namur, dans mon grenier à Londres, dans mon infirmerie à Paris, afin de me trouver avec toi quelque lointaine ressemblance.

" Je n'ai point, comme Montaigne, laissé mon portrait en argent à Notre-Dame de Lorette, ni celui de ma fille, Leonora Montana, filia unica ; je n'ai jamais désiré me survivre : mais pourtant une fille, et qui porterait le nom de Léonore ! "

" Spoleto.

" Après avoir quitté Lorette, passé Macerata, laissé Tolentino qui marque un pas de Bonaparte et rappelle un traité, j'ai gravi les derniers redans de l'Apennin. Le plateau de la montagne est humide et cultivé comme une houblonnière. A gauche étaient les mers de la Grèce, à droite celles de l'Ibérie ; je pouvais être pressé du souffle des brises que j'avais respirées à Athènes et à Grenade Nous sommes descendus vers l'Ombrie en circulant dans les volutes des gorges exfoliées où sont suspendus dans des bouquets de bois les descendants de ces montagnards qui fournirent des soldats à Rome après la bataille de Trasimène.

" Foligno possédait une Vierge de Raphaël qui est aujourd'hui, je crois, entre les mains du cardinal Fesch. Vene , dans une position charmante, est à la source du Clitumne. Le Poussin a reproduit ce site chaud et suave ; Byron l'a froidement chanté.

" Spoleto a donné le jour au pape actuel. Selon mon courrier Giorgini, Léon XII a placé dans cette ville les galériens pour honorer sa patrie. Spoleto osa résister à Annibal. Elle montre plusieurs ouvrages de Lippi l'ancien, qui, nourri dans le cloître, esclave en Barbarie, espèce de Cervantes chez les peintres, mourut à soixante ans passés du poison que lui donnèrent les parents de Lucrèce, séduite par lui, croyait-on. "

" Civita Castellana.

" A Monte-Lupo, le comte Potoski s'ensevelit dans des laures charmantes ; mais les pensées de Rome ne l'y suivirent-elles point ? Ne se croyait-il pas transporté au milieu des choeurs des jeunes filles ? Et moi aussi, comme saint Jérôme, " j'ai passé, dans mon temps, le jour et la nuit à pousser des cris, à frapper ma poitrine jusqu'au moment où Dieu me renvoyait la paix ". Je regrette de ne plus être ce que j'ai été, plango me non esse quod fuerim .

" Après avoir dépassé les ermitages de Monte-Lupo, nous avons commencé à contourner la Somma. J'avais déjà suivi ce chemin dans mon premier voyage de Florence à Rome par Pérouse, en accompagnant une femme mourante...

" A la nature de la lumière et à une sorte de vivacité du paysage, je me serais cru sur une des croupes des Alleghanis, n'était qu'un haut aqueduc, surmonté d'un Pont étroit, me rappelait un ouvrage de Rome auquel les ducs lombards de Spoleto avaient mis la main : les Américains n'en sont pas encore à ces monuments qui viennent après la liberté. J'ai monté la Somma à pied, près des boeufs du Clitumne qui traînaient madame l'ambassadrice à son triomphe. Une jeune chevrière maigre, légère et gentille comme sa bique, me suivait, avec son petit frère, dans ces opulentes campagnes en me demandant la carità : je la lui ai faite en mémoire de madame de Beaumont dont ces lieux ne se souviennent plus.

Alas ! regardless of their doom,

The little victims play !

No sense have they of ills to come,

Nor care beyond to-day.

" Hélas ! sans souci de leur destinée, folâtrent les petites victimes ! Elles n'ont ni prévision des maux à venir, ni soin d'outre-journée. "

" J'ai retrouvé Terni et ses cascades. Une campagne plantée d'oliviers m'a conduit à Narni ; puis, en passant par Otricoli, nous sommes venus nous arrêter à la triste Civita Castellana. Je voudrais bien aller à Santa-Maria di Falleri pour voir une ville qui n'a plus que la peau, son enceinte : à l'intérieur elle était vide : misère humaine à Dieu ramène . Laissons passer mes grandeurs et je reviendrai chercher la ville des Falisques. Du tombeau de Néron, je vais montrer bientôt à ma femme la croix de Saint-Pierre qui domine la ville des Césars. "

 

3 L29 Chapitre 3

Lettres à madame Récamier.

Vous venez de parcourir mon journal de route, vous allez lire mes lettres à madame Récamier, entremêlées, comme je l'ai annoncé, de pages historiques.

Parallèlement vous trouverez mes dépêches. Ici paraîtront distinctement les deux hommes qui existent en moi.

A Madame Récamier.

" Rome, ce 11 octobre 1828.

" J'ai traversé cette belle contrée, remplie de votre souvenir ; il me consolait, sans pourtant m'ôter la tristesse de tous les autres souvenirs que je rencontrais à chaque pas. J'ai revu cette mer Adriatique que j'avais traversée il y a plus de vingt ans. Dans quelle disposition d'âme ! A Terni, je m'étais arrêté avec une pauvre expirante. Enfin, je suis entré dans Rome. Ses monuments, après ceux d'Athènes, comme je le craignais, m'ont paru moins parfaits. Ma mémoire des lieux, étonnante et cruelle à la fois, ne m'avait pas laissé oublier une seule pierre.

" Je n'ai vu personne encore, excepté le secrétaire d'Etat, le cardinal Bernetti. Pour avoir à qui parler, je suis allé chercher Guérin, hier au coucher du soleil : il m'a paru charmé de ma visite. Nous avons ouvert une fenêtre sur Rome et admiré l'horizon. C'est la seule chose qui soit restée, pour moi, telle que je l'ai vue : mes yeux ou les objets ont changé ; peut-être les uns et les autres. "

 

3 L29 Chapitre 4

Léon XII et les cardinaux.

Les premiers moments de mon séjour à Rome furent employés à des visites officielles. Sa Sainteté me reçut en audience privée ; les audiences publiques ne sont plus d'usage et coûtent trop cher. Léon XII, prince d'une grande taille et d'un air à la fois serein et triste, est vêtu d'une simple soutane blanche ; il n'a aucun faste et se tient dans un cabinet pauvre, presque sans meubles. Il ne mange presque pas ; il vit, avec son chat, d'un peu de polenta . Il se sait très malade et se voit dépérir avec une résignation qui tient de la joie chrétienne : il mettrait volontiers, comme Benoît XIV, son cercueil sous son lit. Arrivé à la porte des appartements du pape, un abbé me conduit par des corridors noirs jusqu'au refuge ou au sanctuaire de Sa Sainteté. Elle ne se donne pas le temps de s'habiller, de peur de me faire attendre ; elle se lève, vient au-devant de moi, ne me permet jamais de mettre un genou en terre pour baiser le bas de sa robe au lieu de sa mule, et me conduit par la main jusqu'au siège placé à droite de son indigent fauteuil. Assis, nous causons.

Le lundi je me rends à sept heures du matin chez le secrétaire d'Etat, Bernetti, homme d'affaires et de plaisir. Il est lié avec la princesse Doria ; il connaît le siècle et n'a accepté le chapeau de cardinal qu'à son corps défendant. Il a refusé d'entrer dans l'Eglise, n'est sous-diacre qu'à brevet, et se pourrait marier demain en rendant son chapeau. Il croit à des révolutions et il va jusqu'à penser que, si sa vie est longue, il a des chances de voir la chute temporelle de la papauté.

Les cardinaux sont partagés en trois fartions :

La première se compose de ceux qui cherchent à marcher avec le temps et parmi lesquels se rangent Benvenuti et Opizzoni. Benvenuti s'est rendu célèbre par l'extirpation du brigandage et sa mission à Ravenne après le cardinal Rivarola ; Opizzoni, archevêque de Bologne, s'est concilié les diverses opinions dans cette ville industrielle et littéraire, difficile à gouverner.

La seconde faction se forme des zelanti , qui tentent de rétrograder : un de leurs chefs est le cardinal Odescalchi.

Enfin la troisième faction comprend les immobiles vieillards qui ne veulent ou ne peuvent aller ni en avant ni en arrière : parmi ces vieux on trouve le cardinal Vidoni, espèce de gendarme du traité de Tolentino : gros et grand, visage allumé, calotte de travers. Quand on lui dit qu'il a des chances à la papauté, il répond : Lo santo Spirito sarebbe dunque ubriaco ! Il plante des arbres à Ponte-Mole, où Constantin fit le monde chrétien. Je vois ces arbres lorsque je sors de Rome par la porte du Peuple pour rentrer par la porte Angélique. Du plus loin qu'il m'aperçoit le cardinal me crie : Ah ! ah ! signor ambasciadore di Francia ! puis il s'emporte contre les planteurs de ses pins. Il ne suit point l'étiquette cardinaliste ; il se fait accompagner par un seul laquais dans une voiture à sa guise : on lui pardonne tout, en l'appelant madama Vidoni [Quand j'ai quitté Rome il a acheté ma calèche et m'a fait l'honneur d'y mourir, en allant à Ponte-Mole. (Note de Paris, 1836. N.d.A.)] .

 

3 L29 Chapitre 5

Les Ambassadeurs.

Mes collègues d'ambassade sont le comte Lutzow, ambassadeur d'Autriche, homme poli : sa femme chante bien, toujours le même air, et parle toujours de ses petits enfants ; le savant baron Bunsen, ministre de Prusse et ami de l'historien Niebuhr (je négocie auprès de lui la résiliation en ma faveur du bail de son palais sur le Capitole) ; le ministre de Russie, prince Gagarin, exilé dans les grandeurs passées de Rome, pour des amours évanouies : s'il fut préféré par la belle madame Narischkine, un moment habitante de mon ancien ermitage d'Aulnay, il y aurait donc un charme dans la mauvaise humeur ; on domine plus par ses défauts que par ses qualités.

M. de Labrador, ambassadeur d'Espagne, homme fidèle, parle peu, se promène seul, pense beaucoup, ou ne pense point, ce que je ne sais démêler.

Le vieux comte Fuscaldo représente Naples comme l'hiver représente le printemps. Il a une grande pancarte de carton sur laquelle il étudie avec des lunettes, non les champs de roses de Paestum, mais les noms des étrangers suspects dont il ne doit pas viser les passeports. J'envie son palais (Farnèse), admirable structure inachevée, que Michel-Ange couronna, que peignit Annibal Carrache aidé d'Augustin son frère, et sous le portique duquel s'abrite le sarcophage de Cecilia Metella, qui n'a rien perdu au changement de mausolée. Fuscaldo, en loques d'esprit et de corps, a, dit-on, une maîtresse.

Le comte de Celles, ambassadeur du roi des Pays-Bas, avait épousé mademoiselle de Valence, aujourd'hui morte : il en a eu deux filles, qui, par conséquent, sont petite-filles de madame de Genlis. M. de Celles est resté préfet, parce qu'il l'a été ; caractère mêlé du loquace, du tyranneau, du recruteur et de l'intendant, qu'on ne perd jamais. Si vous rencontrez un homme qui, au lieu d'arpents, de toises et de pieds, vous parle d' hectares , de mètres et de décimètres , vous avez mis la main sur un préfet.

M. de Funchal, ambassadeur demi-avoué du Portugal, est ragotin, agité, grimacier, vert comme un singe du Brésil, et jaune comme une orange de Lisbonne : il chante pourtant sa négresse, ce nouveau Camoëns ! Grand amateur de musique, il tient à sa solde une espèce de Paganini, en attendant la restauration de son roi.

Par-ci, par-là, j'ai entrevu de petits finauds de ministres de divers petits Etats, tous scandalisés du bon marché que je fais de mon ambassade : leur importance boutonnée, gourmée, silencieuse, marche les jambes serrées et à pas étroits : elle a l'air prête à crever de secrets, qu'elle ignore.

 

3 L29 Chapitre 6

Les anciens artistes et les artistes nouveaux.

Ambassadeur en Angleterre dans l'année 1822, je recherchai les lieux et les hommes que j'avais jadis connus à Londres en 1793 ; ambassadeur auprès du Saint-Siège en 1828, je me suis hâté de parcourir les palais et les ruines, de redemander les personnes que j'avais vues à Rome en 1803 : des palais et des ruines, j'en ai retrouvé beaucoup ; des personnes, peu.

Le palais Lancelotti, autrefois loué au cardinal Fesch, est maintenant occupé par ses vrais maîtres, le prince Lancelotti et la princesse Lancelotti, fille du prince Massimo. La maison où demeura madame de Beaumont, à la place d'Espagne, a disparu. Quant à madame de Beaumont, elle est demeurée dans son dernier asile, et j'ai prié avec le pape Léon XII à sa tombe.

Canova a pris également congé du monde. Je le visitai deux fois dans son atelier en 1803 ; il me reçut le maillet à la main. Il me montra de l'air le plus naïf et le plus doux son énorme statue de Bonaparte et son Hercule lançant Lycas dans les flots : il tenait à vous convaincre qu'il pouvait arriver à l'énergie de la forme ; mais alors même son ciseau se refusait à fouiller profondément l'anatomie ; la nymphe restait malgré lui dans les chairs, et l'Hébé se retrouvait sous les rides de ses vieillards. J'ai rencontré sur ma route le premier sculpteur de mon temps ; il est tombé de son échafaud, comme Goujon de l'échafaud du Louvre ; la mort est toujours là pour continuer la Saint-Barthélemy éternelle, et nous abattre avec ses flèches.

Mais qui vit encore à ma grande joie, c'est mon vieux Boguet, le doyen des peintres français à Rome. Deux fois il a essayé de quitter ses campagnes aimées ; il est allé jusqu'à Gênes ; le coeur lui a failli et il est revenu à ses foyers adoptifs. Je l'ai choyé à l'ambassade, ainsi que son fils pour lequel il a la tendresse d'une mère. J'ai recommencé avec lui nos anciennes excursions ; je ne m'aperçois de sa vieillesse qu'à la lenteur de ses pas ; j'éprouve une sorte d'attendrissement en contrefaisant le jeune, et en mesurant mes enjambées sur les siennes. Nous n'avons plus ni l'un ni l'autre longtemps à voir couler le Tibre.

Les grands artistes, à leur grande époque, menaient une tout autre vie que celle qu'ils mènent aujourd'hui : attachés aux voûtes du Vatican, aux parois de Saint-Pierre, aux murs de la Farnésine, ils travaillaient à leurs chefs-d'oeuvre suspendus avec eux dans les airs. Raphaël marchait environné de ses élèves, escorté des cardinaux et des princes, comme un sénateur de l'ancienne Rome suivi et devancé de ses clients. Charles-Quint posa trois fois devant le Titien. Il ramassait son pinceau et lui cédait la droite à la promenade, de même que François Ier assistait Léonard de Vinci sur son lit de mort. Titien alla en triomphe à Rome ; l'immense Buonarotti l'y reçut : à quatre-vingt-dix-neuf ans, Titien tenait encore d'une main ferme, à Venise, son pinceau d'un siècle, vainqueur des siècles.

Le grand-duc de Toscane fit déterrer secrètement Michel-Ange, mort à Rome après avoir posé, à quatre-vingt-huit ans, le faîte de la coupole de Saint-Pierre. Florence, par des obsèques magnifiques, expia sur les cendres de son grand peintre l'abandon où elle avait laissé la poussière de Dante, son grand poète.

Vélasquez visita deux fois l'Italie et l'Italie se leva deux fois pour le saluer : le précurseur de Murillo reprit le chemin des Espagnes chargé des fruits de cette Hespérie ausonienne, qui s'étaient détachés sous sa main : il emporta un tableau de chacun des douze peintres les plus célèbres de cette époque.

Ces fameux artistes passaient leurs jours dans des aventures et des fêtes ; ils défendaient les villes et les châteaux ; ils élevaient des églises, des palais et des remparts ; ils donnaient et recevaient de grands coups d'épée, séduisaient des femmes, se réfugiaient dans les cloîtres, étaient absous par les papes et sauvés par les princes. Dans une orgie que Benvenuto Cellini a racontée, on voit figurer les noms d'un Michel-Ange et de Jules Romain.

Aujourd'hui la scène est bien changée ; les artistes à Rome vivent pauvres et retirés. Peut-être y a-t-il dans cette vie une poésie qui vaut la première. Une association de peintres allemands a entrepris de faire remonter la peinture au Pérugin, pour lui rendre son inspiration chrétienne. Ces jeunes néophytes de saint Luc prétendent que Raphaël, dans sa seconde manière, est devenu païen, et que son talent a dégénéré. Soit ; soyons païens comme les vierges raphaéliques ; que notre talent dégénère et s'affaiblisse comme dans le tableau de la Transfiguration ! Cette erreur honorable de la nouvelle école sacrée n'en est pas moins une erreur ; il s'ensuivrait que la raideur et le mal dessiné des formes seraient la preuve de la vision intuitive, tandis que cette expression de foi, remarquable dans les ouvrages des peintres qui précèdent la Renaissance, ne vient point de ce que les personnages sont posés carrément et immobiles comme des sphinx, mais de ce que le peintre croyait comme son siècle. C'est sa pensée, non sa peinture, qui est religieuse ; chose si vraie, que l'école espagnole est éminemment pieuse dans ses expressions, bien qu'elle ait les grâces et les mouvements de la peinture depuis la Renaissance. D'où vient cela ? de ce que les Espagnols sont chrétiens.

Je vais voir travailler séparément les artistes : l'élève sculpteur demeure dans quelque grotte, sous les chênes verts de la villa Médicis, où il achève son enfant de marbre qui fait boire un serpent dans une coquille. Le peintre habite quelque maison délabrée dans un lieu désert ; je le trouve seul, prenant à travers sa fenêtre ouverte quelque vue de la campagne romaine. La Brigande de M. Schnetz est devenue la mère qui demande à une madone la guérison de son fils. Léopold Robert, revenu de Naples, a passé ces jours derniers par Rome, emportant avec lui les scènes enchantées de ce beau climat, qu'il n'a fait que coller sur sa toile.

Guérin est retiré, comme une colombe malade, au haut d'un pavillon de la villa Médicis. - Il écoute la tête sous son aile, le bruit du vent du Tibre ; quand il se réveille, il dessine à la plume la mort de Priam.

Horace Vernet s'efforce de changer sa manière ; y réussira-t-il ? Le serpent qu'il enlace à son cou, le costume qu'il affecte, le cigare qu'il fume, les masques et les fleurets dont il est entouré, rappellent trop le bivouac.

Qui a jamais entendu parler de mon ami M. Quecq, successeur de Jules III dans le casin de Michel-Ange, de Vignole et de Thadée Zuccari ? et pourtant il a peint pas trop mal, dans son nymphée en décret, la mort de Vitellius. Les parterres en friche sont hantés par un animal futé que s'occupe à chasser M. Quecq : c'est un renard, arrière petit-fils de Goupil-Renart, premier du nom et neveu d'Ysengrin-le-Loup.

Pinelli, entre deux ivresses, m'a promis douze scènes de danses, de jeux et de voleurs. C'est dommage qu'il laisse mourir de faim son grand chien couché à sa porte. - Thorwaldsen et Camuccini sont les deux princes des pauvres artistes de Rome.

Quelquefois ces artistes dispersés se réunissent, ils vont ensemble à pied à Subiaco. Chemin faisant, ils barbouillent sur les murs de l'auberge de Tivoli des grotesques. Peut-être un jour reconnaîtra-t-on quelque Michel-Ange au charbonné qu'il aura tracé sur un ouvrage de Raphaël.

Je voudrais être né artiste : la solitude, l'indépendance, le soleil parmi des ruines et des chefs-d'oeuvre, me conviendraient. Je n'ai aucun besoin ; un morceau de pain, une cruche de l'Aqua Felice , me suffiraient. Ma vie a été misérablement accrochée aux buissons de ma route ; heureux si j'avais été l'oiseau libre qui chante et fait son nid dans ces buissons !

Nicolas Poussin acheta, de la dot de sa femme, une maison sur le monte Pincio, en face d'un autre casino qui avait appartenu à Claude Gelée, dit le Lorrain.

Mon autre compatriote Claude mourut aussi sur les genoux de la reine du monde. Si Poussin reproduit la campagne de Rome lors même que la scène de ses paysages est placée ailleurs, le Lorrain reproduit les ciels de Rome lors même qu'il peint des vaisseaux et un soleil couchant sur la mer.

Que n'ai-je été le contemporain de certaines créatures privilégiées pour lesquelles je me sens de l'attrait dans les siècles divers ! Mais il m'eût fallu ressusciter trop souvent. Le Poussin et Claude le Lorrain ont passé au Capitole ; des rois y sont venus et ne les valaient pas. De Brosses y rencontra le prétendant d'Angleterre ; j'y trouvai en 1803 le roi de Sardaigne abdiqué, et aujourd'hui, en 1828, j'y vois le frère de Napoléon, roi de Westphalie. Rome déchue offre un asile aux puissances tombées ; ses ruines sont un lieu de franchise pour la gloire persécutée et les talents malheureux.

 

3 L29 Chapitre 7

Ancienne société romaine.

Si j'avais peint la société de Rome il y a un quart de siècle, de même que j'ai peint la campagne romaine, je serais obligé de retoucher mon portrait, il ne serait plus ressemblant. Chaque génération est de trente-trois années, la vie du Christ (le Christ est le type de tout) ; chaque génération dans notre monde occidental varie sa forme. L'homme est placé dans un tableau dont le cadre ne change point, mais dont les personnages sont mobiles. Rabelais était dans cette ville en 1536 avec le cardinal du Bellay, il faisait l'office de maître d'hôtel de Son Eminence, il tranchait et présentait .

Rabelais, changé en frère Jean des Entommeures , n'est pas de l'avis de Montaigne, qui n'a presque point ouï de cloches à Rome et beaucoup moins que dans un village de France ; Rabelais, au contraire, en entend beaucoup dans l' isle Sonnante (Rome), doutant que ce fust Dodone avec ses chaudrons .

Quarante-quatre ans après Rabelais, Montaigne trouva les bords du Tibre plantés, et il remarque que le 16 mars il y avait des roses et des artichauts à Rome. Les églises étaient nues, sans statues de saints sans tableaux, moins ornées et moins belles que les églises de France. Montaigne était accoutumé à la vastité sombre de nos cathédrales gothiques ; il parle plusieurs fois de Saint-Pierre sans le décrire, insensible ou indifférent qu'il parait être aux arts. En présence de tant de chefs-d'oeuvre, aucun nom ne s'offre au souvenir de Montaigne ; sa mémoire ne lui parle ni de Raphaël, ni de Michel-Ange, mort il n'y avait pas encore seize ans.

Au reste, les idées sur les arts, sur l'influence philosophique des génies qui les ont agrandis ou protégés, n'étaient point encore nées. Le temps fait pour les hommes ce que l'espace fait pour les monuments, on ne juge bien des uns et des autres qu'à distance et au point de la perspective ; trop près on ne les voit pas, trop loin on ne les voit plus.

L'auteur des Essais ne cherchait dans Rome que la Rome antique : " Les bastimens de cette Rome bastarde, dit-il, qu'on voit à cette heure, attachant à ces masures quoiqu'ils aient de quoi ravir en admiration nos siècles présens, me font ressouvenir des nids que les moineaux et les corneilles vont suspendant en France aux voûtes et parois des églises que les huguenots viennent d'y démolir. "

Quelle idée Montaigne se faisait-il donc de l'ancienne Rome, s'il regardait Saint-Pierre comme un nid de moineaux suspendu aux parois du Colysée ?

Le nouveau citoyen romain par bulle authentique de l'an 1581 depuis J.-C. avait remarqué que les Romaines ne portaient point de loup ou de masque comme les Françaises ; elles paraissaient en public couvertes de perles et de pierreries, mais leur ceinture était trop lâche et elles ressemblaient à des femmes enceintes . Les hommes étaient habillés de noir, " et bien qu'ils fussent ducs, comtes et marquis, ils avaient l'apparence un peu vile ".

N'est-il pas singulier que saint Jérôme remarque la démarche des Romaines qui les fait ressembler à des femmes enceintes : solutis genibus fractus incessus , " à pas brisés, les genoux fléchissants " ?

Presque tous les jours, lorsque je sors par la porte Angélique, je vois une chétive maison assez près du Tibre, avec une enseigne française enfumée représentant un ours : c'est là que Michel, seigneur de Montaigne, débarqua en arrivant à Rome, non loin de l'hôpital qui servit d'asile à ce pauvre fou, homme formé à l'antique et pure poésie que Montaigne avait visité dans sa loge à Ferrare, et qui lui avait causé encore plus de dépit que de compassion .

Ce fut un événement mémorable, lorsque le XVIIe siècle députa son plus grand poète protestant et son plus sérieux génie pour visiter, en 1638, la grande Rome catholique. Adossée à la croix, tenant dans ses mains les deux Testaments ayant derrière elle les générations coupables sorties d'Eden, et devant elle les générations rachetées descendues du jardin des Olives, elle disait à l'hérétique né d'hier : " Que veux-tu à ta vieille mère ? "

Leonora, la Romaine, enchanta Milton. A-t-on jamais remarqué que Leonora se retrouve dans les Mémoires de madame de Motteville, aux concerts du cardinal Mazarin ?

L'ordre des dates amène l'abbé Arnauld à Rome après Milton. Cet abbé, qui avait porté les armes, raconte une anecdote curieuse par le nom d'un des personnages, en même temps qu'elle fait revoir les moeurs des courtisanes. Le héros de la fable , le duc de Guise, petit-fils du Balafré, allant en quête de son aventure de Naples, passa par Rome en 1647 : il y connut la Nina Barcarola. Maison-Blanche, secrétaire de M. Deshayes, ambassadeur à Constantinople, s'avisa de vouloir être le rival du duc de Guise. Mal lui en prit ; on substitua (c'était la nuit dans une chambre sans lumière) une hideuse vieille à Nina. " Si les ris furent grands d'un côté, la confusion le fut de l'autre autant qu'on se le peut imaginer, dit Arnauld. L'Adonis, s'étant démêlé avec peine des embrassements de sa déesse, s'enfuit tout nu de cette maison comme s'il eût eu le diable à ses trousses. "

Le cardinal de Retz n'apprend rien sur les moeurs romaines. J'aime mieux le petit Coulanges et ses deux voyages en 1656 et 1689 : il célèbre ces vignes et ces jardins dont les noms seuls sont un charme.

Dans la promenade à la Porta Pia je retrouve presque toutes les personnes nommées par Coulanges : les personnes ? non ! leurs petits-fils et petites-filles.

Madame de Sévigné reçoit les vers de Coulanges ; elle lui répond du château des Rochers dans ma pauvre Bretagne, à dix lieues de Combourg : " Quelle triste date auprès de la vôtre, mon aimable cousin ! Elle convient à une solitaire comme moi, et celle de Rome à celui dont l'étoile est errante. Que la fortune vous a traité doucement, comme vous dites, quoiqu'elle vous ait fait querelle !!! "

Entre le premier voyage de Coulanges à Rome, en 1656, et son second voyage, en 1689, il s'était écoulé trente-trois ans : je n'en compte que vingt-cinq de perdus depuis mon premier voyage à Rome, en 1803, et mon second voyage en 1828. Si j'avais connu madame de Sévigné, je l'aurais guérie du chagrin de vieillir.

Spon, Misson, Dumont, Addison, suivent successivement Coulanges. Spon avec Wheler, son compagnon m'ont guidé sur les débris d'Athènes.

Il est curieux de lire dans Dumont comment les chefs-d'oeuvre que nous admirons étaient disposés à l'époque de son voyage en 1690 : on voyait au Belvédère les fleuves du Nil et du Tibre, l'Antinoüs, la Cléopâtre, le Laocoon et le torse supposé d'Hercule. Dumont place dans le jardin du Vatican les paons de bronze qui étaient sur le tombeau de Scipion l'Africain .

Addison voyage en scholar , sa course se résume en citations classiques empreintes de souvenirs anglais : en passant à Paris il avait offert ses poésies latines à M. Boileau.

Le père Labat suit l'auteur de Caton : c'est un singulier homme que ce moine parisien de l'ordre des Frères Prêcheurs. Missionnaire aux Antilles, flibustier, habile mathématicien, architecte et militaire, brave artilleur pointant le canon comme un grenadier, critique savant et ayant remis les Dieppois en possession de leur découverte primitive en Afrique, il avait l'esprit enclin à la raillerie et le caractère à la liberté. Je ne sache aucun voyageur qui donne des notions plus exactes et plus claires sur le gouvernement pontifical. Labat court les rues, va aux processions, se mêle de tout et se moque à peu près de tout.

Le frère prêcheur raconte qu'on lui a donné chez les capucins, à Cadix, des draps de lit tout neufs depuis dix ans, et qu'il a vu un saint Joseph habillé à l'espagnole, épée au côté, chapeau sous le bras, cheveux poudrés et lunettes sur le nez. A Rome, il assiste à une messe : " Jamais, dit-il, je n'ai tant vu de musiciens mutilés ensemble et une symphonie si nombreuse. Les connaisseurs disaient qu'il n'y avait rien de si beau. Je disais la même chose pour faire croire que je m'y connaissais ; mais si je n'avais pas eu l'honneur d'être du cortège de l'officiant, j'aurais quitté la cérémonie qui dura au moins trois bonnes heures, qui m'en parurent bien six. " Plus je descends vers le temps où j'écris, plus les sages de Rome deviennent semblables aux usages d'aujourd'hui.

Du temps de de Brosses les Romaines portaient de faux cheveux ; la coutume venait de loin : Properce demande à sa vie pourquoi elle se plaît à orner ses cheveux :

Quid juvat ornato procedere, vita, capillo ?

Les Gauloises, nos mères, fournissaient la chevelure des Sévérine, des Pisca, des Faustine, des Sabine. Velléda dit à Eudore en parlant de ses cheveux : " C'est mon diadème et je l'ai gardé pour toi. " Une chevelure n'était pas la plus grande conquête des Romains ; mais elle en était une des plus durables : on retire souvent des tombeaux de femmes cette parure entière : elle a résisté aux ciseaux des filles de la nuit, quand on cherche en vain le front élégant qu'elle couronna. Les tresses parfumées, objet de l'idolâtrie de la plus volage des passions, ont survécu à des empires ; la mort, qui brise toutes les chaînes, n'a pu rompre ce léger réseau.

Aujourd'hui les Italiennes portent leurs propres cheveux, que les femmes du peuple nattent avec une grâce coquette.

Le magistrat voyageur de Brosses a, dans ses portraits et dans ses écrits, un faux air de Voltaire avec lequel il eut une dispute comique à propos d'un champ. De Brosses causa plusieurs fois au bord du lit d'une princesse Borghèse. En 1803, j'ai vu dans le palais Borghèse une autre princesse : Pauline Bonaparte qui trouva, comme son frère, la mort dans de nombreuses victoires. Si elle eût vécu aux jours de Raphaël, il l'aurait représentée sous la forme d'un de ces amours qui s'appuient sur le dos des lions à la Farnésine, et la même langueur eût emporté le peintre et le modèle. Que de fleurs ont déjà passé dans ces steppes où j'ai fait errer Jérôme, Augustin, Eudore et Cymodocée !

De Brosses représente les Anglais à la place d'Espagne à peu près comme nous les voyons aujourd'hui, vivant ensemble, faisant grand bruit, regardant les pauvres humains du haut en bas et s'en retournant dans leur taudis rougeâtre à Londres, sans avoir jeté à peine un coup d'oeil sur le Colysée. De Brosses obtint l'honneur de faire sa cour à Jacques III :

" Des deux fils du prétendant, dit-il, l'aîné est âgé d'environ vingt ans, l'autre de quinze. J'entends dire à ceux qui les connaissent à fond que l'aîné vaut beaucoup mieux et qu'il est plus chéri dans son intérieur ; qu'il a de la bonté de coeur et un grand courage ; qu'il sent vivement sa situation, et que, s'il n'en sort pas un jour, ce ne sera pas faute d'intrépidité. On m'a raconté qu'ayant été mené tout jeune au siège de Gaëte, lors de la conquête du royaume de Naples par les Espagnols, dans la traversée son chapeau vint à tomber à la mer. On voulut le ramasser : " Non, dit-il, ce n'est pas la peine ; il faudra bien que j'aille le chercher un jour moi-même. "

De Brosses croit que si le prince de Galles tente quelque chose, il ne réussira pas et il en donne les raisons. Revenu à Rome après ses vaillantes apertises, Charles-Edouard, qui portait le nom de comte d'Albany, perdit son père ; il épousa la princesse de Stolberg-Goedern, et s'établit en Toscane. Est-il vrai qu'il visita secrètement Londres en 1753 et 1761, comme Hume le raconte, qu'il assista au couronnement de George III, et qu'il dit à quelqu'un qui l'avait reconnu dans la foule : " L'homme qui est l'objet de toute cette pompe est celui que j'envie le moins. " ?

L'union du prétendant ne fut pas heureuse ; la comtesse d'Albany se sépara de lui et fixa son séjour à Rome : ce fut là qu'un autre voyageur, Bonstetten, la rencontra ; le gentilhomme bernois, dans sa vieillesse, me faisait entendre à Genève qu'il avait des lettres de la première jeunesse de la comtesse d'Albany.

Alfieri vit à Florence la femme du prétendant et il l'aima pour la vie : " Douze ans après, dit-il, au moment où j'écris toutes ces pauvretés, à cet âge déplorable où il n'y a plus d'illusions, je sens que je l'aime tous les jours davantage, à mesure que le temps détruit le seul charme qu'elle ne doit pas à elle-même, l'éclat de sa passagère beauté. Mon coeur s'élève, devient meilleur et s'adoucit par elle, et j'oserais dire la même chose du sien, que je soutiens et fortifie. "

J'ai connu madame d'Albany à Florence ; l'âge avait apparemment produit chez elle un effet opposé à celui qu'il produit ordinairement : le temps ennoblit le visage, et, comme il est de race antique, il imprime quelque chose de sa race sur le front qu'il a marqué : la comtesse d'Albany, d'une taille épaisse, d'un visage sans expression, avait l'air commun. Si les femmes des tableaux de Rubens vieillissaient, elles ressembleraient à madame d'Albany à l'âge où je l'ai rencontrée. Je suis fâché que ce coeur, fortifié et soutenu par Alfieri, ait eu besoin d'un autre appui. Je rappellerai ici un passage de ma lettre sur Rome à M. de Fontanes :

" Savez-vous que je n'ai vu qu'une seule fois le comte Alfieri dans ma vie, et devineriez-vous comment ? Je l'ai vu mettre dans sa bière : on me dit qu'il n'était presque pas changé ; sa physionomie me parut noble et grave ; la mort y ajoutait sans doute une nouvelle sévérité ; le cercueil étant un peu trop court on inclina la tête du mort sur sa poitrine, ce qui lui fit faire un mouvement formidable. "

Rien n'est triste comme de relire vers la fin de ses jours ce que l'on a écrit dans sa jeunesse : tout ce qui était au présent se trouve au passé.

J'aperçus un moment, en 1803, à Rome, le cardinal d'York, cet Henri IX, dernier des Stuarts, âgé de soixante-dix-neuf ans. Il avait eu la faiblesse d'accepter une pension de George III : la veuve de Charles Ier en avait en vain sollicité une de Cromwell. Ainsi, la race des Stuarts a mis cent dix-neuf ans à s'éteindre, après avoir perdu le trône qu'elle n'a jamais retrouvé. Trois prétendants se sont transmis dans l'exil l'ombre d'une couronne : ils avaient de l'intelligence et du courage, que leur a-t-il manqué ? la main de Dieu.

Au surplus, les Stuarts se consolèrent à la vue de Rome ; ils n'étaient qu'un léger accident de plus dans ces vastes décombres, une petite colonne brisée, élevée au milieu d'une grande voirie de ruines. Leur race, en disparaissant du monde, eut encore cet autre réconfort : elle vit tomber la vieille Europe, la fatalité attachée aux Stuarts entraîna avec eux dans la poussière les autres rois, parmi lesquels se trouvait Louis XVI, dont l'aïeul avait refusé un asile au descendant de Charles Ier, et Charles X est mort dans l'exil à l'âge du cardinal d'York ! et son fils et son petit-fils sont errants sur la terre !

Le voyage de Lalande en Italie, en 1765 et 1766, est encore ce qu'il y a de mieux et de plus exact sur la Rome des arts et sur la Rome antique. " J'aime à lire les historiens et les poètes, dit-il, mais on ne saurait les lire avec plus de plaisir qu'en foulant la terre qui les portait, en se promenant sur les collines qu'ils décrivent, en voyant couler les fleuves qu'ils ont chantés. " Ce n'est pas trop mal pour un astronome qui mangeait des araignées.

Duclos, à peu près aussi décharné que Lalande, fait cette remarque fine : " Les pièces de théâtre des différents peuples sont une image assez vraie de leurs moeurs. L'arlequin, valet et personnage principal des comédies italiennes, est toujours représenté avec un grand désir de manger, ce qui part d'un besoin habituel. Nos valets de comédie sont communément ivrognes, ce qui peut supposer crapule, mais non pas misère. "

L'admiration déclamatoire de Dupaty n'offre pas de compensation pour l'aridité de Duclos et de Lalande, elle fait pourtant sentir la présence de Rome ; on s'aperçoit par un reflet que l'éloquence du style descriptif est née sous le souffle de Rousseau, spiraculum vitae . Dupaty touche à cette nouvelle école qui bientôt allait substituer le sentimental, l'obscur et le maniéré, au vrai, à la clarté et au naturel de Voltaire. Cependant, à travers son jargon affecté, Dupaty observe avec justesse : il explique la patience du peuple de Rome par la vieillesse de ses souverains successifs. " Un pape, dit-il, est toujours pour lui un roi qui se meurt. "

A la villa Borghèse, Dupaty voit approcher la nuit : " Il ne reste qu'un rayon du jour qui meurt sur le front d'une Vénus. " Les poètes de maintenant diraient-ils mieux ? Il prend congé de Tivoli : " Adieu, vallon ! je suis un étranger ; je n'habite point votre belle Italie. Je ne vous reverrai jamais ; mais peut-être mes enfants ou quelques-uns de mes enfants viendront vous visiter un jour : soyez-leur aussi charmant que vous l'avez été à leur père. " Quelques-uns des enfants de l'érudit et du poète ont visité Rome, et ils auraient pu voir le dernier rayon du jour mourir sur le front de la Venus genitrix de Dupaty.

A peine Dupaty avait quitté l'Italie que Goethe vint le remplacer. Le président au Parlement de Bordeaux entendit-il jamais parler de Goethe ? Et néanmoins le nom de Goethe vit sur cette terre où celui de Dupaty s'est évanoui. Ce n'est pas que j'aime le puissant génie de l'Allemagne ; j'ai peu de sympathie pour le poète de la matière : je sens Schiller, j'entends Goethe. Qu'il y ait de grandes beautés dans l'enthousiasme que Goethe éprouve à Rome pour Jupiter, d'excellents critiques le jugent ainsi, mais je préfère le Dieu de la Croix au Dieu de l'Olympe. Je cherche en vain l'auteur de Werther le long des rives du Tibre ; je ne le retrouve que dans cette phrase : " Ma vie actuelle est comme un rêve de jeunesse ; nous verrons si je suis destiné à le goûter ou à reconnaître que celui-ci est vain comme tant d'autres l'ont été. "

Quand l'aigle de Napoléon laissa Rome échapper de ses serres, elle retomba dans le sein de ses paisibles pasteurs : alors Byron parut aux murs croulants des Césars ; il jeta son imagination désolée sur tant de ruines, comme un manteau de deuil. Rome ! tu avais un nom il t'en donna un autre ; ce nom te restera : il t'appela " la Niobé des nations privée de ses enfants et de ses couronnes , sans voix pour dire ses infortunes, portant dans ses mains une urne vide dont la poussière est depuis longtemps dispersée ".

Après ce dernier orage de poésie, Byron ne tarda pas de mourir. J'aurais pu voir Byron à Genève, et je ne l'ai point vu ; j'aurais pu voir Goethe à Weimar, et je ne l'ai point vu ; mais j'ai vu tomber madame de Staël qui dédaignant de vivre au delà de sa jeunesse, passa rapidement au Capitole avec Corinne : noms impérissables, illustres cendres, qui se sont associés au nom et aux cendres de la ville éternelle [J'invite à lire dans la Revue des Deux Mondes , Ier et 15 juillet 1835, deux articles de M. J.-J. Ampère, intitulés Portraits de Rome à différents âges . Ces curieux documents compléteront un tableau dont on ne voit ici qu'une esquisse. (Note de Paris, 1837. N.d.A.)] .

 

3 L29 Chapitre 8

Moeurs actuelles de Rome.

Ainsi ont marché les changements de moeurs et de personnages, de siècle en siècle, en Italie ; mais la grande transformation a surtout été opérée par notre double occupation de Rome.

La République romaine , établie sous l'influence du Directoire, si ridicule qu'elle ait été avec ses deux consuls et ses licteurs (méchants facchini pris parmi la populace) n'a pas laissé que d'innover heureusement dans les lois civiles : c'est des préfectures, imaginées par cette République romaine, que Bonaparte a emprunté l'institution de ses préfets.

Nous avons porté à Rome le germe d'une administration qui n'existait pas ; Rome, devenue le chef-lieu du département du Tibre, fut supérieurement réglée. Le système hypothécaire lui vient de nous. La suppression des couvents, la vente des biens ecclésiastiques sanctionnée par Pie VI, ont affaibli la foi dans la permanence de la consécration des choses religieuses. Ce fameux index, qui fait encore un peu de bruit de ce côté-ci des Alpes, n'en fait aucun à Rome : pour quelques bajocchi on obtient la permission de lire, en sûreté de conscience, l'ouvrage défendu. L' index est au nombre de ces usages qui restent comme des témoins des anciens temps au milieu des temps nouveaux. Dans les républiques de Rome et d'Athènes, les titres de Roi, les noms des grandes familles tenant à la monarchie, n'étaient-ils pas respectueusement conservés ? Il n'y a que les Français qui se fâchent sottement contre leurs tombeaux et leurs annales, qui abattent les croix, dévastent les églises, en rancune du clergé de l'an de grâce 1000 ou 1100. Rien de plus puéril ou de plus bête que ces outrages de réminiscence ; rien qui porterait davantage à croire que nous ne sommes capables de quoi que ce soit de sérieux, que les vrais principes de la liberté nous demeureront à jamais inconnus. Loin de mépriser le passé, nous devrions, comme le font tous les peuples, le traiter en vieillard vénérable qui raconte à nos foyers ce qu'il a vu : quel mal nous peut-il faire ? Il nous instruit et nous amuse par ses récits, ses idées, son langage, ses manières, ses habits d'autrefois ; mais il est sans force, et ses mains sont débiles et tremblantes. Aurions-nous peur de ce contemporain de nos pères, qui serait déjà avec eux dans la tombe s'il pouvait mourir, et qui n'a d'autorité que celle de leur poussière ?

Les Français en traversant Rome y ont laissé leurs principes : c'est ce qui arrive toujours quand la conquête est accomplie par un peuple plus avancé en civilisation que le peuple qui subit cette conquête, témoin les Grecs en Asie sous Alexandre, témoin les Français en Europe sous Napoléon. Bonaparte, en enlevant les fils à leurs mères, en forçant la noblesse italienne à quitter ses palais et à porter les armes, hâtait la transformation de l'esprit national.

Quant à la physionomie de la société romaine, les jours de concert et de bal on pourrait se croire à Paris : même toilette, même ton, mêmes usages. L'Altieri, la Palestrina, la Zagarola, la Del Drago, la Lante, la Lozzano, etc., ne seraient pas étrangères dans les salons du faubourg Saint-Germain : pourtant quelques-unes de ces femmes ont un certain air effrayé qui, je crois, est du climat. La charmante Falconieri, par exemple, se tient toujours auprès d'une porte, prête à s'enfuir sur le mont Marius, si on la regarde : la villa Mellini est à elle ; un roman placé dans ce casin abandonné, sous des cyprès à la vue de la mer, aurait son prix.

Mais, quels que soient les changements de moeurs et de personnages de siècle en siècle en Italie, on y remarque une habitude de grandeur, dont nous autres, mesquins barbares, n'approchons pas. Il reste encore à Rome du sang romain et des traditions des maîtres du monde. Lorsqu'on voit des étrangers entassés dans de petites maisons nouvelles à la porte du Peuple, ou gîtés dans des palais qu'ils ont divisés en cases et percés de cheminées, on croirait voir des rats gratter au pied des monuments d'Apollodore et de Michel-Ange, et faisant, à force de ronger, des trous dans les pyramides.

Aujourd'hui les nobles romains, ruinés par la révolution, se renferment dans leurs palais, vivent avec parcimonie et sont devenus leurs propres gens d'affaires. Quand on a le bonheur (ce qui est fort rare) d'être admis chez eux le soir, on traverse de vastes salles sans meubles à peine éclairées, le long desquelles des statues antiques blanchissent dans l'épaisseur de l'ombre, comme des fantômes ou des morts exhumés. Au bout de ces salles le laquais déguenillé qui vous mène vous introduit dans une espèce de gynécée : autour d'une table sont assises trois ou quatre vieilles ou jeunes femmes mal tenues qui travaillent à la lueur d'une lampe à de petits ouvrages en échangeant quelques paroles avec un père, un frère, un mari à demi couchés obscurément en retraite, sur des fauteuils déchirés. Il y a pourtant je ne sais quoi de beau, de souverain, qui tient de la haute race, dans cette assemblée retranchée derrière des chefs-d'oeuvre et que vous avez prise d'abord pour un sabbat. L'espèce des sigisbées est finie, quoiqu'il y ait encore des abbés porte-schalls et porte-chaufferettes ; par-ci, par-là, un cardinal s'établit encore à demeure chez une femme comme un canapé.

Le népotisme et le scandale des pontifes ne sont plus possibles, comme les rois ne peuvent plus avoir de maîtresses en titre et en honneurs. A présent que la politique et les aventures tragiques d'amour ont cessé de remplir la vie des grandes dames romaines, à quoi passent-elles leur temps dans l'intérieur de leur ménage ? Il serait curieux de pénétrer au fond de ces moeurs nouvelles : si je reste à Rome, je m'en occuperai.

 

3 L29 Chapitre 9

Les lieux et le paysage.

Je visitai Tivoli le 10 décembre 1803 ; à cette époque je disais dans une narration qui fut imprimée alors : " Ce lieu est propre à la réflexion et à la rêverie ; je remonte dans ma vie passée ; je sens le poids du présent, je cherche à pénétrer mon avenir : où serai-je, que ferai-je et que serai-je dans vingt ans d'ici ? "

Vingt ans ! cela me semblait un siècle ; je croyais bien habiter ma tombe avant que ce siècle fût écoulé. Et ce n'est pas moi qui ai passé, c'est le maître du monde et son empire qui ont fui !

Presque tous les voyageurs anciens et modernes n'ont vu dans la campagne romaine que ce qu'ils appellent son horreur et sa nudité . Montaigne lui-même, à qui certes l'imagination ne manquait pas, dit : " Nous avions loin sur notre main gauche l'Apennin, le prospect du pays malplaisant, bossé, plein de profondes fendasses... le terroire nud, sans arbres, une bonne partie stérile. "

Le protestant Milton porte sur la campagne de Rome un regard aussi sec et aussi aride que sa foi. Lalande et le président de Brosses sont aussi aveugles que Milton.

On ne retrouve guère que dans le Voyage sur la scène des six derniers livres de l'Enéide , de M. de Bonstetten, publié à Genève en 1804, un an après ma lettre à M. de Fontanes (imprimée dans le Mercure vers la fin de l'année 1803), quelques sentiments vrais de cette admirable solitude, encore sont-ils mêlés d'objurgations : " Quel plaisir de lire Virgile sous le ciel d'Enée, et pour ainsi dire en présence des dieux d'Homère ! dit M. Bonstetten ; quelle solitude profonde dans ces déserts, où l'on ne voit que la mer, des bois ruinés, des champs, de grandes prairies, et pas un habitant ! Je ne voyais dans une vaste étendue de pays qu'une seule maison, et cette maison était près de moi, sur le sommet de la colline. J'y vais, elle était sans porte ; je monte un escalier, j'entre dans une espèce de chambre, un oiseau de proie y avait son nid...

" Je fus quelque temps à une fenêtre de cette maison abandonnée. Je voyais à mes pieds cette côte, au temps de Pline si riche et si magnifique, maintenant sans cultivateurs. "

Depuis ma description de la campagne romaine, on a passé du dénigrement à l'enthousiasme. Les voyageurs anglais et français qui m'ont suivi ont marqué tous leurs pas de la Storta à Rome par des extases. M. de Tournon, dans ses Etudes statistiques , entre dans la voie d'admiration que j'ai eu le bonheur d'ouvrir : " La campagne romaine, dit-il, développe à chaque pas plus distinctement la sérieuse beauté de ses immenses lignes, de ses plans nombreux, et son bel encadrement de montagnes. Sa monotone grandeur frappe et élève la pensée. "

Je n'ai point à mentionner M. Simond, dont le voyage semble une gageure, et qui s'est amusé à regarder Rome à l'envers. Je me trouvais à Genève lorsqu'il mourut presque subitement. Fermier, il venait de couper ses foins et de recueillir joyeusement ses premiers grains et il est allé rejoindre son herbe fauchée et ses moissons abattues.

Nous avons quelques lettres des grands paysagistes ; Poussin et Claude Lorrain ne disent pas un mot de la campagne romaine. Mais si leur plume se tait leur pinceau parle ; l' agro romano était une source mystérieuse de beautés, dans laquelle ils puisaient, en la cachant par une sorte d'avarice de génie, et comme par la crainte que le vulgaire ne la profanât. Chose singulière, ce sont des yeux français qui ont le mieux vu la lumière de l'Italie.

J'ai relu ma lettre à M. de Fontanes sur Rome, écrite il y a vingt-cinq ans, et j'avoue que je l'ai trouvée d'une telle exactitude qu'il me serait impossible d'y retrancher ou d'y ajouter un mot. Une compagnie étrangère est venue cet hiver (1829) proposer le défrichement de la campagne romaine : ah ! messieurs, grâce de vos cottages et de vos jardins anglais sur le Janicule ! si jamais ils devaient enlaidir les friches où le soc de Cincinnatus s'est brisé, sur lesquelles toutes les herbes penchent au souffle des siècles, je fuirais Rome pour n'y remettre les pieds de ma vie. Allez traîner ailleurs vos charrues perfectionnées ; ici la terre ne pousse et ne doit pousser que des tombeaux. Les cardinaux ont fermé l'oreille aux calculs des bandes noires accourues pour démolir les débris de Tusculum qu'elles prenaient pour des châteaux d'aristocrates : elles auraient fait de la chaux avec le marbre des sarcophages de Paul-Emile, comme elles ont fait des gargouilles avec le plomb des cercueils de nos pères. Le Sacré Collège tient au passé ; de plus il a été prouvé, à la grande confusion des économistes, que la campagne romaine donnait au propriétaire 5 pour cent en pâturages et qu'elle ne rapporterait que un et demi en blé. Ce n'est point par paresse, mais par un intérêt positif que le cultivateur des plaines accorde la préférence à la pastorizia sur li maggesi . Le revenu d'un hectare dans le territoire romain est presque égal au revenu de la même mesure dans un des meilleurs départements de la France : pour se convaincre de cela, il suffit de lire l'ouvrage de monsignor Nicolaï.

 

3 L29 Chapitre 10

Lettre à M. Villemain.

Je vous ai dit que j'avais éprouvé d'abord de l'ennui au début de mon second voyage à Rome et que je finis par reprendre aux ruines et au soleil : j'étais encore sous l'influence de ma première impression lorsque, le 3 novembre 1828, je répondis à M. Villemain :

" Votre lettre, monsieur, est venue bien à propos dans ma solitude de Rome : elle a suspendu en moi le mal du pays que j'ai fort. Ce mal n'est autre chose que mes années qui m'ôtent les yeux pour voir comme je voyais autrefois : mon débris n'est pas assez grand pour se consoler avec celui de Rome. Quand je me promène seul à présent au milieu de tous ces décombres des siècles, ils ne me servent plus que d'échelle pour mesurer le temps : je remonte dans le passé, je vois ce que j'ai perdu et le bout de ce court avenir que j'ai devant moi ; je compte toutes les joies qui pourraient me rester, je n'en trouve aucune ; je m'efforce d'admirer ce que j'admirais, et je n'admire plus. Je rentre chez moi pour subir mes honneurs accablé du sirocco ou percé par la tramontane . Voilà toute ma vie, à un tombeau près que je n'ai pas encore eu le courage de visiter. On s'occupe beaucoup de monuments croulants ; on les appuie ; on les dégage de leurs plantes et de leurs fleurs ; les femmes que j'avais laissées jeunes sont devenues vieilles, et les ruines se sont rajeunies : que voulez-vous qu'on fasse ici ?

" Aussi je vous assure, monsieur, que je n'aspire qu'à rentrer dans ma rue d'Enfer pour ne plus en sortir. J'ai rempli envers mon pays et mes amis tous mes engagements. Quand vous serez dans le conseil d'Etat avec M. Bertin de Vaux, je n'aurai plus rien à demander, car vos talents vous auront bientôt porté plus haut. Ma retraite a contribué un peu, j'espère, à la cessation d'une opposition redoutable ; les libertés publiques sont acquises à jamais à la France. Mon sacrifice doit maintenant finir avec mon rôle. Je ne demande rien que de retourner à mon Infirmerie . Je n'ai qu'à me louer de ce pays : j'y ai été reçu à merveille ; j'ai trouvé un gouvernement plein de tolérance et fort instruit des affaires hors de l'Italie, mais enfin rien ne me plaît plus que l'idée de disparaître entièrement de la scène du monde : il est bon de se faire précéder dans la tombe du silence que l'on y trouvera.

" Je vous remercie d'avoir bien voulu me parler de vos travaux. Vous ferez un ouvrage digne de vous et qui augmentera votre renommée. Si vous aviez quelques recherches à faire faire ici, soyez assez bon pour me les indiquer : une fouille au Vatican pourrait vous fournir des trésors. Hélas ! je n'ai que trop vu ce pauvre M. Thierry ! je vous assure que je suis poursuivi par son souvenir : si jeune, si plein de l'amour de son travail, et s'en aller ! et, comme il arrive toujours au vrai mérite, son esprit s'améliorait et la raison prenait chez lui la place du système : j'espère encore un miracle. J'ai écrit pour lui ; on ne m'a pas même répondu. J'ai été plus heureux pour vous, et une lettre de M. de Martignac me fait enfin espérer que justice, bien que tardive et incomplète, vous sera faite. Je ne vis plus, monsieur, que pour mes amis ; vous me permettrez de vous mettre au nombre de ceux qui me restent. Je demeure, monsieur, avec autant de sincérité que d'admiration, votre plus dévoué serviteur [Grâce à Dieu, M. Thierry est revenu à la vie et il a repris avec des forces nouvelles ses beaux et importants travaux ; il travaille dans la nuit, mais comme la chrysalide :

La nymphe s'enferme avec joie

Dans ce tombeau d'or et de soie

Qui la dérobe à tous les yeux, etc. (N.d.A.)] .

" Chateaubriand. "

 

3 L29 Chapitre 11

A Madame Récamier

" Rome, samedi 8 novembre 1828.

" M. de La Ferronnays m'apprend la reddition de Varna que je savais. Je crois vous avoir dit autrefois que toute la question me semblait dans la chute de cette place, et que le Grand Turc ne songerait à la paix que quand les Russes auraient fait ce qu'ils n'avaient pas fait dans leurs guerres précédentes. Nos journaux ont été bien misérablement turcs dans ces derniers temps. Comment ont-ils pu jamais oublier la noble cause de la Grèce et tomber en admiration devant des barbares qui répandent sur la patrie des grands hommes et la plus belle partie de l'Europe l'esclavage et la peste ? Voilà comme nous sommes, nous autres Français : un peu de mécontentement personnel nous fait oublier nos principes et les sentiments les plus généreux. Les Turcs battus me feront peut-être quelque pitié ; les Turcs vainqueurs me feraient horreur. Voilà mon ami M. de La Ferronnays resté au pouvoir. Je me flatte que ma détermination de le suivre a éloigné les concurrents à son portefeuille. Mais enfin il faudra que je sorte d'ici, je n'aspire plus qu'à rentrer dans ma solitude et à quitter la carrière politique. J'ai soif d'indépendance pour mes dernières années. Les générations nouvelles sont élevées, elles trouveront établies les libertés publiques pour lesquelles j'ai tant combattu : qu'elles s'emparent donc, mais qu'elles ne mésusent pas de mon héritage, et que j'aille mourir en paix auprès de vous.

" Je suis allé avant-hier me promener à la villa Panfili : la belle solitude ! "

" Rome, ce samedi 15 novembre.

" Il y a eu un premier bal chez Torlonia. J'y ai rencontré tous les Anglais de la terre. Je me croyais encore ambassadeur à Londres. Les Anglaises ont l'air de figurantes engagées pour danser l'hiver à Paris, à Milan, à Rome, à Naples, et qui retournent à Londres après leur engagement expiré au printemps. Les sautillements sur les ruines du Capitole, les moeurs uniformes que la grande société porte partout, sont des choses bien étranges : si j'avais encore la ressource de me sauver dans les déserts de Rome !

" Ce qu'il y a de vraiment déplorable ici, ce qui jure avec la nature des lieux, c'est cette multitude d'insipides Anglaises et de frivoles dandys qui, se tenant enchaînés par les bras comme des chauves-souris par les ailes, promènent leur bizarrerie, leur ennui, leur insolence dans vos fêtes, et s'établissent chez vous comme à l'auberge. Cette Grande-Bretagne vagabonde et déhanchée, dans les solennités publiques, saute sur vos places et boxe avec vous pour vous en chasser : tout le jour elle avale à la hâte les tableaux et les ruines, et vient avaler, en vous faisant beaucoup d'honneur, les gâteaux et les glaces de vos soirées. Je ne sais pas comment un ambassadeur peut souffrir ces hôtes grossiers et ne les fait pas consigner à sa porte. "

 

3 L29 Chapitre 12

Explication sur le Mémoire qu'on va lire.

J'ai parlé dans le Congrès de Vérone de l'existence de mon Mémoire sur l'Orient. Quand je l'envoyai de Rome en 1828 à M. le comte de La Ferronnays, alors ministre des affaires étrangères, le monde n'était pas ce qu'il est : en France, la légitimité existait ; en Russie la Pologne n'avait pas péri ; l'Espagne était encore bourbonienne ; l'Angleterre n'avait pas encore l'honneur de nous protéger. Beaucoup de choses ont donc vieilli dans ce Mémoire : aujourd'hui ma politique extérieure, sous plusieurs rapports, ne serait plus la même ; douze années ont changé les relations diplomatiques, mais le fond des vérités est demeuré. J'ai inséré ce Mémoire en entier, pour venger une fois de plus la Restauration des reproches absurdes qu'on s'obstine à lui adresser malgré l'évidence des faits. La Restauration, aussitôt qu'elle choisit ses ministres parmi ses amis, ne cessa de s'occuper de l'indépendance et de l'honneur de la France : elle s'éleva contre les traités de Vienne, elle réclama des frontières protectrices, non pour la gloriole de s'étendre jusqu'au bord du Rhin, mais pour chercher sa sûreté ; elle a ri lorsqu'on lui parlait de l'équilibre de l'Europe, équilibre si injustement rompu envers elle : c'est pourquoi elle désira d'abord se couvrir au midi, puisqu'il avait plu de la désarmer au nord. A Navarin elle retrouva une marine et la liberté de la Grèce ; la question d'Orient ne la prit point au dépourvu.

J'ai gardé trois opinions sur l'Orient depuis l'époque où j'écrivis ce Mémoire :

1 o Si la Turquie d'Europe doit être dépecée, nous devons avoir un lot dans ce morcellement par un agrandissement de territoire sur nos frontières et par la possession de quelque point militaire dans l'Archipel.

Comparer le partage de la Turquie au partage de la Pologne est une absurdité.

2 o Considérer la Turquie telle qu'elle était au règne de François Ier, comme une puissance utile à notre politique, c'est retrancher trois siècles de l'histoire.

3 o Prétendre civiliser la Turquie en lui donnant des bateaux à vapeur et des chemins de fer, en disciplinant ses armées, en lui apprenant à manoeuvrer ses flottes, ce n'est pas étendre la civilisation en Orient, c'est introduire la barbarie en Occident : des Ibrahim futurs pourront amener l'avenir au temps de Charles-Martel, ou au temps du siège de Vienne, quand l'Europe fut sauvée par cette héroïque Pologne sur laquelle pèse l'ingratitude des rois.

Je dois remarquer que j'ai été le seul, avec Benjamin Constant, à signaler l'imprévoyance des gouvernements chrétiens : un peuple dont l'ordre social est fondé sur l'esclavage et la polygamie est un peuple qu'il faut renvoyer aux steppes des Mongols.

En dernier résultat, la Turquie d'Europe, devenue vassale de la Russie en vertu du traité d'Unkiar Skelessi, n'existe plus : si la question doit se décider immédiatement, ce dont je doute, il serait peut-être mieux qu'un empire indépendant eût son siège à Constantinople et fit un tout de la Grèce. Cela est-il possible ? je l'ignore. Quant à Méhémet-Ali, fermier et douanier impitoyable, l'Egypte, dans l'intérêt de la France, est mieux gardée par lui qu'elle ne le serait par les Anglais.

Mais je m'évertue à démontrer l'honneur de la Restauration ; eh ! qui s'inquiète de ce qu'elle a fait, surtout qui s'en inquiétera dans quelques années ? Autant vaudrait m'échauffer pour les intérêts de Tyr et d'Ecbatane : ce monde passé n'est plus et ne sera plus. Après Alexandre, commença le pouvoir romain ; après César, le christianisme changea le monde ; après Charlemagne, la nuit féodale engendra une nouvelle société ; après Napoléon néant : on ne voit venir ni empire, ni religion, ni barbares. La civilisation est montée à son plus haut point mais civilisation matérielle, inféconde, qui ne peut rien produire, car on ne saurait donner la vie que par la morale ; on n'arrive à la création des peuples que par les routes du ciel : les chemins de fer nous conduiront seulement avec plus de rapidité à l'abîme.

Voilà les prolégomènes qui me semblaient nécessaires à l'intelligence du Mémoire qui suit, et qui se trouve également aux Affaires Etrangères.

 

3 L29 Chapitre 13

Mémoire.

Lettre à M. le comte de La Ferronnays.

" Rome, ce 30 novembre 1828.

" Dans votre lettre particulière du 10 de novembre, mon noble ami, vous me disiez : " Je vous adresse un court résumé de notre situation politique, et vous serez assez aimable pour me faire connaître en retour vos idées, toujours si bonnes à connaître en pareille matière . "

" Votre amitié, noble comte, me juge avec trop d'indulgence, je ne crois pas du tout vous éclairer en vous envoyant le mémoire ci-joint : je ne fais que vous obéir. "

Mémoire.

Première partie.

" A la distance où je suis du théâtre des événements et dans l'ignorance presque totale où je me trouve de l'état des négociations, je ne puis guère raisonner convenablement. Néanmoins, comme j'ai depuis longtemps un système arrêté sur la politique intérieure de la France, comme j'ai pour ainsi dire été le premier à réclamer l'émancipation de la Grèce, je soumets volontiers, noble comte, mes idées à vos lumières.

" Il n'était point encore question du traité du 6 de juillet lorsque je publiai ma Note sur la Grèce . Cette Note renfermait le germe du traité : je proposais aux cinq grandes puissances de l'Europe d'adresser une dépêche collective au Divan pour lui demander impérativement la cessation de toute hostilité entre la Porte et les Hellènes. Dans le cas d'un refus, les cinq puissances auraient déclaré qu'elles reconnaissaient l'indépendance du gouvernement grec, et qu'elles recevraient les agents diplomatiques de ce gouvernement.

" Cette Note fut lue dans les divers cabinets. La place que j'avais occupée comme ministre des affaires étrangères donnait quelque importance à mon opinion : ce qu'il y a de singulier, c'est que le prince de Metternich se montra moins opposé à l'esprit de ma Note que M. Canning.

" Le dernier, avec lequel j'avais eu des liaisons assez intimes, était plus orateur que grand politique plus homme de talent qu'homme d'Etat. Il avait en général une certaine jalousie des succès et surtout de ceux de la France. Quand l'opposition parlementaire blessait ou exaltait son amour-propre il se précipitait dans de fausses démarches, se répandait en sarcasmes ou en vanteries. C'est ainsi qu'après la guerre d'Espagne, il rejeta la demande d'intervention que j'avais arrachée avec tant de peine au cabinet de Madrid, pour l'arrangement des affaires d'outre-mer : la raison secrète en était qu'il n'avait pas fait lui-même cette demande, et il ne voulait pas voir que même dans son système (si toutefois il en avait un), l'Angleterre représentée dans un congrès général ne serait nullement liée par les actes de ce congrès et resterait toujours libre d'agir séparément. C'est encore ainsi que lui, M. Canning, fit passer des troupes en Portugal, non pour défendre une charte dont il était le premier à se moquer, mais parce que l'opposition lui reprochait la présence de nos soldats en Espagne, et qu'il voulait pouvoir dire au Parlement que l'armée anglaise occupait Lisbonne comme l'armée française occupait Cadix. Enfin, c'est ainsi qu'il a signé le traité du 6 juillet contre son opinion particulière, contre l'opinion de son propre pays, défavorable à la cause des Grecs. S'il accéda à ce traité, ce fut uniquement parce qu'il eut peur de nous voir prendre avec la Russie l'initiative de la question et recueillir seuls la gloire d'une résolution généreuse. Ce ministre, qui après tout laissera une grande renommée, crut aussi gêner les mouvements de la Russie par ce traité même ; cependant il était clair que le texte de l'acte n'enchaînait point l'empereur Nicolas, ne l'obligeait point à renoncer à une guerre particulière avec la Turquie.

" Le traité du 6 de juillet est une pièce informe brochée à la hâte, où rien n'est prévu et qui fourmille de dispositions contradictoires.

" Dans ma Note sur la Grèce , je supposais l'adhésion des cinq grandes puissances ; l'Autriche et la Prusse s'étant unies à l'écart, leur neutralité les laisse libres, selon les événements, de se déclarer pour ou contre l'une des parties belligérantes.

" Il ne s'agit plus de revenir sur le passé, il faut prendre les choses telles qu'elles sont. Tout ce à quoi les gouvernements sont obligés, c'est à tirer le meilleur parti des faits lorsqu'ils sont accomplis. Examinons donc ces faits.

" Nous occupons la Morée, les places de cette péninsule sont tombées entre nos mains. Voilà pour ce qui nous concerne.

" Varna est pris, Varna devient un avant-poste placé à soixante-dix heures de marche de Constantinople. Les Dardanelles sont bloquées ; les Russes s'emparent pendant l'hiver de Silistrie et de quelques autres forteresses ; de nombreuses recrues arriveront. Aux premiers jours du printemps, tout s'ébranlera pour une campagne décisive ; en Asie le général Paskewitsch a envahi trois pachaliks, il commande les sources de l'Euphrate et menace la route d'Erzeroum. Voilà pour ce qui concerne la Russie.

" L'empereur Nicolas eût-il mieux fait d'entreprendre une campagne d'hiver en Europe ? Je le pense, s'il en avait la possibilité. En marchant sur Constantinople, il aurait tranché le noeud gordien, il aurait mis fin à toutes les intrigues diplomatiques ; on se range du côté des succès ; le moyen d'avoir des alliés, c'est de vaincre.

" Quant à la Turquie, il m'est démontré qu'elle nous eût déclaré la guerre si les Russes eussent échoué devant Varna. Aura-t-elle le bon sens aujourd'hui d'entamer des négociations avec l'Angleterre et la France pour se débarrasser au moins de l'une et de l'autre ? L'Autriche lui conseillerait volontiers ce parti, mais il est bien difficile de prévoir quelle sera la conduite d'une race d'hommes qui n'ont point les idées européennes. A la fois rusés comme des esclaves et orgueilleux comme des tyrans, la colère n'est jamais chez eux tempérée que par la peur. Le sultan Mahmoud II, sous quelques rapports, paraît un prince supérieur aux derniers sultans ; il a surtout le courage politique ; mais a-t-il le courage personnel ? Il se contente de passer des revues dans les faubourgs de sa capitale, et se fait supplier par les grands de n'aller pas même jusqu'à Andrinople. La populace de Constantinople serait mieux contenue par les triomphes que par la présence de son maître.

" Admettons toutefois que le Divan consente à des pourparlers sur les bases du traité du 6 juillet. La négociation sera très épineuse ; quand il n'y aurait à régler que les limites de la Grèce, c'est à n'en pas finir. Où ces limites seront-elles posées sur le continent ? Combien d'îles seront-elles rendues à la liberté ? Samos, qui a si vaillamment défendu son indépendance, sera-t-elle abandonnée ? Allons plus loin, supposons les conférences établies : paralyseront-elles les armées de l'empereur Nicolas ? Tandis que les plénipotentiaires des Turcs et des trois puissances alliées négocieront dans l'Archipel, chaque pas des troupes envahissantes dans la Bulgarie changera l'état de la question. Si les Russes étaient repoussés, les Turcs rompraient les conférences, si les Russes arrivaient aux portes de Constantinople, il s'agirait bien de l'indépendance de la Morée ! Les Hellènes n'auraient besoin ni de protecteurs ni de négociateurs.

" Ainsi donc, amener le Divan à s'occuper du traité du 6 de juillet, c'est reculer la difficulté, et non la résoudre. La coïncidence de l'émancipation de la Grèce et de la signature de la paix entre les Turcs et les Russes est, à mon avis, nécessaire pour faire sortir les cabinets de l'Europe de l'embarras où ils se trouvent.

" Quelles conditions l'empereur Nicolas mettra-t-il à la paix ?

" Dans son manifeste, il déclare qu'il renonce à des conquêtes, mais il parle d'indemnités pour les frais de la guerre : cela est vague et peut mener loin.

" Le cabinet de Saint-Pétersbourg, prétendant régulariser les traités d'Akerman et d'Yassy, demandera-t-il 1 o l'indépendance complète des deux principautés ; 2 o la liberté du commerce dans la mer Noire, tant pour la nation russe que pour les autres nations ; 3 o le remboursement des sommes dépensées dans la dernière campagne ?

" D'innombrables difficultés se présentent à la conclusion d'une paix sur ces bases. Si la Russie veut donner aux principautés des souverains de son choix, l'Autriche regardera la Moldavie et la Valachie comme deux provinces russes, et s'opposera à cette transaction politique.

" La Moldavie et la Valachie passeront-elles sous la domination d'un prince indépendant de toute grande puissance, ou d'un prince installé sous le protectorat de plusieurs souverains ?

" Dans ce cas Nicolas préférerait des hospodars nommés par Mahmoud, car les principautés, ne cessant pas d'être turques, demeureraient vulnérables aux armes de la Russie.

" La liberté du commerce de la mer Noire, l'ouverture de cette mer à toutes les flottes de l'Europe et de l'Amérique, ébranleraient la puissance de la Porte dans ses fondements. Octroyer le passage des vaisseaux de guerre sous Constantinople, c'est, par rapport à la géographie de l'empire ottoman, comme si l'on reconnaissait le droit à des armées étrangères de traverser en tout temps la France le long des murs de Paris.

" Enfin, où la Turquie prendrait-elle de l'argent pour payer les frais de la campagne ? Le prétendu trésor des sultans est une vieille fable. Les provinces conquises au delà du Caucase pourraient être, il est vrai, cédées comme hypothèque de la somme demandée : des deux armées russes, l'une, en Europe, me semble être chargée des intérêts de l'honneur de Nicolas ; l'autre, en Asie, de ses intérêts pécuniaires. Mais si Nicolas ne se croyait pas lié par les déclarations de son manifeste, l'Angleterre verrait-elle d'un oeil indifférent le soldat moscovite s'avancer sur la route de l'Inde ? N'a-t-elle pas déjà été alarmée, lorsqu'en 1827 il a fait un pas de plus dans l'empire persan ?

" Si la double difficulté qui naît et de la mise à exécution du traité, et de la pertinence des conditions d'une paix entre la Turquie et la Russie ; si cette double difficulté rendait inutiles les efforts tentés pour vaincre tant d'obstacles ; si une seconde campagne s'ouvrait au printemps, les puissances de l'Europe prendraient-elles parti dans la querelle ? Quel serait le rôle que devrait jouer la France ? C'est ce que je vais examiner dans la seconde partie de cette Note . "

Seconde partie.

" L'Autriche et l'Angleterre ont des intérêts communs, elles sont naturellement alliées pour leur politique extérieure, quelles que soient d'ailleurs les différentes formes de leurs gouvernements et les maximes opposées de leur politique intérieure. Toutes deux sont ennemies et jalouses de la Russie, toutes deux désirent arrêter les progrès de cette puissance ; elles s'uniront peut-être dans un cas extrême ; mais elles sentent que si la Russie ne se laisse pas imposer, elle peut braver cette union plus formidable en apparence qu'en réalité.

" L'Autriche n'a rien à demander à l'Angleterre ; celle-ci à son tour n'est bonne à l'Autriche que pour lui fournir de l'argent. Or, l'Angleterre, écrasée sous le poids de sa dette, n'a plus d'argent à prêter à personne. Abandonnée à ses propres ressources, l'Autriche ne saurait, dans l'état actuel de ses finances, mettre en mouvement de nombreuses armées, surtout étant obligée de surveiller l'Italie et de se tenir en garde sur les frontières de la Pologne et de la Prusse. La position actuelle des troupes russes leur permettrait d'entrer plus vite à Vienne qu'à Constantinople.

" Que peuvent les Anglais contre la Russie ? Fermer la Baltique, ne plus acheter le chanvre et les bois sur les marchés du Nord, détruire la flotte de l'amiral Heyden dans la Méditerranée, jeter quelques ingénieurs et quelques soldats dans Constantinople, porter dans cette capitale des provisions de bouche et des munitions de guerre, pénétrer dans la mer Noire, bloquer les ports de la Crimée, priver les troupes russes en campagne de l'assistance de leurs flottes commerçantes et militaires ?

" Supposons tout cela accompli (ce qui d'abord ne se peut faire sans des dépenses considérables, lesquelles n'auraient ni dédommagement ni garantie), resterait toujours à Nicolas son immense armée de terre. Une attaque de l'Autriche et de l'Angleterre contre la Croix en faveur du Croissant augmenterait en Russie la popularité d'une guerre déjà nationale et religieuse.

" Des guerres de cette nature se font sans argent, ce sont celles qui précipitent, par la force de l'opinion, les nations les unes sur les autres. Que les papas commencent à évangéliser à Saint-Pétersbourg, comme les ulémas mahométisent à Constantinople, ils ne trouveront que trop de soldats ; ils auraient plus de chances de succès que leurs adversaires dans cet appel aux passions et aux croyances des hommes. Les invasions qui descendent du nord au midi sont bien plus rapides et bien plus irrésistibles que celles qui gravissent du midi au nord : la pente des populations les incline à s'écouler vers les beaux climats.

" La Prusse demeurerait-elle spectatrice indifférente de cette grande lutte, si l'Autriche et l'Angleterre se déclaraient pour la Turquie ? Il n'y a pas lieu de le croire.

" Il existe sans doute dans le cabinet de Berlin un parti qui hait et qui craint le cabinet de Saint-Pétersbourg ; mais ce parti, qui d'ailleurs commence à vieillir, trouve pour obstacle le parti anti-autrichien et surtout des affections domestiques.

" Les liens de famille, faibles ordinairement entre les souverains, sont très forts dans la famille de Prusse : le roi Frédéric-Guillaume III aime tendrement sa fille, l'impératrice actuelle de Russie, et il se plaît à penser que son petit-fils montera sur le trône de Pierre-le-Grand ; les princes Frédéric, Guillaume, Charles, Henri-Albert, sont aussi très attachés à leur soeur Alexandra ; le prince royal héréditaire ne faisait pas de difficulté de déclarer dernièrement à Rome qu'il était turcophage .

" En décomposant ainsi les intérêts, on s'aperçoit que la France est dans une admirable position politique : elle peut devenir l'arbitre de ce grand débat ; elle peut à son gré garder la neutralité ou se déclarer pour un parti, selon le temps et les circonstances. Si elle était jamais obligée d'en venir à cette extrémité, si ses conseils n'étaient pas écoutés, si la noblesse et la modération de sa conduite ne lui obtenaient pas la paix qu'elle désire pour elle et pour les autres ; dans la nécessité où elle se trouverait de prendre les armes, tous ses intérêts la porteraient du côté de la Russie.

" Qu'une alliance se forme entre l'Autriche et l'Angleterre contre la Russie, quel fruit la France recueillerait-elle de son adhésion à cette alliance ?

" L'Angleterre prêterait-elle des vaisseaux à la France ?

" La France est encore, après l'Angleterre, la première puissance maritime de l'Europe ; elle a plus de vaisseaux qu'il ne lui en faut pour détruire, s'il le fallait, les forces navales de la Russie.

" L'Angleterre nous fournirait-elle des subsides ?

" L'Angleterre n'a point d'argent ; la France en a plus qu'elle, et les Français n'ont pas besoin d'être à la solde du Parlement britannique.

" L'Angleterre nous assisterait-elle de soldats et d'armes ?

" Les armes ne manquent point à la France, encore moins les soldats.

" L'Angleterre nous assurerait-elle un accroissement de territoire insulaire ou continental ?

" Où prendrons-nous cet accroissement, si nous faisons, au profit du Grand Turc, la guerre à la Russie ? Essayerons-nous des descentes sur les côtes de la mer Baltique, de la mer Noire et du détroit de Behring ? Aurions-nous une autre espérance ? Penserions-nous à nous attacher l'Angleterre afin qu'elle accourût à notre secours si jamais nos affaires intérieures venaient à se brouiller ?

" Dieu nous garde d'une telle prévision et d'une intervention étrangère dans nos affaires domestiques ! L'Angleterre, d'ailleurs, a toujours fait bon marché des rois et de la liberté des peuples ; elle est toujours prête à sacrifier sans remords monarchie ou république à ses intérêts particuliers. Naguère encore, elle proclamait l'indépendance des colonies espagnoles, en même temps qu'elle refusait de reconnaître celle de la Grèce ; elle envoyait ses flottes appuyer les insurgés du Mexique, et faisait arrêter dans la Tamise quelques chétifs bateaux à vapeur destinés pour les Hellènes ; elle admettait la légitimité des droits de Mahmoud, et niait celle des droits de Ferdinand ; vouée tour à tour au despotisme ou à la démocratie selon le vent qui amenait dans ses ports les vaisseaux des marchands de la cité.

" Enfin, en nous associant aux projets guerriers de l'Angleterre et de l'Autriche contre la Russie, où irions nous chercher notre ancien adversaire d'Austerlitz ? il n'est point sur nos frontières. Ferions-nous donc partir à nos frais cent mille hommes bien équipés, pour secourir Vienne ou Constantinople ? Aurions-nous une armée à Athènes pour protéger les Grecs contre les Turcs, et une armée à Andrinople pour protéger les Turcs contre les Russes ? Nous mitraillerions les Osmanlis en Morée, et nous les embrasserions aux Dardanelles ? Ce qui manque de sens commun dans les affaires humaines ne réussit pas.

" Admettons néanmoins, en dépit de toute vraisemblance, que nos efforts fussent couronnés d'un plein succès dans cette triple alliance contre nature, supposons que la Prusse demeurât neutre pendant tout ce démêlé, ainsi que les Pays-Bas, et que, libres de porter nos forces au dehors, nous ne fussions pas obligés de nous battre à soixante lieues de Paris : eh bien ! quel profit retirerions-nous de notre croisade pour la délivrance du tombeau de Mahomet ? Chevaliers des Turcs nous reviendrions du Levant avec une pelisse d'honneur ; nous aurions la gloire d'avoir sacrifié un milliard et deux cent mille hommes pour calmer les terreurs de l'Autriche, pour satisfaire aux jalousies de l'Angleterre, pour conserver dans la plus belle partie du monde la peste et la barbarie attachées à l'empire ottoman. L'Autriche aurait peut-être augmenté ses Etats du côté de la Valachie et de la Moldavie, et l'Angleterre aurait peut-être obtenu de la Porte quelques privilèges commerciaux, privilèges pour nous d'un faible intérêt si nous y participions, puisque nous n'avons ni le même nombre de navires marchands que les Anglais, ni les mêmes ouvrages manufacturés à répandre dans le Levant. Nous serions complètement dupes de cette triple alliance qui pourrait manquer son but, et qui, si elle l'atteignait, ne l'atteindrait qu'à nos dépens.

" Mais si l'Angleterre n'a aucun moyen direct de nous être utile, ne saurait-elle du moins agir sur le cabinet de Vienne, engager l'Autriche, en compensation des sacrifices que nous ferions pour elle, à nous laisser reprendre les anciens départements situés sur la rive gauche du Rhin ?

" Non : l'Autriche et l'Angleterre s'opposeront toujours à une pareille concession ; la Russie seule peut nous la faire, comme nous le verrons ci-après. L'Autriche nous déteste et s'épouvante de nous, encore plus qu'elle ne hait et ne redoute la Russie ; mal pour mal elle aimerait mieux que cette dernière puissance s'étendît du côté de la Bulgarie que la France du côté de la Bavière.

" Mais l'indépendance de l'Europe serait menacée si les czars faisaient de Constantinople la capitale de leur empire ?

" Il faut expliquer ce que l'on entend par l'indépendance de l'Europe : veut-on dire que, tout équilibre étant rompu, la Russie, après avoir fait la conquête de la Turquie européenne, s'emparerait de l'Autriche soumettrait l'Allemagne et la Prusse, et finirait par asservir la France ?

" Et d'abord, tout empire qui s'étend sans mesure perd de sa force ; presque toujours il se divise ; on verrait bientôt deux ou trois Russies ennemies les unes des autres.

" Ensuite l'équilibre de l'Europe existe-t-il pour la France depuis les derniers traités ?

" L'Angleterre a conservé presque toutes les conquêtes qu'elle a faites dans les colonies de trois parties du monde pendant la guerre de la Révolution en Europe elle a acquis Malte et les îles Ioniennes ; il n'y a pas jusqu'à son électorat de Hanovre qu'elle n'ait enflé en royaume et agrandi de quelques seigneuries.

" L'Autriche a augmenté ses possessions d'un tiers de la Pologne et des rognures de la Bavière, d'une partie de la Dalmatie et de l'Italie. Elle n'a plus il est vrai, les Pays-Bas, mais cette province n'a point été dévolue à la France, et elle est devenue contre nous une auxiliaire redoutable de l'Angleterre et de la Prusse.

" La Prusse s'est agrandie du duché ou palatinat de Posen, d'un fragment de la Saxe et des principaux cercles du Rhin, son poste avancé est sur notre propre territoire, à dix journées de marche de notre capitale.

" La Russie a recouvré la Finlande et s'est établie sur les bords de la Vistule.

" Et nous, qu'avons-nous gagné dans tous ces partages ? Nous avons été dépouillés de nos colonies ; notre vieux sol même n'a pas été respecté : Landau détaché de la France, Huningue rasé, laissent une brèche de plus de cinquante lieues dans nos frontières ; le petit Etat de Sardaigne n'a pas rougi de se revêtir de quelques lambeaux volés à l'empire de Napoléon et au royaume de Louis-le-Grand.

" Dans cette position, quel intérêt avons-nous à rassurer l'Autriche et l'Angleterre contre les victoires de la Russie ? Quand celle-ci s'étendrait vers l'Orient et alarmerait le cabinet de Vienne, en serions-nous en danger ? Nous a-t-on assez ménagés, pour que nous soyons si sensibles aux inquiétudes de nos ennemis ? l'Angleterre et l'Autriche ont toujours été et seront toujours les adversaires naturels de la France, nous les verrions demain s'allier de grand coeur à la Russie, s'il s'agissait de nous combattre et de nous dépouiller.

" N'oublions pas que, tandis que nous prendrions les armes pour le prétendu salut de l'Europe, mise en péril par l'ambition supposée de Nicolas, il arriverait probablement que l'Autriche, moins chevaleresque et plus rapace, écouterait les propositions du cabinet de Pétersbourg un revirement brusque de politique lui coûte peu. Du consentement de la Russie, elle se saisirait de la Bosnie et de la Servie, nous laissant la satisfaction de nous évertuer pour Mahmoud.

" La France est déjà dans une demi-hostilité avec les Turcs ; elle seule a déjà dépensé plusieurs millions et exposé vingt mille soldats dans la cause de la Grèce ; l'Angleterre ne perdrait que quelques paroles en trahissant les principes du traité du 6 de juillet ; la France y perdrait honneur, hommes et argent : notre expédition ne serait plus qu'une vraie cacade politique.

" Mais, si nous ne nous unissons pas à l'Autriche et à l'Angleterre, l'empereur Nicolas ira donc à Constantinople ? l'équilibre de l'Europe sera donc rompu ?

" Laissons, pour le répéter encore une fois, ces frayeurs feintes ou vraies à l'Angleterre et à l'Autriche. Que la première craigne de voir la Russie s'emparer de la traite du Levant et devenir puissance maritime, cela nous importe peu. Est-il donc si nécessaire que la Grande-Bretagne reste en possession du monopole des mers, que nous répandions le sang français pour conserver le sceptre de l'océan aux destructeurs de nos colonies, de nos flottes et de notre commerce ? Faut-il que la race légitime mette en mouvement des armées, afin de protéger la maison qui s'unit à l'illégitimité et qui réserve peut-être pour des temps de discorde les moyens qu'elle croit avoir de troubler la France ? Bel équilibre pour nous que celui de l'Europe, lorsque toutes les puissances, comme je l'ai déjà montré, ont augmenté leurs masses et diminué d'un commun accord le poids de la France ! Qu'elles rentrent comme nous dans leurs anciennes limites ; puis nous volerons au secours de leur indépendance, si cette indépendance est menacée. Elles ne se firent aucun scrupule de se joindre à la Russie, pour nous démembrer et pour s'incorporer le fruit de nos victoires, qu'elles souffrent donc aujourd'hui que nous resserrions les liens formés entre nous et cette même Russie pour reprendre des limites convenables et rétablir la véritable balance de l'Europe !

" Au surplus, si l'empereur Nicolas voulait et pouvait aller signer la paix à Constantinople, la destruction de l'empire ottoman serait-elle la conséquence rigoureuse de ce fait ? La paix a été signée les armes à la main à Vienne, à Berlin, a Paris ; presque toutes les capitales de l'Europe dans ces derniers temps ont été prises : l'Autriche, la Bavière, la Prusse, la France, l'Espagne ont-elles péri ? Deux fois les Cosaques et les Pandours sont venus camper dans la cour du Louvre ; le royaume de Henri IV a été occupé militairement pendant trois années, et nous serions tout émus de voir les Cosaques au sérail, et nous aurions pour l'honneur de la barbarie cette susceptibilité que nous n'avons pas eue pour l'honneur de la civilisation et pour notre propre patrie ! Que l'orgueil de la Porte soit humilié, et peut-être alors l'obligera-t-on à reconnaître quelques-uns de ces droits de l'humanité qu'elle outrage.

" On voit maintenant où je vais, et la conséquence que je m'apprête à tirer de tout ce qui précède. Voici cette conséquence :

" Si les puissances belligérantes ne peuvent arriver à un arrangement pendant l'hiver ; si le reste de l'Europe croit devoir au printemps se mêler de la querelle ; si des alliances diverses sont proposées ; si la France est absolument obligée de choisir entre ces alliances ; si les événements la forcent de sortir de sa neutralité, tous ses intérêts doivent la décider à s'unir de préférence à la Russie ; combinaison d'autant plus sûre qu'il serait facile, par l'offre de certains avantages, d'y faire entrer la Prusse.

" Il y a sympathie entre la Russie et la France ; la dernière a presque civilisé la première dans les classes élevées de la société ; elle lui a donné sa langue et ses moeurs. Placées aux deux extrémités de l'Europe, la France et la Russie ne se touchent point par leurs frontières, elles n'ont point de champ de bataille où elles puissent se rencontrer ; elles n'ont aucune rivalité de commerce, et les ennemis naturels de la Russie (les Anglais et les Autrichiens) sont aussi les ennemis naturels de la France. En temps de paix, que le cabinet des Tuileries reste l'allié du cabinet de Saint-Pétersbourg, et rien ne peut bouger en Europe. En temps de guerre, l'union des deux cabinets dictera des lois au monde.

" J'ai fait voir assez que l'alliance de la France avec l'Angleterre et l'Autriche contre la Russie est une alliance de dupe, où nous ne trouverions que la perte de notre sang et de nos trésors. L'alliance de la Russie, au contraire, nous mettrait à même d'obtenir des établissements dans l'Archipel et de reculer nos frontières jusqu'aux bords du Rhin. Nous pouvons tenir ce langage à Nicolas :

" Vos ennemis nous sollicitent ; nous préférons la paix à la guerre, nous désirons garder la neutralité. Mais enfin si vous ne pouvez vider vos différends avec la Porte que par les armes, si vous voulez aller à Constantinople, entrez avec les puissances chrétiennes dans un partage équitable de la Turquie européenne. Celles de ces puissances qui ne sont pas placées de manière à s'agrandir du côté de l'Orient recevront ailleurs des dédommagements. Nous, nous voulons avoir la ligne du Rhin, depuis Strasbourg jusqu'à Cologne. Telles sont nos justes prétentions. La Russie a un intérêt (votre frère Alexandre l'a dit) à ce que la France soit forte. Si vous consentez à cet arrangement et que les autres puissances s'y refusent, nous ne souffrirons pas qu'elles interviennent dans votre démêlé avec la Turquie. Si elles vous attaquent malgré nos remontrances, nous les combattrons avec vous, toujours aux mêmes conditions que nous venons d'exprimer. "

" Voilà ce qu'on peut dire à Nicolas. Jamais l'Autriche, jamais l'Angleterre ne nous donneront la limite du Rhin pour prix de notre alliance avec elles : or, c'est pourtant là que tôt ou tard la France doit placer ses frontières, tant pour son honneur que pour sa sûreté.

" Une guerre avec l'Autriche et avec l'Angleterre a des espérances nombreuses de succès et peu de chances de revers. Il est d'abord des moyens de paralyser la Prusse, de la déterminer même à s'unit à nous et à la Russie ; ce cas arrivé, les Pays-Bas ne peuvent se déclarer ennemis. Dans la disposition actuelle des esprits, quarante mille Français défendant les Alpes soulèveraient toute l'Italie.

" Quant aux hostilités avec l'Angleterre, si elles devaient jamais commencer, il faudrait ou jeter vingt-cinq mille hommes de plus en Morée ou en rappeler promptement nos troupes et notre flotte. Renoncez aux escadres, dispersez vos vaisseaux un à un sur toutes les mers ; ordonnez de couler bas toutes les prises après en avoir retiré les équipages, multipliez les lettres de marque dans les ports des quatre parties du monde et bientôt la Grande-Bretagne, forcée par les banqueroutes et les cris de son commerce, sollicitera le rétablissement de la paix. Ne l'avons-nous pas vue capituler en 1814 devant la marine des Etats-Unis, qui ne se compose pourtant aujourd'hui que de neuf frégates et de onze vaisseaux ?

" Considérée sous le double rapport des intérêts généraux de la société et de nos intérêts particuliers, la guerre de la Russie contre la Porte ne doit nous donner aucun ombrage. En principe de grande civilisation, l'espèce humaine ne peut que gagner à la destruction de l'empire ottoman : mieux vaut mille fois pour les peuples la domination de la Croix à Constantinople que celle du Croissant. Tous les éléments de la morale et de la société politique sont au fond du christianisme, tous les germes de la destruction sociale sont dans la religion de Mahomet. On dit que le sultan actuel a fait des pas vers la civilisation : est-ce parce qu'il a essayé, à l'aide de quelques renégats français, de quelques officiers anglais et autrichiens, de soumettre ses hordes fanatiques à des exercices réguliers ? Et depuis quand l'apprentissage machinal des armes est-il la civilisation ? C'est une faute énorme, c'est presqu'un crime d'avoir initié les Turcs dans la science de notre tactique : il faut baptiser les soldats qu'on discipline, à moins qu'on ne veuille élever à dessein des destructeurs de la société.

" L'imprévoyance est grande : l'Autriche, qui s'applaudit de l'organisation des armées ottomanes, serait la première à porter la peine de sa joie : si les Turcs battaient les Russes, à plus forte raison seraient-ils capables de se mesurer avec les impériaux leurs voisins ; Vienne cette fois n'échapperait pas au grand vizir. Le reste de l'Europe, qui croit n'avoir à craindre de la Porte, serait-il plus en sûreté ? Des hommes à passions et à courte vue veulent que la Turquie soit une puissance militaire régulière, qu'elle entre dans le droit commun de paix et de guerre des nations civilisées, le tout pour maintenir je ne sais quelle balance, dont le mot vide de sens dispense ces hommes d'avoir une idée : quelles seraient les conséquences de ces volontés réalisées ? Quand il plairait au sultan, sous un prétexte quelconque, d'attaquer un gouvernement chrétien, une flotte constantinopolitaine bien manoeuvrée, augmentée de la flotte du pacha d'Egypte et du contingent maritime des puissances barbaresques, déclarerait les cotes de l'Espagne ou de l'Italie en état de blocus, débarquerait cinquante mille hommes à Carthagène ou à Naples. Vous ne voulez pas planter la Croix sur Sainte-Sophie : continuez de discipliner des hordes de Turcs, d'Albanais, de Nègres et d'Arabes, et avant vingt ans peut-être le Croissant brillera sur le dôme de Saint-Pierre. Appellerez-vous alors l'Europe à une croisade contre des infidèles armés de la peste, de l'esclavage et du Coran ? il sera trop tard.

" Les intérêts généraux de la société trouveraient donc leur compte au succès des armes de l'empereur Nicolas.

" Quant aux intérêts particuliers de la France, j'ai suffisamment prouvé qu'ils existaient dans une alliance avec la Russie et qu'ils pouvaient être singulièrement favorisés par la guerre même que cette puissance soutient aujourd'hui en Orient. "

Résumé, conclusion et réflexions.

" Je me résume :

" 1 o La Turquie consentît-elle à traiter sur les bases du traité du 6 de juillet, rien ne serait encore décidé, la paix n'étant pas faite entre la Turquie et la Russie ; les chances de la guerre dans les défilés du Balkan changeraient à chaque instant les données et la position des plénipotentiaires occupés de l'émancipation de la Grèce.

" 2 o Les conditions probables de la paix entre l'empereur Nicolas et le sultan Mahmoud sont sujettes aux plus grandes objections.

" 3 o La Russie peut braver l'union de l'Angleterre et de l'Autriche, union plus formidable en apparence qu'en réalité.

" 4 o Il est probable que la Prusse se réunirait plutôt à l'empereur Nicolas, gendre de Frédéric-Guillaume III, qu'aux ennemis de l'Empereur.

" 5 o La France aurait tout à perdre et rien à gagner en s'alliant avec l'Angleterre et l'Autriche contre la Russie.

" 6 o L'indépendance de l'Europe ne serait point menacée par les conquêtes des Russes en Orient. C'est une chose passablement absurde, c'est ne tenir compte d'aucun obstacle, que de faire accourir les Russes du Bosphore pour imposer leur joug à l'Allemagne et à la France : tout empire s'affaiblit en s'étendant. Quant à l'équilibre des forces, il y a longtemps qu'il est rompu pour la France ; - elle a perdu ses colonies, elle est resserrée dans ses anciennes limites, tandis que l'Angleterre, la Prusse, la Russie et l'Autriche se sont prodigieusement agrandies.

" 7 o Si la France était obligée de sortir de sa neutralité, de prendre les armes pour un parti ou pour un autre, les intérêts généraux de la civilisation, comme les intérêts particuliers de notre patrie, doivent nous faire entrer de préférence dans l'alliance russe. Par elle nous pourrions obtenir le cours du Rhin pour frontières et des colonies dans l'Archipel, avantages que ne nous accorderont jamais les cabinets de Saint-James et de Vienne.

" Tel est le résumé de cette Note . Je n'ai pu raisonner qu'hypothétiquement ; ce que l'Angleterre, l'Autriche et la Russie proposent ou ont proposé au moment même où j'écris, il y a peut-être un renseignement une dépêche qui réduisent à des généralités inutiles les vérités exposées ici : c'est l'inconvénient des distances et de la politique conjecturale. Il reste néanmoins certain que la position de la France est forte, que le gouvernement est à même de tirer le plus grand parti des événements s'il se rend bien compte de ce qu'il veut s'il ne se laisse intimider par personne, si, à la fermeté du langage, il joint la vigueur de l'action. Nous avons un roi vénéré, un héritier du trône qui accroîtrait sur les bords du Rhin avec trois cent mille hommes la gloire qu'il a recueillie en Espagne ; notre expédition de Morée nous fait jouer un rôle plein d'honneur, nos institutions politiques sont excellentes, nos finances sont dans un état de prospérité sans exemple en Europe : avec cela on peut marcher tête levée. Quel pays que celui qui possède le génie, le courage, les bras et l'argent !

" Au surplus, je ne prétends pas avoir tout dit, tout prévu, je n'ai point la présomption de donner mon système comme le meilleur ; je sais qu'il y a dans les affaires humaines quelque chose de mystérieux, d'insaisissable. S'il est vrai qu'on puisse annoncer assez bien les derniers et généraux résultats d'une révolution, il est également vrai qu'on se trompe dans les détails, que les événements particuliers se modifient souvent d'une manière inattendue, et qu'en voyant le but, on y arrive par des chemins dont on ne soupçonnait pas même l'existence. Il est certain, par exemple, que les Turcs seront chassés de l'Europe ; mais quand et comment ? La guerre actuelle délivrera-t-elle le monde civilisé de ce fléau ? Les obstacles que j'ai signalés à la paix sont-ils insurmontables ? Oui, si l'on s'en tient aux raisonnements analogues ; non, si l'on fait entrer dans ses calculs des circonstances étrangères à celles qui ont occasionné la prise d'armes.

" Presque rien aujourd'hui ne ressemble à ce qui a été : hors la religion et la morale, la plupart des vérités sont changées, sinon dans leur essence, du moins dans leurs rapports avec les choses et les hommes. D'Ossat reste encore comme un négociateur habile, Grotius comme un publiciste de génie, Puffendorf comme un esprit judicieux ; mais on ne saurait appliquer à nos temps les règles de leur diplomatie, ni revenir pour le droit politique de l'Europe au traité de Westphalie. Les peuples se mêlent actuellement de leurs affaires conduites autrefois par les seuls gouvernements. Ces peuples ne sentent plus les choses comme ils les sentaient jadis ; ils ne sont plus affectés des mêmes événements ; ils ne voient plus les objets sous le même point de vue ; la raison chez eux a fait des progrès aux dépens de l'imagination ; le positif l'emporte sur l'exaltation et sur les déterminations passionnées ; une certaine raison règne partout. Sur la plupart des trônes et dans la majorité des cabinets de l'Europe, sont assis des hommes las de révolutions, rassasiés de guerre et antipathiques à tout esprit d'aventures : voilà des motifs d'espérance pour des arrangements pacifiques. Il peut exister aussi chez les nations des embarras intérieurs qui les disposeraient à des mesures conciliatrices.

" La mort de l'impératrice douairière de Russie peut développer des semences de troubles qui n'étaient pas parfaitement étouffées. Cette princesse se mêlait peu de la politique extérieure, mais elle était un lien entre ses fils ; elle a passé pour avoir exercé une grande influence sur les transactions qui ont donné la couronne à l'empereur Nicolas. Toutefois, il faut avouer que si Nicolas recommençait à craindre, ce serait pour lui un motif de plus de pousser ses soldats hors du sol natal et de chercher sa sûreté dans la victoire.

" L'Angleterre, indépendamment de sa dette qui gêne ses mouvements, est embarrassée dans les affaires d'Irlande : que l'émancipation des catholiques passe ou ne passe pas dans le Parlement, ce sera un événement immense. La santé du roi George est chancelante, celle de son successeur immédiat n'est pas meilleure, si l'accident prévu arrivait bientôt, il y aurait convocation d'un nouveau Parlement, peut-être changement de ministres, et les hommes capables sont rares aujourd'hui en Angleterre ; une longue régence pourrait peut-être venir. Dans cette position précaire et critique il est probable que l'Angleterre désire sincèrement la paix, et qu'elle craint de se précipiter dans les chances d'une grande guerre, au milieu de laquelle elle se trouverait surprise par des catastrophes intérieures. Enfin nous-mêmes, malgré nos prospérités réelles et indisputables, bien que nous puissions nous montrer avec éclat sur un champ de bataille, si nous y sommes appelés, sommes-nous tout à fait prêts à y paraître ? Nos places fortes sont-elles réparées ? Avons-nous le matériel nécessaire pour une nombreuse armée ? Cette armée est-elle même au complet du pied de paix ? Si nous étions réveillés brusquement par une déclaration de guerre de l'Angleterre, de la Prusse et des Pays-Bas pourrions-nous nous opposer efficacement à une troisième invasion ? Les guerres de Napoléon ont divulgué un fatal secret : c'est qu'on peut arriver en quelques journées de marche à Paris après une affaire heureuse ; c'est que Paris ne se défend pas ; c'est que ce même Paris est beaucoup trop près de la frontière. La capitale de la France ne sera à l'abri que quand nous posséderons la rive gauche du Rhin. Nous pouvons donc avoir besoin d'un temps quelconque pour nous préparer.

" Ajoutons à tout cela que les vices et les vertus des princes, leur force et leur faiblesse morale, leur caractère, leurs passions, leurs habitudes mêmes, sont des causes d'actes et de faits rebelles aux calculs, et qui ne rentrent dans aucune formule politique : la plus misérable influence détermine quelquefois le plus grand événement dans un sens contraire à la vraisemblance des choses ; un esclave peut faire signer à Constantinople une paix que toute l'Europe, conjurée ou à genoux, n'obtiendrait pas.

" Que si donc quelqu'une de ces raisons placées hors de la prévoyance humaine amenait, durant cet hiver, des demandes de négociations, faudrait-il les repousser si elles n'étaient pas d'accord avec les principes de cette Note ? Non sans doute : gagner du temps est un grand art quand on n'est pas prêt. On peut savoir ce qu'il y aurait de mieux, et se contenter de ce qu'il y a de moins mauvais ; les vérités politiques, surtout, sont relatives ; l'absolu, en matière d'Etat, a de graves inconvénients. Il serait heureux pour l'espèce humaine que les Turcs fussent jetés dans le Bosphore, mais nous ne sommes pas chargés de l'expédition et l'heure du mahométisme n'est peut-être pas sonnée : la haine même doit être éclairée pour ne pas faire de sottises. Rien ne doit donc empêcher la France d'entrer dans des négociations en ayant soin de les rapprocher le plus possible de l'esprit dans lequel cette Note est rédigée. C'est aux hommes qui tiennent le timon des empires à les gouverner selon les vents, en évitant les écueils.

" Certes, si le puissant souverain du Nord consentait à réduire les conditions de la paix à l'exécution du traité d'Akerman et à l'émancipation de la Grèce, il serait possible de faire entendre raison à la Porte, mais quelle probabilité y a-t-il que la Russie se renferme dans des conditions qu'elle aurait pu obtenir sans tirer un coup de canon ? Comment abandonnerait-elle des prétentions si hautement et si publiquement exprimées ? Un seul moyen, s'il en est un, se présenterait : proposer un congrès général où l'empereur Nicolas céderait ou aurait l'air de céder au voeu de l'Europe chrétienne. Un moyen de succès auprès des hommes, c'est de sauver leur amour-propre, de leur fournir une raison de dégager leur parole et de sortir d'un mauvais pas avec honneur.

" Le plus grand obstacle à ce projet d'un congrès viendrait du succès inattendu des armes ottomanes pendant l'hiver. Que, par la rigueur de la saison, le défaut de vivres, par l'insuffisance des troupes ou par toute autre cause, les Russes soient obligés d'abandonner le siège de Silistrie, que Varna (ce qui cependant n'est guère probable) retombe entre les mains des Turcs, l'empereur Nicolas se trouverait dans une position qui ne lui permettrait plus d'entendre à aucune proposition, sous peine de descendre au dernier rang des monarques ; alors la guerre se continuerait, et nous rentrerions dans les éventualités que cette Note a déduites. Que la Russie perde son rang comme puissance militaire, que la Turquie la remplace dans cette qualité, l'Europe n'aurait fait que changer de péril. Or, le danger qui nous viendrait par le cimeterre de Mahmoud serait d'une espèce bien plus formidable que celui dont nous menacerait l'épée de l'empereur Nicolas. Si la fortune assied par hasard un prince remarquable sur le trône des sultans, il ne peut vivre assez longtemps pour changer les lois et les moeurs, en eût-il d'ailleurs le dessein. Mahmoud mourra : à qui laissera-t-il l'empire avec ses soldats fanatiques disciplinés, avec ses ulémas ayant entre leurs mains, par l'initiation à la tactique moderne, un nouveau moyen de conquête pour le Coran ?

" Tandis que, épouvantée enfin de ces faux calculs, l'Autriche serait obligée de se garder sur des frontières où les janissaires ne lui laissaient rien à craindre, une nouvelle insurrection militaire, résultat possible de l'humiliation des armes de Nicolas, éclaterait peut-être à Pétersbourg, se communiquerait de proche en proche, mettrait le feu au nord de l'Allemagne. Voilà ce que n'aperçoivent pas des hommes qui en sont restés, pour la politique aux frayeurs vulgaires comme aux lieux communs. De petites dépêches, de petites intrigues, sont les barrières que l'Autriche prétend opposer à un mouvement qui menace tout. Si la France et l'Angleterre prenaient un parti digne d'elles, si elles notifiaient à la Porte que, dans le cas où le sultan fermerait l'oreille à toute proposition de paix, il les trouvera sur le champ de bataille au printemps cette résolution aurait bientôt mis fin aux anxiétés de l'Europe. "

L'existence de ce Mémoire , ayant transpiré dans le monde diplomatique, m'attira une considération que je ne rejetais pas, mais que je n'ambitionnais point. Je ne vois pas trop ce qui pouvait surprendre les positifs : ma guerre d'Espagne était une chose très positive. Le travail incessant de la révolution générale qui s'opère dans la vieille société, en amenant parmi nous la chute de la légitimité, a dérangé des calculs subordonnés à la permanence des faits tels qu'ils existaient en 1828.

Voulez-vous vous convaincre de l'énorme différence de mérite et de gloire entre un grand écrivain et un grand politique ? Mes travaux de diplomate ont été sanctionnés par ce qui est reconnu l'habileté suprême, c'est-à-dire par le succès . Qui pourtant lirait jamais ce Mémoire ? On le sauterait à pieds joints, et j'en ferais autant à la place des lecteurs. Eh bien, supposez qu'au lieu de ce petit chef-d'oeuvre de chancellerie, on trouvât dans cet écrit quelque épisode à la façon d'Homère ou de Virgile, le ciel m'eût-il accordé leur génie, pensez-vous qu'on fût tenté de sauter les amours de Didon à Carthage ou les larmes de Priam dans la tente d'Achille ?

 

3 L29 Chapitre 14

A Madame Récamier.

" Mercredi. Rome, ce 10 décembre 1828.

" Je suis allé à l'Académie tibérine dont j'ai l'honneur d'être membre. J'ai entendu des discours fort spirituels et de très beaux vers. Que d'intelligence perdue ! Ce soir j'ai mon grand ricevimento ; j'en suis consterné en vous écrivant. "

" 11 décembre.

" Le grand ricevimento s'est passé à merveille. Madame de Ch... est ravie, parce que nous avons eu tous les cardinaux de la terre. Toute l'Europe, à Rome, était là avec Rome. Puisque je suis condamné pour quelques jours à ce métier, j'aime mieux le faire aussi bien qu'un autre ambassadeur. Les ennemis n'aiment aucune espèce de succès, même les plus misérables, et c'est les punir que de réussir dans un genre où ils se croient eux-mêmes sans égal. Samedi prochain je me transforme en chanoine de Saint-Jean de Latran, et dimanche je donne à dîner à mes confrères. Une réunion plus de mon goût est celle qui a lieu aujourd'hui : je dîne chez M. Guérin avec tous les artistes, et nous allons arrêter votre monument pour le Poussin. Un jeune élève plein de talent, M. Desprez, fera le bas-relief pris d'un tableau du grand peintre et M. Lemoyne fera le buste. Il ne faut ici que des mains françaises.

" Pour compléter mon histoire de Rome, madame de Castries est arrivée. C'est encore une de ces petites filles que j'ai fait sauter sur mes genoux comme Césarine (madame de Barante). Cette pauvre femme est bien changée ; ses yeux se sont remplis de larmes quand je lui ai rappelé son enfance à Lormois. Il me semble que l'enchantement n'est plus chez la voyageuse. Quel isolement ! et pour qui ? Voyez-vous, ce qu'il y a de mieux, c'est d'aller vous retrouver le plus tôt possible. Si mon Moïse descendait bien de la montagne, je lui emprunterais un de ses rayons, pour paraître à vos yeux tout brillant et tout rajeuni. "

" Samedi, 13.

" Mon dîner à l'Académie s'est passé à merveille. Les jeunes gens étaient satisfaits : un ambassadeur dînait chez eux pour la première fois. Je leur ai annoncé le monument au Poussin : c'était comme si j'honorais déjà leurs cendres. "

A la même.

" Jeudi, 18 décembre 1828.

" Au lieu de perdre mon temps et le vôtre à vous raconter les faits et gestes de ma vie, j'aime mieux vous les envoyer tout consignés dans le journal de Rome. Voilà encore douze mois qui achèvent de tomber sur ma tête. Quand me reposerai-je ? Quand cesserai-je de perdre sur les grands chemins les jours qui m'étaient prêtés pour en faire un meilleur usage ? J'ai dépensé sans regarder tant que j'ai été riche ; je croyais le trésor inépuisable. Maintenant, en voyant combien il est diminué et combien peu de temps il me reste à mettre à vos pieds, il me prend un serrement de coeur. Mais n'y a-t-il pas une longue existence après celle de la terre ? Pauvre et humble chrétien, je tremble devant le Jugement dernier de Michel-Ange ; je ne sais où j'irai, mais partout où vous ne serez pas je serai bien malheureux. Je vous ai cent fois mandé mes projets et mon avenir. Ruines, santé, perte de toute illusion, tout me dit : " Va-t-en, retire-toi, finis. " Je ne retrouve au bout de ma journée que vous. Vous avez désiré que je marquasse mon passage à Rome, c'est fait : le tombeau du Poussin restera. Il portera cette inscription : F.- A. de Ch. à Nicolas Poussin, pour la gloire des arts et l'honneur de la France . Qu'ai-je maintenant à faire ici ? Rien, surtout après avoir souscrit pour la somme de cent ducats au monument de l'homme que vous aimez le plus, dites-vous, après moi : le Tasse. "

" Rome, le samedi 3 janvier 1829.

" Je recommence mes souhaits de bonne année : que le ciel vous accorde santé et longue vie ! Ne m'oubliez pas : j'ai espérance, car vous vous souvenez bien de M. de Montmorency et de madame de Staël, vous avez la mémoire aussi bonne que le coeur. Je disais hier à madame Salvage que je ne connaissais rien dans le monde d'aussi beau et de meilleur que vous.

" J'ai passé hier une heure avec le pape. Nous avons parlé de tout et des sujets les plus hauts et les plus graves. C'est un homme très distingué et très éclairé et un prince plein de dignité. Il ne manquait aux aventures de ma vie politique que d'être en relations avec un Souverain Pontife ; cela complète ma carrière.

" Voulez-vous savoir exactement ce que je fais ? Je me lève à cinq heures et demie, je déjeune à sept heures ; à huit heures je reviens dans mon cabinet : je vous écris ou je fais quelques affaires quand il y en a (les détails pour les établissements français et pour les pauvres français sont assez grands) ; à midi je vais errer deux ou trois heures parmi des ruines, ou à Saint-Pierre, ou au Vatican. Quelquefois je fais une visite obligée avant ou après la promenade ; à cinq heures je rentre ; je m'habille pour la soirée ; je dîne à six heures, à sept heures et demie je vais à une soirée avec madame de Ch..., ou je reçois quelques personnes chez moi. Vers onze heures je me couche, ou bien je retourne encore dans la campagne malgré les voleurs et la malaria : qu'y fais-je ? Rien : j'écoute le silence, et je regarde passer mon ombre de portique en portique, le long des aqueducs éclairés par la lune.

" Les Romains sont si accoutumés à ma vie méthodique , que je leur sers à compter les heures. Qu'ils se dépêchent ; j'aurai bientôt achevé le tour du cadran. "

A Madame Récamier.

" Rome, jeudi 8 janvier 1829.

" Je suis bien malheureux ; du plus beau temps du monde nous sommes passés à la pluie, de sorte que je ne puis plus faire mes promenades. C'était pourtant là le seul bon moment de ma journée. J'allais pensant à vous dans ces campagnes désertes ; elles liaient dans mes sentiments l'avenir et le passé, car autrefois je faisais aussi les mêmes promenades. Je vais une ou deux fois la semaine à l'endroit où l'Anglaise s'est noyée : qui se souvient aujourd'hui de cette pauvre jeune femme, miss Bathurst ? ses compatriotes galopent le long du fleuve sans penser à elle. Le Tibre, qui a vu bien d'autres choses, ne s'en embarrasse pas du tout. D'ailleurs, ses flots se sont renouvelés : ils sont aussi pâles et aussi tranquilles que quand ils ont passé sur cette créature pleine d'espérance, de beauté et de vie.

" Me voilà guindé bien haut sans m'en être aperçu. Pardonnez à un pauvre lièvre retenu et mouillé dans son gîte. Il faut que je vous raconte une petite historiette de mon dernier mardi . Il y avait à l'ambassade une foule immense : je me tenais le dos appuyé contre une table de marbre, saluant les personnes qui entraient et qui sortaient. Une Anglaise, que je ne connaissais ni de nom ni de visage, s'est approchée de moi, m'a regardé entre les deux yeux, et m'a dit avec cet accent que vous savez : " Monsieur de Chateaubriand, vous êtes bien malheureux ! " Etonné de l'apostrophe et de cette manière d'entrer en conversation, je lui ai demandé ce qu'elle voulait dire. Elle m'a répondu : " Je veux dire que je vous plains. " En disant cela elle a accroché le bras d'une autre Anglaise, s'est perdue dans la foule, et je ne l'ai pas revue du reste de la soirée. Cette bizarre étrangère n'était ni jeune ni jolie : je lui sais gré pourtant de ses paroles mystérieuses.

" Vos journaux continuent à rabâcher de moi. Je ne sais quelle mouche les pique. Je devais me croire oublié autant que je le désire.

" J'écris à M. Thierry par le courrier. Il est à Hyères, bien malade. Pas un mot de réponse de M. de La Bouillerie. "

A M. A. Thierry.

" Rome, ce 8 janvier 1829.

" J'ai été bien touché, monsieur, de recevoir la nouvelle édition de vos Lettres avec un mot qui prouve que vous avez pensé à moi. Si ce mot était de votre main, j'espérerais pour mon pays que vos yeux se rouvriraient aux études dont votre talent tire un si merveilleux parti. Je lis, ou plutôt relis avec avidité cet ouvrage trop court. Je fais des cornes à toutes les pages, afin de mieux rappeler les passages dont je veux m'appuyer. Je vous citerai beaucoup, monsieur, dans le travail que je prépare depuis tant d'années sur les deux premières races. Je mettrai à l'abri mes idées et mes recherches derrière votre haute autorité, j'adopterai souvent votre réforme des noms ; enfin j'aurai le bonheur d'être presque toujours de votre avis, en m'écartant, bien malgré moi sans doute, du système proposé par M. Guizot ; mais je ne puis, avec cet ingénieux écrivain, renverser les monuments les plus authentiques, faire de tous les Francs des nobles et des hommes libres , et de tous les Romains-Gaulois des esclaves des Francs . La loi salique et la loi ripuaire ont une foule d'articles fondés sur la différence des conditions entre les Francs : " Si quis ingenuus ingenuum ripuarium extra solum vendiderit, etc., etc. "

" Vous savez, monsieur, que je vous désirais vivement à Rome. Nous nous serions assis sur des ruines : là vous m'auriez enseigné l'histoire ; vieux disciple, j'aurais écouté mon jeune maître avec le seul regret de n'avoir plus devant moi assez d'années pour profiter de ses leçons :

Tel est le sort de l'homme : il s'instruit avec l'âge.

Mais que sert d'être sage,

Quand le terme est si près ?

" Ces vers sont d'une ode inédite faite par un homme qui n'est plus, par mon bon et ancien ami Fontanes.

" Ainsi, monsieur, tout m'avertit, parmi les débris de Rome, de ce que j'ai perdu, du peu de temps qui me reste, et de la brièveté de ces espérances qui me semblaient si longues autrefois : spem longam .

" Croyez, monsieur, que personne ne vous admire et ne vous est plus dévoué que votre serviteur. "

 

3 L29 Chapitre 15

Dépêche à M. le comte de La Ferronnays.

" Rome, ce 12 janvier 1829.

" Monsieur le comte,

" J'ai vu le pape le 2 de ce mois ; il a bien voulu me retenir tête à tête pendant une heure et demie. Je dois vous rendre compte de la conversation que j'ai eue avec Sa Sainteté.

" Il a d'abord été question de la France. Le pape a commencé par l'éloge le plus sincère du roi. Dans aucun temps, m'a-t-il dit, la famille royale de France n'a offert un ensemble aussi complet de qualités et de vertus. Voilà le calme rétabli parmi le clergé : les évêques ont fait leur soumission. "

" - Cette soumission, ai-je répondu, est due en partie aux lumières et à la modération de Votre Sainteté. "

" - J'ai conseillé, a répliqué le pape, de faire ce qui me semblait raisonnable. Le spirituel n'était point compromis par les ordonnances ; les évêques auraient peut-être mieux fait de ne pas écrire leur première lettre ; mais après avoir dit non possumus , il leur était difficile de reculer. Ils ont tâché de montrer le moins de contradiction possible entre leurs actions et leur langage au moment de leur adhésion : il faut le leur pardonner. Ce sont des hommes pieux, très attachés au roi et à la monarchie ; ils ont leur faiblesse comme tous les hommes. "

" Tout cela, monsieur le comte, était dit en français, très clairement et très bien.

" Après avoir remercié le Saint-Père de la confiance qu'il me témoignait, je lui ai parlé avec considération du cardinal secrétaire d'Etat :

" Je l'ai choisi, m'a-t-il dit, parce qu'il a voyagé, qu'il connaît les affaires générales de l'Europe et qu'il m'a semblé avoir la sorte de capacité que demande sa place. Il n'a écrit, relativement à vos deux ordonnances, que ce que je pensais et que ce que je lui avais recommandé d'écrire.

" - Oserais-je communiquer à Sa Sainteté, ai-je repris, mon opinion sur la situation religieuse de la France ? "

" - Vous me ferez grand plaisir, " m'a répondu le pape.

" Je supprime quelques compliments que Sa Sainteté a bien voulu m'adresser.

" Je pense donc, très Saint-Père, que le mal est venu dans l'origine d'une méprise du clergé : au lieu d'appuyer les institutions nouvelles, ou du moins de se taire sur ces institutions, il a laissé échapper des paroles de blâme, pour ne rien dire de plus, dans des mandements et dans des discours. L'impiété, qui ne savait que reprocher à de saints ministres, a saisi ces paroles et en a fait une arme ; elle s'est écriée que le catholicisme était incompatible avec l'établissement des libertés publiques, qu'il y avait guerre à mort entre la Charte et les prêtres. Par une conduite opposée, nos ecclésiastiques auraient obtenu tout ce qu'ils auraient voulu de la nation. Il y a un grand fonds de religion en France, et un penchant visible à oublier nos anciens malheurs au pied des autels ; mais aussi il y a un véritable attachement aux institutions apportées par les fils de saint Louis. On ne saurait calculer le degré de puissance auquel serait parvenu le clergé, s'il s'était montré à la fois l'ami du Roi et de la Charte. Je n'ai cessé de prêcher cette politique dans mes écrits et dans mes discours ; mais les passions du moment ne voulaient pas m'entendre et me prenaient pour un ennemi. "

" Le pape m'avait écouté avec la plus grande attention. " J'entre dans vos idées, m'a-t-il dit après un moment de silence. Jésus-Christ ne s'est point prononcé sur la forme des gouvernements. Rendez à César ce qui est à César veut seulement dire : obéissez aux autorités établies. La religion catholique a prospéré au milieu des républiques comme au sein des monarchies ; elle fait des progrès immenses aux Etats-Unis ; elle règne seule dans les Amériques espagnoles. "

" Ces mots sont très remarquables, monsieur le comte, au moment même où la cour de Rome incline fortement à donner l'institution aux évêques nommés par Bolivar. Le pape a repris : " Vous voyez quelle est l'affluence des étrangers protestants à Rome : leur présence fait du bien au pays ; mais elle est bonne encore sous un autre rapport : les Anglais arrivent ici avec les plus étranges notions sur le pape et la papauté, sur le fanatisme du clergé, sur l'esclavage du peuple dans ce pays : ils n'y ont pas séjourné deux mois qu'ils sont tout changés. Ils voient que je ne suis qu'un évêque comme un autre évêque, que le clergé romain n'est ni ignorant ni persécuteur, et que mes sujets ne sont pas des bêtes de somme. "

" Encouragé par cette espèce d'effusion du coeur et cherchant à élargir le cercle de la conversation, j'ai dit au Souverain Pontife : " Votre Sainteté ne penserait-elle pas que le moment est favorable à la recomposition de l'unité catholique, à la réconciliation des sectes dissidentes, par de légères concessions sur la discipline ? Les préjugés contre la cour de Rome s'effacent de toutes parts, et, dans un siècle encore ardent, l'oeuvre de la réunion avait déjà été tentée par Leibnitz et Bossuet. "

" - Ceci est une grande chose, m'a dit le pape ; mais je dois attendre le moment fixé par la Providence. Je conviens que les préjugés s'effacent ; la division des sectes en Allemagne a amené la lassitude de ces sectes. En Saxe, où j'ai résidé trois ans, j'ai le premier fait établir un hôpital des enfants trouvés et obtenu que cet hôpital serait desservi par des catholiques. Il s'éleva alors un cri général contre moi parmi les protestants ; aujourd'hui ces mêmes protestants sont les premiers à applaudir à l'établissement et à le doter. Le nombre des catholiques augmente dans la Grande-Bretagne ; il est vrai qu'il s'y mêle beaucoup d'étrangers. "

" Le pape ayant fait un moment de silence, j'en ai profité pour introduire la question des catholiques d'Irlande.

" Si l'émancipation a lieu, ai-je dit, la religion catholique s'accroîtra encore dans la Grande-Bretagne. "

" - C'est vrai d'un côté, a répliqué Sa Sainteté, mais de l'autre il y a des inconvénients. Les catholiques Irlandais sont bien ardents et bien inconsidérés. O'Connel, d'ailleurs homme de mérite, n'a-t-il pas été dire dans un discours qu'il y avait un concordat proposé entre le Saint-Siège et le gouvernement britannique ? Il n'en est rien ; cette assertion, que je ne puis contredire publiquement, m'a fait beaucoup de peine. Ainsi pour la réunion des dissidents, il faut que les choses soient mûres, et que Dieu achève lui-même son ouvrage. Les papes ne peuvent qu'attendre. "

" Ce n'était pas là, monsieur le comte, mon opinion : mais s'il m'importait de faire connaître au Roi celle du Saint-Père sur un sujet aussi grave, je n'étais pas appelé à la combattre.

" Que diront vos journaux ? a repris le pape avec une sorte de gaieté. Ils parlent beaucoup ! ceux des Pays-Bas encore davantage ; mais on me mande qu'une heure après avoir lu leurs articles, personne n'y pense plus dans votre pays. "

" - C'est la pure vérité, Très Saint-Père : vous voyez comme la Gazette de France m'arrange (car je sais que Sa Sainteté lit tous nos journaux, sans en excepter le Courrier ) " ; le Souverain Pontife me traite pourtant avec une extrême bonté ; j'ai donc lieu de croire que la Gazette ne lui fait pas un grand effet. " Le pape a ri en secouant la tête. " Eh bien ! Très Saint-Père, il en est des autres comme de Votre Sainteté, si le journal dit vrai, la bonne chose qu'il a dite reste ; s'il dit faux c'est comme s'il n'avait rien dit du tout. Le pape doit s'attendre à des discours pendant la session : l'extrême droite soutiendra que M. le cardinal Bernetti n'est pas un prêtre, et que ses lettres sur les ordonnances ne sont pas articles de foi ; l'extrême gauche déclarera qu'on n'avait pas besoin de prendre les ordres de Rome. La majorité applaudira à la déférence du conseil du roi, et louera hautement l'esprit de sagesse et de paix de Votre Sainteté. "

" Cette petite explication a paru charmer le Saint-Père, content de trouver quelqu'un instruit du jeu des rouages de notre machine constitutionnelle. Enfin, monsieur le comte, pensant que le Roi et son conseil seraient bien aises de connaître la pensée du pape sur les affaires actuelles de l'Orient, j'ai répété quelques nouvelles de journaux, n'étant point autorisé à communiquer au Saint-Siège ce que vous m'avez mandé de positif dans votre dépêche du dix-huit décembre sur le rappel de notre expédition de Morée.

" Le Pape n'a point hésité à me répondre ; il m'a paru alarmé de la discipline militaire imprudemment enseignée aux Turcs. Voici ses propres paroles :

" Si les Turcs sont déjà capables de résister à la Russie quelle sera leur puissance quand ils auront obtenu une paix glorieuse ? Qui les empêchera, après quatre ou cinq années de repos et de perfectionnement dans leur tactique nouvelle, de se jeter sur l'Italie ? "

" Je vous l'avouerai, monsieur le comte, en retrouvant ces idées et ces inquiétudes dans la tête du souverain le plus exposé à ressentir le contrecoup de l'énorme erreur que l'on a commise, je me suis applaudi de vous avoir montré avec plus de détails, dans ma Note sur les affaires d'Orient , les mêmes idées et les mêmes inquiétudes.

" Il n'y a, a ajouté le Pape, qu'une résolution ferme de la part des puissances alliées qui puisse mettre un terme au malheur dont l'avenir est menacé. La France et l'Angleterre sont encore à temps pour tout arrêter ; mais si une nouvelle campagne s'ouvre, elle peut communiquer le feu à l'Europe, et il sera trop tard pour l'éteindre. "

" - Réflexion d'autant plus juste, ai-je reparti, que si l'Europe se divisait, ce qu'à Dieu ne plaise, cinquante mille Français en Italie remettraient tout en question. "

" Le Pape n'a point répondu ; il m'a paru seulement que l'idée de voir les Français en Italie ne lui inspirait aucune crainte. On est las partout de l'inquisition de la cour de Vienne, de ses tracasseries, de ses empiétements continuels et de ses petites trames pour unir, dans une confédération contre la France, des peuples qui détestent le joug autrichien.

" Tel est monsieur le comte, le résumé de ma longue conversation avec Sa Sainteté. Je ne sais si l'on a jamais été à même de connaître plus à fond les sentiments intimes d'un Pape, si l'on a jamais entendu un prince qui gouverne le monde chrétien s'expliquer avec tant de netteté sur des sujets aussi vastes, aussi en dehors du cercle étroit des lieux communs diplomatiques. Ici point d'intermédiaire entre le Souverain Pontife et moi, et il était aisé de voir que Léon XII, par son caractère de candeur, par l'entraînement d'une conversation familière, ne dissimulait rien et ne cherchait point à tromper.

" Les penchants et les voeux du Pape sont évidemment pour la France : lorsqu'il a pris les clefs de saint Pierre, il appartenait à la faction des zelanti ; aujourd'hui il a cherché sa force dans la modération : c'est ce qu'enseigne toujours l'usage du pouvoir. Par cette raison, il n'est point aimé de la faction cardinaliste qu'il a quittée. N'ayant trouvé aucun homme de talent dans le clergé séculier, il a choisi ses principaux conseils dans le clergé régulier ; d'où il arrive que les moines sont pour lui, tandis que les prélats et les simples prêtres lui font une espèce d'opposition. Ceux-ci, quand je suis arrivé à Rome avaient tous l'esprit plus ou moins infecté des mensonges de notre congrégation ; aujourd'hui ils sont infiniment plus raisonnables ; tous, en général, blâment la levée de boucliers de notre clergé. Il est curieux de remarquer que les jésuites ont autant d'ennemis ici qu'en France : ils ont surtout pour adversaires les autres religieux et les chefs d'ordre. Ils avaient formé un plan au moyen duquel ils se seraient emparés exclusivement de l'instruction publique à Rome : les dominicains ont déjoué ce plan. Le pape n'est pas très populaire, parce qu'il administre bien. Sa petite armée est composée de vieux soldats de Bonaparte qui ont une tenue très militaire et font bonne police sur les grands chemins. Si Rome matérielle a perdu sous le rapport pittoresque, elle a gagné en propreté et en salubrité. Sa Sainteté fait planter des arbres, arrêter des ermites et des mendiants : autre sujet de plaintes pour la populace. Léon XII est grand travailleur ; il dort peu et ne mange presque point. Il ne lui est resté de sa jeunesse qu'un seul goût celui de la chasse, exercice nécessaire à sa santé qui d'ailleurs, semble s'affermir. Il tire quelques coups de fusil dans la vaste enceinte des jardins du Vatican. Les zelanti ont bien de la peine à lui pardonner cette innocente distraction. On reproche au pape de la faiblesse et de l'inconstance dans ses affections.

" Le vice radical de la constitution politique de ce pays est facile à saisir : ce sont des vieillards qui nomment pour souverain un vieillard comme eux. Ce vieillard, devenu maître, nomme à son tour cardinaux des vieillards. Tournant dans ce cercle vicieux, le suprême pouvoir énervé est toujours ainsi au bord de la tombe. Le prince n'occupe jamais assez longtemps le trône pour exécuter les plans d'amélioration qu'il peut avoir conçus. Il faudrait qu'un pape eût assez de résolution pour faire tout à coup une nombreuse promotion de jeunes cardinaux, de manière à assurer la majorité à l'élection future d'un jeune pontife. Mais les règlements de Sixte-Quint qui donnent le chapeau à des charges du palais, l'empire de la coutume et des moeurs, les intérêts du peuple qui reçoit des gratifications à chaque mutation de la tiare, l'ambition individuelle des cardinaux qui veulent des règnes courts afin de multiplier les chances de la papauté, mille autres obstacles trop longs à déduire, s'opposent au rajeunissement du Sacré Collège.

" La conclusion de cette dépêche, monsieur le comte, est que, dans l'état actuel des choses, le Roi peut compter entièrement sur la cour de Rome.

" En garde contre ma manière de voir et de sentir, si j'ai quelque reproche à me faire dans le récit que j'ai l'honneur de vous transmettre, c'est d'avoir plutôt affaibli qu'exagéré l'expression des paroles de Sa Sainteté. Ma mémoire est très sûre ; j'ai écrit la conversation en sortant du Vatican, et mon secrétaire intime n'a fait que la copier mot à mot sur ma minute. Celle-ci, tracée rapidement, était à peine lisible pour moi-même. Vous n'auriez jamais pu la déchiffrer [Peu de temps après la date de cette lettre, M. de La Ferronnays, malade, partit pour l'Italie et laissa par intérim aux mains de M. Portalis le portefeuille des affaires étrangères. (N.d.A.)] .

" J'ai l'honneur d'être, etc. "

 

3 L29 Chapitre 16

A Madame Récamier.

" Rome, mardi 13 janvier 1829.

" Hier au soir je vous écrivais à huit heures la lettre que M. de Viviers vous porte ; ce matin, à mon réveil, je vous écris encore par le courrier ordinaire qui part à midi. Vous connaissez les pauvres dames de Saint-Denis : elles sont bien abandonnées depuis l'arrivée des grandes dames de la Trinité-du-Mont ; sans être l'ennemi de celles-ci, je me suis rangé avec madame de Ch... du côté du faible. Depuis un mois les dames de Saint-Denis voulaient donner une fête à M. l'ambassadeur et à madame l' ambassadrice : elle a eu lieu hier à midi. Figurez-vous un théâtre arrangé dans une espèce de sacristie qui avait une tribune sur l'église ; pour acteurs une douzaine de petites filles, depuis l'âge de huit jusqu'à quatorze ans, jouant les Macchabées. Elles s'étaient fait elles-mêmes leurs casques et leurs manteaux. Elles déclamaient leurs vers français avec une verve et un accent italien le plus drôle du monde ; elles tapaient du pied dans les moments énergiques : il y avait une nièce de Pie VII, une fille de Thorwaldsen et une autre fille de Chauvin le peintre. Elles étaient jolies incroyablement dans leurs parures de papier. Celle qui jouait le grand prêtre avait une grande barbe noire qui la charmait, mais qui la piquait, et qu'elle était obligée d'arranger continuellement avec une petite main blanche de treize ans. Pour spectateurs, nous, quelques mères, les religieuses, madame Salvage, deux ou trois abbés et une autre vingtaine de petites pensionnaires, toutes en blanc avec des voiles. Nous avions fait apporter de l'ambassade des gâteaux et des glaces. On jouait du piano dans les entractes. Jugez des espérances et des joies qui ont dû précéder cette fête dans le couvent, et des souvenirs qui la suivront ! Le tout a fini par Vivat in aeternum , chanté par trois religieuses dans l'église. "

A la même.

" Rome, le 15 janvier 1829.

" A vous encore ! Cette nuit nous avons eu du vent et de la pluie comme en France : je me figurais qu'ils battaient votre petite fenêtre ; je me trouvais transporté dans votre petite chambre, je voyais votre harpe, votre piano, vos oiseaux ; vous me jouiez mon air favori ou celui de Shakespeare : et j'étais à Rome, loin de vous ! Quatre cents lieues et les Alpes nous séparaient !

" J'ai reçu une lettre de cette dame spirituelle qui venait quelquefois me voir au ministère ; jugez comme elle me fait bien la cour : elle est turque enragée ; Mahmoud est un grand homme qui a devancé sa nation !

" Cette Rome, au milieu de laquelle je suis, devrait m'apprendre à mépriser la politique. Ici la liberté et la tyrannie ont également péri ; je vois les ruines confondues de la République romaine et de l'Empire de Tibère ; qu'est-ce aujourd'hui que tout cela dans la même poussière ! Le capucin qui balaye en passant cette poussière avec sa robe ne semble-t-il pas rendre plus sensible encore la vanité de tant de vanités ? Cependant je reviens malgré moi aux destinées de ma pauvre patrie. Je lui voudrais religion, gloire et liberté, sans songer à mon impuissance pour la parer de cette triple couronne. "

A la même.

" Rome, jeudi 5 février 1829.

" Torre Vergata est un bien de moines situé à une lieue à peu près du tombeau de Néron , sur la gauche en venant à Rome, dans l'endroit le plus beau et le plus désert : là est une immense quantité de ruines à fleur de terre recouvertes d'herbes et de chardons. J'y ai commencé une fouille avant-hier mardi, en cessant de vous écrire. J'étais accompagné seulement d'Hyacinthe et de Visconti qui dirige la fouille. Il faisait le plus beau temps du monde. Cette douzaine d'hommes armés de bêches et de pioches, qui déterraient des tombeaux et des décombres de maisons et de palais dans une profonde solitude, offrait un spectacle digne de vous. Je faisais un seul voeu : c'était que vous fussiez là. Je consentirais volontiers à vivre avec vous sous une tente au milieu de ces débris.

" J'ai mis moi-même la main à l'oeuvre ; j'ai découvert des fragments de marbre : les indices sont excellents et j'espère trouver quelque chose qui me dédommagera de l'argent perdu à cette loterie des morts ; j'ai déjà un bloc de marbre grec assez considérable pour faire le buste du Poussin. Cette fouille va devenir le but de mes promenades ; je vais aller m'asseoir tous les jours au milieu de ces débris. A quel siècle, à quels hommes appartiennent-ils ? Nous remuons peut-être la poussière la plus illustre sans le savoir. Une inscription viendra peut-être éclairer quelque fait historique, détruire quelque erreur, établir quelque vérité. Et puis, quand je serai parti avec mes douze paysans demi-nus, tout retombera dans l'oubli et le silence. Vous représentez-vous toutes les passions tous les intérêts qui s'agitaient autrefois dans ces lieux abandonnés ? Il y avait des maîtres et des esclaves, des heureux et des malheureux, de belles personnes qu'on aimait et des ambitieux qui voulaient être ministres. Il y reste quelques oiseaux et moi, encore pour un temps fort court ; nous nous envolerons bientôt. Dites-moi, croyez-vous que cela vaille la peine d'être un des membres du conseil d'un petit roi des Gaules moi, barbare de l'Armorique, voyageur chez des sauvages d'un monde inconnu des Romains, et ambassadeur auprès de ces prêtres qu'on jetait aux lions ? Quand j'appelai Léonidas à Lacédémone, il ne me répondit pas : le bruit de mes pas à Torre Vergata n'aura réveillé personne. Et quand je serai à mon tour dans mon tombeau, je n'entendrai pas même le son de votre voix. Il faut donc que je me hâte de me rapprocher de vous et de mettre fin à toutes ces chimères de la vie des hommes. Il n'y a de bon que la retraite, et de vrai qu'un attachement comme le vôtre. "

A la même.

" Rome ce 7 février 1829.

" J'ai reçu une longue lettre du général Guilleminot ; il me fait un récit lamentable de ce qu'il a souffert dans des courses sur les côtes de la Grèce : et pourtant Guilleminot était ambassadeur ; il avait de grands vaisseaux et une armée à ses ordres. Aller, après le départ de nos soldats, dans un pays où il ne reste pas une maison et un champ de blé, parmi quelques hommes épars, forcés à devenir brigands par la misère, ce n'est pas pour une femme (madame Lenormant) un projet possible.

" J'irai ce matin à ma fouille : hier nous avons trouvé le squelette d'un soldat goth et le bras d'une statue de femme. C'était rencontrer le destructeur avec la ruine qu'il avait faite ; nous avons une grande espérance de retrouver ce matin la statue. Si les débris d'architecture que je découvre en valent la peine, je ne les renverserai pas pour vendre les briques comme on fait ordinairement ; je les laisserai debout, et ils porteront mon nom : ils sont du temps de Domitien. Nous avons une inscription qui nous l'indique : c'est le beau temps des arts romains. "

 

3 L29 Chapitre 17

Mort de Léon XII. - Dépêche à M. le comte Portalis.

" Rome, ce lundi 9 février 1829.

" Monsieur le comte,

" Sa Sainteté a ressenti subitement une attaque du mal auquel elle est sujette : sa vie est dans le plus imminent danger. On vient d'ordonner de fermer tous les spectacles. Je sors de chez le cardinal secrétaire d'Etat, qui lui-même est malade et qui désespère des jours du pape. La perte de ce Souverain Pontife si éclairé et si modéré serait dans ce moment une vraie calamité pour la chrétienté et surtout pour la France. J'ai cru, monsieur le comte, qu'il importait au gouvernement du Roi d'être prévenu de cet événement probable, afin qu'il pût prendre d'avance les mesures qu'il jugerait nécessaires. En conséquence, j'ai expédié pour Lyon un courrier à cheval. Ce courrier porte une lettre que j'écris à M. le préfet du Rhône, avec une dépêche télégraphique qu'il vous transmettra et une autre lettre que je le prie de vous envoyer par estafette. Si nous avons le malheur de perdre Sa Sainteté, un nouveau courrier vous portera jusqu'à Paris tous les détails.

" J'ai l'honneur, etc. "

" Huit heures du soir.

" La congrégation des cardinaux déjà rassemblée a défendu au cardinal secrétaire d'Etat de délivrer des permis pour des chevaux de poste. Mon courrier ne pourra partir qu'après le départ du courrier du Sacré Collège, en cas de mort du pape. J'ai essayé d'envoyer un homme porter mes dépêches à la frontière de la Toscane. Les mauvais chemins et le manque de chevaux de louage ont rendu ce dessein impraticable. Forcé d'attendre dans Rome, devenue une espèce de prison fermée, j'espère toujours que la nouvelle, au moyen du télégraphe, vous parviendra quelques heures avant qu'elle soit connue des autres gouvernements au delà des Alpes. Il pourrait se faire néanmoins que le courrier envoyé au nonce, et qui sera parti nécessairement avant le mien, vous donnât lui-même, en passant à Lyon, la nouvelle par le télégraphe. "

" Mardi, 10 février, neuf heures du matin.

" Le pape vient d'expirer : mon courrier part. Dans quelques heures il sera suivi de M. le comte de Montebello, attaché à l'ambassade. "

Dépêche à M. le comte Portalis.

" Rome, ce 10 février 1829.

" Monsieur le comte,

" J'ai expédié à Lyon, il y a environ deux heures, le courrier extraordinaire à cheval qui vous transmettra la nouvelle imprévue et déplorable de la mort de Sa Sainteté. Maintenant je fais partir M. le comte de Montebello, attaché à l'ambassade, pour vous porter quelques détails nécessaires.

Le pape est mort de cette affection hémorrhoïdale à laquelle il était sujet. Le sang, s'étant porté sur la vessie, occasionna une rétention qu'on essaya de soulager au moyen de la sonde. On croit que Sa Sainteté a été blessée dans l'opération. Quoi qu'il en soit, après quatre jours de souffrances, Léon XII a expiré ce matin à neuf heures comme j'arrivais au Vatican, où un agent de l'ambassade avait passé la nuit. La lettre partie par mon premier courrier vous informe, monsieur le comte, de mes inutiles efforts pour obtenir le permis des chevaux de poste avant la mort du pape.

" Hier je me rendis chez le cardinal secrétaire d'Etat, encore très souffrant d'un violent accès de goutte ; j'eus avec lui un assez long entretien sur les suites du malheur dont nous étions menacés. Je déplorai la perte d'un prince dont les sentiments modérés et la connaissance des affaires de l'Europe étaient si utiles au repos de la chrétienté. " C'est, me répondit le secrétaire d'Etat, non seulement un grand malheur pour la France, mais un plus grand malheur pour l'Etat romain que vous ne l'imaginez. Le mécontentement et la misère sont grands dans nos provinces, et, pour peu que les cardinaux croient devoir suivre un autre système que celui de Léon XII, ils verront comment ils s'en tireront. Quant à moi, mes fonctions cessent avec la vie du pape, et je n'aurai rien à me reprocher.

" Ce matin j'ai revu le cardinal Bernetti qui, en effet a cessé ses fonctions de secrétaire d'Etat : il m'a tenu le langage de la veille. Je lui ai demandé à le rencontrer avant qu'il s'enfermât dans le conclave. Nous sommes convenus que nous parlerions du choix d'un Souverain Pontife qui pourrait être le continuateur du système de modération de Léon XII. J'aurai l'honneur de vous transmettre tous les renseignements que je recueillerai.

" Il est probable que la mort du pape et la chute du cardinal Bernetti vont réjouir les ennemis des ordonnances ; ils proclameront cet événement malheureux comme une punition du ciel. Il est aisé déjà de lire cette pensée sur quelques visages français à Rome.

" Je regrette doublement le pape, j'avais eu le bonheur de gagner sa confiance : les préjugés que l'on avait pris soin de faire naître contre moi dans son esprit, avant mon arrivée, s'étaient dissipés, et il me faisait l'honneur de témoigner hautement et publiquement, en toute occasion, l'estime qu'il voulait bien me porter.

" Maintenant, monsieur le comte, permettez-moi d'entrer dans l'explication de quelques faits.

" J'étais ministre des affaires étrangères à l'époque de la mort de Pie VII. Vous trouverez dans les cartons du ministère, si vous jugez à propos d'en prendre connaissance, la suite de mes relations avec M. le duc de Laval. L'usage est, à la mort d'un pape, d'envoyer un ambassadeur extraordinaire, ou d'accréditer l'ambassadeur résidant par de nouvelles lettres auprès du Sacré Collège. C'est ce dernier parti que je proposai de suivre à feu S. M. Louis XVIII. Le Roi ordonnera ce qu'il croira de meilleur pour son service. Quatre cardinaux français vinrent à Rome pour l'élection de Léon XII. La France en compte aujourd'hui cinq ; c'est certainement un nombre de voix qui n'est pas à dédaigner dans le conclave. J'attends, monsieur le comte, les ordres du Roi. M. de Montebello, chargé de vous remettre cette dépêche, restera à votre disposition.

" J'ai l'honneur, etc., etc. "

A madame Récamier.

" Rome, 10 février 1829, onze heures du soir.

" Je voulais vous écrire une longue lettre, mais la dépêche que j'ai été obligé d'écrire de ma propre main et la fatigue de ces derniers jours m'ont épuisé. Je regrette le pape ; j'avais obtenu sa confiance. Me voilà maintenant chargé d'une grande mission. Il m'est impossible de savoir quel en sera le résultat, et quelle influence elle aura sur ma destinée.

" Les conclaves durent ordinairement deux mois, ce qui me laissera toujours libre pour Pâques. Je vous parlerai bientôt à fond de tout cela.

" Imaginez-vous qu'on a trouvé ce pauvre pape, jeudi dernier, avant qu'il fût malade, écrivant son épitaphe. On a voulu le détourner de ces tristes idées : mais non, a-t-il dit, cela sera fini en peu de jours. "

A Madame Récamier.

" Jeudi. Rome, 12 février 1829.

" Je lis vos journaux. Ils me font souvent de la peine. Je vois dans le Globe que M. le comte Portalis est, selon ce journal, mon ennemi déclaré. Pourquoi ? Est-ce que je demande sa place ? Il se donne trop de peine ; je ne pense point à lui. Je lui souhaite toutes les prospérités possibles ; mais pourtant, s'il était vrai qu'il voulût la guerre, il me trouverait. On me semble déraisonner sur tout, et sur l' immortel Mahmoud , et sur l'évacuation de la Morée.

" Dans les chances les plus probables, cette évacuation remettra la Grèce sous le joug des Turcs, avec la perte pour nous de notre honneur et de quarante millions. Il y a prodigieusement d'esprit en France, mais on manque de tête et de bon sens : deux phrases nous enivrent, on nous mène avec des mots, et, ce qu'il y a de pis, c'est que nous sommes toujours prêts à dénigrer nos amis et à élever nos ennemis. Au reste, n'est-il pas curieux que l'on fasse tenir au Roi, dans un discours, mon propre langage, sur l' accord des libertés publiques et de la royauté , et qu'on m'en ait tant voulu pour avoir tenu ce langage ? Et les hommes qui font parler ainsi la couronne étaient les plus chauds partisans de la censure ! Au surplus, je vais voir l'élection du chef de la chrétienté ; ce spectacle est le dernier grand spectacle auquel j'assisterai dans ma vie [Je me trompais. (Note de 1837. N.d.A.)] ; il clora ma carrière.

" Maintenant que les plaisirs de Rome sont finis, les affaires commencent. Je vais être obligé d'écrire d'un côté au gouvernement tout ce qui se passe, et de l'autre de remplir les devoirs de ma position nouvelle : il faut complimenter le Sacré Collège, assister aux funérailles du Saint-Père, auquel je m'étais attaché parce qu'on l'aimait peu, et d'autant plus qu'ayant craint de trouver en lui un ennemi, j'ai trouvé un ami qui, du haut de la chaire de Saint-Pierre, a donné un démenti formel à mes calomniateurs chrétiens. Puis vont me tomber sur la tête les cardinaux de France. J'ai écrit pour faire des représentations au moins sur l'archevêque de Toulouse.

Au milieu de tous ces tracas le monument du Poussin s'exécute ; la fouille réussit ; j'ai trouvé trois belles têtes, un torse de femme drapé, une inscription funèbre d'un frère pour une jeune soeur, ce qui m'a attendri.

" A propos d'inscription, je vous ai dit que le pauvre pape avait fait la sienne la veille du jour ou il est tombé malade, prédisant qu'il allait bientôt mourir ; il a laissé un écrit où il recommande sa famille indigente au gouvernement romain : il n'y a que ceux qui ont beaucoup aimé qui aient de pareilles vertus. "

 

3 L30 Livre trentième

Suite de l'ambassade de Rome

1. [Obsèques de Léon XII. - Dépêche à M. le comte Portalis.] - 2. Conclaves. - 3. [Dépêches.] - 4. [A M. le comte Portalis. - A madame Récamier.] - 5. Le marquis Capponi. - [Dépêches.] - 6. Lettre à monseigneur le cardinal de Clermont-Tonnerre. - [Dépêches à M. le comte Portalis. - Lettres à madame Récamier.] - 7. Fête à la villa Médicis, pour la grande-duchesse Hélène. - 8. Mes relations avec la famille Bonaparte. - 9. Pie VII. - 10. [A M. le comte Portalis. - A madame Récamier.] - 11. Présomption. - 12. Les Français à Rome. - 13. Promenades. - 14. Mon neveu Christian de Chateaubriand. - 15. A madame Récamier.

 

3 L30 Chapitre 1

[Obsèques de Léon XII. - Dépêche à M. le comte Portalis.]

Avant de passer aux choses importantes je rappellerai quelques faits.

Au décès du Souverain Pontife le gouvernement des Etats romains tombe aux mains des trois cardinaux chefs d'ordre, diacre, prêtre et évêque, et au cardinal camerlingue. L'usage est que les ambassadeurs aillent complimenter, dans un discours, la congrégation des cardinaux réunis avant l'ouverture du conclave à Saint-Pierre.

Le corps de Sa Sainteté, exposé d'abord dans la chapelle Sixtine, fut porté vendredi dernier, 13 février, dans la chapelle du Saint-Sacrement à Saint-Pierre, il y est resté jusqu'au dimanche 15. Alors il a été placé dans le monument qu'occupaient les cendres de Pie VII, et celles-ci ont été descendues dans l'église souterraine.

A Madame Récamier.

" Rome, ce 17 février 1829.

" J'ai vu Léon XII exposé, le visage découvert, sur un chétif lit de parade au milieu des chefs-d'oeuvre de Michel-Ange ; j'ai assisté à la première cérémonie funèbre dans l'église de Saint-Pierre. Quelques vieux cardinaux commissaires, ne pouvant plus voir, regardaient avec leurs doigts tremblants si le cercueil du pape était bien cloué. A la lumière des flambeaux, mêlée à la clarté de la lune, le cercueil fut enfin enlevé par une poulie et suspendu dans les ombres pour être déposé dans le sarcophage de Pie VII.

" On vient de m'apporter le petit chat du pauvre Pape ; il est tout gris et fort doux comme son ancien maître. "

Dépêche à M. le comte Portalis.

" Rome, ce 17 février 1829.

" Monsieur le comte,

" J'ai eu l'honneur de vous mander dans ma première lettre portée à Lyon avec la dépêche télégraphique, et dans ma dépêche n o 15, les difficultés que j'ai rencontrées pour l'expédition de mes deux courriers du 10 de ce mois. Ces gens-ci en sont encore à l'histoire des Guelfes et des Gibelins, comme si la mort d'un pape, connue une heure plus tôt ou une heure plus tard, pouvait faire entrer une armée impériale en Italie.

" Les obsèques du Saint-Père seront terminées dimanche 22, et le conclave ouvrira lundi soir 23, après avoir assisté le matin à la messe du Saint-Esprit : on meuble déjà les cellules du palais Quirinal.

" Je ne vous entretiendrai pas, monsieur le comte, des vues de la cour d'Autriche, des désirs des cabinets de Naples, de Madrid et de Turin. M. le duc de Laval, dans la correspondance qu'il eut avec moi en 1823, a peint le personnel des cardinaux qui sont en partie ceux d'aujourd'hui. On peut voir le n o 5 et son annexe, les n o 34, 55, 70 et 82. Il y a aussi dans les cartons du ministère quelques notes venues par une autre voie. Ces portraits, assez souvent de fantaisie, peuvent amuser, mais ne prouvent rien. Trois choses ne font plus les papes : les intrigues de femmes, les menées des ambassadeurs, la puissance des cours. Ce n'est pas non plus de l'intérêt général de la société qu'ils sortent mais de l'intérêt particulier des individus et des familles qui cherchent dans l'élection du chef de l'Eglise des places et de l'argent.

" Il y aurait des choses immenses à faire aujourd'hui par le Saint-Siège : la réunion des sectes dissidentes, le raffermissement de la société européenne, etc. Un pape qui entrerait dans l'esprit du siècle, et qui se placerait à la tête des générations éclairées, pourrait rajeunir la papauté ; mais ces idées ne peuvent point pénétrer dans les vieilles têtes du Sacré Collège ; les cardinaux arrivés au bout de la vie se transmettent une royauté élective qui expire bientôt avec eux : assis sur les doubles ruines de. Rome, les papes ont l'air de n'être frappés que de la puissance de la mort.

" Ces cardinaux avaient élu le cardinal Della Genga (Léon XII) après l'exclusion donnée au cardinal Severoli, parce qu'ils croyaient qu'il allait mourir ; Della Genga s'étant avisé de vivre, ils l'ont détesté cordialement pour cette tromperie. Léon XII choisissait dans les couvents des administrateurs capables ; autre sujet de murmure pour les cardinaux. Mais, d'une autre part, ce pape défunt, en avançant les moines, voulait de la régularité dans les monastères, de sorte qu'on ne lui savait aucun gré du bienfait. Les ermites vagabonds qu'on arrêtait, les gens du peuple qu'on forçait de boire debout dans la rue afin d'éviter les coups de couteau au cabaret, des changements peu heureux dans la perception des impôts, des abus commis par quelques familiers du Saint-Père, la mort même de ce pape arrivant à une époque qui fait perdre aux théâtres et aux marchands de Rome le bénéfice des folies du carnaval, ont fait anathématiser la mémoire d'un prince digne des plus vifs regrets : à Civita-Vecchia on a voulu brûler la maison de deux hommes que l'on pensait avoir été honorés de sa faveur.

" Parmi beaucoup de concurrents, quatre sont particulièrement désignés : le cardinal Capellari, chef de la propagande, le cardinal Pacca, le cardinal De Gregorio et le cardinal Giustiniani.

" Le cardinal Capellari est un homme docte et capable. Il sera repoussé, dit-on, par les cardinaux comme trop jeune, comme moine et comme étranger aux affaires du monde. Il est autrichien et passe pour obstiné et ardent dans ses opinions religieuses. Cependant c'est lui qui, consulté par Léon XII, n'a rien vu dans les ordonnances du Roi qui pût autoriser la réclamation de nos évêques ; c'est encore lui qui a rédigé le concordat de la cour de Rome avec les Pays-Bas et qui a été d'avis de donner l'institution canonique aux évêques des républiques espagnoles : tout cela annonce un esprit raisonnable, conciliant et modéré. Je tiens ces détails du cardinal Bernetti, avec qui j'ai eu, vendredi 13, une des conversations que je vous ai annoncées ma dépêche n o 15.

" Il importe au corps diplomatique, et surtout à l'ambassadeur de France, que le secrétaire d'Etat à Rome soit un homme de relations faciles et habitué aux affaires de l'Europe. Le cardinal Bernetti est le ministre qui nous convient sous tous les rapports ; il est compromis pour nous avec les zelanti et les congréganistes ; nous devons désirer qu'il soit repris par le pape futur. Je lui ai demandé avec lequel des quatre cardinaux il aurait le plus de chances de revenir au pouvoir. Il m'a répondu : " Avec Capellari. "

" Les cardinaux Pacca et De Gregorio sont peints d'une manière fidèle dans l'annexe du n o 5 de la correspondance déjà citée ; mais le cardinal Pacca est très affaibli par l'âge, et la mémoire, comme celle du cardinal doyen La Somaglia, commence totalement à lui manquer.

" Le cardinal De Gregorio serait un pape convenable. Quoique rangé au nombre des zelanti , il n'est pas sans modération, il repousse les jésuites qui ont ici, autant qu'en France, des adversaires et des ennemis. Tout sujet napolitain qu'il est, le cardinal De Gregorio est rejeté par Naples, et encore plus par le cardinal Albani, l'exécuteur des hautes oeuvres de l'Autriche au conclave. Le cardinal est légat à Bologne ; il a plus de quatre-vingts ans et il est malade : il y a donc quelque chance pour qu'il ne vienne pas à Rome. Enfin, le cardinal Giustiniani est le cardinal de la noblesse romaine ; il a pour neveu le cardinal Odescalchi, et il aura vraisemblablement un assez bon nombre de voix. Mais d'un autre côté, il est pauvre et il a des parents pauvres ; Rome craindrait les besoins de cette indigence.

" Vous savez, monsieur le comte, tout le mal que le nonce Giustiniani a fait en Espagne, et je le sais plus qu'un autre par les embarras qu'il m'a causés après la délivrance du roi Ferdinand. Dans l'évêché d'Imola, que le cardinal gouverne actuellement, il n'a pas été plus modéré ; il a fait revivre les règlements de saint Louis contre les blasphémateurs : ce n'est pas le pape de notre époque. Au surplus, c'est un homme assez savant, hébraïsant, helléniste, mathématicien mais plus propre aux travaux du cabinet qu'aux affaires. Je ne le crois pas poussé par l'Autriche.

" Après tout, la prévoyance humaine est souvent trompée ; souvent un homme change en arrivant au pouvoir ; le zelante cardinal Della Genga a été le pape conciliant Léon XII. Peut-être surgira-t-il, au milieu des quatre compétiteurs, un pape auquel personne ne pense dans ce moment. Le cardinal Castiglioni, le cardinal Benvenuti, le cardinal Galeffi, le cardinal Arezzo, le cardinal Gamberini, et jusqu'au vieux et vénérable doyen du Sacré Collège, La Somaglia, malgré sa demi-enfance ou plutôt à cause d'elle, se mettent sur les rangs. Le dernier a même quelque espoir, parce qu'étant évêque et prince d'Ostie, son exaltation amènerait un mouvement qui laisserait cinq grandes places libres.

" On suppose que le conclave sera très long ou très court : il n'y aura pas de combat de système comme à l'époque du décès de Pie VII ; les conclavistes et les anticonclavistes ont totalement disparu : ce qui peut rendre l'élection plus facile. Mais, d'une autre part, il y aura des luttes personnelles entre les prétendants qui réunissent un certain nombre de voix, et comme il ne faut qu'un tiers des voix du conclave, plus une, pour donner l' exclusive qu'il ne faut pas confondre avec le droit d' exclusion , le ballottage entre les candidats se pourra prolonger.

" La France veut-elle exercer le droit d' exclusion qu'elle partage avec l'Autriche et l'Espagne ? L'Autriche l'a exercé dans le précédent conclave contre Severoli, par l'intermédiaire du cardinal Albani. Contre qui la couronne de France voudrait-elle exercer ce droit ? Serait-ce contre le cardinal Fesch, si par aventure on songeait à lui, ou contre le cardinal Giustiniani ? Celui-ci vaudrait-il la peine d'être frappé de ce veto, toujours un peu odieux en ce qu'il entrave l'indépendance de l'élection ?

" A quel cardinal le gouvernement du Roi veut-il confier l'exercice de son droit d'exclusion ? Veut-on que l'ambassadeur de France paraisse armé du secret de son gouvernement et comme prêt à frapper l'élection du conclave si elle déplaisait à Charles X ? Enfin, le gouvernement a-t-il un choix de prédilection ? Est-ce à tel ou tel cardinal qu'il veut prêter son appui ? Certes, si tous les cardinaux de famille, c'est-à-dire les cardinaux espagnols, napolitains et même piémontais, voulaient réunir leurs voix à celles des cardinaux français, si l'on pouvait former un parti des couronnes, nous l'emporterions au conclave ; mais ces réunions sont des chimères et nous avons dans les cardinaux des diverses cours des ennemis plutôt que des amis.

" On assure que le primat de Hongrie et l'archevêque de Milan viendront au conclave. L'ambassadeur d'Autriche à Rome, le comte Lutzow, tient de très bons propos sur le caractère de conciliation que doit avoir le pape futur. Attendons les instructions de Vienne.

" Au surplus, je suis persuadé que tous les ambassadeurs de la terre ne font rien aujourd'hui à l'élection du Souverain Pontife et que nous sommes tous d'une parfaite inutilité à Rome. Je ne vois au reste aucun intérêt pressant à accélérer ou à retarder (ce qui n'est d'ailleurs au pouvoir de personne) les opérations du conclave. Que les cardinaux étrangers à l'Italie assistent ou n'assistent pas à ce conclave, cela peut convenir plus ou moins à la dignité des cours ; mais cela est du plus mince intérêt pour le résultat de l'élection. Si l'on avait des millions à distribuer, il serait encore possible de faire un pape : je n'y vois que ce moyen, et il n'est pas à l'usage de la France.

" Dans mes instructions confidentielles à M. le duc de Laval (13 septembre 1823) je lui disais : " Nous demandons que l'on mette sur le trône pontifical un prélat distingué par sa piété et ses vertus. Nous désirons seulement qu'il soit assez éclairé et d'un esprit assez conciliant pour qu'il puisse juger la position politique des gouvernements et ne les jette pas, par des exigences inutiles, dans des difficultés inextricables, aussi fâcheuses pour l'Eglise que pour le trône... Nous voulons un membre du parti italien zelante modéré capable d'être agréé par tous les partis. Tout ce que nous leur demandons dans notre intérêt, c'est de ne pas chercher à profiter des divisions qui peuvent se former dans notre clergé pour troubler nos affaires ecclésiastiques. "

" Dans une autre lettre confidentielle, écrite à propos de la maladie du nouveau pape Della Genga, le 28 janvier 1824, je disais encore à M. le duc de Laval : " Ce qu'il nous importe d'obtenir (supposant un nouveau conclave), c'est que le pape soit, par ses inclinations indépendant des autres puissances ; c'est que ses principes soient sages et modérés et qu'il soit ami de la France. "

" Aujourd'hui, monsieur le comte, dois-je suivre comme ambassadeur l'esprit de ces instructions que je donnais comme ministre ?

" Cette dépêche renferme tout. Je n'aurai plus qu'à instruire le Roi succinctement des opérations du conclave et des incidents qui pourraient survenir ; il ne s'agira plus que du compte des votes et de la variation des suffrages.

" Les cardinaux favorables aux jésuites sont : Giustiniani, Odescalchi, Pedicini et Bertazzoli.

" Les cardinaux opposés aux jésuites par diverses causes et diverses circonstances sont : Zurla, De Gregorio, Bernetti, Capellari, Micara.

" On croit que, sur cinquante-huit cardinaux, quarante-huit ou quarante-neuf seulement assisteront au conclave. Dans ce cas, trente-trois ou trente-quatre voix feraient l'élection.

" Le ministre d'Espagne, M. de Labrador, homme solitaire et caché, que je soupçonne léger sous l'apparence de la gravité, est fort embarrassé de son rôle. Les instructions de sa cour n'ont rien prévu ; il en écrit dans ce sens au chargé d'affaires de Sa Majesté Catholique à Lucques.

" J'ai l'honneur, etc.

" P. S . Le cardinal Benvenuti a, dit-on, déjà douze voix d'assurées. Ce choix, s'il réussissait, serait très bon. Benvenuti connaît l'Europe, et a montré de la capacité et de la modération dans divers emplois. "

 

3 L30 Chapitre 2

Conclaves.

Puisque le conclave va s'ouvrir, je veux tracer rapidement l'histoire de cette grande loi d'élection, la plus ancienne du monde qui compte déjà plus de dix-huit cents ans de durée. D'où viennent les papes ? Comment de siècle en siècle ont-ils été élus ?

Au moment où la liberté, l'égalité et la république achevaient d'expirer vers le temps d'Auguste, naissait à Bethléem le tribun universel des peuples, le grand représentant sur la terre de l'égalité, de la liberté et de la république, le Christ, qui après avoir planté la croix pour servir de limite à deux mondes, après s'être fait attacher à cette croix, y être mort, symbole, victime et rédempteur des souffrances humaines, transmit son pouvoir à son premier apôtre. Depuis Adam jusqu'à Jésus-Christ, c'est la société avec des esclaves, avec l'inégalité des hommes entre eux, l'inégalité sociale de l'homme et de la femme ; depuis Jésus-Christ jusqu'à nous, c'est la société avec l'égalité des hommes entre eux, l'égalité sociale de l'homme et de la femme, c'est la société sans esclaves, ou du moins sans le principe de l'esclavage. L'histoire de la société moderne commence au pied et de ce côté-ci de la croix.

Pierre, évêque de Rome, initia la papauté : tribuns-dictateurs successivement élus par le peuple, et la plupart du temps choisis parmi les classes les plus obscures du peuple, les papes tinrent leur puissance temporelle de l'ordre démocratique, de cette nouvelle société de frères qu'était venu fonder Jésus de Nazareth, ouvrier, fabricant de jougs et de charrues, né d'une femme selon la chair, et pourtant Dieu et fils de Dieu, comme ses oeuvres le prouvent.

Les papes eurent mission de venger et de maintenir les droits de l'homme ; chefs de l'opinion humaine, ils obtinrent, tout faibles qu'ils étaient, la force de détrôner les rois avec une parole et une idée : ils n'avaient pour soldat qu'un plébéien, la tête couverte d'un froc et la main armée d'une croix. La papauté, marchant à la tête de la civilisation, s'avança vers le but de la société générale. Les hommes chrétiens, dans toutes les régions du globe, obéirent à un prêtre dont le nom leur était à peine connu, parce que ce prêtre était la personnification d'une vérité fondamentale ; il représentait en Europe l'indépendance politique détruite presque partout ; il fut dans le monde gothique le défenseur des franchises populaires, comme il devint dans le monde moderne le restituteur des sciences, des lettres et des arts. Le peuple s'enrôla dans ses milices sous l'habit d'un frère mendiant.

La querelle de l'empire et du sacerdoce est la lutte des deux principes sociaux au moyen âge, le pouvoir et la liberté. Les papes, favorisant les Guelfes, se déclaraient pour les gouvernements des peuples ; les empereurs adoptant les Gibelins, poussaient au gouvernement des nobles : c'était précisément le rôle qu'avaient joué les Athéniens et les Spartiates dans la Grèce. Aussi, lorsque les papes se rangèrent du côté des rois, lorsqu'ils se firent Gibelins, ils perdirent leur pouvoir, parce qu'ils se détachèrent de leur principe naturel ; et, par une raison opposée, et cependant analogue, les moines ont vu décroître leur autorité lorsque la liberté politique est revenue directement aux peuples, parce que les peuples n'ont plus eu besoin d'être remplacés par les moines leurs représentants.

Ces trônes déclarés vacants et livrés au premier occupant dans le moyen âge ; ces empereurs qui venaient à genoux implorer le pardon d'un pontife ; ces royaumes mis en interdit ; une nation entière privée de culte par un mot magique ; ces souverains frappés d'anathème, abandonnés non seulement de leurs sujets, mais encore de leurs serviteurs et de leurs proches ; ces princes évités comme des lépreux, séparés de la race mortelle, en attendant leur retranchement de l'éternelle race ; les aliments dont ils avaient goûté, les objets qu'ils avaient touchés passés à travers les flammes ainsi que choses souillées : tout cela n'était que les effets énergiques de la souveraineté populaire déléguée à la religion et par elle exercée.

La plus vieille loi d'élection du monde est la loi en vertu de laquelle le pouvoir pontifical a été transmis de saint Pierre au prêtre qui porte aujourd'hui la tiare : de ce prêtre vous remontez de pape en pape jusqu'à des saints qui touchent au Christ ; au premier anneau de la chaîne pontificale se trouve un Dieu. Les évêques étaient élus par l'Assemblée générale des fidèles ; dès le temps de Tertullien, l'évêque de Rome est nommé l'évêque des évêques. Le clergé, faisant partie du peuple, concourait à l'élection. Comme les passions se retrouvent partout, comme elles détériorent les plus belles institutions et les plus vertueux caractères, à mesure que la puissance papale s'accrut, elle tenta davantage, et des rivalités humaines produisirent de grands désordres. A Rome païenne, de pareils troubles avaient éclaté pour l'élection des tribuns : des deux Gracchus, l'un fut jeté dans le Tibre, l'autre poignardé par un esclave dans un bois consacré aux Furies. La nomination du pape Damase, en 366, produisit une rixe sanglante : cent trente-sept personnes succombèrent dans la basilique Sicinienne, aujourd'hui Sainte-Marie-Majeure.

On voit saint Grégoire élu pape par le clergé , le sénat et le peuple romain . Tout chrétien pouvait parvenir à la tiare : Léon IV fut promu au souverain pontificat le 12 avril 847 pour défendre Rome contre les Sarrasins, et son ordination différée jusqu'à ce qu'il eût donné des preuves de son courage. Autant en arrivait aux autres évêques : Simplicius monta au siège de Bourges, tout laïque qu'il était. Même aujourd'hui (ce qu'en général on ignore) le choix du conclave pourrait tomber sur un laïque, fût-il marié ou non : sa femme entrerait en religion, et lui recevrait, avec la papauté, tous les ordres.

Les empereurs grecs et latins voulurent opprimer la liberté de l'élection papale populaire ; ils l'usurpèrent quelquefois, et ils exigèrent souvent que cette élection fût au moins confirmée par eux : un capitulaire de Louis le Débonnaire rend à l'élection des évêques sa liberté primitive qui s'accomplit selon un traité du même temps par le consentement unanime du clergé et du peuple .

Ces dangers d'une élection proclamée par les masses populaires ou dictée par les empereurs obligèrent à faire des changements à la loi. Il existait à Rome des prêtres et des diacres appelés cardinaux , soit que leur nom leur vînt de ce qu'ils servaient aux cornes ou coins de l'autel, ad cornua altaris , soit que le mot cardinal dérivât du latin cardo , pivot ou gond. Le pape Nicolas II, dans un concile tenu à Rome en 1059, fit décider que les cardinaux seuls éliraient les papes et que le clergé et le peuple ratifieraient l'élection. Cent vingt ans après, le concile de Latran enleva la ratification au clergé et au peuple, et rendit l'élection valide à une majorité des deux tiers des voix dans l'assemblée des cardinaux.

Mais ce canon du concile ne fixant ni la durée ni la forme de ce collège électoral, il arriva que la discorde s'introduisit parmi les électeurs, et il n'y avait aucun moyen dans la nouvelle modification de la loi de faire cesser cette discorde. En 1258, après la mort de Clément IV, les cardinaux réunis à Viterbe ne purent s'entendre, et le Saint-Siège resta vacant pendant deux années. Le podestat et le peuple de la ville furent obligés d'enfermer les cardinaux dans leur palais, et même, dit-on, de découvrir ce palais pour forcer les électeurs à en venir à un choix. Grégoire X sortit enfin du scrutin, et, pour remédier à l'avenir à un tel abus, établit alors le conclave, cum clave , sous clef ou avec une clef ; il régla les dispositions intérieures de ce conclave à peu près de la manière qu'elles existent aujourd'hui : cellules séparées, chambre commune pour le scrutin, fenêtres extérieures murées, à l'une desquelles on vient proclamer l'élection en démolissant les plâtres dont elle est close, etc. Le concile tenu à Lyon en 1270 confirme et améliore ces dispositions. Un article de ce règlement est pourtant tombé en désuétude : il y était dit que, si après trois jours de clôture le choix du pape n'était pas fait, pendant cinq jours après ces trois jours les cardinaux n'auront plus qu'un seul plat à leur repas, et qu'ensuite ils n'auront plus que du pain, du vin et de l'eau jusqu'à l'élection du souverain pontife.

Aujourd'hui la durée d'un conclave n'est plus limitée et les cardinaux ne sont plus punis par la diète comme des enfants mis en pénitence. Leur dîner, placé dans des corbeilles portées sur des brancards, leur arrive du dehors accompagné de laquais en livrée ; un dapifère suit le convoi l'épée au côté et traîné par des chevaux caparaçonnés, dans le carrosse armorié du cardinal reclus. Arrivés au tour du conclave, les poulets sont éventrés, les pâtés sondés, les oranges mises en quartiers, les bouchons des bouteilles dépecés, dans la crainte que quelque pape ne s'y trouve caché. Ces anciennes coutumes, les unes puériles, les autres ridicules ont des inconvénients. Le dîner est-il somptueux ? le pauvre qui meurt de faim, en le voyant passer, compare et murmure. Le dîner est-il chétif ? par une autre infirmité de la nature, l'indigent s'en moque et méprise la pourpre romaine. On fera bien d'abolir cet usage qui n'est plus dans les moeurs actuelles ; le christianisme est remonté vers sa source ; il est revenu au temps de la Cène et des Agapes, et le Christ doit seul aujourd'hui présider à ces festins.

Les intrigues des conclaves sont célèbres ; quelques-unes eurent des suites funestes. On vit pendant le schisme d'Occident différents papes et antipapes se maudire et s'excommunier du haut des murs en ruine de Rome. Ce schisme parut prêt à s'éteindre, lorsque Pierre de Lune le ranima, en 1304, par une intrigue du conclave à Avignon. Alexandre VI acheta, en 1492, les suffrages de vingt-deux cardinaux qui lui prostituèrent la tiare, laissant après lui le souvenir de Vanozza et de Lucrèce. Sixte-Quint n'eut d'intrigue dans le conclave qu'avec ses béquilles, et quand il fut pape son génie n'eut plus besoin de ces appuis. J'ai vu dans une villa de Rome un portrait de la soeur de Sixte-Quint, femme du peuple, que le terrible pontife dans tout l'orgueil plébéien se plut à faire peindre. " Les premières armes de notre maison, disait-il à cette soeur, sont des lambeaux ( lambels ). "

C'était encore le temps où quelques souverains dictaient des ordres au Sacré Collège. Philippe II faisait entrer au conclave des billets portant : Su Magestad ne quiere que N. sea Papa ; quiere que N. lo tenga . Après cette époque, les intrigues des conclaves ne sont plus guère que des agitations sans résultats généraux. Du Perron et d'Ossat obtinrent néanmoins la réconciliation d'Henri IV avec le Saint-Siège, ce qui fut un grand événement. Les Ambassades de du Perron sont fort inférieures aux Lettres de d'Ossat. Avant eux, du Bellay avait été au moment de prévenir le schisme de Henri VIII. Ayant obtenu de ce tyran, avant sa séparation de l'Eglise, qu'il se soumettrait au jugement du Saint-Siège, il arriva à Rome au moment où la condamnation d'Henri VIII allait être prononcée. Il obtint un délai pour envoyer un homme de confiance en Angleterre ; les mauvais chemins retardèrent la réponse. Les partisans de Charles-Quint firent rendre la sentence, et le porteur des pouvoirs de Henri VIII arriva deux jours après. Le retard d'un courrier a rendu l'Angleterre protestante, et changé la face politique de l'Europe. Les destinées du monde ne tiennent pas à des causes plus puissantes : une coupe trop large, vidée à Babylone, fit disparaître Alexandre.

Vient ensuite à Rome, du temps d'Olimpia, le cardinal de Retz, qui, dans le conclave après la mort d'Innocent X, s'enrôla dans l'escadron volant , nom que l'on donnait à dix cardinaux indépendants ; ils portaient avec eux Sacchetti , qui n'était bon qu'à peindre , pour faire passer Alexandre VII, savio col silenzio , et qui, pape, se trouva n'être pas grand-chose.

Le président de Brosses raconte la mort de Clément XII dont il fut témoin, et vit l'élection de Benoît XIV, - comme j'ai vu Léon XII le pontife mort sur son lit abandonné - le cardinal camerlingue avait frappé deux ou trois fois Clément XII au front, selon l'usage, avec un petit marteau, en l'appelant par son nom Lorenzo Corsini : " Il ne répondait point ", dit de Brosses, et il ajoute : " Voilà ce qui fait que votre fille est muette . " Et voilà comme en ce temps-là on traitait les choses les plus graves : un pape mort que l'on frappe à la tête comme à la porte de l'entendement, en appelant l'homme décédé et muet par son nom, pouvait, ce me semble, inspirer à un témoin autre chose qu'une raillerie, fût-elle empruntée de Molière. Qu'aurait dit le léger magistrat de Dijon si Clément XII lui eût répondu des profondeurs de l'éternité : " Que me veux-tu ? "

Le président de Brosses envoie à son ami l'abbé Courtois une liste des cardinaux du conclave avec un mot sur chacun d'eux en son honneur :

" Guadagni, bigot, papelard, sans esprit, sans goût, pauvre moine.

" Aquaviva d'Aragon, figure noble et un peu épaisse, l'esprit comme la figure.

" Ottoboni, sans moeurs, sans crédit, débauché, ruiné, amateur des arts.

" Alberoni, plein de feu, inquiet, remuant, méprisé, sans moeurs, sans décence, sans considération, sans jugement : selon lui, un cardinal est un... habillé de rouge. "

Le reste de la liste est à l'avenant ; le cynisme est ici tout l'esprit.

Une bouffonnerie singulière eut lieu : de Brosses alla dîner avec des Anglais à la porte Saint-Pancrace ; on simula l'élection d'un pape : sir Ashewd ôta sa perruque et représenta le cardinal doyen ; on chanta des oremus , et le cardinal Alberoni fut élu au scrutin de cette orgie. Les soldats protestants de l'armée du connétable de Bourbon nommèrent pape, dans l'église de Saint-Pierre, Martin Luther. Aujourd'hui les Anglais, qui sont tout à la fois la plaie et la providence de Rome, respectent le culte catholique qui leur a permis d'élever un prêche en dehors de la porte du Peuple. Le gouvernement et les moeurs ne souffriraient plus de pareil scandale.

Aussitôt qu'un cardinal est prisonnier au conclave, la première chose qu'il fait, c'est de se mettre, lui et ses domestiques, à gratter durant l'obscurité les murs fraîchement maçonnés, jusqu'à ce qu'ils aient fait un petit trou pour pendre par là, durant la nuit, des ficelles au moyen desquelles les avis vont et viennent du dedans au dehors. Au surplus, le cardinal de Retz, dont l'opinion n'est pas suspecte, après avoir parlé des misères du conclave dont il fit partie, termine son récit par ces belles paroles :

" On y vécut (dans le conclave) toujours ensemble avec le même respect et la même civilité que l'on observe dans les cabinets des rois ; avec la même politesse qu'on avait dans la cour de Henri IV ; avec la même familiarité que l'on voit dans les collèges ; avec la même modestie qui se remarque dans les noviciats, et avec la même charité, au moins en apparence, qui pourrait être entre des frères parfaitement unis. "

Je suis frappé, en achevant l'épitome d'une immense histoire, de la manière grave dont elle commence et de la manière presque burlesque dont elle finit : la grandeur du Fils de Dieu ouvre la scène qui, se rétrécissant par degrés à mesure que la religion catholique s'éloigne de sa source, se termine à la petitesse du fils d'Adam. On ne retrouve plus guère la hauteur primitive de la croix qu'au décès du souverain pontife : ce pape sans famille sans amis, dont le cadavre est délaissé sur sa couche montre que l'homme était compté pour rien dans le chef du monde évangélique. Comme prince temporel, on rend des honneurs au pape expiré ; comme homme, son corps abandonné est jeté à la porte de l'église, où jadis le pécheur faisait pénitence.

 

3 L30 Chapitre 3

[Dépêches.]

Dépêche A M. le comte Portalis.

" Rome, 17 février 1829.

" Monsieur le comte,

" J'ignore s'il plaira au roi d'envoyer un ambassadeur extraordinaire à Rome ou s'il lui conviendra de m'accréditer auprès du Sacré Collège. Dans ce dernier cas, j'aurai l'honneur de vous faire observer que j'allouai à M. le duc de Laval, pour frais de service extraordinaire en pareille circonstance, en 1823 une somme qui s'élevait, autant que je m'en puis souvenir, de 40 à 50 000 francs. L'ambassadeur d'Autriche, M. le comte d'Appony, reçut d'abord de sa cour une somme de 36 000 francs pour les premiers besoins, un supplément de 7 200 francs par mois à son traitement ordinaire pendant la durée du conclave, et pour frais de cadeaux, chancellerie, etc., 10 000 francs. Je n'ai point, monsieur le comte, la prétention de lutter de magnificence avec M. l'ambassadeur d'Autriche comme le fit M. le duc de Laval ; je ne louerai ni chevaux, ni voitures, ni livrées pour éblouir la populace de Rome ; le Roi de France est un assez grand seigneur pour payer la pompe de ses ambassadeurs, s'il en veut une : magnificence d'emprunt, c'est misère. J'irai donc modestement au conclave avec mes gens et mes voitures ordinaires. Reste seulement à savoir si Sa Majesté ne pensera pas que pendant la durée du conclave je serai obligé à une représentation à laquelle mon traitement ordinaire ne pourra suffire. Je ne demande rien, je soumets simplement une question à votre jugement et à la décision royale.

" J'ai l'honneur, etc. "

Dépêche à M. le comte Portalis.

" Rome, ce 19 février 1829.

" Monsieur le comte,

" J'ai eu l'honneur d'être présenté hier au Sacré Collège et de prononcer le petit discours dont je vous ai d'avance envoyé copie dans ma dépêche n o 17, partie mardi, 17 de ce mois, par un courrier extraordinaire. J'ai été écouté avec des marques de satisfaction du meilleur augure, et le cardinal doyen, le vénérable Della Somaglia, m'a répondu dans les termes les plus affectueux pour le Roi et pour la France.

" Vous ayant tout mandé dans ma dernière dépêche, je n'ai absolument rien de nouveau à vous dire aujourd'hui, sinon que le cardinal Bussi est arrivé hier de Bénévent, on attend aujourd'hui les cardinaux Albani, Macchi et Opizzoni.

" Les membres du Sacré Collège s'enfermeront au palais Quirinal lundi soir, 23 de ce mois. Dix jours s'écouleront ensuite pour attendre les cardinaux étrangers, après quoi les opérations sérieuses du conclave commenceront, et si l'on s'entendait tout d'abord, le pape pourrait être élu dans la première semaine de carême.

" J'attends, monsieur le comte, les ordres du Roi. Je suppose que vous m'avez expédié un courrier après l'arrivée de M. de Montebello à Paris. Il est urgent que je reçoive ou l'annonce d'un ambassadeur extraordinaire, ou mes nouvelles lettres de créance avec les instructions du gouvernement.

" Les cinq cardinaux français viendront-ils ? Politiquement parlant, leur présence est ici fort peu nécessaire. J'ai écrit à monseigneur le cardinal de Latil pour lui offrir mes services dans le cas où il se déterminerait à venir.

" J'ai l'honneur, etc.

" P. S . Je joins ici la copie d'une lettre que m'a écrite M. le comte de Funchal. Je n'ai point répondu par écrit à cet ambassadeur, je suis seulement allé causer avec lui. "

A Madame Récamier.

" Rome, lundi 23 février 1829.

" Hier ont fini les obsèques du pape. La pyramide de papier et les quatre candélabres étaient assez beaux parce qu'ils étaient d'une proportion immense et atteignaient à la corniche de l'église. Le dernier Dies irae était admirable. Il est composé par un homme inconnu qui appartient à la chapelle du pape, et qui me semble avoir un génie d'une tout autre espèce que Rossini. Aujourd'hui nous passons de la tristesse à la joie ; nous chantons le Veni Creator pour l'ouverture du conclave ; puis nous irons voir chaque soir si les scrutins sont brûlés, si la fumée sort d'un certain poêle : le jour où il n'y aura pas de fumée, le pape sera nommé, et j'irai vous retrouver ; voilà tout le fond de mon affaire. Le discours du roi d'Angleterre est bien insolent pour la France ! Quelle déplorable expédition que cette expédition de Morée ! commence-t-on enfin à le sentir ? Le général Guilleminot m'a écrit une lettre à ce sujet qui me fait rire ; il n'a pu m'écrire ainsi que parce qu'il me présumait ministre. "

" 25 février.

" La mort est ici : Torlonia est parti hier au soir après deux jours de maladie : je l'ai vu tout peinturé sur son lit funèbre, l'épée au côté. Il prêtait sur gages ; mais quels gages ! sur des antiques, sur des tableaux renfermés pêle-mêle dans un vieux palais poudreux. Ce n'est pas là le magasin où l'Avare serrait un luth de Bologne garni de toutes ses cordes ou peu s'en faut, la peau d'un lézard de trois pieds, et le lit de quatre pieds à bandes de point de Hongrie .

" On ne voit que des défunts que l'on promène habillés dans les rues ; il en passe un régulièrement sous mes fenêtres quand nous nous mettons à table pour dîner. Au surplus, tout annonce la séparation du printemps ; on commence à se disperser ; on part pour Naples ; on reviendra un moment pour la semaine sainte, et puis on se quittera pour toujours. L'année prochaine ce seront d'autres voyageurs, d'autres visages, une autre société. Il y a quelque chose de triste dans cette course sur des ruines : les Romains sont comme les débris de leur ville : le monde passe à leurs pieds. Je me figure ces personnes rentrant dans leurs familles, dans les diverses contrées de l'Europe, ces jeunes Misses retournant au milieu de leurs brouillards. Si par hasard, dans trente ans d'ici, quelqu'une d'entre elles est ramenée en Italie, qui se souviendra de l'avoir vue dans les palais dont les maîtres ne seront plus ? Saint-Pierre et le Colysée, voilà tout ce qu'elle-même reconnaîtrait. "

 

3 L30 Chapitre 4

[A M. le comte Portalis. - A Madame Récamier.]

Dépêche à M. le comte Portalis.

" Rome, ce 3 mars 1829.

" Monsieur le comte,

" Mon premier courrier étant arrivé à Lyon le 14 du mois dernier à neuf heures du soir, vous avez pu apprendre le 15 au matin, par le télégraphe, la mort du pape. Nous sommes aujourd'hui au 3 de mars et je suis encore sans instructions et sans réponse officielle. Les journaux ont annoncé le départ de deux ou trois cardinaux. J'avais écrit à Paris à M. le cardinal de Latil, pour mettre à sa disposition le palais de l'ambassade ; je viens de lui écrire encore à divers points de sa route, pour lui renouveler mes offres.

" Je suis fâché d'être obligé de vous dire, monsieur le comte, que je remarque ici de petites intrigues pour éloigner nos cardinaux de l'ambassade, pour les loger là où ils pourraient être placés plus à la portée des influences que l'on espère exercer sur eux.

" En ce qui me concerne, cela m'est fort indifférent. Je rendrai à MM. les cardinaux tous les services qui dépendront de moi. S'ils m'interrogent sur des choses qu'il sera bon de connaître, je leur dirai ce que je sais ; si vous me transmettez pour eux les ordres du Roi, je leur en ferai part ; mais s'ils arrivaient ici dans un esprit hostile aux vues du gouvernement de Sa Majesté, si l'on s'apercevait qu'ils ne marchent pas d'accord avec l'ambassadeur du Roi, s'ils tenaient un langage contraire au mien, s'ils allaient jusqu'à donner leurs voix dans le conclave à quelque homme exagéré, s'ils étaient même divisés entre eux, rien ne serait plus funeste. Mieux vaudrait pour le service du Roi que je donnasse à l'instant ma démission que d'offrir ce spectacle public de nos discordes. L'Autriche et l'Espagne ont par rapport à leur clergé, une conduite qui ne laisse rien à l'intrigue. Tout prêtre, tout cardinal ou évêque autrichien ou espagnol, ne peut avoir pour agent et pour correspondant à Rome que l'ambassadeur même de sa cour ; celui-ci a le droit d'écarter à l'instant de Rome tout ecclésiastique de sa nation qui lui ferait obstacle.

" J'espère, monsieur le comte, qu'aucune division n'aura lieu, que MM. les Cardinaux auront l'ordre formel de se soumettre aux instructions que je ne tarderai pas à recevoir de vous ; que je saurai celui d'entre eux qui sera chargé d'exercer l'exclusion, en cas de besoin, et quelles têtes cette exclusion doit frapper. Il est bien nécessaire de se tenir en garde, les derniers scrutins ont annoncé le réveil d'un parti. Ce parti, qui a donné de vingt à vingt et une voix aux cardinaux della Marmora et Pedicini, forme ce qu'on appelle ici la faction de Sardaigne. Les autres cardinaux effrayés veulent porter tous leurs suffrages sur Opizzoni, homme ferme et modéré à la fois. Quoique Autrichien, c'est-à-dire Milanais, il a tenu tête à l'Autriche à Bologne. Ce serait un excellent choix. Les voix des cardinaux français pourraient, en se fixant sur l'un ou sur l'autre candidat, décider l'élection. A tort ou à raison, on croit ces cardinaux ennemis du système actuel du gouvernement du Roi, et la faction de Sardaigne compte sur eux.

" J'ai l'honneur, etc.

A Madame Récamier.

" Rome, le 3 mars 1829.

" Vous me surprenez sur l'histoire de ma fouille ; je ne me souvenais pas de vous avoir écrit rien de si bien à ce propos. Je suis, comme vous le pensez, fortement occupé : laissé sans direction et sans instructions, je suis obligé de prendre tout sur moi. Je crois cependant que je puis vous promettre un pape modéré et éclairé. Dieu veuille seulement qu'il soit fait à l'expiration de l' intérim du ministère de M. Portalis. "

" 4 mars.

" Hier, mercredi des Cendres, j'étais à genoux seul dans cette église de Santa Croce , appuyée sur les murailles de Rome près de la porte de Naples. J'entendais le chant monotone et lugubre des religieux dans l'intérieur de cette solitude : j'aurais voulu être aussi sous un froc, chantant parmi ces débris. Quel lieu pour mettre en paix l'ambition et contempler les vanités de la terre ! Je ne vous parle pas de ma santé, parce que cela est extrêmement ennuyeux. Tandis que je souffre, on me dit que M. de La Ferronnays se guérit ; il fait des courses à cheval, et sa convalescence passe dans le pays pour un miracle : Dieu veuille qu'il en soit ainsi, et qu'il reprenne le portefeuille au bout de l' intérim : que de questions cela trancherait, pour moi ! "

Dépêche à M. le comte Portalis.

" Jeudi, ce 15 mars 1829.

" Monsieur le comte,

" J'ai eu l'honneur de vous instruire de l'arrivée successive de MM. les cardinaux français. Trois d'entre eux, MM. de Latil, de Lafare et de Croï, m'ont fait l'honneur de descendre chez moi. Le premier est entré au conclave jeudi soir 12, avec M. le cardinal Isoard ; les deux autres s'y sont renfermés vendredi soir, 13.

" Je leur ai fait part de tout ce que je savais ; je leur ai communiqué des notes importantes sur la minorité et la majorité du conclave, sur les sentiments dont les différents partis sont animés. Nous sommes convenus qu'ils porteraient les candidats dont je vous ai déjà parlé, savoir : les cardinaux Cappellari, Opizzoni, Benvenuti, Zurla, Castiglioni, enfin Pacca et de Gregorio ; qu'ils repousseraient les cardinaux de la faction sarde : Pedicini, Giustiniani, Galeffi et Cristaldi.

" J'espère que cette bonne intelligence entre les ambassadeurs et les cardinaux aura le meilleur effet : du moins n'aurai-je rien à me reprocher si des passions ou des intérêts venaient à tromper mes espérances.

" J'ai découvert, monsieur le comte, de méprisables et dangereuses intrigues entretenues de Paris à Rome par le canal de M. le nonce Lambruschini. Il ne s'agissait rien moins que de faire lire en plein conclave la copie de prétendues instructions secrètes divisées en plusieurs articles et données (assurait-on impudemment) à M. le cardinal de Latil. La majorité du conclave s'est prononcée fortement contre de pareilles machinations ; elle aurait voulu qu'on écrivit au nonce de rompre toute espèce de relations avec ces hommes de discorde qui, en troublant la France, finiraient par rendre la religion catholique odieuse à tous. Je fais, monsieur le comte, un recueil de ces révélations authentiques, et je vous l'enverrai après la nomination du Pape : cela vaudra mieux que toutes les dépêches du monde. Le Roi apprendra à connaître ses amis et ses ennemis, et le gouvernement pourra s'appuyer sur des faits propres à le diriger dans sa marche.

" Votre dépêche n o 14 me donna avis des empiétements que le nonce de Sa Sainteté a voulu renouveler en France au sujet de la mort de Léon XII. La même chose était déjà arrivée lorsque j'étais ministre des affaires étrangères à la mort de Pie VII : heureusement on a toujours les moyens de se défendre contre ces attaques publiques ; il est bien plus difficile d'échapper aux trames ourdies dans l'ombre.

" Les conclavistes qui accompagnent nos cardinaux m'ont paru des hommes raisonnables : le seul abbé Coudrin, dont vous m'avez parlé, est un de ces esprits compacts et rétrécis dans lesquels rien ne peut entrer, un de ces hommes qui se sont trompés de profession. Vous n'ignorez pas qu'il est moine, chef d'ordre, et qu'il a même des bulles d'institution : cela ne s'accorde guère avec nos lois civiles et nos institutions politiques. Il se pourrait faire que le Pape fût élu à la fin de cette semaine. Mais si les cardinaux français manquent le premier effet de leur présence, il deviendra impossible d'assigner un terme au conclave. De nouvelles combinaisons amèneraient peut-être une nomination inattendue : on s'arrangerait, pour en finir, de quelque cardinal insignifiant, tel que Dandini.

" Je me suis jadis, monsieur le comte, trouvé dans des circonstances difficiles, soit comme ambassadeur à Londres, soit comme ministre pendant la guerre d'Espagne, soit comme membre de la Chambre des pairs, soit comme chef de l'opposition ; mais rien ne m'a donné autant d'inquiétude et de souci que ma position actuelle au milieu de tous les genres d'intrigues. Il faut que j'agisse sur un corps invisible renfermé dans une prison dont les abords sont strictement gardés. Je n'ai ni argent à donner, ni places à promettre ; les passions caduques d'une cinquantaine de vieillards ne m'offrent aucune prise sur elles. J'ai à combattre la bêtise dans les uns, l'ignorance du siècle dans les autres ; le fanatisme dans ceux-ci, l'astuce et la duplicité dans ceux-là ; dans presque tous l'ambition, les intérêts, les haines politiques, et je suis séparé par des murs et par des mystères de l'assemblée où fermentent tant d'éléments de division. A chaque instant la scène varie ; tous les quarts d'heure des rapports contradictoires me plongent dans de nouvelles perplexités. Ce n'est pas, monsieur le comte, pour me faire valoir que je vous entretiens de ces difficultés, mais pour me servir d'excuse dans le cas où l'élection produirait un Pape contraire à ce qu'elle semble promettre et à la nature de nos voeux. A la mort de Pie VII, les questions religieuses n'avaient point encore agité l'opinion : ces questions sont venues aujourd'hui se mêler à la politique, et jamais l'élection du chef de l'Eglise ne pouvait tomber plus mal à propos.

" J'ai l'honneur, etc.

A Madame Récamier.

" Rome, 17 mars 1829.

" Le roi de Bavière est venu me voir en frac . Nous avons parlé de vous. Ce souverain grec, en portant une couronne, semble savoir ce qu'il a sur la tête, et comprendre qu'on ne cloue pas le temps au passé. Il dîne chez moi jeudi et ne veut personne.

" Au reste, nous voilà au milieu de grands événements : un pape à faire ; que sera-t-il ? L'émancipation des catholiques passera-t-elle ? Une nouvelle campagne en Orient ; de quel côté sera la victoire ? Profiterons-nous de cette position ? Qui conduira nos affaires ? y a-t-il une tête capable d'apercevoir tout ce qui se trouve là-dedans pour la France et d'en profiter selon les événements ? Je suis persuadé qu'on n'y pense seulement pas à Paris, et qu'entre les salons et les Chambres, les plaisirs et les lois, les joies du monde et les inquiétudes ministérielles, on se soucie de l'Europe comme de rien du tout. Il n'y a que moi qui, dans mon exil, ai le temps de songer creux et de regarder autour de moi. Hier je suis allé me promener par une espèce de tempête sur l'ancien chemin de Tivoli. Je suis arrivé à l'ancien pavé romain, si bien conservé qu'on croirait qu'il a été posé nouvellement. Horace avait pourtant foulé les pierres que je foulais ; où est Horace ? "

 

3 L30 Chapitre 5

Le marquis Capponi. - [Dépêches.]

Le marquis Capponi arrivant de Florence m'apporta des lettres de recommandation de ses amies de Paris. Je répondis à l'une de ces lettres le 21 mars 1829 :

" J'ai reçu vos deux lettres : les services que je puis rendre ne sont rien, mais je suis tout à vos ordres. Je n'en étais pas à savoir ce que c'était que le marquis Capponi : je vous annonce qu'il est toujours beau ; il a tenu bon contre le temps. Je n'ai point répondu à votre première lettre toute pleine d'enthousiasme pour le sublime Mahmoud et pour la barbarie disciplinée, pour ces esclaves bâtonnés en soldats. Que les femmes soient transportées d'admiration pour les hommes qui en épousent à la fois des centaines, qu'elles prennent cela pour le progrès des lumières et de la civilisation, je le conçois ; mais moi je tiens à mes pauvres Grecs ; je veux leur liberté comme celle de la France ; je veux aussi des frontières qui couvrent Paris, qui assurent notre indépendance, et ce n'est pas avec la triple alliance du pal de Constantinople, de la schlague de Vienne et des coups de poing de Londres que vous aurez la rive du Rhin. Grand merci de la pelisse d'honneur que notre gloire pourrait obtenir de l'invincible chef des croyants, lequel n'est pas encore sorti des faubourgs de son sérail ; j'aime mieux cette gloire toute nue ; elle est femme et belle : Phidias se serait bien gardé de lui mettre une robe de chambre turque. "

A Madame Récamier.

" Rome, le 21 mars 1829.

" Eh bien ! j'ai raison contre vous ! Je suis allé hier entre deux scrutins et en attendant un pape, à Saint-Onuphre : ce sont bien deux orangers qui sont dans le cloître , et point un chêne vert. Je suis tout fier de cette fidélité de ma mémoire. J'ai couru, presque les yeux fermés, à la petite pierre qui recouvre votre ami ; je l'aime mieux que le grand tombeau qu'on va lui élever.

" Quelle charmante solitude ! quelle admirable vue ! quel bonheur de reposer là entre les fresques du Dominiquin et celles de Léonard de Vinci ! Je voudrais y être, je n'ai jamais été plus tenté. Vous a-t-on laissé entrer dans l'intérieur du couvent ? Avez-vous vu, dans un long corridor, cette tête ravissante, quoique à moitié effacée, d'une madone de Léonard de Vinci ? Avez-vous vu dans la bibliothèque le masque du Tasse, sa couronne de laurier flétrie, un miroir dont il se servait, son écritoire, sa plume et la lettre écrite de sa main, collée sur une planche qui pend au bas de son buste ? Dans cette lettre d'une petite écriture raturée, mais facile à lire, il parle d' amitié et du vent de la fortune ; celui-là n'avait guère soufflé pour lui et l'amitié lu avait souvent manqué.

" Point de pape encore, nous l'attendons d'heure en heure ; mais si le choix a été retardé, si des obstacle se sont élevés de toutes parts, ce n'est pas ma faute : il m'aurait fallu écouter un peu davantage et ne pas agir tout juste en sens contraire de ce qu'on paraissait désirer. Au reste, à présent il me semble que tout le monde veut être en paix avec moi. Le cardinal de Clermont-Tonnerre lui-même vient de m'écrire qu'il réclame mes anciennes bontés pour lui, et après tout cela il descend chez moi résolu à voter pour le pape le plus modéré.

" Vous avez lu mon second discours. Remerciez M. Kératry qui a parlé si obligeamment du premier ; j'espère qu'il sera encore plus content de l'autre. Nous tâcherons tous les deux de rendre la liberté chrétienne et nous y parviendrons. Que dites-vous de la réponse que le cardinal Castiglioni m'a faite ? Suis-je assez loué en plein conclave ? Vous n'auriez pas mieux dit dans vos jours de gâterie. "

" 24 mars 1829.

" Si j'en croyais les bruits de Rome, nous aurions un pape demain ; mais je suis dans un moment de découragement, et je ne veux pas croire à un tel bonheur. Vous comprenez bien que ce bonheur n'est pas le bonheur politique, la joie d'un triomphe, mais le bonheur d'être libre et de vous retrouver. Quand je vous parle tant de conclave, je suis comme les gens qui ont une idée fixe et qui croient que le monde n'est occupé que de cette idée. Et pourtant à Paris qui pense au conclave, qui s'occupe d'un pape et de mes tribulations ? La légèreté française, les intérêts du moment, les discussions des Chambres, les ambitions émues ont bien autre chose à faire. Lorsque le duc de Laval m'écrivait aussi ses soucis sur son conclave, tout préoccupé de la guerre d'Espagne que j'étais, je disais en recevant ses dépêches : Eh ! bon Dieu, il s'agit bien de cela ! M. Portalis doit aujourd'hui me faire subir la peine du talion. Il est vrai de dire cependant que les choses à cette époque n'étaient pas ce qu'elles sont aujourd'hui : les idées religieuses n'étaient pas mêlées aux idées politiques comme elles le sont dans toute l'Europe ; la querelle n'était pas là ; la nomination d'un pape ne pouvait pas, comme à cette heure, troubler ou calmer les Etats.

" Depuis la lettre qui m'annonçait la prolongation du congé de M. de La Ferronnays et son départ pour Rome, je n'ai rien appris : je crois pourtant cette nouvelle vraie.

" M. Thierry m'a écrit d'Hyères une lettre touchante ; il dit qu'il se meurt, et pourtant il veut une place à l'Académie des inscriptions et me demande d'écrire pour lui. Je vais le faire. Ma fouille continue à me donner des sarcophages ; la mort ne peut fournir que ce qu'elle a. Le monument du Poussin avance. Il sera noble et grand. Vous ne sauriez croire combien le tableau des Bergers d'Arcadie était fait pour un bas-relief et convient à la sculpture. "

" 28 mars.

" M. le cardinal de Clermont-Tonnerre, descendu chez moi, entre aujourd'hui au conclave ; c'est le siècle des merveilles. J'ai auprès de moi le fils du maréchal Lannes et le petit-fils du chancelier ; messieurs du Constitutionnel dînent à ma table auprès de messieurs de la Quotidienne . Voilà l'avantage d'être sincère ; je laisse chacun penser ce qu'il veut, pourvu qu'on m'accorde la même liberté ; je tâche seulement que mon opinion ait la majorité, parce que je la trouve, comme de raison, meilleure que celle des autres. C'est à cette sincérité que j'attribue le penchant qu'ont les opinions les plus divergentes à se rapprocher de moi. J'exerce envers elles le droit d'asile : on ne peut les saisir sous mon toit. "

A M. le duc de Blacas.

" Rome, 24 mars 1829.

" Je suis bien fâché, monsieur le duc, qu'une phrase de ma lettre ait pu vous causer quelque inquiétude. Je n'ai point du tout à me plaindre d'un homme de sens et d'esprit (M. Fuscaldo), qui ne m'a dit que des lieux communs de diplomatie. Nous autres ambassadeurs disons-nous autre chose ? Quant au cardinal dont vous me faites l'honneur de me parler, le gouvernement français n'a désigné particulièrement personne ; il s'en est entièrement rapporté à ce que je lui ai mandé. Sept ou huit cardinaux modérés ou pacifiques, qui semblent attirer également les voeux de toutes les cours, sont les candidats entre lesquels nous désirons voir se fixer les suffrages. Mais si nous n'avons pas la prétention d'imposer un choix à la majorité du conclave, nous repoussons de toutes nos forces et par tous les moyens trois ou quatre cardinaux fanatiques, intrigants ou incapables, que porte la minorité.

" Je n'ai, monsieur le duc, aucun moyen possible de vous faire passer cette lettre ; je la mets donc tout simplement à la poste, parce qu'elle ne renferme rien que vous et moi ne puissions avouer tout haut.

" J'ai l'honneur, etc.

A Madame Récamier.

" Rome, le 31 mars 1829.

" M. de Montebello est arrivé et m'a apporté votre lettre avec une lettre de M. Bertin et de M. Villemain.

" Mes fouilles vont bien, je trouve force sarcophages vides ; j'en pourrai choisir un pour moi, sans que ma poussière soit obligée de chasser celle de ces vieux morts que le vent a déjà emportée. Les sépulcres dépeuplés offrent le spectacle d'une résurrection et pourtant ils n'attendent qu'une mort plus profonde. Ce n'est pas la vie, c'est le néant qui a rendu ces tombes désertes.

" Pour achever mon petit journal du moment, je vous dirai que je suis monté avant-hier à la boule de Saint-Pierre pendant une tempête. Vous ne sauriez vous figurer ce que c'était que le bruit du vent au milieu du ciel, autour de cette coupole de Michel-Ange, et au-dessus de ce temple des chrétiens, qui écrase la vieille Rome. "

A Madame Récamier.

" 31 mars au soir.

" Victoire ! j'ai un des papes que j'avais mis sur ma liste : c'est Castiglioni, le cardinal même que je portais à la papauté en 1823, lorsque j'étais ministre, celui qui m'a répondu dernièrement au conclave de 1829, en me donnant force louanges . Castiglioni est modéré et dévoué à la France : c'est un triomphe complet. Le conclave, avant de se séparer, a ordonné d'écrire au nonce à Paris, pour lui dire d'exprimer au Roi la satisfaction que le Sacré Collège a éprouvée de ma conduite. J'ai déjà expédié cette nouvelle à Paris par le télégraphe. Le préfet du Rhône est l'intermédiaire de cette correspondance aérienne, et ce préfet est M. de Brosses, fils de ce comte de Brosses, le léger voyageur à Rome, souvent cité dans les notes que je rassemble en vous écrivant. Le courrier qui vous porte cette lettre porte ma dépêche à M. Portalis.

" Je n'ai plus deux jours de suite de bonne santé ; cela me fait enrager, car je n'ai coeur à rien au milieu de mes souffrances. J'attends pourtant avec quelque impatience ce qui résultera à Paris de la nomination de mon pape, ce qu'on dira, ce qu'on fera, ce que je deviendrai. Le plus sûr, c'est le congé demandé. J'ai vu par les journaux la grande querelle du Constitutionnel sur mon discours ; il accuse le Messager de ne l'avoir pas imprimé, et nous avons à Rome des Messagers du 22 mars (la querelle est du 24 et 25) qui ont le discours. N'est-ce pas singulier ? Il paraît clair qu'il y a eu deux éditions, l'une pour Rome et l'autre pour Paris. Pauvres gens ! je pense au mécompte d'un autre journal ; il assure que le conclave aura été très mécontent de ce discours : qu'aura-t-il dit quand il aura vu les éloges que me donne le cardinal Castiglioni, qui est devenu pape ?

" Quand cesserai-je de vous parler de toutes ces misères ? Quand ne m'occuperai-je plus que d'achever les mémoires de ma vie et ma vie aussi, comme dernière page de mes Mémoires ? J'en ai bien besoin ; je suis bien las ; le poids des jours augmente et se fait sentir sur ma tête ; je m'amuse à l'appeler un rhumatisme , mais on ne guérit pas de celui-là. Un seul mot me soutient quand je le répète : A bientôt. "

" 3 avril.

" J'oubliais de vous dire que le cardinal Fesch s'étant très bien conduit dans le conclave, et ayant voté avec nos cardinaux, j'ai franchi le pas et je l'ai invité à dîner. Il a refusé par un billet plein de mesure. "

Dépêche à M. le comte Portalis.

" Rome, ce 2 avril 1829.

" Monsieur le comte,

" Le cardinal Albani a été nommé secrétaire d'Etat ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le mander dans ma première lettre portée à Lyon par le courrier à cheval expédié le 31 mars au soir. Le nouveau ministre ne plaît ni à la faction sarde, ni à la majorité du Sacré Collège ni même à l'Autriche, parce qu'il est violent, antijésuite, rude dans son abord, et Italien avant tout. Riche et excessivement avare, le cardinal Albani se trouve mêlé dans toutes sortes d'entreprises et de spéculations. J'allai hier lui faire ma première visite aussitôt qu'il m'aperçut, il s'écria : " Je suis un cochon ! (Il était en effet fort sale.) Vous verrez que je ne suis pas un ennemi. " Je vous rapporte, monsieur le comte, ses propres paroles. Je lui répondis que j'étais bien loin de le regarder comme un ennemi. " A vous autres reprit-il, il faut de l'eau et non pas du feu : ne connais-je pas votre pays ? n'ai-je pas vécu en France ? (Il parle français comme un Français.) Vous serez content et votre maître aussi. Comment se porte le Roi ? Bonjour ! Allons à Saint-Pierre. " Il était huit heures du matin, j'avais déjà vu Sa Sainteté et tout Rome courait à la cérémonie de l'adoration. Le cardinal Albani est un homme d'esprit, faux par caractère et franc par humeur, sa violence déjoue sa ruse ; on peut en tirer parti en flattant son orgueil et satisfaisant son avarice.

" Pie VIII est très savant, surtout en matière de théologie ; il parle français, mais avec moins de facilité et de grâce que Léon XII. Il est attaqué sur le côté droit d'une demi-paralysie et sujet à des mouvements convulsifs : la suprême puissance le guérira. Il sera couronné dimanche prochain, jour de la Passion, 5 avril.

" Maintenant, monsieur le comte, que la principale affaire qui me retenait à Rome est terminée, je vous serai infiniment obligé de m'obtenir de la bienveillance de Sa Majesté un congé de quelques mois. Je ne m'en servirai qu'après avoir remis au Pape la lettre par laquelle le Roi répondra à celle que Pie VIII lui a écrite ou va lui écrire pour lui annoncer son élévation sur la chaire de Saint-Pierre. Permettez-moi de solliciter de nouveau en faveur de mes deux secrétaires de légation, M. Bellocq et M. de Givré, les grâces que je vous ai demandées pour eux.

" Les intrigues du cardinal Albani dans le conclave, les partisans qu'il s'était acquis, même dans la majorité, m'avaient fait craindre quelque coup imprévu pour le porter au souverain pontificat. Il me paraissait impossible de se laisser ainsi surprendre et de permettre au chargé d'affaires de l'Autriche de ceindre la tiare sous les yeux de l'ambassadeur de France : je profitai donc de l'arrivée de M. le cardinal de Clermont-Tonnerre pour le charger à tout événement de la lettre ci-jointe dont je prenais les dispositions sous ma responsabilité. Heureusement il n'a point été dans le cas de faire usage de cette lettre ; il me l'a rendue et j'ai l'honneur de vous l'envoyer.

" J'ai l'honneur, etc., etc. "

 

3 L30 Chapitre 6

Lettre à monseigneur le cardinal de Clermont-Tonnerre. - [Dépêches à M. le comte Portalis. - Lettres à Madame Récamier.]

A son Eminence monseigneur le cardinal de Clermont-Tonnerre.

" Rome, ce 28 mars 1829.

" Monseigneur,

" Ne pouvant plus communiquer avec vos collègues MM. les cardinaux français renfermés au palais de Monte-Cavallo, étant obligé de tout prévoir pour l'avantage du service du Roi et dans l'intérêt de notre pays ; sachant combien de nominations inattendues ont eu lieu dans les conclaves, je me vois à regret dans la fâcheuse nécessité de confier à Votre Eminence une exclusion éventuelle.

" Bien que M. le cardinal Albani ne paraisse avoir aucune chance, il n'en est pas moins un homme de capacité sur lequel, dans une lutte prolongée, on pourrait jeter les yeux ; mais il est le cardinal chargé au conclave des instructions de l'Autriche : M. le comte de Lutzow, dans son discours, l'a déjà désigné officiellement en cette qualité. Or, il est impossible de laisser porter au souverain pontificat un cardinal appartenant ouvertement à une couronne, pas plus à la couronne de France qu'à toute autre.

" En conséquence, monseigneur, je vous charge, en vertu de mes pleins pouvoirs, comme ambassadeur de Sa Majesté Très Chrétienne et prenant sur moi seul toute la responsabilité, de donner l'exclusion à M. le cardinal Albani, si d'un côté par une rencontre fortuite, et de l'autre par une combinaison secrète, il venait à obtenir la majorité des suffrages.

" Je suis etc. etc. "

Cette lettre d'exclusion, confiée à un cardinal par un ambassadeur qui n'y est pas autorisé formellement, est une témérité en diplomatie : il y a là de quoi faire frémir tous les hommes d'Etat à domicile, tous les chefs de division, tous les premiers commis, tous les copistes aux affaires étrangères ; mais puisque le ministre ignorait sa chose au point de ne pas même songer au cas éventuel d'exclusion, force m'était d'y songer pour lui. Supposez qu'Albani eût été nommé pape par aventure, que serais-je devenu ? J'aurais été à jamais perdu comme homme politique.

Je me dis ceci non pour moi qui me soucie peu du renom d'homme politique, mais pour la génération future des écrivains à qui on ferait du bruit de mon accident et qui expieraient mon malheur aux dépens de leur carrière, comme on donne le fouet au menin quand M. le Dauphin a fait une sottise. Mais il ne faudrait pas trop non plus admirer ma prévoyante audace, en prenant sur moi la lettre d'exclusion : ce qui paraît une énormité, mesuré à la courte échelle des vieilles idées diplomatiques, n'était au fond rien du tout, dans l'ordre actuel de la société. Cette audace me venait, d'un côté de mon insensibilité pour toute disgrâce, de l'autre de ma connaissance des opinions de mon temps : le monde tel qu'il est fait aujourd'hui ne donne pas deux sous de la nomination d'un pape, des rivalités des couronnes et des intrigues de l'intérieur d'un conclave.

Dépêche à M. le comte Portalis.

" Confidentielle .

" Rome, ce 2 avril 1829.

" Monsieur le comte,

" J'ai l'honneur de vous envoyer aujourd'hui les documents importants que je vous ai annoncés. Ce n'est rien moins que le journal officiel et secret du conclave. Il est traduit mot pour mot sur l'original italien ; j'en ai fait disparaître seulement tout ce qui pouvait indiquer avec trop de précision les sources où j'ai puisé. S'il transpirait la moindre chose de ces révélations dont il n'y a peut-être pas un autre exemple, il en coûterait la fortune, la liberté et la vie peut-être à plusieurs personnes. Cela serait d'autant plus déplorable que ces révélations ne sont point dues à l'intérêt et à la corruption, mais à la confiance dans l'honneur français. Cette pièce, monsieur le comte, doit donc demeurer à jamais secrète, après avoir été lue dans le conseil du Roi : car, malgré les précautions que j'ai prises de taire les noms et de retrancher les choses directes, elle en dit encore assez pour compromettre ses auteurs. J'y ai joint un commentaire, afin d'en faciliter la lecture. Le gouvernement pontifical est dans l'usage de tenir un registre où sont notés jour par jour, et pour ainsi dire heure par heure, ses décisions, ses gestes et ses faits : quel trésor historique si l'on pouvait y fouiller en remontant vers les premiers siècles de la papauté ! Il m'a été entrouvert un moment pour l'époque actuelle. Le Roi verra, par les documents que je vous transmets, ce qu'on n'a jamais vu, l'intérieur d'un conclave ; les sentiments les plus intimes de la cour de Rome lui seront connus, et les ministres de Sa Majesté ne marcheront pas dans l'ombre.

" Le commentaire que j'ai fait du journal me dispensant de toute autre réflexion, il ne me reste plus qu'à vous offrir la nouvelle assurance de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur, etc., etc. "

L'original italien du document précieux annoncé dans cette dépêche confidentielle a été brûlé à Rome sous mes yeux ; je n'ai point gardé copie de la traduction de ce document que j'ai envoyé aux affaires étrangères, j'ai seulement une copie du commentaire ou des remarques jointes par moi à cette traduction. Mais la même discrétion qui m'a fait recommander au ministre de garder la pièce à jamais secrète m'oblige de supprimer ici mes propres remarques ; car, quelle que soit l'obscurité dont ces remarques sont enveloppées, par l'absence du document auquel elles se rapportent, cette obscurité serait encore de la lumière à Rome. Or, les ressentiments sont longs dans la ville éternelle ; il se pourrait faire que dans cinquante ans d'ici ils allassent frapper quelque arrière-neveu des auteurs de la mystérieuse confidence. Je me contenterai donc de donner un aperçu général du contenu du commentaire, en insistant sur quelques passages qui ont un rapport direct avec les affaires de France.

On voit premièrement combien la cour de Naples trompait M. de Blacas, ou combien elle était elle-même trompée ; car, pendant qu'elle me faisait dire que les cardinaux napolitains voteraient avec nous, ils se réunissaient à la minorité ou à la faction dite de Sardaigne.

La minorité de cardinaux se figurait que le vote des cardinaux français influerait sur la forme de notre gouvernement . Comment cela ? Apparemment par les ordres secrets dont on les supposait chargés et par leurs votes en faveur d'un pape exalté.

Le nonce Lambruschini affirmait au conclave que le cardinal de Latil avait le secret du Roi : tous les efforts de la faction tendaient à faire croire que Charles X et son gouvernement n'étaient pas d'accord.

Le 13 mars, le cardinal de Latil annonce qu'il a à faire au conclave une déclaration purement de conscience ; il est renvoyé devant quatre cardinaux-évêques : les actes de cette confession secrète demeurent à la garde du grand pénitencier. Les autres cardinaux français ignorent la matière de cette confession et le cardinal Albani cherche en vain à la découvrir : le fait est important et curieux.

La minorité est composée de seize voix compactes. Les cardinaux de cette minorité s'appellent les Pères de la Croix ; ils mettent sur leur porte une croix de Saint-André pour annoncer que, déterminés dans leur choix, ils ne veulent plus communiquer avec personne. La majorité du conclave montre des sentiments raisonnables et la ferme résolution de ne se mêler en rien de la politique étrangère.

Le procès-verbal dressé par le notaire du conclave est digne d'être remarqué : " Pie VIII, " y est-il dit à la conclusion, " s'est déterminé à nommer le cardinal Albani secrétaire d'Etat, afin de satisfaire aussi le cabinet de Vienne. " Le Souverain Pontife partage les lots entre les deux couronnes ; il se déclare le pape de la France et donne à l'Autriche la secrétairerie d'Etat.

A Madame Récamier.

" Rome, mercredi 8 avril 1829.

" J'ai donné aujourd'hui même à dîner à tout le conclave. Demain je reçois la grande-duchesse Hélène.

" Le mardi de Pâques, j'ai un bal pour la clôture de la session ; et puis je me prépare à aller vous voir ; jugez de mon anxiété : au moment où je vous écris, je n'ai point encore de nouvelles de mon courrier à cheval annonçant la mort du pape, et pourtant le pape est déjà couronné, Léon XII est oublié ; j'ai repris les affaires avec le nouveau secrétaire d'Etat Albani ; tout marche comme s'il n'était rien arrivé, et j'ignore si vous savez même à Paris qu'il y a un nouveau pontife ! Que cette cérémonie de la bénédiction papale est belle ! La Sabine à l'horizon, puis la campagne déserte de Rome, puis Rome elle-même, puis la place Saint-Pierre et tout le peuple tombant à genoux sous la main d'un vieillard : le pape est le seul prince qui bénisse ses sujets.

" J'en étais là de ma lettre lorsqu'un courrier qui m'arrive de Gênes m'apporte une dépêche télégraphique de Paris à Toulon, laquelle dépêche, qui répond à celle que j'avais fait passer, m'apprend que le 4 avril, à onze heures du matin, on a reçu à Paris ma dépêche télégraphique de Rome à Toulon, dépêche qui annonçait la nomination du cardinal Castiglioni, et que le roi est fort content.

" La rapidité de ces communications est prodigieuse ; mon courrier est parti le 31 mars, à huit heures du soir, et le 8 avril, à huit heures du soir, j'ai reçu la réponse de Paris. "

" 11 avril 1829.

" Nous voilà au 11 avril : dans huit jours nous aurons Pâques, dans quinze jours mon congé et puis vous voir ! Tout disparaît dans cette espérance ; je ne suis plus triste ; je ne songe plus aux ministres ni à la politique. Demain nous commençons la semaine sainte. Je penserai à tout ce que vous m'avez dit. Que n'êtes-vous ici pour entendre avec moi les beaux chants de douleur ! Nous irions nous promener dans les déserts de la campagne de Rome, maintenant couverts de verdure et de fleurs. Toutes les ruines semblent rajeunir avec l'année : je suis du nombre. "

" Mercredi saint, 15 avril.

" Je sors de la chapelle Sixtine, après avoir assisté à ténèbres et entendu chanter le Miserere . Je me souvenais que vous m'aviez parlé de cette cérémonie et j'en étais à cause de cela cent fois plus touché.

" Le jour s'affaiblissait ; les ombres envahissaient lentement les fresques de la chapelle et l'on n'apercevait plus que quelques grands traits du pinceau de Michel-Ange. Les cierges, tour à tour éteints, laissaient échapper de leur lumière étouffée une légère fumée blanche, image assez naturelle de la vie que l'Ecriture compare à une petite vapeur . Les cardinaux étaient à genoux, le nouveau pape prosterné au même autel où quelques jours avant j'avais vu son prédécesseur ; l'admirable prière de pénitence et de miséricorde, qui avait succédé aux Lamentations du prophète, s'élevait par intervalles dans le silence et la nuit. On se sentait accablé sous le grand mystère d'un Dieu mourant pour effacer les crimes des hommes. La catholique héritière sur ses sept collines était là avec tous ses souvenirs ; mais, au lieu de ces pontifes puissants, de ces cardinaux qui disputaient la préséance aux monarques, un pauvre vieux pape paralytique, sans famille et sans appui, des princes de l'Eglise sans éclat, annonçaient la fin d'une puissance qui civilisa le monde moderne. Les chefs-d'oeuvre des arts disparaissaient avec elle, s'effaçaient sur les murs et sur les voûtes du Vatican, palais à demi abandonné. Des étrangers curieux, séparés de l'unité de l'Eglise, assistaient en passant à la cérémonie et remplaçaient la communauté des fidèles. Une double tristesse s'emparait du coeur. Rome chrétienne en commémorant l'agonie de Jésus-Christ avait l'air de célébrer la sienne, de redire pour la nouvelle Jérusalem les paroles que Jérémie adressait à l'ancienne. C'est une belle chose que Rome pour tout oublier, mépriser tout et mourir. "

Dépêche à M. le comte Portalis.

" Rome, ce 16 avril 1829.

" Monsieur le comte,

" Les choses se développent ici comme j'avais eu l'honneur de vous le faire pressentir ; les paroles et les actions du nouveau souverain pontife sont parfaitement d'accord avec le système pacificateur suivi par Léon XII : Pie VIII va même plus loin que son prédécesseur ; il s'exprime avec plus de franchise sur la Charte dont il ne craint pas de prononcer le mot et de conseiller aux Français de suivre l'esprit. Le nonce ayant encore écrit sur nos affaires, a reçu sèchement l'ordre de se mêler des siennes. Tout se conclut pour le concordat des Pays-Bas, et M. le comte de Celles mettra fin à sa mission le mois prochain.

" Le cardinal Albani, dans une position difficile, est obligé de l'expier : les protestations qu'il me fait de son dévouement à la France blessent l'ambassadeur d'Autriche qui ne peut cacher son humeur. Sous les rapports religieux nous n'avons rien à craindre du cardinal Albani ; fort peu religieux lui-même, il ne sera poussé à nous troubler ni par son propre fanatisme, ni par l'opinion modérée de son souverain.

" Quant aux rapports politiques, ce n'est pas avec une intrigue de police et une correspondance chiffrée que l'on escamotera aujourd'hui l'Italie : laisser occuper les légations, ou mettre garnison autrichienne à Ancône sous un prétexte quelconque, ce serait remuer l'Europe et déclarer la guerre à la France : or nous ne sommes plus en 1814, 1815, 1816 et 1817 ; on ne satisfait pas impunément sous nos yeux une ambition avide et injuste. Ainsi, que le cardinal Albani ait une pension du prince de Metternich ; qu'il soit le parent du duc de Modène, auquel il prétend laisser son énorme fortune ; qu'il trame avec ce prince un petit complot contre l'héritier de la couronne de Sardaigne ; tout cela est vrai, tout cela aurait été dangereux à l'époque où des gouvernements secrets et absolus faisaient marcher obscurément des soldats derrière une obscure dépêche : mais aujourd'hui, avec des gouvernements publics, avec la liberté de la presse et de la parole, avec le télégraphe et la rapidité de toutes les communications avec la connaissance des affaires répandue dans les diverses classes de la société, on est à l'abri des tours de gobelet et des finesses de la vieille diplomatie. Toutefois, il ne faut pas se dissimuler qu'un chargé d'affaires d'Autriche , secrétaire d'Etat à Rome, a des inconvénients ; il y a même certaines notes (par exemple celles qui seraient relatives à la puissance impériale en Italie) qu'on ne pourrait mettre entre les mains du cardinal Albani.

" Personne n'a encore pu pénétrer le secret d'une nomination qui déplaît à tout le monde, même au cabinet de Vienne. Cela tient-il à des intérêts étrangers à la politique ? On assure que le cardinal Albani offre dans ce moment au Saint-Père de lui avancer 200 000 piastres dont le gouvernement de Rome a besoin ; d'autres prétendent que cette somme serait prêtée par un banquier autrichien. Le cardinal Macchi me disait samedi dernier que Sa Sainteté ne voulant pas reprendre le cardinal Bernetti et désirant néanmoins lui donner une grande place, n'avait trouvé d'autre moyen d'arranger les choses que de rendre vacante la légation de Bologne. De misérables embarras deviennent souvent les motifs des plus importantes résolutions. Si la version du cardinal Macchi est la véritable, tout ce que dit et fait Pie VIII pour la satisfaction des couronnes de France et d'Autriche ne serait qu'une raison apparente, à l'aide de laquelle il chercherait à masquer à ses propres yeux sa propre faiblesse. Au surplus, on ne croit point à la durée du ministère d'Albani. Aussitôt qu'il entrera en relation avec les ambassadeurs, les difficultés naîtront de toutes parts.

" Quant à la position de l'Italie, monsieur le comte, il faut lire avec précaution ce qu'on vous en mandera de Naples ou d'ailleurs. Il est malheureusement trop vrai que le gouvernement des Deux-Siciles est tombé au dernier degré du mépris. La manière dont la cour vit au milieu de ses gardes, toujours tremblante, toujours poursuivie par les fantômes de la peur, n'offrant pour tout spectacle que des chasses ruineuses et des gibets, contribue de plus en plus dans ce pays à avilir la royauté. Mais on prend pour des conspirations ce qui n'est que le malaise de tous, le produit du siècle, la lutte de l'ancienne société avec la nouvelle, le combat de la décrépitude des vieilles institutions contre l'énergie des jeunes générations ; enfin, la comparaison que chacun fait de ce qui est à ce qui pourrait être. Ne nous le dissimulons pas : le grand spectacle de la France puissante, libre et heureuse, ce grand spectacle qui frappe les yeux des nations restées ou retombées sous le joug, excite des regrets ou nourrit des espérances. Le mélange des gouvernements représentatifs et des monarchies absolues ne saurait durer ; il faut que les unes ou les autres périssent, que la politique reprenne un égal niveau ainsi que du temps de l'Europe gothique. La douane d'une frontière ne peut désormais séparer la liberté de l'esclavage ; un homme ne peut plus être pendu de ce côté-ci d'un ruisseau pour des principes réputés sacrés de l'autre côté de ce même ruisseau. C'est dans ce sens, monsieur le comte, et uniquement dans ce sens, qu'il y a conspiration en Italie ; c'est dans ce sens encore que l'Italie est française . Le jour où elle entrera en jouissance des droits que son intelligence aperçoit et que la marche progressive du temps lui apporte, elle sera tranquille et purement italienne. Ce ne sont point quelques pauvres diables de carbonari , excités par des manoeuvres de police et pendus sans miséricorde, qui soulèveront ce pays. On donne aux gouvernements les idées les plus fausses du véritable état des choses ; on les empêche de faire ce qu'ils devraient faire pour leur sûreté, en leur montrant toujours comme les conspirations particulières d'une poignée de jacobins ce qui est l'effet d'une cause permanente et générale.

" Telle est, monsieur le comte, la position réelle de l'Italie : chacun de ses Etats, outre le travail commun des esprits, est tourmenté de quelque maladie locale : le Piémont est livré à une faction fanatique ; le Milanais est dévoré par les Autrichiens ; les domaines du Saint-Père sont ruinés par la mauvaise administration des finances ; l'impôt s'élève à près de cinquante millions et ne laisse pas au propriétaire un pour cent de son revenu ; les douanes ne rapportent presque rien ; la contrebande est générale, le prince de Modène a établi dans son duché (lieu de franchise pour tous les anciens abus) des magasins de marchandises prohibées, lesquelles il fait entrer la nuit dans la légation de Bologne.

" Je vous ai déjà, monsieur le comte, parlé de Naples, où la faiblesse du gouvernement n'est sauvée que par la lâcheté des populations.

" C'est cette absence de la vertu militaire qui prolongera l'agonie de l'Italie. Bonaparte n'a pas eu le temps de faire revivre cette vertu dans la patrie de Marius et de César. Les habitudes d'une vie oisive et le charme du climat contribuent encore à ôter aux Italiens du midi le désir de s'agiter pour être mieux. Les antipathies nées des divisions territoriales ajoutent aux difficultés d'un mouvement intérieur ; mais si quelque impulsion venait du dehors, ou si quelque prince en deçà des Alpes accordait une charte à ses sujets, une révolution aurait lieu, parce que tout est mûr pour cette révolution. Plus heureux que nous et instruits par notre expérience, les peuples économiseraient les crimes et les malheurs dont nous avons été prodigues.

" Je vais sans doute, monsieur le comte, recevoir bientôt le congé que je vous ai demandé : peut-être en ferai-je usage. Au moment donc de quitter l'Italie, j'ai cru devoir mettre sous vos yeux quelques aperçus généraux, pour fixer les idées du conseil du Roi et afin de le tenir en garde contre les rapports des esprits bornés ou des passions aveugles.

" J'ai l'honneur, etc., etc. "

A M. le comte Portalis.

" Rome, ce 16 avril 1829.

" Monsieur le comte,

" MM. les cardinaux français sont fort empressés de connaître quelle somme leur sera accordée pour leurs dépenses et leur séjour à Rome : ils m'ont prié plusieurs fois de vous écrire à ce sujet ; je vous serai donc infiniment obligé de m'instruire le plus tôt possible de la décision du Roi.

" Pour ce qui me regarde, monsieur le comte, lorsque vous avez bien voulu m'allouer un secours de trente mille francs, vous avez supposé qu'aucun cardinal ne logerait chez moi : or, M. de Clermont-Tonnerre s'y est établi avec sa suite, composée de deux conclavistes, d'un secrétaire ecclésiastique, d'un secrétaire laïque, d'un valet de chambre, de deux domestiques et d'un cuisinier français, enfin d'un maître de chambre romain, d'un maître de cérémonies, de trois valets de pied, d'un cocher, et de toute cette maison italienne qu'un cardinal est obligé d'avoir ici. M. l'archevêque de Toulouse qui ne peut marcher, ne dîne point à ma table ; il faut deux ou trois services à différentes heures, des voitures et des chevaux pour les commensaux et les amis. Mon respectable hôte ne payera certainement pas sa dépense ici : il partira, et les mémoires me resteront ; il me faudra acquitter non seulement ceux du cuisinier, de la blanchisseuse, du loueur de carrosses, etc., etc., mais encore ceux des deux chirurgiens qui visitent la jambe de Monseigneur, du cordonnier qui fait ses mules blanches et pourpres, et du tailleur qui a confectionné les manteaux, les soutanes, les rabats, l'ajustement complet du cardinal et de ses abbés.

" Si vous joignez à cela, monsieur le comte, mes dépenses extraordinaires pour frais de représentation avant, pendant et après le conclave, dépenses augmentées par la présence de la grande-duchesse Hélène, du prince Paul de Wurtemberg et du roi de Bavière vous trouverez sans doute que les trente mille francs que vous m'avez accordés seront de beaucoup dépassés. La première année de l'établissement d'un ambassadeur est ruineuse, les secours accordés pour cet établissement étant fort au-dessous des besoins. Il faut presque trois ans de séjour pour qu'un agent diplomatique ait trouvé le moyen d'acquitter les dettes qu'il a contractées d'abord et de mettre ses dépenses au niveau de ses recettes. Je connais toute la pénurie du budget des affaires étrangères ; si j'avais par moi-même quelque fortune, je ne vous importunerais pas : rien ne m'est plus désagréable, je vous assure, que ces détails d'argent dans lesquels une rigoureuse nécessité me force d'entrer, bien malgré moi.

" Agréez, monsieur le comte, etc. "

 

3 L30 Chapitre 7

Fête à la villa Médicis, pour la grande-duchesse Hélène.

J'avais donné des bals et des soirées à Londres et à Paris, et, bien qu'enfant d'un autre désert, je n'avais pas trop mal traversé ces nouvelles solitudes ; mais je ne m'étais pas douté de ce que pouvaient être des fêtes à Rome : elles ont quelque chose de la poésie antique qui place la mort à côté des plaisirs. A la villa Médicis, dont les jardins sont déjà une parure et où j'ai reçu ce matin la grande-duchesse Hélène, l'encadrement du tableau est magnifique : d'un côté la villa Borghèse avec la maison de Raphaël ; de l'autre la villa de Monte-Mario et les coteaux qui bordent le Tibre ; au-dessous du spectateur, Rome entière comme un vieux nid d'aigle abandonné. Au milieu des bosquets se pressaient, avec les descendants des Paula et des Cornélie, les beautés venues de Naples, de Florence et de Milan : la princesse Hélène semblait leur reine. Borée, tout à coup descendu de la montagne, a déchiré la tente du festin, et s'est enfui avec des lambeaux de toile et de guirlandes, comme pour nous donner une image de tout ce que le temps a balayé sur cette rive. L'ambassade était consternée ; je sentais je ne sais quelle gaieté ironique à voir un souffle du ciel emporter mon or d'un jour et mes joies d'une heure. Le mal a été promptement réparé. Au lieu de déjeuner sur la terrasse, on a déjeuné dans l'élégant palais : l'harmonie des cors et des hautbois, dispersée par le vent, avait quelque chose du murmure de mes forêts américaines. Les groupes qui se jouaient dans les rafales, les femmes dont les voiles tourmentés battaient leurs visages et leurs cheveux, la sartarella qui continuait dans la bourrasque, l'improvisatrice qui déclamait aux nuages, le ballon qui s'envolait de travers avec le chiffre de la fille du Nord, tout cela donnait un caractère nouveau à ces jeux où semblaient se mêler les tempêtes accoutumées de ma vie.

Quel prestige pour tout homme qui n'eût pas compté son monceau d'années, et qui eut demandé des illusions au monde et à l'orage ! J'ai bien de la peine à me souvenir de mon automne, quand, dans mes soirées, je vois passer devant moi ces femmes du printemps qui s'enfoncent parmi les fleurs, les concerts et les lustres de mes galeries successives : on dirait des cygnes qui nagent vers des climats radieux. A quel désennui vont-elles ? Les unes cherchent ce qu'elles ont déjà aimé, les autres ce qu'elles n'aiment pas encore. Au bout de la route, elles tomberont dans ces sépulcres toujours ouverts ici, dans ces anciens sarcophages qui servent de bassins à des fontaines suspendues à des portiques ; elles iront augmenter tant de poussières légères et charmantes. Ces flots de beautés, de diamants, de fleurs et de plumes roulent au son de la musique de Rossini qui se répète et s'affaiblit d'orchestre en orchestre. Cette mélodie est-elle le soupir de la brise que j'entendais dans les savanes des Florides, le gémissement que j'ai ouï dans le temple d'Erechthée à Athènes ? Est-ce la plainte lointaine des aquilons qui me berçaient sur l'Océan ? Ma sylphide serait-elle cachée sous la forme de quelques-unes de ces brillantes Italiennes ? Non : ma dryade est restée unie au saule des prairies où je causais avec elle de l'autre côté de la futaie de Combourg. Je suis bien étranger à ces ébats de la société attachée à mes pas vers la fin de ma course ; et pourtant il y a dans cette féerie une sorte d'enivrement qui me monte à la tête : je ne m'en débarrasse qu'en allant rafraîchir mon front à la place solitaire de Saint-Pierre ou au Colysée désert. Alors les petits spectacles de la terre s'abîment, et je ne trouve d'égal au brusque changement de la scène que les anciennes tristesses de mes premiers jours.

 

3 L30 Chapitre 8

Mes relations avec la famille Bonaparte.

Je consigne ici maintenant mes rapports comme ambassadeur avec la famille Bonaparte, afin de laver la Restauration d'une de ces calomnies qu'on lui jette sans cesse à la tête.

La France n'a pas agi seule dans le bannissement des membres de la famille impériale ; elle n'a fait qu'obéir à la dure nécessité imposée par la force des armes ; ce sont les alliés qui ont provoqué ce bannissement : des conventions diplomatiques, des traités formels prononcent l'exil des Bonaparte, leur prescrivent jusqu'aux lieux qu'ils doivent habiter, ne permettent pas à un ministre ou à un ambassadeur des cinq puissances de délivrer seul un passeport aux parents de Napoléon ; le visa des quatre autres ministres ou ambassadeurs des quatre autres puissances contractantes est exigé. Tant ce sang de Napoléon épouvantait les alliés, lors même qu'il ne coulait pas dans ses propres veines !

Grâce à Dieu, je ne me suis jamais soumis à ces mesures. En 1823 j'ai délivré sans consulter personne, en dépit des traités et sous ma propre responsabilité comme ministre des affaires étrangères, un passeport à madame la comtesse de Survilliers, alors à Bruxelles, pour venir à Paris soigner un de ses parents malade. Vingt fois j'ai demandé le rappel de ces lois de persécution ; vingt fois j'ai dit à Louis XVIII que je voudrais voir le duc de Reichstadt capitaine de ses gardes et la statue de Napoléon replacée au haut de la colonne de la place Vendôme. J'ai rendu, comme ministre et comme ambassadeur, tous les services que j'ai pu à la famille Bonaparte. C'est ainsi que j'ai compris largement la monarchie légitime : la liberté peut regarder la gloire en face. Ambassadeur à Rome, j'ai autorisé mes secrétaires et mes attachés à paraître au palais de madame la duchesse de Saint-Leu ; j'ai renversé la séparation élevée entre des Français qui ont également connu l'adversité. J'ai écrit à M. le cardinal Fesch pour l'inviter à se joindre aux cardinaux qui devaient se réunir chez moi ; je lui ai témoigné ma douleur des mesures politiques qu'on avait cru devoir prendre, je lui ai rappelé le temps où j'avais fait partie de sa mission auprès du Saint-Siège ; et j'ai prié mon ancien ambassadeur d'honorer de sa présence le banquet de son ancien secrétaire d'ambassade. J'en ai reçu cette réponse pleine de dignité, de discrétion et de prévoyance :

" Du palais Falconieri, 4 avril 1829.

" Le cardinal Fesch est bien sensible à l'invitation obligeante de M. de Chateaubriand, mais sa position à son retour à Rome lui conseilla d'abandonner le monde et de mener une vie tout à fait séparée de toute société étrangère à sa famille. Les circonstances qui se succédèrent lui prouvèrent qu'un tel parti était indispensable à sa tranquillité ; et les douceurs du moment ne le garantissant point des désagréments de l'avenir, il est obligé de ne point changer de manière de vivre. Le cardinal Fesch prie M. de Chateaubriand d'être convaincu que rien n'égale sa reconnaissance, et que c'est avec bien de la peine qu'il ne se rendra pas chez Son Excellence aussi fréquemment qu'il l'aurait désiré.

" Le très humble, etc.

" Cardinal Fesch. "

La phrase de ce billet : Les douceurs du moment ne le garantissant pas des désagréments de l'avenir , fait allusion à la menace de M. de Blacas, qui avait donné l'ordre de jeter M. le cardinal Fesch du haut en bas de ses escaliers s'il se présentait à l'ambassade de France : M. de Blacas oubliait trop qu'il n'avait pas toujours été si grand seigneur. Moi qui pour être, autant que je puis, ce que je dois être dans le présent, me rappelle sans cesse mon passé, j'ai agi d'une autre sorte avec M. l'archevêque de Lyon : les petites mésintelligences qui existèrent autrefois entre lui et moi à Rome m'obligent à des convenances d'autant plus respectueuses que je suis à mon tour dans le parti triomphant, et lui dans le parti abattu.

De son côté, le prince Jérôme m'a fait l'honneur de réclamer mon intervention en m'envoyant copie d'une requête qu'il adresse au cardinal secrétaire d'Etat ; il me dit dans sa lettre :

" L'exil est assez affreux dans son principe comme dans ses conséquences pour que cette généreuse France qui l'a vu naître (le prince Jérôme), cette France qui possède toutes ses affections, et qu'il a servie vingt ans veuille aggraver sa situation en permettant à chaque gouvernement d'abuser de la délicatesse de sa position. Le prince Jérôme de Montfort, confiant dans la loyauté du gouvernement français et dans le caractère de son noble représentant, n'hésite pas à penser que justice lui soit rendue.

" Il saisit cette occasion, etc.

" Jérôme. "

J'ai adressé en conséquence de cette requête, une note confidentielle au secrétaire d'Etat, le cardinal Bernetti ; elle se termine par ces mots :

" Les motifs déduits par le prince Jérôme de Montfort ayant paru au soussigné fondés en droit et en raison, il n'a pu refuser l'intervention de ses bons offices au réclamant, persuadé que le gouvernement français verra toujours avec peine aggraver par d'ombrageuses mesures la rigueur des lois politiques.

" Le soussigné mettrait un prix tout particulier à obtenir, dans cette circonstance, le puissant intérêt de S. E. le cardinal secrétaire d'Etat.

" Chateaubriand. "

J'ai répondu en même temps au prince Jérôme ce qui suit :

" Rome, 9 mai 1829.

" L'ambassadeur de France près le Saint-Siège a reçu copie de la note que le prince Jérôme de Montfort lui a fait l'honneur de lui envoyer. Il s'empresse de le remercier de la confiance qu'il a bien voulu lui témoigner, il se fera un devoir d'appuyer, auprès du secrétaire d'Etat de Sa Sainteté, les justes réclamations de Son Altesse.

Le vicomte de Chateaubriand, qui a aussi été banni de sa patrie, serait trop heureux de pouvoir adoucir le sort des Français qui se trouvent encore placés sous le coup d'une loi politique. Le frère exilé de Napoléon, s'adressant à un émigré, jadis rayé de la liste des proscrits par Napoléon lui-même, est un de ces jeux de la fortune qui devait avoir pour témoins les ruines de Rome.

" Le vicomte de Chateaubriand a l'honneur, etc. "

Il y a à Rome une fille de la princesse Elisa Bacciocchi qui se promène au Pincio et à la villa Borghèse d'un air sombre ; elle porte un poignard à sa ceinture et tire quelquefois des coups de pistolet à sa femme de chambre. Quand madame Bacciocchi quitta Lucques, la plèbe la suivait avec des cris injurieux ; la princesse mettant la tête à la portière de la voiture, disait à cette foule en la menaçant du doigt : " Je reviendrai, canailles. " Madame Bacciocchi n'est point revenue, et la canaille est restée. Les membres d'une famille qui a produit un homme extraordinaire deviennent un peu fous par imitation : ils s'habillent comme lui, affectent ses paroles, ses manières, ses habitudes ; s'il fut guerrier, on dirait qu'ils vont conquérir le monde ; s'il fut poète, qu'ils vont faire Athalie . Mais il n'en est pas des grands individus comme des grandes races ; on transmet son sang, on ne transmet pas son génie.

Dépêche à M. le comte Portalis.

" Rome, 4 mai 1829.

" J'ai eu l'honneur de vous dire, dans ma lettre du 30 avril, en vous accusant réception de votre dépêche n o 25, que le pape m'avait reçu en audience particulière le 29 avril à midi. Sa Sainteté m'a paru jouir d'une très bonne santé. Elle m'a fait asseoir devant elle et m'a gardé à peu près cinq quarts d'heure. L'ambassadeur d'Autriche avait eu avant moi une audience publique pour remettre ses nouvelles lettres de créance.

" En quittant le cabinet de Sa Sainteté au Vatican, je suis descendu chez le secrétaire d'Etat, et, abordant franchement la question avec lui, je lui ai dit : " Eh bien, vous voyez comme nos journaux vous arrangent ! Vous êtes Autrichien, vous détestez la France , vous voulez lui jouer de mauvais tours : que dois-je croire de tout cela ? "

" Il a haussé les épaules et m'a répondu : " Vos journaux me font rire ; je ne puis pas vous convaincre par mes paroles si vous n'êtes pas convaincu ; mais mettez-moi à l'épreuve et vous verrez si je n'aime pas la France, si je ne fais pas ce que vous me demanderez au nom de votre Roi ! " Je crois, monsieur le comte, le cardinal Albani sincère. Il est d'une indifférence profonde en matière religieuse ; il n'est pas prêtre ; il a même songé à quitter la pourpre et à se marier ; il n'aime pas les jésuites, ils le fatiguent par le bruit qu'ils font ; il est paresseux, gourmand, grand amateur de toutes sortes de plaisirs : l'ennui que lui causent les mandements et les lettres pastorales le rend extrêmement peu favorable à la cause des auteurs de ces lettres et de ces mandements : ce vieillard de quatre-vingts ans veut mourir en paix et en joie.

" J'ai l'honneur, etc. "

 

3 L30 Chapitre 9

Pie VII.

10 mars 1829.

Je visite souvent Monte-Cavallo, la solitude des jardins s'y accroît de la solitude de la campagne romaine que la vue va chercher par-dessus Rome, en amont de la rive droite du Tibre. Les jardiniers sont mes amis ; des allées mènent à la Paneterie ; pauvre laiterie, volière ou ménagerie dont les habitants sont indigents et pacifiques comme les papes actuels. En regardant en bas du haut des terrasses de l'enceinte quirinale, on aperçoit dans une rue étroite des femmes qui travaillent aux différents étages de leurs fenêtres : les unes brodent, les autres peignent dans le silence de ce quartier retiré. Les cellules des cardinaux du dernier conclave ne m'intéressent pas du tout. Lorsqu'on bâtissait Saint-Pierre, que l'on commandait des chefs-d'oeuvre à Raphaël, qu'en même temps les rois venaient baiser la mule du pontife, il y avait quelque chose digne d'attention dans la papauté temporelle. Je verrais volontiers la loge d'un Grégoire VII, d'un Sixte-Quint, comme je chercherais la fosse aux lions dans Babylone ; mais des trous noirs, délaissés d'une obscure compagnie de septuagénaires, ne me représentent que ces columbaria de l'ancienne Rome, vides aujourd'hui de leur poussière et d'où s'est envolée une famille de morts.

Je passe donc rapidement ces cellules déjà à moitié abattues pour me promener dans les salles du palais : là, tout me parle d'un événement dont on ne retrouve de trace qu'en remontant jusqu'à Sciarra Colonna, Nogaret et Boniface VIII.

Mon premier et mon dernier voyage de Rome se rattachent par les souvenirs de Pie VII dont j'ai raconté l'histoire en parlant de madame de Beaumont et de Bonaparte. Mes deux voyages sont deux pendentifs esquissés sous la voûte de mon monument. Ma fidélité à la mémoire de mes anciens amis doit donner confiance aux amis qui me restent : rien ne descend pour moi dans la tombe ; tout ce que j'ai connu vit autour de moi : selon la doctrine indienne, la mort, en nous touchant, ne nous détruit pas ; elle nous rend seulement invisibles.

 

3 L30 Chapitre 10

[A M. le comte Portalis. - A Madame Récamier.]

A M. le comte Portalis.

" Rome, le 7 mai 1829.

" Monsieur le comte,

" Je reçois enfin par MM. Desgranges et Franqueville votre dépêche n o 25. Cette dépêche dure, rédigée par quelque commis mal élevé des affaires étrangères, n'était pas celle que je devais attendre après les services que j'avais eu le bonheur de rendre au Roi pendant le conclave, et surtout on aurait dû un peu se souvenir de la personne à qui on l'adressait. Pas un mot obligeant pour M. Bellocq, qui a obtenu de si rares documents, rien sur la demande que je faisais pour lui ; d'inutiles commentaires sur la nomination du cardinal Albani, nomination faite dans le conclave et qu'ainsi personne n'a pu ni prévoir ni prévenir ; nomination sur laquelle je n'ai cessé d'envoyer des éclaircissements. Dans ma dépêche n o 34, qui sans doute vous est parvenue à présent, je vous offre encore un moyen très simple de vous débarrasser de ce cardinal, s'il fait si grand-peur à la France, et ce moyen sera déjà à moitié exécuté lorsque vous recevrez cette lettre : demain je prends congé de Sa Sainteté ; je remets l'ambassade à M. Bellocq, comme chargé d'affaires, d'après les instructions de votre dépêche n o 24, et je pars pour Paris.

" J'ai l'honneur, etc.

Ce dernier billet est rude, et finit brusquement ma correspondance avec M. Portalis.

A Madame Récamier.

" 14 mai 1829.

" Mon départ est fixé au 16. Des lettres de Vienne arrivées ce matin annoncent que M. de Laval a refusé le ministère des affaires étrangères ; est-ce vrai ? S'il tient à ce premier refus, qu'arrivera-t-il ? Dieu le sait. J'espère que le tout sera décidé avant mon arrivée à Paris. Il me semble que nous sommes tombés en paralysie et que nous n'avons plus que la langue de libre. " Vous croyez que je m'entendrais avec M. de Laval ; j'en doute. Je suis disposé à ne m'entendre avec personne. J'allais arriver dans les dispositions les plus pacifiques, et ces gens s'avisent de me chercher querelle. Tandis que j'ai eu des chances de ministère, il n'y avait pas assez d'éloges et de flatteries pour moi dans les dépêches ; le jour où la place a été prise, ou censée prise, on m'annonce sèchement la nomination de M. de Laval dans la dépêche la plus rude et la plus bête à la fois. Mais, pour devenir si plat et si insolent d'une poste à l'autre, il fallait un peu songer à qui on s'adressait, et M. de Portalis en aura été averti par un mot de réponse que je lui ai envoyé ces jours derniers. Il est possible qu'il n'ait fait que signer sans lire, comme Carnot signait de confiance des centaines d'exécutions à mort. "

 

3 L30 Chapitre 11

Présomption.

L'ami du grand Lhopital, le chancelier Olivier, dans sa langue du seizième siècle, laquelle bravait l'honnêteté, compare les Français à des guenons qui grimpent au sommet des arbres et qui ne cessent d'aller en avant qu'elles ne soient parvenues à la plus haute branche, pour y montrer ce qu'elles doivent cacher. Ce qui s'est passé en France depuis 1789 jusqu'à nos jours prouve la justesse de la similitude : chaque homme, en gravissant la vie, est aussi le singe du chancelier ; on finit par exposer sans honte ses infirmités aux passants. Voilà qu'au bout de mes dépêches je suis saisi du désir de me vanter : les grands hommes qui pullulent à cette heure démontrent qu'il y a duperie à ne pas proclamer soi-même son immortalité.

Avez-vous lu dans les archives des affaires étrangères les correspondances diplomatiques relatives aux événements les plus importants à l'époque de ces correspondances ? - Non.

Du moins vous avez lu les correspondances imprimées ; vous connaissez les négociations de du Bellay, de d'Ossat, de Duperron, du président Jeannin, les Mémoires d'Etat de Villeroy, les Economies royales de Sully ; vous avez lu les Mémoires du cardinal de Richelieu, nombre de lettres de Mazarin, les pièces et les documents relatifs au traité de Westphalie, de la paix de Munster ? Vous connaissez les dépêches de Barillon sur les affaires d'Angleterre ; les négociations pour la succession d'Espagne ne vous sont pas étrangères ; le nom de madame des Ursins ne vous a pas échappé ; le pacte de famille de M. de Choiseul est tombé sous vos yeux ; vous n'ignorez pas Ximénès, Olivarès et Pombal, Hugues Grotius sur la liberté des mers, ses lettres aux deux Oxenstiern, les négociations du grand-pensionnaire de Witt avec Pierre Grotius, second fils de Hugues ; enfin la collection des traités diplomatiques a peut-être attiré vos regards ? - Non.

Ainsi, vous n'avez rien lu de ces sempiternelles élucubrations ? Eh bien ! lisez-les ; quand cela sera fait, passez ma guerre d'Espagne dont le succès vous importune bien qu'elle soit mon premier titre à mon classement d'homme d'Etat ; prenez mes dépêches de Prusse, d'Angleterre et de Rome, placez-les auprès des autres dépêches que je vous indique : la main sur la conscience, dites alors quelles sont celles qui vous ont le plus ennuyé ; dites si mon travail et celui de mes prédécesseurs n'est pas tout semblable ; si l'entente des petites choses et du positif n'est pas aussi manifeste de mon côté que du côté des ministres passés et des défunts ambassadeurs ?

D'abord vous remarquerez que j'ai l'oeil à tout ; que je m'occupe de Reschid-Pacha et de M. de Blacas ; que je défends contre tout venant mes privilèges et mes droits d'ambassadeur à Rome ; que je suis cauteleux, faux (éminente qualité !), fin jusque-là, que M. de Funchal, dans une position équivoque, m'ayant écrit, je ne lui réponds point ; mais que je vais le voir par une politesse astucieuse, afin qu'il ne puisse montrer une ligne de moi et néanmoins qu'il soit satisfait. Pas un mot imprudent à reprendre dans mes conversations avec les cardinaux Bernetti et Albani, les deux secrétaires d'Etat ; rien ne m'échappe ; je descends aux plus petits détails ; je rétablis la comptabilité dans les affaires des Français à Rome, d'une manière telle qu'elle subsiste encore sur les bases que je lui ai données. D'un regard d'aigle, j'aperçois que le traité de la Trinité du Mont, entre le Saint-Siège et les ambassadeurs Laval et Blacas, est abusif, et qu'aucune des deux parties n'avait eu le droit de le faire. De là, montant plus haut et arrivant à la grande diplomatie, je prends sur moi de donner l'exclusion à un cardinal, parce qu'un ministre des affaires étrangères me laissait sans instructions et m'exposait à voir nommer pour pape une créature de l'Autriche. Je me procure le journal secret du conclave : chose qu'aucun ambassadeur n'avait jamais pu obtenir ; j'envoie jour par jour la liste nominative des scrutins. Je ne néglige point la famille de Bonaparte ; je ne désespère pas d'amener, par de bons traitements, le cardinal Fesch à donner sa démission d'archevêque de Lyon. Si un carbonaro remue, je le sais, et je juge du plus ou du moins de vérité de la conspiration ; si un abbé intrigue, je le sais, et je déjoue les plans que l'on avait formés pour éloigner les cardinaux de l'ambassadeur de France. Enfin je découvre qu'un secret important a été déposé par le cardinal Latil dans le sein du grand pénitencier. Etes-vous content ? Est-ce là un homme qui sait son métier ? Eh bien ! voyez-vous, je brochais cette besogne diplomatique comme le premier ambassadeur venu, sans qu'il m'en coûtât une idée, de même qu'un niais de paysan de Basse-Normandie fait des chausses en gardant ses moutons : mes moutons à moi étaient mes songes.

Voici maintenant un autre point de vue : si l'on compare mes lettres officielles aux lettres officielles de mes prédécesseurs, on s'apercevra que dans les miennes les affaires générales sont traitées autant que les affaires privées ; que je suis entraîné par le caractère des idées de mon siècle dans une région plus élevée de l'esprit humain. Cela se peut observer surtout dans la dépêche où je parle à M. Portalis de l'état de l'Italie, où je montre la méprise des cabinets qui regardent comme des conspirations particulières ce qui n'est que le développement de la civilisation. Le Mémoire sur la guerre de l'Orient expose aussi des vérités d'un ordre politique qui sortent des voies communes. J'ai causé avec deux papes d'autre chose que des intrigues de cabinet ; je les ai obligés de parler avec moi de religion, de liberté, des destinées futures du monde. Mon discours prononcé au guichet du conclave a le même caractère. C'est à des vieillards que j'ai osé dire d'avancer, et de replacer la religion à la tête de la marche de la société.

Lecteurs, attendez que j'aie terminé mes vanteries pour arriver ensuite au but, à la manière du philosophe Platon faisant sa randonnée autour de son idée. Je suis devenu le vieux Sidrac, l'âge m'allonge le chemin. Je poursuis : je serai long encore. Plusieurs écrivains de nos jours ont la manie de dédaigner leur talent littéraire pour suivre leur talent politique, l'estimant fort au-dessus du premier. Grâce à Dieu, l'instinct contraire me domine, je fais peu de cas de la politique par la raison même que j'ai été heureux à ce lansquenet. Pour être un homme supérieur en affaires, il n'est pas question d'acquérir des qualités, il ne s'agit que d'en perdre. Je me reconnais effrontément l'aptitude aux choses positives, sans me faire la moindre illusion sur l'obstacle qui s'oppose en moi à ma réussite complète. Cet obstacle ne vient pas de la muse ; il naît de mon indifférence de tout. Avec ce défaut, il est impossible d'arriver à rien d'achevé dans la vie pratique.

L'indifférence, j'en conviens, est une qualité des hommes d'Etat, mais des hommes d'Etat sans conscience. Il faut savoir regarder d'un oeil sec tout événement, avaler des couleuvres comme de la malvoisie, mettre au néant, à l'égard des autres, morale, justice, souffrance, pourvu qu'au milieu des révolutions on sache trouver sa fortune particulière. Car à ces esprits transcendants l'accident, bon ou mauvais, est obligé de rapporter quelque chose ; il doit financer à raison d'un trône, d'un cercueil, d'un serment, d'un outrage ; le tarif est marqué par les Mionnet des catastrophes et des affronts : je ne suis pas connaisseur en cette numismatique. Malheureusement mon insouciance est double ; je ne suis pas plus échauffé pour ma personne que pour le fait. Le mépris du monde venait à saint Paul ermite de sa foi religieuse ; le dédain de la société me vient de mon incrédulité politique. Cette incrédulité me porterait haut dans une sphère d'action, si, plus soigneux de mon sot individu, je savais en même temps l'humilier et le vêtir. J'ai beau faire, je reste un benêt d'honnête homme, naïvement hébété et tout nu, ne sachant ni ramper ni prendre.

D'Andilly, parlant de lui, semble avoir peint un côté de mon caractère : " Je n'ai jamais eu aucune ambition, dit il, parce que j'en avais trop, ne pouvant souffrir cette dépendance qui resserre dans des bornes si étroites les effets de l'inclination que Dieu m'a donnée pour des choses grandes, glorieuses à l'Etat et qui peuvent procurer la félicité des peuples, sans qu'il m'ait été possible d'envisager en tout cela mes intérêts particuliers. Je n'étais propre que pour un roi qui aurait régné par lui-même et qui n'aurait eu d'autre désir que de rendre sa gloire immortelle. " Dans ce cas, je n'étais pas propre aux rois du jour.

Maintenant que je vous ai conduit par la main dans les plus secrets détours de mes mérites, que je vous ai fait sentir tout ce qu'il y a de rare dans mes dépêches, comme un de mes confrères de l'Institut qui chante incessamment sa renommée et qui enseigne aux hommes à l'admirer, maintenant je vous dirai où j'en veux venir par mes vanteries : en montrant ce qu'ils peuvent faire dans les emplois, je veux défendre les gens de lettres contre les gens de diplomatie, de comptoir et de bureaux. Il ne faut pas que ceux-ci s'avisent de se croire au-dessus d'hommes dont le plus petit les surpasse de toute la tête ; quand on sait tant de choses, comme messieurs les positifs, on devrait au moins ne pas dire des âneries. Vous parlez de faits, reconnaissez donc les faits : la plupart des grands écrivains de l'antiquité, du moyen âge, de l'Angleterre moderne, ont été de grands hommes d'Etat, quand ils ont daigné descendre jusqu'aux affaires.

" Je ne voulus pas leur donner à entendre, dit Alfieri refusant une ambassade, que leur diplomatie et leurs dépêches me paraissaient et étaient certainement pour moi moins importantes que mes tragédies ou même celles des autres ; mais il est impossible de ramener cette espèce de gens-là : ils ne peuvent et ne doivent pas se convertir. "

Qui fut jamais plus littéraire en France que Lhopital, survivancier d'Horace, que d'Ossat, cet habile ambassadeur, que Richelieu, cette forte tête, lequel, non content de dicter des traités de controverse , de rédiger des mémoires et des histoires , inventait incessamment des sujets dramatiques, rimaillait avec Malleville et Boisrobert, accouchait, à la sueur de son front, de l'Académie et de la Grande Pastorale ? Est-ce parce qu'il était méchant écrivain qu'il fut grand ministre ? Mais la question n'est pas du plus ou du moins de talent ; elle est de la passion de l'encre et du papier : or jamais M. de l'Empyrée ne montra plus d'ardeur, ne fit plus de frais que le cardinal pour ravir la palme du Parnasse, jusque-là que la mise en scène de sa tragi-comédie de Mirame lui coûta deux cent mille écus ! Si dans un personnage à la fois politique et littéraire la médiocrité du poète fait la supériorité de l'homme d'Etat, il faudrait en conclure que la faiblesse de l'homme d'Etat résulterait de la force du poète : cependant le génie des lettres a-t-il détruit le génie politique de Solon, élégiaque égal à Simonide ; de Périclès dérobant aux Muses l'éloquence avec laquelle il subjuguait les Athéniens ; de Thucydide et de Démosthène qui portèrent si haut la gloire de l'écrivain et de l'orateur, tout en consacrant leurs jours à la guerre et à la place publique ? A-t-il détruit le génie de Xénophon qui opérait la retraite des dix mille, tout en rêvant la Cyropédie ; des deux Scipions, l'un l'ami de Lélius, l'autre associé à la renommée de Térence ; de Cicéron, roi des lettres comme il était père de la patrie ; de César enfin, auteur d'ouvrages de grammaire, d'astronomie, de religion, de littérature, de César, rival d'Archiloque dans la satire, de Sophocle dans la tragédie, de Démosthène dans l'éloquence, et dont les Commentaires sont le désespoir des historiens ? Nonobstant ces exemples et mille autres, le talent littéraire, bien évidemment le premier de tous parce qu'il n'exclut aucune autre faculté, sera toujours dans ce pays un obstacle au succès politique : à quoi bon en effet une haute intelligence ? cela ne sert à quoi que ce soit. Les sots de France, espèce particulière et toute nationale, n'accordent rien aux Grotius, aux Frédéric, aux Bacon, aux Thomas Morus, aux Spencer, aux Falkland, aux Clarendon, aux Bolingbroke, aux Burke et aux Canning de France.

Jamais notre vanité ne reconnaîtra à un homme, même de génie, deux aptitudes, et la faculté de faire aussi bien qu'un esprit commun des choses communes. Si vous dépassez d'une ligne les conceptions vulgaires, mille imbéciles s'écrient : " Vous vous perdez dans les nues ! " ravis qu'ils se sentent d'habiter en bas, où ils s'entêtent à penser. Ces pauvres envieux, en raison de leur secrète misère, se rebiffent contre le mérite ; ils renvoient avec compassion Virgile, Racine, Lamartine à leurs vers. Mais, superbes sires, à quoi faut-il vous renvoyer ? à l'oubli : il vous attend à vingt pas de votre logis, tandis que vingt vers de ces poètes les porteront à la dernière postérité.

 

3 L30 Chapitre 12

Les Français à Rome.

La première invasion des Français, à Rome, sous le Directoire, fut infâme et spoliatrice ; la seconde sous l'Empire, fut inique ; mais, une fois accomplie, l'ordre régna.

La République demanda à Rome, pour un armistice, vingt-deux millions, l'occupation de la citadelle d'Ancône, cent tableaux et statues, cent manuscrits au choix des commissaires français. On voulait surtout avoir le buste de Brutus et celui de Marc-Aurèle : tant de gens en France s'appelaient alors Brutus ! il était tout simple qu'ils désirassent posséder la pieuse image de leur père putatif ; mais Marc-Aurèle, de qui était-il parent ? Attila, pour s'éloigner de Rome, ne demanda qu'un certain nombre de livres de poivre et de soie : de notre temps elle s'est un moment rachetée avec des tableaux. De grands artistes, souvent négligés et malheureux, ont laissé leurs chefs-d'oeuvre pour servir de rançon aux ingrates cités qui les avaient méconnus.

Les Français de l'Empire eurent à réparer les ravages qu'avaient faits à Rome les Français de la République, ils devaient aussi une expiation à ce sac de Rome accompli par une armée que conduisait un prince français : c'était à Bonaparte qu'il convenait de mettre de l'ordre dans des ruines qu'un autre Bonaparte avait vues croître et dont il a décrit le bouleversement. Le plan que suivit l'administration française pour le déblaiement du Forum fut celui que Raphaël avait proposé à Léon X : elle fit sortir de terre les trois colonnes du temple de Jupiter tonnant ; elle mit à nu le portique du temple de la Concorde ; elle découvrit le pavé de la voie sacrée ; elle fit disparaître les constructions nouvelles dont le temple de la Paix était encombré ; elle enleva les terres qui recouvraient l'emmarchement du Colysée, vida l'intérieur de l'arène et fit reparaître sept ou huit salles des bains de Titus.

Ailleurs le Forum de Trajan fut exploré ; on répara le Panthéon, les Thermes de Dioclétien, le temple de la Pudicité patricienne. Des fonds furent assignés pour entretenir, hors de Rome, les murs de Faléries et le tombeau de Cecilia Metella.

Les travaux d'entretien pour les édifices modernes furent également suivis : Saint-Paul-hors-des-Murs, qui n'existe plus, vit restaurer sa toiture, Sainte-Agnès, San-Martino-ai-Monti, furent défendus contre le temps. On refit une partie des combles et des pavés de Saint-Pierre ; des paratonnerres mirent à l'abri de la foudre le dôme de Michel-Ange. On marqua l'emplacement de deux cimetières à l'est et à l'ouest de la ville et celui de l'est, près du couvent de Saint-Laurent, fut terminé.

Le Quirinal revêtit son indigence intérieure du luxe des porphyres et des marbres romains : désigné pour le palais impérial, Bonaparte, avant de l'habiter, voulut y faire disparaître les traces de l'enlèvement du pontife captif à Fontainebleau. On se proposait d'abattre la partie de la ville située entre le Capitole et Monte-Cavallo, afin que le triomphateur montât par une immense avenue à sa demeure césarienne : les événements firent évanouir ces songes gigantesques en détruisant d'énormes réalités.

Dans les projets arrêtés était celui de construire une suite de quais depuis Ripetta jusqu'à Ripa grande : ces quais auraient été plantés ; les quatre îlots de maisons entre le château Saint-Ange et la place Rusticucci étaient achetés en partie et auraient été démolis. Une large allée eût été ainsi ouverte sur la place Saint-Pierre, qu'on eût aperçue du pied du château Saint-Ange.

Les Français font partout des promenades : j'ai vu au Caire un grand carré qu'ils avaient planté de palmiers et environné de cafés, lesquels portaient des noms empruntés aux cafés de Paris : à Rome, mes compatriotes ont créé le Pincio ; on y monte par une rampe. En descendant cette rampe, je vis, l'autre jour, passer une voiture dans laquelle était une femme encore de quelque jeunesse : à ses cheveux blonds, au galbe mal ébauché de sa taille, à l'inélégance de sa beauté, je l'ai prise pour une grasse et blanche étrangère de la Westphalie ; c'était madame Guiccioli : rien ne s'arrangeait moins avec le souvenir de lord Byron. Qu'importe ? la fille de Ravenne (dont au reste le poète était las lorsqu'il prit le parti de mourir) n'en ira pas moins, conduite par la Muse, se placer dans l'Elysée en augmentant les divinités de la tombe.

La partie occidentale de la place du Peuple devait être plantée dans l'espace qu'occupent des chantiers et des magasins ; on eût aperçu, de l'extrémité du cours, le Capitole, le Vatican et Saint-Pierre au delà des quais du Titre, c'est-à-dire Rome antique et Rome moderne.

Enfin, un bois, création des Français, s'élève aujourd'hui à l'orient du Colysée ; on n'y rencontre jamais personne : quoiqu'il ait grandi, il a l'air d'une broussaille croissant au pied d'une haute ruine.

Pline le jeune écrivait à Maxime :

" On vous envoie dans la Grèce, où la politesse, les lettres, l'agriculture même, ont pris naissance. Respectez les dieux leurs fondateurs, la présence de ces dieux ; respectez l'ancienne gloire de cette nation, et la vieillesse, sacrée dans les villes comme elle est vénérable dans les hommes, faites honneur à leur antiquité, à leurs exploits fameux, à leurs fables même. N'entreprenez rien sur la dignité, sur la liberté, ni même sur la vanité de personne. Ayez continuellement devant les yeux que nous avons puisé notre droit dans ce pays ; que nous n'avons pas imposé des lois à ce peuple après l'avoir vaincu, mais qu'il nous a donné les siennes après l'en avoir prié. C'est à Athènes, c'est à Lacédémone que vous devez commander ; il y aurait de l'inhumanité, de la cruauté, de la barbarie, à leur ôter l'ombre et le nom de liberté qui leur restent. "

Lorsque Pline écrivait ces nobles et touchantes paroles à Maxime, savait-il qu'il rédigeait des instructions pour des peuples alors barbares, qui viendraient un jour dominer sur les ruines de Rome ?

 

3 L30 Chapitre 13

Promenades.

Je vais bientôt quitter Rome, et j'espère y revenir. Je l'aime de nouveau passionnément, cette Rome si triste et si belle : j'aurai un panorama au Capitole où le ministre de Prusse me cédera le petit palais Caffarelli ; à Saint-Onuphre je me suis ménagé une autre retraite. En attendant mon départ et mon retour, je ne cesse d'errer dans la campagne ; il n'y a pas de petit chemin entre deux haies que je ne connaisse mieux que les sentiers de Combourg. Du haut du mont Marius et des collines environnantes, je découvre l'horizon de la mer vers Ostie ; je me repose sous les légers et croulants portiques de la villa Madama. Dans ces architectures changées en fermes je ne trouve souvent qu'une jeune fille sauvage, effarouchée et grimpante comme ses chèvres. Quand je sors par la Porta Pia , je vais au pont Lamentano sur le Teverone ; j'admire en passant à Sainte-Agnès une tête de Christ par Michel-Ange, qui garde le couvent presque abandonné. Les chefs-d'oeuvre des grands maîtres ainsi semés dans le désert remplissent l'âme d'une mélancolie profonde. Je me désole qu'on ait réuni les tableaux de Rome dans un musée, j'aurais bien plus de plaisir par les pentes du Janicule, sous la chute de l' Aqua Paola , au travers de la rue solitaire delle Fornaci , à chercher la Transfiguration dans le monastère des Récollets de Saint-Pierre in Montorio . Lorsqu'on regarde la place qu'occupait, sur le maître-autel de l'église, l'ornement des funérailles de Raphaël, on a le coeur saisi et attristé.

Au delà du pont Lamentano , des pâturages jaunis s'étendent à gauche jusqu'au Tibre ; la rivière qui baignait les jardins d'Horace y coule inconnue. En suivant la grande route vous trouvez le pavé de l'ancienne voie Tiburtine. J'y ai vu cette année arriver la première hirondelle.

J'herborise au tombeau de Cecilia Metella : le réséda ondé et l'anémone apennine font un doux effet sur la blancheur de la ruine et du sol. Par la route d'Ostie je me rends à Saint-Paul, dernièrement la proie d'un incendie ; je me repose sur quelque porphyre calciné, et je regarde les ouvriers qui rebâtissent en silence une nouvelle église ; on m'en avait montré quelque colonne déjà ébauchée à la descente du Simplon : toute l'histoire du christianisme dans l'Occident commence à Saint-Paul-hors-des-Murs .

En France, lorsque nous élevons quelque bicoque, nous faisons un tapage effroyable ; force machines, multitude d'hommes et de cris ; en Italie, on entreprend des choses immenses presque sans se remuer. Le pape fait dans ce moment même refaire la partie tombée du Colysée, une demi-douzaine de goujats sans échafaudage redressent le colosse sur les épaules duquel mourut une nation changée en ouvriers esclaves. Près de Vérone, je me suis souvent arrêté pour regarder un curé qui construisait seul un énorme clocher ; sous lui le fermier de la cure était le maçon.

J'achève souvent le tour des murs de Rome à pied ; en parcourant ce chemin de ronde, je lis l'histoire de la reine de l'univers païen et chrétien écrite dans les constructions, les architectures et les âges divers de ces murs.

Je vais encore à la découverte de quelque villa délabrée en dedans des murs de Rome. Je visite Sainte-Marie-Majeure, Saint-Jean-de-Latran avec son obélisque, Sainte-Croix-de-Jérusalem avec ses fleurs ; j'y entends chanter ; je prie : j'aime à prier à genoux ; mon coeur est ainsi plus près de la poussière et du repos sans fin : je me rapproche de la tombe.

Mes fouilles ne sont qu'une variété des mêmes plaisirs. Du plateau de quelque colline on aperçoit le dôme de Saint-Pierre. Que paye-t-on au propriétaire du lieu où sont enfouis des trésors ? La valeur de l'herbe détruite par la fouille. Peut-être rendrai-je mon argile à la terre en échange de la statue qu'elle me donnera : nous ne ferons que troquer une image de l'homme contre une image de l'homme.

On n'a point vu Rome quand on n'a point parcouru les rues de ses faubourgs mêlées d'espaces vides, de jardins pleins de ruines, d'enclos plantés d'arbres et de vignes, de cloîtres où s'élèvent des palmiers et des cyprès, les uns ressemblant à des femmes de l'Orient les autres à des religieuses en deuil. On voit sortir de ces débris de grandes Romaines, pauvres et belles, qui vont acheter des fruits ou puiser de l'eau aux cascades versées par les aqueducs des empereurs et des papes. Pour apercevoir les moeurs dans leur naïveté, je fais semblant de chercher un appartement à louer ; je frappe à la porte d'une maison retirée ; on me répond : Favorisca . J'entre : je trouve, dans des chambres nues, ou un ouvrier exerçant son métier, ou une zitella fière, tricotant ses laines, un chat sur ses genoux, et me regardant errer à l'aventure sans se lever.

Quand le temps est mauvais, je me retire dans Saint-Pierre ou bien je m'égare dans les musées de ce Vatican aux onze mille chambres et aux dix-huit mille fenêtres (Juste-Lipse). Quelles solitudes de chefs-d'oeuvre ! On y arrive par une galerie dans les murs de laquelle sont incrustées des épitaphes et d'anciennes inscriptions ; la mort semble née à Rome.

Il y a dans cette ville plus de tombeaux que de morts. Je m'imagine que les décédés, quand ils se sentent trop échauffés dans leur couche de marbre, se glissent dans une autre couche de marbre restée vide comme on transporte un malade d'un lit dans un autre lit. On croirait entendre les squelettes passer durant la nuit de cercueil en cercueil.

La première fois que j'ai vu Rome, c'était à la fin de juin : la saison des chaleurs augmente le délaisser de la cité ; l'étranger fuit, les habitants du pays se renferment chez eux ; on ne rencontre pendant le jour personne dans les rues. Le soleil darde ses rayons sur le Colysée où pendent des herbes immobiles, où rien ne remue que les lézards. La terre est nue ; le ciel sans nuages paraît encore plus désert que la terre. Mais bientôt la nuit fait sortir les habitants de leurs palais et les étoiles du firmament ; la terre et le ciel se repeuplent ; Rome ressuscite ; cette vie recommencée en silence dans les ténèbres, autour des tombeaux, a l'air de la vie et de la promenade des ombres qui redescendent à l'Erèbe aux approches du jour.

Hier j'ai vagué au clair de la lune dans la campagne entre la porte Angélique et le mont Marius. On entendait un rossignol dans un étroit vallon balustré de cannes. Je n'ai retrouvé que là cette tristesse mélodieuse dont parlent les poètes anciens, à propos de l'oiseau du printemps. Le long sifflement que chacun connaît, et qui précède les brillantes batteries du musicien ailé, n'était pas perçant comme celui de nos rossignols ; il avait quelque chose de voilé comme le sifflement du bouvreuil de nos bois. Toutes ses notes étaient baissées d'un demi-ton ; sa romance à refrain était transposée du majeur au mineur ; il chantait à demi-voix ; il avait l'air de vouloir charmer le sommeil des morts et non de les réveiller. Dans ces parcours incultes la Lydie d'Horace, la Délie de Tibulle, la Corinne d'Ovide, avaient passé ; il n'y restait que la Philomèle de Virgile. Cet hymne d'amour était puissant dans ce lieu et à cette heure ; il donnait je ne sais quelle passion d'une seconde vie : selon Socrate, l'amour est le désir de renaître par l'entremise de la beauté ; c'était ce désir que faisait sentir à un jeune homme une jeune fille grecque en lui disant : " S'il ne me restait que le fil de mon collier de perles, je le partagerais avec toi. "

Si j'ai le bonheur de finir mes jours ici, je me suis arrangé pour avoir à Saint-Onuphre un réduit joignant la chambre où le Tasse expira. Aux moments perdus de mon ambassade, à la fenêtre de ma cellule, je continuerai mes Mémoires . Dans un des plus beaux sites de la terre, parmi les orangers et les chênes verts, Rome entière sous mes yeux, chaque matin, en me mettant à l'ouvrage, entre le lit de mort et la tombe du poète, j'invoquerai le génie de la gloire et du malheur.

 

3 L30 Chapitre 14

Mon neveu Christian de Chateaubriand.

Dans les premiers jours de mon arrivée à Rome, lorsque j'errais ainsi à l'aventure, je rencontrai entre les bains de Titus et le Colysée une pension de jeunes garçons. Un maître à chapeau rabattu à robe traînante et déchirée, ressemblant à un pauvre frère de la Doctrine chrétienne, les conduisait. Passant près de lui, je le regarde, je lui trouve un faux air de mon neveu Christian de Chateaubriand, mais je n'osais en croire mes yeux. Il me regarde à son tour et, sans montrer aucune surprise, il me dit : " Mon oncle ! " Je me précipite tout ému et je le serre dans mes bras. D'un geste de la main il arrête derrière lui son troupeau obéissant et silencieux. Christian était à la fois pâle et noirci, miné par la fièvre et brûlé par le soleil. Il m'apprit qu'il était chargé de la préfecture des études au collège des Jésuites, alors en vacances à Tivoli. Il avait presque oublié sa langue il s'énonçait difficilement en français, ne parlant et n'enseignant qu'en italien. Je contemplais les yeux pleins de larmes ce fils de mon frère devenu étranger, vêtu d'une souquenille noire, poudreuse, maître d'école à Rome, et couvrant d'un feutre de cénobite son noble front qui portait si bien le casque.

J'avais vu naître Christian ; quelques jours avant mon émigration j'assistais à son baptême. Son père, son grand-père le président de Rosambo, et son bisaïeul M. de Malesherbes, étaient présents. Celui-ci le tint sur les fonts et lui donna son nom, Christian . L'église Saint-Laurent était déserte et déjà à demi dévastée. La nourrice et moi nous reprîmes l'enfant des mains du curé.

Io piangendo ti presi, e in breve cesta

Fuor ti portai. (Tasso.)

Le nouveau-né fut reporté à sa mère, placé sur son lit où cette mère et sa grand-mère, madame de Rosambo le reçurent avec des pleurs de joie. Deux ans après, le père, le grand-père, le bisaïeul, la mère et la grand-mère avaient péri sur l'échafaud, et moi, témoin du baptême, j'errais exilé. Tels étaient les souvenirs que l'apparition subite de mon neveu fit revivre dans ma mémoire au milieu des ruines de Rome. Christian a déjà passé la moitié de sa vie dans l'orphelinage ; il a voué l'autre moitié aux autels : foyers toujours ouverts du père commun des hommes.

Christian avait pour Louis, son digne frère, une amitié ardente et jalouse : lorsque Louis se fut marié, Christian partit pour l'Italie ; il y connut le duc de Rohan-Chabot, et il y rencontra madame Récamier : comme son oncle, il est revenu habiter Rome, lui dans un cloître, moi dans un palais. Il entra en religion pour rendre à son frère une fortune qu'il ne croyait pas posséder légitimement par les nouvelles lois : ainsi Malesherbes est maintenant, avec Combourg, à Louis.

Après notre rencontre inattendue au pied du Colysée, Christian, accompagné d'un frère jésuite, me vint voir à l'ambassade : il avait le maintien triste et l'air sérieux ; jadis il riait toujours. Je lui demandai s'il était heureux ; il me répondit : " J'ai souffert longtemps ; maintenant mon sacrifice est fait et je me trouve bien. "

Christian a hérité du caractère de fer de son aïeul paternel, M. de Chateaubriand mon père, et des vertus morales de son bisaïeul maternel, M. de Malesherbes. Ses sentiments sont renfermés, bien qu'il les montre, sans égard aux préjugés de la foule, quand il s'agit de ses devoirs : dragon dans la garde, en descendant de cheval il allait à la sainte Table ; on ne s'en moquait point, car sa bravoure et sa bienfaisance étaient l'admiration de ses camarades. On a découvert, depuis qu'il a renoncé au service, qu'il secourait secrètement un nombre considérable d'officiers et de soldats ; il a encore des pensionnaires dans les greniers de Paris, et Louis acquitte les dettes fraternelles. Un jour, en France, je m'enquérais de Christian s'il se marierait : " Si je me mariais, répondit-il, j'épouserais une de mes petites parentes, la plus pauvre. "

Christian passe les nuits à prier ; il se livre à des austérités dont ses supérieurs sont effrayés : une plaie qui s'était formée à l'une de ses jambes lui était venue de sa persévérance à se tenir à genoux des heures entières ; jamais l'innocence ne s'est livrée à tant de repentir.

Christian n'est point un homme de ce siècle : il me rappelle ces ducs et ces comtes de la cour de Charlemagne, qui, après avoir combattu contre les Sarrasins, fondaient des couvents sur les sites déserts de Gellone ou de Malavalle, et s'y faisaient moines. Je le regarde comme un saint : je l'invoquerais volontiers. Je suis persuadé que ses bonnes oeuvres, unies à celles de ma mère et de ma soeur Julie, m'obtiendraient grâce auprès du souverain Juge. J'ai aussi du penchant au cloître ; mais mon heure étant venue, c'est à la Portioncule, sous la protection de mon patron, appelé François parce qu'il parlait français, que j'irais demander une solitude.

Je veux traîner seul mes sandales ; je ne souffrirais pour rien au monde qu'il y eût deux têtes dans mon froc.

" Jeune encore, dit le Dante, le soleil d'Assise épousa une femme à qui, comme à la mort, personne n'ouvre la porte du plaisir : cette femme, veuve de son premier mari depuis plus de onze cents ans, avait langui obscure et méprisée : en vain elle était montée avec le Christ sur la Croix. Quels sont les amants que te désignent ici mes paroles mystérieuses ? François et la Pauvreté : Francesco e Poverta . " ( Paradiso , cant. XI.)

 

3 L30 Chapitre 15

A Madame Récamier.

" Rome, 16 mai 1829.

" Cette lettre partira de Rome quelques heures après moi, et arrivera quelques heures avant moi à Paris. Elle va clore cette correspondance qui n'a pas manqué un seul courrier, et qui doit former un volume entre vos mains. J'éprouve un mélange de joie et de tristesse que je ne puis vous dire ; pendant trois ou quatre mois je me suis assez déplu à Rome ; maintenant j'ai repris à ces nobles ruines, à cette solitude si profonde, si paisible et pourtant si pleine d'intérêt et de souvenir. Peut-être aussi le succès inespéré que j'ai obtenu ici m'a attaché : je suis arrivé au milieu de toutes les préventions suscitées contre moi, et j'ai tout vaincu ; on paraît me regretter. Que vais-je retrouver en France ? du bruit au lieu de silence, de l'agitation au lieu de repos, de la déraison, des ambitions, des combats de place et de vanité. Le système politique que j'ai adopté est tel que personne n'en voudrait peut-être et que d'ailleurs on ne me mettrait pas à même de l'exécuter. Je me chargerais encore de donner une grande gloire à la France, comme j'ai contribué à lui obtenir une grande liberté ; mais me ferait-on table rase ? me dirait-on : " Soyez le maître, disposez de tout au péril de votre tête ? " Non ; on est si loin de vouloir me dire une pareille chose, que l'on prendrait tout le monde avant moi, que l'on ne m'admettrait qu'après avoir essuyé les refus de toutes les médiocrités de la France et qu'on croirait me faire une grande grâce en me reléguant dans un coin obscur. Je vais vous chercher ; ambassadeur ou non, c'est à Rome que je voudrais mourir. En échange d'une petite vie, j'aurais du moins, une grande sépulture jusqu'au jour où j'irai remplir mon cénotaphe dans le sable qui m'a vu naître. Adieu ; j'ai déjà fait plusieurs lieues vers vous. "

 

3 L31 Livre trente-unième

1. Retour de Rome à Paris. - Mes projets. - Le Roi et ses dispositions. - M. Portalis. - M. de Martignac. - Départ pour Rome. - Les Pyrénées. - Aventure. - 2. Ministère Polignac. - Ma consternation. - Je reviens à Paris. - 3. Entrevue avec M. de Polignac. - Je donne ma démission de mon ambassade de Rome. - 4. Flagorneries des journaux. - 5. Les premiers collègues de M. de Polignac. - 6. Expédition d'Alger. - 7. Ouverture de la session de 1830. - Adresse. - La Chambre est dissoute. - 8. Nouvelle Chambre. - Je pars pour Dieppe. - Ordonnances du 25 juillet. - Je reviens à Paris. - Réflexions pendant ma route. - Lettre à madame Récamier.

 

3 L31 Chapitre 1

Paris, août et septembre 1830, rue d'Enfer.

Retour de Rome à Paris. - Mes projets. - Le Roi et ses dispositions. - M. Portalis. - M. de Martignac. - Départ pour Rome. - Les Pyrénées. - Aventure.

J'eus un grand plaisir à revoir mes amis : je ne rêvais qu'au bonheur de les emmener avec moi et à finir mes jours à Rome. J'écrivis pour mieux m'assurer encore du petit palais Caffarelli que je projetais de louer sur le Capitole, et de la cellule que je postulais à Saint-Onuphre. J'achetai des chevaux anglais et je les fis partir pour les prairies d'Evandre. Je disais déjà adieu dans ma pensée à ma patrie avec une joie qui méritait d'être punie. Lorsqu'on a voyagé dans sa jeunesse et qu'on a passé beaucoup d'années hors de son pays, on s'est accoutumé à placer partout sa mort : en traversant les mers de la Grèce, il me semblait que tous ces monuments que j'apercevais sur les promontoires étaient des hôtelleries où mon lit était préparé.

J'allai faire ma cour au Roi à Saint-Cloud : il me demanda quand je retournais à Rome. Il était persuadé que j'avais un bon coeur et une mauvaise tête. Le fait est que j'étais précisément l'inverse de ce que Charles X pensait de moi : j'avais une tête très froide et très bonne tête, et le coeur cahin-caha pour les trois quarts et demi du genre humain.

Je trouvai le Roi dans une fort mauvaise disposition à l'égard de son ministère : il le faisait attaquer par certains journaux royalistes, ou plutôt, lorsque les rédacteurs de ces feuilles allaient lui demander s'il ne les trouvait pas trop hostiles, il s'écriait : " Non, non, continuez. " Quand M. de Martignac avait parlé : " Eh bien, disait Charles X, avez-vous entendu la Pasta ? " Les opinions libérales de M. Hyde de Neuville lui étaient antipathiques, il trouvait plus de complaisance dans M. Portalis le fédéré, qui portait sa cupidité sur son visage : c'est à M. Portalis que la France doit ses malheurs. Quand je le vis à Passy, je m'aperçus de ce que j'avais en partie deviné : le garde des sceaux, en faisant semblant de tenir par intérim le ministère des affaires étrangères, mourait d'envie de le conserver, bien qu'il se fût pourvu, à tout événement, de la place de président de la Cour de cassation. Le Roi, quand il s'était agi de disposer des affaires étrangères, avait prononcé : " Je ne dis pas que Chateaubriand ne sera pas mon ministre ; mais pas à présent. " Le prince de Laval avait refusé ; M. de La Ferronnays ne se pouvait plus livrer à un travail suivi. Dans l'espoir que de guerre lasse le portefeuille lui resterait, M. Portalis ne faisait rien pour déterminer le Roi.

Plein de mes délices futures de Rome, je m'y laissai aller sans trop sonder l'avenir ; il me convenait assez que M. Portalis gardât l' intérim à l'abri duquel ma position politique restait la même. Il ne me vint pas un seul instant dans l'idée que M. de Polignac pourrait être investi du pouvoir : son esprit borné, fixe et ardent, son nom fatal et impopulaire, son entêtement, ses opinions religieuses exaltées jusqu'au fanatisme, me paraissaient des causes d'une éternelle exclusion. Il avait, il est vrai, souffert pour le Roi, mais il en était largement récompensé par l'amitié de son maître et par la haute ambassade de Londres que je lui avais donnée sous mon ministère, malgré l'opposition de M. de Villèle.

De tous les ministres en place que je trouvai à Paris, excepté l'excellent M. Hyde de Neuville, pas un ne me plaisait : je sentais en eux une capacité incapable qui me laissait de l'inquiétude sur la durée de leur empire. M. de Martignac, d'un talent de parole agréable, avait une voix douce et épuisée comme celle d'un homme à qui les femmes ont donné quelque chose de leur séduction et de leur faiblesse ! Pythagore se souvenait d'avoir été une courtisane charmante nommée Alcée. L'ancien secrétaire d'ambassade de l'abbé Sieyès avait aussi une suffisance contenue, un esprit calme un peu jaloux. Je l'avais, en 1823, envoyé en Espagne dans une position élevée et indépendante, mais il aurait voulu être ambassadeur. Il était choqué de n'avoir pas reçu un emploi qu'il croyait dû à son mérite.

Mon goût ou mes déplaisances importaient peu. La Chambre commit une faute en renversant un ministère qu'elle aurait dû conserver à tout prix. Ce ministère modéré servait de garde-fou à des abîmes ; il était aisé de le jeter bas, car il ne tenait à rien et le Roi lui était ennemi ; raison de plus pour ne faire aucune chicane à ces hommes, pour leur donner une majorité à l'aide de laquelle ils se fussent maintenus et auraient fait place un jour sans accident, à un ministère fort. En France, on ne sait rien attendre ; on a horreur de tout ce qui a l'apparence du pouvoir, jusqu'à ce qu'on le possède. Au surplus, M. de Martignac a démenti noblement ses faiblesses en dépensant avec courage le reste de sa vie dans la défense de M. de Polignac. Les pieds me brûlaient à Paris, je ne pouvais m'habituer au ciel gris et triste de la France, ma patrie ; qu'aurais-je donc pensé du ciel de la Bretagne, ma matrie , pour parler grec ? Mais là, du moins, il y a des vents de mer ou des calmes : Tumidis albens fluctibus , ou venti posuere . Mes ordres étaient donnés pour exécuter dans mon jardin et dans ma maison, rue d'Enfer, les changements et les accroissements nécessaires, afin qu'à ma mort le legs que je voulais faire de cette maison à l'infirmerie de madame de Chateaubriand fût plus profitable. Je destinais cette propriété à la retraite de quelques artistes et de quelques gens de lettres malades. Je regardais le soleil pâle, et je lui disais : " Je vais bientôt te retrouver avec un meilleur visage, et nous ne nous quitterons plus. "

Ayant pris congé du Roi et espérant le débarrasser pour toujours de moi, je montai en calèche. J'allais d'abord aux Pyrénées prendre les eaux de Cauterets ; de là, traversant le Languedoc et la Provence, je devais me rendre à Nice, où je rejoindrais madame de Chateaubriand. Nous passions ensemble la corniche, nous arrivions à la ville éternelle que nous traversions sans nous arrêter et, après deux mois de séjour à Naples, au berceau du Tasse, nous revenions à sa tombe à Rome. Ce moment est le seul de ma vie où j'aie été complètement heureux, où je ne désirais plus rien, où mon existence était remplie, où je n'apercevais jusqu'à ma dernière heure qu'une suite de jours de repos. Je touchais au port ; j'y entrais à pleines voiles comme Palinure : inopina quies .

Tout mon voyage jusqu'aux Pyrénées fut une suite de rêves : je m'arrêtais quand je voulais ; je suivais sur ma route les chroniques du moyen âge que je retrouvais partout ; dans le Berry, je voyais ces petites routes bocagères que l'auteur de Valentine nomme des traînes, et qui me rappelaient ma Bretagne. Richard Coeur-de-Lion avait été tué à Chalus au pied de cette tour : Enfant musulman, paix là ! voici le roi Richard ! A Limoges, j'ôtai mon chapeau par respect pour Molière ; à Périgueux, les perdrix dans leurs tombeaux de faïence ne chantaient plus de différentes voix comme au temps d'Aristote. Je rencontrai là mon vieil ami Clausel de Coussergues ; il portait avec lui quelques-unes des pages de ma vie. A Bergerac, j'aurais pu regarder le nez de Cyrano sans être obligé de me battre contre ce cadet aux gardes : je le laissai dans sa poussière avec ces dieux que l'homme a faits et aussi n'ont pas fait l'homme .

A Auch j'admirai les stalles sculptées sur des cartons venus de Rome à la belle époque des arts. D'Ossat, mon devancier à la cour du Saint-Père, était né près d'Auch. Le soleil ressemblait déjà à celui de l'Italie. A Tarbes j'aurais voulu héberger à l'hôtel de l'Etoile où Froissart descendit avec Messire Espaing de Lyon, " vaillant homme et sage et beau chevalier, et où il trouva de bon foin, de bonnes avoines et de belle rivière ".

Au lever des Pyrénées sur l'horizon, le coeur me battait : du fond de vingt-trois années sortirent des souvenirs embellis dans les lointains du temps : je revenais de la Palestine et de l'Espagne, lorsque, de l'autre côté de leur chaîne, je découvris le sommet de ces mêmes montagnes. Je suis de l'avis de madame de Motteville ; je pense que c'est dans un de ces châteaux des Pyrénées qu'habitait Urgande la Déconnue. Le passé ressemble à un musée d'antiques ; on y visite les heures écoulées chacun peut y reconnaître les siennes. Un jour, me promenant dans une église déserte, j'entendis des pas se traînant sur les dalles, comme ceux d'un vieillard qui cherchait sa tombe. Je regardai et n'aperçus personne ; c'était moi qui m'étais révélé à moi.

Plus j'étais heureux à Cauterets, plus la mélancolie de ce qui était fini me plaisait. La vallée étroite et resserrée est animée d'un gave ; au delà de la ville et des fontaines minérales, elle se divise en deux défilés dont l'un, célèbre par ses sites, aboutit au pont d'Espagne et aux glaciers. Je me trouvai bien des bains ; j'achevais seul de longues courses, en me croyant dans les escarpements de la Sabine. Je faisais tous mes efforts pour être triste et je ne le pouvais. Je composai quelques strophes sur les Pyrénées ; je disais :

J'avais vu fuir les mers de Solyme et d'Athènes,

D'Ascalon et du Nil les mouvantes arènes,

Carthage abandonnée et son port blanchissant :

Le vent léger du soir arrondissait ma voile,

Et de Vénus l'étoile

Mêlait sa perle humide à l'or pur du couchant.

Assis au pied du mât de mon vaisseau rapide,

Mes yeux cherchaient de loin ces colonnes d'Alcide

Où choquent leurs tridents deux Neptune irrités.

De l'antique Hespérie abordant le rivage,

Du noble Abencérage

Le mystère m'ouvrit les palais enchantés.

Comme une jeune abeille aux roses engagée,

Ma Muse revenait de son butin chargée,

Et cueilli sur la fleur des plus beaux souvenirs :

Dans les monts que Roland brisa par sa vaillance,

Je contais à sa lance

L'orgueil de mes dangers, tentés pour des plaisirs.

De l'âge délaissé quand survient la disgrâce,

Fuyons, fuyons les bords qui, gardant notre trace,

Nous font dire du temps en mesurant le cours :

" Alors j'avais un frère, une mère, une amie ;

" Félicité ravie !

" Combien me reste-t-il de parents et de jours ? "

Il me fut impossible d'achever mon ode : j'avais drapé lugubrement mon tambour pour battre le rappel des rêves de mes nuits passées ; mais toujours parmi ces rappelés se mêlaient quelques songes du moment dont la mine heureuse déjouait l'air consterné de leurs vieux confrères.

Voilà qu'en poétisant je rencontrai une jeune femme assise au bord du gave ; elle se leva et vint droit à moi : elle savait, par la rumeur du hameau, que j'étais à Cauterets. Il se trouva que l'inconnue était une Occitanienne, qui m'écrivait depuis deux ans sans que je l'eusse jamais vue : la mystérieuse anonyme se dévoila : patuit Dea .

J'allais rendre ma visite respectueuse à la naïade du torrent. Un soir qu'elle m'accompagnait lorsque je me retirais, elle me voulut suivre ; je fus obligé de la reporter chez elle dans mes bras. Jamais je n'ai été si honteux : inspirer une sorte d'attachement à mon âge me semblait une véritable dérision ; plus je pouvais être flatté de cette bizarrerie, plus j'en étais humilié, la prenant avec raison pour une moquerie. Je me serais volontiers caché de vergogne parmi les ours, nos voisins. J'étais loin de me dire ce que se disait Montaigne : " L'amour me rendroit la vigilance, la sobriété, la grâce, le soin de ma personne... " Mon pauvre Michel, tu dis des choses charmantes, mais à notre âge, vois-tu, l'amour ne nous rend pas ce que tu supposes ici. Nous n'avons qu'une chose à faire : c'est de nous mettre franchement de côté. Au lieu donc de me remettre aux estudes sains et sages par où je pusse me rendre plus aimé , j'ai laissé s'effacer l'impression fugitive de ma Clémence Isaure ; la brise de la montagne a bientôt emporté ce caprice d'une fleur ; la spirituelle, déterminée et charmante étrangère de seize ans m'a su gré de m'être rendu justice : elle est mariée.

 

3 L31 Chapitre 2

Ministère Polignac. - Ma consternation. - Je reviens à Paris.

Des bruits de changement de ministres étaient parvenus dans nos sapinières. Les gens bien instruits allaient jusqu'à parler du prince de Polignac mais j'étais d'une incrédulité complète. Enfin, les journaux arrivent : je les ouvre, et mes yeux sont frappés de l'ordonnance officielle qui confirme les bruits répandus. J'avais bien éprouvé des changements de fortune depuis que j'étais au monde, mais je n'étais jamais tombé d'une pareille hauteur. Ma destinée avait encore une fois soufflé sur mes chimères, ce souffle du sort n'effaçait pas seulement mes illusions, il enlevait la monarchie. Ce coup me fit un mal affreux ; j'eus un moment de désespoir car mon parti fut pris à l'instant, je sentis que je me devais retirer. La poste m'apporta une foule de lettres ; toutes m'enjoignaient d'envoyer ma démission. Des personnes même que je connaissais à peine se crurent obligées de me prescrire la retraite.

Je fus choqué de cet officieux intérêt pour ma bonne renommée. Grâce à Dieu, je n'ai jamais eu besoin qu'on me donnât des conseils d'honneur, ma vie a été une suite de sacrifices qui ne m'ont jamais été commandés par personne ; en fait de devoir j'ai l'esprit primesautier. Les chutes me sont des ruines, car je ne possède rien que des dettes, dettes que je contracte dans des places où je ne demeure pas assez de temps pour les payer ; de sorte que toutes les fois que je me retire je suis réduit à travailler aux gages d'un libraire. Quelques-uns de ces fiers obligeants, qui me prêchaient l'honneur et la liberté par la poste, et qui me les prêchèrent encore bien plus haut lorsque j'arrivai à Paris, donnèrent leur démission de conseillers d'Etat ; mais les uns étaient riches, les autres ne se démirent pas des places secondaires qu'ils possédaient et qui leur laissèrent les moyens d'exister. Ils firent comme les protestants, qui rejettent quelques dogmes catholiques et qui en conservent quelques autres tout aussi difficiles à croire. Rien de complet dans ces oblations ; rien d'une pleine sincérité : on quittait douze ou quinze mille livres de rente, il est vrai, mais on rentrait chez soi opulent de son patrimoine, ou du moins pourvu de ce pain quotidien qu'on avait prudemment gardé. Avec ma personne, pas tant de façons ; on était rempli pour moi d'abnégation, on ne pouvait jamais assez se dépouiller pour moi de tout ce que je possédais :

" Allons, Georges Dandin, le coeur au ventre, corbleu ! mon gendre, ne forlignez pas ; habit bas ! Jetez par la fenêtre deux cent mille livres de rente, une place selon vos goûts, une haute et magnifique place, l'empire des arts à Rome, le bonheur d'avoir enfin reçu la récompense de vos luttes longues et laborieuses. Tel est notre bon plaisir. A ce prix, vous aurez notre estime. De même que nous nous sommes dépouillés d'une casaque sous laquelle nous avons un bon gilet de flanelle, de même, vous quitterez votre manteau de velours, pour rester nu. Il y a égalité parfaite, parité d'autel et d'holocauste. "

Et, chose étrange ! dans cette ardeur généreuse à me pousser dehors les hommes qui me signifiaient leur volonté n'étaient ni mes amis réels, ni les copartageants de mes opinions politiques. Je devais m'immoler sur le champ au libéralisme, à la Doctrine qui m'avait continuellement attaqué ; je devais courir le risque d'ébranler le trône légitime, pour mériter l'éloge de quelques poltrons d'ennemis, qui n'avaient pas le courage entier de mourir de faim.

J'allais me trouver noyé dans une longue ambassade ; les fêtes que j'avais données m'avaient ruiné, je n'avais pas payé les frais de mon premier établissement. Mais ce qui me navrait le coeur, c'était la perte de ce que je m'étais promis de bonheur pour le reste de ma vie.

Je n'ai point à me reprocher d'avoir octroyé à personne ces conseils catoniens qui appauvrissent celui qui les reçoit et non celui qui les donne ; bien convaincu que ces conseils sont inutiles à l'homme qui n'en a point le sentiment intérieur. Dès le premier moment, je l'ai dit, ma résolution fut arrêtée, elle ne me coûta pas à prendre, mais elle fut douloureuse à exécuter. Lorsqu'à Lourdes, au lieu de tourner au midi et de rouler vers l'Italie, je pris le chemin de Pau, mes yeux se remplirent de larmes ; j'avoue ma faiblesse. Qu'importe si je n'en ai pas moins accepté et soutenu le cartel que m'envoyait la fortune ? Je ne revins pas vite, afin de laisser les jours s'écouler. Je dépelotonnai lentement le fil de cette route que j'avais remontée avec tant d'allégresse il y avait à peine quelques semaines.

Le prince de Polignac craignait ma démission. Il sentait qu'en me retirant je lui enlèverais aux Chambres des votes royalistes, et que je mettrais son ministère en question. On lui suggéra la pensée de m'envoyer une estafette aux Pyrénées avec ordre du Roi de me rendre immédiatement à Rome, pour recevoir le Roi et la Reine de Naples qui venaient marier leur fille en Espagne. J'aurais été fort embarrassé si j'avais reçu cet ordre. Peut-être me serais-je cru obligé d'y obéir, quitte à donner ma démission après l'avoir rempli. Mais, une fois à Rome, que serait-il arrivé ? Je me serais peut-être attardé ; les fatales journées m'auraient pu surprendre au Capitole. Peut-être aussi l'indécision où j'aurais pu rester aurait-elle donné la majorité parlementaire à M. de Polignac qui ne lui faillit que de quelques voix. L'adresse alors ne passait pas ; les ordonnances, résultat de cette adresse, n'auraient peut-être pas paru nécessaires à leurs funestes auteurs : Dis aliter visum .

 

3 L31 Chapitre 3

Entrevue avec M. de Polignac. - Je donne ma démission de mon ambassade de Rome.

Je trouvai à Paris madame de Chateaubriand toute résignée. Elle avait la tête tournée d'être ambassadrice à Rome, et certes une femme l'aurait à moins ; mais, dans les grandes circonstances, ma femme n'a jamais hésité d'approuver ce qu'elle pensait propre à mettre de la consistance dans ma vie et à rehausser mon nom dans l'estime publique : en cela elle a plus de mérite qu'une autre. Elle aime la représentation, les titres et la fortune ; elle déteste la pauvreté et le ménage chétif ; elle méprise ces susceptibilités, ces excès de fidélité et d'immolation qu'elle regarde comme de vraies duperies dont personne ne vous sait gré ; elle n'aurait jamais crié vive le Roi quand même ; mais quand il s'agit de moi, tout change ; elle accepte d'un esprit ferme mes disgrâces en les maudissant.

Il me fallait toujours jeûner, veiller, prier pour le salut de ceux qui se gardaient bien de se vêtir du cilice dont ils s'empressaient de m'affubler. J'étais l'âne saint, l'âne chargé des arides reliques de la liberté ; reliques qu'ils adoraient en grande dévotion, pourvu qu'ils n'eussent pas la peine de les porter.

Le lendemain de mon retour à Paris, je me rendis chez M. de Polignac. Je lui avais écrit cette lettre en arrivant :

" Paris, ce 28 août 1829.

" Prince,

" J'ai cru qu'il était plus digne de notre ancienne amitié plus convenable à la haute mission dont j'étais honoré et avant tout plus respectueux envers le Roi, de venir déposer moi-même ma démission à ses pieds, que de vous la transmettre précipitamment par la poste. Je vous demande un dernier service, c'est de supplier Sa Majesté de vouloir bien m'accorder une audience, et d'écouter les raisons qui m'obligent à renoncer à l'ambassade de Rome. Croyez, prince, qu'il m'en coûte, au moment où vous arrivez au pouvoir, d'abandonner cette carrière diplomatique que j'ai eu le bonheur de vous ouvrir.

" Agréez, je vous prie, l'assurance des sentiments que je vous ai voués et de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être, prince,

" Votre très humble et très obéissant serviteur,

" Chateaubriand. "

En réponse à cette lettre, on m'adressa ce billet des bureaux des affaires étrangères :

" Le prince de Polignac a l'honneur d'offrir ses compliments à M. le vicomte de Chateaubriand, et le prie de passer au ministère demain dimanche, à neuf heures précises, si cela lui est possible. "

" Samedi, quatre heures. "

J'y répliquai sur le champ par cet autre billet :

" Paris, ce 29 août 1829 au soir.

" J'ai reçu, prince, une lettre de vos bureaux qui m'invite à passer demain 30, à neuf heures précises, au ministère, si cela m'est possible. Comme cette lettre ne m'annonce pas l'audience du Roi que je vous avais prié de demander, j'attendrai que vous ayez quelque chose d'officiel à me communiquer sur la démission que je désire mettre aux pieds de Sa Majesté.

" Mille compliments empressés,

" Chateaubriand. "

Alors M. de Polignac m'écrivit ces mots de sa propre main :

" J'ai reçu votre petit mot, mon cher vicomte ; je serai charmé de vous voir demain sur les dix heures, si cette heure peut vous convenir.

" Je vous renouvelle l'assurance de mon ancien et sincère attachement,

" Le prince de Polignac. "

Ce billet me parut de mauvais augure ; sa réserve diplomatique me fit craindre un refus du Roi. Je trouvai le prince de Polignac dans le grand cabinet que je connaissais si bien. Il accourut au-devant de moi, me serra la main avec une effusion de coeur que j'aurais voulu croire sincère, et puis, me jetant un bras sur l'épaule, nous commençâmes à nous promener lentement d'un bout à l'autre du cabinet. Il me dit qu'il n'acceptait point ma démission ; que le Roi ne l'acceptait pas, qu'il fallait que je retournasse à Rome. Toutes les fois qu'il répétait cette dernière phrase, il me crevait le coeur :

" Pourquoi, me disait-il, ne voulez-vous pas être dans les affaires avec moi comme avec La Ferronnays et Portalis ? Ne suis-je pas votre ami ? Je vous donnerai à Rome tout ce que vous voudrez ; en France, vous serez plus ministre que moi, j'écouterai vos conseils. Votre retraite peut fait naître de nouvelles divisions. Vous ne voulez pas nuire au gouvernement ? Le Roi sera fort irrité si vous persistez à vouloir vous retirer. Je vous en supplie, cher vicomte, ne faites pas cette sottise. " Je répondis que je ne faisais pas une sottise ; que j'agissais dans la pleine conviction de ma raison ; que son ministère était très impopulaire ; que ces préventions pouvaient être injustes mais qu'enfin elles existaient ; que la France entière était persuadée qu'il attaquerait les libertés publiques, et que moi, défenseur de ces libertés, il m'était impossible de m'embarquer avec ceux qui passaient pour en être les ennemis. J'étais assez embarrassé dans cette réplique, car au fond je n'avais rien à objecter d'immédiat aux nouveaux ministres ; je ne pouvais les attaquer que dans un avenir qu'ils étaient en droit de nier. M. de Polignac me jurait qu'il aimait la Charte autant que moi ; mais il l'aimait à sa manière il l'aimait de trop près. Malheureusement la tendresse que l'on montre à une fille que l'on a déshonorée lui sert peu.

La conversation se prolongea sur le même texte près d'une heure. M. de Polignac finit par me dire que, si je consentais à reprendre ma démission, le Roi me verrait avec plaisir et écouterait ce que je voudrais lui dire contre son ministère ; mais que si je persistais à vouloir donner ma démission, Sa Majesté pensait qu'il lui était inutile de me voir, et qu'une conversation entre elle et moi ne pouvait être qu'une chose désagréable.

Je répliquai : " Regardez donc, prince, ma démission comme donnée. Je ne me suis jamais rétracté de ma vie, et, puisqu'il ne convient pas au Roi de voir son fidèle sujet, je n'insiste plus. " Après ces mots je me retirai. Je priai le prince de rendre à M. le duc de Laval l'ambassade de Rome, s'il la désirait encore, et je lui recommandai ma légation. Je repris ensuite à pied par le boulevard des Invalides le chemin de mon Infirmerie, pauvre blessé que j'étais. M. de Polignac me parut rentrer, lorsque je le quittai, dans cette confiance imperturbable qui faisait de lui un muet éminemment propre à étrangler un empire.

Ma démission d'ambassadeur à Rome étant donnée, j'écrivis au souverain pontife :

" Très-Saint-Père,

" Ministre des affaires étrangères en France en 1823, j'eus le bonheur d'être l'interprète des sentiments du feu Roi Louis XVIII pour l'exaltation désirée de Votre Sainteté à la chaire de Saint-Pierre. Ambassadeur de Sa Majesté Charles X près la cour de Rome, j'ai eu le bonheur plus grand encore de voir Votre Béatitude élevée au souverain pontificat, et de l'entendre m'adresser des paroles qui seront la gloire de ma vie. En terminant la haute mission que j'avais l'honneur de remplir auprès d'elle, je viens lui témoigner les vifs regrets dont je ne cesserai d'être pénétré. Il ne me reste, très Saint-Père, qu'à mettre à vos pieds sacrés ma sincère reconnaissance pour vos bontés, et à vous demander votre bénédiction apostolique.

" Je suis, avec la plus grande vénération et le plus profond respect,

" De Votre Sainteté

" Le très humble et très obéissant serviteur,

" Chateaubriand. "

J'achevai pendant plusieurs jours de me déchirer les entrailles dans mon Utique ; j'écrivis des lettres pour démolir l'édifice que j'avais élevé avec tant d'amour. Comme dans la mort d'un homme ce sont les petits détails, les actions domestiques et familières qui touchent, dans la mort d'un songe les petites réalités qui le détruisent sont plus poignantes. Un exil éternel sur les ruines de Rome avait été ma chimère. Ainsi que Dante je m'étais arrangé pour ne plus rentrer dans ma patrie. Ces élucidations testamentaires n'auront pas, pour les lecteurs de ces Mémoires , l'intérêt qu'elles ont pour moi. Le vieil oiseau tombe de la branche où il se réfugie ; il quitte la vie pour la mort. Entraîné par le courant, il n'a fait que changer de fleuve.

 

3 L31 Chapitre 4

Flagorneries des journaux.

Quand les hirondelles approchent du moment de leur départ, il y en a une qui s'envole la première pour annoncer le passage prochain des autres : j'étais la première aile qui devançait le dernier vol de la légitimité. Les éloges dont m'accablaient les journaux me charmaient-ils ? pas le moins du monde. Quelques-uns de mes amis croyaient me consoler en m'assurant que j'étais au moment de devenir premier ministre ; que ce coup de partie joué si franchement décidait de mon avenir : ils me supposaient de l'ambition dont je n'avais pas même le germe. Je ne comprends pas qu'un homme qui a vécu seulement huit jours avec moi ne se soit pas aperçu de mon manque total de cette passion, au reste fort légitime, laquelle fait qu'on pousse jusqu'au bout la carrière politique. Je guettais toujours l'occasion de me retirer : si j'étais tant passionné pour l'ambassade de Rome, c'est précisément parce qu'elle ne menait à rien, et qu'elle était une retraite dans une impasse.

Enfin, j'avais au fond de la conscience une certaine crainte d'avoir déjà poussé trop loin l'opposition ; j'en allais forcément devenir le lien, le centre et le point de mire : j'en étais effrayé, et cette frayeur augmentait les regrets du tranquille abri que j'avais perdu.

Quoi qu'il en soit, on brûlait force encens devant l'idole de bois descendue de son autel. M. de Lamartine, nouvelle et brillante illustration de la France, m'écrivait au sujet de sa candidature à l'Académie, et terminait ainsi sa lettre :

" M. de La Noue, qui vient de passer quelques moments chez moi, m'a dit qu'il vous avait laissé occupant vos nobles loisirs à élever un monument à la France. Chacune de vos disgrâces volontaires et courageuses apportera ainsi son tribut d'estime à votre nom, et de gloire à votre pays. "

Cette noble lettre de l'auteur des Méditations poétiques fut suivie de celle de M. de Lacretelle. Il m'écrivait à son tour :

" Quel moment ils choisissent pour vous outrager, vous l'homme des sacrifices, vous à qui les belles actions ne coûtent pas plus que les beaux ouvrages ! Votre démission et la formation du nouveau ministère m'avaient paru d'avance deux événements liés. Vous nous avez familiarisés aux actes de dévouement, comme Bonaparte nous familiarisait avec la victoire ; mais il avait, lui, beaucoup de compagnons, et vous ne comptez pas beaucoup d'imitateurs. "

Deux hommes fort lettrés et écrivains d'un grand mérite, M. Abel Rémusat et M. Saint-Martin avaient seuls alors la faiblesse de s'élever contre moi ; ils étaient attachés à M. le baron de Damas. Je conçois qu'on soit un peu irrité contre ces gens qui méprisent les places : ce sont là de ces insolences qu'on ne doit pas tolérer. M. Guizot lui-même daigna visiter ma demeure ; il crut pouvoir franchir l'immense distance que la nature a mise entre nous ; en m'abordant il me dit ces paroles pleines de tout ce qu'il se devait : " Monsieur, c'est bien différent aujourd'hui ! " Dans cette année 1829, M. Guizot eut besoin de moi pour son élection ; j'écrivis aux électeurs de Lisieux ; il fut nommé ; M. de Broglie m'en remercia par ce billet :

" Permettez-moi de vous remercier, monsieur, de la lettre que vous avez bien voulu m'adresser. J'en ai fait l'usage que j'en devais faire, et je suis convaincu que comme tout ce qui vient de vous, elle portera ses fruits et des fruits salutaires. Pour ma part, j'en suis aussi reconnaissant que s'il s'agissait de moi-même, car il n'est aucun événement auquel je sois plus identifié et qui m'inspire un plus vif intérêt. "

Les journées de juillet ayant trouvé M. Guizot député, il en est résulté que je suis devenu en partie la cause de son élévation politique : la prière de l'humble est quelquefois écoutée du ciel.

 

3 L31 Chapitre 5

Les premiers collègues de M. de Polignac.

Les premiers collègues de M. de Polignac furent MM. de Bourmont, de La Bourdonnaye, de Chabrol, Courvoisier et Montbel.

Le 17 juin 1815, étant à Gand et descendant de chez le Roi, je rencontrai au bas de l'escalier un homme en redingote et en bottes crottées, qui montait chez Sa Majesté. A sa physionomie spirituelle, à son nez fin, à ses beaux yeux doux de couleuvre, je reconnus le général Bourmont ; il avait déserté l'armée de Bonaparte le 14. Le comte de Bourmont est un officier de mérite, habile à se tirer des pas difficiles ; mais un de ces hommes qui, mis en première ligne, voient les obstacles et ne les peuvent vaincre, faits qu'ils sont pour être conduits, non pour conduire : heureux dans ses fils, Alger lui laissera un nom.

Le comte de La Bourdonnaye, jadis mon ami, est bien le plus mauvais coucheur qui fut oncques : il vous lâche des ruades, sitôt que vous approchez de lui ; il attaque les orateurs à la Chambre, comme ses voisins à la campagne, il chicane sur une parole, comme il fait un procès pour un fossé. Le matin même du jour où je fus nommé ministre des affaires étrangères, il vint me déclarer qu'il rompait avec moi : j'étais ministre. Je ris et je laissai aller ma mégère masculine, qui, riant elle-même, avait l'air d'une chauve-souris contrariée.

M. de Montbel, ministre d'abord de l'instruction publique, remplaça M. de La Bourdonnaye à l'intérieur quand celui-ci se fut retiré, et M. Guernon-Ranville suppléa M. de Montbel à l'instruction publique.

Des deux côtés on se préparait à la guerre : le parti du ministère faisait paraître des brochures ironiques contre le Représentatif ; l'opposition s'organisait et parlait de refuser l'impôt en cas de violation de la Charte. Il se forma une association publique pour résister au pouvoir, appelée l' Association bretonne : mes compatriotes ont souvent pris l'initiative dans nos dernières révolutions ; il y a dans les têtes bretonnes quelque chose des vents qui tourmentent les rivages de notre péninsule.

Un journal, composé dans le but avoué de renverser l'ancienne dynastie, vint échauffer les esprits. Le jeune et beau libraire Sautelet, poursuivi de la manie du suicide, avait eu plusieurs fois l'envie de rendre sa mort utile à son parti par quelque coup d'éclat ; il était chargé du matériel de la feuille républicaine : MM. Thiers, Mignet et Carrel en étaient les rédacteurs. Le patron du National , M. le prince de Talleyrand, n'apportait pas un sou à la caisse ; il souillait seulement l'esprit du journal en versant au fonds commun son contingent de trahison et de pourriture. Je reçus à cette occasion le billet suivant de M. Thiers :

" Monsieur,

" Ne sachant si le service d'un journal qui débute sera exactement fait, je vous adresse le premier numéro du National . Tous mes collaborateurs s'unissent à moi pour vous prier de vouloir bien vous considérer, non comme souscripteur, mais comme notre lecteur bénévole. Si dans ce premier article, objet de grand souci pour moi, j'ai réussi à exprimer des opinions que vous approuviez, je serai rassuré et certain de me trouver dans une bonne voie.

Recevez, monsieur, mes hommages,

" A. Thiers. "

Je reviendrai sur les rédacteurs du National ; je dirai comment je les ai connus ; mais dès à présent je dois mettre à part M. Carrel : supérieur à MM. Thiers et Mignet, il avait la simplicité de se regarder à l'époque où je me liai avec lui, comme venant après les écrivains qu'il devançait : il soutenait avec son épée les opinions que ces gens de plume dégainaient.

 

3 L31 Chapitre 6

Expédition d'Alger.

Pendant qu'on se disposait au combat, les préparatifs de l'expédition d'Alger s'achevaient. Le général Bourmont, ministre de la guerre, s'était fait nommer chef de cette expédition : voulut-il se soustraire à la responsabilité du coup d'Etat qu'il sentait venir ? Cela serait assez probable d'après ses antécédents et sa finesse ; mais ce fut un malheur pour Charles X. Si le général s'était trouvé à Paris lors de la catastrophe, le portefeuille vacant du ministère de la guerre ne serait pas tombé aux mains de M. de Polignac. Avant de frapper le coup, dans le cas où il y eût consenti, M. de Bourmont eût sans doute rassemblé à Paris toute la garde royale ; il aurait préparé l'argent et les vivres nécessaires pour que le soldat ne manquât de rien.

Notre marine ressuscitée au combat de Navarin sortit de ces ports de France, naguère si abandonnés. La rade était couverte de navires qui saluaient la terre en s'éloignant. Des bateaux à vapeur, nouvelle découverte du génie de l'homme, allaient et venaient portant des ordres d'une division à l'autre, comme des sirènes ou comme les aides de camp de l'amiral. Le Dauphin se tenait sur le rivage où toutes les populations de la ville et des montagnes étaient descendues : lui, qui, après avoir arraché son parent le roi d'Espagne aux mains des révolutions, voyait se lever le jour par qui la chrétienté devait être délivrée, aurait-il pu se croire si près de sa nuit ?

Ils n'étaient plus ces temps où Catherine de Médicis sollicitait du Turc l'investiture de la principauté d'Alger pour Henri III, non encore roi de Pologne ! Alger allait devenir notre fille et notre conquête, sans la permission de personne, sans que l'Angleterre osât nous empêcher de prendre ce château de l'Empereur , qui rappelait Charles-Quint et le changement de sa fortune. C'était une grande joie et un grand bonheur pour les spectateurs français assemblés de saluer, du salut de Bossuet, les généreux vaisseaux prêts à rompre de leur proue la chaîne des esclaves ; victoire agrandie par ce cri de l'aigle de Meaux, lorsqu'il annonçait le succès de l'avenir au grand Roi, comme pour le consoler un jour dans sa tombe de la dispersion de sa race :

" Tu céderas ou tu tomberas sous ce vainqueur, Alger, riche des dépouilles de la chrétienté. Tu disais en ton coeur avare : Je tiens la mer sous mes lois et les nations sont ma proie. La légèreté de tes vaisseaux te donnait de la confiance, mais tu te verras attaqué dans tes murailles comme un oiseau ravissant qu'on irait chercher parmi ses rochers et dans son nid, où il partage son butin à ses petits. Tu rends déjà tes esclaves. Louis a brisé les fers dont tu accablais ses sujets, qui sont nés pour être libres sous son glorieux empire. Les pilotes étonnés s'écrient par avance : Qui est semblable à Tyr ? Et toutefois elle s'est tue dans le milieu de la mer . "

Paroles magnifiques, n'avez-vous pu retarder l'écroulement du trône ? Les nations marchent à leurs destinées ; à l'instar de certaines ombres du Dante, il leur est impossible de s'arrêter, même dans le bonheur.

Ces vaisseaux, qui apportaient la liberté aux mers de la Numidie, emportaient la légitimité ; cette flotte sous pavillon blanc, c'était la monarchie qui appareillait s'éloignant des ports où s'embarqua saint Louis, lorsque la mort l'appelait à Carthage. Esclaves délivrés des bagnes d'Alger, ceux qui vous ont rendus à votre pays ont perdu leur patrie ; ceux qui vous ont arrachés à l'exil éternel sont exilés. Le maître de cette vaste flotte a traversé la mer sur une barque en fugitif, et la France pourra lui dire ce que Cornélie disait à Pompée : " C'est bien une oeuvre de ma fortune, non pas de la tienne, que je te vois maintenant réduit à une seule pauvre petite nave, là où tu voulais cingler avec cinq cents voiles. "

Parmi cette foule qui au rivage de Toulon suivait des yeux la flotte partant pour l'Afrique, n'avais-je pas des amis ? M. du Plessis, frère de mon beau-frère, ne recevait-il pas à son bord une femme charmante, madame Lenormant, qui attendait le retour de l'ami de Champollion ? Qu'est-il résulté de ce vol exécuté en Afrique à tire-d'ailes ? Ecoutons M. de Penhoen, mon compatriote : " Deux mois ne s'étaient pas écoulés depuis que nous avions vu ce même pavillon flotter en face de ces mêmes rivages au-dessus de cinq cents navires. Soixante mille hommes étaient alors impatients de l'aller déployer sur le champ de bataille de l'Afrique. Aujourd'hui quelques malades, quelques blessés se traînant péniblement sur le pont de notre frégate, étaient son unique cortège... Au moment où la garde prit les armes pour saluer comme de coutume le pavillon à son ascension ou à sa chute, toute conversation cessa sur le pont. Je me découvris avec autant de respect que j'eusse pu le faire devant le vieux Roi lui-même. Je m'agenouillai au fond du coeur devant la majesté des grandes infortunes dont je contemplais tristement le symbole [ Mémoires d'un officier d'état-major ; par le baron Barchou de Penhoen ; p. 427. (N.d.A.)] . "

 

3 L31 Chapitre 7

Ouverture de la session de 1830. - Adresse. - La Chambre est dissoute.

La session de 1830 s'ouvrit le 2 mars. Le discours du trône faisait dire au Roi : " Si de coupables manoeuvres suscitent à mon gouvernement des obstacles que je ne peux pas, que je ne veux pas prévoir, je trouverai la force de les surmonter. " Charles X prononça ces mots du ton d'un homme qui, habituellement timide et doux, se trouve par hasard en colère, s'anime au son de sa voix : plus les paroles étaient fortes, plus la faiblesse des résolutions apparaissait derrière.

L'adresse en réponse fut rédigée par MM. Etienne et Guizot. Elle disait : " Sire, la Charte consacre comme un droit l'intervention du pays dans la délibération des intérêts publics. Cette intervention fait du concours permanent des vues de votre gouvernement avec les voeux du peuple la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement, nous condamnent à vous dire que ce concours n'existe pas . "

L'adresse fut votée à la majorité de deux cent vingt et une voix contre cent quatre-vingt une. Un amendement de M. de Lorgeril faisait disparaître la phrase sur le refus du concours . Cet amendement n'obtint que vingt-huit suffrages. Si les deux cent vingt et un avaient pu prévoir le résultat de leur vote, l'adresse eût été rejetée à une immense majorité. Pourquoi la Providence ne lève-t-elle pas quelquefois un coin du voile qui couvre l'avenir ! Elle donne, il est vrai, à certains hommes, un pressentiment des futuritions ; mais ils n'y voient pas assez clair pour bien s'assurer de la route ; ils craignent de s'abuser, ou, s'ils s'aventurent dans des prédictions qui s'accomplissent, on ne les croit pas. Dieu n'écarte point la nuée du fond de laquelle il agit ; quand il permet de grands maux, c'est qu'il a de grands desseins ; desseins étendus dans un plan général, déroulés dans un profond horizon hors de la portée de notre vue et de l'atteinte de nos générations rapides.

Le Roi, en réponse à l'adresse, déclara que sa résolution était immuable, c'est-à-dire qu'il ne renverrait pas M. de Polignac. La dissolution de la Chambre fut résolue : MM. de Peyronnet et de Chantelauze remplacèrent MM. de Chabrol et Courvoisier, qui se retirèrent.

M. Capelle fut nommé ministre du commerce. On avait autour de soi vingt hommes capables d'être ministres ; on pouvait faire revenir M. de Villèle, on pouvait prendre M. Casimir Périer et le général Sébastiani. J'avais déjà proposé ceux-ci au Roi, lorsqu'après la chute de M. de Villèle l'abbé Frayssinous fut chargé de m'offrir le ministère de l'instruction publique. Mais non ; on avait horreur des gens capables. Dans l'ardeur qu'on ressentait pour la nullité, on chercha, comme pour humilier la France, ce qu'elle avait de plus petit afin de le mettre à sa tête. On avait déterré M. Guernon de Ranville, qui pourtant se trouva le plus courageux de la bande ignorée, et le Dauphin avait supplié M. de Chantelauze de sauver la monarchie.

L'ordonnance de dissolution convoqua les collèges d'arrondissement pour le 23 juin 1830, et les collèges de département pour le 3 de juillet, vingt-sept jours seulement avant l'arrêt de mort de la branche aînée.

Les partis, fort animés, poussaient tout à l'extrême : les ultra-royalistes parlaient de donner la dictature à la couronne ; les républicains songeaient à une République avec un Directoire ou sous une Convention. La Tribune , journal de ce parti, parut, et dépassa le National . La grande majorité du pays voulait encore la royauté légitime, mais avec des concessions et l'affranchissement des influences de cour ; toutes les ambitions étaient éveillées et chacun espérait devenir ministre : les orages font éclore les insectes.

Ceux qui voulaient forcer Charles X à devenir monarque constitutionnel pensaient avoir raison. Ils croyaient des racines profondes à la légitimité, ils avaient oublié la faiblesse de l' homme ; la royauté pouvait être pressée, le Roi ne le pouvait pas : l'individu nous a perdus, non l'institution.

 

3 L31 Chapitre 8

Nouvelle Chambre. - Je pars pour Dieppe. - Ordonnances du 25 juillet. - Je reviens à Paris. - Réflexions pendant ma route. - Lettre à Madame Récamier.

Les députés de la nouvelle Chambre étaient arrivés à Paris : sur les deux cent vingt et un, deux cent deux avaient été réélus ; l'opposition comptait deux cent soixante-dix voix ; le ministère cent quarante-cinq : la partie de la couronne était donc perdue. Le résultat naturel était la retraite du ministère : Charles X s'obstina à tout braver, et le coup d'Etat fut résolu.

Je partis pour Dieppe le 26 juillet, à quatre heures du matin, le jour même où parurent les ordonnances. J'étais assez gai, tout charmé d'aller revoir la mer, et j'étais suivi, à quelques heures de distance, par un effroyable orage. Je soupai et je couchai à Rouen sans rien apprendre regrettant de ne pouvoir aller visiter Saint-Ouen, et m'agenouiller devant la belle Vierge du musée, en mémoire de Raphaël et de Rome. J'arrivai le lendemain 27, à Dieppe, vers midi. Je descendis dans l'hôtel où M. le comte de Boissy, mon ancien secrétaire de légation, m'avait arrêté un logement. Je m'habillai et j'allai chercher madame Récamier. Elle occupait un appartement dont les fenêtres s'ouvraient sur la grève. J'y passai quelques heures à causer et à regarder les flots. Voici tout à coup venir Hyacinthe ; il m'apporte une lettre que M. de Boissy avait reçue, et qui annonçait les ordonnances avec de grands éloges. Un moment après, entre mon ancien ami Ballanche, il descendait de la diligence et tenait en main les journaux. J'ouvris le Moniteur et je lus, sans en croire mes yeux, les pièces officielles. Encore un gouvernement qui de propos délibéré se jetait du haut des tours de Notre-Dame ! Je dis à Hyacinthe de demander des chevaux, afin de repartir pour Paris. Je remontai en voiture, vers sept heures du soir, laissant mes amis dans l'anxiété. On avait bien depuis un mois murmuré quelque chose d'un coup d'Etat, mais personne n'avait fait attention à ce bruit, qui semblait absurde. Charles X avait vécu des illusions du trône : il se forme autour des princes une espèce de mirage qui les abuse en déplaçant l'objet et en leur faisant voir dans le ciel des paysages chimériques.

J'emportai le Moniteur . Aussitôt qu'il fit jour, le 28 je lus, relus et commentai les ordonnances. Le rapport au Roi servant de prolégomènes me frappait de deux manières : les observations sur les inconvénients de la presse étaient justes ; mais en même temps l'auteur de ces observations montrait une ignorance complète de l'état de la société actuelle. Sans doute les ministres depuis 1814, à quelque opinion qu'ils aient appartenu, ont été harcelés par les journaux ; sans doute la presse tend à subjuguer la souveraineté, à forcer la royauté et les Chambres à lui obéir ; sans doute, dans les derniers jours de la Restauration, la presse, n'écoutant que sa passion, a, sans égard aux intérêts et à l'honneur de la France, attaqué l'expédition d'Alger, développé les causes, les moyens, les préparatifs, les chances d'un non-succès ; elle a divulgué les secrets de l'armement, instruit l'ennemi de l'état de nos forces, compté nos troupes et nos vaisseaux, indiqué jusqu'au point de débarquement. Le cardinal de Richelieu et Bonaparte auraient-ils mis l'Europe aux pieds de la France, si l'on eût révélé ainsi d'avance le mystère de leurs négociations, ou marqué les étapes de leurs armées ?

Tout cela est vrai et odieux ; mais le remède ? La presse est un élément jadis ignoré, une force autrefois inconnue, introduite maintenant dans le monde, c'est la parole à l'état de foudre ; c'est l'électricité sociale. Pouvez-vous faire qu'elle n'existe pas ? Plus vous prétendrez la comprimer, plus l'explosion sera violente. Il faut donc vous résoudre à vivre avec elle, comme vous vivez avec la machine à vapeur. Il faut apprendre à vous en servir en la dépouillant de son danger, soit qu'elle s'affaiblisse peu à peu par un usage commun et domestique, soit que vous assimiliez graduellement vos moeurs et vos lois aux principes qui régiront désormais l'humanité. Une preuve de l'impuissance de la presse dans certains cas se tire du reproche même que vous lui faites à l'égard de l'expédition d'Alger ; vous l'avez pris, Alger, malgré la liberté de la presse, de même que j'ai fait faire la guerre d'Espagne en 1823 sous le feu le plus ardent de cette liberté. Mais ce qui n'est tolérable dans le rapport des ministres, c'est cette prétention effrontée, savoir : que le roi a un pouvoir préexistant aux lois . Que signifient alors les constitutions ? pourquoi tromper les peuples par des simulacres de garantie, si le monarque peut à son gré changer l'ordre du gouvernement établi ? Et toutefois les signataires du rapport sont si persuadés de ce qu'ils disent, qu'à peine citent-ils l'article 14, au profit duquel j'avais depuis longtemps annoncé que l'on confisquerait la Charte ; ils le rappellent, mais seulement pour mémoire, et comme une superfétation de droit dont ils n'avaient pas besoin.

La première ordonnance établit la suppression de la liberté de la presse dans ses diverses parties ; c'est la quintessence de tout ce qui s'était élaboré depuis quinze ans dans le cabinet noir de la police.

La seconde ordonnance refait la loi d'élection. Ainsi, les deux premières libertés, la liberté de la presse et la liberté électorale, étaient radicalement extirpées : elles l'étaient, non par un acte inique et cependant légal, émané d'une puissance législative corrompue, mais par des ordonnances , comme au temps du bon plaisir. Et cinq hommes qui ne manquaient pas de bon sens se précipitaient, avec une légèreté sans exemple, eux, leur maître, la monarchie, la France et l'Europe, dans un gouffre. J'ignorais ce qui se passait à Paris. Je désirais qu'une résistance, sans renverser le trône, eût obligé la couronne à renvoyer les ministres et à retirer les ordonnances. Dans le cas où celles-ci eussent triomphé, j'étais résolu à ne pas m'y soumettre, à écrire, à parler contre ces mesures inconstitutionnelles.

Si les membres du corps diplomatique n'influèrent pas directement sur les ordonnances, ils les favorisèrent de leurs voeux ; l'Europe absolue avait notre Charte en horreur. Lorsque la nouvelle des ordonnances arriva à Berlin et à Vienne, et que pendant vingt-quatre heures on crut au succès, M. Ancillon s'écria que l'Europe était sauvée, et M. de Metternich témoigna une joie indicible. Bientôt, ayant appris la vérité, ce dernier fut aussi consterné qu'il avait été ravi : il déclara qu'il s'était trompé, que l'opinion était décidément libérale, et il s'accoutumait déjà à l'idée d'une constitution autrichienne.

Les nominations de conseillers d'Etat qui suivent les ordonnances de juillet jettent quelque jour sur les personnes qui, dans les antichambres, ont pu, par leurs avis ou par leur rédaction, prêter aide aux ordonnances. On y remarque les noms des hommes les plus opposés au système représentatif. Est-ce dans le cabinet même du Roi, sous les yeux du monarque, qu'ont été libellés ces documents funestes ? est-ce dans le cabinet de M. de Polignac ? est-ce dans une réunion de ministres seuls, ou assistés de quelques bonnes têtes anticonstitutionnelles ? est-ce sous les plombs, dans quelque séance secrète des Dix , qu'ont été minutés ces arrêts de juillet, en vertu desquels la monarchie légitime a été condamnée à être étranglée sur le Pont des Soupirs ? L'idée était-elle de M. de Polignac seul ? C'est ce que l'histoire ne nous révélera peut-être jamais.

Arrivé à Gisors, j'appris le soulèvement de Paris, et j'entendis des propos alarmants ; ils prouvaient à quel point la Charte avait été prise au sérieux par les populations de la France. A Pontoise, on avait des nouvelles plus récentes encore, mais confuses et contradictoires. A Herblay, point de chevaux à la poste. J'attendis près d'une heure. On me conseilla d'éviter Saint-Denis, parce que je trouverais des barricades. A Courbevoie, le postillon avait déjà quitté sa veste à boutons fleurdelisés. On avait tiré le matin sur une calèche qu'il conduisait à Paris par l'avenue des Champs-Elysées. En conséquence, il me dit qu'il ne me mènerait pas par cette avenue, et qu'il irait chercher, à droite de la barrière de l'Etoile, la barrière du Trocadéro. De cette barrière on découvre Paris. J'aperçus le drapeau tricolore flottant ; je jugeai qu'il ne s'agissait pas d'une émeute, mais d'une révolution. J'eus le pressentiment que mon rôle allait changer : qu'étant accouru pour défendre les libertés publiques, je serais obligé de défendre la royauté. Il s'élevait çà et là des nuages de fumée blanche parmi des groupes de maisons. J'entendis quelques coups de canon et des feux de mousqueterie mêlés au bourdonnement du tocsin. Il me sembla que je voyais tomber le vieux Louvre du haut du plateau désert destiné par Napoléon à l'emplacement du palais du roi de Rome. Le lieu de l'observation offrait une de ces consolations philosophiques qu'une ruine apporte à une autre ruine.

Ma voiture descendit la rampe. Je traversai le pont d'Iéna, et je remontai l'avenue pavée qui longe le Champ de Mars. Tout était solitaire. Je trouvai un piquet de cavalerie placé devant la grille de l'Ecole militaire ; les hommes avaient l'air tristes et comme oubliés là. Nous prîmes le boulevard des Invalides et le boulevard du Mont-Parnasse. Je rencontrai quelques passants qui regardaient avec surprise une voiture conduite en poste comme dans un temps ordinaire. Le boulevard d'Enfer était barré par des ormeaux abattus.

Dans ma rue, mes voisins me virent arriver avec plaisir : je leur semblais une protection pour le quartier. Madame de Chateaubriand était à la fois bien aise et alarmée de mon retour.

Le jeudi matin, 29 juillet, j'écrivis à madame Récamier, à Dieppe, cette lettre prolongée par des post-scriptum :

" Jeudi matin, 29 juillet 1830.

" Je vous écris sans savoir si ma lettre vous arrivera, car les courriers ne partent plus.

" Je suis entré dans Paris au milieu de la canonnade, de la fusillade et du tocsin. Ce matin, le tocsin sonne encore, mais je n'entends plus les coups de fusil ; il paraît qu'on s'organise, et que la résistance continuera tant que les ordonnances ne seront pas rappelées. Voilà le résultat immédiat (sans parler du résultat définitif) du parjure dont les ministres ont donné le tort, du moins apparent, à la couronne !

" La garde nationale, l'Ecole polytechnique, tout s'en est mêlé. Je n'ai encore vu personne. Vous jugez dans quel état j'ai trouvé madame de Ch... Les personnes qui, comme elle, ont vu le 10 août et le 2 septembre, sont restées sous l'impression de la terreur. Un régiment, le 5e de ligne, a déjà passé du côté de la Charte. Certainement M. de Polignac est bien coupable, son incapacité est une mauvaise excuse, l'ambition dont on n'a pas les talents est un crime. On dit la cour à Saint-Cloud, et prête à partir.

" Je ne vous parle pas de moi, ma position est pénible, mais claire. Je ne trahirai pas plus le Roi que la Charte, pas plus le pouvoir légitime que la liberté. Je n'ai donc rien à dire et à faire ; attendre et pleurer sur mon pays.

" Dieu sait maintenant ce qui va arriver dans les provinces ; on parle déjà de l'insurrection de Rouen. D'un autre côté, la congrégation armera les chouans et la Vendée. A quoi tiennent les empires ! Une ordonnance et six ministres sans génie ou sans vertu suffisent pour faire du pays le plus tranquille et le plus florissant le pays le plus troublé et le plus malheureux. "

" Midi.

" Le feu recommence. Il paraît qu'on attaque le Louvre où les troupes du Roi se sont retranchées. Le faubourg que j'habite commence à s'insurger. On parle d'un gouvernement provisoire dont les chefs seraient le général Gérard, le duc de Choiseul et M. de La Fayette.

" Il est probable que cette lettre ne partira pas Paris étant déclaré en état de siège. C'est le maréchal Marmont qui commande pour le Roi. On le dit tué, mais je ne le crois pas. Tâchez de ne pas trop vous inquiéter. Dieu vous protège ! Nous nous retrouverons ! "

" Vendredi.

" Cette lettre était écrite d'hier ; elle n'a pu partir. Tout est fini : la victoire populaire est complète ; le Roi cède sur tous les points ; mais j'ai peur qu'on aille maintenant bien au delà des concessions de la couronne. J'ai écrit ce matin à Sa Majesté. Au surplus j'ai pour mon avenir un plan complet de sacrifices qui me plaît. Nous en causerons quand vous serez arrivée. Je vais moi-même mettre cette lettre à la poste et parcourir Paris. "

 

3 L32 Livre trente-deuxième

Révolution de juillet

1. Journée du 26. - 2. Journée du 27 juillet. - 3. Journée militaire du 28 juillet. - 4 Journée civile du 28 juillet. - 5. Journée militaire du 29 juillet. - 6. Journée civile du 29 juillet. - M. Baude, M. de Choiseul, M. de Sémonville, M. de Vitrolles, M. Laffitte et M. Thiers. - 7. J'écris au Roi à Saint-Cloud : sa réponse verbale. - Corps aristocratiques. - Pillage de la maison des missionnaires, rue d'Enfer. - 8. Chambre des députés. - M. de Mortemart. - 9. Course dans Paris. - Le général Dubourg. - Cérémonie funèbre sous les colonnades du Louvre - Les jeunes gens me rapportent à la Chambre des pairs. - 10. Réunion des pairs. - 11. Les républicains. - Les orléanistes. - M. Thiers est envoyé à Neuilly. - Autre convocation des pairs chez le grand référendaire : la lettre m'arrive trop tard. - 12. Saint-Cloud. - Scène : Monsieur le Dauphin et le maréchal de Raguse. - 13. Neuilly. - M. le duc d'Orléans. - Le Raincy. - Le prince vient à Paris. - 14. Une députation de la Chambre élective offre à M. le duc d'Orléans la lieutenance générale du royaume. - Il accepte. - Efforts des républicains. - 15. M. le duc d'Orléans va à l'Hôtel-de-Ville. - 16. Les républicains au Palais-Royal.

 

3 L32 Chapitre 1

Journée du 26.

Les ordonnances, datées du 25 juillet, furent insérées dans le Moniteur du 26. Le secret en avait été si profondément gardé, que ni le maréchal duc de Raguse, major général de la garde, de service, ni M. Mangin, préfet de police, ne furent mis dans la confidence. Le préfet de la Seine ne connut les ordonnances que par le Moniteur , de même que le sous-secrétaire d'Etat de la guerre ; et néanmoins c'étaient ces divers chefs qui disposaient des différentes forces armées. Le prince de Polignac, chargé par intérim du portefeuille de M. de Bourmont, était si loin de s'occuper de cette minime affaire des ordonnances, qu'il passa la journée du 26 à présider une adjudication au ministère de la guerre.

Le Roi partit pour la chasse le 26, avant que le Moniteur fût arrivé à Saint-Cloud, et il ne revint de Rambouillet qu'à minuit.

Enfin le duc de Raguse reçut le billet de M. de Polignac : " Votre Excellence a connaissance des mesures extraordinaires que le Roi, dans sa sagesse et dans son sentiment d'amour pour son peuple, a jugé nécessaire de prendre pour le maintien des droits de sa couronne et de l'ordre public. Dans ces importantes circonstances, Sa Majesté compte sur votre zèle pour assurer l'ordre et la tranquillité dans toute l'étendue de votre commandement. "

Cette audace des hommes les plus faibles qui furent jamais, contre cette force qui allait broyer un empire, ne s'explique que par une sorte d'hallucination, résultat des conseils d'une misérable coterie que l'on ne trouva plus au moment du danger. Les rédacteurs des journaux, après avoir consulté MM. Dupin, Odilon Barrot, Barthe et Mérilhou, se résolurent de publier leurs feuilles sans autorisation, afin de se faire saisir et de plaider l'illégalité des ordonnances. Ils se réunirent au bureau du National : M. Thiers rédigea une protestation qui fut signée de quarante-quatre rédacteurs, et qui parut, le 27 au matin, dans le National et le Temps .

A la chute du jour quelques députés se réunirent chez M. de Laborde. On convint de se retrouver le lendemain chez M. Casimir Périer. Là parut, pour la première fois, un des trois pouvoirs qui allaient occuper la scène : la monarchie était à la Chambre des députés, l'usurpation au Palais-Royal, la République, à l'Hôtel-de-Ville. Dans la soirée, il se forma des rassemblements au Palais-Royal ; on jeta des pierres à la voiture de M. de Polignac. Le duc de Raguse ayant vu le Roi à Saint-Cloud, à son retour de Rambouillet, le Roi lui demanda des nouvelles de Paris :

" La rente est tombée. - De combien ? " dit le Dauphin. " De trois francs ", répondit le maréchal. " Elle remontera ", repartit le Dauphin ; et chacun s'en alla.

 

3 L32 Chapitre 2

Journée du 27 juillet.

La journée du 27 commença mal. Le Roi investit du commandement de Paris le duc de Raguse : c'était s'appuyer sur la mauvaise fortune. Le maréchal se vint installer à une heure à l'état-major de la garde, place du Carrousel. M. Mangin envoya saisir les presses du National ; M. Carrel résista ; MM. Mignet et Thiers, croyant la partie perdue, disparurent pendant deux jours : M. Thiers alla se cacher dans la vallée de Montmorency chez une madame de Courchamp, parente des deux MM. Becquet, dont l'un a travaillé au National , et l'autre au Journal des Débats .

Au Temps , la chose prit un caractère plus sérieux : le véritable héros des journalistes est incontestablement M. Coste.

En 1823, M. Coste dirigeait les Tablettes historiques : accusé par ses collaborateurs d'avoir vendu ce journal il se battit et reçut un coup d'épée. M. Coste me fut présenté au ministère des affaires étrangères ; en causant avec lui de la liberté de la presse, je lui dis : " Monsieur, vous savez combien j'aime et respecte cette liberté ; mais comment voulez-vous que je la défende auprès de Louis XVIII, quand vous attaquez tous les jours la royauté et la religion ! Je vous supplie, dans votre intérêt et pour me laisser ma force entière, de ne plus saper des remparts aux trois quarts démolis, et qu'en vérité un homme de courage devrait rougir d'attaquer. Faisons un marché : ne vous en prenez plus à quelques vieillards faibles que le trône et le sanctuaire protègent à peine ; je vous livre en échange ma personne. Attaquez-moi soir et matin ; dites de moi tout ce que vous voudrez, jamais je ne me plaindrai ; je vous saurai gré de votre attaque légitime et constitutionnelle contre le ministre, en mettant à l'écart le Roi. "

M. Coste m'a conservé de cette entrevue un souvenir d'estime.

Une parade constitutionnelle eut lieu au bureau du Temps entre M. Baude et un commissaire de police.

Le procureur du Roi de Paris décerna quarante-quatre mandats d'amener contre les signataires de la protestation des journalistes.

Vers deux heures la fraction monarchique de la révolution se réunit chez M. Périer, comme on en était convenu la veille : on ne conclut rien. Les députés s'ajournèrent au lendemain, 28, chez M. Audry de Puyraveau. M. Casimir Périer, homme d'ordre et de richesse, ne voulait pas tomber dans les mains populaires ; il ne cessait de nourrir encore l'espoir d'un arrangement avec la royauté légitime ; il dit vivement à M. de Schonen : " Vous nous perdez en sortant de la légalité ; vous nous faites quitter une position superbe. " Cet esprit de légalité était partout ; il se montra dans deux réunions opposées, l'une chez M. Cadet-Gassicourt, l'autre chez le générai Gourgaud. M. Périer appartenait à cette classe bourgeoise qui s'était faite héritière du peuple et du soldat. Il avait du courage, de la fixité dans les idées ; il se jeta bravement en travers du torrent révolutionnaire pour le barrer, mais sa santé préoccupait trop sa vie, et il soignait trop sa fortune. " Que voulez-vous faire d'un homme, me disait M. Decazes, qui regarde toujours sa langue dans une glace ? "

La foule augmentant et commençant à paraître en armes, l'officier de la gendarmerie vint avertir le maréchal de Raguse qu'il n'avait pas assez de monde et qu'il craignait d'être forcé : alors le maréchal fit ses dispositions militaires.

Le 27, il était déjà quatre heures et demie du soir, lorsqu'on reçut dans les casernes l'ordre de prendre les armes. La gendarmerie de Paris, appuyée de quelques détachements de la Garde, essaya de rétablir la circulation dans les rues Richelieu et Saint-Honoré. Un de ces détachements fut assailli dans la rue du Duc-de-Bordeaux d'une grêle de pierres. Le chef de ce détachement évitait de tirer, lorsqu'un coup parti de l' Hôtel Royal , rue des Pyramides, décida la question : il se trouva qu'un M. Fox, habitant de cet hôtel, s'était armé de son fusil de chasse, et avait fait feu sur la Garde à travers sa fenêtre. Les soldats répondirent par une décharge sur la maison, et M. Fox tomba mort avec deux domestiques. Ainsi ces Anglais qui vivent à l'abri dans leur île, vont porter les révolutions chez les autres ; vous les trouvez mêlés dans les quatre parties du monde à des querelles qui ne les regardent pas : pour vendre une pièce de calicot, peu leur importe de plonger une nation dans toutes les calamités. Quel droit ce M. Fox avait-il de tirer sur des soldats français ? Etait-ce la Constitution de la Grande-Bretagne, que Charles X avait violée ? Si quelque chose pouvait flétrir les combats de Juillet, ce serait d'avoir été engagés par la balle d'un Anglais.

Ces premiers combats, qui dans la journée du 27 n'avaient guère commencé que vers les cinq heures du soir, cessèrent avec le jour. Les armuriers cédèrent leurs armes à la foule, les réverbères furent brisés ou restèrent sans être allumés ; le drapeau tricolore se hissa dans les ténèbres au haut des tours de Notre-Dame : l'envahissement des corps de garde, la prise de l'arsenal et des poudrières, le désarmement des fusiliers sédentaires, tout cela s'opéra sans opposition au lever du jour le 28, et tout était fini à huit heures.

Le parti démocratique et prolétaire de la révolution en blouse ou demi-nu, était sous les armes, il ne ménageait pas sa misère et ses lambeaux. Le peuple, représenté par des électeurs qu'il s'était choisis dans divers attroupements, était parvenu à faire convoquer une assemblée chez M. Cadet-Gassicourt.

Le parti de l'usurpation ne se montrait pas encore : son chef, caché hors de Paris, ne savait s'il irait à Saint-Cloud ou au Palais-Royal. Le parti bourgeois ou de la monarchie, les députés, délibérait et répugnait à se laisser entraîner au mouvement.

M. de Polignac se rendit à Saint-Cloud et fit signer au Roi, le 28, à cinq heures du matin, l'ordonnance qui mettait Paris en état de siège.

 

3 L32 Chapitre 3

Journée militaire du 28 juillet.

Les groupes s'étaient reformés le 28 plus nombreux ; au cri de : Vive la Charte ! qui se faisait encore entendre, se mêlait déjà le cri de Vive la liberté ! à bas les Bourbons ! On criait aussi : Vive l ' Empereur ! Vive le Prince noir ! mystérieux prince des ténèbres qui apparaît à l'imagination populaire dans toutes les révolutions. Les souvenirs et les passions étaient descendus ; on abattait et l'on brûlait les armes de France ; on les attachait à la corde des lanternes cassées ; on arrachait les plaques fleurdelisées des conducteurs de diligences et des facteurs de la poste ; les notaires retiraient leurs panonceaux, les huissiers leurs rouelles, les voituriers leurs estampilles, les fournisseurs de la cour leurs écussons. Ceux qui jadis avaient recouvert les aigles napoléoniennes peintes à l'huile de lis bourboniens détrempés à la colle n'eurent besoin que d'une éponge pour nettoyer leur loyauté : avec un peu d'eau on efface aujourd'hui la reconnaissance et les empires.

Le maréchal de Raguse écrivit au Roi qu'il était urgent de prendre des moyens de pacification, et que demain, 29, il serait trop tard. Un envoyé du préfet de police était venu demander au maréchal s'il était vrai que Paris fût déclaré en état de siège : le maréchal, qui n'en savait rien, parut étonné ; il courut chez le président du conseil ; il y trouva les ministres assemblés, et M. de Polignac lui remit l'ordonnance. Parce que l'homme qui avait foulé le monde aux pieds avait mis des villes et des provinces en état de siège, Charles X avait cru pouvoir l'imiter. Les ministres déclarèrent au maréchal qu'ils allaient venir s'établir à l'état-major de la garde.

Aucun ordre n'étant arrivé de Saint-Cloud, à neuf heures du matin, le 28, lorsqu'il n'était plus temps de tout garder, mais de tout reprendre, le maréchal fit sortir des casernes les troupes qui s'étaient déjà en partie montrées la veille. On n'avait pris aucune précaution pour faire arriver des vivres au Carrousel, quartier général. La manutention, qu'on avait oublié de faire suffisamment garder, fut enlevée. M. le duc de Raguse, homme d'esprit et de mérite, brave soldat, savant, mais malheureux général, prouva pour la millième fois qu'un génie militaire est insuffisant aux troubles civils : le premier officier de police eût mieux su ce qu'il y avait à faire que le maréchal. Peut-être aussi son intelligence fut-elle paralysée par ses souvenirs ; il resta comme étouffé sous le poids de la fatalité de son nom.

Le maréchal, qui n'avait qu'une poignée d'hommes, conçut un plan pour l'exécution duquel il lui aurait fallu trente mille soldats. Des colonnes étaient désignées pour de grandes distances, tandis qu'une autre s'emparerait de l'Hôtel-de-Ville. Les troupes, après avoir achevé leur mouvement pour faire régner l'ordre de toutes parts devaient converger à la maison commune. Le Carrousel demeurait le quartier général : les ordres en sortaient, et les renseignements y aboutissaient. Un bataillon de Suisses, pivotant sur le marché des Innocents, était chargé d'entretenir la communication entre les forces du centre et celles qui circulaient à la circonférence. Les soldats de la caserne Popincourt s'apprêtaient par différents rameaux à descendre sur les points où ils pouvaient être appelés. Le général Latour-Maubourg était logé aux Invalides. Quand il vit l'affairé mal engagée, il proposa de recevoir les régiments dans l'édifice de Louis XIV, il assurait qu'il les pouvait nourrir, et défiait les Parisiens de le forcer. Il n'avait pas impunément laissé ses membres sur les champs de bataille de l'Empire, et les redoutes de Borodino savaient qu'il tenait parole. Mais qu'importaient l'expérience et le courage d'un vétéran mutilé ; On n'écouta point ses conseils.

Sous le commandement du comte de Saint-Chamans, la première colonne de la garde partit de la Madeleine pour suivre les boulevards jusqu'à la Bastille. Dès les premiers pas, un peloton que commandait M. Sala fut attaqué ; l'officier royaliste repoussa vivement l'attaque. A mesure qu'on avançait, les postes de communication laissés sur la route, trop faibles et trop éloignés les uns des autres, étaient coupés par le peuple et séparés les uns des autres par des abattis d'arbres et des barricades. Il y eut une affaire sanglante aux portes Saint-Denis et Saint-Martin. M. de Saint-Chamans, passant sur le théâtre des exploits futurs de Fieschi, rencontra à la place de la Bastille des groupes nombreux de femmes et d'hommes. Il les invita à se disperser, en leur distribuant quelque argent ; mais on ne cessait de tirer des maisons environnantes. Il fut obligé de renoncer à rejoindre l'Hotel-de-Ville par la rue Saint-Antoine, et, après avoir traversé le pont d'Austerlitz, il regagna le Carrousel le long des boulevards du sud. Turenne devant la Bastille non encore démolie avait été plus heureux pour la mère de Louis XIV enfant.

La colonne chargée d'occuper l'Hôtel-de-Ville suivit les quais des Tuileries, du Louvre et de l'Ecole, passa la moitié du Pont-Neuf, prit le quai de l'Horloge, le Marché-aux-Fleurs, et se porta à la place de Grève par le pont Notre-Dame. Deux pelotons de la garde firent une diversion en filant jusqu'au nouveau pont suspendu. Un bataillon du 15e léger appuyait la garde, et devait laisser deux pelotons sur le Marché-aux-Fleurs.

On se battit au passage de la Seine sur le pont Notre-Dame. Le peuple, tambour en tête, aborda bravement la garde. L'officier qui commandait l'artillerie royale fit observer à la masse populaire qu'elle s'exposait inutilement, et que n'ayant pas de canons elle serait foudroyée sans aucune chance de succès. La plèbe s'obstina ; l'artillerie fit feu. Les soldats inondèrent les quais et la place de Grève, où débouchèrent par le pont d'Arcole deux autres pelotons de la garde. Ils avaient été obligés de forcer des rassemblements d'étudiants du faubourg Saint-Jacques. L'Hôtel-de-Ville fut occupé.

Une barricade s'élevait à l'entrée de la rue du Mouton : une brigade de Suisses emporta cette barricade ; le peuple, se ruant des rues adjacentes, reprit son retranchement avec de grands cris. La barricade resta finalement à la garde.

Dans tous ces quartiers pauvres et populaires on combattit instantanément, sans arrière-pensée : l'étourderie française, moqueuse, insouciante, intrépide, était montée au cerveau de tous ; la gloire a, pour notre nation, la légèreté du vin de Champagne. Les femmes, aux croisées, encourageaient les hommes dans la rue ; des billets promettaient le bâton de maréchal au premier colonel qui passerait au peuple ; des groupes marchaient au son d'un violon. C'étaient des scènes tragiques et bouffonnes, des spectacles de tréteaux et de triomphe : on entendait des éclats de rire et des jurements au milieu des coups de fusil, du sourd mugissement de la foule, à travers des masses de fumée. Pieds nus, bonnet de police en tête, des charretiers improvisés conduisaient avec un laisser-passer de chefs inconnus des convois de blessés parmi les combattants qui se séparaient.

Dans les quartiers riches régnait un autre esprit. Les gardes nationaux, ayant repris les uniformes dont on les avait dépouillés, se rassemblaient en grand nombre à la mairie du 1er arrondissement pour maintenir l'ordre. Dans ces combats, la garde souffrait plus que le peuple, parce qu'elle était exposée au feu des ennemis invisibles enfermés dans les maisons. D'autres nommeront les vaillants des salons qui, reconnaissant des officiers de la garde, s'amusaient à les abattre, en sûreté qu'ils étaient derrière un volet ou une cheminée. Dans la rue, l'animosité de l'homme de peine ou du soldat n'allait pas au delà du coup porté : blessé, on se secourait mutuellement. Le peuple sauva plusieurs victimes. Deux officiers, M. de Goyon et M. Rivaux, après une défense héroïque, durent la vie à la générosité des vainqueurs. Un capitaine de la garde, Kaumann, reçoit un coup de barre de fer sur la tête : étourdi et les yeux sanglants, il relève avec son épée les baïonnettes de ses soldats qui mettaient en joue l'ouvrier.

La garde était remplie des grenadiers de Bonaparte. Plusieurs officiers perdirent la vie, entre autres le lieutenant Noirot, d'une bravoure extraordinaire, qui avait reçu du prince Eugène la croix de la Légion d'honneur en 1813 pour un fait d'armes accompli dans une des redoutes de Caldiera. Le colonel de Pleinselve, blessé mortellement à la porte Saint-Martin, avait été aux guerres de l'empire, en Hollande, en Espagne, à la grande armée et dans la garde impériale. A la bataille de Leipsick, il fit prisonnier de sa propre main le général autrichien Merfeld. Porté par ses soldats à l'hôpital du Gros-Caillou, il ne voulut être pansé que le dernier des blessés de juillet. Le docteur Larrey, qui l'avait rencontré sur d'autres champs de bataille, lui amputa la cuisse, il était trop tard pour le sauver. Heureux ces nobles adversaires qui avaient vu tant de boulets passer sur leur tête s'ils ne succombèrent pas sous la balle de quelques-uns de ces forçats libérés que la justice a retrouvés depuis la victoire dans les rangs des vainqueurs ! Ces galériens n'ont pu polluer le triomphe national républicain ; ils n'ont été nuisibles qu'à la royauté de Louis-Philippe. Ainsi s'abîmèrent obscurément dans les rues de Paris les restes de ces soldats fameux, échappés au canon de la Moskowa, de Lützen et de Leipsick : nous massacrions, sous Charles X, ces braves que nous avions tant admirés sous Napoléon. Il ne leur manquait qu'un homme : cet homme avait disparu à Sainte-Hélène.

Au tomber de la nuit, un sous-officier déguisé vint apporter l'ordre aux troupes de l'Hôtel-de-Ville de se replier sur les Tuileries. La retraite était rendue hasardeuse à cause des blessés que l'on ne voulait pas abandonner, et de l'artillerie difficile à passer à travers les barricades. Elle s'opéra cependant sans accident. Lorsque les troupes revinrent des différents quartiers de Paris, elles croyaient le Roi et le Dauphin arrivés de leur côté comme elles : cherchant en vain des yeux le drapeau blanc sur le pavillon de l'Horloge, elles firent entendre le langage énergique des camps.

Il n'est pas vrai, comme on le voit, que l'Hôtel-deVille ait été pris par la garde sur le peuple, et repris sur la garde par le peuple. Quand la garde y entra, elle n'éprouva aucune résistance, car il n'y avait personne, le préfet même était parti. Ces vantances affaiblissent et font mettre en doute les vrais périls. La garde fut mal engagée dans des rues tortueuses ; la ligne, par son espèce de neutralité d'abord, et ensuite par sa défection, acheva le mal que des dispositions belles en théorie, mais peu exécutables en pratique, avaient commencé. Le 50e de ligne était arrivé pendant le combat à l'Hôtel-de-Ville ; harassé de fatigue, on se hâta de le retirer dans l'enceinte de l'hôtel, et il prêta à des camarades épuisés ses entières et inutiles cartouches.

Le bataillon suisse resté au marché des Innocents fut dégagé par un autre bataillon suisse : ils vinrent l'un et l'autre aboutir au quai de l'Ecole, et stationnèrent dans le Louvre.

Au reste, les barricades sont des retranchements qui appartiennent au génie parisien : on les retrouve dans tous nos troubles, depuis Charles V jusqu'à nos jours.

" Le peuple voyant ces forces disposées par les rues, dit l'Estoile, commença à s'esmouvoir, et se firent les barricades en la manière que tous sçavent : plusieurs Suisses furent tués, qui furent enterrés en une fosse faicte au parvis de Notre-Dame ; le duc de Guyse passant par les rues, c'estoit à qui crieroit le plus haut : Vive Guyse ! et lui, baissant son grand chapeau, leur dict : Mes amis, c ' est assez ; messieurs, c ' est trop ; criez vive le Roi ! "

Pourquoi nos dernières barricades, dont le résultat a été puissant, gagnent-elles si peu à être racontées, tandis que les barricades de 1588, qui ne produisirent presque rien, sont si intéressantes à lire ? Cela tient à la différence des siècles et des personnages : le seizième siècle menait tout devant lui ; le dix-neuvième a laissé tout derrière : M. de Puyraveau n'est pas encore le Balafré.

 

3 L32 Chapitre 4

Journée civile du 28 juillet.

Durant qu'on livrait ces combats, la révolution civile et politique suivait parallèlement la révolution militaire. Les soldats détenus à l'Abbaye furent mis en liberté ; les prisonniers pour dette, à Sainte-Pélagie, s'échappèrent, et les condamnés pour fautes politiques furent élargis : une révolution est un jubilé ; elle absout de tous les crimes, en en permettant de plus grands.

Les ministres tinrent conseil à l'état-major : ils résolurent de faire arrêter, comme chefs du mouvement MM. Laffitte, La Fayette, Gérard, Marchais, Salverte et Audry de Puyraveau ; le maréchal en donna l'ordre ; mais quand plus tard ils furent députés vers lui, il ne crut pas de son honneur de mettre son ordre à exécution.

Une réunion du parti monarchique, composée de pairs et de députés, avait eu lieu chez M. Guizot : le duc de Broglie s'y trouva ; MM. Thiers et Mignet, qui avaient reparu, et M. Carrel, quoique ayant d'autres idées, s'y rendirent. Ce fut là que le parti de l'usurpation prononça le nom du duc d'Orléans pour la première fois. M. Thiers et M. Mignet allèrent chez le général Sébastiani lui parler du prince. Le général répondit d'une manière évasive ; le duc d'Orléans, assura-t-il, ne l'avait jamais entretenu de pareils desseins et ne l'avait autorisé à rien.

Vers midi, toujours dans la journée du 28, la réunion générale des députés eut lieu chez M. Audry de Puyraveau. M. de La Fayette, chef du parti républicain, avait rejoint Paris le 27, M. Laffitte, chef du parti orléaniste n'arriva que dans la nuit du 27 au 28, il se rendit au Palais-Royal, où il ne trouva personne ; il envoya à Neuilly : le Roi en herbe n'y était pas.

Chez M. de Puyraveau, on discuta le projet d'une protestation contre les ordonnances. Cette protestation, plus que modérée, laissait entières les grandes questions.

M. Casimir Périer fut d'avis de dépêcher vers le duc de Raguse ; tandis que les cinq députés choisis se préparaient à partir, M. Arago était chez le maréchal : il s'était décidé, sur un billet de madame de Boigne, à devancer les commissaires. Il représenta au maréchal la nécessité de mettre un terme aux malheurs de la capitale. M. de Raguse alla prendre langue chez M. de Polignac ; celui-ci, instruit de l'hésitation des troupes, déclara que si elles passaient au peuple, on tirerait sur elles comme sur les insurgés. Le général Tromelin, témoin de ces conversations, s'emporta contre le général d'Ambrugeac. Alors arriva la députation. M. Laffitte porta la parole : " Nous venons, dit-il, vous demander d'arrêter l'effusion du sang. Si le combat se prolongeait, il entraînerait non seulement les plus cruelles calamités, mais une véritable révolution. " Le maréchal se renferma dans une question d'honneur militaire, prétendant que le peuple devait, le premier cesser le combat ; il ajouta néanmoins ce post-scriptum à une lettre qu'il écrivit au Roi : " Je pense qu'il est urgent que Votre Majesté profite sans retard des ouvertures qui lui sont faites. "

L'aide de camp du duc de Raguse, le colonel Konierowski, introduit dans le cabinet du Roi à Saint-Cloud, lui remit la lettre ; le Roi dit : " Je lirai cette lettre. " Le colonel se retira et attendit les ordres ; voyant qu'ils n'arrivaient pas, il pria M. le duc de Duras d'aller chez le Roi les demander. Le duc répondit que, d'après l'étiquette, il lui était impossible d'entrer dans le cabinet. Enfin, rappelé par le Roi, M. Konierowski fut chargé d'enjoindre au maréchal de tenir bon.

Le général Vincent accourut de son côté à Saint-Cloud ; ayant forcé la porte qu'on lui refusait, il dit au Roi que tout était perdu : " Mon cher, répondit Charles X, : vous êtes un bon général, mais vous n'entendez rien à cela. "

 

3 L32 Chapitre 5

Journée militaire du 29 juillet.

Le 29 vit paraître de nouveaux combattants : les élèves de l'Ecole polytechnique, en correspondance avec un de leurs anciens camarades, M. Charras, forcèrent la consigne et envoyèrent quatre d'entre eux, MM. Lothon, Berthelin, Pinsonnière et Tourneux, offrir leurs services à MM. Laffitte, Périer et La Fayette. Ces jeunes gens, distingués par leurs études, s'étaient déjà fait connaître aux alliés, lorsque ceux-ci se présentèrent devant Paris en 1814 ; dans les trois jours ils devinrent les chefs du peuple, qui les mit à sa tête avec une parfaite simplicité. Les uns se rendirent sur la place de l'Odéon, les autres au Palais-Royal et aux Tuileries.

L'ordre du jour publié le 29 au matin offensa la garde : il annonçait que le Roi, voulant témoigner sa satisfaction à ses braves serviteurs, leur accordait un mois et demi de paye ; inconvenance que le soldat français ressentit : c'était le mesurer à la taille de ces Anglais qui ne marchent pas ou s'insurgent s'ils n'ont pas touché leur solde.

Dans la nuit du 28 au 29, le peuple dépava les rues de vingt pas en vingt pas, et le lendemain, au lever du jour, il y avait quatre mille barricades élevées dans Paris.

Le Palais Bourbon était gardé par la ligne, le Louvre par deux bataillons suisses, la rue de la Paix, la place Vendôme et la rue Castiglione par le 5e et le 53e de ligne. Il était arrivé de Saint-Denis, de Versailles et de Ruel, à peu près douze cents hommes d'infanterie.

La position militaire était meilleure : les troupes se trouvaient plus concentrées, et il fallait traverser de grands espaces vides pour arriver jusqu'à elles. Le général Exelmans, qui jugea bien ces dispositions, vint à onze heures mettre sa valeur et son expérience à la disposition du maréchal de Raguse, tandis que de son côté le général Pajol se présentait aux députés pour prendre le commandement de la garde nationale.

Les ministres eurent l'idée de convoquer la cour royale aux Tuileries, tant ils vivaient hors du moment où ils se trouvaient ! Le maréchal pressait le président du conseil de rappeler les ordonnances. Pendant leur entretien, on demande M. de Polignac ; il sort et rentre avec M. Berthier, fils de la première victime sacrifiée en 1789. Celui-ci, ayant parcouru Paris, affirmait que tout allait au mieux pour la cause royale : c'est une chose fatale que ces races qui ont droit à la vengeance, jetées à la tombe dans nos premiers troubles, et évoquées par nos derniers malheurs. Ces malheurs n'étaient plus des nouveautés ; depuis 1793, Paris était accoutumé à voir passer les événements et les rois.

Tandis que, au rapport des royalistes, tout allait si bien, on annonce la défection du 5e et du 53e de ligne qui fraternisaient avec le peuple.

Le duc de Raguse fit proposer une suspension d'armes : elle eut lieu sur quelques points et ne fut pas exécutée sur d'autres. Le maréchal avait envoyé chercher un des deux bataillons suisses stationnés dans le Louvre. On lui dépêcha celui des deux bataillons qui garnissait la colonnade. Les Parisiens, voyant cette colonnade déserte, se rapprochèrent des murs et entrèrent par les fausses portes qui conduisent du jardin de l'Infante dans l'intérieur ; ils gagnèrent les croisées et firent feu sur le bataillon arrêté dans la cour. Sous la terreur du souvenir du 10 août, les Suisses se ruèrent du palais et se jetèrent dans leur troisième bataillon placé en présence des postes parisiens, mais avec lesquels la suspension d'armes était observée. Le peuple, qui du Louvre avait atteint la galerie du Musée, commença de tirer du milieu des chefs-d'oeuvre sur les lanciers alignés au Carrousel. Les postes parisiens, entraînés par cet exemple, rompirent la suspension d'armes. Précipités sous l'Arc-de-Triomphe, les Suisses poussent les lanciers au portique du pavillon de l'Horloge et débouchent pêle-mêle dans le jardin des Tuileries. Le jeune Farcy fut frappé à mort dans cette échauffourée : son nom est inscrit au coin du café où il est tombé, une manufacture de betteraves existe aujourd'hui aux Thermopyles. Les Suisses eurent trois ou quatre soldats tués ou blessés : ce peu de morts s'est changé en une effroyable boucherie.

Le peuple entra dans les Tuileries avec MM. Thomas Bastide, Guinard, par le guichet du Pont-Royal. Un drapeau tricolore fut planté sur le pavillon de l'Horloge, comme au temps de Bonaparte, apparemment en mémoire de la liberté. Des meubles furent déchirés, des tableaux hachés de coups de sabre ; on trouva dans des armoires le journal des chasses du Roi et les beaux coups exécutés contre les perdrix : vieil usage des gardes-chasse de la monarchie. On plaça un cadavre sur le trône vide, dans la salle du Trône : cela serait formidable si les Français aujourd'hui, ne jouaient continuellement au drame. Le musée d'artillerie, à Saint-Thomas-d'Aquin, était pillé, et les siècles passaient le long du fleuve sous le casque de Godefroy de Bouillon, et avec la lance de François Ier.

Alors le duc de Raguse quitta le quartier général abandonnant cent vingt mille francs en sacs. Il sortit par la rue de Rivoli et rentra dans le jardin des Tuileries. Il donna l'ordre aux troupes de se retirer, d'abord aux Champs-Elysées, et ensuite jusqu'à l'Etoile. On crut que la paix était faite, que le Dauphin arrivait ; on vit quelques voitures des écuries et un fourgon traverser la place Louis XV : c'étaient les ministres s'en allant après leurs oeuvres.

Arrivé à l'Etoile, Marmont reçut une lettre : elle lui annonçait que le Roi avait donné à M. le Dauphin le commandement en chef des troupes, et que lui, maréchal servirait sous ses ordres.

Une compagnie du 3e de la garde avait été oubliée dans la maison d'un chapelier, rue de Rohan ; après une longue résistance, la maison fut emportée. Le capitaine Meunier, atteint de trois coups de feu, sauta de la fenêtre d'un troisième étage, tomba sur un toit au-dessous, et fut transporté à l'hôpital du Gros-Caillou : il a survécu. La caserne Babylone, assaillie entre midi et une heure par trois élèves de l'Ecole polytechnique, Vanneau, Lacroix et d'Ouvrier, n'était gardée que par un dépôt de recrues suisses d'environ une centaine d'hommes, le major Dufay, Français d'origine, les commandait : depuis trente ans il servait parmi nous ; il avait été acteur dans les hauts faits de la République et de l'Empire. Sommé de se rendre, il refusa toute condition et s'enferma dans la caserne. Le jeune Vanneau périt. Des sapeurs-pompiers mirent le feu à la porte de la caserne ; la porte s'écroula ; aussitôt, par cette bouche enflammée, sort le major Dufay, suivi de ses montagnards, baïonnette en avant ; il tombe atteint de la mousquetade d'un cabaretier voisin : sa mort protégea ses recrues suisses ; ils rejoignirent les différents corps auxquels ils appartenaient.

 

3 L32 Chapitre 6

Journée civile du 29 juillet. - M. Baude, M. de Choiseul, M. de Sémonville, M. de Vitrolles, M. Laffitte et M. Thiers.

M. le duc de Mortemart était arrivé à Saint-Cloud le mercredi 28, à dix heures du soir, pour prendre son service comme capitaine des cent-suisses : il ne put parler au Roi que le lendemain. A onze heures, le 29, il fit quelques tentatives auprès de Charles X, afin de l'engager à rappeler les ordonnances ; le Roi lui dit : " Je ne veux pas monter en charrette comme mon frère, je ne reculerai pas d'un pied. " Quelques minutes après, il allait reculer d'un royaume.

Les ministres étaient arrivés : MM. de Sémonville, d'Argout, Vitrolles, se trouvaient là. M. de Sémonville raconte qu'il eut une longue conversation avec le Roi ; qu'il ne parvint à l' ébranler dans sa résolution qu ' après avoir passé par son coeur en lui parlant des dangers de madame la Dauphine . Il lui dit : " Demain, à midi, il n'y aura plus ni roi ni dauphin, ni duc de Bordeaux. " Et le Roi lui répondit : " Vous me donnerez bien jusqu'à une heure. " Je ne crois pas un mot de tout cela. La hâblerie est notre défaut : interrogez un Français et fiez-vous à ses récits, il aura toujours tout fait. Les ministres entrèrent chez le Roi après M. de Sémonville, les ordonnances furent rapportées, le ministère dissous, M. de Mortemart nommé président du nouveau conseil.

Dans la capitale, le parti républicain venait enfin de déterrer un gîte. M. Baude (l'homme de la parade des bureaux du Temps ), en courant les rues, n'avait trouvé l'Hôtel-de-Ville occupé que par deux hommes, M. Dubourg et M. Zimmer. Il se dit aussitôt l'envoyé d'un gouvernement provisoire qui s'allait venir installer. Il fit appeler les employés de la Préfecture ; il leur ordonna de se mettre au travail, comme si M. de Chabrol était présent.

Dans les gouvernements devenus machines, les poids sont bientôt remontés ; chacun accourt pour se nantir des places délaissées : qui se fit secrétaire général, qui chef de division, qui se donna la comptabilité, qui se nomma au personnel et distribua ce personnel entre ses amis ; il y en eut qui firent apporter leur lit afin de ne pas désemparer, et d'être à même de sauter sur la place qui viendrait à vaquer. M. Dubourg, surnommé le général, et M. Zimmer, étaient censés les chefs de la partie militaire du gouvernement provisoire . M. Baude, représentant le civil de ce gouvernement inconnu, prit des arrêtés et fit des proclamations. Cependant on avait vu des affiches provenant du parti républicain, et portant création d'un autre gouvernement, composé de MM. de La Fayette, Gérard et Choiseul. On ne s'explique guère l'association du dernier nom avec les deux autres ; aussi M. de Choiseul a-t-il protesté. Ce vieillard libéral qui, pour faire le vivant, se tenait raide comme un mort, émigré et naufragé à Calais, ne retrouva pour foyer paternel, en rentrant en France, qu'une loge à l'Opéra.

A trois heures du soir, nouvelle confusion. Un ordre du jour convoqua les députés réunis à Paris, à l'Hôtel-de-Ville, pour y conférer sur les mesures à prendre. Les maires devaient être rendus à leurs mairies, ils devaient aussi envoyer un de leurs adjoints à l'Hôtel-de-Ville, afin d'y composer une commission consultative . Cet ordre du jour était signé : J. Baude , pour le gouvernement provisoire , et colonel Zimmer, par ordre du général Dubourg . Cette audace de trois personnes, qui parlent au nom d'un gouvernement qui n'existait qu'affiché par lui-même au coin des rues, prouve la rare intelligence des Français en révolution : de pareils hommes sont évidemment les chefs destinés à mener les autres peuples. Quel malheur qu'en nous délivrant d'une pareille anarchie, Bonaparte nous eût ravi la liberté !

Les députés s'étaient rassemblés chez M. Laffitte. M. de La Fayette, reprenant 1789, déclara qu'il reprenait aussi le commandement de la garde nationale. On applaudit, et il se rendit à l'Hôtel-de-Ville. Les députés nommèrent une commission municipale composée de cinq membres, MM. Casimir Périer, Laffitte, de Lobau, de Schonen et Audry de Puyraveau. M. Odilon Barrot fut élu secrétaire de cette commission, qui s'installa à l'Hôtel-de-Ville comme avait fait M. de La Fayette. Tout cela siégea pêle-mêle auprès du gouvernement provisoire de M. Dubourg. M. Mauguin, envoyé en mission vers la commission, resta avec elle. L'ami de Washington fit enlever le drapeau noir arboré sur l'Hôtel-de-Ville par l'invention de M. Dubourg.

A huit heures et demie du soir débarquèrent de Saint-Cloud M. de Sémonville, M. d'Argout et M. de Vitrolles. Aussitôt qu'ils avaient appris à Saint-Cloud le rappel des ordonnances, le renvoi des anciens ministres, et la nomination de M. de Mortemart à la présidence du conseil, ils étaient accourus à Paris. Ils se présentèrent en qualité de mandataires du Roi devant la commission municipale. M. Mauguin demanda au grand référendaire s'il avait des pouvoirs écrits ; le grand référendaire répondit qu ' il n ' y avait pas pensé . La négociation des officieux commissaires finit là.

Instruit à la réunion Laffitte de ce qui s'était fait à Saint-Cloud, M. Laffitte signa un laisser-passer pour M. de Mortemart, ajoutant que les députés assemblés chez lui l'attendraient jusqu'à une heure du matin. Le noble duc n'étant pas arrivé, les députés se retirèrent.

M. Laffitte, resté seul avec M. Thiers, s'occupa du duc d'Orléans et des proclamations à faire. Cinquante ans de révolution en France avaient donné aux hommes de pratique la facilité de réorganiser des gouvernements, et aux hommes de théorie l'habitude de ressemeler des chartes, de préparer les machines et les bers avec lesquels s'enlèvent et sur lesquels glissent ces gouvernements.

 

3 L32 Chapitre 7

J'écris au Roi à Saint-Cloud : sa réponse verbale. - Corps aristocratiques. - Pillage de la maison des missionnaires, rue d'Enfer.

Cette journée du 29, lendemain de mon retour à Paris, ne fut pas pour moi sans occupation. Mon plan était arrêté : je voulais agir, mais je ne le voulais que sur un ordre écrit de la main du Roi, et qui me donnât les pouvoirs nécessaires pour parler aux autorités du moment ; me mêler de tout et ne rien faire ne me convenait pas. J'avais raisonné juste, témoin l'affront essuyé par MM. d'Argout, Sémonville et Vitrolles.

J'écrivis donc à Charles X à Saint-Cloud. M. de Givré se chargea de porter ma lettre. Je priais le Roi de m'instruire de sa volonté. M. de Givré revint les mains vides. Il avait remis ma lettre à M. le duc de Duras, qui l'avait remise au Roi, lequel me faisait répondre qu'il avait nommé M. de Mortemart son premier ministre, et qu'il m'invitait à m'entendre avec lui. Le noble duc, où le trouver ? Je le cherchai vainement le 29 au soir.

Repoussé de Charles X, ma pensée se porta vers la Chambre des pairs ; elle pouvait, en qualité de cour souveraine, évoquer le procès et juger le différend. S'il n'y avait pas sûreté pour elle dans Paris, elle était libre de se transporter à quelque distance, même auprès du Roi, et de prononcer de là son grand arbitrage. Elle avait des chances de succès ; il y en a toujours dans le courage. Après tout, en succombant, elle aurait subi une défaite utile aux principes. Mais aurais-je trouvé dans cette Chambre vingt hommes prêts à se dévouer ? Sur ces vingt hommes, y en avait-il quatre qui fussent d'accord avec moi sur les libertés publiques ?

Les assemblées aristocratiques règnent glorieusement lorsqu'elles sont souveraines et seules investies de droit et de fait de la puissance : elles offrent les plus fortes garanties ; mais, dans les gouvernements mixtes elles perdent leur valeur et sont misérables quand arrivent les grandes crises... Faibles contre le roi, elles n'empêchent pas le despotisme ; faibles contre le peuple, elles ne préviennent pas l'anarchie. Dans les commotions publiques elles ne rachètent leur existence qu'au prix de leurs parjures ou de leur esclavage. La Chambre des lords sauva-t-elle Charles Ier ? Sauva-t-elle Richard Cromwell auquel elle avait prêté serment ? Sauva-t-elle Jacques II ? Sauvera-t-elle aujourd'hui les princes de Hanovre ? Se sauvera-t-elle elle-même ? Ces prétendus contrepoids aristocratiques ne font qu'embarrasser la balance, et seront jetés tôt ou tard hors du bassin. Une aristocratie ancienne et opulente, ayant l'habitude des affaires, n'a qu'un moyen de garder le pouvoir quand il lui échappe : c'est de passer du Capitole au Forum, et de se placer à la tête du nouveau mouvement, à moins qu'elle ne se croie encore assez forte pour risquer la guerre civile.

Pendant que j'attendais le retour de M. de Givré, je fus assez occupé à défendre mon quartier. La banlieue et les carriers de Montrouge affluaient par la barrière d'Enfer. Les derniers ressemblaient à ces carriers de Montmartre qui causèrent de si grandes alarmes à mademoiselle de Mornay lorsqu'elle fuyait les massacres de la Saint-Barthélemy. En passant devant la communauté des missionnaires, située dans ma rue, ils y entrèrent : une vingtaine de prêtres furent obligés de se sauver ; le repaire de ces fanatiques fut philosophiquement pillé leurs lits et leurs livres brûlés dans la rue. On n'a point parlé de cette misère. Avait-on à s'embarrasser de ce que la prêtraille pouvait avoir perdu ? Je donnai l'hospitalité à sept ou huit fugitifs ; ils restèrent plusieurs jours cachés sous mon toit. Je leur obtins des passeports par l'intermédiaire de mon voisin, M. Arago, et ils allèrent ailleurs prêcher la parole de Dieu. " La fuite des saints a souvent été utile aux peuples, utilis populis fuga sanctorum . "

 

3 L32 Chapitre 8

Chambre des députés. - M. de Mortemart.

La commission municipale, établie à l'Hôtel-de-Ville, nomma le baron Louis commissaire provisoire aux finances, M. Baude à l'intérieur, M. Mérilhou à la justice, M. Chardel aux postes, M. Marchal au télégraphe, M. Bavoux à la police, M. de Laborde, à la préfecture de la Seine. Ainsi le gouvernement provisoire volontaire se trouva détruit en réalité par la promotion de M. Baude, qui s'était créé membre de ce gouvernement. Les boutiques se rouvrirent ; les services publics reprirent leur cours.

Dans la réunion chez M. Laffitte il avait été décidé que les députés s'assembleraient à midi, au palais de la Chambre : ils s'y trouvèrent réunis au nombre de trente ou trente-cinq, présidés par M. Laffitte. M. Bérard annonça qu'il avait rencontré MM. d'Argout, de Forbin-Janson et de Mortemart, qui se rendaient chez M. Laffitte croyant y trouver les députés ; qu'il avait invité ces messieurs à le suivre à la Chambre, mais que M. le duc de Mortemart, accablé de fatigue, s'était retiré pour aller voir M. de Sémonville. M. de Mortemart, selon M. Bérard, avait dit qu'il avait un blanc seing et que le Roi consentait à tout.

En effet, M. de Mortemart apportait cinq ordonnances : au lieu de les communiquer d'abord aux députés, sa lassitude l'obligea de rétrograder jusqu'au Luxembourg. A midi, il envoya les ordonnances à M. Sauvo, celui-ci répondit qu'il ne les pouvait publier dans le Moniteur sans l'autorisation de la Chambre des députés ou de la commission municipale.

M. Bérard s'étant expliqué, comme je viens de le dire à la Chambre, une discussion s'éleva pour savoir si l'on recevrait ou si l'on ne recevrait pas M. de Mortemart. Le général Sébastiani insista pour l'affirmative ; M. Mauguin déclara que, si M. de Mortemart était présent, il demanderait qu'il fût entendu, mais que les événements pressaient et que l'on ne pouvait pas dépendre du bon plaisir de M. de Mortemart.

On nomma cinq commissaires chargés d'aller conférer avec les pairs : ces cinq commissaires furent MM. Augustin Périer, Sébastiani, Guizot, Benjamin Delessert et Hyde de Neuville.

Mais bientôt le comte de Sussy fut introduit dans la Chambre élective. M. de Mortemart l'avait chargé de présenter les ordonnances aux députés. S'adressant à l'assemblée, il lui dit : " En l'absence de M. le chancelier, quelques pairs, en petit nombre, étaient réunis chez moi ; M. le duc de Mortemart nous a remis la lettre ci-jointe, adressée à M. le général Gérard ou à M. Casimir Périer. Je vous demande la permission de vous la communiquer. " Voici la lettre : " Monsieur parti de Saint-Cloud dans la nuit, je cherche vainement à vous rencontrer. Veuillez me dire où je pourrai vous voir. Je vous prie de donner connaissance des ordonnances dont je suis porteur depuis hier. "

M. le duc de Mortemart était parti dans la nuit de Saint-Cloud ; il avait les ordonnances dans sa poche depuis douze ou quinze heures, depuis hier , selon son expression ; il n'avait pu rencontrer ni le général Gérard, ni M. Casimir Périer : M. de Mortemart était bien malheureux ! M. Bérard fit l'observation suivante sur la lettre communiquée :

" Je ne puis, dit-il, m'empêcher de signaler ici un manque de franchise : M. de Mortemart, qui se rendait ce matin chez M. Laffitte lorsque je l'ai rencontré m'a formellement dit qu'il viendrait ici. "

Les cinq ordonnances furent lues. La première rappelait les ordonnances du 25 juillet, la seconde convoquait les Chambres pour le 3 août, la troisième nommait M. de Mortemart ministre des affaires étrangères et président du conseil, la quatrième appelait le général Gérard au ministère de la guerre, la cinquième M. Casimir Périer au ministère des finances. Lorsque je trouvai enfin M. de Mortemart chez le grand référendaire, il m'assura qu'il avait été obligé de rester chez M. de Sémonville parce qu'étant revenu à pied de Saint-Cloud, il s'était vu forcé de faire un détour et de pénétrer dans le bois de Boulogne par une brèche : sa botte ou son soulier lui avait écorché le talon. Il est à regretter qu'avant de produire les actes du trône, M. de Mortemart n'ait pas essayé de voir les hommes influents et de les incliner à la cause royale. Ces actes tombant tout à coup au milieu de députés non prévenus, personne n'osa se déclarer. On s'attira cette terrible réponse de Benjamin Constant :

" Nous savons d'avance ce que la Chambre des pairs nous dira : elle acceptera purement et simplement la révocation des ordonnances. Quant à moi, je ne me prononce pas positivement sur la question de dynastie ; je dirai seulement qu'il serait trop commode pour un roi de faire mitrailler son peuple et d'en être quitte pour dire ensuite : Il n'y a rien de fait. "

Benjamin Constant, qui ne se prononçait pas positivement sur la question de dynastie , aurait-il terminé sa phrase de la même manière si on lui eût fait entendre auparavant des paroles convenables à ses talents et à sa juste ambition ? Je plains sincèrement un homme de courage et d'honneur, comme M. de Mortemart, quand je viens à penser que la monarchie légitime a peut-être été renversée parce que le ministre chargé des pouvoirs du Roi n'a pu rencontrer dans Paris deux députés, et que, fatigué d'avoir fait trois lieues à pied, il s'est écorché le talon. L'ordonnance de nomination à l'ambassade de Saint-Pétersbourg a remplacé pour M. de Mortemart les ordonnances de son vieux maître. Ah ! comment ai-je refusé à Louis-Philippe d'être son ministre des affaires étrangères ou de reprendre ma bien-aimée ambassade de Rome ? Mais, hélas ! de ma bien-aimée , qu'en eussé-je fait au bord du Tibre ? J'aurais toujours cru qu'elle me regardait en rougissant.

 

3 L32 Chapitre 9

ourse dans Paris. - Le général Dubourg. - Cérémonie funèbre sous les colonnades du Louvre. - Les jeunes gens me rapportent à la Chambre des pairs.

Le 30 au matin, ayant reçu le billet du grand référendaire qui m'invitait à la réunion des pairs au Luxembourg, je voulus apprendre auparavant quelques nouvelles. Je descendis par la rue d'Enfer, la place Saint-Michel et la rue Dauphine. Il y avait encore un peu d'émotion autour des barricades ébréchées. Je comparais ce que je voyais au grand mouvement révolutionnaire de 1789, et cela me semblait de l'ordre et du silence : le changement des moeurs était visible.

Au Pont-Neuf, la statue d'Henri IV tenait à la main comme un guidon de la Ligue, un drapeau tricolore. Des hommes du peuple disaient en regardant le roi de bronze : " Tu n'aurais pas fait cette bêtise-là, mon vieux. " Des groupes étaient rassemblés sur le quai de l'Ecole ; j'aperçois de loin un général accompagné de deux aides de camp également à cheval. Je m'avançai de ce côté. Comme je fendais la foule, mes yeux se portèrent sur le général : ceinture tricolore par-dessus son habit, chapeau de travers renversé en arrière, corne en avant. Il m'avise à son tour et s'écrie : " Tiens, le vicomte ! " Et moi, surpris je reconnais le colonel ou capitaine Dubourg, mon compagnon de Gand, lequel allait pendant notre retour à Paris prendre les villes ouvertes au nom de Louis XVIII, et nous apportait ainsi que je vous l'ai raconté, la moitié d'un mouton pour dîner dans un bouge, à Arnouville.

C'est cet officier que les journaux avaient représenté comme un austère soldat républicain à moustaches grises, lequel n'avait pas voulu servir sous la tyrannie impériale, et qui était si pauvre qu'on avait été obligé de lui acheter à la friperie un uniforme râpé du temps de La Réveillère-Lepaux. Et moi de m'écrier : " Eh ! c'est vous ! comment... " Il me tend le bras, me serre la main sur le cou de Flanquine, on fit cercle : " Mon cher ", me dit à haute voix le chef militaire du gouvernement provisoire, en me montrant le Louvre, " ils étaient là-dedans douze cents : nous leur en avons flanqué des pruneaux dans le derrière ! et de courir, et de courir !... " Les aides de camp de M. Dubourg éclatent en gros rires ; et la tourbe de rire à l'unisson, et le général de piquer sa mazette qui caracolait comme une bête éreintée, suivie de deux autres Rossinantes glissant sur le pavé et prêtes à tomber sur le nez entre les jambes de leurs cavaliers.

Ainsi, superbement emporté, m'abandonna le Diomède de l'Hôtel-de-Ville, brave d'ailleurs et spirituel. J'ai vu des hommes qui, prenant au sérieux toutes les scènes de 1830, rougissaient à ce récit, parce qu'il déjouait un peu leur héroïque crédulité. J'étais moi-même honteux en voyant le côté comique des révolutions les plus graves et de quelle manière on peut se moquer de la bonne foi du peuple.

M. Louis Blanc, dans le premier volume de son excellente Histoire de dix ans , publiée après ce que je viens d'écrire ici, confirme mon récit : " Un homme, dit-il, d'une taille moyenne, d'une figure énergique, traversait, en uniforme de général et suivi par un grand nombre d'hommes armés, le marché des Innocents. C'était de M. Evariste Dumoulin, rédacteur du Constitutionnel , que cet homme avait reçu son uniforme, pris chez un fripier, et les épaulettes qu'il portait lui avaient été données par l'acteur Perlet : elles venaient du magasin de l'Opéra-Comique. Quel est ce général ? demandait-on de toutes parts. Et quand ceux qui l'entouraient avaient répondu : " C'est le général Dubourg, " Vive le général Dubourg ! criait le peuple, devant qui ce nom n'avait jamais retenti [J'ai reçu le 9 janvier de cette année 1841, une lettre de M. Dubourg ; on y lit ces phrases : " Combien j'ai désiré vous voir depuis notre rencontre sur le quai du Louvre ! Combien de fois j'ai désiré verser dans votre sein les chagrins qui déchiraient mon âme ! Qu'on est malheureux d'aimer avec passion son pays, son honneur, son bonheur, sa gloire, quand l'on vit à une telle époque ! (...)

" Avais-je tort, en 1830, de ne pas vouloir me soumettre à ce que l'on faisait ? Je voyais clairement l'avenir odieux que l'on préparait à la France ; j'expliquais comment le mal seul pouvait surgir d'arrangements politiques aussi frauduleux : mais personne ne me comprenait. "

Le 5 juillet de cette même année 1841, M. Dubourg m'écrivait encore pour m'envoyer le brouillon d'une note qu'il adressait en 1828 à MM. de Martignac et de Caux pour les engager à me faire entrer au conseil. Je n'ai donc rien avancé sur M. Dubourg qui ne soit de la plus exacte vérité. (Paris, note de 1841. N.d.A.)] . "

Un autre spectacle m'attendait à quelques pas de là : une fosse était creusée devant la colonnade du Louvre ; un prêtre, en surplis et en étole, disait des prières au bord de cette fosse : on y déposait les morts. Je me découvris et fis le signe de la croix. La foule silencieuse regardait avec respect cette cérémonie, qui n'eût rien été si la religion n'y avait comparu. Tant de souvenirs et de réflexions s'offraient à moi, que je restais dans une complète immobilité. Tout à coup je me sens pressé ; un cri part : " Vive le défenseur de la liberté de la presse ! " Mes cheveux m'avaient fait reconnaître. Aussitôt des jeunes gens me saisissent et me disent : " Où allez-vous ? nous allons vous porter. " Je ne savais que répondre ; je remerciais ; je me débattais ; je suppliais de me laisser aller. L'heure de la réunion à la Chambre des pairs n'était pas encore arrivée. Les jeunes gens ne cessaient de crier : " Où allez-vous ? où allez-vous ? " Je répondis au hasard : " Eh bien, au Palais-Royal ! " Aussitôt j'y suis conduit aux cris de : Vive la Charte ! vive la liberté de la presse ! vive Chateaubriand ! Dans la cour des Fontaines, M. Barba, le libraire, sortit de sa maison et vint m'embrasser.

Nous arrivons au Palais-Royal ; on me bouscule dans un café sous la galerie de bois. Je mourais de chaud. Je réitère à mains jointes ma demande en rémission de ma gloire : point ; toute cette jeunesse refuse de me lâcher. Il y avait dans la foule un homme en veste à manches retroussées, à mains noires, à figure sinistre, aux yeux ardents, tel que j'en avais tant vu au commencement de la révolution : il essayait continuellement de s'approcher de moi, et les jeunes gens le repoussaient toujours. Je n'ai su ni son nom ni ce qu'il me voulait.

Il fallut me résoudre à dire enfin que j'allais à la Chambre des pairs. Nous quittâmes le café ; les acclamations recommencèrent. Dans la cour du Louvre diverses espèces de cris se firent entendre : on disait : " Aux Tuileries ! aux Tuileries ! " les autres : " Vive le premier consul ! " et semblaient vouloir me faire l'héritier de Bonaparte républicain. Hyacinthe, qui m'accompagnait, recevait sa part des poignées de main et des embrassades. Nous traversâmes le pont des Arts et nous prîmes la rue de Seine. On accourait sur notre passage ; on se mettait aux fenêtres. Je souffrais de tant d'honneurs, car on m'arrachait les bras. Un des jeunes gens qui me poussaient par derrière passa tout à coup sa tête entre mes jambes et m'enleva sur ses épaules. Nouvelles acclamations ; on criait aux spectateurs dans la rue et aux fenêtres : " A bas les chapeaux ! vive la Charte ! " et moi je répliquais : " Oui, messieurs, vive la Charte ! mais vive le Roi ! " On ne répétait pas ce cri, mais il ne provoquait aucune colère. Et voilà comme la partie était perdue ! Tout pouvait encore s'arranger, mais il ne fallait présenter au peuple que des hommes populaires : dans les révolutions, un nom fait plus qu'une armée.

Je suppliai tant mes jeunes amis qu'ils me mirent enfin à terre. Dans la rue de Seine, en face de mon libraire, M. Le Normant, un tapissier offrit un fauteuil pour me porter ; je le refusai et j'arrivai au milieu de mon triomphe dans la cour d'honneur du Luxembourg. Ma généreuse escorte me quitta alors après avoir poussé de nouveaux cris de Vive la Charte ! de vive Chateaubriand !

J'étais touché des sentiments de cette noble jeunesse : j'avais crié vive le Roi au milieu d'elle, tout aussi en sûreté que si j'eusse été seul enfermé dans ma maison ; elle connaissait mes opinions ; elle m'amenait elle-même à la Chambre des pairs où elle savait que j'allais parler et rester fidèle à mon Roi ; et pourtant c'était le 30 juillet, et nous venions de passer près de la fosse dans laquelle on ensevelissait les citoyens tués par les balles des soldats de Charles X !

 

3 L32 Chapitre 10

Réunion des pairs.

Le bruit que je laissais en dehors contrastait avec le silence qui régnait dans le vestibule du palais du Luxembourg. Ce silence augmenta dans la galerie sombre qui précède les salons de M. de Sémonville. Ma présence gêna les vingt-cinq ou trente pairs qui s'y trouvaient rassemblés : j'empêchais les douces effusions de la peur, la tendre consternation à laquelle on se livrait Ce fut là que je vis enfin M. de Mortemart. Je lui dis que, d'après le désir du Roi, j'étais prêt à m'entendre avec lui. Il me répondit, comme je l'ai déjà rapporté, qu'en revenant, il s'était écorché le talon : il rentra dans le flot de l'Assemblée. Il nous donna connaissance des ordonnances comme il les avait fait communiquer aux députés par M. de Sussy. M. de Broglie déclara qu'il venait de parcourir Paris ; que nous étions sur un volcan ; que les bourgeois ne pouvaient plus contenir leurs ouvriers ; que si le nom de Charles X était seulement prononcé on nous couperait la gorge à tous, et qu'on démolirait le Luxembourg comme on avait démoli la Bastille : " C'est vrai ! c'est vrai ! " murmuraient d'une voix sourde les prudents, en secouant la tête. M. de Caraman, qu'on avait fait duc, apparemment parce qu'il avait été valet de M. de Metternich, soutenait avec chaleur qu'on ne pouvait reconnaître les ordonnances : " Pourquoi donc, lui dis-je, monsieur ? " Cette froide question glaça sa verve.

Arrivent les cinq députés commissaires. M. le général Sébastiani débute par sa phrase accoutumée : " Messieurs, c'est une grosse affaire. " Ensuite il fait l'éloge de la haute modération de M. le duc de Mortemart ; il parle des dangers de Paris, prononce quelques mots à la louange de Son Altesse Royale monseigneur le duc d'Orléans, et conclut à l'impossibilité de s'occuper des ordonnances. Moi et M. Hyde de Neuville nous fûmes les seuls d'un avis contraire. J'obtins la parole : " M. le duc de Broglie nous a dit, messieurs, qu'il s'est promené dans les rues, et qu'il a vu partout des dispositions hostiles : je viens aussi de parcourir Paris, trois mille jeunes gens m'ont rapporté dans la cour de ce palais ; vous avez pu entendre leurs cris : ont-ils soif de votre sang ceux qui ont ainsi salué l'un de vos collègues ? Ils ont crié Vive la Charte ! j'ai répondu Vive le Roi ! ils n'ont témoigné aucune colère et sont venus me déposer sain et sauf au milieu de vous. Sont-ce là des symptômes si menaçants de l'opinion publique ? Je soutiens, moi, que rien n'est perdu, que nous pouvons accepter les ordonnances. La question n'est pas de considérer s'il y a péril ou non, mais de garder les serments que nous avons prêtés à ce Roi dont nous tenons nos dignités, et plusieurs d'entre nous leur fortune. Sa Majesté, en retirant les ordonnances et en changeant son ministère, a fait tout ce qu'elle a dû ; faisons à notre tour ce que nous devons. Comment ? dans tout le cours de notre vie, il se présente un seul jour où nous sommes obligés de descendre sur le champ de bataille, et nous n'accepterions pas le combat ? Donnons à la France l'exemple de l'honneur et de la loyauté ; empêchons-la de tomber dans des combinaisons anarchiques où sa paix, ses intérêts réels et ses libertés iraient se perdre : le péril s'évanouit quand on ose le regarder. "

On ne me répondit point ; on se hâta de lever la séance. Il y avait une impatience de parjure dans cette assemblée que poussait une peur intrépide ; chacun voulait sauver sa guenille de vie, comme si le temps n'allait pas, dès demain, nous arracher nos vieilles peaux, dont un juif bien avisé n'aurait pas donné une obole.

 

3 L32 Chapitre 11

Les républicains. - Les orléanistes. - M. Thiers est envoyé à Neuilly. - Autre convocation des pairs chez le grand référendaire : la lettre m'arrive trop tard.

Les trois partis commençaient à se dessiner et à agir les uns contre les autres : les députés qui voulaient la monarchie par la branche aînée étaient les plus forts légalement, ils ralliaient à eux tout ce qui tendait à l'ordre ; mais, moralement, ils étaient les plus faibles : ils hésitaient, ils ne se prononçaient pas : il devenait manifeste, par la tergiversation de la cour, qu'ils tomberaient dans l'usurpation plutôt que de se voir engloutis dans la république.

Celle-ci fit afficher un placard qui disait : " La France est libre. Elle n'accorde au gouvernement provisoire que le droit de la consulter, en attendant qu'elle ait exprimé sa volonté par de nouvelles élections. Plus de royauté. Le pouvoir exécutif confié à un président temporaire. Concours médiat ou immédiat de tous les citoyens à l'élection des députés. Liberté des cultes. "

Ce placard résumait les seules choses justes de l'opinion républicaine ; une nouvelle assemblée de députés aurait décidé s'il était bon ou mauvais de céder à ce voeu, plus de royauté ; chacun aurait plaidé sa cause, et l'élection d'un gouvernement quelconque par un congrès national eut eu le caractère de la légalité.

Sur une autre affiche républicaine du même jour, 30 juillet, on lisait en grosses lettres : " Plus de Bourbons... Tout est là, grandeur, repos, prospérité publique, liberté. "

Enfin parut une adresse à MM. les membres de la commission municipale composant un gouvernement provisoire ; elle demandait : " Qu'aucune proclamation ne fût faite pour désigner un chef, lorsque la forme même du gouvernement ne pouvait être encore déterminée ; que le gouvernement provisoire restât en permanence jusqu'à ce que le voeu de la majorité des Français pût être connu ; toute autre mesure étant intempestive et coupable. "

Cette adresse émanant des membres d'une commission nommée par un grand nombre de citoyens de divers arrondissements de Paris, était signée par MM. Chevalier, président, Trélat, Teste, Lepelletier, Guinard, Hingray, Cauchois-Lemaire, etc.

Dans cette réunion populaire, on proposait de remettre par acclamation la présidence de la république à M. de La Fayette ; on s'appuyait sur les principes que la Chambre des représentants de 1815 avait proclamés en se séparant. Divers imprimeurs refusèrent de publier ces proclamations, disant que défense leur en était faite par M. le duc de Broglie. La république jetait par terre le trône de Charles X ; elle craignait les inhibitions de M. de Broglie, lequel n'avait aucun caractère.

Je vous ai dit que, dans la nuit du 29 au 30, M. Laffitte, avec MM. Thiers et Mignet, avaient tout préparé pour attirer les yeux du public sur M. le duc d'Orléans. Le 30 parurent des proclamations et des adresses, fruit de ce conciliabule : " Evitons la république, " disaient-elles. Venaient ensuite les faits d'armes de Jemmapes et de Valmy, et l'on assurait que M. le duc d'Orléans n'était pas Capet , mais Valois .

Et cependant M. Thiers, envoyé par M. Laffitte, chevauchait vers Neuilly avec M. Scheffer : S. A. R. n'y était pas. Grands combats de paroles entre mademoiselle d'Orléans et M. Thiers : il fut convenu qu'on écrirait à M. le duc d'Orléans pour le décider à se rallier à la révolution. M. Thiers écrivit lui-même un mot au prince, et madame Adélaïde promit de devancer sa famille à Paris. L'orléanisme avait fait des progrès, et dès le soir même de cette journée, il fut question parmi les députés de conférer les pouvoirs de lieutenant général à M. le duc d'Orléans.

M. de Sussy, avec les ordonnances de Saint-Cloud, avait été encore moins bien reçu à l'Hôtel-de-Ville qu'à la Chambre des députés. Muni d'un récépissé de M. de La Fayette, il vint retrouver M. de Mortemart qui s'écria :

" Vous m'avez sauvé plus que la vie ; vous m'avez sauvé l'honneur. "

La commission municipale fit une proclamation dans laquelle elle déclarait que les crimes de son pouvoir (de Charles X) étaient finis , et que le peuple aurait un gouvernement qui lui devrait (au peuple) son origine : phrase ambiguë qu'on pouvait interpréter comme on voulait. MM. Laffitte et Périer ne signèrent point cet acte. M. de La Fayette, alarmé un peu tard de l'idée de la royauté orléaniste, envoya M. Odilon Barrot à la Chambre des députés annoncer que le peuple, auteur de la révolution de juillet, n'entendait pas la terminer par un simple changement de personnes, et que le sang versé valait bien quelques libertés. Il fut question d'une proclamation des députés afin d'inviter S. A. R. le duc d'Orléans à se rendre dans la capitale : après quelques communications avec l'Hôtel-de-Ville, ce projet de proclamation fut anéanti. On n'en tira pas moins au sort une députation de douze membres pour aller offrir au châtelain de Neuilly cette lieutenance générale qui n'avait pu trouver passage dans une proclamation.

Dans la soirée, M. le grand référendaire rassemble chez lui les pairs : sa lettre, soit négligence ou politique m'arriva trop tard. Je me hâtai de courir au rendez-vous ; on m'ouvrit la grille de l'allée de l'Observatoire ; je traversai le jardin du Luxembourg : quand j'arrivai au palais, je n'y trouvai plus personne. Je refis le chemin des parterres les yeux attachés sur la lune. Je regrettais les mers et les montagnes où elle m'était apparue, les forêts dans la cime desquelles, se dérobant elle-même en silence, elle avait l'air de me répéter la maxime d'Epicure : " Cache ta vie. "

 

3 L32 Chapitre 12

Saint-Cloud. - Scène : monsieur le Dauphin et le maréchal de Raguse.

J'ai laissé les troupes, le 29 au soir, se retirant sur Saint-Cloud. Les bourgeois de Chaillot et de Passy les attaquèrent, tuèrent un capitaine de carabiniers, deux officiers, et blessèrent une dizaine de soldats. Le Motha, capitaine de la garde, fut frappé d'une balle par un enfant qu'il s'était plu à ménager. Ce capitaine avait donné sa démission au moment de la publication des ordonnances ; mais, voyant qu'on se battait le 27, il rentra dans son corps pour partager les dangers de ses camarades. Jamais, à la gloire de la France, il n'y eut un plus beau combat dans les partis opposés entre la liberté et l'honneur.

Les enfants, intrépides parce qu'ils ignorent le danger, ont joué un triste rôle dans les trois journées : à l'abri de leur faiblesse, ils tiraient à bout portant sur les officiers qui se seraient crus déshonorés en les repoussant. Les armes modernes mettent la mort à la disposition de la main la plus débile. Singes laids et étiolés, libertins avant d'avoir le pouvoir de l'être, cruels et pervers, ces petits héros des trois journées se livraient à des assassinats avec tout l'abandon de l'innocence. Donnons-nous garde, par des louanges imprudentes, de faire naître l'émulation du mal. Les enfants de Sparte allaient à la chasse aux ilotes.

Monsieur le Dauphin reçut les soldats à la porte du village de Boulogne, dans le bois, puis il rentra à Saint-Cloud.

Saint-Cloud était gardé par les quatre compagnies des gardes du corps. Le bataillon des élèves de Saint-Cyr était arrivé : en rivalité et en contraste avec l'Ecole polytechnique, il avait embrassé la cause royale. Les troupes exténuées, qui revenaient d'un combat de trois jours, ne causaient, par leurs blessures et leur délabrement, que de l'ébahissement aux domestiques titrés, dorés et repus qui mangeaient à la table du Roi. On ne songea point à couper les lignes télégraphiques ; passaient librement sur la route courriers, voyageurs, malles-postes, diligences, avec le drapeau tricolore qui insurgeait les villages en les traversant. Les embauchages par le moyen de l'argent et des femmes commencèrent. Les proclamations de la commune de Paris étaient colportées çà et là. Le Roi et la cour ne se voulaient pas encore persuader qu'ils fussent en péril. Afin de prouver qu'ils méprisaient les gestes de quelques bourgeois mutinés, et qu'il n'y avait point de révolution, ils laissaient tout aller : le doigt de Dieu se voit dans tout cela.

A la tombée de la nuit du 30 juillet, à peu près à la même heure où la commission des députés partait pour Neuilly, un aide-major fit annoncer aux troupes que les ordonnances étaient rapportées. Les soldats crièrent : Vive le Roi ! et reprirent leur gaieté au bivouac, mais cette annonce de l'aide-major, envoyé par le duc de Raguse, n'avait pas été communiquée au Dauphin, qui grand amateur de discipline, entra en fureur. Le Roi dit au maréchal : " Le Dauphin est mécontent, allez vous expliquer avec lui. "

Le maréchal ne trouva point le Dauphin chez lui et l'attendit dans la salle de billard avec le duc de Guiche et le duc de Ventadour, aides de camp du prince. Le Dauphin rentra : à l'aspect du maréchal, il rougit jusqu'aux yeux, traverse son antichambre avec ses grands pas si singuliers, arrive à son salon, et dit au maréchal : " Entrez ! " La porte se referme : un grand bruit se fait entendre ; l'élévation des voix s'accroît ; le duc de Ventadour, inquiet, ouvre la porte ; le maréchal sort, poursuivi par le Dauphin, qui l'appelle double traître. " Rendez votre épée ! rendez votre épée ! " et, se jetant sur lui, il lui arrache son épée. L'aide de camp du maréchal, M. Delarue, se veut précipiter entre lui et le Dauphin, il est retenu par M. de Montgascon ; le prince s'efforce de briser l'épée du maréchal et se coupe les mains. Il crie : " A moi, gardes du corps ! qu'on le saisisse ! " Les gardes du corps accoururent ; sans un mouvement de tête du maréchal, leurs baïonnettes l'auraient atteint au visage. Le duc de Raguse est conduit aux arrêts dans son appartement.

Le Roi arrangea tant bien que mal cette affaire, d'autant plus déplorable, que les acteurs n'inspiraient pas un grand intérêt. Lorsque le fils du Balafré occit Saint-Pol, maréchal de la Ligue, on reconnut dans ce coup d'épée la fierté et le sang des Guises ; mais quand monsieur le Dauphin, plus puissant seigneur qu'un prince de Lorraine, aurait pourfendu le maréchal Marmont, qu'est-ce que cela eût fait ? Si le maréchal eût tué monsieur le Dauphin, c'eût été seulement un peu plus singulier. On verrait passer dans la rue César, descendant de Vénus et Brutus, arrière-neveu de Junius, qu'on ne les regarderait pas. Rien n'est grand aujourd'hui, parce que rien n'est haut.

Voilà comme se dépensait à Saint-Cloud la dernière heure de la monarchie : cette pâle monarchie, défigurée et sanglante, ressemblait au portrait que nous fait d'Urfé d'un grand personnage expirant : " Il avait les yeux hâves et enfoncés ; la mâchoire inférieure, couverte seulement d'un peu de peau, paraissait s'être retirée ; la barbe hérissée, le teint jaune, les regards lents, les souffles abattus. De sa bouche il ne sortait déjà plus de paroles humaines, mais des oracles. "

 

3 L32 Chapitre 13

Neuilly. - M. le duc d'Orléans. - Le Raincy. - Le prince vient à Paris.

M. le duc d'Orléans avait eu, sa vie durant, pour le trône ce penchant que toute âme bien née sent pour le pouvoir. Ce penchant se modifie selon les caractères : impétueux et aspirant, mou et rampant ; imprudent, ouvert, déclaré dans ceux-ci, circonspect, caché, honteux et bas dans ceux-là : l'un, pour s'élever, peut atteindre à tous les crimes ; l'autre, pour monter, peut descendre à toutes les bassesses. M. le duc d'Orléans appartenait à cette dernière classe d'ambitieux. Suivez ce prince dans sa vie, il ne dit et ne fait jamais rien de complet, et laisse toujours une porte ouverte à l'évasion.

Pendant la Restauration, il flatte la cour et encourage l'opinion libérale ; Neuilly est le rendez-vous des mécontentements et des mécontents. On soupire, on se serre la main en levant les yeux au ciel, mais on ne prononce pas une parole assez significative pour être reportée en haut lieu. Un membre de l'opposition meurt-il, on envoie un carrosse au convoi, mais ce carrosse est vide ; la livrée est admise à toutes les portes et à toutes les fosses. Si, au temps de mes disgrâces de cour, je me trouve aux Tuileries sur le chemin de M. le duc d'Orléans, il passe en ayant soin de saluer à droite, de manière que, moi étant à gauche, il me tourne l'épaule. Cela sera remarqué, et fera bien.

M. le duc d'Orléans connut-il d'avance les ordonnances de juillet ? En fut-il instruit par une personne qui tenait le secret de M. Ouvrard ? Qu'en pensa-t-il ? Quelles furent ses craintes et ses espérances ? Conçut-il un plan ? Poussa-t-il M. Laffitte à faire ce qu'il fit, ou laissa-t-il faire M. Laffitte ? D'après le caractère de Louis-Philippe on doit présumer qu'il ne prit aucune résolution et que sa timidité politique, se renfermant dans sa fausseté attendit l'événement comme l'araignée attend le moucheron qui se prendra dans sa toile. Il a laissé le moment conspirer ; il n'a conspiré lui-même que par ses désirs dont il est probable qu'il avait peur.

Il y avait deux partis à prendre pour M. le duc d'Orléans : le premier, et le plus honorable, était de courir à Saint-Cloud, de s'interposer entre Charles X et le peuple, afin de sauver la couronne de l'un et la liberté de l'autre ; le second consistait à se jeter dans les barricades, le drapeau tricolore au poing, et à se mettre à la tête du mouvement du monde. Philippe avait à choisir entre l'honnête homme et le grand homme : il a préféré escamoter la couronne du Roi et la liberté du peuple. Un filou, pendant le trouble et les malheurs d'un incendie, dérobe subtilement les objets les plus précieux du palais brûlant sans écouter les cris d'un enfant que la flamme a surpris dans son berceau.

La riche proie une fois saisie, il s'est trouvé force chiens à la curée : alors sont arrivées toutes ces vieilles corruptions des régimes précédents, ces receleurs d'effets volés, crapauds immondes à demi écrasés sur lesquels on a cent fois marché, et qui vivent, tout aplatis qu'ils sont. Ce sont là pourtant les hommes que l'on vante et dont on exalte l'habileté ! Milton pensait autrement lorsqu'il écrivait ce passage d'une lettre sublime : " Si Dieu versa jamais un amour ferme de la beauté morale dans le sein d'un homme, il l'a versé dans le mien. Quelque part que je rencontre un homme méprisant la fausse estime du vulgaire, osant aspirer, par ses sentiments, son langage et sa conduite, à ce que la haute sagesse des âges nous a enseigné de plus excellent, je m'unis à cet homme par une sorte de nécessaire attachement. Il n'y a point de puissance dans le ciel ou sur la terre qui puisse m'empêcher de contempler avec respect et tendresse ceux qui ont atteint le sommet de la dignité et de la vertu. "

La cour aveugle de Charles X ne sut jamais où elle en était et à qui elle avait affaire : on pouvait mander M. le duc d'Orléans à Saint-Cloud, et il est probable que dans le premier moment il eût obéi ; on pouvait le faire enlever à Neuilly, le jour même des ordonnances : on ne prit ni l'un ni l'autre parti.

Sur des renseignements que lui porta madame de Bondy à Neuilly dans la nuit du mardi 27, Louis-Philippe se leva à trois heures du matin, et se retira en un lieu connu de sa seule famille. Il avait la double crainte d'être atteint par l'insurrection de Paris ou arrêté par un capitaine des gardes. Il alla donc écouter dans la solitude du Raincy les coups de canon lointains de la bataille du Louvre, comme j'écoutais sous un arbre ceux de la bataille de Waterloo. Les sentiments qui sans doute agitaient le prince ne devaient guère ressembler à ceux qui m'oppressaient dans les campagnes de Gand.

Je vous ai dit que, dans la matinée du 30 juillet, M. Thiers ne trouva point le duc d'Orléans à Neuilly ; mais madame la duchesse d'Orléans envoya chercher S. A. R. : M. le comte Anatole de Montesquiou fut chargé du message. Arrivé au Raincy, M. de Montesquiou eut toutes les peines du monde à déterminer Louis-Philippe à revenir à Neuilly pour y attendre la députation de la Chambre des députés.

Enfin, persuadé par le chevalier d'honneur de la duchesse d'Orléans, Louis-Philippe monta en voiture. M. de Montesquiou partit en avant ; il alla d'abord assez vite ; mais quand il regarda en arrière, il vit la calèche de S. A. R. s'arrêter et rebrousser chemin vers le Raincy.

M. de Montesquiou revient en hâte, implore la future majesté qui courait se cacher au désert, comme ces illustres chrétiens fuyant jadis la pesante dignité de l'épiscopat : le serviteur fidèle obtint une dernière et malheureuse victoire.

Le soir du 30, la députation des douze membres de la Chambre des députés, qui devait offrir la lieutenance générale du royaume au prince, lui envoya un message à Neuilly. Louis-Philippe reçut ce message à la grille du parc, le lut au flambeau et se mit à l'instant en route pour Paris, accompagné de MM. de Berthois, Haymès et Oudart. Il portait à sa boutonnière une cocarde tricolore : il allait enlever une vieille couronne au garde-meuble.

 

3 L32 Chapitre 14

Une députation de la Chambre élective offre à M. le duc d'Orléans la lieutenance générale du royaume. - Il accepte. - Efforts des républicains.

A son arrivée au Palais-Royal, M. le duc d'Orléans envoya complimenter M. de La Fayette.

La députation des douze députés se présenta au Palais-Royal. Elle demanda au prince s'il acceptait la lieutenance générale du royaume ; réponse embarrassée :

" Je suis venu au milieu de vous partager vos dangers... J'ai besoin de réfléchir. Il faut que je consulte diverses personnes. Les dispositions de Saint-Cloud ne sont point hostiles ; la présence du Roi m'impose des devoirs. " Ainsi répondit Louis-Philippe. On lui fit rentrer ses paroles dans le corps, comme il s'y attendait : après s'être retiré une demi-heure, il reparut portant une proclamation en vertu de laquelle il acceptait les fonctions de lieutenant général du royaume, proclamation finissant par cette déclaration : " La Charte sera désormais une vérité. "

Portée à la Chambre élective, la proclamation fut reçue avec cet enthousiasme révolutionnaire âgé de cinquante ans : on y répondit par une autre proclamation de la rédaction de M. Guizot. Les députés retournèrent au Palais-Royal ; le prince s'attendrit, accepta de nouveau et ne put s'empêcher de gémir sur les déplorables circonstances qui le forçaient d'être lieutenant général du royaume.

La république, étourdie des coups qui lui étaient portés, cherchait à se défendre ; mais son véritable chef le général La Fayette, l'avait presque abandonnée. Il se plaisait dans ce concert d'adorations qui lui arrivaient de tous côtés ; il humait le parfum des révolutions ; il s'enchantait de l'idée qu'il était l'arbitre de la France qu'il pouvait à son gré, en frappant du pied, faire sortir de terre une république ou une monarchie ; il aimait à se bercer dans cette incertitude où se plaisent les esprits qui craignent les conclusions, parce qu'un instinct les avertit qu'ils ne sont plus rien quand les faits sont accomplis.

Les autres chefs républicains s'étaient perdus d'avance par divers ouvrages : l'éloge de la terreur, en rappelant aux Français 1793, les avait fait reculer. Le rétablissement de la garde nationale tuait en même temps, dans les combattants de juillet, le principe ou la puissance de l'insurrection. M. de La Fayette ne s'aperçut pas qu'en rêvassant la république, il avait armé contre elle trois millions de gendarmes.

Quoi qu'il en soit, honteux d'être sitôt pris pour dupes, les jeunes gens essayèrent quelque résistance. Ils répliquèrent par des proclamations et des affiches aux proclamations et aux affiches du duc d'Orléans. On lui disait que si les députés s'étaient abaissés à le supplier d'accepter la lieutenance générale du royaume, la Chambre des députés, nommée sous une loi aristocratique n'avait pas le droit de manifester la volonté populaire. On prouvait à Louis-Philippe qu'il était fils de Louis-Philippe-Joseph ; que Louis-Philippe-Joseph était fils de Louis-Philippe, que Louis-Philippe était fils de Louis, lequel était fils de Philippe II, régent ; que Philippe II était fils de Philippe Ier, lequel était frère de Louis XIV : donc Louis-Philippe d'Orléans était Bourbon et Capet , non Valois . M. Laffitte n'en continuait pas moins à le regarder comme étant de la race de Charles IX et de Henri III, et disait : " Thiers sait cela. "

Plus tard, la réunion Lointier s'écria que la nation était en armes pour soutenir ses droits par la force. Le comité central du douzième arrondissement déclara que le peuple n'avait point été consulté sur le mode de sa Constitution ; que la Chambre des députés et la Chambre des pairs, tenant leurs pouvoirs de Charles X, étaient tombées avec lui ; qu'elles ne pouvaient, en conséquence, représenter la nation ; que le douzième arrondissement ne reconnaissait point la lieutenance générale ; que le gouvernement provisoire devait rester en permanence, sous la présidence de La Fayette jusqu'à ce qu'une Constitution eût été délibérée et arrêtée comme base fondamentale du gouvernement.

Le 30 au matin, il était question de proclamer la république. Quelques hommes déterminés menaçaient de poignarder la commission municipale si elle ne conservait pas le pouvoir. Ne s'en prenait-on pas aussi à la Chambre des pairs ? On était furieux de son audace. L'audace de la Chambre des pairs ! Certes, c'était là le dernier outrage et la dernière injustice qu'elle eût dû s'attendre à éprouver de l'opinion.

Il y eut un projet : vingt jeunes gens des plus ardents devaient s'embusquer dans une petite rue donnant sur le quai de la Ferraille, et faire feu sur Louis-Philippe, lorsqu'il se rendrait du Palais-Royal à la maison de ville. On les arrêta en leur disant : " Vous tuerez en même temps Laffitte, Pajol et Benjamin Constant. " Enfin on voulait enlever le duc d'Orléans et l'embarquer à Cherbourg : étrange rencontre si Charles X et Philippe se fussent retrouvés dans le même port, sur le même vaisseau, l'un expédié à la rive étrangère par les bourgeois l'autre par les républicains !

 

3 L32 Chapitre 15

M. le duc d'Orléans va à l'Hôtel-de-Ville.

Le duc d'Orléans, ayant pris le parti d'aller faire confirmer son titre par les tribuns de l'Hôtel-de-Ville, descendit dans la cour du Palais-Royal, entouré de quatre-vingt-neuf députés en casquettes, en chapeaux ronds, en habits, en redingotes. Le candidat royal monté sur un cheval blanc, il est suivi de Benjamin Constant dans une chaise à porteur ballottée par deux Savoyards. MM. Méchin et Viennet couverts de sueur et de poussière, marchent entre le cheval blanc du monarque futur et la brouette du député goutteux, se querellant avec les deux crocheteurs pour garder les distances voulues. Un tambour à moitié ivre battait la caisse à la tête du cortège. Quatre huissiers servaient de licteurs. Les députés les plus zélés meuglaient : Vive le duc d'Orléans ! Autour du Palais-Royal ces cris eurent quelques succès ; mais, à mesure qu'on avançait vers l'Hôtel-de-Ville, les spectateurs devenaient moqueurs ou silencieux. Philippe se démenait sur son cheval de triomphe, et ne cessait de se mettre sous le bouclier de M. Laffitte, en recevant de lui, chemin faisant, quelques paroles protectrices. Il souriait au général Gérard, faisait des signes d'intelligence à M. Viennet et à M. Méchin, mendiait la couronne en quêtant le peuple avec son chapeau orné d'une aune de ruban tricolore, tendant la main à quiconque voulait en passant aumôner cette main. La monarchie ambulante arrive sur la place de Grève, où elle est saluée des cris : Vive la république !

Quand la matière électorale royale pénétra dans l'intérieur de l'Hôtel-de-Ville, des murmures plus menaçants accueillirent le postulant : quelques serviteurs zélés qui criaient son nom reçurent des gourmades. Il entre dans la salle du Trône ; là se pressaient les blessés et les combattants des trois journées : une exclamation générale : Plus de Bourbons ! vive La Fayette ! ébranla les voûtes de la salle. Le prince en parut troublé. M. Viennet lut à haute voix pour M. Laffitte la déclaration des députés ; elle fut écoutée dans un profond silence. Le duc d'Orléans prononça quelques mots d'adhésion. Alors M. Dubourg dit rudement à Philippe : " Vous venez de prendre de grands engagements. S'il vous arrivait jamais d'y manquer, nous sommes gens à vous les rappeler. " Et le Roi futur de répondre tout ému : " Monsieur, je suis honnête homme. " M. de La Fayette, voyant l'incertitude croissante de l'assemblée, se mit tout à coup en tête d'abdiquer la présidence : il donne au duc d'Orléans un drapeau tricolore, s'avance sur le balcon de l'Hôtel-de-Ville, et embrasse le prince aux yeux de la foule ébahie tandis que celui-ci agitait le drapeau national. Le baiser républicain de La Fayette fit un roi. Singulier résultat de toute la vie du héros des Deux-Mondes !

Et puis, plan ! plan ! la litière de Benjamin Constant et le cheval blanc de Louis-Philippe rentrèrent moitié hués, moitié bénis, de la fabrique politique de la Grève au Palais-Marchand. " Ce jour-là même, dit encore M. Louis Blanc (31 juillet), et non loin de l'Hôtel-de-Ville, un bateau placé au bas de la Morgue, et surmonté d'un pavillon noir recevait des cadavres qu'on descendait sur des civières. On rangeait ces cadavres par piles en les couvrant de paille ; et, rassemblée le long des parapets de la Seine, la foule regardait en silence. "

A propos des Etats de la Ligue et de la confection d'un roi, Palma-Cayet s'écrie : " Je vous prie de vous représenter quelle réponse eût pu faire ce petit bonhomme Maître Matthieu Delaunay et M. Boucher, curé de Saint-Benoît, et quelque autre de cette étoffe, à qui leur eût dit qu'ils dussent être employés pour installer un roi en France à leur fantaisie ?... Les vrais Français ont toujours eu en mépris cette forme d'élire les rois qui les rend maîtres et valets tout ensemble.

 

3 L32 Chapitre 16

Les républicains au Palais-Royal.

Philippe n'était pas au bout de ses épreuves ; il avait encore bien des mains à serrer, bien des accolades à recevoir ; il lui fallait encore envoyer bien des baisers, saluer bien bas les passants, venir bien des fois, au caprice de la foule, chanter la Marseillaise sur le balcon des Tuileries.

Un certain nombre de républicains s'étaient réunis le matin du 31 au bureau du National : lorsqu'ils surent qu'on avait nommé le duc d'Orléans lieutenant général du royaume, ils voulurent connaître les opinions de l'homme destiné à devenir leur roi malgré eux. Ils furent conduits au Palais-Royal par M. Thiers : c'étaient MM. Bastide, Thomas, Joubert, Cavaignac, Marchais, Degousée, Guinard. Le prince dit d'abord de fort belles choses sur la liberté : " Vous n'êtes pas encore roi, répliqua Bastide, écoutez la vérité ; bientôt vous ne manquerez pas de flatteurs. " " Votre père, ajouta Cavaignac, est régicide comme le mien ; cela vous sépare un peu des autres. " Congratulations mutuelles sur le régicide, néanmoins avec cette remarque judicieuse de Philippe, qu'il y a des choses dont il faut garder le souvenir pour ne pas les imiter.

Des républicains qui n'étaient pas de la réunion du National entrèrent. M. Trélat dit à Philippe : " Le peuple est le maître ; vos fonctions sont provisoires ; il faut que le peuple exprime sa volonté : le consulterez-vous, oui ou non ? "

M. Thiers, frappant sur l'épaule de M. Thomas et interrompant ces discours dangereux : " Monseigneur, n'est-ce pas que voilà un beau colonel ? - C'est vrai ", répond Louis-Philippe. " Qu'est-ce qu'il dit donc ? " s'écrie-t-on. " Nous prend-il pour un troupeau qui vient se vendre ? " et l'on entend de toutes parts ces mots contradictoires et confus : " C'est la tour de Babel ! Et l'on appelle cela un roi citoyen ! la république ? Gouvernez donc avec des républicains ! " Et M. Thiers de s'écrier : " J'ai fait là une belle ambassade. "

Puis M. de La Fayette descendit au Palais-Royal : le citoyen faillit d'être étouffé sous les embrassements de son roi. Toute la maison était pâmée.

Les vestes étaient aux postes d'honneur, les casquettes dans les salons, les blouses à table avec les princes et les princesses ; dans le conseil, des chaises, point de fauteuils ; la parole à qui la voulait ; Louis-Philippe, assis entre M. de La Fayette et M. Laffitte, les bras passés sur l'épaule de l'un et de l'autre, s'épanouissait d'égalité et de bonheur.

J'aurais voulu mettre plus de gravité dans la description de ces scènes qui ont produit une grande révolution, ou, pour parler plus correctement, de ces scènes par lesquelles sera hâtée la transformation du monde ; mais je les ai vues ; des députés qui en étaient les acteurs ne pouvaient s'empêcher d'une certaine confusion, en me racontant de quelle manière, le 31 juillet, ils étaient allés forger - un roi.

On faisait à Henri IV, non catholique, des objections qui ne le ravalaient pas et qui se mesuraient à la hauteur même du trône : on lui remontrait " que saint Louis n'avait pas été canonisé à Genève, mais à Rome ; que si le Roi n'était catholique, il ne tiendrait pas le premier rang des Rois en la chrétienté ; qu'il n'était pas beau que le Roi priât d'une sorte et son peuple d'une autre ; que le Roi ne pourrait être sacré à Reims et qu'il ne pourrait être enterré à Saint-Denis s'il n'était catholique. "

Qu'objectait-on à Philippe avant de le faire passer au dernier tour de scrutin ? On lui objectait qu'il n'était pas assez patriote .

Aujourd'hui que la révolution est consommée, on se regarde comme offensé lorsqu'on ose rappeler ce qui se passa au point de départ ; on craint de diminuer la solidité de la position qu'on a prise, et quiconque ne trouve pas dans l'origine du fait commençant la gravité du fait accompli, est un détracteur.

Lorsqu'une colombe descendait pour apporter à Clovis l'huile sainte, lorsque les rois chevelus étaient élevés sur un bouclier, lorsque saint Louis tremblait, par sa vertu prématurée, en prononçant à son sacre le serment de n'employer son autorité que pour la gloire de Dieu et le bien de son peuple, lorsque Henri IV après son entrée à Paris, alla se prosterner à Notre-Dame, que l'on vit ou que l'on crut voir, à sa droite, un bel enfant qui le défendait et que l'on prit pour son ange gardien je conçois que le diadème était sacré ; l'oriflamme reposait dans les tabernacles du ciel. Mais depuis que sur une place publique un souverain, les cheveux coupés, les mains liées derrière le dos, a abaissé sa tête sous le glaive au son du tambour ; depuis qu'un autre souverain, environné de la plèbe, est allé mendier des votes pour son élection , au bruit du même tambour, sur une autre place publique, qui conserve la moindre illusion sur la couronne ? Qui croit que cette royauté meurtrie et souillée puisse encore imposer au monde ? Quel homme, sentant un peu son coeur battre, voudrait avaler le pouvoir dans ce calice de honte et de dégoût que Philippe a vidé d'un seul trait sans vomir ? La monarchie européenne aurait pu continuer sa vie si l'on eût conservé en France la monarchie mère, fille d'un saint et d'un grand homme mais on en a dispersé les semences fécondes : rien ne renaîtra.

 

3 L33 Livre trente-troisième

1. Le roi quitte Saint-Cloud. - Arrivée de madame la Dauphine à Trianon. - Corps diplomatique. - 2. Rambouillet. - 3. Ouverture de la session, le 3 août. - Lettre de Charles X à M. le duc d'Orléans. - 4. Départ du peuple pour Rambouillet. - Fuite du Roi. - Réflexions. - 5. Palais-Royal. - Conversations. - Dernière tentation politique. - M. de Saint-Aulaire. - 6. Dernier soupir du parti républicain. - 7. Journée du 7 août. - Séance à la Chambre des pairs. - Mon discours. - Je sors du palais du Luxembourg pour n'y plus rentrer. - Mes démissions. - 8. Charles X s'embarque à Cherbourg. - 9. Ce que sera la révolution de juillet. - 10. Fin de ma carrière politique.

 

3 L33 Chapitre 1

Le roi quitte Saint-Cloud. - Arrivée de madame la Dauphine à Trianon. - Corps diplomatique.

Vous venez de voir la royauté de la Grève s'avancer poudreuse et haletante sous le drapeau tricolore au milieu de ses insolents amis ; voyez maintenant la royauté de Reims se retirer à pas mesurés au milieu de ses aumôniers et de ses gardes, marchant dans toute l'exactitude de l'étiquette, n'entendant pas un mot qui ne fût un mot de respect, et révérée même de ceux qui la détestaient. Le soldat, qui l'estimait peu, se faisait tuer pour elle ; le drapeau blanc, placé sur son cercueil avant d'être reployé pour jamais, disait au vent : Saluez-moi : j'étais à Ivry ; j'ai vu mourir Turenne ; les Anglais me connurent à Fontenoy ; j'ai fait triompher la liberté sous Washington, j'ai délivré la Grèce et je flotte encore sur les murailles d'Alger !

Le 31, à l'aube du jour, à l'heure même où le duc d'Orléans, arrivé à Paris, se préparait à l'acceptation de la lieutenance générale, les gens du service de Saint-Cloud se présentèrent au bivouac du pont de Sèvres, annonçant qu'ils étaient congédiés, et que le Roi était parti à trois heures et demie du matin. Les soldats s'émurent, puis ils se calmèrent à l'apparition du Dauphin : il s'avançait à cheval, comme pour les enlever par un de ces mots qui mènent les Français à la mort ou à la victoire ; il s'arrête au front de la ligne, balbutie quelques phrases, tourne court et rentre au château. Le courage ne lui faillit pas, mais la parole. La misérable éducation de nos princes de la branche aînée depuis Louis XIV les rendait incapables de supporter une contradiction, de s'exprimer comme tout le monde, et de se mêler au reste des hommes.

Cependant les hauteurs de Sèvres et les terrasses de Bellevue se couronnaient d'hommes du peuple : on échangea quelques coups de fusil. Le capitaine qui commandait à l'avant-garde du pont de Sèvres passa à l'ennemi ; il mena une pièce de canon et une partie de ses soldats aux bandes réunies sur la route du Point du jour . Alors les Parisiens et la garde convinrent qu'aucune hostilité n'aurait lieu jusqu'à ce que l'évacuation de Saint-Cloud et de Sèvres fût effectuée. Le mouvement rétrograde commença ; les Suisses furent enveloppés par les habitants de Sèvres, jetèrent bas leurs armes, bien que dégagés presque aussitôt par les lanciers, dont le lieutenant-colonel fut blessé. Les troupes traversèrent Versailles, où la garde nationale faisait le service depuis la veille avec les grenadiers de La Rochejaquelein, l'une sous la cocarde tricolore, les autres avec la cocarde blanche. Madame la Dauphine arriva de Vichy et rejoignit la famille royale à Trianon, jadis séjour préféré de Marie-Antoinette. A Trianon, M. de Polignac se sépara de son maître.

On a dit que madame la Dauphine était opposée aux ordonnances : le seul moyen de bien juger les choses, c'est de les considérer dans leur essence ; le plébéien sera toujours d'avis de la liberté, le prince inclinera toujours au pouvoir. Il ne faut leur en faire ni un crime ni un mérite ; c'est leur nature. Madame la Dauphine aurait peut-être désiré que les ordonnances eussent paru dans un moment plus opportun, alors que de meilleures précautions eussent été prises pour en garantir le succès ; mais au fond elles lui plaisaient et lui devaient plaire. Madame la duchesse de Berry en était ravie. Ces deux princesses crurent que la royauté, hors de page, était enfin affranchie des entraves que le gouvernement représentatif attache au pied du souverain.

On est étonné, dans ces événements de juillet, de ne pas rencontrer le corps diplomatique, lui qui n'était que trop consulté de la cour, et qui se mêlait trop de nos affaires.

Il est question deux fois des ambassadeurs étrangers dans nos derniers troubles. Un homme fut arrêté aux barrières, et le paquet dont il était porteur envoyé à l'Hôtel-de-Ville : c'était une dépêche de M. de Loevenhielm au roi de Suède. M. Baude fit remettre cette dépêche à la légation suédoise sans l'ouvrir. La correspondance de lord Stuart étant tombée entre les mains de meneurs populaires, elle lui fut pareillement renvoyée sans avoir été ouverte, ce qui fit merveille à Londres. Lord Stuart comme ses compatriotes, adorait le désordre chez l'étranger : sa diplomatie était de la police , ses dépêches, des rapports . Il m'aimait assez lorsque j'étais ministre, parce que je le traitais sans façon, et que ma porte lui était toujours ouverte ; il entrait chez moi en bottes à toute heure, crotté et vêtu comme un voleur, après avoir couru sur les boulevards et chez les dames qu'il payait mal, et qui l'appelaient Stuart .

J'avais conçu la diplomatie sur un nouveau plan : n'ayant rien à cacher, je parlais tout haut ; j'aurais montré mes dépêches au premier venu, parce que je n'avais aucun projet pour la gloire de la France que je ne fusse déterminé à accomplir en dépit de tout opposant.

J'ai dit cent fois à sir Charles Stuart en riant, et j'étais sérieux : " Ne me cherchez pas querelle : si vous me jetez le gant, je le relève. La France ne vous a jamais fait la guerre avec l'intelligence de votre position ; c'est pourquoi vous nous avez battus ; mais ne vous y fiez pas [C'est à peu près ce que j'écrivais à M. Canning en 1823. (Voyez le Congrès de Vérone . N.d.A.)] . "

Lord Stuart vit donc nos troubles de juillet dans toute cette bonne nature qui jubile de nos misères ; mais les autres membres du corps diplomatique, ennemis de la cause populaire, avaient plus ou moins poussé Charles X aux ordonnances, et cependant, quand elles parurent, ils ne firent rien pour sauver le monarque ; que si M. Pozzo di Borgo se montra inquiet d'un coup d'Etat ce ne fut ni pour le Roi ni pour le peuple.

Deux choses sont certaines :

Premièrement, la révolution de juillet attaquait les traités de la quadruple alliance : la France des Bourbons faisait partie de cette alliance ; les Bourbons ne pouvaient donc être dépossédés violemment sans mettre en péril le nouveau droit politique de l'Europe.

Secondement, dans une monarchie, les légations étrangères ne sont point accréditées auprès du gouvernement ; elles le sont auprès du monarque. Le strict devoir de ces légations était donc de se réunir à Charles X, et de le suivre tant qu'il serait sur le sol français.

N'est-il pas singulier que le seul ambassadeur à qui cette idée soit venue ait été le représentant de Bernadotte, d'un roi qui n'appartenait pas aux vieilles familles de souverains ? M. de Loevenhielm allait entraîner le baron de Werther dans son opinion, quand M. Pozzo di Borgo s'opposa à une démarche qu'imposaient les lettres de créance et que commandait l'honneur.

Si le corps diplomatique se fût rendu à Saint-Cloud, la position de Charles X changeait : les partisans de la légitimité eussent acquis dans la Chambre élective une force qui leur manqua tout d'abord ; la crainte d'une guerre possible eût alarmé la classe industrielle ; l'idée de conserver la paix en gardant Henri V eût entraîné dans le parti de l'enfant royal une masse considérable de populations.

M. Pozzo di Borgo s'abstint pour ne pas compromettre ses fonds à la Bourse ou chez des banquiers, et surtout pour ne pas exposer sa place. Il a joué au cinq pour cent sur le cadavre de la légitimité capétienne, cadavre qui communiquera la mort aux autres rois vivants. Il ne manquera plus, dans quelque temps d'ici, que d'essayer, selon l'usage, de faire passer cette faute irréparable d'un intérêt personnel pour une combinaison profonde.

Les ambassadeurs qu'on laisse trop longtemps à la même cour prennent les moeurs du pays où ils résident : charmés de vivre au milieu des honneurs, ne voyant plus les choses comme elles sont, ils craignent de laisser passer dans leurs dépêches une vérité qui pourrait amener un changement dans leur position. Autre chose est, en effet, d'être MM. Esterhazy, Werther, Pozzo à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg, ou bien LL. EE. les ambassadeurs à la cour de France. On a dit que M. Pozzo avait des rancunes contre Louis XVIII et Charles X, à propos du cordon bleu et de la pairie. On eut tort de ne pas le satisfaire ; il avait rendu aux Bourbons des services, en haine de son compatriote Bonaparte. Mais si à Gand il décida la question du trône en provoquant le départ subit de Louis XVIII pour Paris, il se peut vanter qu'en empêchant le corps diplomatique de faire son devoir dans les journées de juillet, il a contribué à faire tomber de la tête de Charles X la couronne qu'il avait aidé à replacer sur le front de son frère.

Je le pense depuis longtemps, les corps diplomatiques nés dans des siècles soumis à un autre droit des gens ne sont plus en rapport avec la société nouvelle : des gouvernements publics, des communications faciles font qu'aujourd'hui les cabinets sont à même de traiter leurs affaires directement ou sans autre intermédiaire que des agents consulaires, dont il faudrait accroître le nombre et améliorer le sort : car à cette heure l'Europe est industrielle. Les espions titrés, à prétentions exorbitantes, qui se mêlent de tout pour se donner une importance qui leur échappe, ne servent qu'à troubler les cabinets près desquels ils sont accrédités, et à nourrir leurs maîtres d'illusions. Charles X eut tort, de son côté, en n'invitant pas le corps diplomatique à se rendre à sa cour ; mais ce qu'il voyait lui semblait un rêve ; il marchait de surprise en surprise. C'est ainsi qu'il ne manda pas auprès de lui M. le duc d'Orléans ; car, ne se croyant en danger que du côté de la république, le péril d'une usurpation ne lui vint jamais en pensée.

 

3 L33 Chapitre 2

Rambouillet.

Charles X partit dans la soirée pour Rambouillet avec les princesses et M. le duc de Bordeaux. Le nouveau rôle de M. le duc d'Orléans fit naître dans la tête du Roi les premières idées d'abdication. Monsieur le Dauphin, toujours à l'arrière-garde, mais ne se mêlant point aux soldats, leur fit distribuer à Trianon ce qui restait de vin et de comestibles.

A huit heures et un quart du soir, les divers corps se mirent en marche. Là expira la fidélité du 5e léger. Au lieu de suivre le mouvement, il revint à Paris : on rapporta son drapeau à Charles X, qui refusa de le recevoir, comme il avait refusé de recevoir celui du 50e.

Les brigades étaient dans la confusion, les armes mêlées, la cavalerie dépassait l'infanterie et faisait ses haltes à part. A minuit, le 31 juillet expirant, on s'arrêta à Trappes. Le Dauphin coucha dans une maison en arrière de ce village.

Le lendemain, 1er août, il partit pour Rambouillet, laissant les troupes bivouaquées à Trappes. Celles-ci levèrent leur camp à onze heures. Quelques soldats, étant allés acheter du pain dans les hameaux, furent massacrés.

Arrivée à Rambouillet, l'armée fut cantonnée autour du château.

Dans la nuit du 1er au 2 août, trois régiments de la grosse cavalerie reprirent le chemin de leurs anciennes garnisons. On croit que le général Bordesoulle, commandant la grosse cavalerie de la garde, avait fait sa capitulation à Versailles. Le 2e de grenadiers partit aussi le 2 au matin, après avoir renvoyé ses guidons chez le Roi. Le Dauphin rencontra ces grenadiers déserteurs ; ils se formèrent en bataille pour rendre les honneurs au prince et continuèrent leur chemin. Singulier mélange d'infidélité et de bienséance ! Dans cette révolution des trois journées, personne n'avait de passion ; chacun agissait selon l'idée qu'il s'était faite de son droit ou de son devoir : le droit conquis, le devoir rempli, nulle inimitié comme nulle affection ne restait, l'un craignait que le droit ne l'entraînât trop loin, l'autre que le devoir ne dépassât les bornes. Peut-être n'est-il arrivé qu'une fois, et peut-être n'arrivera-t-il plus, qu'un peuple se soit arrêté devant sa victoire, et que des soldats qui avaient défendu un roi, tant qu'il avait paru vouloir se battre, lui aient remis leurs étendards avant de l'abandonner. Les ordonnances avaient affranchi le peuple de son serment ; la retraite, sur le champ de bataille, affranchit le grenadier de son drapeau.

 

3 L33 Chapitre 3

Ouverture de la session, le 3 août. - Lettre de Charles X à M. le duc d'Orléans.

Charles X se retirant, les républicains reculant, rien n'empêchait la monarchie élue d'avancer. Les provinces, toujours moutonnières et esclaves de Paris à chaque mouvement du télégraphe ou à chaque drapeau tricolore perché sur le haut d'une diligence, criaient : Vive Philippe ! ou : Vive la Révolution !

L'ouverture de la session fixée au 3 août, les pairs se transportèrent à la Chambre des députés : je m'y rendis car tout était encore provisoire. Là fut représenté un autre acte de mélodrame : le trône resta vide et l'anti-roi s'assit à côté. On eût dit du chancelier ouvrant par procuration une session du parlement anglais, en l'absence du souverain.

Philippe parla de la funeste nécessité où il s'était trouvé d'accepter la lieutenance générale pour nous sauver tous, de la révision de l'article 14 de la Charte de la liberté que lui, Philippe, portait dans son coeur et qu'il allait faire déborder sur nous, comme la paix sur l'Europe. Jongleries de discours et de constitution répétées à chaque phase de notre histoire, depuis un demi-siècle. Mais l'attention devint très vive quand le prince fit cette déclaration :

" Messieurs les pairs et messieurs les députés,

" Aussitôt que les deux Chambres seront constituées, je ferai porter à votre connaissance l'acte d'abdication de S. M. le Roi Charles X. Par ce même acte, Louis-Antoine de France, Dauphin, renonce également à ses droits. Cet acte a été remis entre mes mains hier, 2 août, à onze heures du soir. J'en ordonne ce matin le dépôt dans les archives de la Chambre des pairs, et je le fais insérer dans la partie officielle du Moniteur . "

Par une misérable ruse et une lâche réticence, le duc d'Orléans supprime ici le nom de Henri V, en faveur duquel les deux rois avaient abdiqué. Si à cette époque chaque Français eût pu être consulté individuellement, il est probable que la majorité se fût prononcée en faveur de Henri V ; une partie des républicains même l'aurait accepté, en lui donnant La Fayette pour mentor. Le germe de la légitimité resté en France, les deux vieux rois allant finir leurs jours à Rome, aucune des difficultés qui entourent une usurpation et qui la rendent suspecte aux divers partis n'aurait existé. L'adoption des cadets de Bourbon était non seulement un péril, c'était un contresens politique : la France nouvelle est républicaine ; elle ne veut point de roi, du moins elle ne veut point un roi de la vieille race. Encore quelques années, nous verrons ce que deviendront nos libertés et ce que sera cette paix dont le monde se doit réjouir. Si l'on peut juger de la conduite du nouveau personnage élu, par ce que l'on connaît de son caractère, il est présumable que ce prince ne croira pouvoir conserver sa monarchie qu'en opprimant au dedans et en rampant au dehors [Me suis-je trompé ? (Note de Paris, 1840. N.d.A.)] .

Le tort réel de Louis-Philippe n'est pas d'avoir accepté la couronne (acte d'ambition dont il y a des milliers d'exemples et qui n'attaque qu'une institution politique) ; son véritable délit est d'avoir été tuteur infidèle, d'avoir dépouillé l ' enfant et l ' orphelin , délit contre lequel l'Ecriture n'a pas assez de malédictions : or, jamais la justice morale (qu'on la nomme fatalité ou Providence, je l'appelle moi, conséquence inévitable du mal) n'a manqué de punir lés infractions à la loi morale.

Philippe, son gouvernement, tout cet ordre de choses impossibles et contradictoires, périra, dans un temps plus ou moins retardé par des cas fortuits, par des complications d'intérêts intérieurs et extérieurs, par l'apathie et la corruption des individus, par la légèreté des esprits, l'indifférence et l'effacement des caractères ; mais, quelle que soit la durée du régime actuel, elle ne sera jamais assez longue pour que la branche d'Orléans puisse pousser de profondes racines.

Charles X, apprenant les progrès de la révolution, n'ayant rien dans son âge et dans son caractère de propre à arrêter ces progrès, crut parer le coup porté à sa race en abdiquant avec son fils, comme Philippe l'annonça aux députés. Dès le premier août il avait écrit un mot approuvant l'ouverture de la session, et, comptant sur le sincère attachement de son cousin le duc d'Orléans, il le nommait, de son côté, lieutenant général du royaume. Il alla plus loin le 2, car il ne voulait plus que s'embarquer et demandait des commissaires pour le protéger jusqu'à Cherbourg. Ces appariteurs ne furent point reçus d'abord par la maison militaire. Bonaparte eut aussi pour gardes des commissaires, la première fois russes, la seconde fois français ; mais il ne les avait pas demandés.

Voici la lettre de Charles X :

" Rambouillet, ce 2 août 1830.

" Mon cousin, je suis trop profondément peiné des maux qui affligent ou qui pourraient menacer mes peuples pour n'avoir pas cherché un moyen de les prévenir. J'ai donc pris la résolution d'abdiquer la couronne en faveur de mon petit-fils le duc de Bordeaux. Le Dauphin, qui partage mes sentiments, renonce aussi à ses droits en faveur de son neveu.

" Vous aurez donc, par votre qualité de lieutenant général du royaume, à faire proclamer l'avènement de Henri V à la couronne. Vous prendrez d'ailleurs toutes les mesures qui vous concernent pour régler les formes du gouvernement pendant la minorité du nouveau roi. Ici je me borne à faire connaître ces dispositions ; c'est un moyen d'éviter encore bien des maux. Vous communiquerez mes intentions au corps diplomatique, et vous me ferez connaître le plus tôt possible la proclamation par laquelle mon petit-fils sera reconnu roi sous le nom de Henri V...

" Je vous renouvelle, mon cousin, l'assurance des sentiments avec lesquels je suis votre affectionné cousin.

" Charles. "

Si M. le duc d'Orléans eût été capable d'émotion ou de remords, cette signature : Votre affectionné cousin , n'aurait-elle pas dû le frapper au coeur ? On doutait si peu à Rambouillet de l'efficacité des abdications, que l'on préparait le jeune prince à son voyage : la cocarde tricolore, son égide, était déjà façonnée par les mains des plus grands zélateurs des ordonnances. Supposez que madame la duchesse de Berry, partie subitement avec son fils, se fût présentée à la Chambre des députés au moment où M. le duc d'Orléans y prononçait le discours d'ouverture, il restait deux chances ; chances périlleuses ! mais du moins, une catastrophe arrivant, l'enfant enlevé au ciel n'aurait pas traîné de misérables jours en terre étrangère.

Mes conseils, mes voeux, mes cris, furent impuissants ; je demandais en vain Marie-Caroline : la mère de Bayard, prêt à quitter le château paternel, " ploroit, " dit le Loyal serviteur. " La bonne gentil femme sortit par le derrière de la tour, et fit venir son fils auquel elle dit ces paroles : " Pierre, mon ami, soyez doux et courtois en ostant de vous tout orgueil ; soyez humble et serviable à toutes gens ; soyez loyal en faicts et dits ; soyez secourable aux pauvres veufves et orphelins, et Dieu le vous guerdonnera ... " Alors la bonne dame tira hors de sa manche une petite boursette en laquelle avoit seulement six écus en or et un en monnoie qu'elle donna à son fils. "

Le chevalier sans peur et sans reproche partit avec six écus d'or dans une petite boursette pour devenir le plus brave et le plus renommé des capitaines. Henri, qui n'a peut-être pas six écus d'or, aura bien d'autres combats à rendre ; il faudra qu'il lutte contre le malheur, champion difficile à terrasser. Glorifions les mères qui donnent de si tendres et de si bonnes leçons à leurs fils ! Bénie donc soyez-vous, ma mère, de qui je tiens ce qui peut avoir honoré et discipliné ma vie.

Pardon de tous ces souvenirs ; mais peut-être la tyrannie de ma mémoire, en faisant entrer le passé dans le présent, ôte à celui-ci une partie de ce qu'il a de misérable. Les trois commissaires députés vers Charles X étaient MM. de Schonen, Odilon Barrot et le maréchal Maison. Renvoyés par les postes militaires, ils reprirent la route de Paris. Un flot populaire les reporta vers Rambouillet.

 

3 L33 Chapitre 4

Départ du peuple pour Rambouillet. - Fuite du roi. - Réflexions.

Le bruit se répandit le 2 au soir à Paris que Charles X refusait de quitter Rambouillet jusqu'à ce que son petit-fils eût été reconnu. Une multitude s'assembla le 3 au matin aux Champs-Elysées, criant : " A Rambouillet ! à Rambouillet ! Il ne faut pas qu'un seul Bourbon en réchappe. " Des hommes riches se trouvaient mêlés à ces groupes, mais, le moment arrivé ils laissèrent partir la canaille, à la tête de laquelle se plaça le général Pajol, qui prit le colonel Jacqueminot pour son chef d'état-major. Les commissaires qui revenaient ayant rencontré les éclaireurs de cette colonne retournèrent sur leurs pas et furent introduits alors à Rambouillet. Le Roi les questionna alors sur la force des insurgés, puis, s'étant retiré, il fit appeler Maison, qui lui devait sa fortune et le bâton de maréchal : " Maison, je vous demande sur l'honneur de me dire, foi de soldat, si ce que les commissaires ont raconté est vrai ? " Le maréchal répondit : " Ils ne vous ont dit que la moitié de la vérité. "

Il restait encore, le 3 août, à Rambouillet, trois mille cinq cents hommes de l'infanterie de la garde, quatre régiments de cavalerie légère, formant vingt escadrons, et présentant deux mille hommes. La maison militaire gardes du corps, etc., cavalerie et infanterie, se montait à treize cents hommes ; en tout huit mille huit cents hommes, sept batteries attelées et composées de quarante-deux pièces de canon. A dix heures du soir on fait sonner le boute-selle, tout le camp se met en route pour Maintenon, Charles X et sa famille marchant au milieu de la colonne funèbre qu'éclairait à peine la lune voilée.

Et devant qui se retirait-on ? Devant une troupe presque sans armes, arrivant en omnibus, en fiacres, en petites voitures de Versailles et de Saint-Cloud. Le général Pajol se croyait bien perdu lorsqu'il fut forcé de se mettre à la tête de cette multitude, laquelle après tout, ne s'élevait pas au delà de quinze mille individus, avec l'adjonction des Rouennais arrivés. La moitié de cette troupe restait sur les chemins. Quelques jeunes gens exaltés, vaillants et généreux, mêlés à ce ramas, se seraient sacrifiés, le reste se fût probablement dispersé. Dans les champs de Rambouillet, en rase campagne, il eût fallu aborder le feu de la ligne et de l'artillerie ; une victoire, selon toutes les apparences, eût été remportée. Entre la victoire du peuple à Paris et la victoire du Roi à Rambouillet, des négociations se seraient établies.

Quoi ! parmi tant d'officiers, il ne s'en est pas trouvé un assez résolu pour se saisir du commandement au nom de Henri V ? Car, après tout, Charles X et le Dauphin n'étaient plus rois !

Ne voulait-on pas combattre : que ne se retirait-on à Chartres ? Là on eût été hors de l'atteinte de la populace de Paris, encore mieux à Tours, en s'appuyant sur des provinces légitimistes. Charles X demeuré en France, la majeure partie de l'armée serait demeurée fidèle. Les camps de Boulogne et Lunéville étaient levés et marchaient à son secours. Mon neveu, le comte Louis amenait son régiment, le 4e chasseurs, qui ne se débanda qu'en apprenant la retraite de Rambouillet. M. de Chateaubriand fut réduit à escorter sur un pony le monarque jusqu'au lieu de son embarcation. Si rendu dans une ville, à l'abri d'un premier coup de main, Charles X eût convoqué les deux Chambres, plus de la moitié de ces Chambres aurait obéi. Casimir Périer, le général Sébastiani et cent autres avaient attendu, s'étaient débattus contre la cocarde tricolore, ils redoutaient les périls d'une révolution populaire : que dis-je ? le lieutenant général du royaume, mandé par le Roi et ne voyant pas la bataille gagnée, se serait dérobé à ses partisans et conformé à l'injonction royale. Le corps diplomatique qui ne fit pas son devoir, l'eût fait alors en se rangeant autour du monarque. La république, installée à Paris au milieu de tous les désordres, n'aurait pas duré un mois en face d'un gouvernement régulier constitutionnel, établi ailleurs. Jamais on ne perdit la partie à si beau jeu, et quand on l'a perdue de la sorte, il n'y a plus de revanche : allez donc parler de liberté aux citoyens et d'honneur aux soldats après les ordonnances de juillet et la retraite de Saint-Cloud !

Viendra peut-être le temps, quand une société nouvelle aura pris la place de l'ordre social actuel, que la guerre paraîtra une monstrueuse absurdité, que le principe même n'en sera plus compris ; mais nous n'en sommes pas là. Dans les querelles armées, il y a des philanthropes qui distinguent les espèces et sont prêts à se trouver mal au seul nom de guerre civile : " Des compatriotes qui se tuent ! des frères, des pères, des fils en face les uns des autres ! " Tout cela est fort triste, sans doute ; cependant un peuple s'est souvent retrempé et régénéré dans les discordes intestines. Il n'a jamais péri par une guerre civile, et il a souvent disparu dans des guerres étrangères. Voyez ce qu'était l'Italie au temps de ses divisions, et voyez ce qu'elle est aujourd'hui. Il est déplorable d'être obligé de ravager la propriété de son voisin, de voir ses foyers ensanglantés par ce voisin ; mais, franchement, est-il beaucoup plus humain de massacrer une famille de paysans allemands que vous ne connaissez pas, qui n'a eu avec vous de discussion d'aucune nature, que vous volez, que vous tuez sans remords, dont vous déshonorez en sûreté de conscience les femmes et les filles, parce que c ' est la guerre ? Quoi qu'on en dise, les guerres civiles sont moins injustes, moins révoltantes et plus naturelles que les guerres étrangères, quand celles-ci ne sont pas entreprises pour sauver l'indépendance nationale. Les guerres civiles sont fondées au moins sur des outrages individuels, sur des aversions avouées et reconnues ; ce sont des duels avec des seconds, où les adversaires savent pourquoi ils ont l'épée à la main. Si les passions ne justifient pas le mal, elles l'excusent, elles l'expliquent, elles font concevoir pourquoi il existe. La guerre étrangère, comment est-elle justifiée ? Des nations s'égorgent ordinairement parce qu'un roi s'ennuie, qu'un ambitieux se veut élever, qu'un ministre cherche à supplanter un rival. Il est temps de faire justice de ces vieux lieux communs de sensiblerie, plus convenables aux poètes qu'aux historiens : Thucydide, César, Tite-Live se contentent d'un mot de douleur et passent.

La guerre civile, malgré ses calamités, n'a qu'un danger réel : si les factions ont recours à l'étranger ou si l'étranger, profitant des divisions d'un peuple, attaque ce peuple ; la conquête pourrait être le résultat d'une telle position. La Grande-Bretagne, l'Ibérie, la Grèce constantinopolitaine, de nos jours la Pologne, nous offrent des exemples qu'on ne doit pas oublier. Toutefois, pendant la Ligue, les deux partis appelant à leur aide des Espagnols et des Anglais, des Italiens et des Allemands ceux-ci se contrebalancèrent et ne dérangèrent point l'équilibre que les Français armés maintenaient entre eux.

Charles X eut tort d'employer les baïonnettes au soutien des ordonnances ; ses ministres ne peuvent se justifier d'avoir fait, par obéissance ou non, couler le sang du peuple et des soldats, sans qu'aucune haine les divisât, de même que les terroristes de théorie reproduiraient volontiers le système de la terreur lorsqu'il n'y a plus de terreur. Mais Charles X eut tort aussi de ne pas accepter la guerre lorsque, après avoir cédé sur tous les points, on la lui apportait. Il n'avait pas le droit, après avoir attaché le diadème au front de son petit-fils, de dire à ce nouveau Joas : " Je t'ai fait monter au trône pour te traîner dans l'exil, pour qu'infortuné, banni, tu portes le poids de mes ans, de ma proscription et de mon sceptre. " Il ne fallait pas au même instant donner à Henri V une couronne et lui ôter la France. En le faisant Roi on l'avait condamné à mourir sur le sol où s'est mêlée la poussière de saint Louis et de Henri IV.

Au surplus, après ce bouillonnement de mon sang, je reviens à ma raison, et je ne vois plus dans ces choses que l'accomplissement des destins de l'humanité. La cour, triomphante par les armes, eût détruit les libertés publiques ; elle n'en aurait pas moins été écrasée un jour ; mais elle eût retardé le développement de la société pendant quelques années ; tout ce qui avait compris la monarchie d'une manière large eût été persécuté par la congrégation rétablie. En dernier résultat, les événements ont suivi la pente de la civilisation. Dieu fait les hommes puissants conformes à ses desseins secrets : il leur donne les défauts qui les perdent quand ils doivent être perdus, parce qu'il ne veut pas que des qualités mal appliquées par une fausse intelligence s'opposent aux décrets de sa providence.

 

3 L33 Chapitre 5

Palais-Royal. Conversations. - Dernière tentation politique. - M. de Saint-Aulaire.

La famille royale, en se retirant, réduisait mon rôle à moi-même. Je ne songeais plus qu'à ce que je serais appelé à dire à la Chambre des pairs. Ecrire était impossible : si l'attaque fût venue des ennemis de la couronne ; si Charles X eût été renversé par une conspiration du dehors, j'aurais pris la plume, et, m'eût-on laissé l'indépendance de la pensée, je me serais fait fort de rallier un immense parti autour des débris du trône ; mais l'attaque était descendue de la couronne, les ministres avaient violé les deux principales libertés ; ils avaient rendu la royauté parjure, non d'intention sans doute, mais de fait ; par cela même ils m'avaient enlevé ma force. Que pouvais-je hasarder en faveur des ordonnances ? Comment aurais-je pu vanter encore la sincérité la candeur, la chevalerie de la monarchie légitime ? Comment aurais-je pu dire qu'elle était la plus forte garantie de nos intérêts, de nos lois et de notre indépendance ? Champion de la vieille royauté, cette royauté m'arrachait mes armes et me laissait nu devant mes ennemis.

Je fus donc tout étonné quand, réduit à cette faiblesse je me vis recherché par la nouvelle royauté. Charles X avait dédaigné mes services ; Philippe fit un effort pour m'attacher à lui. D'abord M. Arago me parla avec élévation et vivacité de la part de madame Adélaïde ; ensuite le comte Anatole de Montesquiou vint un matin chez madame Récamier, et m'y rencontra. Il me dit que madame la duchesse d'Orléans et M. le duc d'Orléans seraient charmés de me voir, si je voulais aller au Palais-Royal. On s'occupait alors de la déclaration qui devait transformer la lieutenance générale du royaume en royauté. Peut-être, avant que je me prononçasse, S. A. R. avait-elle jugé à propos d'essayer d'affaiblir mon opposition. Elle pouvait aussi penser que je me regardais comme dégagé par la fuite des trois rois.

Ces ouvertures de M. de Montesquiou me surprirent. Je ne les repoussai cependant pas ; car, sans me flatter d'un succès, je pensai que je pouvais faire entendre des vérités utiles. Je me rendis au Palais-Royal avec le chevalier d'honneur de la reine future. Introduit par l'entrée qui donne sur la rue de Valois, je trouvai madame la duchesse d'Orléans et madame Adélaïde dans leurs petits appartements. J'avais eu l'honneur de leur être présenté autrefois. Madame la duchesse d'Orléans me fit asseoir auprès d'elle, et sur-le-champ elle me dit : " Ah ! monsieur de Chateaubriand, nous sommes bien malheureux. Si tous les partis voulaient se réunir, peut-être pourrait-on encore se sauver ! Que pensez-vous de tout cela ?

" - Madame, répondis-je, rien n'est si aisé : Charles X et monsieur le Dauphin ont abdiqué : Henri est maintenant le Roi ; monseigneur le duc d'Orléans est lieutenant général du royaume : qu'il soit régent pendant la minorité de Henri V, et tout est fini.

" - Mais, monsieur de Chateaubriand, le peuple est très agité ; nous tomberons dans l'anarchie.

" - Madame, oserai-je vous demander quelle est l'intention de monseigneur le duc d'Orléans ? Acceptera-t-il la couronne si on la lui offre ? "

Les deux princesses hésitèrent à répondre. Madame la duchesse d'Orléans repartit après un moment de silence :

" Songez, monsieur de Chateaubriand, aux malheurs qui peuvent arriver. Il faut que tous les honnêtes gens s'entendent pour nous sauver de la république. A Rome, monsieur de Chateaubriand, vous pourriez rendre de si grands services, ou même ici, si vous ne vouliez plus quitter la France !

" - Madame n'ignore pas mon dévouement au jeune Roi et à sa mère.

" - Ah ! monsieur de Chateaubriand, ils vous ont si bien traité !

" - Votre Altesse Royale ne voudrait pas que je démentisse toute ma vie.

" - Monsieur de Chateaubriand, vous ne connaissez pas ma nièce : elle est si légère !... pauvre Caroline !... Je vais envoyer chercher M. le duc d'Orléans, il vous persuadera mieux que moi. "

La princesse donna des ordres, et Louis-Philippe arriva au bout d'un demi-quart d'heure. Il était mal vêtu et avait l'air extrêmement fatigué. Je me levai, et le lieutenant général du royaume en m'abordant :

" - Madame la duchesse d'Orléans a dû vous dire combien nous sommes malheureux. "

Et sur-le-champ il fit une idylle sur le bonheur dont il jouissait à la campagne, sur la vie tranquille et selon ses goûts qu'il passait au milieu de ses enfants. Je saisis le moment d'une pose entre deux strophes pour prendre à mon tour respectueusement la parole, et pour répéter à peu près ce que j'avais dit aux princesses.

" - Ah ! s'écria-t-il, c'est là mon désir ! Combien je serais satisfait d'être le tuteur et le soutien de cet enfant ! Je pense tout comme vous, monsieur de Chateaubriand : prendre le duc de Bordeaux serait certainement ce qu'il y aurait de mieux à faire. Je crains seulement que les événements ne soient plus forts que nous. - Plus forts que nous, monseigneur ? N'êtes-vous pas investi de tous les pouvoirs ? Allons rejoindre Henri V ; appelez auprès de vous, hors de Paris, les Chambres et l'armée. Sur le seul bruit de votre départ, toute cette effervescence tombera, et l'on cherchera un abri sous votre pouvoir éclairé et protecteur. "

Pendant que je parlais, j'observais Philippe. Mon conseil le mettait mal à l'aise, je lus écrit sur son front désir d'être Roi. " Monsieur de Chateaubriand, me dit-il sans me regarder, la chose est plus difficile que vous ne le pensez ; cela ne va pas comme cela. Vous ne savez pas dans quel péril nous sommes. Une bande furieuse peut se porter contre les Chambres aux derniers excès, et nous n'avons rien encore pour nous défendre. "

Cette phrase échappée à M. le duc d'Orléans me fit plaisir parce qu'elle me fournissait une réplique péremptoire. " Je conçois cet embarras, monseigneur ; mais il y a un moyen sûr de l'écarter. Si vous ne croyez pas pouvoir rejoindre Henri V comme je le proposais tout à l'heure, vous pouvez prendre une autre route. La session va s'ouvrir : quelle que soit la première proposition qui sera faite par les députés, déclarez que la Chambre actuelle n'a pas les pouvoirs nécessaires (ce qui est la vérité pure) pour disposer de la forme du gouvernement ; dites qu'il faut que la France soit consultée, et qu'une nouvelle assemblée soit élue avec des pouvoirs ad hoc pour décider une aussi grande question. Votre Altesse Royale se mettra de la sorte dans la position la plus populaire ; le parti républicain, qui fait aujourd'hui votre danger, vous portera aux nues. Dans les deux mois qui s'écouleront jusqu'à l'arrivée de la nouvelle législature, vous organiserez la garde nationale ; tous vos amis et les amis du jeune Roi travailleront avec vous dans les provinces. Laissez venir alors les députés, laissez se plaider publiquement à la tribune la cause que je défends. Cette cause, favorisée en secret par vous, obtiendra l'immense majorité des suffrages. Le moment d'anarchie étant passé, vous n'aurez plus rien à craindre de la violence des républicains. Je ne vois pas même qu'il soit très difficile d'attirer à vous le général La Fayette et M. Laffitte. Quel rôle pour vous, monseigneur ! vous pouvez régner quinze ans sous le nom de votre pupille ; dans quinze ans, l'âge du repos sera arrivé pour nous tous ; vous aurez eu la gloire unique dans l'histoire d'avoir pu monter au trône et de l'avoir laissé à l'héritier légitime ; en même temps vous aurez élevé cet enfant dans les lumières du siècle, et vous l'aurez rendu capable de régner sur la France : une de vos filles pourrait un jour porter le sceptre avec lui. "

Philippe promenait ses regards vaguement au-dessus de ma tête : " Pardon, me dit-il, monsieur de Chateaubriand ; j'ai quitté pour m'entretenir avec vous une députation auprès de laquelle il faut que je retourne. Madame la duchesse d'Orléans vous aura dit combien je serais heureux de faire ce que vous pourriez désirer ; mais, croyez-le bien, c'est moi qui retiens seul une foule menaçante. Si le parti royaliste n'est pas massacré, il ne doit sa vie qu'à mes efforts.

" - Monseigneur, répondis-je à cette déclaration si inattendue et si loin du sujet de notre conversation, j'ai vu des massacres : ceux qui ont passé à travers la Révolution sont aguerris. Les moustaches grises ne se laissent pas effrayer par les objets qui font peur aux conscrits. "

S. A. R. se retira, et j'allai retrouver mes amis :

" Eh bien ? " s'écrièrent-ils.

- Eh bien, il veut être roi.

- Et madame la duchesse d'Orléans ?

- Elle veut être reine.

- Ils vous l'ont dit ?

- L'un m'a parlé de bergeries, l'autre des périls qui menaçaient la France et de la légèreté de la pauvre Caroline ; tous deux ont bien voulu me faire entendre que je pourrais leur être utile, et ni l'un ni l'autre ne m'a regardé en face. "

Madame la duchesse d'Orléans désira me voir encore une fois. M. le duc d'Orléans ne vint pas se mêler à cette conversation. Madame Adélaïde s'y trouva comme à la première. Madame la duchesse d'Orléans s'expliqua plus clairement sur les faveurs dont monseigneur le duc d'Orléans se proposait de m'honorer. Elle eut la bonté de me rappeler ce qu'elle nommait ma puissance sur l'opinion, les sacrifices que j'avais faits, l'aversion que Charles X et sa famille m'avaient toujours montrée malgré mes services. Elle me dit que si je voulais rentrer au ministère des affaires étrangères, S. A. R. se ferait un grand bonheur de me réintégrer dans cette place ; mais que j'aimerais peut-être mieux retourner à Rome, et qu'elle (madame la duchesse d'Orléans) me verrait prendre ce dernier parti avec un extrême plaisir, dans l'intérêt de notre sainte religion.

" Madame, répondis-je sur-le-champ avec une sorte de vivacité, je vois que le parti de monsieur le duc d'Orléans est pris ; je suppose qu'il en a pesé les conséquences, qu'il a vu les années de misères et de périls divers qu'il aura à traverser ; je n'ai donc plus rien à dire. Je ne viens point ici pour manquer de respect au sang des Bourbons ; je ne dois, d'ailleurs que de la reconnaissance aux bontés de madame. Laissant donc de côté les grandes objections, les raisons puisées dans les principes et les événements, je supplie V. A. R. de consentir à m'entendre en ce qui me touche. Elle a bien voulu me parler de ce qu'elle appelle ma puissance sur l'opinion. Eh bien ! si cette puissance est réelle, elle n'est fondée que sur l'estime publique ; or, je la perdrais, cette estime, au moment où je changerais de drapeau. Monsieur le duc d'Orléans aurait cru acquérir un appui, et il n'aurait à son service qu'un misérable faiseur de phrases, qu'un parjure dont la voix ne serait plus écoutée, qu'un renégat à qui chacun aurait le droit de jeter de la boue et de cracher au visage. Aux paroles incertaines qu'il balbutierait en faveur de Louis-Philippe, on lui opposerait les volumes entiers qu'il a publiés en faveur de la famille tombée. N'est-ce pas moi, madame qui ai écrit la brochure De Bonaparte et des Bourbons , les articles sur l' arrivée de Louis XVIII à Compiègne , le Rapport dans le conseil du roi à Gand , l' Histoire de la vie et de la mort de M. le duc de Berry ? Je ne sais s'il y a une seule page de moi où le nom de mes anciens rois ne se trouve pour quelque chose, et où il ne soit environné de mes protestations d'amour et de fidélité ; chose qui porte un caractère d'attachement individuel d'autant plus remarquable, que madame sait que je ne crois pas aux rois. A la seule pensée d'une désertion, le rouge me monte au visage ; j'irais le lendemain me jeter dans la Seine. Je supplie madame d'excuser la vivacité de mes paroles ; je suis pénétré de ses bontés, j'en garderai un profond et reconnaissant souvenir, mais elle ne voudrait pas me déshonorer : plaignez-moi, madame, plaignez-moi ! "

J'étais resté debout et, m'inclinant, je me retirai. Mademoiselle d'Orléans n'avait pas prononcé un mot. Elle se leva et, en s'en allant, elle me dit : " Je ne vous plains pas, monsieur de Chateaubriand, je ne vous plains pas ! " Je fus étonné de ce peu de mots et de l'accent avec lequel ils furent prononcés.

Voilà ma dernière tentation politique ; j'aurais pu me croire un juste selon saint Hilaire, car il affirme que les hommes sont exposés aux entreprises du diable en raison de leur sainteté : Victoria ei est magis, exacta de sanctis : " sa victoire est plus grande remportée sur des saints. " Mes refus étaient d'une dupe ; où est le public pour les juger ? n'aurais-je pas pu me ranger au nombre de ces hommes, fils vertueux de la terre, qui servent le pays avant tout ? Malheureusement, je ne suis pas une créature du présent, et je ne veux point capituler avec la fortune. Il n'y a rien de commun entre moi et Cicéron ; mais sa fragilité n'est pas une excuse : la postérité n'a pu pardonner un moment de faiblesse à un grand homme pour un autre grand homme ; que serait-ce que ma pauvre vie perdant son seul bien, son intégrité, pour Louis-Philippe d'Orléans ?

Le soir même de cette dernière conversation au Palais Royal, je rencontrai chez madame Récamier M. de Saint-Aulaire. Je ne m'amusai point à lui demander son secret, mais il me demanda le mien. Il débarquait de la campagne encore tout chaud des événements qu'il avait lus : " Ah ! s'écria-t-il, que je suis aise de vous voir ! voilà de belle besogne ! J'espère que nous autres, au Luxembourg, nous ferons notre devoir. Il serait curieux que les pairs disposassent de la couronne de Henri V ! J'en suis bien sûr, vous ne me laisserez pas seul à la tribune. "

Comme mon parti était pris, j'étais fort calme ; ma réponse parut froide à l'ardeur de M. de Saint-Aulaire. Il sortit, vit ses amis, et me laissa seul à la tribune : vivent les gens d'esprit à coeur léger et à tête frivole !

 

3 L33 Chapitre 6

Dernier soupir du parti républicain.

Le parti républicain se débattait encore sous les pieds des amis qui l'avaient trahi. Le 6 août, une députation de vingt membres désignés par le comité central des douze arrondissements de Paris se présenta à la Chambre des députés pour lui remettre une adresse que le général Thiard et M. Duris-Dufresne escamotèrent à la bénévole députation. Il était dit dans cette adresse : " que la nation ne pouvait reconnaître comme pouvoir constitutionnel, ni une Chambre élective nommée durant l'existence et sous l'influence de la royauté qu'elle a renversée, ni une Chambre aristocratique, dont l'institution est en opposition directe avec les principes qui ont mis (à elle, la nation) les armes à la main ; que le comité central des douze arrondissements n'accordant, comme nécessité révolutionnaire, qu'un pouvoir de fait et très provisoire à la Chambre des députés actuels pour aviser à toute mesure d'urgence, appelle de tous ses voeux l'élection libre et populaire de mandataires qui représentent réellement les besoins du peuple ; que les assemblées primaires seules peuvent amener ce résultat. S'il en était autrement, la nation frapperait de nullité tout ce qui tendrait à la gêner dans l'exercice de ses droits. "

Tout cela était la pure raison, mais le lieutenant général du royaume aspirait à la couronne, et les peurs et les ambitions avaient hâte de la lui donner. Les plébéiens d'aujourd'hui voulaient une révolution et ne savaient pas la faire ; les Jacobins, qu'ils ont pris pour modèles, auraient jeté à l'eau les hommes du Palais-Royal et les bavards des deux Chambres. M. de La Fayette était réduit à des désirs impuissants : heureux d'avoir fait revivre la garde nationale, il se laissa jouer comme un vieux maillot par Philippe, dont il croyait être la nourrice ; il s'engourdit dans cette félicité. Le vieux général n'était plus que la liberté endormie, comme la République de 1793 n'était plus qu'une tête de mort.

Le vrai est qu'une Chambre sans mandat et tronquée n'avait aucun droit de disposer de la couronne : ce fut une Convention exprès réunie, formée de la Chambre des lords et d'une Chambre des communes nouvellement élue, qui disposa du trône de Jacques second. Il est encore certain que ce croupion de la Chambre des députés, que ces 221, imbus sous Charles X des traditions de la monarchie héréditaire, n'apportaient aucune disposition propre à la monarchie élective ; ils l'arrêtent dès son début, et la forcent de rétrograder vers des principes de quasi-légitimité. Ceux qui ont forgé l'épée de la nouvelle royauté ont introduit dans sa lame une paille qui tôt ou tard la fera éclater.

 

3 L33 Chapitre 7

Journée du 7 août. - Séance à la Chambre des pairs. - Mon discours. - Je sors du palais du Luxembourg pour n'y plus rentrer. - Mes démissions.

Le 7 d'août est un jour mémorable pour moi ; c'est celui où j'ai eu le bonheur de terminer ma carrière politique comme je l'avais commencée ; bonheur assez rare aujourd'hui pour qu'on puisse s'en réjouir.

On avait apporté à la Chambre des pairs la déclaration de la Chambre des députés concernant la vacance du trône. J'allai m'asseoir à ma place dans le plus haut rang des fauteuils, en face du président. Les pairs me semblèrent à la fois affairés et abattus. Si quelques-uns portaient sur leur front l'orgueil de leur prochaine infidélité, d'autres y portaient la honte des remords qu'ils n'avaient pas le courage d'écouter. Je me disais, en regardant cette triste assemblée : Quoi ! ceux qui ont reçu les bienfaits de Charles X dans sa prospérité vont le déserter dans son infortune ! Ceux dont la mission spéciale était de défendre le trône héréditaire, ces hommes de cour qui vivaient dans l'intimité du Roi le trahiront-ils ? Ils veillaient à sa porte à Saint-Cloud ; ils l'ont embrassé à Rambouillet, il leur a pressé la main dans un dernier adieu ; vont-ils lever contre lui cette main toute chaude encore de cette dernière étreinte ? Cette Chambre, qui retentit pendant quinze années de leurs protestations de dévouement, va-t-elle entendre leur parjure ? C'est pour eux, cependant, que Charles X s'est perdu ; c'est eux qui le poussaient aux ordonnances, ils trépignaient de joie lorsqu'elles parurent et lorsqu'ils se crurent vainqueurs dans cette minute muette qui précède la chute du tonnerre.

Ces idées roulaient confusément et douloureusement dans mon esprit. La pairie était devenue le triple réceptacle des corruptions de la vieille Monarchie, de la République et de l'Empire. Quant aux républicains de 1793, transformés en sénateurs, quant aux généraux de Bonaparte, je n'attendais d'eux que ce qu'ils ont toujours fait : ils déposèrent l'homme extraordinaire auquel ils devaient tout, ils allaient déposer le Roi qui les avait confirmés dans les biens et dans les honneurs dont les avait comblés leur premier maître. Que le vent tourne et ils déposeront l'usurpateur auquel ils se préparaient à jeter la couronne.

Je montai à la tribune. Un silence profond se fit ; les visages parurent embarrassés, chaque pair se tourna de côté sur son fauteuil, et regarda la terre. Hormis quelques pairs résolus à se retirer comme moi, personne n'osa lever les yeux à la hauteur de la tribune. Je conserve mon discours parce qu'il résume ma vie, et que c'est mon premier titre à l'estime de l'avenir.

" Messieurs,

" La déclaration apportée à cette Chambre est beaucoup moins compliquée pour moi que pour ceux de MM. les pairs qui professent une opinion différente de la mienne. Un fait, dans cette déclaration, domine à mes yeux tous les autres, ou plutôt les détruit. Si nous étions dans un ordre de choses régulier, j'examinerais sans doute avec soin les changements qu'on prétend opérer dans la Charte. Plusieurs de ces changements ont été par moi-même proposés. Je m'étonne seulement qu'on ait pu entretenir cette Chambre de la mesure réactionnaire touchant les pairs de la création de Charles X. Je ne suis pas suspect de faiblesse pour les fournées, et vous savez que j'en ai combattu même la menace ; mais nous rendre les juges de nos collègues, mais rayer du tableau des pairs qui l'on voudra, toutes les fois que l'on sera le plus fort, cela ressemble trop à la proscription. Veut-on détruire la pairie ? Soit : mieux vaut perdre la vie que de la demander.

" Je me reproche déjà ce peu de mots sur un détail qui, tout important qu'il est, disparaît dans la grandeur de l'événement. La France est sans direction, et j'irais m'occuper de ce qu'il faut ajouter ou retrancher aux mâts d'un navire dont le gouvernail est arraché ! J'écarte donc de la déclaration de la Chambre élective tout ce qui est d'un intérêt secondaire, et, m'en tenant au seul fait énoncé de la vacance vraie ou prétendue du trône, je marche droit au but.

" Une question préalable doit être traitée : si le trône est vacant, nous sommes libres de choisir la forme de notre gouvernement.

" Avant d'offrir la couronne à un individu quelconque, il est bon de savoir dans quelle espèce d'ordre politique nous constituerons l'ordre social. Etablirons-nous une république ou une monarchie nouvelle ? Une république ou une monarchie nouvelle offre-t-elle à la France des garanties suffisantes de durée, de force et de repos ?

" Une république aurait d'abord contre elle les souvenirs de la République même. Ces souvenirs ne sont nullement effacés. On n'a pas oublié le temps où la mort, entre la liberté et l'égalité, marchait appuyée sur leurs bras. Quand vous seriez tombés dans une nouvelle anarchie, pourriez-vous réveiller sur son rocher l'Hercule qui fut seul capable d'étouffer le monstre ? De ces hommes fastiques [Mot inventé par Chateaubriand : homme dont le nom mérite d'être gravé dans les fastes.] , il y en a cinq ou six dans l'histoire : dans quelque mille ans, votre postérité pourra voir un autre Napoléon. Quant à vous, ne l'attendez pas. Ensuite, dans l'état de nos moeurs et dans nos rapports avec les gouvernements qui nous environnent, la république, sauf erreur, ne me paraît pas exécutable maintenant. La première difficulté serait d'amener les Français à un vote unanime. Quel droit la population de Paris aurait-elle de contraindre la population de Marseille ou de telle autre ville de se constituer en république ? Y aurait-il une seule république ou vingt ou trente républiques ? Seraient-elles fédératives ou indépendantes ? Passons par-dessus ces obstacles. Supposons une république unique : avec notre familiarité naturelle, croyez-vous qu'un président, quelque grave, quelque respectable, quelque habile qu'il puisse être soit un an à la tête des affaires sans être tenté de se retirer ? Peu défendu par les lois et par les souvenirs, contrarié, avili, insulté soir et matin par des rivaux secrets et par des agents de trouble, il n'inspirera pas assez de confiance au commerce et à la propriété, il n'aura ni la dignité convenable pour traiter avec les cabinets étrangers, ni la puissance nécessaire au maintien de l'ordre intérieur. S'il use de mesures révolutionnaires, la république deviendra odieuse ; l'Europe inquiète profitera de ces divisions, les fomentera interviendra, et l'on se trouvera de nouveau engagé dans des luttes effroyables. La république représentative est sans doute l'état futur du monde, mais son temps n'est pas encore arrivé.

" Je passe à la monarchie. Un roi nommé par les Chambres ou élu par le peuple sera toujours, quoi qu'on fasse, une nouveauté. Or, je suppose qu'on veut la liberté, surtout la liberté de la presse, par laquelle et pour laquelle le peuple vient de remporter une si étonnante victoire. Eh bien ! toute monarchie nouvelle sera forcée, ou plus tôt ou plus tard, de bâillonner cette liberté. Napoléon lui-même a-t-il pu l'admettre ? Fille de nos malheurs et esclave de notre gloire, la liberté de la presse ne vit en sûreté qu'avec un gouvernement dont les racines sont déjà profondes. Une monarchie, bâtarde d'une nuit sanglante, n'aurait-elle rien à redouter de l'indépendance des opinions ? Si ceux-ci peuvent prêcher la république, ceux-là un autre système, ne craignez-vous pas d'être bientôt obligés de recourir à des lois d'exception, malgré l'anathème contre la censure ajouté à l'article de la Charte ?

" Alors, amis de la liberté réglée, qu'aurez-vous gagné au changement qu'on vous propose ? Vous tomberez de force dans la république, ou dans la servitude légale. La monarchie sera débordée et emportée par le torrent des lois démocratiques, ou le monarque par le mouvement des factions.

" Dans le premier enivrement d'un succès, on se figure que tout est aisé ; on espère satisfaire toutes les exigences, toutes les humeurs, tous les intérêts ; on se flatte que chacun mettra de côté ses vues personnelles et ses vanités ; on croit que la supériorité des lumières et la sagesse du gouvernement surmonteront des difficultés sans nombre ; mais, au bout de quelques mois, la pratique vient démentir la théorie.

" Je ne vous présente, messieurs, que quelques-uns des inconvénients attachés à la formation d'une république ou d'une monarchie nouvelle. Si l'une et l'autre ont des périls, il restait un troisième parti, et ce parti valait bien la peine qu'on en eût dit quelques mots.

" D'affreux ministres ont souillé la couronne, et ils ont soutenu la violation de la loi par le meurtre ; ils se sont joués des serments faits au ciel, des lois jurées à la terre.

" Etrangers, qui deux fois êtes entrés à Paris sans résistance, sachez la vraie cause de vos succès : vous vous présentiez au nom du pouvoir légal. Si vous accouriez aujourd'hui au secours de la tyrannie, pensez-vous que les portes de la capitale du monde civilisé s'ouvriraient aussi facilement devant vous ? La nation française a grandi, depuis votre départ, sous le régime des lois constitutionnelles, nos enfants de quatorze ans sont des géants ; nos conscrits à Alger, nos écoliers à Paris, viennent de vous révéler les fils des vainqueurs d'Austerlitz, de Marengo et d'Iéna ; mais les fils fortifiés de tout ce que la liberté ajoute à la gloire.

" Jamais défense ne fut plus légitime et plus héroïque que celle du peuple de Paris. Il ne s'est point soulevé contre la loi ; tant qu'on a respecté le pacte social, le peuple est demeuré paisible ; il a supporté sans se plaindre les insultes, les provocations, les menaces ; il devait son argent et son sang en échange de la Charte, il a prodigué l'un et l'autre.

" Mais lorsqu'après avoir menti jusqu'à la dernière heure, on a tout à coup sonné la servitude ; quand la conspiration de la bêtise et de l'hypocrisie a soudainement éclaté ; quand une terreur de château organisée par des eunuques a cru pouvoir remplacer la terreur de la République et le joug de fer de l'Empire, alors ce peuple s'est armé de son intelligence et de son courage ; il s'est trouvé que ces boutiquiers respiraient assez facilement la fumée de la poudre, et qu'il fallait plus de quatre soldats et un caporal pour les réduire. Un siècle n'aurait pas autant mûri les destinées d'un peuple que les trois derniers soleils qui viennent de briller sur la France. Un grand crime a eu lieu ; il a produit l'énergique explosion d'un principe : devait-on, à cause de ce crime et du triomphe moral et politique qui en a été la suite, renverser l'ordre de choses établi ? Examinons :

" Charles X et son fils sont déchus ou ont abdiqué, comme il vous plaira de l'entendre ; mais le trône n'est pas vacant : après eux venait un enfant ; devait-on condamner son innocence ?

" Quel sang crie aujourd'hui contre lui ? oseriez-vous dire que c'est celui de son peuple ? Cet orphelin, élevé aux écoles de la patrie dans l'amour du gouvernement constitutionnel et dans les idées de son siècle, aurait pu devenir un roi en rapport avec les besoins de l'avenir. C'est au gardien de sa tutelle que l'on aurait fait jurer la déclaration sur laquelle vous allez voter ; arrivé à sa majorité, le jeune monarque aurait renouvelé le serment. Le roi présent, le roi actuel aurait été M. le duc d'Orléans, régent du royaume, prince qui a vécu près du peuple, et qui sait que la monarchie ne peut être aujourd'hui qu'une monarchie de consentement et de raison. Cette combinaison naturelle m'eût semblé un grand moyen de conciliation, et aurait peut-être sauvé à la France ces agitations qui sont la conséquence des violents changements d'un Etat. " Dire que cet enfant, séparé de ses maîtres, n'aurait pas le temps d'oublier jusqu'à leurs noms avant de devenir homme, dire qu'il demeurerait infatué de certains dogmes de naissance après une longue éducation populaire, après la terrible leçon qui a précipité deux rois en deux nuits, est-ce bien raisonnable ?

" Ce n'est ni par un dévouement sentimental, ni par un attendrissement de nourrice transmis de maillot en maillot depuis le berceau de Henri IV jusqu'à celui du jeune Henri, que je plaide une cause où tout se tournerait de nouveau contre moi, si elle triomphait. Je ne vise ni au roman, ni à la chevalerie, ni au martyre ; je ne crois pas au droit divin de la royauté, et je crois à la puissance des révolutions et des faits. Je n'invoque pas même la Charte, je prends mes idées plus haut ; je les tire de la sphère philosophique de l'époque où ma vie expire : je propose le duc de Bordeaux tout simplement comme une nécessité de meilleur aloi que celle dont on argumente.

" Je sais qu'en éloignant cet enfant, on veut établir le principe de la souveraineté du peuple : niaiserie de l'ancienne école, qui prouve que, sous le rapport politique, nos vieux démocrates n'ont pas fait plus de progrès que les vétérans de la royauté. Il n'y a de souveraineté absolue nulle part ; la liberté ne découle pas du droit politique, comme on le supposait au dix-huitième siècle, elle vient du droit naturel, ce qui fait qu'elle existe dans toutes les formes de gouvernement, et qu'une monarchie peut être libre et beaucoup plus libre qu'une république ; mais ce n'est ni le temps ni le lieu de faire un cours de politique.

" Je me contenterai de remarquer que, lorsque le peuple a disposé des trônes, il a souvent aussi disposé de sa liberté ; je ferai observer que le principe de l'hérédité monarchique, absurde au premier abord, a été reconnu, par l'usage, préférable au principe de la monarchie élective. Les raisons en sont si évidentes que je n'ai pas besoin de les développer. Vous choisissez un roi aujourd'hui : qui vous empêchera d'en choisir un autre demain ? La loi, direz-vous. La loi ? et c'est vous qui la faites !

" Il est encore une manière plus simple de trancher la question, c'est de dire : Nous ne voulons plus de la branche aînée des Bourbons. Et pourquoi n'en voulez-vous plus ? Parce que nous sommes victorieux, nous avons triomphé dans une cause juste et sainte, nous usons d'un double droit de conquête.

" Très bien : vous proclamez la souveraineté de la force. Alors gardez soigneusement cette force, car si dans quelques mois elle vous échappe, vous serez mal venus à vous plaindre. Telle est la nature humaine ! Les esprits les plus éclairés et les plus justes ne s'élèvent pas toujours au-dessus d'un succès. Ils étaient les premiers, ces esprits, à invoquer le droit contre la violence, ils appuyaient ce droit de toute la supériorité de leur talent et, au moment même où la vérité de ce qu'ils disaient est démontrée par l'abus le plus abominable de la force et par le renversement de cette force, les vainqueurs s'emparent de l'arme qu'ils ont brisée ! Dangereux tronçons, qui blesseront leur main sans les servir.

" J'ai transporté le combat sur le terrain de mes adversaires ; je ne suis point allé bivouaquer dans le passé sous le vieux drapeau des morts, drapeau qui n'est pas sans gloire, mais qui pend le long du bâton qui le porte, parce qu'aucun souffle de la vie ne le soulève. Quand je remuerais la poussière des trente-cinq Capets, je n'en tirerais pas un argument qu'on voulût seulement écouter. L'idolâtrie d'un nom est abolie, la monarchie n'est plus une religion : c'est une forme politique préférable dans ce moment à toute autre parce qu'elle fait mieux entrer l'ordre dans la liberté.

" Inutile Cassandre, j'ai assez fatigué le trône et la patrie de mes avertissements dédaignés ; il ne me reste qu'à m'asseoir sur les débris d'un naufrage que j'ai tant de fois prédit. Je reconnais au malheur toutes les sortes de puissance, excepté celle de me délier de mes serments de fidélité. Je dois aussi rendre ma vie uniforme : après tout ce que j'ai fait, dit et écrit pour les Bourbons, je serais le dernier des misérables si je les reniais au moment où, pour la troisième et dernière fois ils s'acheminent vers l'exil.

" Je laisse la peur à ces généreux royalistes qui n'ont jamais sacrifié une obole ou une place à leur loyauté ; à ces champions de l'autel et du trône, qui naguère me traitaient de renégat, d'apostat et de révolutionnaire. Pieux libellistes, le renégat vous appelle ! Venez donc balbutier un mot, un seul mot avec lui pour l'infortuné maître qui vous combla de ses dons et que vous avez perdu ! Provocateurs de coups d'Etat, prédicateurs du pouvoir constituant, où êtes-vous ? Vous vous cachez dans la boue du fond de laquelle vous leviez vaillamment la tête pour calomnier les vrais serviteurs du Roi ; votre silence d'aujourd'hui est digne de votre langage d'hier. Que tous ces preux, dont les exploits projetés ont fait chasser les descendants d'Henri IV à coups de fourches, tremblent maintenant accroupis sous la cocarde tricolore : c'est tout naturel. Les nobles couleurs dont ils se parent protégeront leur personne, et ne couvriront pas leur lâcheté.

" Au surplus, en m'exprimant avec franchise à cette tribune, je ne crois pas du tout faire un acte d'héroïsme. Nous ne sommes plus dans ces temps où une opinion coûtait la vie ; y fussions-nous, je parlerais cent fois plus haut. Le meilleur bouclier est une poitrine qui ne craint pas de se montrer découverte à l'ennemi. Non, messieurs, nous n'avons à craindre ni un peuple dont la raison égale le courage, ni cette généreuse jeunesse que j'admire, avec laquelle je sympathise de toutes les facultés de mon âme, à laquelle je souhaite, comme mon pays, honneur, gloire et liberté.

" Loin de moi surtout la pensée de jeter des semences de division dans la France, et c'est pourquoi j'ai refusé à mon discours l'accent des passions. Si j'avais la conviction intime qu'un enfant doit être laissé dans les rangs obscurs et heureux de la vie, pour assurer le repos de trente-trois millions d'hommes, j'aurais regardé comme un crime toute parole en contradiction avec le besoin des temps : je n'ai pas cette conviction.

" Si j'avais le droit de disposer d'une couronne, je la mettrais volontiers aux pieds de M. le duc d'Orléans.

" Mais je ne vois de vacant qu'un tombeau à Saint-Denis, et non un trône.

" Quelles que soient les destinées qui attendent M. le lieutenant général du royaume, je ne serai jamais son ennemi s'il fait le bonheur de ma patrie. Je ne demande à conserver que la liberté de ma conscience et le droit d'aller mourir partout où je trouverai indépendance et repos.

" Je vote contre le projet de déclaration. "

J'avais été assez calme en commençant ce discours ; mais peu à peu l'émotion me gagna ; quand j'arrivai à ce passage : Inutile Cassandre, j ' ai assez fatigué le trône et la patrie de mes avertissements dédaignés , ma voix s'embarrassa, et je fus obligé de porter mon mouchoir à mes yeux pour supprimer des pleurs de tendresse et d'amertume. L'indignation me rendit la parole dans le paragraphe qui suit : Pieux libellistes, le renégat vous appelle ! Venez donc balbutier un mot, un seul mot avec lui pour l ' infortuné maître qui vous combla de ses dons et que vous avez perdu ! Mes regards se portaient alors sur les rangs à qui j'adressais ces paroles.

Plusieurs pairs semblaient anéantis ; ils s'enfonçaient dans leur fauteuil au point que je ne les voyais plus derrière leurs collègues assis immobiles devant eux. Ce discours eut quelque retentissement : tous les partis y étaient blessés, mais tous se taisaient, parce que j'avais placé auprès de grandes vérités un grand sacrifice. Je descendis de la tribune ; je sortis de la salle, je me rendis au vestiaire, je mis bas mon habit de pair, mon épée, mon chapeau à plumet ; j'en détachai la cocarde blanche, je la baisai, je la mis dans la petite poche du côté gauche de la redingote noire que je revêtis et que je croisai sur mon coeur. Mon domestique emporta la défroque de la pairie, et j'abandonnai, en secouant la poussière de mes pieds, ce palais des trahisons, où je ne rentrerai de ma vie.

Le 10 et le 12 août, j'achevai de me dépouiller et j'envoyai ces diverses démissions :

" Paris, ce 10 août 1830.

" Monsieur le président de la Chambre des pairs,

" Ne pouvant prêter serment de fidélité à Louis-Philippe d'Orléans comme roi des Français, je me trouve frappé d'une incapacité légale qui m'empêche d'assister aux séances de la Chambre héréditaire. Une seule marque des bontés du Roi Louis XVIII et de la munificence royale me reste : c'est une pension de pair de douze mille francs, laquelle me fut donnée pour maintenir, sinon avec éclat, du moins avec l'indépendance des premiers besoins, la haute dignité à laquelle j'avais été appelé. Il ne serait pas juste que je conservasse une faveur attachée à l'exercice de fonctions que je ne puis remplir. En conséquence, j'ai l'honneur de résigner entre vos mains ma pension de pair. "

" Paris, ce 12 août 1830.

" Monsieur le ministre des finances,

" Il me reste des bontés de Louis XVIII et de la munificence nationale une pension de pair de douze mille francs, transformée en rentes viagères inscrites au grand livre de la dette publique et transmissibles seulement à la première génération directe du titulaire. Ne pouvant prêter serment à monseigneur le duc d'Orléans comme roi des Français, il ne serait pas juste que je continuasse de toucher une pension attachée à des fonctions que je n'exerce plus. En conséquence, je viens la résigner entre vos mains : elle aura cessé de courir pour moi depuis le jour (10 août) où j'ai écrit à M. le président de la Chambre des pairs qu'il m'était impossible de prêter le serment exigé.

" J'ai l'honneur d'être avec une haute, etc. "

" Paris, ce 12 août 1830.

" Monsieur le grand référendaire,

" J'ai l'honneur de vous envoyer copie des deux lettres que j'ai adressées, l'une à M. le président de la Chambre des pairs, l'autre à M. le ministre des finances. Vous y verrez que je renonce à ma pension de pair, et qu'en conséquence mon fondé de pouvoirs n'aura à toucher de cette pension que la somme échue au 10 août, jour où j'ai annoncé que j'ai refusé le serment.

" J'ai l'honneur d'être avec une haute, etc. "

" Paris, ce 12 août 1830.

" Monsieur le ministre de la justice,

" J'ai l'honneur de vous envoyer ma démission de ministre d'Etat.

" Je suis avec une haute considération,

" Monsieur le ministre de la justice,

" Votre très humble et très obéissant serviteur. "

Je restai nu comme un petit saint Jean ; mais depuis longtemps j'étais accoutumé à me nourrir du miel sauvage, et je ne craignais pas que la fille d'Hérodiade eût envie de ma tête grise.

Mes broderies, mes dragonnes, franges, torsades, épaulettes, vendues à un juif, et par lui fondues, m'ont rapporté sept cents francs, produit net de toutes mes grandeurs.

 

3 L33 Chapitre 8

Charles X s'embarque à Cherbourg.

Maintenant, qu'était devenu Charles X ? Il cheminait vers son exil, accompagné de ses gardes du corps, surveillé par ses trois commissaires traversant la France sans exciter même la curiosité des paysans qui labouraient leurs sillons sur le bord du grand chemin. Dans deux ou trois petites villes, des mouvements hostiles se manifestèrent ; dans quelques autres, des bourgeois et des femmes donnèrent des signes de pitié. Il faut se souvenir que Bonaparte ne fit pas plus de bruit en se rendant de Fontainebleau à Toulon, que la France ne s'émut pas davantage, et que le gagneur de tant de batailles faillit d'être massacré à Orgon. Dans ce pays fatigué, les plus grands événements ne sont plus que des drames joués pour notre divertissement : ils occupent le spectateur tant que la toile est levée, et, lorsque le rideau tombe, ils ne laissent qu'un vain souvenir. Parfois Charles X et sa famille s'arrêtaient dans de méchantes stations de rouliers pour prendre un repas sur le bout d'une table sale où des charretiers avaient dîné avant lui. Henri V et sa soeur s'amusaient dans la cour avec les poulets et les pigeons de l'auberge. Je l'avais dit : la monarchie s'en allait, et l'on se mettait à la fenêtre pour la voir passer.

Le ciel en ce moment se plut à insulter le parti vainqueur et le parti vaincu. Tandis que l'on soutenait que la France entière avait été indignée des ordonnances, il arriva au roi Philippe des adresses de la province, envoyées au roi Charles X pour féliciter celui-ci sur les mesures salutaires qu ' il avait prises et qui sauvaient la monarchie .

Le bey de Tittery, de son côté, expédiait au monarque détrôné, qui cheminait vers Cherbourg, la soumission suivante :

" Au nom de Dieu, etc., etc., je reconnais pour seigneur et souverain absolu le grand Charles X, le victorieux ; je lui payerai le tribut, etc... " On ne peut se jouer plus ironiquement de l'une et de l'autre fortune. On fabrique aujourd'hui les révolutions à la machine ; elles sont faites si vite qu'un monarque, roi encore sur la frontière de ses Etats, n'est déjà plus qu'un banni dans sa capitale.

Dans cette insouciance du pays pour Charles X, il y a autre chose que de la lassitude : il y faut reconnaître le progrès de l'idée démocratique et de l'assimilation des rangs. A une époque antérieure, la chute d'un roi de France eût été un événement énorme ; le temps a descendu le monarque de la hauteur où il était placé, il l'a rapproché de nous, il a diminué l'espace qui le séparait des classes populaires. Si l'on était peu surpris de rencontrer le fils de saint Louis sur le grand chemin comme tout le monde, ce n'était point par un esprit de haine ou de système, c'était tout simplement par ce sentiment du niveau social, qui a pénétré les esprits et qui agit sur les masses sans qu'elles s'en doutent.

Malédiction, Cherbourg, à tes parages sinistres ! C'est auprès de Cherbourg que le vent de la colère jeta Edouard III pour ravager notre pays ; c'est non loin de Cherbourg que le vent d'une victoire ennemie brisa la flotte de Tourville ; c'est à Cherbourg que le vent d'une prospérité menteuse repoussa Louis XVI vers son échafaud ; c'est à Cherbourg que le vent de je ne sais quelle rive a emporté nos derniers princes. Les côtes de la Grande-Bretagne, qu'aborda Guillaume le Conquérant, ont vu débarquer Charles le dixième sans pennon et sans lance ; il est allé retrouver, à Holy-Rood, les souvenirs de sa jeunesse, appendus aux murailles du château des Stuarts ; comme de vieilles gravures jaunies par le temps.

 

3 L33 Chapitre 9

Ce que sera la révolution de juillet.

J'ai peint les trois journées à mesure qu'elles se sont déroulées devant moi ; une certaine couleur de contemporanéité, vraie dans le moment qui s'écoule, fausse après le moment écoulé, s'étend donc sur le tableau. Il n'est révolution si prodigieuse qui, décrite de minute en minute, ne se trouvât réduite aux plus petites proportions. Les événements sortent du sein des choses, comme les hommes du sein de leurs mères accompagnés des infirmités de la nature. Les misères et les grandeurs sont soeurs jumelles, elles naissent ensemble ; mais quand les couches sont vigoureuses, les misères à une certaine époque meurent, les grandeurs seules vivent. Pour juger impartialement de la vérité qui doit rester, il faut donc se placer au point de vue d'où la postérité contemplera le fait accompli.

Me dégageant des mesquineries de caractère et d'action dont j'avais été le témoin, ne prenant des journées de juillet que ce qui en demeurera, j'ai dit avec justice dans mon discours à la Chambre des pairs : " Ce peuple s'étant armé de son intelligence et de son courage, il s'est trouvé que ces boutiquiers respiraient assez facilement la fumée de la poudre, et qu'il fallait plus de quatre soldats et un caporal pour les réduire. Un siècle n'aurait pas autant mûri les destinées d'un peuple que les trois derniers soleils qui viennent de briller sur la France. "

En effet, le peuple proprement dit a été brave et généreux dans la journée du 28. La garde avait perdu plus de trois cents hommes, tués ou blessés ; elle rendit pleine justice aux classes pauvres, qui seules se battirent dans cette journée, et parmi lesquelles se mêlèrent des hommes impurs, mais qui n'ont pu les déshonorer. Les élèves de l'Ecole polytechnique, sortis trop tard de leur école le 28 pour prendre part aux affaires, furent mis par le peuple à sa tête le 29, avec une simplicité et une naïveté admirables.

Des champions absents des luttes soutenues par ce peuple vinrent se réunir à ses rangs le 29, quand le plus grand péril fut passé ; d'autres, également vainqueurs, ne rejoignirent la victoire que le 30 et le 31.

Du côté des troupes, ce fut à peu près la même chose, il n'y eut guère que les soldats et les officiers d'engagés ; l'état-major, qui avait déjà déserté Bonaparte à Fontainebleau, se tint sur les hauteurs de Saint-Cloud, regardant de quel côté le vent poussait la fumée de la poudre. On faisait queue au lever de Charles X ; à son coucher il ne trouva personne.

La modération des classes plébéiennes égala leur courage ; l'ordre résulta subitement de la confusion. Il faut avoir vu des ouvriers demi-nus, placés en faction à la porte des jardins publics, empêcher selon leur consigne d'autres ouvriers déguenillés de passer, pour se faire une idée de cette puissance du devoir qui s'était emparée des hommes demeurés les maîtres. Ils auraient pu se payer le prix de leur sang, et se laisser tenter par leur misère. On ne vit point, comme au 10 août 1972, les Suisses massacrés dans la fuite. Toutes les opinions furent respectées ; jamais, à quelques exceptions près, on n'abusa moins de la victoire. Les vainqueurs, portant les blessés de la garde à travers la foule, s'écriaient : " Respect aux braves ! " Le soldat venait-il à expirer, ils disaient : " Paix aux morts ! " Les quinze années de la Restauration, sous un régime constitutionnel, avaient fait naître parmi nous cet esprit d'humanité, de légalité et de justice, que vingt-cinq années de l'esprit révolutionnaire et guerrier n'avaient pu produire. Le droit de la force introduit dans nos moeurs semblait être devenu le droit commun.

Les conséquences de la révolution de juillet seront mémorables. Cette révolution a prononcé un arrêt contre tous les trônes ; les rois ne pourront régner aujourd'hui que par la violence des armes ; moyen assuré pour un moment, mais qui ne saurait durer : l'époque des janissaires successifs est finie.

Thucydide et Tacite ne nous raconteraient pas bien les événements des trois jours ; il nous faudrait Bossuet pour nous expliquer les événements dans l'ordre de la Providence ; génie qui voyait tout, mais sans franchir les limites posées à sa raison et à sa splendeur, comme le soleil qui roule entre deux bornes éclatantes, et que les Orientaux appellent l'esclave de Dieu.

Ne cherchons pas si près de nous le moteur d'un mouvement placé plus loin : la médiocrité des hommes, les frayeurs folles, les brouilleries inexplicables, les haines, les ambitions, la présomption des uns, le préjugé des autres, les conspirations secrètes, les ventes, les mesures bien ou mal prises, le courage ou le défaut de courage ; toutes ces choses sont les accidents, non les causes de l'événement. Lorsqu'on dit que l'on ne voulait plus les Bourbons, qu'ils étaient devenus odieux parce qu'on les supposait imposés par l'étranger à la France, ce dégoût superbe n'explique rien d'une manière suffisante.

Le mouvement de juillet ne tient point à la politique proprement dite ; il tient à la révolution sociale qui agit sans cesse. Par l'enchaînement de cette révolution générale, le 28 juillet 1830 n'est que la suite forcée du 21 janvier 1793. Le travail de nos premières assemblées délibérantes avait été suspendu, il n'avait pas été terminé. Dans le cours de vingt années, les Français s'étaient accoutumés, de même que les Anglais sous Cromwell, à être gouvernés par d'autres maîtres que par leurs anciens souverains. La chute de Charles X est la conséquence de la décapitation de Louis XVI, comme le détrônement de Jacques II est la conséquence de l'assassinat de Charles Ier. La Révolution parut s'éteindre dans la gloire de Bonaparte et dans les libertés de Louis XVIII, mais son germe n'était pas détruit : déposé au fond de nos moeurs, il s'est développé quand les fautes de la Restauration l'ont réchauffé, et bientôt il a éclaté.

Les conseils de la Providence se découvrent dans le changement antimonarchique qui s'opère. Que des esprits superficiels ne voient dans la révolution des trois jours qu' une échauffourée, c'est tout simple ; mais les hommes réfléchis savent qu'un pas énorme a été fait : le principe de la souveraineté du peuple est substitué au principe de la souveraineté royale, la monarchie héréditaire changée en monarchie élective. Le 21 janvier avait appris qu'on pouvait disposer de la tête d'un roi, le 29 juillet a montré qu'on peut disposer d'une couronne. Or, toute vérité bonne ou mauvaise qui se manifeste demeure acquise à la foule. Un changement cesse d'être inouï, extraordinaire ; il ne se présente plus comme impie à l'esprit et à la conscience, quand il résulte d'une idée devenue populaire. Les Francs exercèrent collectivement la souveraineté, ensuite ils la déléguèrent à quelques chefs ; puis ces chefs la confièrent à un seul ; puis ce chef unique l'usurpa au profit de sa famille. Maintenant on rétrograde de la royauté héréditaire à la royauté élective, de la monarchie élective on glissera dans la république. Telle est l'histoire de la société ; voilà par quels degrés le gouvernement sort du peuple et y rentre.

Ne pensons donc pas que l'oeuvre de juillet soit une superfétation d'un jour ; ne nous figurons pas que la légitimité va venir rétablir incontinent la succession par droit de primogéniture ; n'allons pas non plus nous persuader que juillet mourra tout à coup de sa belle mort. Sans doute la branche d'Orléans ne prendra pas racine ; ce ne sera pas pour ce résultat que tant de sang, de calamité et de génie aura été dépensé depuis un demi-siècle ! Mais juillet, s'il n'amène pas la destruction finale de la France avec l'anéantissement de toutes les libertés, juillet portera son fruit naturel : ce fruit est la démocratie. Ce fruit sera peut-être amer et sanglant ; mais la monarchie est une greffe étrangère qui ne prendra pas sur une tige républicaine.

Ainsi, ne confondons pas le roi improvisé avec la révolution dont il est né par hasard : celle-ci, telle que nous la voyons agir, est en contradiction avec ses principes ; elle ne semble pas née viable, parce qu'elle est muletée d'un trône ; mais qu'elle se traîne seulement quelques années, cette révolution, ce qui sera venu, ce qui s'en sera allé changera les données qui restent à connaître. Les hommes faits meurent ou ne voient plus les choses comme ils les voyaient ; les adolescents atteignent l'âge de raison ; les générations nouvelles rafraîchissent des générations corrompues ; les langes trempés des plaies d'un hôpital, rencontrés par un grand fleuve, ne souillent que le flot qui passe sous ces corruptions : en aval et en amont le courant garde ou reprend sa limpidité.

Juillet, libre dans son origine, n'a produit qu'une monarchie enchaînée ; mais viendra le temps où, débarrassé de sa couronne, il subira ces transformations qui sont la loi des êtres ; alors il vivra dans une atmosphère appropriée à sa nature.

L'erreur du parti républicain, l'illusion du parti légitimiste sont l'une et l'autre déplorables, et dépassent la démocratie et la royauté : le premier croit que la violence est le seul moyen de succès ; le second croit que le passé est le seul port de salut. Or, il y a une loi morale qui règle la société, une légitimité générale qui domine la légitimité particulière. Cette grande loi et cette grande légitimité sont la jouissance des droits naturels de l'homme, réglés par les devoirs ; car c'est le devoir qui crée le droit, et non le droit qui crée le devoir, les passions et les vices vous relèguent dans la classe des esclaves. La légitimité générale n'aurait eu aucun obstacle à vaincre, si elle avait gardé, comme étant de même principe, la légitimité particulière.

Au surplus, une observation suffira pour nous faire comprendre la prodigieuse et majestueuse puissance de la famille de nos anciens souverains : je l'ai déjà dit et je ne saurais trop le répéter, toutes les royautés mourront avec la royauté française.

En effet, l'idée monarchique manque au moment même où manque le monarque ; on ne trouve plus autour de soi que l'idée démocratique. Mon jeune Roi emportera dans ses bras la monarchie du monde. C'est bien finir.

Lorsque j'écrivais tout ceci sur ce que pourrait être la révolution de 1830 dans l'avenir, j'avais de la peine à me défendre d'un instinct qui me parlait contradictoirement au raisonner. Je prenais cet instinct pour le mouvement de ma déplaisance des troubles de 1830 ; je me déliais de moi-même, et peut-être, dans mon impartialité trop loyale, exagérai-je les provenances futures des trois journées. Or, dix années se sont écoulées depuis la chute de Charles X : juillet s'est-il assis ? Nous sommes maintenant au commencement de décembre 1840, à quel abaissement la France est-elle descendue ! Si je pouvais goûter quelque plaisir dans l'humiliation d'un gouvernement d'origine française, j'éprouverais une sorte d'orgueil à relire, dans le Congrès de Vérone , ma correspondance avec M. Canning : certes, ce n'est pas celle dont on vient de donner connaissance à la Chambre des députés. D'où vient la faute ? est-elle du prince élu ; est-elle de l'impéritie de ses ministres ? est-elle de là nation même, dont le caractère et le génie paraissent usés ? Nos idées sont progressives, mais nos moeurs les soutiennent-elles ? Il ne serait pas étonnant qu'un peuple âgé de quatorze siècles, qui a terminé cette longue carrière par une explosion de miracles, fût arrivé à son terme. Si vous allez jusqu'à la fin de ces Mémoires , vous verrez qu'en rendant justice à tout ce qui m'a paru beau, aux diverses époques de notre histoire, je pense qu'en dernier résultat la vieille société finit.

(Note. Paris, 3 décembre 1840.)

 

3 L33 Chapitre 10

Fin de ma carrière politique.

Ici se termine ma carrière politique . Cette carrière devait aussi clore mes Mémoires , n'ayant plus qu'à résumer les expériences de ma course. Trois catastrophes ont marqué les trois parties précédentes de ma vie : j'ai vu mourir Louis XVI pendant ma carrière de voyageur et de soldat, au bout de ma carrière littéraire, Bonaparte a disparu, Charles X, en tombant, a fermé ma carrière politique.

J'ai fixé l'époque d'une révolution dans les lettres, et de même dans la politique j'ai formulé les principes du gouvernement représentatif ; mes correspondances diplomatiques valent, je crois, mes compositions littéraires. Il est possible que les unes et les autres ne soient rien, mais il est sûr qu'elles sont équipollentes.

En France, à la tribune de la Chambre des pairs et dans mes écrits, j'exerçai une telle influence, que je fis entrer d'abord M. de Villèle au ministère, et qu'ensuite il fut contraint de se retirer devant mon opposition, après s'être fait mon ennemi. Tout cela est prouvé par ce que vous avez lu.

Le grand événement de ma carrière politique est la guerre d'Espagne. Elle fut pour moi, dans cette carrière, ce qu'avait été le Génie du Christianisme dans ma carrière littéraire. Ma destinée me choisit pour me charger de la puissante aventure qui, sous la Restauration, aurait pu régulariser la marche du monde vers l'avenir. Elle m'enleva à mes songes, et me transforma en conducteur des faits. A la table où elle me fit jouer, elle plaça comme adversaires les deux premiers ministres du jour, le prince de Metternich et M. Canning ; je gagnai contre eux la partie. Tous les esprits sérieux que comptaient alors les cabinets convinrent qu'ils avaient rencontré en moi un homme d'Etat [Voyez les lettres et dépêches des diverses cours, dans le Congrès de Vérone , consultez aussi l' Ambassade de Rome. (N.d.A.)] . Bonaparte l'avait prévu avant eux, malgré mes livres. Je pourrais donc, sans me vanter, croire que le politique a valu en moi l'écrivain ; mais je n'attache aucun prix à la renommée des affaires, c'est pour cela que je me suis permis d'en parler.

Si, lors de l'entreprise péninsulaire, je n'avais pas été jeté à l'écart par des hommes aveugles, le cours de nos destinées changeait ; la France reprenait ses frontières, l'équilibre de l'Europe était rétabli, la Restauration devenue glorieuse, aurait pu vivre encore longtemps, et mon travail diplomatique aurait aussi compté pour un degré dans notre histoire. Entre mes deux vies, il n'y a que la différence du résultat. Ma carrière littéraire complètement accomplie, a produit tout ce qu'elle devait produire, parce qu'elle n'a dépendu que de moi. Ma carrière politique a été subitement arrêtée au milieu de ses succès, parce qu'elle a dépendu des autres.

Néanmoins, je le reconnais, ma politique n'était applicable qu'à la Restauration. Si une transformation s'opère dans les principes, dans les sociétés et les hommes ce qui était bon hier est périmé et caduc aujourd'hui. A l'égard de l'Espagne, les rapports des familles royales ayant cessé par l'abolition de la loi salique, il ne s'agit plus de créer au delà des Pyrénées des frontières impénétrables ; il faut accepter le champ de bataille que l'Autriche et l'Angleterre y pourront un jour nous ouvrir ; il faut prendre les choses au point où elles sont arrivées ; abandonner, non sans regret, une conduite ferme mais raisonnable, dont les bénéfices certains étaient, il est vrai à longue échéance. J'ai la conscience d'avoir servi la légitimité comme elle devait l'être. Je voyais l'avenir aussi clairement que je le vois à cette heure ; seulement j'y voulais atteindre par une route moins périlleuse, afin que la légitimité, utile à notre enseignement constitutionnel, ne trébuchât pas dans une course précipitée.

Maintenant, mes projets ne sont plus réalisables : la Russie va se tourner ailleurs. Si j'allais actuellement dans la péninsule, dont l'esprit a eu le temps de changer, ce serait avec d'autres pensées : je ne m'occuperais que de l'alliance des peuples, toute suspecte, jalouse, passionnée, incertaine et versatile qu'elle est, et je ne songerais plus aux relations avec les rois. Je dirais à la France : " Vous avez quitté la voie battue pour le sentier des précipices ; eh bien ! explorez-en les merveilles et les périls. A nous, innovations, entreprises, découvertes ! venez, et que les armes, s'il le faut, vous favorisent. Où y a-t-il du nouveau ? Est-ce en Orient ? Marchons-y. Où faut-il porter notre courage et notre intelligence ? Courons de ce côté. Mettons-nous à la tête de la grande levée du genre humain ; ne nous laissons pas dépasser ; que le nom français devance les autres dans cette croisade comme il arriva jadis au tombeau du Christ. " Oui, si j'étais admis au conseil de ma patrie, je tâcherais de lui être utile dans les dangereux principes qu'elle a adoptés : la retenir à présent, ce serait la condamner à une mort ignoble. Je ne me contenterais pas de discours : joignant les oeuvres à la foi, je préparerais des soldats et des millions, je bâtirais des vaisseaux, comme Noé, en prévision du déluge, et si l'on me demandait pourquoi, je répondrais " Parce que tel est le bon plaisir de la France. " Mes dépêches avertiraient les cabinets de l'Europe que rien remuera sur le globe sans notre intervention ; que si l'on se distribue les lambeaux du monde, la part du lion nous revient. Nous cesserions de demander humblement à nos voisins la permission d'exister ; le coeur de la France battrait libre, sans qu'aucune main osât s'appliquer sur ce coeur pour en compter les palpitations ; et puisque nous cherchons de nouveaux soleils, je me précipiterais au-devant de leur splendeur et n'attendrais plus le lever naturel de l'aurore.

Fasse le ciel que ces intérêts industriels, dans lesquels nous devons trouver une prospérité d'un genre nouveau, ne trompent personne, qu'ils soient aussi féconds, aussi civilisateurs que ces intérêts moraux d'où sortit l'ancienne société ! Le temps nous apprendra s'ils ne seraient point le songe infécond de ces intelligences stériles qui n'ont pas la faculté de sortir du monde matériel.

Bien que mon rôle ait finit avec la légitimité, tous mes voeux sont pour la France, quels que soient les pouvoirs à qui son imprévoyant caprice la fasse obéir. Quant à moi, je ne demande plus rien ; je voudrais seulement ne pas trop dépasser les ruines écroulées à mes pieds. Mais les années sont comme les Alpes : à peine a-t-on franchi les premières, qu'on en voit d'autres s'élever. Hélas ! ces plus hautes et dernières montagnes sont déshabitées, arides et blanchies.

 

3 L34 Livre trente-quatrième

1. Introduction. - 2. Procès des ministres. - Saint-Germain l'Auxerrois. - Pillage de l'archevêché. - 3. Ma brochure sur la Restauration et la Monarchie élective . - 4. Etudes historiques . - 5. Avant mon départ de Paris. - 6. Lettres et vers à madame Récamier. - 7. Journal du 12 juillet au 1er septembre 1831. - Commis de M. de Lapanouze. - Lord Byron. - Ferney et Voltaire. - 8. Suite du journal. - Course inutile à Paris. - 9. Suite du journal. - MM. Carrel et Béranger. - 10. Suite du journal. - Chanson de Béranger : ma réponse. - Retour à Paris pour la proposition de Briqueville. - 11. Proposition Baude et Briqueville sur le bannissement de la branche aînée des Bourbons. - 12. Lettre à l'auteur de la Némésis. - 13. Conspiration de la rue des Prouvaires. - 14. Incidences. - Pestes. - 15. Le choléra.

 

3 L34 Chapitre 1

Infirmerie de Marie-Thérèse.

Paris, octobre 1830.

Introduction.

Au sortir du fracas des trois journées, je suis tout étonné d'ouvrir dans un calme profond la quatrième partie de cet ouvrage ; il me semble que j'ai doublé le cap des tempêtes, et pénétré dans une région de paix et de silence. Si j'étais mort le 7 août de cette année, les dernières paroles de mon discours à la Chambre des pairs eussent été les dernières lignes de mon histoire ; ma catastrophe étant celle même d'un passé de douze siècles aurait agrandi ma mémoire. Mon drame eût magnifiquement fini. Mais je ne suis pas demeuré sous le coup, je n'ai pas été jeté à terre. Pierre de l'Estoile écrivait cette page de son journal le lendemain de l'assassinat de Henri IV :

" Et icy je finis avec la vie de mon roy (Henry IV) le deuxième registre de mes passe-temps mélancholiques et de mes vaines et curieuses recherches, tant publiques que particulières, interrompues souvent depuis un mois par les veilles des tristes et facheuses nuicts que j'ai souffert, mesmement cette dernière, pour la mort de mon roy.

" Je m'estois proposé de clore mes éphémérides par ce registre, mais tant d'occurrences nouvelles et curieuses se sont présentées par cette insigne mutation que je passe à un autre qui ira aussi avant qu'il plaira à Dieu : et me doute que ce ne sera pas bien long. "

L'Estoile vit mourir le premier Bourbon, je viens de voir tomber le dernier : ne devrais-je pas clore ici le registre de mes passe-temps mélancoliques et de mes vaines et curieuses recherches ? Peut-être ; mais tant d ' occurrences nouvelles et curieuses se sont présentées par cette insigne mutation, que je passe à un autre registre .

Comme l'Estoile, je lamente les adversités de la race de saint Louis, pourtant, je suis obligé de l'avouer, il se mêle à ma douleur un certain contentement intérieur ; je me le reproche, mais je ne m'en puis détendre : ce contentement est celui de l'esclave dégagé de ses chaînes. Quand je quittai la carrière de soldat et de voyageur, je sentis de la tristesse, j'éprouve maintenant de la joie, forçat libéré que je suis des galères du monde et de la cour. Fidèle à mes principes et à mes serments je n'ai trahi ni la liberté ni le Roi ; je n'emporte ni richesses ni honneurs ; je m'en vais pauvre comme je suis venu. Heureux de terminer une carrière politique qui m'était odieuse, je rentre avec amour dans le repos.

Bénie soyez-vous, ô ma native et chère indépendance âme de ma vie ! Venez, rapportez-moi mes Mémoires , cet alter ego dont vous êtes la confidente, l'idole et la muse. Les heures de loisir sont propres aux récits : naufragé, je continuerai de raconter mon naufrage aux pêcheurs de la rive. Retourné à mes instincts primitifs, je redeviens libre et voyageur, j'achève ma course comme je la commençai. Le cercle de mes jours, qui se ferme me ramène au point du départ. Sur la route, que j'ai jadis parcourue conscrit insouciant, je vais cheminer vétéran expérimenté, cartouche de congé dans mon shako, chevrons du temps sur le bras, havresac rempli d'années sur le dos. Qui sait ? peut-être retrouverai-je d'étape en étape les rêveries de ma jeunesse ? J'appellerai beaucoup de songes à mon secours, pour me défendre contre cette horde de vérités qui s'engendrent dans les vieux jours, comme des dragons se cachent dans des ruines. Il ne tiendra qu'à moi de renouer les deux bouts de mon existence, de confondre des époques éloignées, de mêler des illusions d'âges divers, puisque le princes que je rencontrai exilé en sortant de mes foyers paternels je le rencontre banni en me rendant à ma dernière demeure.

 

3 L34 Chapitre 2

Paris, avril 1831.

Procès des ministres. - Saint-Germain-l'Auxerrois. - Pillage de l'archevêché.

Je traçai rapidement, au mois d'octobre de l'année précédente, la petite introduction de cette partie de mes Mémoires ; mais je ne pus continuer ce travail parce que j'en avais un autre sur les bras : il s'agissait de l'ouvrage qui terminait l'édition de mes Oeuvres complètes . De ce travail même j'ai été détourné, d'abord par le procès des ministres, ensuite par le sac de Saint-Germain-l'Auxerrois.

Le procès des ministres et l'émoi de Paris ne m'ont pas fait grand-chose : après le procès de Louis XVI et les insurrectlons révolutionnaires tout est petit en fait de jugement et d'insurrection. Les ministres, venant de Vincennes à leur prison du Luxembourg et retournant à Vincennes pendant qu'on prononçait leur sentence s'acheminèrent par la rue d'Enfer. Du fond de ma retraite j'entendis le roulement de leur voiture. Que d'événements ont passé devant ma porte ! Les défenseurs de ces hommes sont restés au-dessous de leur besogne. Personne ne prit la chose d'assez haut : l'avocat domina trop dans ces plaidoiries. Si mon ami le prince de Polignac m'eût choisi pour son second, de quel oeil j'aurais regardé ces parjures s'érigeant en juges d'un parjure :

" Quoi ! leur aurais-je dit, c'est vous qui osez être les juges de mon client ! c'est vous qui, tout souillés de vos serments, osez lui faire un crime d'avoir perdu son maître en croyant le servir, vous les provocateurs ; vous qui le poussiez à rendre les ordonnances ! Changez de place avec celui que vous prétendez juger : d'accusé il devient accusateur. Si nous avons mérité d'être frappés, ce n'est pas par vous ; si nous sommes coupables, ce n'est pas envers vous, mais envers le peuple : il nous attend dans la cour de votre palais, et nous allons lui porter notre tête. "

Après le procès des ministres est venu le scandale de Saint-Germain-l'Auxerrois. Les royalistes, pleins d'excellentes qualités, mais quelquefois bêtes et souvent taquins, ne calculant jamais la portée de leurs démarches, croyant toujours qu'ils rétabliraient la légitimité en affectant de porter une couleur à leur cravate ou une fleur à leur boutonnière, ont amené des scènes déplorables. Il était évident que le parti révolutionnaire profiterait du service à l'occasion de la mort du duc de Berry pour faire du train ; or, les légitimistes n'étaient pas assez forts pour s'y opposer, et le gouvernement n'était pas assez établi pour maintenir l'ordre ; aussi l'église a-t-elle été pillée. Un apothicaire voltairien et progressif a triomphé intrépidement d'un clocher de l'an 1300 et d'une croix déjà abattue par d'autres Barbares vers la fin du neuvième siècle.

Comme suite des hauts faits de cette pharmaceutique éclairée, sont arrivées la dévastation de l'archevêché, Ia profanation des choses saintes et les processions renouvelées de celles de Lyon. Il y manquait le bourreau et les victimes ; mais il y avait force polichinelles, masques et diverses joies du carnaval. Le cortège burlesquement sacrilège marchait d'un côté de la Seine, tandis que de l'autre défilait la garde nationale qui faisait semblant d'accourir au secours. La rivière séparait l'ordre et l'anarchie. On assure qu'un homme de talent était là comme curieux et qu'il disait, en voyant flotter les chasubles et les livres sur la Seine : " Quel dommage qu'on n'y ait pas jeté l'archevêque ! " Mot profond, car, en effet, un archevêque qu'on noie doit être une chose plaisante ; cela fait faire un si grand pas à la liberté et aux lumières ! Nous vieux témoins des vieux faits, nous sommes obligés de vous dire que vous n'apercevez là que de pâles et misérables copies. Vous avez encore l'instinct révolutionnaire ; mais vous n'en avez plus l'énergie vous ne pouvez être criminels qu'en imagination ; vous voudriez faire le mal, mais le courage vous manque au coeur et la force au bras ; vous verriez encore massacrer mais vous ne mettriez plus la main à la besogne. Si vous voulez que la révolution de juillet soit grande et reste grande, que M. Cadet de Gassicourt n'en soit pas le héros réel et Mayeux le personnage idéal.

 

3 L34 Chapitre 3

Paris, fin de mars 1831.

Ma brochure sur la Restauration et la Monarchie élective.

J'étais loin de compte lorsqu'en sortant des journées de Juillet je croyais entrer dans une région de paix. La chute des trois souverains m'avait obligé de m'expliquer à la Chambre des pairs. La proscription de ces rois ne me permettait pas de rester muet. D'une autre part, les journaux de Philippe me demandaient pourquoi je refusais de servir une révolution qui consacrait des principes que j'avais défendus et propagés. Force m'a été de prendre la parole pour les vérités générales et pour expliquer ma conduite personnelle. Un extrait d'une petite brochure qui se perdra ( De la Restauration et de la Monarchie élective ) continuera la chaîne de mon récit et celle de l'histoire de mon temps :

" Dépouillé du présent, n'ayant qu'un avenir incertain au delà de ma tombe, il m'importe que ma mémoire ne soit pas grevée de mon silence. Je ne dois pas me taire sur une Restauration à laquelle j'ai pris tant de part, qu'on outrage tous les jours, et que l'on proscrit enfin sous mes yeux. Au moyen âge, dans les temps de calamités, on prenait un religieux, on l'enfermait dans une tour où il jeûnait au pain et à l'eau pour le salut du peuple. Je ne ressemble pas mal à ce moine du douzième siècle : à travers la lucarne de ma geôle expiatoire, j'ai prêché mon dernier sermon aux passants. Voici l'épitoire de ce sermon, je l'ai prédit dans mon dernier discours à la tribune de la pairie : La monarchie de Juillet est dans une condition absolue de gloire ou de lois d'exception ; elle vit par la presse, et la presse la tue, sans gloire elle sera dévorée par la liberté ; si elle attaque cette liberté, elle périra. Il ferait beau nous voir, après avoir chassé trois rois avec des barricades pour la liberté de la presse, élever de nouvelles barricades contre cette liberté ! Et pourtant, que faire ? L'action redoublée des tribunaux et des lois suffira-t-elle pour contenir les écrivains ? Un gouvernement nouveau est un enfant qui ne peut marcher qu'avec des lisières. Remettrons-nous la nation au maillot ? Ce terrible nourrisson, qui a sucé le sang dans les bras de la victoire à tant de bivouacs, ne brisera-t-il pas ses langes ? Il n'y avait qu'une vieille souche profondément enracinée dans le passé qui pût être battue impunément des vents de la liberté de la presse. (...)

" A entendre les déclamations de cette heure, il semble que les exilés d'Edimbourg soient les plus petits compagnons du monde, et qu'ils ne fassent faute nulle part. Il ne manque aujourd'hui au présent que le passé : c'est peu de chose ! Comme si les siècles ne se servaient pas de base les uns aux autres, et que le dernier arrivé se pût tenir en l'air ! Notre vanité aura beau se choquer des souvenirs, gratter les fleurs de lis, proscrire les noms et les personnes, cette famille, héritière de mille années, a laissé par sa retraite un vide immense : on le sent partout. Ces individus, si chétifs à nos yeux, ont ébranlé l'Europe dans leur chute. Pour peu que les événements produisent leurs effets naturels, et qu'ils amènent leurs rigoureuses conséquences, Charles X en abdiquant aura fait abdiquer avec lui tous ces rois gothiques, grands vassaux du passé sous la suzeraineté des Capets. (...)

" Nous marchons à une révolution générale. Si la transformation qui s'opère suit sa pente et ne rencontre aucun obstacle, si la raison populaire continue son développement progressif, si l'éducation des classes intermédiaires ne souffre point d'interruption, les nations se nivelleront dans une égale liberté ; si cette transformation est arrêtée, les nations se nivelleront dans un égal despotisme. Ce despotisme durera peu, à cause de l'âge avancé des lumières, mais il sera rude, et une longue dissolution sociale le suivra.

" Préoccupé que je suis de ces idées, on voit pourquoi j'ai dû demeurer fidèle, comme individu, à ce qui me semblait la meilleure sauvegarde des libertés publiques, la voie la moins périlleuse par laquelle on pouvait arriver au complément de ces libertés.

" Ce n'est pas que j'aie la prétention d'être un larmoyant prédicant de politique sentimentale, un rabâcheur de panache blanc et des lieux communs à la Henri IV. En parcourant des yeux l'espace qui sépare la tour du Temple du château d'Edimbourg, je trouverais, sans doute, autant de calamités entassées qu'il y a de siècles accumulés sur une noble race. Une femme de douleur a surtout été chargée du fardeau le plus lourd, comme la plus forte ; il n'y a coeur qui ne se brise à son souvenir : ses souffrances sont montées si haut, qu'elles sont devenues une des grandeurs de la révolution. Mais enfin on n'est pas obligé d'être roi. La Providence envoie les afflictions particulières à qui elle veut, toujours brèves, parce que la vie est courte ; et ces afflictions ne sont point comptées dans les destinées générales des peuples. (...)

" Mais que la proposition qui bannit à jamais la famille déchue du territoire français soit un corollaire de la déchéance de cette famille, ce corollaire n'amène pas la conviction pour moi. Je chercherais en vain ma place dans les diverses catégories des personnes qui se sont rattachées à l'ordre de choses actuel. (...)

" Il y a des hommes qui, après avoir prêté serment à la République une et indivisible, au Directoire en cinq personnes, au Consulat en trois, à l'Empire en une seule, à la première Restauration, à l'Acte additionnel aux constitutions de l'Empire, à la seconde Restauration, ont encore quelque chose à prêter à Louis-Philippe : je ne suis pas si riche.

" Il y a des hommes qui ont jeté leur parole sur la place de Grève, en juillet, comme ces chevriers romains qui jouent à pair on non parmi des ruines : ils traitent de niais et sot quiconque ne réduit pas la politique à des intérêts privés : je suis un niais et un sot.

" Il y a des peureux qui auraient bien voulu ne pas jurer, mais qui se voyaient égorgés, eux, leurs grands parents, leurs petits-enfants et tous les propriétaires s'il n'avaient trembloté leur serment : ceci est un effet physique que je n'ai pas encore éprouvé ; j'attendrai l'infirmité et, si elle m'arrive, j'aviserai.

" Il y a des grands seigneurs de l'Empire unis à leurs pensions par des liens sacrés et indissolubles, quelle que soit la main dont elles tombent : une pension est à leurs yeux un sacrement ; elle imprime caractère comme la prêtrise et le mariage ; toute tête pensionnée ne peut cesser de l'être : les pensions étant demeurées à la charge du Trésor, ils sont restés à la charge du même Trésor : moi j'ai l'habitude du divorce avec la fortune ; trop vieux pour elle, je l'abandonne, de peur qu'elle ne me quitte.

" Il y a de hauts barons du Trône et de l'Autel, qui n'ont point trahi les ordonnances ; non ! mais l'insuffisance des moyens employés pour mettre à exécution ces ordonnances a échauffé leur bile ; indignés qu'on ait failli au despotisme, ils ont été chercher une autre antichambre : il m' est impossible de partager leur indignation et leur demeure.

" Il y a des gens de conscience qui ne sont parjures que pour être parjures, qui cédant à la force n'en sont pas moins pour le droit, ils pleurent sur ce pauvre Charles X, qu' ils ont d'abord entraîné à sa perte par leurs conseils, et ensuite mis à mort par leur serment ; mais si jamais lui ou sa race ressuscite, ils seront des foudres de légitimité : moi j'ai toujours été dévot à la mort, et je suis le convoi de la vieille monarchie comme le chien du pauvre.

" Enfin il y a de loyaux chevaliers qui ont dans leur poche des dispenses d'honneur et des permissions d'infidélité : je n'en ai point.

" J'étais l'homme de la Restauration possible , de la Restauration avec toutes les sortes de libertés. Cette Restauration m'a pris pour un ennemi ; elle s'est perdue : je dois subir son sort. Irai-je attacher quelques années qui me restent à une fortune nouvelle, comme ces bas de robes que les femmes traînent de cours en cours, et sur lesquels tout le monde peut marcher ? A la tête des jeunes générations, je serais suspect ; derrière elles, ce n'est pas ma place. Je sens très bien qu'aucune de mes facultés n'a vieilli, mieux que jamais je comprends mon siècle ; je pénètre plus hardiment dans l'avenir que personne : mais la fatalité a prononcé, finir sa vie à propos est une condition nécessaire de l'homme public. "

 

3 L34 Chapitre 4

Paris, mai 1831.

Etudes historiques.

Enfin, les Etudes historiques viennent de paraître ; j'en reporte ici l' Avant-propos : c'est une véritable page de mes Mémoires , il contient mon histoire au moment même où j'écris :

Avant-propos.

Epigraphe.

" Souvenez-vous, pour ne pas perdre de vue le train du monde, qu'à cette époque ( la chute de l ' Empire romain ) il y avait des citoyens qui fouillaient comme moi les archives du passé au milieu des ruines du présent, qui écrivaient les annales des anciennes révolutions au bruit des révolutions nouvelles ; eux et moi prenant pour table, dans l'édifice croulant, la pierre tombée à nos pieds, en attendant celle qui devait écraser nos têtes. "

(Etudes historiques, tome V.)

" Je ne voudrais pas, pour ce qui me reste à vivre, recommencer les dix-huit mois qui viennent de s'écouler. On n' aura jamais une idée de la violence que je me suis faite ; j'ai été forcé d'abstraire mon esprit, dix, douze et quinze heures par jour, de ce qui se passait autour de moi, pour me livrer puérilement à la composition d'un ouvrage dont personne ne parcourra une ligne. Qui lirait quatre gros volumes, lorsqu'on a bien de la peine à lire le feuilleton d'une gazette ? J'écrivais l'histoire ancienne, et l'histoire moderne frappait à ma porte ; en vain je lui criais : " Attendez, je vais à vous " ; elle passait au bruit du canon, en emportant trois générations de rois.

" Et que le temps concorde heureusement avec la nature même de ces Etudes ! on abat la croix, on poursuit les prêtres ; et il est question de rois et de prêtres à toutes les pages de mon récit ; on bannit les Capets, et je publie une histoire dont les Capets occupent huit siècles. Le plus long et le dernier travail de ma vie, celui qui m'a coûté le plus de recherches, de soins et d'années, celui où j'ai peut-être remué le plus d'idées et de faits, paraît lorsqu'il ne peut trouver de lecteurs, c'est comme si je le jetais dans un puits où il va s'enfoncer sous l'amas des décombres qui le suivront. Quand une société se compose et se décompose, quand il y va de l'existence de chacun et de tous, quand on n'est pas sûr d'un avenir d'une heure, qui se soucie de ce que fait, dit et pense son voisin ? Il s'agit bien de Néron, de Constantin, de Julien, des Apôtres, des Martyrs, des Pères de l'Eglise, des Goths, des Huns, des Vandales, des Francs, de Clovis, de Charlemagne, de Hugues Capet et de Henri IV ; il s'agit bien du naufrage de l'ancien monde, lorsque nous nous trouvons engagés dans le naufrage du monde moderne ? est-ce pas une sorte de radotage, une espèce de faiblesse d'esprit, que de s'occuper de lettres dans ce moment ? Il est vrai : mais ce radotage ne tient pas à mon cerveau, il vient des antécédents de ma méchante fortune. Si je n'avais pas tant fait de sacrifices aux libertés de mon pays, je n'aurais pas été obligé de contracter des engagements qui s'achèvent de remplir dans des circonstances doublement déplorables pour moi. Aucun auteur n'a été mis à une pareille épreuve ; grâce à Dieu, elle est à son terme : je n'ai plus qu'à m'asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie que je dédaignais dans ma jeunesse. "

" Après ces plaintes bien naturelles et qui me sont involontairement échappées, une pensée me vient consoler, j'ai commencé ma carrière littéraire par un ouvrage où j'envisageais le christianisme sous les rapports poétiques et moraux ; je la finis par un ouvrage où je considère la même religion sous ses rapports philosophiques et historiques : j'ai commencé ma carrière politique avec la Restauration, je la finis avec la Restauration. Ce n'est pas sans une secrète satisfaction que je me trouve ainsi conséquent avec moi-même. "

 

3 L34 Chapitre 5

Paris, mai 1831.

Avant mon départ de Paris.

La résolution que je conçus au moment de la catastrophe de Juillet n'a point été abandonnée par moi. Je me suis occupé des moyens de vivre en terre étrangère, moyens difficiles, puisque je n'ai rien. L'acquéreur de mes oeuvres m'a fait à peu près banqueroute, et mes dettes m'empêchent de trouver quelqu'un qui veuille me prêter.

Quoi qu'il en soit, je vais me rendre à Genève avec la somme qui m'est survenue de la vente de ma dernière brochure ( De la Restauration et de la Monarchie élective ). Je laisse ma procuration pour vendre la maison où j'écris cette page pour ordre de date. Si je trouve marchand à mon lit, je pourrai trouver un autre lit hors de France. Dans ces incertitudes et ces mouvements, jusqu' à ce que je sois établi quelque part, il me sera impossible de reprendre la suite de mes Mémoires à l'endroit où je les ai interrompus [Ceci se rapporte à ma carrière littéraire et à ma carrière politique laissées en arrière, lacunes qui sont maintenant comblées par ce que je viens d'écrire dans ces dernières années, 1838 et 1839. (Paris, N.d.A. de 1839)] . Je continuerai donc d'écrire les choses du moment actuel de ma vie, je ferai connaître ces choses par les lettres qu'il m'arrivera d'écrire sur les chemins ou pendant mes divers séjours ; je lierai les faits intermédiaires par un journal qui remplira les temps laissés entre les dates de ces lettres.

 

3 L34 Chapitre 6

Lettres et vers à madame Récamier.

A madame Récamier.

(Hyacinthe a l'habitude de copier, presque malgré moi, mes lettres et celles qu'on m'adresse, parce qu'il prétend avoir remarqué que j'étais souvent attaqué par des personnes qui m'avaient écrit des admirations sans fin ou qui s'étaient adressées à moi pour des demandes de service. Quand cela arrive, il fouille dans des liasses à lui seul connues, et, comparant l'article injurieux avec l'épître louangeuse, il me dit : " Voyez-vous, monsieur, que j'ai bien fait ! " Je ne trouve pas cela du tout : je n'attache ni la moindre foi ni la moindre importance à l'opinion des hommes ; je les prends pour ce qu'ils sont et je les estime ce qu'ils valent. Jamais je ne leur opposerai pour mon compte ce qu'ils ont dit publiquement de moi et ce qu'ils m'ont dit en secret, mais cela divertit Hyacinthe. Je n'avais point de copie de mes lettres à madame Récamier ; elle a eu la bonté de me les prêter. (Note de Paris, 1836. - N.d.A.)

" Lyon, mercredi 18 mai 1831. "

" Me voilà trop loin de vous. Je n'ai jamais fait de voyage si triste : temps admirable, nature toute parée, rossignol chantant, nuit étoilée : et tout cela, pour qui ? Il faudra bien que je retourne où vous êtes, à moins que vous ne veniez à mon secours. "

A Madame Récamier.

" Lyon, vendredi 20 mai. "

" J'ai passé hier le jour à errer au bord du Rhône ; je regardais la ville où vous êtes née, la colline où s'élevait le couvent où vous aviez été choisie comme la plus belle : espérance que vous n'avez point démentie et vous n'êtes point ici, et des années se sont écoulées, et vous avez été jadis exilée dans votre berceau, et madame de Staël n'est plus, et je quitte la France ! De ces anciens temps un personnage singulier m'a apparu : je vous envoie son billet à cause de l'inattendu et de la surprise. Ce personnage, que je n'avais jamais vu plante des pins dans les montagnes du Lyonnais. Il y a bien loin de là à la rue Feydeau et à Maison à vendre : comme les rôles changent sur la terre !

" Hyacinthe m'a mandé les regrets et les articles de journaux ; je ne vaux pas tout cela. Vous savez que je le crois sincèrement vingt-trois heures sur vingt-quatre ; la vingt-quatrième est consacrée à la vanité, mais elle ne tient guère et passe vite. Je n'ai voulu voir personne ; M. Thiers, qui se rendait dans le midi, a forcé ma porte. "

Billet inclus dans cette lettre.

" Un voisin, votre compatriote, qui n'a d'autre titre auprès de vous qu'une profonde admiration pour votre beau talent et votre admirable caractère, désirerait avoir l'honneur de vous voir et de vous présenter l'hommage de son respect. Ce voisin de chambre dans l'hôtel, ce compatriote, s'appelle Elleviou . "

A madame Récamier.

" Lyon, dimanche 22 mai. "

" Nous partons demain pour Genève où je trouverai d'autres souvenirs de vous. Reverrai-je jamais la France, quand une fois j'aurai passé la frontière ? Oui, si vous le voulez, c'est-à-dire si vous y restez. Je ne souhaite pas les événements qui pourraient m'offrir une autre chance de retour ; je ne ferai jamais entrer les malheurs de mon pays au nombre de mes espérances. Je vous écrirai mardi, 24, de Genève. Quand reverrai-je votre petite écriture, soeur cadette de la mienne ? "

" Genève, mardi 24 mai. "

" Arrivés hier ici, nous cherchons des maisons. Il est probable que nous nous arrangerons d'un petit pavillon au bord du lac. Je ne puis vous dire comme je suis triste en m'occupant de ces arrangements. Encore un autre avenir ! encore recommencer une vie quand je croyais avoir fini ! Je compte vous écrire une longue lettre quand je serai un peu en repos ; je crains ce repos, car alors je verrai sans distraction ces années obscures dans lesquelles j'entre le coeur si serré. "

A madame Récamier.

" 9 juin 1831 "

" Vous savez qu'il s'est établi une secte réformée au milieu des protestants. Un des nouveaux pasteurs de cette nouvelle église est venu me voir et m'a écrit deux lettres dignes des premiers apôtres. Il veut me convertir à sa foi, et je veux en faire un papiste . Nous joutons comme au temps de Calvin, mais en nous aimant en fraternité chrétienne et sans nous brûler. Je ne désespère pas de son salut ; il est tout ébranlé de mes arguments pour les papes. Vous n'imaginez pas à quel point d'exaltation il est monté, et sa candeur est admirable. Si vous m'arrivez, accompagné de mon vieil ami Ballanche, nous ferons des merveilles. Dans un des journaux de Genève on annonce un ouvrage de controverse protestante. On engage les auteurs à se tenir fermes parce que l' auteur du Génie du Christianisme est là tout près.

" Il y a quelque chose de consolant à trouver une petite peuplade libre, administrée par les hommes les plus distingués et chez laquelle les idées religieuses sont la base de la liberté et la première occupation de la vie.

" J'ai déjeuné chez M. de Constant auprès de madame Necker, sourde malheureusement mais femme rare, de la plus grande distinction ; nous n'avons parlé que de vous. J'avais reçu votre lettre, et j'ai dit à M. de Sismondi ce que vous écrivez d'aimable pour lui. Vous voyez que je prends de vos leçons.

" Enfin, voici des vers. Vous êtes mon étoile et je vous attends pour aller à cette île enchantée.

" Delphine mariée : ô Muses ! Je vous ai dit dans ma dernière lettre pourquoi je ne pouvais écrire ni sur la pairie, ni sur la guerre : j'attaquerais un corps ignoble dont j'ai fait partie, et je prêcherais l'honneur à qui n'en a plus.

" Il faut un marin pour lire les vers et les comprendre. Je me recommande à M. Lenormant. Votre intelligence suffira aux trois dernières strophes et le mot de l'énigme est au bas. "

Le naufrage.

Rebut de l'aquilon, échoué sur le sable,

Vieux vaisseau fracassé dont finissait le sort,

Et que, dur charpentier, la mort impitoyable

Allait dépecer dans le port !

Sous tes ponts désertés un seul gardien habite :

Autrefois tu l'as vu sur ton gaillard d'avant,

Impatient d'écueils, de tourmente subite,

Siffler pour ameuter le vent.

Tantôt sur ton beaupré, cavalier intrépide,

Il riait quand, plongeant la tête dans les flots,

Tu bondissais ; tantôt du haut du mât rapide,

Il criait : Terre ! aux matelots.

Maintenant retiré dans ta carène usée,

Teint hâlé, front chenu, main goudronnée, yeux pers,

Sablier presque vide et boussole brisée

Annoncent l'ermite des mers.

Vous pensiez défaillir amarrés à la rive,

Vieux vaisseau, vieux nocher ! vous vous trompiez tous deux :

L'ouragan vous saisit et vous traîne en dérive

Hurlant sur les flots noirs et bleus.

Dès le premier récif votre course bornée

S'arrêtera ; soudain vos flancs s'entr'ouvriront ;

Vous sombrez ! c'en est fait ! et votre ancre écornée

Glisse et laboure en vain le fond.

Ce vaisseau, c'est ma vie, et ce nocher, moi-même :

Je suis sauvé ! mes jours aux mers sont arrachés :

Un astre m'a montré sa lumière que j'aime,

Quand les autres se sont cachés.

Cette étoile du soir qui dissipe l'orage,

Et qui porte si bien le nom de la beauté

Sur l'abîme calmé conduira mon naufrage

A quelque rivage enchanté.

Jusqu'à mon dernier port, douce et charmante étoile,

Je suivrai ton rayon toujours pur et nouveau ;

Et quand tu cesseras de luire pour ma voile,

Tu brilleras sur mon tombeau.

A madame Récamier.

" Genève, 18 juin 1831. "

" Vous avez reçu toutes mes lettres. J'attends incessamment quelques mots de vous, je vois bien que je n'aurai rien, mais je suis toujours surpris quand la poste ne m'apporte que les journaux. Personne au monde ne m'écrit que vous, personne ne se souvient de moi que vous, et c'est un grand charme. J'aime votre lettre solitaire qui ne m'arrive point comme elle arrivait au temps de mes grandeurs, au milieu des paquets de dépêches et de toutes ces lettres d'attachement, d'admiration et de bassesse qui disparaissent avec la fortune. Après vos petites lettres je verrai votre belle personne si je ne vais pas la rejoindre. Vous serez mon exécutrice testamentaire, vous vendrez ma pauvre retraite, le prix vous servira à voyager vers le soleil. Dans ce moment il fait un temps admirable : j'aperçois, en vous écrivant le mont Blanc dans sa splendeur ; du haut du mont Blanc on voit l'Apennin : il me semble que je n'ai que trois pas pour arriver à Rome où nous irons, car tout s'arrangera en France.

" Il ne manquait plus à notre glorieuse patrie, pour avoir passé par toutes les misères, que d'avoir un gouvernement de couards ; elle l'a et la jeunesse va s'engloutir dans la doctrine, la littérature et la débauche, selon le caractère particulier des individus. Reste le chapitre des accidents mais quand on traîne comme je le fais sur le chemin de la vie, l'accident le plus probable c'est la fin du voyage.

" Je ne travaille point, je ne puis rien faire : je m'ennuie ; c'est ma nature et je suis comme un poisson dans l'eau : si pourtant l'eau était un peu moins profonde, je m'y plairais peut-être mieux. "

 

3 L34 Chapitre 7

Aux Paquis, près Genève.

Journal du 12 juillet au 1er septembre 1831.

Commis de M. de Lapanouze. - Lord Byron. - Ferney et Voltaire.

Je suis établi aux Paquis avec madame de Chateaubriand ; j'ai fait la connaissance de M. Rigaud, premier syndic de Genève : au-dessus de sa maison, au bord du lac, en remontant le chemin de Lausanne, on trouve la villa de deux commis de M. de Lapanouze qui ont dépensé 1 500 000 francs à la faire bâtir et à planter leurs jardins. Quand je passe à pied devant leur demeure, j'admire la Providence qui, dans eux et dans moi, a placé à Genève des témoins de la Restauration. Que je suis bête ! que je suis bête ! le sieur de Lapanouze faisait du royalisme et de la misère avec moi : voyez où sont parvenus ses commis pour avoir favorisé la conversion des rentes que j'avais la bonhomie de combattre, et en vertu de laquelle je fus chassé. Voilà ces messieurs ; ils arrivent dans un élégant tilbury, chapeau sur l'oreille et je suis obligé de me jeter dans un fossé pour que la roue n'emporte pas un pan de ma vieille redingote. J'ai pourtant été pair de France, ministre, ambassadeur, et j'ai dans une boîte de carton tous les premiers ordres de la chrétienté y compris le Saint-Esprit et la Toison d'or. Si les commis du sieur César de Lapanouze, millionnaires, voulaient m'acheter ma boîte de rubans pour leurs femmes, ils me feraient un sensible plaisir.

Pourtant tout n'est pas roses pour MM. Bartholoni : ils ne sont pas encore nobles genevois, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas encore à la seconde génération que leur mère habite encore le bas de la ville et n'est pas montée dans le quartier de Saint-Pierre, le faubourg Saint-Germain de Genève ; mais, Dieu aidant, noblesse viendra après argent.

Ce fut en 1805 que je vis Genève pour la première fois. Si deux mille ans s'étaient écoulés entre les deux époques de mes deux voyages, seraient-elles plus séparées l'une de l'autre qu'elles ne le sont ? Genève appartenait à la France, Bonaparte brillait dans toute sa gloire, madame de Staël dans toute la sienne ; il n'était pas plus question des Bourbons que s'ils n'eussent jamais existé. Et Bonaparte et madame de Staël et les Bourbons, que sont-ils devenus ? et moi, je suis encore là !

M. de Constant, cousin de Benjamin Constant, et mademoiselle de Constant, vieille fille pleine d'esprit, de vertu et de talent, habitent leur cabane de Souterre au bord du Rhône : ils sont dominés par une autre maison de campagne jadis à M. de Constant : il l'a vendue à la princesse Belgiojoso, exilée milanaise que j'ai vue passer comme une pâle fleur à travers la fête que je donnai à Rome à la grande-duchesse Hélène.

Pendant mes promenades en bateau, un vieux rameur me raconte ce que faisait lord Byron, dont on aperçoit la demeure sur la rive savoyarde du lac. Le noble pair attendait qu' une tempête s'élevât pour naviguer ; du bord de sa balancelle, il se jetait à la nage et allait au milieu du vent aborder aux prisons féodales de Bonivar : c'était toujours l'acteur et le poète. Je ne suis pas si original ; j'aime aussi les orages ; mais mes amours avec eux sont secrets, et je n'en fais pas confidence aux bateliers.

J'ai découvert derrière Ferney une étroite vallée où coule un filet d'eau de sept à huit pouces de profondeur ; ce ruisselet lave la racine de quelques saules, se cache çà et là sous des plaques de cresson et fait trembler des joncs sur la cime desquels se posent des demoiselles aux ailes bleues. L'homme des trompettes a-t-il jamais vu cet asile de silence tout contre sa retentissante maison ? Non, sans doute : eh bien ! l'eau est là ; elle fuit encore ; je ne sais pas son nom ; elle n'en a peut-être pas : les jours de Voltaire se sont écoulés ; seulement sa renommée fait encore un peu de bruit dans un petit coin de notre petite terre, comme ce ruisselet se fait entendre à une douzaine de pas de ses bords.

On diffère les uns des autres : je suis charmé de cette rigole déserte, à la vue des Alpes, une palmette de fougère que je cueille me ravit ; le susurrement d'une vague parmi des cailloux me rend tout heureux ; un insecte imperceptible qui ne sera vu que de moi et qui s'enfonce sous une mousse, ainsi que dans une vaste solitude, occupe mes regards et me fait rêver. Ce sont là d'intimes misères, inconnues du beau génie qui, près d'ici, déguisé en Orosmane, jouait ses tragédies, écrivait aux princes de la terre et forçait l'Europe à venir l'admirer dans le hameau de Ferney. Mais n'était-ce pas là aussi des misères ? La transition du monde ne vaut pas le passage de ces flots, et, quant aux rois, j' aime mieux ma fourmi.

Une chose m'étonne toujours quand je pense à Voltaire : avec un esprit supérieur, raisonnable, éclairé, il est resté complètement étranger au christianisme ; jamais il n'a vu ce que chacun voit : que l'établissement de l'Evangile, à ne considérer que le rapport humain, est la plus grande révolution qui se soit opérée sur la terre. Il est vrai de dire qu'au siècle de Voltaire cette idée n'était venue dans la tête de personne. Les théologiens défendaient le christianisme comme un fait accompli, comme une vérité fondée sur des lois émanées de l'autorité spirituelle et temporelle ; les philosophes l'attaquaient comme un abus venu des prêtres et des rois : on n'allait pas plus loin que cela. Je ne doute pas que si l'on eût pu présenter tout à coup à Voltaire l'autre côté de la question, son intelligence lucide et prompte n'en eût été frappée : on rougit de la manière mesquine et bornée dont il traitait un sujet qui n'embrasse rien moins que la transformation des peuples, l'introduction de la morale, un principe nouveau de société, un autre droit des gens un autre ordre d'idées, le changement total de l'humanité. Malheureusement le grand écrivain qui se perd en répandant des idées funestes entraîne beaucoup d'esprits d'une moindre étendue dans sa chute : il ressemble à ces anciens despotes de l'Orient sur le tombeau desquels on immolait des esclaves.

Là, à Ferney, où il n'entre plus personne, à ce Ferney autour duquel je viens rôder seul, que de personnages célèbres sont accourus ! Ils dorment, rassemblés pour jamais au fond des lettres de Voltaire, leur temple hypogée : le souffle d'un siècle s'affaiblit par degrés et s'éteint dans le silence éternel à mesure que l'on commence à entendre la respiration d'un autre siècle.

 

3 L34 Chapitre 8

Aux Paquis, près Genève, 15 septembre 1831.

Suite du journal.

Course inutile à Paris.

Oh ! argent que j'ai tant méprisé et que je ne puis aimer quoi que je fasse, je suis forcé d'avouer que tu as pourtant ton mérite : source de la liberté, tu arranges mille choses dans notre existence, où tout est difficile sans toi. Excepté la gloire, que ne peux-tu pas procurer ? Avec toi on est beau, jeune, adoré ; on a considération, honneurs, qualités, vertus. Vous me direz qu'avec de l'argent on n'a que l'apparence de tout cela : qu'importe, si je crois vrai ce qui est faux ? trompez-moi bien et je vous tiens quitte du reste : la vie est-elle autre chose qu'un mensonge ? Quand on n'a point d'argent, on est dans la dépendance de toutes choses et de tout le monde. Deux créatures qui ne se conviennent pas pourraient aller chacune de son côté ; eh bien ! faute de quelques pistoles, il faut qu'elles restent là en face l'une de l'autre à se bouder, à se maugréer, à s'aigrir l'humeur, à s'avaler la langue d'ennui, à se manger l'âme et le blanc des yeux, à se faire, en enrageant, le sacrifice mutuel de leurs goûts, de leurs penchants, de leurs façons naturelles de vivre : la misère les serre l'une contre l'autre, et, dans ces liens de gueux, au lieu de s'embrasser elles se mordent, mais non pas comme Flora mordait Pompée. Sans argent, nul moyen de fuite, on ne peut aller chercher un autre soleil, et, avec une âme fière, on porte incessamment des chaînes. Heureux juifs, marchands de crucifix, qui gouvernez aujourd'hui la chrétienté, qui décidez de la paix ou de la guerre, qui mangez du cochon après avoir vendu de vieux chapeaux, qui êtes les favoris des rois et des belles, tout laids et tout sales que vous êtes ! ah ! si vous vouliez changer de peau avec moi ! si je pouvais au moins me glisser dans vos coffres-forts, vous voler ce que vous avez dérobé à des fils de famille, je serais le plus heureux homme du monde !

J'aurais bien un moyen d'exister : je pourrais m'adresser aux monarques ; comme j'ai tout perdu pour leur couronne, il serait assez juste qu'ils me nourrissent. Mais cette idée qui devrait leur venir ne leur vient pas et à moi elle vient encore moins. Plutôt que de m'asseoir aux banquets des rois, j'aimerais mieux recommencer la diète que je fis autrefois à Londres avec mon pauvre ami Hingant. Toutefois l'heureux temps des greniers est passé, non que je m'y trouvasse fort bien, mais j'y manquerais d'aise, j'y tiendrais trop de place avec les falbalas de ma renommée ; je n'y serais plus avec ma seule chemise et la taille fine d'un inconnu qui n'a pas dîné. Mon cousin de La Bouëtardais n'est plus là pour jouer du violon sur mon grabat dans sa robe rouge de conseiller au parlement de Bretagne, et pour se tenir chaud la nuit, couvert d'une chaise en guise de courtepointe ; Pelletier n'est plus là pour nous donner à dîner avec l'argent du roi Christophe, et surtout la magicienne n'est plus là, la Jeunesse, qui, par un sourire, change l'indigence en trésor, qui vous amène pour maîtresse sa soeur cadette l'Espérance ; celle-ci aussi trompeuse que son aînée, mais revenant encore quand l'autre a fui pour toujours.

J'avais oublié les détresses de ma première émigration et je m'étais figuré qu'il suffisait de quitter la France pour conserver en paix l'honneur dans l'exil : les alouettes ne tombent toutes rôties qu'à ceux qui moissonnent le champ, non à ceux qui l'ont semé : s'il ne s'agissait que de moi, dans un hôpital je me trouverais à merveille ; mais madame de Chateaubriand ? Je n'ai donc pas été plutôt fixé qu'en jetant les yeux sur l'avenir, l'inquiétude m'a pris.

On m'écrivait de Paris qu'on ne trouvait à vendre ma maison, rue d'Enfer, qu'à des prix qui ne suffiraient pas pour purger les hypothèques dont cet ermitage est grevé, que cependant quelque chose pourrait s'arranger si j'étais là. D'après ce mot, j'ai fait à Paris une course inutile, car je n'ai trouvé ni bonne volonté, ni acquéreur ; mais j'ai revu l'Abbaye-aux-Bois et quelques-uns de mes nouveaux amis. La veille de mon retour ici, j'ai dîné au Café de Paris avec MM. Arago, Pouqueville, Carrel et Béranger, tous plus ou moins mécontents et déçus par la meilleure des républiques .

 

3 L34 Chapitre 9

Aux Paquis, près de Genève, 26 septembre 1831.

Suite du journal.

MM. Carrel et Béranger.

Mes Etudes historiques me mirent en rapport avec M. Carrel, comme elles m'ont fait connaître MM. Thiers et Mignet. J'avais copié, dans la préface de ces Etudes, un assez long passage de la Guerre de Catalogne , par M. Carrel, et surtout ce paragraphe : " Les choses, dans leurs continuelles et fatales transformations, n'entraînent point avec elles toutes les intelligences, elles ne domptent point tous les caractères avec une égale facilité ; elles ne prennent pas même soin de tous les intérêts ; c'est ce qu'il faut comprendre, et pardonner quelque chose aux protestations qui s'élèvent en faveur du passé. Quand une époque est finie, le moule est brisé, et il suffit à la Providence qu'il ne se puisse refaire ; mais des débris restés à terre, il en est quelquefois de beaux à contempler. "

A la suite de ces belles paroles, j'ajoutais moi-même à ce résumé : " L'homme qui a pu écrire ces mots a de quoi sympathiser avec ceux qui ont foi à la Providence, qui respectent la religion du passé, et qui ont aussi les yeux attachés sur des débris. "

M. Carrel vint me remercier. Il était à la fois le courage et le talent du National , auquel il travaillait avec MM. Thiers et Mignet. M. Carrel appartient à une famille de Rouen pieuse et royaliste : la légitimité aveugle, et qui rarement distinguait le mérite, méconnut M. Carrel. Fier et sentant sa valeur, il se réfugia dans des opinions généreuses, où l'on trouve une compensation aux sacrifices qu'on s'impose : il lui est arrivé ce qui arrive à tous les caractères aptes aux grands mouvements. Quand des circonstances imprévues les obligent à se renfermer dans un cercle étroit, ils consument des facultés surabondantes en efforts qui dépassent les opinions et les événements du jour. Avant les révolutions, des hommes supérieurs meurent inconnus : leur public n'est pas encore venu ; après les révolutions des hommes supérieurs meurent délaissés : leur public s'est retiré.

M. Carrel n'est pas heureux : rien de plus positif que ses idées, rien de plus romanesque que sa vie. Volontaire républicain en Espagne en 1823, pris sur le champ de bataille, condamné à mort par les autorités françaises, échappé à mille dangers, l'amour se trouve mêlé aux troubles de son existence privée. Il lui faut protéger une passion qui soutient sa vie et cet homme de coeur toujours prêt au grand jour à se jeter sur la pointe d'une épée, met devant lui des guichets et les ombres de la nuit ; il se promène dans les campagnes silencieuses avec une femme aimée à cette première aube où la diane l'appelait à l'attaque des tentes de l'ennemi.

Je quitte M. Armand Carrel pour tracer quelques mots sur notre célèbre chansonnier. Vous trouverez mon récit trop court, lecteur, mais j'ai droit à votre indulgence : son nom et ses chansons doivent être gravés dans votre mémoire.

M. de Béranger n'est pas obligé, comme M. Carrel, de cacher ses amours. Après avoir chanté la liberté et les vertus populaires en bravant la geôle des rois, il met ses amours dans un couplet, et voilà Lisette immortelle.

Près de la barrière des Martyrs, sous Montmartre on voit la rue de la Tour-d'Auvergne. Dans cette rue, à moitié bâtie, à demi pavée, dans une petite maison retirée derrière un petit jardin et calculée sur la modicité des fortunes actuelles, vous trouverez l'illustre chansonnier. Une tête chauve, un air un peu rustique, mais fin et voluptueux, annoncent le poète. Je repose avec plaisir mes yeux sur cette figure plébéienne, après avoir regardé tant de faces royales, je compare ces types si différents : sur les fronts monarchiques on voit quelque chose d'une nature élevée, mais flétrie, impuissante, effacée ; sur les fronts démocratiques paraît une nature physique commune, mais on reconnaît une nature intellectuelle, haute : le front monarchique a perdu la couronne ; le front populaire l'attend.

Je priais un jour Béranger (qu'il me pardonne s'il me rend aussi familier que sa renommée), je le priais de me montrer quelques-uns de ses ouvrages inconnus :

" Savez-vous, me dit-il, que j'ai commencé par être votre disciple ? j'étais fou du Génie du Christianisme et j'ai fait des idylles chrétiennes : ce sont des scènes de curé de campagne, des tableaux du culte dans les villages et au milieu des moissons. "

M. Augustin Thierry m'a dit que la bataille des Francs dans les Martyrs lui avait donné l'idée d'une nouvelle manière d'écrire l'histoire : rien ne m'a plus flatté que de trouver mon souvenir placé au commencement du talent de l'historien Thierry et du poète Béranger.

Notre chansonnier a les diverses qualités que Voltaire exige pour la chanson : " Pour bien réussir à ces petits ouvrages, dit l'auteur de tant de poésies gracieuses, il faut dans l'esprit de la finesse et du sentiment, avoir de l'harmonie dans la tête, ne point trop s'élever, ne point trop s'abaisser, et savoir n'être pas trop long. "

Béranger a plusieurs muses, toutes charmantes ; et quand ces muses sont des femmes, il les aime toutes. Lorsqu'il en est trahi, il ne tourne point à l'élégie ; et pourtant un sentiment de pieuse tristesse est au fond de sa gaieté : c'est une figure sérieuse qui sourit ; c'est la philosophie qui prie.

Mon amitié pour Béranger m'a valu bien des étonnements de la part de ce qu'on appelait mon parti ; un vieux chevalier de Saint-Louis, qui m'est inconnu, m'écrivait du fond de sa tourelle : " Réjouissez-vous, monsieur, d'être loué par celui qui a souffleté votre Roi et votre Dieu. " Très bien, mon brave gentilhomme ! vous êtes poète aussi.

 

3 L34 Chapitre 10

Suite du journal.

Chanson de Béranger : ma réponse. - Retour à Paris pour la proposition de Briqueville.

Dans ce dîner au Café de Paris dont je vous viens de parler, M. de Béranger me chanta l'admirable chanson imprimée :

Chateaubriand, pourquoi fuir ta patrie,

Fuir son amour, notre encens et nos soins ?

On y remarquait cette strophe sur les Bourbons :

Et tu voudrais t'attacher à leur chute !

Connais donc mieux leur folle vanité :

Au rang des maux qu'au ciel même elle impute,

Leur coeur ingrat met ta fidélité.

A cette chanson, qui est de l'histoire du temps, je répondis de la Suisse par une lettre qu'on voit imprimée en tête de ma brochure sur la proposition Briqueville. Je disais au chansonnier : " Du lieu où je vous écris monsieur, j'aperçois la maison de campagne qu'habita lord Byron et les toits du château de madame de Staël. Où est le barde de Childe-Harold ? où est l'auteur de Corinne ? Ma trop longue vie ressemble à ces voies romaines bordées de monuments funèbres. "

Je retournai à Genève ; je ramenai ensuite madame de Chateaubriand à Paris, et rapportai le manuscrit contre la proposition Briqueville sur le bannissement des Bourbons, proposition prise en considération dans la séance des députés du I7 septembre de cette année 1831 : les uns attachent leur vie au succès, les autres au malheur.

 

3 L34 Chapitre 11

Proposition Baude et Briqueville sur le bannissement de la branche aînée des Bourbons.

Paris, rue d'Enfer, fin de novembre 1831.

De retour à Paris le 11 octobre, je publiai ma brochure vers la fin du même mois ; elle a pour titre : De la nouvelle proposition relative au bannissement de Charles X et de sa famille, ou suite de mon dernier écrit : De la Restauration et de la Monarchie élective .

Quand ces mémoires posthumes paraîtront, la polémique quotidienne, les événements pour lesquels on se passionne à l'heure actuelle de ma vie, les adversaires que je combats, même l'acte du bannissement de Charles X et de sa famille, compteront-ils pour quelque chose ? c'est là l'inconvénient de tout journal : on y trouve des discussions animées sur des sujets devenus indifférents ; le lecteur voit passer comme des ombres une foule de personnages dont il ne retient pas même le nom : figurants muets qui remplissent le fond de la scène. Toutefois c'est dans ces parties arides des chroniques que l'on recueille les observations et les faits de l'histoire de l'homme et des hommes.

Je mis d'abord au commencement de la brochure le décret proposé successivement par M. M. Baude et Briqueville. Après avoir examiné les cinq partis que l'on avait à prendre après la révolution de Juillet, je dis :

" La pire des périodes que nous ayons parcourues semble être celle où nous sommes parce que l'anarchie règne dans la raison, la morale et l'intelligence. L'existence des nations est plus longue que celle des individus : un homme paralytique reste quelquefois étendu sur sa couche plusieurs années avant de disparaître ; une nation infirme demeure longtemps sur son lit avant d'expirer. Ce qu'il fallait à la royauté nouvelle, c'était de l'élan, de la jeunesse, de l'intrépidité, tourner le dos au passé, marcher avec la France à la rencontre de l'avenir.

" De cela elle n'a cure ; elle s'est présentée amaigrie, débiffée par les docteurs qui la médicamentaient. Elle est arrivée piteuse, les mains vides, n'ayant rien à donner, tout à recevoir, se faisant pauvrette, demandant grâce à chacun, et cependant hargneuse, déclamant contre la légitimité et singeant la légitimité, contre le républicanisme et tremblant devant lui. Ce système pansu ne voit d'ennemis que dans deux oppositions qu'il menace. Pour se soutenir il s'est composé une phalange de vétérans réengagistes : s'ils portaient autant de chevrons qu'ils ont fait de serments, ils auraient la manche plus bariolée que la livrée des Montmorency.

" Je doute que la liberté se plaise longtemps à ce pot-au-feu d'une monarchie domestique. Les Francs l'avaient placée, cette liberté, dans un camp ; elle a conservé chez leurs descendants le goût et l'amour de son premier berceau ; comme l'ancienne royauté, elle veut être élevée sur le pavois et ses députés sont soldats. "

De cette argumentation je passe au détail du système suivi dans nos relations extérieures. La faute immense du congrès de Vienne est d'avoir mis un pays militaire comme la France dans un état forcé d'hostilité avec les peuples riverains. Je fais voir tout ce que les étrangers ont acquis en territoire et en puissance, tout ce que nous pouvions reprendre en juillet. Grande leçon ! preuve frappante de la vanité de la gloire militaire et des oeuvres des conquérants ! Si l'on faisait une liste des princes qui ont augmenté les possessions de la France, Bonaparte n'y figurerait pas ; Charles X y occuperait une place remarquable !

Passant de raisonnement en raisonnement, j'arrive à Louis-Philippe : " Louis-Philippe est roi, dis-je, il porte le sceptre de l'enfant dont il était l'héritier immédiat, de ce pupille que Charles X avait remis entre les mains du lieutenant général du royaume, comme à un tuteur expérimenté, un dépositaire fidèle, un protecteur généreux. Dans ce château des Tuileries, au lieu d'une couche innocente, sans insomnie, sans remords, sans apparition, qu'a trouvé le prince ? un trône vide que lui présente un spectre décapité portant dans sa main sanglante la tête d'un autre spectre... "

" Faut-il, pour achever, emmancher le fer de Louvel dans une loi, afin de porter le dernier coup à la famille, proscrite ? Si elle était poussée à ces bords par la tempête ; si, trop jeune encore, Henri n'avait pas les années, requises à l'échafaud, eh bien ! vous êtes les maîtres, accordez-lui dispense d'âge pour mourir. "

Après avoir parlé au gouvernement de la France, je me retourne vers Holy-Rood et j'ajoute : " Oserai-je, prendre, en finissant, la respectueuse liberté d'adresser quelques paroles aux hommes de l'exil ? Ils sont rentrés dans la douleur comme dans le sein de leur mère : le malheur, séduction dont j'ai peine à me défendre, me semble avoir toujours raison ; je crains de blesser son autorité sainte et la majesté qu'il ajoute à des grandeurs insultées, qui désormais n'ont plus que moi pour flatteur. Mais je surmonterai ma faiblesse, je m'efforcerai de faire entendre un langage qui, dans un jour d'infortune, pourrait préparer une espérance à ma patrie.

" L'éducation d'un prince doit être en rapport avec la forme du gouvernement et les moeurs de son pays. Or, il n'y a en France ni chevalerie, ni chevaliers, ni soldats de l'oriflamme, ni gentilshommes bardés de fer, prêts à marcher à la suite du drapeau blanc. Il y a un peuple qui n'est plus le peuple d'autrefois, un peuple qui, changé par les siècles, n'a plus les anciennes habitudes et les antiques moeurs de ses pères. Qu'on déplore ou qu'on glorifie les transformations sociales advenues, il faut prendre la nation telle qu'elle est, les faits tels qu'ils sont, entrer dans l'esprit de son temps, afin d'avoir action sur cet esprit.

" Tout est dans la main de Dieu, excepté le passé qui, une fois tombé de cette main puissante, n'y rentre plus.

" Arrivera sans doute le moment où l'orphelin sortira de ce château des Stuarts, asile de mauvais augure qui semble étendre l'ombre de la fatalité sur sa jeunesse : le dernier-né du Béarnais doit se mêler aux enfants de son âge, aller aux écoles publiques, apprendre tout ce que l'on sait aujourd'hui. Qu'il devienne le jeune homme le plus éclairé de son temps ; qu'il soit au niveau des sciences de l'époque ; qu'il joigne aux vertus d'un chrétien du siècle de saint Louis les lumières d'un Chrétien de notre siècle. Que des voyages l'instruisent des moeurs et des lois ; qu'il ait traversé les mers, comparé les institutions et les gouvernements, les peuples libres et les peuples esclaves ; que simple soldat, s'il en trouve l'occasion à l'étranger, il s'expose aux périls de la guerre, car on n'est point apte à régner sur des Français sans avoir entendu siffler le boulet. Alors on aura fait pour lui ce qu'humainement parlant on peut faire. Mais surtout gardez-vous de le nourrir dans les idées du droit invincible ; loin de le flatter de remonter au rang de ses pères, préparez-le à n'y remonter jamais ; élevez-le pour être homme, non pour être roi : là sont ses meilleures chances.

" C'est assez : quel que soit le conseil de Dieu, il restera au candidat de ma tendre et pieuse fidélité une majesté des âges que les hommes ne lui peuvent ravir. Mille ans noués à sa jeune tête le pareront toujours d'une pompe au-dessus de celle de tous les monarques. Si dans la condition privée il porte bien ce diadème de jours, de souvenirs et de gloire, si sa main soulève sans effort ce sceptre du temps que lui ont légué ses aïeux, quel empire pourrait-il regretter ? "

M. le comte de Briqueville, dont je combattis ainsi la proposition, imprima quelques réflexions sur ma brochure ; il me les envoya avec ce billet :

" Monsieur,

" J'ai cédé au besoin, au devoir de publier les réflexions qu'ont fait naître dans mon esprit vos pages éloquentes sur ma proposition. J'obéis à un sentiment non moins vrai en déplorant de me trouver en opposition avec vous, monsieur, qui, à la puissance du génie, joignez tant de titres à la considération publique. Le pays est en danger, et dès lors je ne puis plus croire à une dissension sérieuse entre nous : cette France nous invite à nous réunir pour la sauver ; aidez-la de votre génie ; nous manoeuvres, nous l'aiderons de nos bras. Sur ce terrain, monsieur, n' est-il pas vrai, nous ne serons pas longtemps sans nous entendre ? Vous serez le Tyrtée d'un peuple dont nous sommes les soldats, et ce sera avec bonheur que je me proclamerai alors le plus ardent de vos adhérents politiques, comme je suis déjà le plus sincère de vos admirateurs. "

" Votre très humble et obéissant serviteur,

" Le comte Armand de Briqueville. "

" Paris, 15 novembre I831 "

Je ne restai pas en demeure, et je rompis contre le champion une seconde lance mornée.

" Paris, ce 15 novembre 1821. "

" Monsieur,

" Votre lettre est digne d'un gentilhomme : pardonnez-moi ce vieux mot, qui va à votre nom, à votre courage, à votre amour de la France. Comme vous, je déteste le joug étranger : s'il s'agissait de défendre mon pays, je ne demanderais pas à porter la lyre du poète, mais l'épée du vétéran dans les rangs de vos soldats.

" Je n'ai point encore lu, monsieur, vos réflexions ; mais si l'état de la politique vous conduisait à retirer la proposition qui m'a si étrangement affligé, avec quel bonheur je me rencontrerais près de vous, sans obstacle, sur le terrain de la liberté, de l'honneur et de la gloire de notre patrie !

" J'ai l'honneur d'être, monsieur, avec la considération la plus distinguée, votre très humble et très obéissant serviteur,

" Chateaubriand "

 

3 L34 Chapitre 12

Lettre à l'auteur de la Némésis.

Paris, rue d'Enfer, infirmerie de Marie-Thérèse, décembre 1831.

Un poète, mêlant les proscriptions des Muses à celles des lois, dans une improvisation énergique, attaqua la veuve et l'orphelin. Comme ces vers étaient d'un écrivain de talent, ils acquirent une sorte d'autorité qui ne me permit pas de les laisser passer : je fis volte-face contre un autre ennemi [M. Barthélemy a passé depuis au juste-milieu, non sans force imprécations de beaucoup de gens qui se sont ralliés seulement un peu plus tard. (Note de Paris, 1837.) - N.d.A.] .

On ne comprendrait pas ma réponse si on ne lisait le libelle du poète ; je vous invite donc à jeter les yeux sur ces vers ; ils sont très beaux et on les trouve partout. Ma réponse n'a pas été rendue publique : elle paraît pour la première fois dans ces Mémoires . Misérables débats où aboutissent les révolutions ! Voilà à quelle lutte nous arrivons, nous faibles successeurs de ces hommes qui, les armes à la main, traitaient les grandes questions de gloire et de liberté, en agitant l'univers ! Des pygmées font entendre aujourd'hui leur petit cri parmi les tombeaux des géants ensevelis sous les monts qu'ils ont renversés sur eux.

" Paris, mercredi soir, 9 novembre 1831. "

" Monsieur,

" J'ai reçu ce matin le dernier numéro de la Némésis que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer. Pour me défendre de la séduction de ces éloges donnés avec tant d'éclat, de grâce et de charme, j'ai besoin de me rappeler les obstacles qui s'élèvent entre nous. Nous vivons dans deux mondes à part ; nos espérances et nos craintes ne sont pas les mêmes ; vous brûlez ce que j'adore, et je brûle ce que vous adorez. Vous avez grandi, monsieur, au milieu d'une foule d'avortons de Juillet ; mais de même que toute l'influence que vous supposez à ma prose ne fera pas, selon vous, remonter une race tombée ; de même, selon moi, toute la puissance de votre poésie ne ravalera pas cette noble race : serions-nous ainsi placés l'un et l'autre dans deux impossibilités ?

" Vous êtes jeune, monsieur, comme cet avenir que vous songez et qui vous pipera ; je suis vieux comme ce temps que je rêve et qui m'échappe. Si vous veniez vous asseoir à mon foyer, dites-vous obligeamment, vous reproduiriez mes traits sous votre burin : moi, je m'efforcerais de vous faire chrétien et royaliste. Puisque votre lyre, au premier accord de son harmonie, chantait mes Martyrs et mon pèlerinage , pourquoi n'achèveriez-vous pas la course ? Entrez dans le lieu saint, le temps ne m'a arraché que les cheveux, comme il effeuille un arbre en hiver, mais la sève est restée au coeur : j'ai encore la main assez ferme pour tenir le flambeau qui guiderait vos pas sous les voûtes du sanctuaire.

" Vous affirmez, monsieur, qu'il faudrait un peuple de poètes pour comprendre mes contradictions de royaumes éteints et de jeunes républiques ; n'auriez-vous pas aussi célébré la liberté et trouvé quelques magnifiques paroles pour les tyrans qui l'opprimaient ? Vous citez les du Barry, les Montespan, les Fontanges, les La Vallière ; vous rappelez des faiblesses royales ; mais ces faiblesses ont-elles coûté à la France ce que les débauches des Danton et des Camille Desmoulins lui ont coûté ? Les moeurs de ces Catilina plébéiens se réfléchissaient jusque dans leur langage, ils empruntaient leurs métaphores à la porcherie des infâmes et des prostituées. Les fragilités de Louis XIV et de Louis XV ont-elles envoyé les pères et les époux au gibet après avoir déshonoré les filles et les épouses ? Les bains de sang ont-ils rendu l'impudicité d'un révolutionnaire plus chaste que les bains de lait ne rendaient virginale la souillure d'une Poppée ? Quand les regrattiers de Robespierre auraient détaillé au peuple de Paris le sang des baignoires de Danton, comme les esclaves de Néron vendaient aux habitants de Rome le lait des thermes de sa courtisane, pensez-vous que quelque vertu se fût trouvée dans la lavure des obscènes bourreaux de la terreur ?

" La rapidité et la hauteur du vol de votre muse vous ont trompé, monsieur : le soleil qui rit à toutes les misères aura frappé les vêtements d'une veuve ; ils vous auront semblé dorés : j'ai vu ces vêtements, ils étaient de deuil ; ils ignoraient les fêtes ; l'enfant, dans les entrailles qui le portaient, n'a été bercé que du bruit des larmes, s'il eût dansé neuf mois dans le sein de sa mère , comme vous le dites, il n'aurait eu donc de joie qu'avant de naître, entre la conception et l'enfantement, entre l'assassinat et la proscription ! La pâleur de redoutable augure que vous avez remarquée sur le visage de Henri est le résultat de la saignée paternelle et non la lassitude d'un bal de deux cent soixante dix nuits. L'antique malédiction a été maintenue pour la fille de Henri IV : in dolore paries filios . Je ne connais que la déesse de la Raison dont les couches, hâtées par des adultères, aient eu lieu dans les danses de la mort. Il tombait de ses flancs publics des reptiles immondes qui ballaient à l'instant même avec les tricoteuses autour de l'échafaud, au son du coutelas, remontant et redescendant, refrain de la danse diabolique.

" Ah ! monsieur, je vous en conjure, au nom de votre rare talent, cessez de récompenser le crime et de punir le malheur par les sentences improvisées de votre muse ; ne condamnez pas le premier au ciel, le second à l'enfer. Si en restant attaché à la cause de la liberté et des lumières vous donniez asile à la religion, à l'humanité, à l'innocence, vous verriez apparaître à vos veilles une autre espèce de Némésis digne de tous les hommages de la terre. En attendant que vous versiez mieux que moi sur la vertu tout l ' océan de vos fraîches idées , continuez, avec la vengeance que vous vous êtes faite, de traîner aux gémonies nos turpitudes ; renversez les faux monuments d'une révolution qui n'a pas édifié le temple propre à son culte ; labourez leurs ruines avec le soc de votre satire ; semez le sel dans ce champ pour le rendre stérile, afin qu'il ne puisse y germer de nouveau aucune bassesse. Je vous recommande surtout, monsieur, ce gouvernement prosterné qui chevrote la fierté des obéissances, la victoire des défaites, et la gloire des humiliations de la patrie. "

" Chateaubriand. "

 

3 L34 Chapitre 13

Paris, rue d'Enfer, fin de mars.

Conspiration de la rue des Prouvaires.

Ces voyages et ces combats finirent pour moi l'année 1831 : au commencement de cette année 1832, autre tracasserie.

La révolution de Paris avait laissé sur le pavé de Paris une foule de Suisses, de gardes du corps, d'hommes de tous états nourris par la cour, qui mouraient de faim et que de bonnes têtes monarchiques, jeunes et folles sous leurs cheveux gris, imaginèrent d'enrôler pour un coup de main.

Dans ce formidable complot, il ne manquait pas de personnes graves, pâles, maigres, transparentes, courbées, le visage noble, les yeux encore vifs, la tête blanchie ; ce passé ressemblait à l'honneur ressuscité venant essayer de rétablir, avec ses mains d'ombre, la famille qu'il n'avait pu soutenir de ses vivantes mains. Souvent des gens à béquilles prétendent étayer les monarchies croulantes mais, à cette époque de la société, la restauration d'un monument du moyen âge est impossible, parce que le génie qui animait cette architecture est mort : on ne fait que du vieux en croyant faire du gothique.

D'un autre côté, les héros de Juillet, à qui le juste milieu avait filouté la République, ne demandaient pas mieux que de s'entendre avec les carlistes pour se venger d'un ennemi commun, quitte à s'égorger après la victoire. M. Thiers ayant préconisé le système de 1793 comme l'oeuvre de la liberté, de la victoire et du génie, de jeunes imaginations se sont allumées au feu d'un incendie dont elles ne voyaient que la réverbération lointaine, elles en sont à la poésie de la terreur : affreuse et folle parodie qui fait rebrousser l'heure de la liberté. C'est méconnaître à la fois le temps, l'histoire et l'humanité, c'est obliger le monde à reculer jusque sous le fouet du garde-chiourme pour se sauver de ces fanatiques de l'échafaud.

Il fallait de l'argent pour nourrir tous ces mécontents, héros de Juillet éconduits, ou domestiques sans place : on se cotisa. Des conciliabules carlistes et républicains avaient lieu dans tous les coins de Paris, et la police, au fait de tout, envoyait ses espions prêcher, d'un club à un grenier, l'égalité et la légitimité. On m'informait de ces menées que je combattais. Les deux partis voulaient me déclarer leur chef au moment certain du triomphe : un club républicain me fit demander si j'accepterais la présidence de la République ; je répondis : " Oui, très certainement ; mais après M. de La Fayette ", ce qui fut trouvé modeste et convenable. Le général La Fayette venait quelquefois chez madame Récamier ; je me moquais un peu de sa meilleure des républiques ; je lui demandais s'il n' aurait pas mieux fait de proclamer Henri V et d'être le véritable président de la France pendant la minorité du royal enfant. Il en convenait et prenait bien la plaisanterie, car il était homme de bonne compagnie. Toutes les fois que nous nous retrouvions, il me disait : " Ah ! vous allez recommencer votre querelle. " Je lui faisais convenir qu'il n'y avait pas eu d'homme plus attrapé que lui par son bon ami Philippe.

Au milieu de cette agitation et de ces conspirations extravagantes, arrive un homme déguisé. Il débarqua chez moi, perruque de chiendent sur l'occiput, lunettes vertes sur le nez, masquant ses yeux qui voyaient très bien sans lunettes. Il avait ses poches pleines de lettres de change qu'il montrait ; et tout de suite instruit que je voulais vendre ma maison et arranger mes affaires, il me fit offre de ses services ; je ne pouvais m'empêcher de rire de ce monsieur (homme d'esprit et de ressource d'ailleurs) qui se croyait obligé de m'acheter pour la légitimité. Ses offres devenant trop pressantes, il vit sur mes lèvres un dédain qui l'obligea de faire retraite, et il écrivit à mon secrétaire ce petit billet que j'ai gardé :

" Monsieur,

" Hier au soir j'ai eu l'honneur de voir M. le vicomte, de Chateaubriand, qui m'a reçu avec sa bonté habituelle ; néanmoins j'ai cru m'apercevoir qu'il n'avait, plus son abandon ordinaire. Dites-moi, je vous prie, ce qui aurait pu me retirer sa confiance à laquelle je tenais plus qu'à toute autre chose ; si on lui a fait sur mon compte des cancans, je ne crains pas de mettre ma conduite au grand jour, et je suis prêt à répondre à tout ce qu'on pourrait lui avoir dit ; il connaît trop la méchanceté des intrigants pour me condamner sans vouloir m'entendre. Il y a même des peureux qui en font aussi ; mais il faut espérer que le jour arrivera où l'on verra les gens qui sont véritablement dévoués. Il m'a donc dit qu'il était inutile de me mêler de ses affaires ; j'en suis désolé, car j'aime à croire qu'elles auraient été arrangées selon ses désirs. Je me doute à peu près quelle est la personne qui, sur cet article, l'a fait changer ; si dans le temps j'avais été moins discret elle n'aurait pas été à même de me nuire chez votre excellent patron. Enfin, je ne lui en suis pas moins dévoué, vous pouvez l'en assurer de nouveau en lui présentant mes hommages respectueux. J'ose espérer qu'un jour viendra où il pourra me connaître et me juger.

" Agréez, je vous prie, monsieur, etc. "

Hyacinthe fit à ce billet cette réponse que je lui dictai :

" Mon patron n'a rien du tout de particulier contre la personne qui m'a écrit ; mais il veut vivre hors de tout, et ne veut accepter aucun service. "

Bientôt après la catastrophe arriva.

Connaissez-vous la rue des Prouvaires , rue étroite, sale, populaire, dans le voisinage de Saint-Eustache et des halles ? C'est là que se donna le fameux souper de la troisième restauration. Les convives étaient armés de pistolets, de poignards et de clefs ; on devait, après boire, s'introduire dans la galerie du Louvre, et, passant à minuit entre deux rangs de chefs-d'oeuvre, aller frapper le monstre usurpant au milieu d'une fête. La conception était romantique ; le XVIème siècle était revenu, on pouvait se croire au temps des Borgia, des Médicis de Florence et des Médicis de Paris, aux hommes près.

Le 1er février, à neuf heures du soir, j'allais me coucher, lorsqu'un homme zélé et l'individu aux lettres de change forcèrent ma porte, rue d'Enfer, pour me dire que tout était prêt, que dans deux heures Louis-Philippe aurait disparu ; ils venaient s'informer s'ils pouvaient me déclarer le chef principal du gouvernement provisoire, et si je consentais à prendre, avec un conseil de régence, les rênes du gouvernement provisoire au nom de Henri V. Ils avouaient que la chose était périlleuse, mais que je n'en recueillerais que plus de gloire, et que, comme je convenais à tous les partis, j'étais le seul homme de France en position de jouer un pareil rôle. C'était me serrer de près, deux heures pour me décider à ma couronne ! deux heures pour aiguiser le grand sabre de mameluck que j'avais acheté au Caire en 1806 ! Pourtant je n'éprouvai aucun embarras et je leur dis : " Messieurs, vous savez que je n'ai jamais approuvé cette entreprise, qui me paraît folle. Si j'avais eu à m'en mêler, j'aurais partagé vos périls et n'aurais pas attendu votre victime pour accepter le prix de vos dangers. Vous savez que j'aime sérieusement la liberté, et il m'est évident, par les meneurs de toute cette affaire, qu'ils ne veulent point de liberté, qu'ils commenceraient, demeurés maîtres du champ de bataille, par établir le règne de l'arbitraire. Ils n'auraient personne, ils ne m'auraient pas surtout pour les soutenir dans ces projets ; leur succès amènerait une complète anarchie, et l'étranger, profitant de nos discordes, viendrait démembrer la France. Je ne puis donc entrer dans tout cela. J'admire votre dévouement, mais le mien n'est pas de la même nature. Je vais me coucher ; je vous conseille d'en faire autant, et j'ai bien peur d'apprendre demain matin le malheur de vos amis. "

Le souper eut lieu ; l'hôte du logis, qui ne l'avait préparé qu'avec l'autorisation de la police, savait à quoi s'en tenir. Les mouchards à table trinquaient le plus haut à la santé de Henri V ; les sergents de ville arrivèrent, empoignèrent les convives et renversèrent encore une fois la coupe de la royauté légitime. Le Renaud des aventuriers royalistes était un savetier de la rue de Seine, décoré de Juillet, qui s'était battu vaillamment dans les trois journées, et qui blessa grièvement, pour Henri V, un agent de la police de Louis-Philippe, comme il avait tué des soldats de la garde, pour chasser le même Henri V et les deux vieux rois.

J'avais reçu pendant cette affaire un billet de madame la duchesse de Berry qui me nommait membre d ' un gouvernement secret , qu'elle établissait en qualité de régente de France. Je profitai de cette occasion pour écrire à la princesse la lettre suivante :

Lettre à madame la duchesse de Berry.

(J'ai repris quelques passages de la longue lettre pour les placer dans mes Explications sur mes 12 000 fr. ; et depuis, dans mon Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry .)

" Madame,

" C'est avec la plus profonde reconnaissance que j'ai reçu le témoignage de confiance et d'estime dont vous avez bien voulu m'honorer ; il impose à ma fidélité le devoir de redoubler de zèle, en mettant toujours sous les yeux de Votre Altesse Royale ce qui me paraîtra la vérité.

" Je parlerai d'abord des prétendues conspirations dont le bruit sera peut-être parvenu jusqu'à Votre Altesse Royale. On affirme qu'elles ont été fabriquées ou provoquées par la police. Laissant de côté le fait, et sans insister sur ce que les conspirations (vraies ou fausses) ont en elles-mêmes de répréhensible, je me contenterai de remarquer que notre caractère national est à la fois trop léger et trop franc pour réussir à de pareilles besognes. Aussi depuis quarante années ces sortes d'entreprises coupables ont-elles constamment échoué. Rien de plus ordinaire que d'entendre un Français se vanter publiquement d'être d'un complot ; il en raconte tout le détail, sans oublier le jour, le lieu et l'heure, à quelque espion qu'il prend pour un confrère ; il dit tout haut, ou plutôt il crie aux passants : " Nous avons quarante mille hommes bien comptés, nous avons soixante mille cartouches, telle rue, numéro tant, dans la maison qui fait le coin. " Et puis ce Catilina va danser et rire.

" Les sociétés secrètes ont seules une longue portée, parce qu'elles procèdent par révolutions et non par conspirations ; elles visent à changer les doctrines, les idées et les moeurs avant de changer les hommes et les choses ; leurs progrès sont lents, mais les résultats certains. La publicité de la pensée détruira l'influence des sociétés secrètes ; c'est l'opinion publique qui maintenant opérera en France ce que les congrégations occultes accomplissent chez les peuples non encore émancipés.

" Les départements de l'Ouest et du Midi, qu'on a l'air de vouloir pousser à bout par l'arbitraire et la violence, conservent cet esprit de fidélité qui distingua les antiques moeurs ; mais cette moitié de la France ne conspirera jamais dans le sens étroit de ce mot : c'est une espèce de camp au repos sous les armes. Admirable comme réserve de la légitimité, elle serait insuffisante comme avant-garde et ne prendrait jamais avec succès l'offensive. La civilisation a fait trop de progrès pour qu'il éclate une de ces guerres intestines à grands résultats ressource et fléau des siècles à la fois plus chrétiens et moins éclairés.

" Ce qui existe en France n'est point une monarchie, c'est une république ; à la vérité, du plus mauvais aloi. Cette république est plastronnée d'une royauté qui reçoit les coups et les empêche de porter sur le gouvernement même.

" De plus, si la légitimité est une force considérable, l'élection est aussi un pouvoir prépondérant, même lorsqu'elle n'est que fictive, surtout en ce pays où l'on ne vit que de vanité : la passion française, l'égalité, est flattée par l'élection.

" Le gouvernement de Louis-Philippe se livre à un double excès d'arbitraire et d'obséquiosité auquel le gouvernement de Charles X n'avait jamais songé. On supporte cet excès, pourquoi ? Parce que le peuple supporte plus facilement la tyrannie d'un gouvernement qu'il a créé que la rigueur légale des institutions qui ne sont pas son ouvrage.

" Quarante années de tempêtes ont brisé les plus fortes âmes ; l'apathie est grande, l'égoïsme presque général ; on se ratatine pour se soustraire au danger, garder ce qu'on a, vivoter en paix. Après une révolution il reste aussi des hommes gangrenés qui communiquent à tout leur souillure, comme après une bataille il reste des cadavres qui corrompent l'air. Si par un souhait Henri V pouvait être transporté aux Tuileries sans dérangement, sans secousse, sans compromettre le plus léger intérêt, nous serions bien près d'une restauration ; mais pour l'avoir s'il faut seulement ne pas dormir une nuit, les chances diminuent.

" Les résultats des journées de Juillet n'ont tourné ni au profit du peuple, ni à l'honneur de l'armée, ni à l'avantage des lettres, des arts, du commerce et de l'industrie. L'Etat est devenu la proie des ministériels de profession et de cette classe qui voit la patrie dans son pot-au-feu, les affaires publiques dans son ménage : il est difficile, madame, que vous connaissiez de loin ce qu'on appelle ici le juste-milieu ; que Son Altesse Royale se figure une absence complète d'élévation d'âme, de noblesse de coeur, de dignité de caractère ; qu'elle se représente des gens gonflés de leur importance, ensorcelés de leurs emplois, affolés de leur argent, décidés à se faire tuer pour leurs pensions : rien ne les en détachera ; c'est à la vie et à la mort ; ils y sont mariés comme les Gaulois à leurs épées, les chevaliers à l'oriflamme, les huguenots au panache blanc de Henri IV, les soldats de Napoléon au drapeau tricolore ; ils ne mourront qu'épuisés de serments à tous les régimes, après en avoir versé la dernière goutte sur leur dernière place. Ces eunuques de la quasi-légitimité dogmatisent d'indépendance en faisant assommer les citoyens dans les rues et en entassant les écrivains dans les geôles ; ils entonnent des chants de triomphe en évacuant la Belgique sur l'injonction d'un ministre anglais, et bientôt Ancône sur l'ordre d'un caporal autrichien. Entre les huis de Sainte-Pélagie et les portes des cabinets de l'Europe, ils se prélassent tout guindés de liberté et tout crottés de gloire.

" Ce que j'ai dit concernant les dispositions de la France ne doit pas décourager Votre Altesse Royale ; mais je voudrais que l'on connût mieux la route qui conduit au trône de Henri V.

" Vous savez ma manière de penser relativement à l'éducation de mon jeune roi : mes sentiments se trouvent exprimés à la fin de la brochure que j'ai déposée aux pieds de Votre Altesse Royale : je ne pourrais que me répéter. Que Henri V soit élevé pour son siècle, avec et par les hommes de son siècle ; ces deux mots résument tout mon système. Qu'il soit élevé surtout pour n'être pas roi. Il peut régner demain, il peut ne régner que dans dix ans, il peut ne régner jamais : car si la légitimité a les diverses chances de retour que je vais à l'instant déduire, néanmoins l'édifice actuel pourrait crouler sans qu'elle sortît de ses ruines. Vous avez l'âme assez ferme, madame, pour supposer, sans vous laisser abattre, un jugement de Dieu qui replongerait votre illustre race dans les sources populaires ; de même que vous avez le coeur assez grand pour nourrir de justes espérances sans vous en laisser enivrer. Je dois maintenant vous présenter cette autre partie du tableau.

" Votre Altesse Royale peut tout défier, tout braver avec son âge ; il lui reste plus d'années à parcourir qu'il ne s'en est écoulé depuis le commencement de la Révolution. Or, que n'ont point vu ces dernières années ? Quand la République, l'Empire, la légitimité ont passé, l'amphibie du juste-milieu ne passerait point ! Quoi ! ce serait pour arriver à la misère d'hommes et de choses de ce moment que nous aurions traversé et dépensé tant de crimes, de malheur, de talent, de liberté, de Gloire ! Quoi ! l'Europe bouleversée, les trônes croulant les uns sur les autres, les générations précipitées à la fosse le glaive dans le sein, le monde en travail pendant un demi-siècle, tout cela pour enfanter la quasi-légitimité ! On concevrait une grande république émergeant de ce cataclysme social ; du moins serait-elle habile à hériter des conquêtes de la Révolution, à savoir, la liberté politique, la liberté et la publicité de la pensée, le nivellement des rangs, l'admission à tous les emplois, l'égalité de tous devant la loi, l'élection et la souveraineté populaire. Mais comment supposer qu'un troupeau de sordides médiocrités sauvées du naufrage puissent employer ces principes ? A quelle proportion ne les ont-elles pas déjà réduits ! elles les détestent et ne soupirent qu'après les lois d'exception ; elles voudraient prendre toutes ces libertés sous la couronne qu'elles ont forgée, comme sous une trappe puis on niaiserait béatement avec des canaux, des chemins de fer, des tripotages d'arts, des arrangements de lettres ; monde de machines, de bavardage et de suffisance surnommé société modèle. Malheur à toute supériorité, à tout homme de génie ambitieux de préférence, de gloire et de plaisir, de sacrifice et de renommée, aspirant au triomphe de la tribune, de la lyre ou des armes, qui s'élèverait un jour dans cet univers d'ennui !

" Il n'y a qu'une chance, madame, pour que la quasi-légitimité continuât de végéter : ce serait que l'état actuel de la société fût l'état naturel de cette société même à l'époque où nous sommes. Si le peuple vieilli se trouvait en rapport avec son gouvernement décrépit ; si entre le gouvernant et le gouverné il y avait harmonie d'infirmité et de faiblesse, alors, madame, tout serait fini pour Votre Altesse Royale, comme pour le reste des Français. Mais si nous ne sommes pas arrivés à l'âge du radotage national, et si la République immédiate est impossible, c'est la légitimité qui semble appelée à renaître. Vivez votre jeunesse, madame, et vous aurez les royaux haillons de cette pauvresse appelée monarchie de Juillet. Dites à vos ennemis ce que votre aïeule, la reine Blanche, disait aux siens pendant la minorité de saint Louis : " Point ne me chaut d'attendre. " Les belles heures de la vie vous ont été données en compensation de vos malheurs, et l'avenir vous rendra autant de félicités que le présent vous aura dérobé de jours.

" La première raison qui milite en votre faveur, madame, est la justice de votre cause et l'innocence de votre fils. Toutes les éventualités ne sont pas contre le bon droit. "

Après avoir détaillé les raisons d'espérance que je ne nourrissais guère, mais que je cherchais à grossir pour consoler la princesse, je continue :

" Voilà, madame, l'état précaire de la quasi-légitimité à l'intérieur ; à l'extérieur sa position n'est pas plus assurée.

" Si le gouvernement de Louis-Philippe avait senti que la révolution de Juillet biffait les transactions antécédentes, qu'une autre constitution nationale amenait un autre droit politique et changeait les intérêts sociaux ; s'il avait eu au début de sa carrière jugement et courage, il aurait pu, sans brûler une seule amorce, doter la France de la frontière qui lui a été enlevée, tant était vif l'assentiment des peuples, tant était grande la stupéfaction des rois. La quasi-légitimité aurait payé sa couronne argent comptant avec un accroissement de territoire et se serait retranchée derrière ce boulevard. Au lieu de profiter de son élément républicain pour marcher vite, elle a eu peur de son principe ; elle s'est traînée sur le ventre ; elle a abandonné les nations soulevées pour elle et par elle ; elle les a rendues adverses de clientes qu'elles étaient ; elle a éteint l'enthousiasme guerrier, elle a changé en un pusillanime souhait de paix un désir éclairé de rétablir l'équilibre des forces entre nous et les Etats voisins, de réclamer au moins auprès de ces Etats, démesurément agrandis, les lambeaux détachés de notre vieille patrie. Par faillance de coeur et défaut de génie, Louis-Philippe a reconnu des traités qui ne sont point de la nature de la révolution, traités avec lesquels elle ne peut vivre, et que les étrangers ont eux-mêmes violés.

" Le juste-milieu a laissé aux cabinets étrangers le temps de se reconnaître et de former leurs armées. Et comme l'existence d'une monarchie démocratique est incompatible avec l'existence des monarchies continentales, les hostilités, malgré les protocoles, les embarras de finances, les peurs mutuelles, les armistices prolongés, les gracieuses dépêches, les démonstrations d'amitié, les hostilités, dis-je, pourraient sortir de cette incompatibilité. Si notre royauté bourgeoise est résignée aux insultes, si les hommes rêvent la paix, les choses pourront imposer la guerre.

" Mais que la guerre brise ou ne brise pas la quasi-légitimité, je sais que vous ne mettrez jamais, madame, votre espérance dans l'étranger ; vous aimeriez mieux qu'Henri V ne régnât jamais que de le voir arriver sous le patronage d'une coalition européenne : c'est de vous-même, c'est de votre fils que vous tirez votre espérance. De quelque manière qu'on raisonne sur les ordonnances, elles ne pouvaient jamais atteindre Henri V ; innocent de tout, il a pour lui l'élection des siècles et ses infortunes natales. Si le malheur nous touche dans la solitude d'une tombe, il nous attendrit encore davantage quand il veille auprès d'un berceau : car alors il n'est plus le souvenir d'une chose passée, d'une créature misérable, mais qui a cessé de souffrir ; il est une pénible réalité ; il attriste un âge qui ne devait connaître que la joie ; il menace toute une vie qui ne lui a rien fait et n'a pas mérité ses rigueurs.

" Pour vous, madame, il y a dans vos adversités une autorité puissante. Vous, baignée du sang de votre mari, avez porté dans votre sein le fils que la politique appela l ' enfant de l ' Europe et la religion l ' enfant du miracle . Quelle influence n'exercez-vous pas sur l'opinion, quand on vous voit garder seule, à l'orphelin exilé, la pesante couronne que Charles X secoua de sa tête blanchie, et au poids de laquelle se sont dérobés deux autres fronts assez chargés de douleurs pour qu'il leur fût permis de rejeter ce nouveau fardeau ! Votre image se présente à notre souvenir avec ces grâces de femme qui, assises sur le trône, semblent occuper leur place naturelle. Le peuple ne nourrit contre vous aucun préjugé ; il plaint vos peines, il admire votre courage ; il garde la mémoire de vos jours de deuil, il vous sait gré de vous être mêlée plus tard à ses plaisirs, d'avoir partagé ses goûts et ses fêtes, il trouve un charme à la vivacité de cette Française étrangère, venue d'un pays cher à notre gloire par les journées de Fornoue, de Marignan, d'Arcole et de Marengo. Les Muses regrettent leur protectrice née sous ce beau ciel de l'Italie, qui lui inspira l'amour des arts, et qui fit d'une fille d'Henri IV une fille de François Ier.

" La France, depuis la Révolution, a souvent changé de conducteurs, et n'a point encore vu une femme au timon de l'Etat. Dieu veut peut-être que les rênes de ce peuple indomptable, échappées aux mains dévorantes de la Convention, rompues dans les mains victorieuses de Bonaparte, inutilement saisies par Louis XVIII et Charles X, soient renouées par une jeune princesse ; elle saurait les rendre à la fois moins fragiles et plus légères. "

Rappelant enfin à Madame qu'elle a bien voulu songer à moi pour faire partie du gouvernement secret, je termine ainsi ma lettre :

" A Lisbonne s'élève un magnifique monument sur lequel on lit cette épitaphe : Ci-gît Basco Fuguera contre sa volonté . Mon mausolée sera modeste, et je n'y reposerai pas malgré moi.

" Vous connaissez, madame, l'ordre d'idées dans lequel j'aperçois la possibilité d'une restauration ; les autres combinaisons seraient au-dessus de la portée de mon esprit ; je confesserais mon insuffisance. C'est ostensiblement , et en me proclamant l'homme de votre aveu, de votre confiance, que je trouverais quelque force ; mais, ministre plénipotentiaire de nuit, chargé d'affaires accrédité auprès des ténèbres, c'est à quoi je ne me sentirais aucune aptitude. Si Votre Altesse Royale me nommait patemment son ambassadeur auprès du peuple de la nouvelle France , j'inscrirais en grosses lettres sur ma porte : Légation de l ' ancienne France . Il en arriverait ce qu'il plairait à Dieu ; mais je n'entendrais rien aux dévouements secrets ; je ne sais me rendre coupable de fidélité que par le flagrant délit.

" Madame, sans refuser à Votre Altesse Royale les services qu'elle aurait le droit de me commander, je la supplie d'agréer le projet que j'ai formé d'achever mes jours dans la retraite. Mes idées ne peuvent convenir aux personnes qui ont la confiance des nobles exilés d'Holy-Rood : le malheur passé, l'antipathie naturelle contre mes principes et ma personne renaîtrait avec la prospérité. J'ai vu repousser les plans que j'avais présentés pour la grandeur de ma patrie, pour donner à la France des frontières dans lesquelles elle pût exister à l'abri des invasions, pour la soustraire à la honte des traités de Vienne et de Paris. Je me suis entendu traiter de renégat quand je défendais la religion, de révolutionnaire quand je m'efforçais de fonder le trône sur la base des libertés publiques. Je retrouverais les mêmes obstacles augmentés de la haine que les fidèles de cour, de ville et de province, auraient conçue de la leçon que leur infligea ma conduite au jour de l'épreuve. J'ai trop peu d'ambition, trop besoin de repos pour faire de mon attachement un fardeau à la couronne, et lui imposer ma présence importune. J'ai rempli mes devoirs sans penser un seul moment qu'ils me donnassent droit à la faveur d'une famille auguste : heureux qu'elle m'ait permis d'embrasser ses adversités ! Je ne vois rien au-dessus de cet honneur, elle ne trouvera pas de serviteur plus zélé que moi ; elle en trouvera de plus jeunes et de plus habiles. Je ne me crois pas un homme nécessaire, et je pense qu'il n'y a plus d'hommes nécessaires aujourd'hui : inutile au présent, je vais aller dans la solitude m'occuper du passé. J'espère, madame, vivre encore assez pour ajouter à l'histoire de la Restauration la page glorieuse que promettent à la France vos futures destinées.

" Je suis avec le plus profond respect, madame, de Votre Altesse Royale le très humble et très obéissant serviteur,

" Chateaubriand. "

" Paris, ce 25 mars 1832. "

La lettre fut obligée d'attendre un courrier sûr ; le temps marcha et j'ajoutai à ma dépêche ce post-scriptum :

" Paris, 12 avril 1832.

" Madame,

" Tout vieillit vite en France ; chaque jour ouvre de nouvelles chances à la politique et commence une autre série d'événements. Nous en sommes maintenant à la maladie de M. Périer et au fléau de Dieu. J'ai envoyé à M. le préfet de la Seine la somme de 12 000 francs que la fille proscrite de saint Louis et de Henri IV a destinée au soulagement des infortunés : quel digne usage de sa noble indigence ! Je m'efforcerai, madame, d'être le fidèle interprète de vos sentiments. Je n'ai reçu de ma vie une mission dont je me sentisse plus honoré.

" Je suis avec le plus profond respect, etc. "

Avant de parler de l'affaire des 12 000 francs pour les cholériques , mentionnés dans ce post-scriptum, il faut parler du choléra. Dans mon voyage en Orient je n'avais point rencontré la peste, elle est venue me trouver à domicile ; la fortune après laquelle j'avais couru m'attendait assise à ma porte.

 

3 L34 Chapitre 14

Incidences. - Pestes.

A l'époque de la peste d'Athènes, l'an 431 avant notre ère, vingt-deux grandes pestes avaient déjà ravagé le monde. Les Athéniens se figurèrent qu'on avait empoisonné leurs puits, imagination populaire renouvelée dans toutes les contagions. Thucydide nous a laissé du fléau de l'Attique une description copiée chez les anciens par Lucrèce, Virgile, Ovide, Lucain, chez les modernes par Boccace et Manzoni. Il est remarquable qu'à propos de la peste d'Athènes, Thucydide ne dit pas un mot d'Hippocrate, de même qu'il ne nomme pas Socrate à propos d'Alcibiade. Cette peste donc attaquait d'abord la tête, descendait dans l'estomac, de là dans les entrailles enfin dans les jambes ; si elle sortait par les pieds après avoir traversé tout le corps, comme un long serpent, on guérissait. Hippocrate l'appela le mal divin, et Thucydide le feu sacré ; ils la regardèrent tous deux comme le feu de la colère céleste.

Une des plus épouvantables pestes fut celle de Constantinople au cinquième siècle, sous le règne de Justinien : le Christianisme avait déjà modifié l'imagination des peuples et donné un nouveau caractère à une calamité, de même qu'il avait changé la poésie, les malades croyaient voir errer autour d'eux des spectres et entendre des voix menaçantes.

La peste noire du quatorzième siècle, connue sous le nom de la mort noire , prit naissance à la Chine : on s'imaginait qu'elle courait sous la forme d'une vapeur de feu en répandant une odeur infecte. Elle emporta les quatre cinquièmes des habitants de l'Europe.

En 1575 descendit sur Milan la contagion qui rendit immortelle la charité de saint Charles Borromée. Cinquante-quatre ans plus tard, en 1629 cette malheureuse ville fut encore exposée aux calamités dont Manzoni a fait une peinture bien supérieure au célèbre tableau de Boccace.

En 1660 le fléau se renouvela en Europe, et dans ces deux pestes de 1629 et 1660 se reproduisirent les mêmes symptômes de délire de la peste de Constantinople.

" Marseille, dit M. Lemontey, sortait en 1720 du sein des fêtes qui avaient signalé le passage de mademoiselle de Valois, mariée au duc de Modène. A côté de ces galères encore décorées de guirlandes et chargées de musiciens, flottaient quelques vaisseaux apportant des ports de la Syrie la plus terrible calamité. "

Le navire fatal dont parle M. Lemontey, ayant exhibé une patente nette, fut admis un moment à la pratique. Ce moment suffit pour empoisonner l'air ; un orage accrut le mal et la peste se répandit à coups de tonnerre.

Les portes de la ville et les fenêtres des maisons furent fermées. Au milieu du silence général on entendait quelquefois une fenêtre s'ouvrir et un cadavre tomber, les murs ruisselaient de son sang gangrené, et des chiens sans maître l'attendaient en bas pour le dévorer. Dans un quartier dont tous les habitants avaient péri, on les avait murés à domicile, comme pour empêcher la mort de sortir. De ces avenues de grands tombeaux de famille on passait à des carrefours dont les pavés étaient couverts de malades et de mourants étendus sur des matelas et abandonnés sans secours. Des carcasses gisaient à demi pourries avec de vieilles hardes mêlées de boue, d'autres corps restaient debout appuyés contre les murailles, dans l'attitude où ils étaient expirés.

Tout avait fui, même les médecins ; l'évêque, M. de Belsunce, écrivait : " On devrait abolir les médecins, ou du moins nous en donner de plus habiles ou de moins peureux. J'ai eu bien de la peine à faire tirer cent cinquante cadavres à demi pourris qui étaient autour de ma maison. "

Un jour, des galériens hésitaient à remplir leurs fonctions funèbres : l'apôtre monte sur l'un des tombereaux, s'assied sur un tas de cadavres et ordonne aux forçats de marcher : la mort et la vertu s'en allaient au cimetière conduites par le crime et le vice épouvantés et admirant. Sur l'esplanade de la Tourette, au bord de la mer, on avait, pendant trois semaines, porté des corps, lesquels, exposés au soleil et fondus par ses rayons ne présentaient plus qu'un lac empesté. Sur cette surface de chairs liquéfiées, les vers seuls imprimaient quelque mouvement à des formes pressées, indéfinies, qui pouvaient avoir été des effigies humaines.

Quand la contagion commencera de se ralentir, M. de Belsunce, à la tête de son clergé, se transporta à l'église des Accoules : monté sur une esplanade d'où l'on découvrait Marseille, les campagnes, les ports et la mer, il donna la bénédiction, comme le pape, à Rome, bénit la ville et le monde : quelle main plus courageuse et plus pure pouvait faire descendre sur tant de malheurs les bénédictions du ciel ?

C'est ainsi que la peste dévasta Marseille, et cinq ans après ces calamités, on plaça sur la façade de l'Hôtel de Ville l'inscription suivante, comme ces épitaphes pompeuses qu'on lit sur un sépulcre : Massilia Phocensium filia, Romae soror, Carthaginis terror, Athenarum aemula.

 

3 L34 Chapitre 15

Paris, rue d'Enfer, mai 1832.

Le choléra.

Le choléra, sorti du Delta du Gange en 1817, s'est propagé dans un espace de deux mille deux cents lieues, du nord au sud, et de trois mille cinq cents de l'orient à l'occident ; il a désolé quatorze cents villes, moissonné quarante millions d'individus. On a une carte de la marche de ce conquérant. Il a mis quinze années à venir de l'Inde à Paris : c'est aller aussi vite que Bonaparte : celui-ci employa à peu près le même nombre d'années à passer de Cadix à Moscou, et il n'a fait périr que deux ou trois millions d'hommes.

Qu'est-ce que le choléra ? Est-ce un vent mortel ? Sont-ce des insectes que nous avalons et qui nous dévorent ? Qu'est-ce que cette grande mort noire armée de sa faux, qui, traversant les montagnes et les mers, est venue comme une de ces terribles pagodes adorées aux bords du Gange nous écraser aux rives de la Seine sous les roues de son char ? Si ce fléau fût tombé au milieu de nous dans un siècle religieux, qu'il se fût élargi dans la poésie des moeurs et des croyances populaires, il eût laissé un tableau frappant. Figurez-vous un drap mortuaire flottant en guise de drapeau au haut des tours de Notre-Dame, le canon faisant entendre par intervalles des coups solitaires pour avertir l'imprudent voyageur de s'éloigner, un cordon de troupes cernant la ville et ne laissant entrer ni sortir personne, les églises remplies d'une foule gémissante, les prêtres psalmodiant jour et nuit les prières d'une agonie perpétuelle, le viatique porté de maison en maison avec des cierges et des sonnettes, les cloches ne cessant de faire entendre le glas funèbre, les moines, un crucifix à la main, appelant dans les carrefours le peuple à la pénitence, prêchant la colère et le jugement de Dieu, manifestés sur les cadavres déjà noircis par le feu de l'enfer.

Puis les boutiques fermées, le pontife entouré de son clergé, allant, avec chaque curé à la tête de sa paroisse, prendre la châsse de sainte Geneviève ; les saintes reliques promenées autour de la ville, précédées de la longue procession des divers ordres religieux, confréries, corps de métiers, congrégations de pénitents, théories de femmes voilées, écoliers de l'Université, desservants des hospices, soldats sans armes ou les piques renversées ; le Miserere chanté par les prêtres se mêlant aux cantiques des jeunes filles et des enfants ; tous, à certains signaux, se prosternant en silence et se relevant pour faire entendre de nouvelles plaintes.

Rien de tout cela : le choléra nous est arrivé dans un siècle de philanthropie, d'incrédulité, de journaux, d'administration matérielle. Ce fléau sans imagination n'a rencontré ni vieux cloîtres, ni religieux, ni caveaux, ni tombes gothiques ; comme la terreur en 1793, il s'est promené d'un air moqueur à la clarté du jour, dans un monde tout neuf, accompagné de son bulletin, qui racontait les remèdes qu'on avait employés contre lui, le nombre des victimes qu'il avait faites, où il en était, l'espoir qu'on avait de le voir encore finir, les précautions qu'on devait prendre pour se mettre à l'abri, ce qu'il fallait manger, comment il était bon de se vêtir. Et chacun continuait de vaquer à ses affaires, et les salles de spectacle étaient pleines. J'ai vu des ivrognes à la barrière, assis devant la porte du cabaret, buvant sur une petite table de bois et disant en élevant leur verre : " A ta santé, Morbus ! " Morbus, par reconnaissance, accourait, et ils tombaient morts sous la table. Les enfants jouaient au choléra , qu'ils appelaient le Nicolas Morbus et le scélérat Morbus . Le choléra avait pourtant sa terreur : un brillant soleil, l'indifférence de la foule, le train ordinaire de la vie, qui se continuait partout, donnaient à ces jours de peste un caractère nouveau et une autre sorte d'épouvante. On sentait un malaise dans tous les membres ; un vent du nord, sec et froid, vous desséchait ; l'air avait une certaine saveur métallique qui prenait à la gorge. Dans la rue du Cherche-Midi, des fourgons du dépôt d'artillerie faisaient le service des cadavres. Dans la rue de Sèvres, complètement dévastée, surtout d'un côté, les corbillards allaient et venaient de porte en porte ; ils ne pouvaient suffire aux demandes, on leur criait par les fenêtres : " Corbillard, ici ! " Le cocher répondait qu'il était chargé et ne pouvait servir tout le monde. Un de mes amis, M. Pouqueville, venant dîner chez moi le jour de Pâques, arrivé au boulevard du Mont-Parnasse, fut arrêté par une succession de bières presque toutes portées à bras. Il aperçut, dans cette procession, le cercueil d'une jeune fille sur lequel était déposée une couronne de roses blanches. Une odeur de chlore formait une atmosphère empestée à la suite de cette ambulance fleurie.

Sur la place de la Bourse, où se réunissaient des cortèges d'ouvriers en chantant la Parisienne , on vit souvent jusqu'à onze heures du soir défiler des enterrements vers le cimetière Montmartre à la lueur de torches de goudron. Le Pont-Neuf était encombré de brancards chargés de malades pour les hôpitaux ou de morts expirés dans le trajet. Le péage cessa quelques jours sur le pont des Arts. Les échoppes disparurent, et comme le vent de nord-est soufflait, tous les étalagistes et toutes les boutiques des quais fermèrent. On rencontrait des voitures enveloppées d'une banne et précédées d'un corbeau ayant en tête un officier de l'état-civil, vêtu d'un habit de deuil, tenant une liste en main. Ces tabellions manquèrent ; on fut obligé d'en appeler de Saint-Gerrnain, de La Villette, de Saint-Cloud. Ailleurs, les corbillards étaient encombrés de cinq ou six cercueils retenus par des cordes. Des omnibus et des fiacres servaient au même usage ; il n'était pas rare de voir un cabriolet orné d'un mort couché sur sa devantière. Quelques décédés étaient présentés aux églises, un prêtre jetait de l'eau bénite sur ces fidèles de l'éternité réunis.

A Athènes, le peuple crut que les puits voisins du Pirée avaient été empoisonnés ; à Paris, on accusa les marchands d'empoisonner le vin, les liqueurs, les dragées et les comestibles. Plusieurs individus furent déchirés, traînés dans le ruisseau, précipités dans la Seine. L'autorité a eu à se reprocher des avis maladroits ou coupables.

Comment le fléau, étincelle électrique, passa-t-il de Londres à Paris ? on ne le saurait expliquer. Cette mort fantasque s'attache souvent à un point du sol, à une maison, et laisse sans y toucher les alentours de ce point infesté, puis elle revient sur ses pas et reprend ce qu'elle avait oublié. Une nuit je me sentis attaqué : je fus saisi d'un frisson avec des crampes dans les jambes ; je ne voulus pas sonner de peur d'effrayer madame de Chateaubriand. Je me levai ; je chargeai mon lit de tout ce que je rencontrai dans ma chambre, et, me remettant sous mes couvertures, une sueur abondante me tira d'affaire. Mais je demeurai brisé, et ce fut dans cet état de malaise que je fus forcé d'écrire ma brochure sur les 12 000 francs de madame la duchesse de Berry.

Je n'aurais pas été trop fâché de m'en aller emporté sous le bras de ce fils aîné de Vischnou, dont le regard lointain tua Bonaparte sur son rocher, à l'entrée de la mer des Indes. Si tous les hommes, atteints d'une contagion générale, venaient à mourir, qu'arriverait-il ? Rien : la terre, dépeuplée, continuerait sa route solitaire, sans avoir besoin d'autre astronome pour compter ses pas que celui qui les a mesurés de toute éternité ; elle ne présenterait aucun changement aux habitants des autres planètes ; ils la verraient accomplir ses fonctions accoutumées ; sur sa surface, nos petits travaux, nos villes, nos monuments seraient remplacés par des forêts rendues à la souveraineté des lions ; aucun vide ne se manifesterait dans l'univers. Et cependant il y aurait de moins cette intelligence humaine qui sait les astres et s'élève jusqu'à la connaissance de leur auteur. Qu'êtes-vous donc, ô immensité des oeuvres de Dieu, où le génie de l'homme, qui équivaut à la nature entière, s'il venait à disparaître, ne ferait pas plus faute que le moindre atome retranché de la création !

 

3 L35 Livre trente-cinquième

1. Les 12 000 francs de madame la duchesse de Berry. - 2. Convoi du général Lamarque. - 3. Madame la duchesse de Berry descend en Provence et arrive dans la Vendée. - 4. Mon arrestation. - 5. Passage de ma loge de voleur au cabinet de toilette de mademoiselle Gisquet. - Achille de Harlay. - 6. Juge d'instruction. - M. Desmortiers. - 7. Ma vie chez M. Gisquet. - Je suis mis en liberté. - 8. Lettre à M. le ministre de la justice et réponse. - 9. Offre de ma pension de pair par Charles X : ma réponse. - 10. Billet de madame la duchesse de Berry. - Lettre à Béranger. - Départ de Paris. - 11. Journal de Paris à Lugano. - M. Augustin Thierry. - 12. Chemin du Saint-Gothard. - 13. Vallée de Schoellenen. - Pont du Diable. - 14. Le Saint-Gothard. - 15. Description de Lugano. - 16. Les montagnes. - Courses autour de Lucerne. - Clara Wendel. - Prières des paysans. - 17. M. A. Dumas. - Madame de Colbert. - Lettre de M. de Béranger. - 18. Zurich. - Constance. - Madame Récamier. - 19. Madame la duchesse de Saint-Leu. - 20. Arenenberg. - Retour à Genève. - 21. Coppet. - Tombeau de madame de Staël. - 22. Promenade. - 23. Lettre au prince Louis-Napoléon. - 24. Lettres au ministre de la justice, au président du conseil, à madame la duchesse de Berry. - J'écris mon Mémoire sur la captivité de la Princesse . - Circulaire aux rédacteurs en chef des journaux. - 25. Extrait du Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry . - 26. Mon procès. - 27. Popularité.

 

3 L35 Chapitre 1

Paris, rue d'Enfer, mai 1832.

Les 12 000 francs de madame la duchesse de Berry.

Madame de Berry a son petit conseil à Paris,comme Charles X a le sien : on recueillait en son nom de chétives sommes pour secourir les plus pauvres royalistes. Je proposai de distribuer aux cholériques une somme de douze mille francs de la part de la mère de Henri V. On écrivit à Massa, et non-seulement la princesse approuva la disposition des fonds, mais elle aurait voulu qu'on eût réparti une somme plus considérable : son approbation arriva le jour même où j'envoyai l'argent aux mairies. Ainsi, tout est rigoureusement vrai dans mes explications sur le don de l'exilée. Le 14 d'avril j'envoyai au préfet de la Seine la somme entière pour être distribuée à la classe indigente de la population de Paris atteinte de la contagion. M. de Bondy ne se trouva point à l'Hôtel de Ville lorsque ma lettre lui fut portée. Le secrétaire général ouvrit ma missive ne se crut pas autorisé à recevoir l'argent. Trois jours s'écoulèrent ; M. de Bondy me répondit enfin qu'il ne pouvait accepter les douze mille francs, parce que l'on verrait, sous une bienfaisance apparente, une combinaison politique contre laquelle la population parisienne protesterait tout entière par son refus . Alors mon secrétaire passa aux douze mairies. Sur cinq maires présents, quatre acceptèrent le don de mille francs ; un le refusa. Des sept maires absents cinq gardèrent le silence ; deux refusèrent.

Je fus aussitôt assiégé d'une armée d'indigents : bureaux de bienfaisance et de charité, ouvriers de toutes les espèces, femmes et enfants. Polonais et Italiens exilés, littérateurs, artistes, militaires, tous écrivirent, tous réclamèrent une part de bienfait. Si j'avais eu un million, il eût été distribué en quelques heures. M. de Bondy avait tort de dire que la population parisienne tout entière protesterait par son refus ; la population de Paris prendra toujours l'argent de tout le monde. L'effarade du gouvernement était à mourir de rire ; on eût dit que ce perfide argent légitimiste allait soulever les cholériques, exciter dans les hôpitaux une insurrection d'agonisants pour marcher à l'assaut des Tuileries, cercueil battant, glas tintant, suaire déployé sous le commandement de la Mort. Ma correspondance avec les maires se prolongea par la complication du refus du préfet de Paris. Quelques-uns m'écrivirent pour me renvoyer mon argent ou pour me redemander leurs reçus des dons de madame la duchesse de Berry. Je les leur renvoyai loyalement et je délivrai cette quittance à la mairie du douzième arrondissement : " J'ai reçu de la mairie du douzième arrondissement la somme de mille francs qu'elle avait d'abord acceptée et qu'elle m'a renvoyée par l'ordre de M. le préfet de la Seine. "

" Paris, ce 22 avril 1832. "

Le maire du neuvième arrondissement, M. Cronier, fut plus courageux, il garda les mille francs et fut destitué. Je lui écrivis ce billet :

" 29 avril 1832. "

" Monsieur,

" J'apprends avec une sensible peine la disgrâce dont le bienfait de madame la duchesse de Berry a été envers vous la cause ou le prétexte. Vous aurez, pour vous consoler, l'estime publique, le sentiment de votre indépendance et le bonheur de vous être sacrifié à la cause des malheureux. "

" J'ai l'honneur, etc., etc. "

Le maire du quatrième arrondissement est tout un autre homme : M. Cadet de Gassicourt, poète-pharmacien, faisant des petits vers, écrivant dans son temps, du temps de la liberté et de l'Empire, une agréable déclaration classique contre ma prose romantique et contre celle de madame de Staël, M. Cadet de Gassicourt est le héros qui a pris d'assaut la croix du portail Samt-Germain-l'Auxerrois, et qui, dans une proclamation sur le choléra, a fait entendre que ces méchants carlistes pourraient bien être les empoisonneurs du vin dont le peuple avait déjà fait bonne justice. L'illustre champion m'a donc écrit la lettre suivante :

" Paris, le 18 mars 1832. "

" Monsieur,

" J'étais absent de la mairie quand la personne envoyée par vous s'y est présentée : cela vous expliquera le retard qu'a éprouvé ma réponse.

" M. le préfet de la Seine, n'ayant point accepté l'argent que vous êtes chargé de lui offrir, me semble avoir tracé la conduite que doivent suivre les membres du conseil municipal. J'imiterai d'autant plus l'exemple de M. le préfet que je crois connaître et que je partage entièrement les sentiments qui ont dû motiver son refus.

" Je ne relèverai qu'en passant le titre d'Altesse Royale donné avec quelque affectation à la personne dont vous vous constituez l'organe : la belle-fille de Charles X n'est pas plus Altesse Royale en France que son beau-père n'y est roi ! Mais, monsieur, il n'est personne qui ne soit moralement convaincu que cette dame agit très activement, et répand des sommes bien autrement considérables que celles dont elle vous a confié l'emploi, pour exciter des troubles dans notre pays et y faire éclater la guerre civile. L'aumône qu'elle a la prétention de faire n'est qu'un moyen d'attirer sur elle et sur son parti une attention et une bienveillance que ses intentions sont loin de justifier. Vous ne trouverez donc pas extraordinaire qu'un magistrat, fermement attaché à la royauté constitutionnelle de Louis-Philippe, refuse des secours qui viennent d'une source pareille, et cherche, auprès de vrais citoyens, des bienfaits plus purs adressés sincèrement à l'humanité et à la patrie.

" Je suis, avec une considération très distinguée, monsieur, etc., "

" F. Cadet de Gassicourt. "

Cette révolte de M. Cadet de Gassicourt contre cette dame et contre son beau-père est bien fière : quel progrès des lumières et de la philosophie ! quelle indomptable indépendance ! MM. Fleurant et Purgon n'osaient regarder la face des gens qu'à genoux ; lui, M. Cadet, dit comme le Cid :

. . . . . . Nous nous levons alors !

Sa liberté est d'autant plus courageuse que ce beau-père (autrement le fils de saint Louis) est proscrit. M. de Gassicourt est au-dessus de tout cela ; il méprise également la noblesse du temps et du malheur. C'est avec le même dédain des préjugés aristocratiques qu'il me retranche le de et s'en empare comme d'une conquête faite sur la gentilhommerie. Mais n'y aurait-il point quelques anciennes rivalités, quelques anciens démêlés historiques entre la maison des Cadet et la maison des Capet ?

Henri IV, aïeul de ce beau-père qui n'est pas plus roi que cette dame n'est Altesse Royale, traversait un jour la forêt de Saint-Germain, huit seigneurs s'y étaient embusqués pour tuer le Béarnais ; ils furent pris. " Un de ces galans, dit l'Estoile, estoit un apothicaire qui demanda de parler au roy, auquel Sa Majesté s'étant enquis de quel état il estoit, il lui répondit qu'il estoit apothicaire. - Comment ! dit le roy, a-t-on accoutumé de faire ici un état d'apothicaire ? Guettez-vous les passans pour... ? " Henri IV était un soldat, la pudeur ne l'embarrassait guère, et il ne reculait pas plus devant un mot que devant l'ennemi.

Je soupçonne M. de Gassicourt, à cause de son humeur contre le petit-fils de Henri IV, d'être le petit-fils du pharmacien ligueur. Le maire du quatrième arrondissement m'avait sans doute écrit dans l'espoir que j'engagerais le fer avec lui, mais je ne veux rien engager avec M. Cadet : qu'il me pardonne ici de lui laisser une petite marque de mon souvenir.

Depuis ces jours où j'avais vu passer les grandes révolutions et les grands révolutionnaires, tout s'était bien racorni. Les hommes qui ont fait tomber un chêne replanté trop vieux pour qu'il reprit racine, se sont adressés à moi ; ils m'ont demandé quelques deniers de la veuve afin d'acheter du pain, la lettre du Comité des décorés de Juillet est un document utile à noter pour l'instruction de l'avenir.

" Paris, le 20 avril 1832. "

" Réponse, s. v. p., à M. Gibert-Arnaud, gérant-secrétaire du Comité, rue Saint-Nicaise, n 3. "

" Monsieur le vicomte,

" Les membres de notre Comité viennent avec confiance vous prier de vouloir bien les honorer d'un don en faveur des décorés de Juillet. Pères de famille malheureux, dans ce moment de fléau et de misère, la bienfaisance inspire la plus sincère gratitude. Nous osons espérer que vous consentirez à laisser mettre votre illustre nom à côté de celui de MM. le général Bertrand, le général Exelmans, le général Lamarque, le général La Fayette, de plusieurs ambassadeurs, de pairs de France et de députés.

" Nous vous prions de nous honorer d'un mot de réponse, et si, contre notre attente, un refus succédait à notre prière, soyez assez bon pour nous faire le renvoi de la présente.

" Dans les plus doux sentiments nous vous prions, monsieur le vicomte, d'agréer l'hommage de nos respectueuses salutations.

" Les membres actifs du comité constitutif des décorés de Juillet :

Le membre visiteur : Faure.

Le commissaire spécial : Cyprien-Desmarest.

Le gérant secrétaire : Gibert-Arnaud.

Membre adjoint : Tourel. "

Je n'avais garde de perdre l'avantage que me donnait ici sur elle la révolution de Juillet. En distinguant entre les personnes, on créerait des ilotes parmi les infortunés, lesquels, pour certaines opinions politiques, ne pourraient jamais être secourus. Je me hâtai d'envoyer cent francs à ces messieurs, avec ce billet :

" Paris, ce 22 avril 1832. "

" Messieurs,

" Je vous remercie infiniment de vous être adressés à moi pour venir au secours de quelques pères de famille malheureux. Je m'empresse de vous envoyer la somme de cent francs : je regrette de n'avoir pas un don plus considérable à vous offrir.

" J'ai l'honneur, etc.

" Chateaubriand. "

Le reçu suivant me fut à l'instant envoyé :

" Monsieur le vicomte,

" J'ai l'honneur de vous remercier et de vous accuser réception de la somme de cent francs que vos bontés destinent à secourir les malheureux de Juillet.

" Salut et respect.

Le gérant secrétaire du Comité :

" Gibert Arnaud. "

" 23 avril. "

Ainsi, madame la duchesse de Berry aura fait l'aumône à ceux qui l'ont chassée. Les transactions montrent à nu le fond des choses. Croyez donc à quelque réalité dans un pays où personne ne prend soin des invalides de son parti, où les héros de la veille sont les délaissés du lendemain, où un peu d'or fait accourir la multitude, comme les pigeons d'une ferme s'empressent sous la main qui leur jette le grain.

Il me restait encore quatre mille francs sur les douze. Je m'adressai à la religion ; monseigneur l'archevêque de Paris m'écrivit cette noble lettre :

" Paris, le 26 avril 1832.

" Monsieur le vicomte,

" La charité est catholique comme la foi, étrangère aux passions des hommes, indépendante de leurs mouvements : un des principaux caractères qui la distinguent est, selon saint Paul, de ne point penser le mal, non cogitat malum. Elle bénit la main qui donne et la main qui reçoit, sans attribuer au généreux bienfaiteur d'autre motif que celui de bien faire, et sans demander au pauvre nécessiteux d'autre condition que celle du besoin. Elle accepte avec une profonde et sensible reconnaissance le don que l'auguste veuve vous a chargé de lui confier pour être employé au soulagement de nos malheureux frères victimes du fléau qui désole la capitale.

" Elle fera avec la plus exacte fidélité la répartition des quatre mille francs que vous m'avez remis de sa part, dont ma lettre est une nouvelle quittance, mais dont j'aurai l'honneur de vous envoyer l'état de distribution lorsque les intentions de la bienfaisance auront été remplies.

" Veuillez, monsieur le vicomte, faire agréer à madame la duchesse de Berry les remerciements d'un pasteur et d'un père qui, chaque jour, offre à Dieu sa vie pour ses brebis et ses enfants, et qui appelle de tout côté les secours capables d'égaler leurs misères. Son coeur royal a trouvé déjà en lui-même sans doute sa récompense du sacrifice qu'elle consacre à nos infortunes, la religion lui assure de plus l'effet des divines promesses consignées au livre des béatitudes pour ceux qui font miséricorde .

" La répartition a été faite sur-le-champ entre MM. les curés des douze principales paroisses de Paris, auxquels j'ai la lettre dont je joins ici la copie.

" Recevez, monsieur le vicomte, l'assurance, etc.

" Hyacinthe, archevêque de Paris. "

On est toujours émerveillé de savoir à quel point la religion convient au style, et donne même aux lieux communs une gravité et une convenance que l'on sent tout d'abord. Ceci contraste avec le ton des lettres anonymes qui se sont mêlées aux lettres que je viens de citer. L'orthographe de ces lettres anonymes est assez correcte, l'écriture jolie, elles sont, à proprement parler littéraires, comme la révolution de Juillet. Ce sont les jalousies, les haines, les vanités écrivassières, à l'aise sous l'inviolabilité d'une poltronnerie qui, ne montrant pas son visage, ne peut pas être rendue visible par un soufflet.

Echantillons.

" Voudrais-tu bien nous dire, vieux républiquinquiste, le jour que tu voudras graisser tes maucassines ? il nous sera facile de te procurer de la graisse de chouans, et si tu voulais du sang de tes amis pour écrire leur histoire, il n'en manque pas dans la boue de Paris, son élément.

" Vieux brigand, demande à ton scélérat et digne ami Fitz-James si la pierre qu'il a reçue dans la partie féodale lui a fait plaisir. Tas de canailles, nous vous arracherons les tripes du ventre, etc., etc. "

Dans une autre missive, on voit une potence très bien dessinée avec ces mots :

" Mets-toi aux genoux d'un prêtre, fais acte de contrition, car on veut ta vieille tête pour finir tes trahisons. "

Au surplus, le choléra dure encore : la réponse que j'adresserais à un adversaire connu ou inconnu lui arriverait peut-être lorsqu'il serait couché sur le seuil de sa porte. S'il était au contraire destiné à vivre, où sa réplique me parviendrait-elle ? peut-être dans ce lieu de repos, dont aujourd'hui personne ne peut s'effrayer, surtout nous autres hommes qui avons étendu nos années entre la terreur et la peste, premier et dernier horizon de notre vie. Trêve : laissons passer les cercueils.

 

3 L35 Chapitre 2

Paris, rue d'Enfer, 10 juin 1832.

Convoi du général Lamarque.

Le convoi du général Lamarque a amené deux journées sanglantes et la victoire de la quasi-légitimité sur le parti républicain. Ce parti incomplet et divisé a fait une résistance héroïque.

On a mis Paris en état de siège : c'est la censure sur la plus grande échelle possible, la censure à la manière de la Convention, avec cette différence qu'une commission militaire remplace le tribunal révolutionnaire. On fait fusiller en juin 1832 les hommes qui remportèrent la victoire en juillet 1830 ; cette même école polytechnique, cette même artillerie de la garde nationale, on les sacrifie ! elles conquirent le pouvoir pour ceux qui les foudroient, les désavouent et les licencient. Les républicains ont certainement le tort d'avoir préconisé des mesures d'anarchie et de désordre ; mais que n'employâtes-vous d'aussi nobles bras à nos frontières ? ils nous auraient délivrés du joug ignominieux de l'étranger. Des têtes généreuses, exaltées, ne seraient pas restées à fermenter dans Paris, à s'enflammer contre l'humiliation de notre politique extérieure et contre la foi-mentie de la royauté nouvelle. Vous avez été impitoyables, vous qui, sans partager les périls des trois journées, en avez recueilli le fruit. Allez maintenant avec les mères reconnaître les corps de ces décorés de Juillet, de qui vous tenez places, richesses, honneurs. Jeunes gens, vous n'obtenez pas tous le même sort sur le même rivage ! Vous avez un tombeau sous la colonnade du Louvre et une place à la Morgue ; les uns pour avoir ravi, les autres pour avoir donné une couronne. Vos noms, qui les sait, vous sacrificateurs et victimes à jamais ignorés d'une révolution mémorable ? Le sang dont sont cimentés les monuments que les hommes admirent est-il connu ? Les ouvriers qui bâtirent la grande pyramide pour le cadavre d'un roi sans gloire dorment oubliés dans le sable auprès de l'indigente racine qui servit à les nourrir pendant leur travail.

 

3 L35 Chapitre 3

Paris, rue d'Enfer, fin juillet 1832.

Madame la duchesse de Berry descend en Provence et arrive dans la Vendée.

Madame la duchesse de Berry n'a pas eu plutôt sanctionné la mesure des 12 000 francs qu'elle s'est embarquée pour sa fameuse aventure. Le soulèvement de Marseille a manqué ; il ne restait plus qu'à tenter l'Ouest : mais la gloire vendéenne est une gloire à part ; elle vivra dans nos fastes ; toutefois, les trois quarts et demi de la France ont choisi une autre gloire, objet de jalousie ou d'antipathie ; la Vendée est une oriflamme vénérée et admirée dans le trésor de Saint Denis, sous laquelle désormais la jeunesse et l'avenir ne se rangeront plus.

Madame, débarquée comme Bonaparte sur la côte de Provence, n'a pas vu le drapeau blanc voler de clocher en clocher : trompée dans son attente, elle s'est trouvée presque seule à terre avec M. de Bourmont. Le maréchal voulait lui faire repasser sur-le-champ la frontière ; elle a demandé la nuit pour y penser ; elle a bien dormi parmi les rochers au bruit de la mer ; le matin en se réveillant elle a trouvé un noble songe dans sa pensée : " Puisque je suis sur le sol de la France, je ne m'en irai pas : partons pour la Vendée. " M. de ***, averti par un homme fidèle, l'a prise dans sa voiture comme sa femme, a traversé avec elle toute la France et est venu la déposer à *** ; elle est demeurée quelque temps dans un château sans être reconnue de personne, excepté du curé du lieu ; le Maréchal Bourmont doit la rejoindre en Vendée par une autre route.

Instruits de tout cela à Paris, il nous était facile de prévoir le résultat. L'entreprise a pour la cause royaliste un autre inconvénient ; elle va découvrir la faiblesse de cette cause et dissiper les illusions. Si Madame ne fût point descendue dans la Vendée, la France aurait toujours cru qu'il y avait dans l'Ouest un camp royaliste au repos, comme je l'appelais.

Mais enfin, il restait encore un moyen de sauver Madame et de jeter un nouveau voile sur la vérité : il fallait que la princesse partît immédiatement ; arrivée à ses risques et périls comme un brave général qui vient passer son armée en revue, tempérer son impatience et son ardeur, elle aurait déclaré être accourue pour dire à ses soldats que le moment d'agir n'était point encore favorable, qu'elle reviendrait se mettre à leur tête quand l'occasion l'appellerait. Madame aurait du moins montré une fois un Bourbon aux Vendéens : les ombres des Cathelineau, des d'Elbée, des Bonchamp, des La Rochejaquelein, des Charette se fussent réjouies.

Notre comité s'est rassemblé : tandis que nous discourions, arrive de Nantes un capitaine qui nous apprend le lieu habité par l'héroïne. Le capitaine est un beau jeune homme, brave comme un marin, original comme un Breton. Il désapprouvait l'entreprise ; il la trouvait insensée ; mais il disait : " Si Madame ne s'en va pas, il s'agit de mourir et voilà tout ; et puis, messieurs du conseil, faites pendre Walter Scott, car c'est lui qui est le vrai coupable. " Je fus d'avis d'écrire notre sentiment à la princesse. M. Berryer, se disposant à aller plaider un procès à Quimper, s'est généreusement proposé pour porter la lettre et voir Madame s'il le pouvait. Quand il a fallu rédiger le billet, personne ne se souciait de l'écrire : je m'en suis chargé.

Notre messager est parti, et nous avons attendu l'événement. J'ai bientôt reçu, par la poste, le billet suivant qui n'avait point été cacheté et qui, sans doute, avait passé sous les yeux de l'autorité :

" Angoulême, 7 juin.

" Monsieur le vicomte,

" J'avais reçu et transmis votre lettre de vendredi dernier, lorsque, dans la journée de dimanche, le préfet de la Loire-Inférieure m'a fait inviter à quitter la ville de Nantes. J'étais en route et aux portes d'Angoulême, je viens d'être conduit devant le préfet qui m'a notifié un ordre de M. de Montalivet qui prescrit de me reconduire à Nantes sous l'escorte de la gendarmerie. Depuis mon départ de Nantes, le département de la Loire-Inférieure est mis en état de siège : par ce transport tout illégal, on me soumet donc aux lois d'exception. J'écris au ministre pour lui demander de me faire appeler à Paris ; il a ma lettre par ce même courrier. Le but de mon voyage à Nantes paraît être tout à fait mal interprété. Jugez dans votre prudence si vous jugeriez convenable d'en parler au ministre. Je vous demande pardon de vous faire cette demande ; mais je ne peux l'adresser qu'à vous.

" Croyez, je vous prie, monsieur le vicomte, a mon vieil et sincère attachement, comme à mon profond respect.

" Votre tout dévoué serviteur,

" Berryer fils. "

" P. S. - Il n'y a pas un moment à perdre si vous voulez bien voir le ministre. Je me rends à Tours où ses nouveaux ordres me trouveront encore dans la journée de dimanche ; il peut les transmettre ou par le télégraphe ou par estafette. "

J'ai fait connaître à M. Berryer, par cette réponse, le parti que j'avais pris :

" Paris, 10 juin 1832.

" J'ai reçu, monsieur, votre lettre datée d'Angoulême le 7 de ce mois. Il était trop tard pour que je visse monsieur le ministre de l'intérieur, comme vous le désiriez ; mais je lui ai écrit immédiatement en lui faisant passer votre propre lettre incluse dans la mienne. J'espère que la méprise qui a occasionné votre arrestation sera bientôt reconnue et que vous serez rendu à la liberté et à vos amis, au nombre desquels je vous prie de me compter. Mille compliments empressés et nouvelle assurance de mon entier et sincère dévouement.

" Chateaubriand "

Voici ma lettre au ministre de l'intérieur :

" Paris, ce 9 juin 1832. "

" Monsieur le ministre de l'intérieur,

" Je reçois à l'instant la lettre ci-incluse. Comme il est vraisemblable que je ne pourrais parvenir jusqu'à vous aussi promptement que le désire M. Berryer, je prends le parti de vous envoyer sa lettre. Sa réclamation me semble juste : il sera aussi innocent à Paris comme à Nantes et à Nantes comme à Paris ; c'est ce que l'autorité reconnaîtra, et elle évitera, en faisant droit à la réclamation de M. Berryer, de donner à la loi un effet rétroactif. J'ose tout espérer, monsieur le comte, de votre impartialité.

" J'ai l'honneur d'être, etc., etc.

" Chateaubriand "

 

3 L35 Chapitre 4

Paris, rue d'Enfer, fin juillet 1832.

Mon arrestation.

Un de mes vieux amis, M. Frisell, Anglais, venait de perdre à Passy sa fille unique, âgée de dix-sept ans. J'étais allé le 19 juin à l'enterrement de la pauvre Elisa, dont la jolie madame Delessert terminait le portrait quand la mort y mit le dernier coup de pinceau. Revenu dans ma solitude, rue d'Enfer, je m'étais couché plein de ces mélancoliques pensées qui naissent de l'association de la jeunesse, de la beauté et de la tombe. Le 20 juin, à quatre heures du matin, Baptiste, à mon service depuis longtemps, entre dans ma chambre s'approche de mon lit et me dit : " Monsieur, la cour est pleine d'hommes qui se sont placés à toutes les portes après avoir forcé Desbrosses à ouvrir la porte cochère et voilà trois messieurs qui veulent vous parler. " Comme il achevait ces mots, les messieurs entrent, et le chef s'approchant très poliment de mon lit, me déclare qu'il a ordre de m'arrêter et de me mener à la préfecture de police. Je lui demandai si le soleil était levé, ce qu'exigeait la loi, et s'il était porteur d'un ordre légal : il ne me répondit rien sur le soleil, mais il m'exhiba la signification suivante :

Copie :

" Préfecture de police.

" De par le roi ;

" Nous, conseiller d'Etat, préfet de police,

" Vu les renseignements à nous parvenus ;

" En vertu de l'article 10 du Code d'instruction criminelle ;

" Requérons le commissaire de police, ou autre en cas d'empêchement, de se transporter chez M. le vicomte de Chateaubriand et partout où besoin sera, prévenu de complot contre la sûreté de l'Etat, à l'effet d'y rechercher et saisir tous papiers, correspondances, écrits, contenant des provocations à des crimes et délits contre la paix publique ou susceptibles d'examen, ainsi que tous objets séditieux ou armes dont il serait détenteur. "

Tandis que je lisais la déclaration du grand complot contre la sûreté de l ' Etat , dont moi chétif j'étais prévenu, le capitaine des mouchards dit à ses subordonnés : " Messsieurs, faites votre devoir ! " Le devoir de ces messieurs était d'ouvrir toutes les armoires, de fouiller toutes les poches, de se saisir de tous papiers, lettres et documents, de lire iceux, si faire se pouvait, et de découvrir toutes armes comme il appert aux termes du susdit mandat.

Après lecture prise de la pièce, m'adressant au respectable chef de ces voleurs d'hommes et de libertés : " Vous savez, monsieur, que je ne reconnais point votre gouvernement, que je proteste contre la violence que vous me faites ; mais comme je ne suis pas le plus fort et que je n'ai nulle envie de me colleter avec vous, je vais me lever et vous suivre : donnez-vous, je vous prie, la peine de vous asseoir. "

Je m'habillai et, sans rien prendre avec moi, je dis au vénérable commissaire : " Monsieur, je suis à vos ordres : allons-nous à pied ? - Non, monsieur, j'ai eu soin de vous amener un fiacre. - Vous avez bien de la bonté : monsieur, partons ; mais souffrez que j'aille dire adieu à madame de Chateaubriand. Me permettez-vous d'entrer seul dans la chambre de ma femme ? - Monsieur, je vous accompagnerai jusqu'à la porte et je vous attendrai. - Très bien monsieur " ; et nous descendîmes.

Partout sur mon chemin je trouvai ses sentinelles, on avait posé une vedette jusque sur le boulevard à une petite porte qui s'ouvre à l'extrémité de mon jardin. Je dis au chef : " Ces précautions là étaient très inutiles ; je n'ai pas la moindre envie de vous fuir et de m'échapper "

Les messieurs avaient bousculé mes papiers, mais n'avaient rien pris. Mon grand sabre de Mamelouck fixa leur attention ; ils se parlèrent tout bas et finirent par laisser l'arme sous un tas d'in-folios poudreux, au milieu desquels elle gisait avec un crucifix de bois jaune que j'avais apporté de la Terre sainte.

Cette pantomime m'aurait presque donné envie de rire, mais j'étais cruellement tourmenté pour madame de Chateaubriand. Quiconque la connaît, connaît aussi la tendresse qu'elle me porte, ses frayeurs, la vivacité de son imagination et le misérable état de sa santé : cette descente de la police et mon enlèvement pouvaient lui faire un mal affreux. Elle avait déjà entendu quelque bruit et je la trouvai assise dans son lit, écoutant tout effrayée, lorsque j'entrai dans sa chambre à une heure si extraordinaire.

" Ah ! bon Dieu ! s'écria-t-elle : êtes-vous malade ? Ah ! bon Dieu, qu'est-ce qu'il y a ? qu'est-ce qu'il y a ? " et il lui prit un tremblement. Je l'embrassai ayant peine à retenir mes larmes, et je lui dis : " Ce n'est rien, on m'envoie chercher pour faire ma déclaration comme témoin dans une affaire relative à un procès de presse. Dans quelques heures tout sera fini et je vais revenir déjeuner avec vous. "

Le mouchard était resté à la porte ouverte ; il voyait cette scène, et je lui dis en allant me remettre entre ses mains : " Vous voyez, monsieur, l'effet de votre visite un peu matinale. " Je traversai la cour avec mes recors ; trois d'entre eux montèrent avec moi dans le fiacre, le reste de l'escouade accompagnait à pied la capture et nous arrivâmes sans encombre dans la cour de la préfecture de police.

Le geôlier qui devait me mettre en souricière n'était pas levé, on le réveilla en frappant à son guichet, et il alla préparer mon gîte. Tandis qu'il s'occupait de son oeuvre, je me promenais dans la cour de long en large avec le sieur Léotaud qui me gardait. Il causait et me disait amicalement, car il était très honnête : " Monsieur le vicomte, j'ai bien l'honneur de vous remettre ; je vous ai présenté les armes plusieurs fois lorsque vous étiez ministre et que vous veniez chez le Roi : je servais dans les gardes du corps : mais que voulez-vous ! on a une femme, des enfants ; il faut vivre ! - Vous avez raison, monsieur Léotaud : combien ça vous rapporte-t-il ? - Ah ! monsieur le vicomte, c'est selon les captures... Il y a des gratifications tantôt bien, tantôt mal, comme à la guerre. "

Pendant ma promenade, je voyais rentrer les mouchards dans différents déguisements comme des masques le mercredi des Cendres à la descente de la Courtille : ils venaient rendre compte des faits et gestes de la nuit. Les uns étaient habillés en marchands de salade, en crieurs des rues, en charbonniers, en forts de la halle, en marchands de vieux habits, en chiffonniers, en joueurs d'orgue ; les autres étaient coiffés de perruques sous lesquelles paraissaient des cheveux d'une autre couleur ; les autres avaient barbes, moustaches et favoris postiches les autres traînaient les jambes comme de respectables invalides et portaient un éclatant ruban rouge à leur boutonnière. Ils s'enfonçaient dans une petite cour et bientôt revenaient sous d'autres costumes, sans moustaches, sans barbes, sans favoris, sans perruques, sans hottes, sans jambes de bois, sans bras en écharpe : tous ces oiseaux du lever de l'aurore de la police s'envolaient et disparaissaient avec le jour grandissant. Mon logis étant prêt, le geôlier vint nous avertir, et M. Léotaud, chapeau bas, me conduisit jusqu'à la porte de l'honnête demeure et me dit, en me laissant aux mains du geôlier et de ses aides : " Monsieur le vicomte, j'ai bien l'honneur de vous saluer : au plaisir de vous revoir. " La porte d'entrée se referma sur moi. Précédé du geôlier qui tenait les clefs et de ses deux garçons qui me suivaient pour m'empêcher de rebrousser chemin, j'arrivai par un étroit escalier au deuxième étage. Un petit corridor noir me conduisit à une porte ; le guichetier l'ouvrit : j'entrai après lui dans ma case. Il me demanda si je n'avais besoin de rien : je lui répondis que je déjeunerais dans une heure. Il m'avertit qu'il y avait un café et un restaurateur qui fournissaient aux prisonniers tout ce qu'ils désiraient pour leur argent. Je priai mon gardien de me faire apporter du thé et, s'il le pouvait, de l'eau chaude et froide et des serviettes. Je lui donnai vingt francs d'avance : il se retira respectueusement en me promettant de revenir.

Resté seul, je fis l'inspection de mon bouge : il était un peu plus long que large, et sa hauteur pouvait être de sept à huit pieds. Les cloisons, tachées et nues, étaient barbouillées de la prose et des vers de mes devanciers, et surtout du griffonnage d'une femme qui disait force injures au juste-milieu. Un grabat à draps sales occupait la moitié de ma loge ; une planche, supportée par deux tasseaux, placée contre le mur, à deux pieds au-dessus du grabat, servait d'armoire au linge, aux bottes et aux souliers des détenus ; une chaise et un meuble infâme composaient le reste de l'ameublement.

Mon fidèle gardien m'apporta les serviettes et les cruches d'eau que je lui avais demandées ; je le suppliai d'ôter du lit les draps sales, la couverture de laine jaunie, d'enlever le seau qui me suffoquait et de balayer mon bouge après l'avoir arrosé. Toutes les oeuvres du juste-milieu étant emportées, je me fis la barbe ; je m'inondai des flots de ma cruche, je changeai de linge : madame de Chateaubriand m'avait envoyé un petit paquet ; je rangeai sur la planche au-dessus du lit toutes mes affaires comme dans la cabine d'un vaisseau. Quand cela fut fait, mon déjeuner arriva et je pris mon thé sur ma table bien lavée et que je recouvris d'une serviette blanche. On vint bientôt chercher les ustensiles de mon festin matinal et on me laissa seul dûment enfermé.

Ma loge n'était éclairée que par une fenêtre grillée qui s'ouvrait fort haut ; je plaçai ma table sous cette fenêtre et je montai sur cette table pour respirer et jouir de la lumière. A travers les barreaux de ma cage à voleur, je n'apercevais qu'une cour ou plutôt un passage sombre et étroit, des bâtiments noirs autour desquels tremblotaient des chauves-souris. J'entendais le cliquetis des clefs et des chaînes, le bruit des sergents de ville et des espions, le pas des soldats, le mouvement des armes, les cris, les rires, les chansons dévergondées des prisonniers mes voisins, les hurlements de Benoît, condamné à mort comme meurtrier de sa mère et de son obscène ami. Je distinguais ces mots de Benoît entre les exclamations confuses de la peur et du repentir : " Ah ! ma mère ! ma pauvre mère ! " Je voyais l'envers de la société, les plaies de l'humanité, les hideuses machines qui font mouvoir ce monde.

Je remercie les hommes de lettres, grands partisans de la liberté de la presse, qui naguère m'avaient pris pour leur chef et combattaient sous mes ordres ; sans eux, j'aurais quitté la vie sans savoir ce que c'était que la prison, et cette épreuve-là m'aurait manqué. Je reconnais à cette attention délicate le génie, la bonté, la générosité, l'honneur, le courage des hommes de plume en place. Mais, après tout, qu'est-ce que cette courte épreuve ? Le Tasse a passé des années dans un cachot et je me plaindrais ! Non ; je n'ai pas le fol orgueil de mesurer mes contradictions de quelques heures avec les sacrifices prolongés des immortelles victimes dont l'histoire a conservé les noms.

Au surplus, je n'étais point du tout malheureux ; le génie de mes grandeurs passées et de ma gloire âgée de trente ans ne m'apparut point ; mais ma muse d'autrefois, bien pauvre, bien ignorée, vint rayonnante m'embrasser par ma fenêtre : elle était charmée de mon gîte et tout inspirée ; elle me retrouvait comme elle m'avait vu dans ma misère à Londres, lorsque les premiers songes de René flottaient dans ma tête. Qu'allions-nous faire, la solitaire du Pinde et moi ? Une chanson à l'instar de ce pauvre poète Lovelace qui, dans les geôles des Communes anglaises, chantait le roi Charles Ier, son maître ? Non ; la voix d'un prisonnier m'aurait semblé de mauvais augure pour mon petit roi Henri V : c'est du pied de l'autel qu'il faut adresser des hymnes au malheur. Je ne chantai donc point la couronne tombée d'un front innocent, je me contentai de dire une autre couronne blanche aussi, déposée sur le cercueil d'une jeune fille ; je me souvins d'Elisa Frisell, que j'avais vu enterrer la veille dans le cimetière de Passy. Je commençai quelques vers élégiaques d'une épitaphe latine ; mais voilà que la quantité d'un mot m'embarrassa ; vite je saute en bas de l'étable où j'étais juché, appuyé contre les barreaux de la fenêtre, et je cours frapper de grands coups de poing dans ma porte. Les cavernes d'alentour retentirent ; le geôlier monte épouvanté, suivi de deux gendarmes ; il ouvre mon guichet, et je lui crie, comme aurait fait Santeuil : " Un Gradus ! un Gradus ! " Le geôlier écarquillait les yeux, les gendarmes croyaient que je révélais le nom d'un de mes complices ; ils m'auraient mis volontiers les poucettes ; je m'expliquai ; je donnai de l'argent pour acheter le livre, et on alla demander un Gradus à la police étonnée.

Tandis que l'on s'occupait de ma commission, je regrimpai sur ma table, et, changeant d'idée sur ce trépied, je me mis à composer des strophes sur la mort d'Elisa ; mais au milieu de mon inspiration, vers trois heures, voilà que des huissiers entrent dans ma cellule et m'appréhendent au corps sur les rives du Permesse : ils me conduisent chez le juge d'instruction qui instrumentait dans un greffe obscur, en face de ma geôle, de l'autre côté de la cour. Le juge, jeune robin fat et gourmé m'adresse les questions d'usage sur mes nom, prénoms, âge, demeure. Je refusai de répondre et de signer quoi que ce fût, ne reconnaissant point l'autorité politique d'un gouvernement qui n'avait pour lui ni l'ancien droit héréditaire, ni l'élection du peuple, puisque la France n'avait point été consultée et qu'aucun congrès national n'avait été assemblé. Je fus reconduit à ma souricière.

A six heures on m'apporta mon dîner, et je continuai à tourner et retourner dans ma tête les vers de mes stances, improvisant quand et quand un air qui me semblait charmant. Madame de Chateaubriand m'envoya un matelas, un traversin, des draps, une couverture de coton, des bougies et les livres que je lis la nuit. Je fis mon ménage et toujours chantonnant :

Il descend le cercueil et les roses sans taches,

ma romance de la jeune fille et de la jeune fleur se trouva faite :

Il descend le cercueil et les roses sans taches

Qu'un père y déposa, tribut de sa douleur ;

Terre, tu les portas et maintenant tu caches

Jeune fille et jeune fleur.

Ah ! ne les rends jamais à ce monde profane,

A ce monde de deuil, d'angoisse et de malheur ;

Le vent brise et flétrit, le soleil brûle et fane

Jeune fille et jeune fleur.

Tu dors, pauvre Elisa, si légère d'années !

Tu ne sens plus du jour le poids et la chaleur.

Vous avez achevé vos fraîches matinées,

Jeune fille et jeune fleur.

Mais ton père, Elisa, sur ta tombe s'incline ;

De ton front jusqu'au sien a monté la pâleur.

Vieux chêne !... le temps a fauché sur ta racine

Jeune fille et jeune fleur !

 

3 L35 Chapitre 5

Paris, rue d'Enfer, fin de juillet 1832.

Passage de ma loge de voleur au cabinet de toilette de mademoiselle Gisquet. - Achille de Harlay.

Je commençais à me déshabiller ; un bruit de voix se fit entendre, ma porte s'ouvre, et M. le préfet de police, accompagné de M. Nay, se présente. Il me fit mille excuses de la prolongation de ma détention au dépôt ; il m'apprit que mes amis, le duc de Fitz-James et le baron Hyde de Neuville, avaient été arrêtés comme moi, et que dans l'encombrement de la préfecture on ne savait où placer les personnes que la justice croyait devoir interpeller. " Mais, ajouta-t-il, vous allez venir chez moi, monsieur le vicomte, et vous choisirez dans mon appartement ce qui vous conviendra le mieux. "

Je le remerciai et je le priai de me laisser dans mon trou ; j'en étais déjà tout charmé, comme un moine de sa cellule. M. le préfet se refusa à mes instances, et il me fallut dénicher. Je revis les salons que j'avais quittés depuis le jour où M. le préfet de police de Bonaparte m'avait fait venir pour m'inviter à m'éloigner de Paris. M. Gisquet et madame Gisquet m'ouvrirent toutes leurs chambres en me priant de désigner celle que je voudrais occuper. M. Nay me proposa de me céder la sienne. J'étais confus de tant de politesse ; j'acceptai une petite pièce écartée qui donnait sur le jardin et qui, je crois, servait de cabinet de toilette à mademoiselle Gisquet ; on me permit de garder mon domestique qui coucha sur un matelas en dehors de ma porte, à l'entrée d'un étroit escalier plongeant dans le grand appartement de madame Gisquet. Un autre escalier conduisait au jardin, mais celui-là me fut interdit, et chaque soir on plaçait une sentinelle au bas contre la grille qui sépare le jardin du quai. Madame Gisquet est la meilleure femme du monde, et mademoiselle Gisquet est très jolie et fort bonne musicienne. Je n'ai qu'à me louer des soins de mes hôtes : ils semblaient vouloir expier les douze heures de ma première reclusion.

Le lendemain de mon installation dans le cabinet de mademoiselle Gisquet, je me levai tout content, en me souvenant de la chanson d'Anacréon sur la toilette d'une jeune Grecque ; je mis la tête à la fenêtre : j'aperçus un petit jardin bien vert, un grand mur masqué par un vernis du Japon ; à droite, au fond du jardin, des bureaux où l'on entrevoyait d'agréables commis de la police comme de belles nymphes parmi des lilas ; à gauche, le quai de la Seine, la rivière et un coin du vieux Paris dans la paroisse de Saint-André-des-Arcs. Le son du piano de mademoiselle Gisquet parvenait jusqu'à moi avec la voix des mouchards qui demandaient quelques chefs de division pour faire leur rapport.

Comme tout change dans ce monde ! Ce petit jardin anglais romantique de la police était un lambeau déchiré et biscornu du jardin français, à charmilles taillées au ciseau, de l'hôtel du premier président du Parlement de Paris. Cet ancien jardin occupait, en 1580, l'emplacement de ce paquet de maisons qui borne la vue au nord et au couchant, et il s'étendait jusqu'au bord de la Seine. Ce fut là qu'après la journée des barricades, le duc de Guise vint visiter Achille de Harlay : " Il trouva le premier président qui se pourmenoit dans son jardin, lequel s'estonna si peu de sa venue, qu'il ne daigna seulement pas tourner la tête ni discontinuer sa promenade commencée, laquelle achevée qu'elle fut, et étant au bout de son allée, il retourna, et en retournant il vit le duc de Guise qui venait à lui ; alors ce grave magistrat, haussant la voix, lui dit : C ' est grand pitié que le valet chasse le maistre ; au reste, mon âme est à Dieu, mon coeur est à mon roy, et mon corps est entre les mains des méchans ; qu ' on en fasse ce qu ' on voudra . " L'Achille de Harlay qui se pourmène aujourd'hui dans ce jardin est M. Vidocq, et le duc de Guise, Coco Lacour ; nous avons changé les grands hommes pour les grands principes. Comme nous sommes libres maintenant ! comme j'étais libre surtout à ma fenêtre, témoin ce bon gendarme en faction au bas de mon escalier et qui se préparait à me tirer au vol s'il m'eût poussé des ailes ! Il n'y avait pas de rossignol dans mon jardin, mais il y avait beaucoup de moineaux fringants, effrontés et querelleurs que l'on trouve partout, à la campagne, à la ville, dans les palais, dans les prisons, et qui se perchent tout aussi gaiement sur l'instrument de mort que sur un rosier : à qui peut s'envoler, qu'importent les souffrances de la terre !

 

3 L35 Chapitre 6

Rue d'Enfer, fin de juillet 1832.

Juge d'instruction. - M. Desmortiers.

Madame de Chateaubriand obtint la permission de me voir. Elle avait passé treize mois, sous la Terreur, dans les prisons de Rennes avec mes deux soeurs Lucile et Julie ; son imagination, restée frappée, ne peut plus supporter l'idée d'une prison. Ma pauvre femme eut une violente attaque de nerfs en entrant à la préfecture, et ce fut une obligation de plus que j'eus au juste milieu. Le second jour de ma détention, le juge d'instruction, le sieur Desmortiers, m'arriva accompagné de son greffier. M. Guizot avait fait nommer procureur général à la cour royale de Rennes un M. Hello, écrivain, et par conséquent envieux et irritable comme tout ce qui barbouille du papier dans un parti triomphant.

Le protégé de M. Guizot, trouvant mon nom et ceux de M. le duc de Fitz-James et de M. Hyde de Neuville mêlés dans le procès que l'on poursuivait à Nantes contre M. Berryer, écrivit au ministre de la justice que, s'il était le maître, il ne manquerait pas de nous faire arrêter et de nous joindre au procès, à la fois comme complices et comme pièces de conviction. M. de Montalivet avait cru devoir céder aux avis de M. Hello ; il fut un temps où M. de Montalivet venait humblement chez moi prendre mes conseils et mes idées sur les élections et la liberté de la presse. La Restauration, qui a fait un pair de M. de Montalivet, n'a pu en faire un homme d'esprit, et voilà sans doute pourquoi elle lui fait mal au coeur aujourd'hui.

M. Desmortiers, le juge d'instruction, entra donc dans ma petite chambre ; un air doucereux était étendu comme une couche de miel sur un visage contracté et violent.

Je m'appelle Loyal, natif de Normandie,

Et suis huissier à verge, en dépit de l'envie.

M. Desmortiers était naguère de la congrégation grand communiant, grand légitimiste, grand partisan des ordonnances, et devenu forcené juste milieu. Je priai cet animal de s'asseoir avec toute la politesse de l'ancien régime ; je lui approchai un fauteuil, je mis devant son greffier une petite table, une plume et de l'encre, je m'assis en face de M. Desmortiers, et il me lut d'une voix bénigne les petites accusations qui, dûment prouvées, m'auraient tendrement fait couper le cou : après quoi, il passa aux interrogations.

Je déclarai de nouveau que, ne reconnaissant point l'ordre politique existant, je n'avais rien à répondre, que je ne signerais rien, que tous ces procédés judiciaires étaient superflus, qu'on pouvait s'en épargner la peine et passer outre ; que je serais du reste toujours charmé d'avoir l'honneur de recevoir M. Desmortiers [J'ai donné le premier l'exemple de ce refus de reconnaissance de juges que quelques républicains ont suivi depuis. (N.d.A. de 1840)] .

Je vis que cette manière d'agir mettait en fureur le saint homme, qu'ayant partagé mes opinions, ma conduite lui semblait une satire de la sienne, à ce ressentiment se mêlait l'orgueil du magistrat qui se croyait blessé dans ses fonctions. Il voulut raisonner avec moi ; je ne pus jamais lui faire comprendre la différence qui existe entre l'ordre social et l'ordre politique . Je me soumettais, lui dis-je, au premier parce qu'il est de droit naturel ; j'obéissais aux lois civiles, militaires et financières, aux lois de police et d'ordre public ; mais je ne devais obéissance au droit politique qu'autant que ce droit émanait de l'autorité royale consacrée par les siècles, ou dérivait de la souveraineté du peuple. Je n'étais pas assez niais ou assez faux pour croire que le peuple avait été convoqué, consulté, et que l'ordre politique établi était le résultat d'un arrêt national. Si l'on me faisait un procès pour vol, meurtre, incendie et autres crimes et délits sociaux, je répondrais à la justice, mais quand on m'intentait un procès politique, je n'avais rien à répondre à une autorité qui n'avait aucun pouvoir légal, et, par conséquent, rien à me demander.

Quinze jours s'écoulèrent de la sorte. M. Desmortiers, dont j'avais appris les fureurs (fureurs qu'il tâchait de communiquer aux juges), m'abordait d'un air confit, me disant : " Vous ne voulez donc pas me dire votre illustre nom ? " Dans un des interrogatoires, il me lut une lettre de Charles X au duc de Fitz-James, et où se trouvait une phrase honorable pour moi. " Eh bien ! monsieur, lui dis-je, que signifie cette lettre ? il est notoire que je suis resté fidèle à mon vieux Roi, que je n'ai pas prêté serment à Philippe. Au surplus, je suis vivement touché de la lettre de mon souverain exilé. Dans le cours de ses prospérités, il ne m'a jamais rien dit de semblable, et cette phrase me paye de tous mes services. "

 

3 L35 Chapitre 7

Paris, rue d'Enfer, fin de juillet 1832.

Ma vie chez M. Gisquet. - Je suis mis en liberté.

Madame Récamier, à qui tant de prisonniers ont dû consolation et délivrance, se fit conduire à ma nouvelle retraite. M. de Béranger descendit de Passy pour me dire en chanson, sous le règne de ses amis, ce qui se pratiquait dans les geôles au temps des miens : il ne pouvait plus me jeter au nez la Restauration. Mon gros vieux ami M. Bertin vint m'administrer les sacrements ministériels ; une femme enthousiaste accourut de Beauvais afin d ' admirer ma gloire ; M. Villemain fit acte de courage ; M. Dubois, M. Ampère, M. Lenormant, mes généreux et savants jeunes amis, ne m'oublièrent pas ; l'avocat des républicains, M. Ch. Ledru, ne me quittait plus : dans l'espoir d'un procès, il grossissait l'affaire, et il eût payé de tous ses honoraires le bonheur de me défendre.

M. Gisquet m'avait offert, comme je vous l'ai dit, tous ses salons ; mais je n'abusai pas de la permission. Seulement, un soir, je descendis pour entendre, assis entre lui et sa femme, mademoiselle Gisquet jouer du piano. Son père la gronda et prétendit qu'elle avait exécuté sa sonate moins bien que de coutume. Ce petit concert que mon hôte me donnait en famille, n'ayant que moi pour auditeur, était tout singulier. Pendant que cette scène toute pastorale se passait dans l'intimité du foyer, des sergents de ville m'amenaient du dehors des confrères à coups de crosse de fusil et de bâton ferré ; quelle paix et quelle harmonie régnaient pourtant au coeur de la police !

J'eus le bonheur de faire accorder une faveur toute semblable à celle dont je jouissais, la faveur de la geôle à M. Ch. Philipon : condamné pour son talent à quelques mois de détention, il les passait dans une maison de santé à Chaillot ; appelé en témoignage à Paris dans un procès, il profita de l'occasion et ne retourna pas à son gîte. mais il s'en repentit : dans le lieu où il se tenait caché, il ne pouvait plus voir à l'aise une personne qu'il aimait et un enfant qu'il aimait ; il regrette sa prison, et, ne sachant comment y rentrer, il m'écrivit la lettre suivante pour me prier de négocier cette affaire avec mon hôte :

" Monsieur,

" Vous êtes prisonnier et vous me comprendriez, ne fussiez-vous pas Chateaubriand... Je suis prisonnier aussi, prisonnier volontaire depuis la mise en état de siège, chez un ami, chez un pauvre artiste comme moi. J'ai voulu fuir la justice des conseils de guerre dont j'étais menacé par la saisie de mon journal du 9 courant. Mais, pour me cacher, il a fallu me priver des embrassements d'un enfant que j'idolâtre, d'une fille adoptive âgée de cinq ans, mon bonheur et ma joie. Cette privation est un supplice que je ne pourrais supporter plus longtemps, c'est la mort ! Je vais me trahir et ils me jetteront à Sainte-Pélagie, où je ne verrai ma pauvre enfant que rarement, s'ils le veulent encore, et à des heures données, où je tremblerai pour sa santé et où je mourrai d'inquiétude, si je ne la vois pas tous les jours.

" Je m'adresse à vous, monsieur, à vous légitimiste, moi républicain de tout coeur, à vous homme grave et parlementaire, moi caricaturiste et partisan de la plus âcre personnalité politique, à vous de qui je ne suis nullement connu et qui êtes prisonnier comme moi, pour obtenir de M. le préfet de police qu'il me laisse rentrer dans la maison de santé où l'on m'avait transféré. Je m'engage sur l'honneur à me présenter à la justice toutes les fois que j'en serai requis, et je renonce à me soustraire à quel tribunal que ce soit , si l'on veut me laisser avec ma pauvre enfant.

" Vous me croirez, vous, monsieur, quand je parle d'honneur et que je jure de ne pas m'enfuir, et je suis persuadé que vous serez mon avocat, quoique les profonds politiques puissent voir là une nouvelle preuve d'alliance entre les légitimistes et les républicains, tous hommes dont les opinions s'accordent si bien.

" Si à un tel hôte, à un tel avocat, on refusait ce que je demande, je saurais que je n'ai plus rien à espérer, et je me verrais pour neuf mois séparé de ma pauvre Emma.

" Toujours, monsieur, quel que soit le résultat de votre généreuse intervention, ma reconnaissance n'en sera pas moins éternelle, car je ne douterai jamais des pressantes sollicitations que votre coeur va vous suggérer.

" Agréez, monsieur, l'expression de la plus sincère admiration et croyez-moi votre très humble et très dévoué serviteur,

" Ch. Philipon,

Propriétaire de la Caricature (journal), condamné à treize mois de prison. "

" Paris, le 21 juin 1832. "

J'obtins la faveur que M. Philipon demandait : il me remercia par un billet qui prouve, non la grandeur du service (lequel se réduisait à faire garder à Chaillot mon client par un gendarme), mais cette joie secrète des passions, qui ne peut être bien comprise que par ceux qui l'ont véritablement sentie.

" Monsieur,

" Je pars pour Chaillot avec ma chère enfant.

" Je voudrais vous remercier, mais je sens les mots trop froids pour exprimer ce que j'éprouve de reconnaissance ; j'ai eu raison de penser, monsieur, que votre coeur vous suggérerait d'éloquentes instances. Je suis sûr de ne pas me tromper en croyant qu'il vous dira que je ne suis point ingrat et qu'il vous peindra mieux que je ne le ferais le trouble de bonheur où votre bonté m'a mis.

" Agréez, je vous en prie, monsieur, mes très sincères remercîments et daignez me croire votre serviteur le plus affectionné de vos serviteurs,

" Charles Philipon. "

A cette singulière marque de mon crédit, j'ajouterai cet étrange témoignage de ma renommée : un jeune employé des bureaux de M. Gisquet m'adressa de très beaux vers qui me furent remis par M. Gisquet lui même ; car enfin il faut être juste : si un gouvernement lettré m'attaquait ignoblement, les Muses me défendaient noblement ; M. Villemain se prononça en ma faveur avec courage, et, dans le journal même des Débats , mon gros ami Bertin protesta, en signant son article contre mon arrestation. Voici ce que me dit le poète qui signe J. Chopin, employé au cabinet :

A monsieur de Chateaubriand,

à la Préfecture de Police.

Un jour admirant ton génie,

J'osai te dédier mes vers,

Et, comme un filet d'eau s'épanche au sein des mers,

Je portai ce tribut au dieu de l'harmonie.

Aujourd'hui l'infortune a passé sur ton front

Toujours serein dans la tempête.

Le présent fugitif, qu'est-ce pour le poète ?

Ta gloire restera... nos haines passeront.

Ennemi généreux, ta voix mâle et puissante

A prêté son charme à l'erreur,

Mais ton éloquence entraînante

Fait toujours absoudre ton coeur.

Naguère un roi frappa ta noble indépendance ;

Tu fus grand devant sa rigueur...

Il tombe : banni de la France,

Tu ne vois plus que son malheur !

Ah ! qui pourrait sonder ton dévouement fidèle

Et forcer le torrent à détourner ses eaux ?

Mais lorsqu'un seul parti s'applaudit de ton zèle,

Ta gloire est à nous tous.., reprends donc tes pinceaux.

J. Chopin,

Employé au cabinet.

Mademoiselle Noémi (je suppose que c'est le prénom de mademoiselle Gisquet) se promenait souvent seule dans le petit jardin un livre à la main. Elle jetait à la dérobée un regard vers ma fenêtre. Qu'il eut été doux d'être délivré de mes fers, comme Cervantes, par la fille de mon maître ! Tandis que je prenais un air romantique, le beau et jeune M. Nay vint dissiper mon rêve. Je l'aperçus causant avec mademoiselle Gisquet de cet air qui ne nous trompe pas, nous autres créateurs de sylphides. Je dégringolai de mes nuages, je fermai ma fenêtre et j'abandonnai l'idée de laisser pousser ma moustache blanchie par le vent de l'adversité.

Après quinze jours, une ordonnance de non-lieu me rendit la liberté le 30 de juin, au grand bonheur de madame de Chateaubriand, qui serait morte, je crois, si ma détention se fût prolongée. Elle vint me chercher dans un fiacre ; je le remplis de mon petit bagage aussi lestement que j'étais jadis sorti du ministère, et je rentrai dans la rue d'Enfer avec je ne sais quoi d ' achevé que le malheur donne à la vertu .

Si M. Gisquet allait par l'histoire à la postérité, peut-être y arriverait-il en assez mauvais état ; je désire que ce que je viens d'écrire de lui serve ici de contrepoids à une renommée ennemie. Je n'ai eu qu'à me louer de ses attentions et de son obligeance ; sans doute si j'avais été condamné, il ne m'eût pas laissé échapper, mais enfin lui et sa famille m'ont traité avec une convenance, un bon goût, un sentiment de ma position, de ce que j'étais et de ce que j'avais été, que n'ont point eus une administration lettrée et des légistes d'autant plus brutaux qu'ils agissaient contre le faible et qu'ils n'avaient pas peur.

De tous les gouvernements qui se sont élevés en France depuis quarante années, celui de Philippe est le seul qui m'ait jeté dans la loge des bandits, il a posé sur ma tête sa main, sur ma tête respectée même d'un conquérant irrité : Napoléon leva le bras et ne frappa pas. Et pourquoi cette colère ? Je vais vous le dire : j'ose protester en faveur du droit contre le fait, dans un pays où j'ai demandé la liberté sous l'Empire, la gloire sous la Restauration ; dans un pays où, solitaire, je compte non par frères, soeurs, enfants, joies, plaisirs, mais par tombeaux. Les derniers changements politiques m'ont séparé du reste de mes amis : ceux-ci sont allés à la fortune et passent tout engraissés de leur déshonneur auprès de ma pauvreté ; ceux-là ont abandonné leurs foyers exposés aux insultes. Les générations si fort éprises de l'indépendance se sont vendues : communes dans leur conduite intolérables dans leur orgueil, médiocres ou folles dans leurs écrits, je n'attends de ces générations que le dédain et je le leur rends ; elles n'ont pas de quoi me comprendre, elles ignorent la foi à la chose jurée, l'amour des institutions généreuses, le respect de ses propres opinions, le mépris du succès et de l'or, la félicité des sacrifices, le culte de la faiblesse et du malheur.

 

3 L35 Chapitre 8

Paris, fin de juillet 1832.

Lettre à M. le ministre de la justice, et réponse.

Après l'ordonnance de non-lieu, il me restait un devoir à remplir. Le délit dont j'avais été prévenu se liait à celui pour lequel M. Berryer était en prévention à Nantes. Je n'avais pu m'expliquer avec le juge d'instruction, puisque je ne reconnaissais pas la compétence du tribunal. Pour réparer le dommage que pouvait avoir causé à M. Berryer mon silence, j'écrivis à M. le ministre de la justice la lettre qu'on va lire, et que je rendis publique par la voie des journaux.

" Paris, ce 3 juillet 1832.

" Monsieur le ministre de la justice,

" Permettez-moi de remplir auprès de vous, dans l'intérêt d'un homme trop longtemps privé de sa liberté, un devoir de conscience et d'honneur.

" M. Berryer fils, interrogé par le juge d'instruction à Nantes le 18 du mois dernier, a répondu : Qu ' il avait vu madame la duchesse de Berry ; qu ' il lui avait soumis avec le respect dû à son rang, à son courage et à ses malheurs, son opinion personnelle et celle d ' honorables amis sur la situation actuelle de la France, et sur les conséquences de la présence de Son Altesse Royale dans l ' Ouest .

" M. Berryer, développant avec son talent accoutumé ce vaste sujet, l'a résumé de la sorte : Toute guerre étrangère ou civile, en la supposant couronnée de succès, ne peut ni soumettre ni rallier les opinions .

" Questionné sur les honorables amis dont il venait de parler, M. Berryer a dit noblement : Que des hommes graves lui ayant manifesté sur les circonstances présentes une opinion conforme à la sienne, il avait cru devoir appuyer son avis sur l ' autorité du leur ; mais qu ' il ne les nommait pas sans qu ' ils y eussent consenti .

" Je suis, monsieur le ministre de la justice, un de ces hommes consultés par M. Berryer. Non seulement j'ai approuvé son opinion, mais j'ai rédigé une note dans le sens de cette opinion même. Elle devait être remise à madame la duchesse de Berry, dans le cas où cette princesse se trouvât réellement sur le sol français, ce que je ne croyais pas. Cette première note n'étant pas signée, j'en écrivis une seconde que je signai et par laquelle je suppliais encore plus instamment l'intrépide mère du petit-fils de Henri IV de quitter une patrie que tant de discordes ont déchirée.

" Telle est la déclaration que je devais à M. Berryer. Le véritable coupable, s'il y a coupable, c'est moi. Cette déclaration servira, j'espère, à la prompte délivrance du prisonnier de Nantes ; elle ne laissera peser que sur ma tête l'inculpation d'un fait, très innocent sans doute, mais dont, en dernier résultat, j'accepte toutes les conséquences.

" J'ai l'honneur d'être, etc.

" Chateaubriand.

" Rue d'Enfer-Saint-Michel, n o 84. "

" Ayant écrit à M. le comte de Montalivet, le 9 du mois dernier, pour une affaire relative à M. Berryer, M. le ministre de l'intérieur ne crut pas même devoir me faire connaître qu'il avait reçu ma lettre : comme il m'importe beaucoup de savoir le sort de celle que j'ai l'honneur d'écrire aujourd'hui à M. le ministre de la justice, je lui serai infiniment obligé d'ordonner à ses bureaux de m'en accuser réception.

" Ch. "

La réponse de M. le ministre de la justice ne se fit pas attendre ; la voici :

" Paris, le 3 juillet.

" Monsieur le vicomte,

" La lettre que vous m'avez adressée, contenant des renseignements qui peuvent éclairer la justice, je la fais parvenir immédiatement au procureur du roi près le tribunal de Nantes, afin qu'elle soit jointe aux pièces de l'instruction commencée contre M. Berryer.

" Je suis avec respect, etc.,

" Le garde des sceaux,

" Barthe "

Par cette réponse M. Barthe se réservait gracieusement une nouvelle poursuite contre moi. Je me souviens des superbes dédains des grands hommes du juste milieu, quand je laissais entrevoir la possibilité d'une violence exercée sur ma personne ou sur mes écrits. Eh ! bon Dieu ! pourquoi me parer d'un danger imaginaire ? Qui s'embarrassait de mon opinion ? qui songeait à toucher à un seul de mes cheveux ? Amés et féaux du pot-au-feu, intrépides héros de la paix à tout prix, vous avez pourtant eu votre terreur de comptoir et de police, votre état de siège de Paris, vos mille procès de presse, vos commissions militaires pour condamner à mort l'auteur des Cancans ; vous m'avez pourtant plongé dans vos geôles ; la peine applicable à mon crime n'était rien moins que la peine capitale. Avec quel plaisir je vous livrerais ma tête, si, jetée dans la balance de la justice elle la faisait pencher du côté de l'honneur, de la gloire et de la liberté de ma patrie !

 

3 L35 Chapitre 9

Paris, rue d'Enfer, fin de juillet 1832.

Offre de ma pension de pair par Charles X : ma réponse.

J'étais plus que jamais déterminé à reprendre mon exil ; madame de Chateaubriand, effrayée de mon aventure, aurait déjà voulu être bien loin ; il ne fut plus question que de chercher le lieu où nous dresserions nos tentes. La grande difficulté était de trouver quelque argent pour vivre en terre étrangère et pour payer d'abord une dette qui m'attirait des menaces de poursuites et de saisie.

La première année d'une ambassade ruine toujours l'ambassadeur : c'est ce qui m'arriva pour Rome. Je me retirai à l'avènement du ministère Polignac, et je m'en allai ajoutant à ma détresse ordinaire soixante mille francs d'emprunt. J'avais frappé à toutes les bourses royalistes, aucune ne s'ouvrit : on me conseilla de m'adresser à M. Laffitte. M. Laffitte m'avança dix mille francs que je donnai immédiatement aux créanciers les plus pressés. Sur le produit de mes brochures, je retrouvai la somme que je lui ai rendue avec reconnaissance ; mais une trentaine de mille francs restait toujours à payer en outre de mes vieilles dettes, car j'en ai qui ont de la barbe tant elles sont âgées, malheureusement cette barbe est une barbe d'or, dont la coupe annuelle se fait sur mon menton.

M. le duc de Lévis, à son retour d'un voyage en Ecosse, m'avait dit de la part de Charles X que ce prince voulait continuer à me faire ma pension de pair ; je crus devoir refuser cette offre. Le duc de Lévis revint à la charge quand il me vit au sortir de prison dans l'embarras le plus cruel, ne trouvant rien de ma maison et de mon jardin rue d'Enfer, et étant harcelé par une nuée de créanciers. J'avais déjà vendu mon argenterie. Le duc de Lévis m'apporta vingt mille francs, me disant noblement que ce n'était pas les deux années de pension de pairie que le Roi reconnaissait me devoir, et que mes dettes à Rome n'étaient qu'une dette de la couronne. Cette somme me mettait en liberté, je l'acceptai comme un prêt [On verra dans mon premier voyage à Prague ma conversation avec Charles X au sujet de ce prêt. (N.d.A. de Paris, 1834.)] momentané, et j'écrivis au Roi la lettre suivante :

" Sire,

" Au milieu des calamités dont il a plu à Dieu de sanctifier votre vie, vous n'avez point oublié ceux qui souffrent au pied du trône de saint Louis. Vous daignâtes me faire connaître, il y a quelques mois, votre généreux dessein de me continuer la pension de pair à laquelle je renonçai en refusant le serment au pouvoir illégitime ; je pensai que Votre Majesté avait des serviteurs plus pauvres que moi et plus dignes de ses bontés. Mais les derniers écrits que j'ai publiés m'ont causé des dommages et suscité des persécutions, j'ai essayé inutilement de vendre le peu de choses que je possède. Je me vois forcé d'accepter, non la pension annuelle que Votre Majesté se proposait de me faire sur sa royale indigence, mais un secours provisoire pour me dégager des embarras qui m'empêchent de regagner l'asile où je pourrai vivre de mon travail. Sire, il faut que je sois bien malheureux pour me rendre à charge même un moment, à une couronne que j'ai soutenue de tous mes efforts et que je continuerai de servir le reste de ma vie.

" Je suis, avec le plus profond respect, etc.

" Chateaubriand. "

 

3 L35 Chapitre 10

Paris, rue d'Enfer, du 1er au 8 août 1832.

Billet de madame la duchesse de Berry. - Lettre à Béranger. - Départ de Paris.

Mon neveu le comte Louis de Chateaubriand m'avança de son côté une même somme de vingt mille francs. Ainsi dégagé des obstacles matériels, je fis les préparatifs de mon second départ. Mais une raison d'honneur m'arrêtait : madame la duchesse de Berry était sur le sol français, que deviendrait-elle, et ne devais-je pas rester aux lieux où ses périls pouvaient m'appeler ? Un billet de la Princesse, qui m'arriva du fond de la Vendée, acheva de me rendre libre.

" J'allais vous écrire, monsieur le vicomte, touchant ce gouvernement provisoire que j'ai cru devoir former lorsque j'ignorais quand et même si je pouvais rentrer en France, et dont on me mande que vous aviez consenti à faire partie. Il n'a pas existé de fait, puisqu'il ne s'est jamais réuni et quelques-uns des membres ne se sont entendus que pour me faire parvenir un avis que je n'ai pu suivre. Je ne leur en sais pas du tout mauvais gré. Vous avez jugé d'après le rapport que vous ont fait de ma position et de celle du pays ceux qui avaient des raisons pour connaître mieux que moi les effets d'une fatale influence à laquelle je n'ai pas voulu croire, et je suis sûre que si M. de Ch. eût été près de moi, son coeur noble et généreux s'y fût également refusé. Je n'en compte donc pas moins sur les bons services individuels et même les conseils des personnes qui faisaient partie du gouvernement provisoire, et dont le choix m'avait été dicté par leur zèle éclairé et leur dévouement à la légitimité dans la personne de Henri V. Je vois que votre intention est de quitter encore la France, je le regretterais beaucoup si je pouvais vous approcher de moi, mais vous avez des armes qui touchent de loin, et j'espère que vous ne cesserez pas de combattre pour Henri V.

" Croyez, monsieur le vicomte, à toute mon estime et amitié.

" M. C. R. "

Par ce billet, Madame se passait de mes services, ne se rendait point aux conseils que j'avais osé lui donner dans la note dont M. Berryer avait été le porteur ; elle en paraissait même un peu blessée, bien qu'elle reconnût qu'une fatale influence l'avait égarée.

Ainsi rendu à ma liberté et dégagé de tout aujourd'hui, 7 août, n'ayant plus rien à faire qu'à partir, j'ai écrit ma lettre d'adieu à M. de Béranger, qui m'avait visité dans ma prison.

" Paris, 7 août 1832.

" A M. de Béranger.

" Je voulais, monsieur, aller vous dire adieu et vous remercier de votre souvenir ; le temps m'a manqué et je suis obligé de partir sans avoir le plaisir de vous voir et de vous embrasser. J'ignore mon avenir : y a-t-il aujourd'hui un avenir clair pour personne ? Nous ne sommes pas dans un temps de révolution, mais de transformation sociale : or les transformations s'accomplissent lentement, et les générations qui se trouvent placées dans la période de la métamorphose périssent obscures et misérables. Si l'Europe (ce qui pourrait bien être) est à l'âge de la décrépitude, c'est une autre affaire : elle ne produira rien, et s'éteindra dans une impuissante anarchie de passions, de moeurs et de doctrines. En ce cas, monsieur, vous aurez chanté sur un tombeau.

" J'ai rempli, monsieur, tous mes engagements : je suis revenu à votre voix ; j'ai défendu ce que j'étais venu défendre ; j'ai subi le choléra : je retourne à la montagne. Ne brisez pas votre lyre comme vous nous en menacez ; je lui dois un de mes plus glorieux titres au souvenir des hommes. Faites encore sourire et pleurer la France : car il arrive, par un secret de vous seul connu, que dans vos chansons populaires les paroles sont gaies et la musique plaintive.

" Je me recommande à votre amitié et à votre muse.

" Chateaubriand. "

Je dois me mettre en route demain. Madame de Chateaubriand me rejoindra à Lucerne

 

3 L35 Chapitre 11

Bâle, 12 août 1832.

Journal de Paris à Lugano. - M. Augustin Thierry.

Beaucoup d'hommes meurent sans avoir perdu leur clocher de vue : je ne puis rencontrer le clocher qui me doit voir mourir. En quête d'un asile pour achever mes Mémoires , je chemine de nouveau traînant à ma suite un énorme bagage de papiers, correspondances diplomatiques, notes confidentielles, lettres de ministres et de rois ; c'est l'histoire portée en croupe par le roman.

J'ai vu à Vesoul M. Augustin Thierry, retiré chez son frère le préfet. Lorsque autrefois, à Paris, il m'envoya son Histoire de la conquête des Normands , je l'allai remercier. Je trouvai un jeune homme dans une chambre dont les volets étaient à demi fermés ; il était presque aveugle ; il essaya de se lever pour me recevoir, mais ses jambes ne le portaient plus et il tomba dans mes bras. Il rougit lorsque je lui exprimai mon admiration sincère : ce fut alors qu'il me répondit que son ouvrage était le mien, et que c'était en lisant la bataille des Francs dans les Martyrs qu'il avait conçu l'idée d'une nouvelle manière d'écrire l'histoire. Quand je pris congé de lui, alors il s'efforça de me suivre et il se traîna jusqu'à la porte en s'appuyant contre le mur : je sortis tout ému de tant de talent et de tant de malheur.

A Vesoul, surgit, après un long bannissement, Charles X, maintenant faisant voile vers le nouvel exil qui sera pour lui le dernier.

J'ai passé la frontière sans accident avec mon fatras : voyons si, au revers des Alpes, je ne pourrais jouir de la liberté de la Suisse et du soleil de l'Italie, besoin de mes opinions et de mes années.

A l'entrée de Bâle, j'ai rencontré un vieux Suisse, douanier ; il m'a fait faire un bedit garandaine d ' in gart d ' hire ; on a descendu mon bagage dans une cave ; on mis en mouvement je ne sais quoi qui imitait le bruit d'un métier à bas ; il s'est élevé une fumée de vinaigre et, purifié ainsi de la contagion de la France, le bon Suisse m'a relâché.

J'ai dit dans l ' Itinéraire , en parlant des cigognes d'Athènes : " Du haut de leurs nids, que les révolutions ne peuvent atteindre, elles ont vu au-dessous d'elles changer la race des mortels : tandis que des générations impies se sont élevées sur les tombeaux des générations religieuses, la jeune cigogne a toujours nourri son vieux père. "

Je retrouve à Bâle le nid de cigogne que j'y laissai il y a six ans ; mais l'hôpital au toit duquel la cigogne de Bâle a échafaudé son nid n'est pas le Parthénon, le soleil du Rhin n'est pas le soleil du Céphise, le concile n'est pas l'aréopage. Erasme n'est pas Périclès : pourtant c'est quelque chose que le Rhin, la forêt Noire, le Bâle romain et germanique. Louis XIV étendit la France jusqu'aux portes de cette ville, et trois monarques ennemis la traversèrent en 1813 pour venir dormir dans le lit de Louis le Grand, en vain défendu par Napoléon. Allons voir les danses de la mort de Holbein ; elles nous rendront compte des vanités humaines.

La danse de la mort (si toutefois ce n'était pas même alors une véritable peinture) eut lieu à Paris, en 1424, au cimetière des Innocents : elle nous venait de l'Angleterre. La représentation du spectacle fut fixée dans des tableaux ; on les vit exposés dans les cimetières de Dresde, de Lübeck, de Minden, de la Chaise-Dieu, de Strasbourg, de Blois en France, et le pinceau de Holbein immortalisa à Bâle ces joies de la tombe.

Ces danses macabres du grand artiste ont été emportées à leur tour par la mort, qui n'épargne pas ses propres folies : il n'est resté à Bâle, du travail de Holbein, que six pièces sciées sur les pierres du cloître et déposées à la bibliothèque de l'Université. Un dessin colorié a conservé l'ensemble de l'ouvrage.

Ces grotesques sur un fond terrible ont du génie de Shakespeare, génie mêlé de comique et de tragique. Les personnages sont d'une vive expression : pauvres et riches, jeunes et vieux, hommes et femmes, papes, cardinaux, prêtres, empereurs, rois, reines, princes, ducs, nobles, magistrats, guerriers, tous se débattent et raisonnent avec et contre la Mort ; pas un ne l'accepte de bonne grâce.

La Mort est variée à l'infini, mais toujours bouffonne à l'instar de la vie, qui n'est qu'une sérieuse pantalonnade. Cette Mort du peintre satirique a une jambe de moins comme le mendiant à jambe de bois qu'elle accoste ; elle joue de la mandoline derrière l'os de son dos, comme le musicien qu'elle entraîne. Elle n'est pas toujours chauve ; des brins de cheveux blonds, bruns, gris, voltigent sur le cou du squelette et le rendent plus effroyable en le rendant presque vivant. Dans un des cartouches la Mort a quasi de la chair, elle est quasi jeune comme un jeune homme, et elle emmène une jeune fille qui se regarde dans un miroir. La Mort a dans son bissac des tours d'un écolier narquois : elle coupe avec des ciseaux la corde du chien qui conduit un aveugle, et l'aveugle est à deux pas d'une fosse ouverte ; ailleurs, la Mort, en petit manteau, aborde une de ses victimes avec les gestes d'un Pasquin. Holbein a pu prendre l'idée de cette formidable gaieté dans la nature même : entrez dans un reliquaire, toutes les têtes de mort semblent ricaner parce qu'elles découvrent les dents ; c'est le rire sans les lèvres qui le bordent et qui forment le sourire. De quoi ricanent-elles ? du néant ou de la vie ?

La cathédrale de Bâle et surtout les anciens cloîtres m'ont plu. En parcourant ces derniers, remplis d'inscriptions funèbres, j'ai lu les noms de quelques réformateurs. Le protestantisme choisit mal le lieu et prend mal son temps quand il se place dans les monuments catholiques ; on voit moins alors ce qu'il a réformé que ce qu'il a détruit. Ces pédants secs qui pensaient refaire un christianisme primitif dans un vieux christianisme, créateur de la société depuis quinze siècles, n'ont pu élever un seul monument. A quoi ce monument eût-il répondu ? Comment aurait-il été en rapport avec les moeurs ? Les hommes n'étaient point faits comme Luther et Calvin au temps de Luther et de Calvin ; ils étaient faits comme Léon X avec le génie de Raphaël, ou comme saint Louis avec le génie gothique ; le petit nombre ne croyait à rien, le grand nombre croyait à tout. Aussi le protestantisme n'a-t-il pour temples que des salles d'écoles, ou pour églises que les cathédrales qu'il a dévastées : il y a établi sa nudité. Jésus-Christ et ses apôtres ne ressemblaient pas sans doute aux Grecs et aux Romains de leur siècle, mais ils ne venaient pas réformer un ancien culte, ils venaient établir une religion nouvelle, remplacer les dieux par un dieu.

Lucerne, 14 août 1832.

Le chemin de Bâle à Lucerne par l'Argovie offre une suite de vallées dont quelques-unes ressemblent à la vallée d'Argelès, moins le ciel espagnol des Pyrénées. A Lucerne, les montagnes, différemment groupées étagées, profilées, coloriées, se terminent, en se retirant les unes derrière les autres et en s'enfonçant dans la perspective, aux neiges voisines du Saint-Gothard. Si l'on supprimait le Righi et le Pilate, et si l'on ne conservait que les collines surfacées d'herbages et de sapinières qui bordent immédiatement le lac des quatre cantons on reproduirait un lac d'Italie.

Les arcades du cloître du cimetière dont la cathédrale est environnée sont comme les loges d'où l'on peut jouir de ce spectacle. Les monuments de ce cimetière ont pour étendard une croisette de fer portant un Christ doré. Aux rayons du soleil, ce sont autant de points de lumière qui s'échappent des tombes ; de distance en distance il y a des bénitiers dans lesquels trempe un rameau avec lequel on peut bénir des cendres regrettées. Je ne pleurais rien là en particulier, mais j'ai fait descendre la rosée lustrale sur la communauté silencieuse des chrétiens et des malheureux mes frères. Une épitaphe me dit : Hodie mibi, cras tibi ; une autre : Fuit homo ; une autre Siste, viator ; abi, viator . Et j'attends demain, et j'aurai été homme ; et voyageur je m'arrête, et voyageur je m'en vais. Appuyé à l'une des arcades du cloître, j'ai regardé longtemps le théâtre des aventures de Guillaume Tell et de ses compagnons : théâtre de la liberté helvétique, si bien chanté et décrit par Schiller et Jean de Müller. Mes yeux cherchaient dans l'immense tableau la présence des plus illustres morts, et mes pieds foulaient les cendres les plus ignorées.

En revoyant les Alpes il y a quatre ou cinq ans je me demandais ce que j'y venais chercher : que dirais-je donc aujourd'hui ? que dirai-je demain, et demain encore ? Malheur à moi qui ne puis vieillir et qui vieillis toujours !

Lucerne, 15 août 1832.

Les capucins sont allés ce matin, selon l'usage le jour de l'Assomption, bénir les montagnes. Ces moines professent la religion sous la protection de laquelle naquit l'indépendance suisse : cette indépendance dure encore. Que deviendra notre liberté moderne, toute maudite de la bénédiction des philosophes et des bourreaux ? Elle n'a pas quarante années et elle a été vendue et revendue, maquignonnée, brocantée à tous les coins de rue. Il y a plus de liberté dans le froc d'un capucin qui bénit les Alpes que dans la friperie entière des législateurs de la République, de l'Empire, de la Restauration et de l'usurpation de Juillet.

Le voyageur français en Suisse est touché et attristé ; notre histoire pour le malheur des peuples de ces régions, se lie trop à leur histoire ; le sang de l'Helvétie a coulé pour nous et par nous ; nous avons porté le fer et le feu dans la chaumière de Guillaume Tell ; nous avons engagé dans nos guerres civiles le paysan guerrier qui gardait le trône de nos rois. Le génie de Thorwalsen a fixé le souvenir du 10 août à la porte de Lucerne. Le lion helvétique expire, percé d'une flèche, en couvrant de sa tête affaissée et d'une de ses pattes l'écu de France dont on ne voit plus qu'une des fleurs de lis. La chapelle consacrée aux victimes, le bouquet d'arbres verts qui accompagne le bas-relief sculpté dans le roc, le soldat échappé au massacre du 10 août, qui montre aux étrangers le monument, le billet de Louis XVI qui ordonne aux Suisses de mettre bas les armes, le devant d'autel offert par madame la Dauphine à la chapelle expiatoire, et sur lequel ce parfait modèle de douleur a brodé l'image de l'agneau divin immolé !... Par quel conseil la Providence, après la dernière chute du trône des Bourbons, m'envoie-t-elle chercher un asile auprès de ce monument ? Du moins, je puis le contempler sans rougir, je puis poser ma main faible, mais non parjure, sur l'écu de France, comme le lion l'enserre de ses ongles puissants, mais détendus par la mort.

Eh bien, ce monument, un membre de la Diète a proposé de le détruire ! Que demande la Suisse ? la liberté ? elle en jouit depuis quatre siècles ; l'égalité ? elle l'a ; la république ? c'est la forme de son gouvernement ; l'allégement des taxes ? elle ne paye presque point d'impôts. Que veut-elle donc ? elle veut changer c'est la loi des êtres. Quand un peuple, transformé par le temps, ne peut plus rester ce qu'il a été, le premier symptôme de sa maladie, c'est la haine du passé et des vertus de ses pères.

Je suis revenu du monument du 10 août par le grand pont couvert, espèce de galerie de bois suspendue sur le lac. Deux cent trente-huit tableaux triangulaires, placés entre les chevrons du toit, décorent cette galerie. Ce sont des fastes populaires où le Suisse, en passant, apprenait l'histoire de sa religion et de sa liberté.

J'ai vu les poules d'eau privées ; j'aime mieux les poules d'eau sauvages de l'étang de Combourg.

Dans la ville, le bruit d'un choeur de voix m'a frappé ; il sortait d'une chapelle de la Vierge : entré dans cette chapelle, je me suis cru transporté aux jours de mon enfance. Devant quatre autels dévotement parés, des femmes récitaient avec le prêtre le chapelet et les litanies. C'était comme la prière du soir au bord de la mer dans ma pauvre Bretagne, et j'étais au bord du lac de Lucerne ! Une main renouait ainsi les deux bouts de ma vie, pour me faire mieux sentir tout ce qui s'était perdu dans la chaîne de mes années.

Sur le lac de Lucerne, 16 août 1832, midi.

Alpes, abaissez vos cimes, je ne suis plus digne de vous : jeune, je serais solitaire ; vieux, je ne suis qu'isolé. Je la peindrais bien encore, la nature ; mais pour qui ? qui se soucierait de mes tableaux ? quels bras, autres que ceux du temps, presseraient en récompense mon génie au front dépouillé ? qui répéterait mes chants ? à quelle muse en inspirerais-je ? Sous la voûte de mes années comme sous celle des monts neigeux qui m'environnent, aucun rayon de soleil ne viendra me réchauffer. Quelle pitié de traîner, à travers ces monts, des pas fatigués que personne ne voudrait suivre ! Quel malheur de ne me trouver libre d'errer de nouveau qu'à la fin de ma vie !

Deux heures.

Ma barque s'est arrêtée à la cale d'une maison sur la rive droite du lac, avant d'entrer dans le golfe d'Uri. J'ai gravi le verger de cette auberge et suis venu m'asseoir sous deux noyers qui protègent une étable. Devant moi, un peu à droite, sur le bord opposé du lac, se déploie le village de Schwitz, parmi des vergers et les plans inclinés de ces pâturages dits Alpes dans le pays : il est surmonté d'un roc ébréché en demi-cercle et dont les deux pointes, le Mythen et le Haken (la mitre et la crosse), tirent leur appellation de leur forme. Ce chapiteau cornu repose sur des gazons, comme la couronne de la rude indépendance helvétique sur la tête d'un peuple de bergers. Le silence n'est interrompu autour de moi que par le tintement de la clochette de deux génisses restées dans l'étable voisine : elle semble me sonner la gloire de la pastorale liberté que Schwitz a donnée, avec son nom, à tout un peuple : un petit canton dans le voisinage de Naples, appelé Italia , a de même, mais avec des droits moins sacrés, communiqué son nom à la terre des Romains.

Trois heures.

Nous partons ; nous entrons dans le golfe ou le lac d'Uri. Les montagnes s'élèvent et s'assombrissent. Voilà la croupe herbue du Gruttli et les trois fontaines où Fürst, An der Halden et Stauffacher jurèrent la délivrance de leur pays ; voilà, au pied de l'Achsenberg, la chapelle qui signale l'endroit où Tell, sautant de la barque de Gessler, la repoussa d'un coup de pied au milieu des vagues.

Mais Tell et ses compagnons ont-ils jamais existé ?

Ne seraient-ils que des personnages du Nord, nés des chants des Scaldes et dont on retrouve les traditions héroïques sur les rivages de la Suède ? Les Suisses sont-ils aujourd'hui ce qu'ils étaient à l'époque de la conquête de leur indépendance ? Ces sentiers des ours, ces rochers des gémissements (hackenmesser) voient rouler des calèches où Tell et ses compagnons bondissaient, l'arc à la main, d'abîme en abîme : moi-même suis-je un voyageur en harmonie avec ces lieux ?

Un orage me vient heureusement assaillir. Nous abordons dans une crique, à quelques pas de la chapelle de Tell : c'est toujours le même Dieu qui soulève les vents, et la même confiance dans ce Dieu qui rassure les hommes. Comme autrefois, en traversant l'Océan, les lacs de l'Amérique, les mers de la Grèce, de la Syrie, j'écris sur un papier inondé. Les nuages, les flots, les roulements de la foudre s'allient mieux au souvenir de l'antique liberté des Alpes que la voix de cette nature efféminée et dégénérée que mon siècle a placée malgré moi dans mon sein.

Altorf.

Débarqué à Fluelen, arrivé à Altorf, le manque de chevaux va me retenir une nuit au pied du Bannberg. Ici, Guillaume Tell abattit la pomme sur la tête de son fils : le trait d'arc était de la distance qui sépare ces deux fontaines. Croyons, malgré la même histoire racontée par Saxon le Grammairien, et que j'ai citée le premier dans mon Essai sur les Révolutions ; ayons foi en la religion et la liberté, les deux seules grandes choses de l'homme : la gloire et la puissance sont éclatantes, non grandes.

Demain, du haut du Saint-Gothard, je saluerai de nouveau cette Italie que j'ai saluée du sommet du Simplon et du Mont-Cenis. Mais à quoi bon ce dernier regard jeté sur les régions du midi et de l'aurore ! Le pin des glaciers ne peut descendre parmi les orangers qu'il voit au-dessous de lui dans les vallées fleuries.

Dix heures du soir.

L'orage recommence ; les éclairs s'entortillent aux rochers ; les échos grossissent et prolongent le bruit de la foudre ; les mugissements de la Schächenel et de la Reuss accueillent le barde de l'Armorique. Depuis longtemps je ne m'étais trouvé seul et libre ; rien dans la chambre où je suis enfermé : deux couches pour un voyageur qui veille et qui n'a ni amours à bercer, ni songes à faire. Ces montagnes, cet orage, cette nuit sont des trésors perdus pour moi. Que de vie, cependant, je sens au fond de mon âme ! Jamais, quand le sang le plus ardent coulait de mon coeur dans mes veines, je n'ai parlé le langage des passions avec autant d'énergie que je le pourrais faire en ce moment. Il me semble que je vois sortir des flancs du Saint-Gothard ma sylphide des bois de Combourg. Me viens-tu retrouver, charmant fantôme de ma jeunesse ? as-tu pitié de moi ? Tu le vois, je ne suis changé que de visage ; toujours chimérique, dévoré d'un feu sans cause et sans aliment. Je sors du monde, et j'y entrais quand je te créai dans un moment d'extase et de délire. Voici l'heure où je t'invoquais dans ma tour. Je puis encore ouvrir ma fenêtre pour te laisser entrer. Si tu n'es pas contente des grâces que je t'avais prodiguées, je te ferai cent fois plus séduisante ; ma palette n'est pas épuisée ; j'ai vu plus de beautés et je sais mieux peindre. Viens t'asseoir sur mes genoux, n'aie pas peur de mes cheveux, caresse-les de tes doigts de fée ou d'ambre ; qu'ils rebrunissent sous tes baisers. Cette tête, que ces cheveux qui tombent n'assagissent point, est tout aussi folle qu'elle l'était lorsque je te donnai l'être, fille aînée de mes illusions, doux fruit de mes mystérieuses amours avec ma première solitude ! Viens, nous monterons encore ensemble sur nos nuages ; nous irons avec la foudre sillonner, illuminer, embraser les précipices où je passerai demain. Viens ! emporte-moi comme autrefois, mais ne me rapporte plus.

On frappe à ma porte : ce n'est pas toi ! c'est le guide ! Les chevaux sont arrivés, il faut partir. De ce songe il ne reste que la pluie, le vent et moi, songe sans fin, éternel orage.

17 août 1832, (Amsteg.)

D'Altorf ici, une vallée entre les montagnes rapprochées, comme on en voit partout ; la Reuss bruyante au milieu. A l'auberge du Cerf, un petit étudiant allemand qui vient des glaciers du Rhône et qui me dit : " Fous fenir l'Altorf ce madin ? allez fite ! " Il me croyait à pied comme lui, puis, apercevant mon char à bancs : " Oh ! tes chefals ! c'être autré chosse. " Si l'étudiant voulait troquir ses jeunes jambes contre mon char à bancs et mon plus mauvais char de gloire, avec quel plaisir je prendrais son bâton, sa blouse grise et sa barbe blonde ! Je m'en irais aux glaciers du Rhône ; je parlerais la langue de Schiller à ma maîtresse, et je rêverais creusement la liberté germanique, lui, il cheminerait vieux comme le temps, ennuyé comme un mort, détrompé par l'expérience, s'étant attaché au cou, comme une sonnette, un bruit dont il serait plus fatigué au bout d'un quart d'heure que du fracas de la Reuss. L'échange n'aura pas lieu, les bons marchés ne sont pas à mon usage. Mon écolier part il me dit en ôtant et remettant son bonnet teuton, avec un petit coup de tête : " Permis ! " Encore une ombre évanouie. L'écolier ignore mon nom, il m'aura rencontré et ne le saura jamais : je suis dans la joie de cette idée ; j'aspire à l'obscurité avec plus d'ardeur que je ne souhaitais autrefois la lumière : celle-ci m'importune ou comme éclairant mes misères ou comme me montrant des objets dont je ne puis plus jouir : j'ai hâte de passer le flambeau à mon voisin.

Trois garçonnets tirant à l'arbalète : Guillaume Tell et Gessler sont partout. Les peuples libres conservent le souvenir des fondations de leur indépendance. Demandez à un petit pauvre de France s'il a jamais lancé la hache en mémoire du roi Hlowigh ou Khlowig ou Clovis !

 

3 L35 Chapitre 12

Chemin du Saint-Gothard.

Le nouveau chemin du Saint-Gothard, en sortant d'Amsteg, va et vient en zigzag pendant deux lieues ; tantôt joignant la Reuss, tantôt s'en écartant quand la fissure du torrent s'élargit. Sur les reliefs perpendiculaires du paysage, des pentes rases ou bouquetées de cépées de hêtres, des pics dardant la nue, des dômes coiffés de glace, des sommets chauves ou conservant quelques rayons de neige comme des mèches de cheveux blancs ; dans la vallée, des ponts, des cabanes en planches noircies, des noyers et des arbres fruitiers qui gagnent en luxe de branches et de feuilles ce qu'ils perdent en succulence de fruits. La nature alpestre force ces arbres à redevenir sauvages ; la sève se fait jour malgré la greffe : un caractère énergique brise les liens de la civilisation.

Un peu plus haut, au limbe droit de la Reuss, la scène change : le fleuve coule avec cascades dans une ornière caillouteuse, sous une avenue double et triple de pins ; c'est la vallée du Pont d'Espagne à Cauterets.

Aux pans de la montagne, les mélèzes végètent sur les arêtes vives du roc ; amarrés par leurs racines, ils résistent au choc des tempêtes.

Le chemin, quelques carrés de pommes de terre, attestent seuls l'homme dans ce lieu : il faut qu'il mange et qu'il marche, c'est le résumé de son histoire. Les troupeaux, relégués aux pâturages des régions supérieures, ne paraissent point, d'oiseaux, aucun ; d'aigles, il n'en est plus question : le grand aigle est tombé dans l'océan en passant à Sainte-Hélène ; il n'y a vol si haut et si fort qui ne défaille dans l'immensité des cieux. L'aiglon royal vient de mourir. On nous avait annoncé d'autres aiglons de Juillet 1830 ; apparemment qu'ils sont descendus de leur aire pour nicher avec les pigeons pattus. Ils n'enlèveront jamais de chamois dans leurs serres ; débilité à la lueur domestique, leur regard clignotant ne contemplera jamais du sommet du Saint-Gothard le libre et éclatant soleil de la gloire de la France.

 

3 L35 Chapitre 13

Vallée de Schoellenen. - Pont du diable.

Après avoir franchi le pont du Saut du prêtre , et contourné le mamelon du village de Wasen, on reprend la rive droite de la Reuss ; à l'une et l'autre orée, des cascades blanchissent parmi des gazons tendus comme des tapisseries vertes sur le passage des voyageurs. Par un défilé on aperçoit le glacier de Rauz qui se lie aux glaciers de la Furca.

Enfin, on pénètre dans la vallée de Schoellenen, où commence la première rampe du Saint-Gothard. Cette vallée est une coche de deux mille pieds de profondeur entaillée dans un plein bloc de granit. Les parois du bloc forment des murs gigantesques surplombants. Les montagnes n'offrent plus que leurs lianes et leurs crêtes ardentes et rougies. La Reuss tonne dans son lit vertical, matelassé de pierres. Un débris de tour témoigne d'un autre temps, comme la nature accuse ici des siècles immémorés. Soutenu en l'air par des murs le long des masses graniteuses, le chemin, torrent immobile, circule parallèle au torrent mobile de la Reuss. Çà et là, des voûtes en maçonnerie ménagent au voyageur un abri contre l'avalanche ; on vire encore quelques pas dans une espèce d'entonnoir tortueux, et tout à coup, à l'une des volutes de la conque, on se trouve face à face du pont du Diable.

Ce pont coupe aujourd'hui l'arcade du nouveau pont plus élevé, bâti derrière et qui le domine, le vieux pont ainsi altéré ne ressemble plus qu'à un court aqueduc à double étage. Le pont nouveau, lorsqu'on vient de la Suisse, masque la cascade en retraite. Pour jouir des arcs-en-ciel et des rejaillissements de la cascade, il se faut placer sur ce pont ; mais quand on a vu la cataracte du Niagara, il n'y a plus de chute d'eau. Ma mémoire oppose sans cesse mes voyages à mes voyages, montagnes à montagnes, fleuves à fleuves, forêts à forêts, et ma vie détruit ma vie. Même chose m'arrive à l'égard des sociétés et des hommes.

Les chemins modernes, que le Simplon a enseignés et que le Simplon efface, n'ont pas l'effet pittoresque des anciens chemins. Ces derniers, plus hardis et plus naturels n'évitaient aucune difficulté ; ils ne s'écartaient guère du cours des torrents ; ils montaient et descendaient avec le terrain, gravissaient les rochers, plongeaient dans les précipices, passaient sous les avalanches, n'ôtant rien au plaisir de l'imagination et à la joie des périls. L'ancienne route du Saint-Gothard, par exemple, était tout autrement aventureuse que la route actuelle. Le pont du Diable méritait sa renommée, lorsqu'en l'abordant on apercevait au-dessus la cascade de la Reuss, et qu'il traçait un arc obscur, ou plutôt un étroit sentier à travers la vapeur brillante de la chute. Puis, au bout du pont, le chemin montait à pic, pour atteindre la chapelle dont on voit encore la ruine. Au moins les habitants d'Uri ont eu la pieuse idée de bâtir une autre chapelle à la cascade.

Enfin ce n'étaient pas des hommes comme nous qui traversaient autrefois les Alpes, c'étaient des hordes de Barbares ou des légions romaines. C'étaient des caravanes de marchands, des chevaliers, des condottieri, des routiers, des pèlerins, des prélats, des moines. On racontait des aventures étranges : Qui avait bâti le pont du Diable ? qui avait précipité dans la prairie de Wasen la roche du Diable ? Çà et là s'élevaient des donjons, des croix, des oratoires, des monastères, des ermitages, gardant la mémoire d'une rencontre, d'un miracle ou d'un malheur. Chaque tribu montagnarde conservait sa langue, ses vêtements, ses moeurs, ses usages. On ne trouvait point, il est vrai, dans un désert, une excellente auberge, on n'y buvait point de vin de Champagne ; on n'y lisait point la gazette ; mais s'il y avait plus de voleurs au Saint-Gothard, il y avait moins de fripons dans la société. Que la civilisation est une belle chose ! cette perle je la laisse au beau premier lapidaire .

Suwaroff et ses soldats ont été les derniers voyageurs dans ce défilé, au bout duquel ils rencontrèrent Masséna.

 

3 L35 Chapitre 14

Le Saint-Gothard.

Après avoir débouché du pont du Diable et de la galerie d'Urnerloch, on gagne la prairie d'Ursern, fermée par des redans comme les sièges de pierres d'une arène. La Reuss coule paisible au milieu de la verdure ; le contraste est frappant : c'est ainsi qu'au-dessus et avant les révolutions la société paraît tranquille ; les hommes et les empires sommeillent à deux pas de l'abîme où ils vont tomber.

Au village de l'Hospital commence la seconde rampe, laquelle atteint le sommet du Saint-Gothard, qui est envahi par des masses de granit. Ces masses roulées, enflées, brisées, festonnées à leur cime par quelques guirlandes de neige, ressemblent aux vagues fixes et écumeuses d'un océan de pierre sur lequel l'homme a laissé les ondulations de son chemin.

Au pied du mont Adule, entre mille roseaux,

Le Rhin, tranquille et fier du progrès de ses eaux,

Appuyé d'une main sur son urne penchante,

Dormait au bruit flatteur de son onde naissante.

Très beaux vers, mais inspirés par les fleuves de marbre de Versailles. Le Rhin ne sort point d'une couche de roseaux : il se lève d'un lit de frimas, son urne ou plutôt ses urnes sont de glace ; son origine est congénère à ces peuples du Nord dont il devint le fleuve adoptif et la ceinture guerrière. Le Rhin, né du Saint-Gothard dans les Grisons, verse ses eaux à la mer de la Hollande, de la Norvège et de l'Angleterre ; le Rhône, fils aussi du Saint-Gothard, porte son tribut au Neptune de l'Espagne, de l'Italie et de la Grèce : des neiges stériles forment les réservoirs de la fécondité du monde ancien et du monde moderne.

Deux étangs, sur le plateau du Saint-Gothard, donnent naissance, l'un au Tessin, l'autre à la Reuss. La source de la Reuss est moins élevée que la source du Tessin de sorte qu'en creusant un canal de quelques centaines de pas, on jetterait le Tessin dans la Reuss. Si l'on répétait le même ouvrage pour les principaux affluents de ces eaux, on produirait d'étranges métamorphoses dans les contrées au bas des Alpes. Un montagnard se peut donner le plaisir de supprimer un fleuve, de fertiliser ou de stériliser un pays ; voilà de quoi rabattre l'orgueil de la puissance.

C'est chose merveilleuse que de voir la Reuss et le Tessin se dire un éternel adieu et prendre leurs chemins opposés sur les deux versants du Saint-Gothard, leurs berceaux se touchent ; leurs destinées sont séparées ; ils vont chercher des terres différentes et divers soleils mais leurs mères, toujours unies, ne cessent du haut de la solitude de nourrir leurs enfants désunis.

Il y avait jadis, sur le Saint-Gothard, un hospice desservi par des capucins ; on n'en voit plus que les ruines, il ne reste de la religion qu'une croix de bois vermoulu avec son Christ : Dieu demeure quand les hommes se retirent.

Sur le plateau du Saint-Gothard, désert dans le ciel, finit un monde et commence un autre monde : les noms germaniques sont remplacés par des noms italiens. Je quitte ma compagne, la Reuss qui m'avait amené, en la remontant, du lac de Lucerne, pour descendre au lac de Lugano avec mon nouveau guide, le Tessin.

Le Saint-Gothard est taillé à pic du côté de l'Italie ; le chemin qui se plonge dans la Val-Tremola fait honneur à l'ingénieur forcé de le dessiner dans la gorge la plus étroite. Vu d'en haut, ce chemin ressemble à un ruban plié et replié ; vu d'en bas, les murs qui soutiennent les remblais font l'effet des ouvrages d'une forteresse, ou imitent ces digues qu'on élève les unes au-dessus des autres contre l'envahissement des eaux. Quelquefois aussi, à la double file des bornes plantées régulièrement sur les deux côtés de la route, on dirait d'une colonne de soldats descendant des Alpes pour envahir encore une fois la malheureuse Italie.

Samedi, 18 août 1832. Lugano.

J'ai passé de nuit Airolo, Bellinzona et la Val-Levantine : je n'ai point vu la terre, j'ai seulement entendu ses torrents. Dans le ciel, les étoiles se levaient parmi les coupoles et les aiguilles des montagnes. La lune n'était point d'abord à l'horizon, mais son aube s'épanouit par degrés devant elle, de même que ces gloires dont les peintres du quatorzième siècle entouraient la tête de la Vierge : elle parut enfin, creusée et réduite au quart de son disque, sur la cime dentelée du Furca ; les pointes de son croissant ressemblaient à des ailes, on eût dit d'une colombe blanche échappée de son nid de rocher : à sa lumière affaiblie et rendue plus mystérieuse, l'astre échancré me révéla le lac Majeur au bout de la Val-Levantine. Deux fois j'avais rencontré ce lac, une fois en me rendant au congrès Vérone, une autre fois en allant en ambassade à Rome. Je le contemplais alors au soleil, dans le chemin des prospérités ; je l'entrevoyais à présent la nuit, du bord opposé, sur la route de l'infortune. Entre mes voyages, séparés seulement de quelques années, il y avait de moins une monarchie de quatorze siècles.

Ce n'est pas que j'en veuille le moins du monde à ces révolutions politiques ; en me rendant à la liberté, elles m'ont rendu à ma propre nature. J'ai encore assez de sève pour reproduire la primeur de mes songes, assez de flamme pour renouer mes liaisons avec la créature imaginaire de mes désirs. Le temps et le monde que j'ai traversés n'ont été pour moi qu'une double solitude où je me suis conservé tel que le ciel m'avait formé. Pourquoi me plaindrais-je de la rapidité des jours, puisque je vivais dans une heure autant que ceux qui passent des années à vivre ?

 

3 L35 Chapitre 15

Description de Lugano.

Lugano est une petite ville d'un aspect italien : portiques comme à Bologne, peuple faisant son ménage dans la rue comme à Naples, architecture de la Renaissance, toits dépassant les murs sans corniches, fenêtres étroites et longues, nues ou ornées d'un chapiteau et percées jusque dans l'architrave. La ville s'adosse à un coteau de vignes que dominent deux plans superposés de montagnes, l'un de pâturages, l'autre de forêts : le lac est à ses pieds.

Il existe, sur le plus haut sommet d'une montagne à l'est de Lugano, un hameau dont les femmes, grandes et blanches, ont la réputation des Circassiennes. La veille de mon arrivée était la fête de ce hameau, on était allé en pèlerinage à la Beauté : cette tribu sera quelque débris d'une race des barbares du Nord conservé sans mélange au-dessus des populations de la plaine.

Je me suis fait conduire aux diverses maisons qu'on m'avait indiquées comme me pouvant convenir : j'en ai trouvé une charmante, mais d'un loyer beaucoup trop cher.

Pour mieux voir le lac, je me suis embarqué. Un de mes deux bateliers parlait un jargon franco-italien entrelardé d'anglais. Il me nommait les montagnes et les villages sur les montagnes : San-Salvador, au sommet duquel on découvre le dôme de la cathédrale de Milan ; Castagnola, avec ses oliviers dont les étrangers mettent de petits rameaux à leur boutonnière ; Gandria, limite du canton du Tessin sur le lac ; Saint-Georges, enfanté de son ermitage : chacun de ces lieux avait son histoire.

L'Autriche, qui prend tout et ne donne rien, conserve au pied du mont Caprino un village enclavé dans le territoire du Tessin. En face, de l'autre côté, au pied du San-Salvador, elle possède encore une espèce de promontoire sur lequel il y a une chapelle ; mais elle a prêté gracieusement aux Luganois ce promontoire pour exécuter les criminels et pour y élever des fourches patibulaires. Elle argumentera quelque jour de cette haute justice , exercée par sa permission sur son territoire, comme d'une preuve de sa suzeraineté sur Lugano. On ne fait plus subir aujourd'hui aux condamnés le supplice de la corde, on leur coupe la tête : Paris a fourni l'instrument, Vienne le théâtre du supplice : présents dignes de deux grandes monarchies.

Ces images me poursuivaient, lorsque sur la vague d'azur, au souffle de la brise parfumé de l'ambre des pins, vinrent à passer les barques d'une confrérie qui jetait des bouquets dans le lac au son des hautbois et des cors. Des hirondelles se jouaient autour de ma voile. Parmi ces voyageuses, ne reconnaîtrai-je pas celles que je rencontrai un soir en errant sur l'ancienne voie de Tibur et de la maison d'Horace ? La Lydie du poète n'était point alors avec ces hirondelles de la campagne de Tibur ; mais je savais qu'en ce moment même une autre jeune femme enlevait furtivement une rose déposée dans le jardin abandonné d'une villa du siècle de Raphaël, et ne cherchait que cette fleur sur les ruines de Rome.

Les montagnes qui entourent le lac de Lugano, ne réunissant guère leurs bases qu'au niveau du lac, ressemblent à des îles séparées par d'étroits canaux ; elles m'ont rappelé la grâce, la forme et la verdure de l'archipel des Açores. Je consommerais donc l'exil de mes derniers jours sous ces riants portiques où la princesse de Begioso a laissé tomber quelques jours de l'exil de sa jeunesse ? J'achèverais donc mes Mémoires à l'entrée de cette terre classique et historique où Virgile et le Tasse ont chanté, où tant de révolutions se sont accomplies ? Je remémorerais ma destinée bretonne à la vue de ces montagnes ausoniennes ? Si leur rideau venait à se lever, il me découvrirait les plaines de la Lombardie ; par delà, Rome ; par delà, Naples, la Sicile, la Grèce, la Syrie, l'Egypte, Carthage : bords lointains que j'ai mesurés, moi qui ne possède pas l'espace de terre que je presse sous la plante de mes pieds ! mais pourtant mourir ici ? finir ici ? - n'est-ce pas ce que je veux, ce que je cherche ? Je n'en sais rien.

 

3 L35 Chapitre 16

Lucerne, 20, 21 et 22 août 1832.

Les montagnes. - Courses autour de Lucerne. - Clara Wendel. - Prières des paysans.

J'ai quitté Lugano sans y coucher ; j'ai repassé le Saint-Gothard, j'ai revu ce que j'avais vu : je n'ai rien trouvé à rectifier à mon esquisse. A Altorf tout était changé depuis vingt-quatre heures : plus d'orage, plus d'apparition dans ma chambre solitaire. Je suis venu passer la nuit à l'auberge de Fluelen, ayant parcouru deux fois la route dont les extrémités aboutissent à deux lacs et sont tenues par deux peuples liés d'un même noeud politique, séparés sous tous les autres rapports. J'ai traversé le lac de Lucerne, il avait perdu à mes yeux une partie de son mérite : il est au lac de Lugano ce que sont les ruines de Rome aux ruines d'Athènes, les champs de la Sicile aux jardins d'Armide.

Au surplus, j'ai beau me battre les flancs pour arriver à l'exaltation alpine des écrivains de montagne, j'y perds ma peine.

Au physique, cet air vierge et balsamique qui doit ranimer mes forces, raréfier mon sang, désenfumer ma tête fatiguée, me donner une faim insatiable, un repos sans rêves, ne produit point sur moi ces effets. Je ne respire pas mieux, mon sang ne circule pas plus vite, ma tête n'est pas moins lourde au ciel des Alpes qu'à Paris. J'ai autant d'appétit aux Champs-Elysées qu'au Montanvers, je dors aussi bien rue Saint-Dominique qu'au mont Saint-Gothard, et si j'ai des songes dans la délicieuse plaine de Montrouge, c'est qu'il en faut au sommeil.

Au moral, en vain j'escalade les rocs, mon esprit n'en devient pas plus élevé, mon âme plus pure ; j'emporte les soucis de la terre et le faix des turpitudes humaines. Le calme de la région sublunaire d'une marmotte ne se communique point à mes sens éveillés. Misérable que je suis, à travers les brouillards qui roulent à mes pieds j'aperçois toujours la figure épanouie du monde. Mille toises gravies dans l'espace ne changent rien à ma vue du ciel ; Dieu ne paraît pas plus grand de la montagne que du fond de la vallée. Si pour devenir un homme robuste, un saint, un génie supérieur, il ne s'agissait que de planer sur les nuages, pourquoi tant de malades, de mécréants et d'imbéciles ne se donnent-ils pas la peine de grimper au Simplon ? Il faut certes qu'ils soient bien obstinés à leurs infirmités.

Le paysage n'est créé que par le soleil ; c'est la lumière qui fait le paysage. Une grève de Carthage, une bruyère de la rive de Sorrente, une lisière de cannes desséchées dans la Campagne romaine, sont plus magnifiques, éclairées des feux du couchant ou de l'aurore, que toutes les Alpes de ce côté-ci des Gaules. De ces trous surnommés vallées, où l'on ne voit goutte en plein midi ; de ces hauts paravents à l'ancre appelés montagnes ; de ces torrents salis qui beuglent avec les vaches de leurs bords ; de ces faces violâtres, de ces cous goîtreux, de ces ventres hydropiques : foin !

Si les montagnes de nos climats peuvent justifier les éloges de leurs admirateurs, ce n'est que quand elles sont enveloppées dans la nuit dont elles épaississent le chaos : leurs angles, leurs ressauts, leurs saillies, leurs grandes lignes, leurs immenses ombres portées, augmentent d'effet à la clarté de la lune. Les astres les découpent et les gravent dans le ciel en pyramides, en cônes, en obélisques, en architecture d'albâtre, tantôt jetant sur elles un voile de gaze et les harmoniant par des nuances indéterminées, légèrement lavées de bleu ; tantôt les sculptant une à une et les séparant par des traits d'une grande correction. Chaque vallée, chaque réduit avec ses lacs, ses rochers, ses forêts, devient un temple de silence et de solitude. En hiver, les montagnes nous présentent l'image des zones polaires ; en automne, sous un ciel pluvieux, dans leurs différentes nuances de ténèbres, elles ressemblent à des lithographies grises, noires, bistrées : la tempête aussi leur va bien, de même que les vapeurs, demi-brouillards demi-nuages, qui roulent à leurs pieds ou se suspendent à leurs flancs.

Mais les montagnes ne sont-elles pas favorables aux méditations, à l'indépendance, à la poésie ? De belles et profondes solitudes mêlées de mer ne reçoivent-elles rien de l'âme, n'ajoutent-elles rien à ses voluptés ? Une sublime nature ne rend-elle pas plus susceptible de passion, et la passion ne fait-elle pas mieux comprendre une nature sublime ? Un amour intime ne s'augmente-t-il pas de l'amour vague de toutes les beautés des sens et de l'intelligence qui l'environnent, comme des principes semblables s'attirent et se confondent ? Le sentiment de l'infini, entrant par un immense spectacle dans un sentiment borné, ne l'accroît-il pas, ne l'étend-il pas jusqu'aux limites où commence une éternité de vie ?

Je reconnais tout cela ; mais entendons-nous bien : ce ne sont pas les montagnes qui existent telles qu'on les croit voir alors ; ce sont les montagnes comme les passions, le talent et la muse en ont tracé les lignes, colorié les ciels, les neiges, les pitons, les déclivités, les cascades irrisées, l'atmosphère flou , les ombres tendres et légères : le paysage est sur la palette de Claude le Lorrain, non sur le Campo-Vaccino. Faites-moi aimer, et vous verrez qu'un pommier isolé battu du vent, jeté de travers au milieu des froments de la Beauce ; une fleur de sagette dans un marais ; un petit cours d'eau dans un chemin ; une mousse, une fougère, une capillaire sur le flanc d'une roche ; un ciel humide, effumé, une mésange dans le jardin d'un presbytère ; une hirondelle valant bas par un jour de pluie, sous le chaume d'une grange ou le long d'un cloître ; une chauve-souris même remplaçant l'hirondelle autour d'un clocher champêtre, tremblotant sur ses ailes de gaze dans les dernières lueurs du crépuscule ; toutes ces petites choses, rattachées à quelques souvenirs, s'enchanteront des mystères de mon bonheur ou de la tristesse de mes regrets. En définitive, c'est la jeunesse de la vie, ce sont les personnes qui font les beaux sites. Les glaces de la baie de Baffin peuvent être riantes avec une société selon le coeur, les bords de l'Ohio et du Gange lamentables en l'absence de toute affection. Un poète a dit :

La patrie est aux lieux où l'âme est enchaînée.

Il en est de même de la beauté.

En voilà trop à propos de montagnes ; je les aime comme grandes solitudes ; je les aime comme cadre bordure et lointain d'un beau tableau ; je les aime comme rempart et asile de la liberté ; je les aime comme ajoutant quelque chose de l'infini aux passions de l'âme : équitablement et raisonnablement voilà tout le bien qu'on en peut dire. Si je ne dois pas me fixer au revers des Alpes, ma course au Saint-Gothard restera un fait sans liaison, une vue d'optique isolée au milieu des tableaux de mes Mémoires : j'éteindrai la lampe, et Lugano rentrera dans la nuit.

A peine arrivé à Lucerne, j'ai vite couru de nouveau à la cathédrale, ou Hofkirche, bâtie sur l'emplacement d'une chapelle dédiée à saint Nicolas, patron des mariniers : cette chapelle primitive servait aussi de phare, car pendant la nuit on la voyait éclairée d'une manière surnaturelle. Ce furent des missionnaires irlandais qui prêchèrent l'Evangile dans la contrée presque déserte de Lucerne, ils y apportèrent la liberté dont n'a pas joui leur malheureuse patrie. Lorsque je suis revenu à la cathédrale, un homme creusait une fosse ; dans l'église, on achevait un service autour d'un cercueil, et une jeune femme faisait bénir à un autel un bonnet d'enfant ; elle l'a mis, avec une expression visible de joie, dans un panier qu'elle portait à son bras, et s'en est allée chargée de son trésor. Le lendemain, j'ai trouvé la fosse du cimetière refermée, un vase d'eau bénite posé sur la terre fraîche, et du fenouil semé pour les petits oiseaux : ils étaient déjà seuls, auprès de ce mort d'une nuit. J'ai fait quelques courses autour de Lucerne parmi de magnifiques bois de pins. Les abeilles, dont les ruches sont placées au-dessus des portes des fermes, à l'abri des toits prolongés, habitent avec les paysans. J'ai vu la fameuse Clara Wendel aller à la messe derrière ses compagnes de captivité, dans son uniforme de prisonnière. Elle est fort commune ; je lui ai trouvé l'air de toutes ces brutes de France présentes à tant de meurtre, sans être pour cela plus distinguées qu'une bête féroce, malgré ce que veut leur prêter la théorie du crime et de l'admiration des égorgements. Un simple chasseur, armé d'une carabine, conduit ici les galériens aux travaux de la journée et les ramène à leur prison.

J'ai poussé ce soir ma promenade le long de la Reuss, jusqu'à une chapelle bâtie sur le chemin : on y monte par un petit portique italien. De ce portique je voyais un prêtre priant seul à genoux dans l'intérieur de l'oratoire, tandis que j'apercevais au haut des montagnes les dernières lueurs du soleil couchant. En revenant à Lucerne, j'ai entendu dans les cabanes des femmes réciter le chapelet, la voix des enfants répondait à l'adoration maternelle. Je me suis arrêté, j'ai écouté au travers des entrelacs de vignes ces paroles adressées à Dieu du fond d'une chaumière. La belle, jeune et élégante jeune fille qui me sert à l' Aigle d ' or dit aussi très régulièrement son Angelus en fermant les rideaux des croisées de ma chambre. Je lui donne en rentrant quelques fleurs que j'ai cueillies, elle me dit, en rougissant et se frappant doucement le sein avec sa main : " Per me ? " Je lui réponds : " Pour vous. " Notre conversation finit là.

 

3 L35 Chapitre 17

M. A. Dumas. - Madame de Colbert. - Lettre de M. de Béranger.

Lucerne, 26 août 1832.

Madame de chateaubriand n'est point encore arrivée, je vais faire une course à Constance. Voici M. A. Dumas ; je l'avais déjà aperçu chez David, tandis qu'il se faisait mouler chez le grand sculpteur. Madame de Colbert, avec sa fille madame de Brancas, traverse aussi Lucerne [L'une et l'autre ne sont plus. (Paris, N.d.A.de 1836.)] . C'est chez madame de Colbert, en Beauce, que j'écrivis, il y a près de vingt ans, dans ces Mémoires , l'histoire de ma jeunesse à Combourg. Les lieux semblent voyager avec moi, aussi mobiles, aussi fugitifs que ma vie.

Le courrier de la malle m'apporte une très belle lettre de M. de Béranger, en réponse à celle que je lui avais écrite en partant de Paris : cette lettre a déjà été imprimée en note, avec une lettre de M. Carrel, dans le Congrès de Vérone .

 

3 L35 Chapitre 18

Zurich. - Constance. - Madame Récamier.

Genève, septembre 1832.

En allant de Lucerne à Constance, on passe par Zurich et Winterthur. Rien ne m'a plu à Zurich, hors le souvenir de Lavater et de Gessner, les arbres d'une esplanade qui domine les lacs, le cours de la Limath, un vieux corbeau et un vieil orme ; j'aime mieux cela que tout le passé historique de Zurich, n'en déplaise même à la bataille de Zurich. Napoléon et ses capitaines, de victoires en victoires, ont amené les Russes à Paris.

Winterthur est une bourgade neuve et industrielle, ou plutôt une longue rue propre. Constance a l'air de n'appartenir à personne ; elle est ouverte à tout le monde. J'y suis entré le 27 août, sans avoir vu un douanier ou un soldat, et sans qu'on m'ait demandé mon passeport.

Madame Récamier était arrivée depuis deux jours pour faire une visite à la reine de Hollande. J'attendais madame de Chateaubriand, venant me rejoindre à Lucerne. Je me proposais d'examiner s'il ne serait pas préférable de se fixer d'abord en Souabe, sauf à descendre ensuite en Italie.

Dans la ville délabrée de Constance, notre auberge était fort gaie ; on y faisait les apprêts d'une noce. Le lendemain de mon arrivée, madame Récamier voulut se mettre à l'abri de la joie de nos hôtes : nous nous embarquâmes sur le lac, et, traversant la nappe d'eau d'où sort le Rhin pour devenir fleuve, nous abordâmes à la grève d'un parc.

Ayant mis pied à terre, nous franchîmes une haie de saules, de l'autre côté de laquelle nous trouvâmes une allée sablée circulant parmi des bosquets d'arbustes, des groupes d'arbres et des tapis de gazon. Un pavillon s'élevait au milieu des jardins, et une élégante villa s'appuyait contre une futaie. Je remarquai dans l'herbe des veilleuses, toujours mélancoliques pour moi à cause des réminiscences de mes divers et nombreux automnes. Nous nous promenâmes au hasard, et puis nous nous assîmes sur un banc au bord de l'eau. Du pavillon des bocages s'élevèrent des harmonies de harpe et de cor qui se turent lorsque, charmés et surpris, nous commencions à les écouter : c'était une scène d'un conte de fée. Les harmonies ne renaissant pas, je lus à madame Récamier ma description du Saint-Gothard ; elle me pria d'écrire quelque chose sur ses tablettes,

 

3 L35 Chapitre 19

Madame la duchesse de Saint-Leu.

En rentrant à Constance, nous avons aperçu madame la duchesse de Saint-Leu et son fils Louis-Napoléon : ils venaient au-devant de madame Récamier. Sous l'Empire je n'avais point connu la reine de Hollande ; je savais qu'elle s'était montrée généreuse lors de ma démission à la mort du duc d'Enghien et quand je voulus sauver mon cousin Armand ; sous la Restauration, ambassadeur à Rome, je n'avais eu avec madame la duchesse de Saint-Leu que des rapports de politesse, ne pouvant aller moi-même chez elle, j'avais laissé libres les secrétaires et les attachés de lui faire leur cour, et j'avais invité le cardinal Fesch à un dîner diplomatique de cardinaux. Depuis la dernière chute de la Restauration le hasard m'avait fait échanger quelques lettres avec la reine Hortense et le prince Louis. Ces lettres sont un assez singulier monument des grandeurs évanouies ; les voici :

Madame de Saint-Leu après avoir lu la dernière lettre de M. de Chateaubriand.

" Arenenberg, ce 15 octobre 1831.

" M. de Chateaubriand a trop de génie pour n'avoir pas compris toute l'étendue de celui de l'empereur Napoléon. Mais à son imagination si brillante il fallait plus que de l'admiration : des souvenirs de jeunesse, une illustre infortune, attirèrent son coeur ; il y dévoua sa personne et son talent, et, comme le poète qui prête à tout le sentiment qui l'anime, il revêtit ce qu'il aimait des traits qui devaient enflammer son enthousiasme. L'ingratitude ne le découragea pas, car le malheur était toujours là qui en appelait à lui ; cependant son esprit, sa raison, ses sentiments vraiment français en font malgré lui l'antagoniste de son parti. Il n'aime des anciens temps que l'honneur qui rend fidèle, et la religion qui rend sage, la gloire de sa patrie qui en fait la force, la liberté des consciences et des opinions qui donne un noble essor aux facultés de l'homme, l'aristocratie du mérite qui ouvre une carrière à toutes les intelligences, voilà son domaine plus qu'à tout autre. Il est donc libéral, napoléoniste et même républicain plutôt que royaliste. Aussi la nouvelle France, ses nouvelles illustrations sauraient l'apprécier, tandis qu'il ne sera jamais compris de ceux qu'il a placés dans son coeur si près de la divinité ; et s'il n'a plus qu'à chanter le malheur, fût-il le plus intéressant, les hautes infortunes sont devenues si communes dans notre siècle, que sa brillante imagination, sans but et sans mobile réel, s'éteindra faute d'aliments assez élevés pour inspirer son beau talent.

" Hortense. "

Après avoir lu une note signée Hortense.

" M. de Chateaubriand est extrêmement flatté et on ne peut plus reconnaissant des sentiments de bienveillance exprimés avec tant de grâce dans la première partie de la note : dans la seconde se trouve cachée une séduction de femme et de reine qui pourrait entraîner un amour-propre moins détrompé que celui de M. de Chateaubriand.

" Il y a certainement aujourd'hui de quoi choisir une occasion d'infidélité entre de si hautes et de si nombreuses infortunes ; mais, à l'âge où M. de Chateaubriand est parvenu, des revers qui ne comptent que peu d'années dédaigneraient ses hommages : force lui est de rester attaché à son vieux malheur, tout tenté qu'il pourrait être par de plus jeunes adversités.

" Chateaubriand. "

" Paris, ce 6 novembre 1831. "

" Arenenberg le 4 mai 1832.

" Monsieur le vicomte,

" Je viens de lire votre dernière brochure. Que les Bourbons sont heureux d'avoir pour soutien un génie tel que le vôtre ! Vous relevez une cause avec les mêmes armes qui ont servi à l'abattre ; vous trouvez des paroles qui font vibrer tous les coeurs français. Tout ce qui est national trouve de l'écho dans votre âme ; ainsi quand vous parlez du grand homme qui illustra la France pendant vingt ans, la hauteur du sujet vous inspire, votre génie l'embarrasse tout entier, et votre âme alors s'épanchant naturellement, entoure la plus grande gloire des plus grandes pensées.

" Moi aussi, monsieur le vicomte, je m'enthousiasme pour tout ce qui fait l'honneur de mon pays ; c'est pourquoi, me laissant aller à mon impulsion, j'ose vous témoigner la sympathie que j'éprouve pour celui qui montre tant de patriotisme et tant d'amour pour la liberté. Mais, permettez-moi de vous le dire, vous êtes le seul défenseur redoutable de la vieille royauté ; vous la rendriez nationale si l'on pouvait croire qu'elle pensât comme vous ; ainsi, pour la faire valoir, il ne suffit pas de vous déclarer de son parti, mais bien de prouver qu'elle est du vôtre.

" Cependant, monsieur le vicomte, si nous différons d'opinions, au moins sommes-nous d'accord dans les souhaits que nous formons pour le bonheur de la France.

" Agréez, je vous prie, etc., etc.

" Louis-Napoléon Bonaparte. "

" Paris, 19 mai 1832.

" Monsieur le comte,

" On est toujours mal à l'aise pour répondre à des éloges, quand celui qui les donne avec autant d'esprit que de convenance est de plus dans une condition sociale à laquelle se rattachent des souvenirs hors de pair, l'embarras redouble. Du moins, monsieur, nous nous rencontrons dans une sympathie commune ; vous voulez avec votre jeunesse, comme moi avec mes vieux jours, l'honneur de la France. Il ne manquait plus à l'un et à l'autre, pour mourir de confusion ou de rire, que de voir le juste-milieu bloqué dans Ancône par les soldats du pape. Ah ! monsieur, où est votre oncle ? A d'autres que vous je dirais : Où est le tuteur des rois et le maître de l'Europe ? En défendant la cause de la légitimité, je ne me fais aucune illusion ; mais je pense que tout homme qui tient à l'estime publique doit rester fidèle à ses serments : lord Falkland, ami de la liberté et ennemi de la cour, se fit tuer à Newbury dans l'armée de Charles Ier. Vous vivrez, monsieur le comte, pour voir votre patrie libre et heureuse ; vous traverserez des ruines parmi lesquelles je resterai, puisque je fais moi-même partie de ces ruines.

" Je m'étais flatté un moment de l'espoir de mettre cet été l'hommage de mon respect aux pieds de madame la duchesse de Saint-Leu : la fortune, accoutumée à déjouer mes projets, m'a encore trompé cette fois. J'aurais été heureux de vous remercier de vive voix de votre obligeante lettre ; nous aurions parlé d'une grande gloire et de l'avenir de la France, deux choses, monsieur le comte, qui vous touchent de près.

" Chateaubriand. "

Les Bourbons m'ont-ils jamais écrit des lettres pareilles à celles que je viens de produire ? Se sont-ils jamais doutés que je m'élevais au-dessus de tel faiseur de vers ou de tel politique de feuilleton ?

Lorsque, petit garçon, j'errais compagnon des pâtres sur les bruyères de Combourg, aurais-je pu croire qu'un temps viendrait où je marcherais entre les deux plus hautes puissances de la terre, puissances abattues, donnant le bras d'un côté à la famille de saint Louis, de l'autre à celle de Napoléon ; grandeurs ennemies qui s'appuient également, dans l'infortune qui les rapproche sur l'homme faible et fidèle, naguère haï de l'usurpation et dédaigné de la légitimité ?

Madame Récamier alla s'établir à Wolfberg, château habité par Mme Parquin, dans le voisinage d'Arenenberg, séjour de madame la duchesse de Saint-Leu ; je restai deux jours à Constance. Je vis tout ce qu'on pouvait voir : la halle ou le grenier public que l'on baptise salle du Concile , la prétendue statue de Huss, les tableaux caricatures, la place où Jérôme de Prague et Jean Huss furent, dit-on, brûlés ; enfin, toutes les abominations ordinaires de l'histoire et de la société.

Le Rhin, en sortant du lac, s'annonce bien comme un roi ; pourtant il n'a pu défendre Constance, qui a, si je ne me trompe, été saccagée par Attila, assiégée par les Hongrois, les Suédois, et prise deux fois par les Français : partout où un fleuve sort d'un lac il y a une ville.

Constance est le Saint-Germain de l'Allemagne, les vieilles gens de la vieille société s'y sont retirés. Quand je frappais à une porte, m'enquérant d'un appartement pour madame de Chateaubriand, je rencontrais quelque chanoinesse, fille majeure, quelque prince de race antique, électeur en bas-âge et à demi-solde ; ce qui allait fort bien avec les clochers abandonnés et les couvents déserts de la ville. L'armée de Condé a combattu glorieusement sous les murs de Constance et semble avoir déposé son ambulance dans cette ville. J'eus le malheur de retrouver un vétéran émigré, il me faisait l'honneur de m'avoir connu autrefois, il avait plus de jours que de cheveux, ses paroles ne finissaient point ; il ne se pouvait retenir et laissait aller ses années.

 

3 L35 Chapitre 20

Arenenberg. - Retour à Genève.

Le 29 d'août j'allai dîner à Arenenberg.

Arenenberg est situé sur une espèce de promontoire, dans une chaîne de collines escarpées. La reine de Hollande, que l'épée avait faite et que l'épée a défaite, a bâti le château, ou, si l'on veut, le pavillon d'Arenenberg. On y jouit d'une vue étendue, mais triste. Cette vue domine le lac inférieur de Constance, qui n'est qu'une expansion du Rhin sur des prairies noyées. De l'autre côté du lac on aperçoit des bois sombres, restes de la forêt Noire, quelques oiseaux blancs voltigeant sous un ciel gris et poussés par un vent glacé. Là, après avoir été assise sur un trône, après avoir été outrageusement calomniée, la reine Hortense est venue se percher sur un rocher ; en bas est l'île du lac où l'on a, dit-on, retrouvé la tombe de Charles le Gros, et où meurent à présent des serins rendus à la liberté, des serins qui demandent en vain le soleil des Canaries. Madame la duchesse de Saint-Leu était mieux à Rome : elle n'est pas cependant descendue par rapport à sa naissance et à sa première vie : au contraire, elle a monté ; son abaissement n'est que relatif à un accident de sa fortune ; ce ne sont pas là de ces chutes comme celle de madame Dauphine, tombée de toute la hauteur des siècles.

Les compagnons et les compagnes de madame la duchesse de Saint-Leu étaient son fils, madame Salvage, madame***. En étrangers il y avait madame Récamier, M. Vieillard et moi. Madame la duchesse de Saint-Leu se tirait fort bien de sa difficile position de reine et de demoiselle de Beauharnais.

Après le dîner, elle s'est mise à son piano avec M. Cottrau, beau grand jeune peintre à moustaches, à chapeau de paille, à blouse, au col de chemise rabattu, au costume bizarre tenant des mignons d'Henri III et des bergers de la Calabre, aux manières sans façon, à ce mauvais ton d'atelier entre le familier, le drôle, l'original, l'affecté. Il chassait, il peignait, il chantait, il aimait, il riait, spirituel et bruyant.

Le prince Louis habite un pavillon à part, où j'ai vu des armes, des cartes topographiques et stratégiques ; petites industries qui faisaient, comme par hasard, penser au sang du conquérant sans le nommer : le prince Louis est un jeune homme instruit, plein d'honneur et naturellement grave.

Madame la duchesse de Saint-Leu m'a lu quelques fragments de ses mémoires ; elle m'a montré un cabinet rempli des dépouilles de Bonaparte. Je me suis demandé pourquoi ce vestiaire me laissait froid ; pourquoi ce petit chapeau qui fait le bonheur des bourgeois de Paris, pourquoi cette ceinture, cet uniforme porté à telle bataille me trouvaient si indifférent ; je n'étais pas plus ému qu'à l'aspect de ces habits de généraux pendillant aux boutiques des revendeurs dans la rue du Bac : j'étais bien plus troublé en racontant la mort de Napoléon à Sainte-Hélène. La raison est que Napoléon est notre contemporain ; nous l'avons tous vu et connu : l'homme dans notre souvenir travaille contre le héros encore trop près de sa gloire. Dans deux mille ans ce sera autre chose. La forme même et la matière de ces reliques nuisent à leur effet : nous verrions avec un respect curieux la cuirasse du Macédonien sur le dessin de laquelle fut tracé le plan d'Alexandrie, mais que faire d'un frac râpé ? J'aimerais mieux la jaquette de montagnard corse que Napoléon a dû porter dans son enfance : sans qu'on s'en doute, le sentiment des arts exerce un grand empire sur nos idées.

Que madame de Saint-Leu s'enthousiasme de cette friperie, c'est tout simple ; mais les autres spectateurs ont besoin de se rappeler les manteaux royaux déchirés par les ongles napoléoniens. Il n'y a que les siècles qui aient donné le parfum de l'ambre à la sueur d'Alexandre. Attendons : d'un conquérant, il ne faut montrer que l'épée.

La famille de Bonaparte ne se peut persuader qu'elle n'est rien. Aux Bonapartes il manque une race ; aux Bourbons, un homme : il y aurait beaucoup plus de chance de restauration pour les derniers, car un homme peut tout à coup survenir et l'on ne crée pas une race. Tout est mort pour la famille de Napoléon avec Napoléon : il n'a pour héritier que sa renommée. La dynastie de saint Louis est si puissante par son vaste passé, qu'en tombant elle a arraché avec ses racines une partie du sol de la société.

Je ne saurais dire à quel point ce monde impérial me paraît caduc de manières, de physionomie, de ton, de moeurs ; mais d'une vieillesse différente du monde légitimiste : celui-ci jouit d'une décrépitude arrivée avec le temps ; il est aveugle et sourd, il est débile, laid et grognon, mais il a son air naturel et les béquilles vont bien à son âge. Les impérialistes au contraire, ont une fausse apparence de jeunesse ; ils veulent être ingambes, et ils sont aux Invalides ; ils ne sont pas antiques comme les légitimistes, ils ne sont que vieillis comme une mode passée : ils ont l'air de divinités de l'Opéra descendues de leur char de carton doré : de fournisseurs en banqueroute par suite d'une mauvaise spéculation ou d'une bataille perdue ; de joueurs ruinés qui conservent encore un reste de magnificence d'emprunt, des breloques, des chaînes, des cachets, des bagues, des velours flétris, des satins fanés et du point d'Angleterre rentrait.

Retourné au Wolfberg avec madame Récamier, je partis de nuit : le temps était obscur et pluvieux, le vent soufflait dans les arbres, et la hulotte lamentait : vraie scène de la Germanie.

Madame de Chateaubriand arriva bientôt à Lucerne : l'humidité de la ville l'effraya, et, Lugano étant trop cher, nous nous décidâmes à venir à Genève. Nous prîmes notre route par Sempach : le lac garde la mémoire d'une bataille qui assura l'affranchissement des Suisses à une époque où les nations de ce côté-ci des Alpes avaient perdu leurs libertés. Au delà de Sempach, nous passâmes devant l'abbaye de Saint-Urbain, tombante comme tous les monuments du christianisme. Elle est située dans un lieu triste, à l'orée d'une bruyère qui conduit à des bois : si j'eusse été libre et seul, j'aurais demandé aux moines quelque trou dans leurs murailles pour y achever mes Mémoires auprès d'une chouette ; puis je serais allé finir mes jours sans rien faire sous le beau soleil fainéant de Naples ou de Palerme : mais les beaux pays et le printemps me sont devenus des injures, des désastres et des regrets.

En arrivant à Berne, on nous apprit qu'il y avait une grande révolution dans la ville : j'avais beau regarder, les rues étaient désertes, le silence régnait, la terrible révolution s'accomplissait sans parler, à la paisible fumée d'une pipe au fond de quelque estaminet.

Madame Récamier ne tarda pas à nous rejoindre à Genève.

 

3 L35 Chapitre 21

Genève, fin de septembre 1832.

Coppet. - Tombeau de madame de Staël.

J'ai commencé à me remettre sérieusement au travail : j'écris le matin et je me promène le soir. Je suis allé hier visiter Coppet. Le château était fermé ; on m'en a ouvert les portes, j'ai erré dans les appartements déserts. Ma compagne de pèlerinage a reconnu tous les lieux où elle croyait voir encore son amie, ou assise à son piano, ou entrant, ou sortant, ou causant sur la terrasse qui borde la galerie, madame Récamier a revu la chambre qu'elle avait habitée ; des jours écoulés ont remonté devant elle : c'était comme une répétition de la scène que j'ai peinte dans René : " Je parcourus les appartements sonores où l'on n'entendait que le bruit de mes pas. (...) Partout les salles étaient détendues, et l'araignée filait sa toile dans les couches abandonnées. (...) Qu'ils sont doux, mais qu'ils sont rapides les moments que les frères et les soeurs passent dans leurs jeunes années, réunis sous l'aile de leurs vieux parents ! La famille de l'homme n'est que d'un jour, le souffle de Dieu la disperse comme une fumée. A peine le fils connaît-il le père, le père le fils, le frère la soeur, la soeur le frère ! Le chêne voit germer ses glands autour de lui, il n'en est pas ainsi des enfants des hommes ! "

Je me rappelais aussi ce que j'ai dit dans ces Mémoires de ma dernière visite à Combourg, en partant pour l'Amérique. Deux mondes divers, mais liés par une secrète sympathie, nous occupaient, madame Récamier et moi. Hélas ! ces mondes isolés chacun de nous les porte en soi ; car où sont les personnes qui ont vécu assez longtemps les unes près des autres pour n'avoir pas des souvenirs séparés ? Du château, nous sommes entrés dans le parc, le premier automne commençait à rougir et à détacher quelques feuilles ; le vent s'abattait par degrés et laissait ouïr un ruisseau qui fait tourner un moulin. Après avoir suivi les allées qu'elle avait coutume de parcourir avec madame de Staël, madame Récamier a voulu saluer ses cendres. A quelque distance du parc est un taillis mêlé d'arbres plus grands, et environné d'un mur humide et dégradé. Ce taillis ressemble à ces bouquets de bois au milieu des plaines que les chasseurs appellent des remises : c'est là que la mort a poussé sa proie et renfermé ses victimes.

Un sépulcre avait été bâti d'avance dans ce bois pour y recevoir M. Necker, madame Necker et madame de Staël : quand celle-ci est arrivée au rendez-vous, on a muré la porte de la crypte. L'enfant d'Auguste de Staël est resté en dehors, et Auguste lui-même mort avant son enfant, a été placé sous une pierre aux pieds de ses parents. Sur la pierre sont gravées ces paroles tirées de l'Ecriture : Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant dans le ciel ? Je ne suis point entré dans le bois, madame Récamier a seule obtenu la permission d'y pénétrer. Resté assis sur un banc devant le mur d'enceinte je tournais le dos à la France et j'avais les yeux attachés tantôt sur la cime du Mont-Blanc, tantôt sur le lac de Genève : des nuages d'or couvraient l'horizon derrière la ligne sombre du Jura ; on eût dit d'une gloire qui s'élevait au-dessus d'un long cercueil. J'apercevais de l'autre côté du lac la maison de lord Byron, dont le faite était touché d'un rayon du couchant, Rousseau n'était plus là pour admirer ce spectacle, et Voltaire, aussi disparu, ne s'en était jamais soucié. C'était au pied du tombeau de madame de Staël que tant d'illustres absents sur le même rivage se présentaient à ma mémoire : ils semblaient venir chercher l'ombre leur égale pour s'envoler au ciel avec elle et lui faire cortège pendant la nuit. Dans ce moment, madame Récamier, pâle et en larmes, est sortie du bocage funèbre elle-même comme une ombre. Si j'ai jamais senti à la fois la vanité et la vérité de la gloire et de la vie, c'est à l'entrée du bois silencieux, obscur, inconnu, où dort celle qui eut tant d'éclat et de renom, et en voyant ce que c'est que d'être véritablement aimé.

 

3 L35 Chapitre 22

Promenade.

Cette vesprée même, lendemain du jour de mes dévotions aux morts de Coppet, fatigué des bords du lac, je suis allé chercher, toujours avec madame Récamier, des promenades moins fréquentées. Nous avons découvert, en aval du Rhône, une gorge resserrée où le fleuve coule bouillonnant au-dessous de plusieurs moulins, entre des falaises rocheuses coupées de prairies. Une de ces prairies s'étend au pied d'une colline sur laquelle, parmi un bouquet d'arbres, est plantée une maison.

Nous avons remonté et descendu plusieurs fois en causant cette bande étroite de gazon qui sépare le fleuve bruyant du silencieux coteau : combien est-il de personnes qu'on puisse ennuyer de ce que l'on a été et mener avec soi en arrière sur la trace de ses jours ? Nous avons parlé de ces temps toujours pénibles et toujours regrettés où les passions font le bonheur et le martyre de la jeunesse. Maintenant j'écris cette page à minuit, tandis que tout repose autour de moi et qu'à travers ma fenêtre je vois briller quelques étoiles sur les Alpes.

Madame Récamier va nous quitter, elle reviendra au printemps, et moi je vais passer l'hiver à évoquer mes heures évanouies, à les faire comparaître une à une au tribunal de ma raison. Je ne sais si je serai bien impartial et si le juge n'aura pas trop d'indulgence pour le coupable. Je passerai l'été prochain dans la patrie de Jean-Jacques. Dieu veuille que je ne gagne pas la maladie du rêveur ! Et puis, quand l'automne sera revenu, nous irons en Italie : Italiam ! c'est mon éternel refrain.

 

3 L35 Chapitre 23

Lettre au prince Louis-Napoléon.

Le prince Louis-Napoléon m'ayant donné sa brochure intitulée : Rêveries politiques , je lui ai écrit cette lettre :

" Genève, octobre 1832.

" Prince,

" J'ai lu avec attention la petite brochure que vous avez bien voulu me confier. J'ai mis par écrit, comme vous l'avez désiré, quelques réflexions naturellement nées des vôtres et que j'avais déjà soumises à votre jugement. Vous savez, prince, que mon jeune roi est en Ecosse, que tant qu'il vivra il ne peut y avoir pour moi d'autre roi de France que lui ; mais si Dieu, dans ses impénétrables conseils, avait rejeté la race de saint Louis, si les moeurs de notre patrie ne lui rendaient pas l'état républicain possible, il n'y a pas de nom qui aille mieux à la gloire de la France que le vôtre.

" Je suis, etc., etc.,

" Chateaubriand. "

 

3 L35 Chapitre 24

Paris, rue d'Enfer, janvier 1833.

Lettres au ministre de la justice, au président du conseil, à madame la duchesse de Berry. - J'écris mon Mémoire sur la captivité de la princesse . - Circulaire aux rédacteurs en chef des journaux.

J'avais beaucoup rêvé de cet avenir prochain que je m'étais fait et auquel je croyais toucher. A la tombée du jour, j'allais vaguer dans les détours de l'Arve, du côté de Salève. Un soir, je vis entrer M. Berryer ; il revenait de Lausanne et m'apprit l'arrestation de madame la duchesse de Berry ; il n'en savait pas les détails. Mes projets de repos furent encore une fois renversés. Quand la mère de Henri V avait cru à des succès, elle m'avait donné mon congé ; son malheur déchirait son dernier billet et me rappelait à sa défense. Je partis sur le champ de Genève après avoir écrit aux ministres. Arrivé dans ma rue d'Enfer, j'adressai aux rédacteurs en chef des journaux la circulaire suivante :

" Monsieur,

" Arrivé à Paris le 17 de ce mois, j'écrivis le 18 à M. le ministre de la justice pour m'informer si la lettre, que j'avais eu l'honneur de lui envoyer de Genève, le 12, pour madame la duchesse de Berry, lui était, parvenue et s'il avait eu la bonté de la faire passer à Madame.

" Je sollicitais en même temps de M. le garde des sceaux l'autorisation nécessaire pour me rendre à Blaye auprès de la princesse.

" M. le garde des sceaux me voulut bien répondre, le 19, qu'il avait transmis mes lettres au président du conseil et que c'était à lui qu'il me fallait adresser. J'écrivis en conséquence, le 20, à M. le ministre de la guerre. Je reçois aujourd'hui, 22, sa réponse du 21 : Il regrette d'être dans la nécessité de m'annoncer que le gouvernement n'a pas jugé qu'il y ait lieu d'accéder à mes demandes. Cette décision a mis un terme à mes démarches auprès des autorités.

" Je n'ai jamais eu la prétention, monsieur, de me croire capable de défendre seul la cause du malheur et de la France. Mon dessein, si l'on m'avait permis de parvenir aux pieds de l'auguste prisonnière, était de lui proposer pour l'occurrence la formation d'un conseil d'hommes plus éclairés que moi. Outre les personnes honorables et distinguées qui se sont déjà présentées, j'aurais pris la liberté d'indiquer au choix de Madame M. le marquis de Pastoret, M. Lainé, M. de Villèle, etc. " Maintenant, monsieur, écarté officiellement, je rentre dans mon droit privé. Mes Mémoires sur la vie et la mort de M. le duc de Berry , enveloppés dans les cheveux de la veuve aujourd'hui captive, reposent auprès du coeur que Louvel rendit plus semblable à celui d'Henri IV. Je n'ai point oublié cet insigne honneur dont le moment actuel me demande compte et me fait sentir toute la responsabilité.

" Je suis, monsieur, etc., etc.

" Chateaubriand. "

Pendant que j'écrivais cette circulaire aux journaux, j'avais trouvé le moyen de faire passer ce billet à madame la duchesse de Berry :

" Paris, ce 23 novembre 1832.

" Madame,

" J'ai eu l'honneur de vous adresser de Genève une première lettre en date du 12 de ce mois. Cette lettre, dans laquelle je vous suppliais de me faire l'honneur de me choisir pour l'un de vos défenseurs, a été imprimée dans les journaux.

" La cause de Votre Altesse Royale peut être traitée individuellement par tous ceux qui, sans y être autorisés, auraient des vérités utiles à faire connaître ; mais si Madame désire qu'on s'en occupe en son propre nom, ce n'est pas un seul homme, mais un conseil d'hommes politiques et de légistes qui doit être chargé de cette haute affaire. Dans ce cas, je demanderais que Madame voulût bien m'adjoindre (avec les personnes dont elle aurait fait choix) M. le comte de Pastoret, M. Hyde de Neuville, M. de Villèle, M. Lainé, M. Royer-Collard, M. Pardessus, M. Mandaroux-Vertamy, M. de Vaufreland.

" J'avais aussi pensé, madame, qu'on aurait pu appeler à ce conseil quelques hommes d'un grand talent et d'une opinion contraire à la nôtre ; mais peut-être serait-ce les placer dans une fausse position, les obliger à faire un sacrifice d'honneur et de principe, dont les esprits élevés et les consciences droites ne s'arrangent pas.

" Chateaubriand. "

Vieux soldat discipliné, j'accourais donc pour m'aligner dans le rang et marcher sous mes capitaines : réduit par la volonté du pouvoir à un duel, je l'acceptai. Je ne m'attendais guère à venir, de la tombe du mari, combattre auprès de la prison de la veuve.

En supposant que je dusse rester seul, que j'eusse mal compris ce qui convient à la France, je n'en étais pas moins dans la voie de l'honneur. Or, il n'est pas inutile aux hommes qu'un homme s'immole à sa conscience ; il est bon que quelqu'un consente à se perdre pour demeurer ferme à des principes dont il a la conviction et qui tiennent à ce qu'il y a de noble dans notre nature : ces dupes sont les contradicteurs nécessaires du fait brutal les victimes chargées de prononcer le veto de l'opprimé contre le triomphe de la force. On loue les Polonais, leur dévouement est-il autre chose qu'un sacrifice ? il n'a rien sauvé ; il ne pouvait rien sauver : dans les idées mêmes de mes adversaires, le dévouement sera-t-il stérile pour la race humaine ?

Je préfère, dit-on, une famille à ma patrie : non, je préfère au parjure la fidélité à mes serments, le monde moral à la société matérielle ; voilà tout : pour ce qui est de la famille, je ne m'y consacre que dans la persuasion qu'elle était essentiellement utile à la France, je confonds sa prospérité avec celle de la patrie, et lorsque je déplore les malheurs de l'une, je déplore les désastres de l'autre : vaincu, je me suis prescrit des devoirs, comme les vainqueurs se sont imposé des intérêts. Je tâche de me retirer du monde avec ma propre estime, dans la solitude, il faut prendre garde au choix que l'on fait de sa compagne.

 

3 L35 Chapitre 25

Extrait du Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry .

Paris, rue d'Enfer.

En France, pays de vanité, aussitôt qu'une occasion de faire du bruit se présente, une foule de gens la saisissent : les uns agissent par bon coeur, les autres par la conscience qu'ils ont de leur mérite. J'eus donc beaucoup de concurrents ; ils sollicitèrent, ainsi que moi, de madame la duchesse de Berry, l'honneur de la défendre. Du moins, ma présomption à m'offrir pour champion à la princesse était un peu justifiée par d'anciens services : si je ne jetais pas dans la balance l'épée de Brennus, j'y mettais mon nom : tout peu important qu'il est, il avait déjà remporté quelques victoires pour la monarchie.

J'ai ouvert mon Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry par une considération dont je suis vivement frappé ; je l'ai souvent reproduite, et il est probable que je la reproduirai encore.

" On ne cesse, disais-je, de s'étonner des événements ; toujours on se figure d'atteindre le dernier ; toujours la révolution recommence. Ceux qui depuis quarante années marchent pour arriver au terme, gémissent ; ils. croyaient s'asseoir quelques heures au bord de leur tombe : vain espoir ! le temps frappe ces voyageurs pantelants et les force d'avancer. Que de fois, depuis qu'ils cheminent, la vieille monarchie est tombée à leurs pieds ! à peine échappés à ces écroulements successifs, ils sont obligés d'en traverser de nouveau les décombres et la poussière. Quel siècle verra la fin du mouvement ?

" La Providence a voulu que les générations de passage destinées à des jours immémorés fussent petites, afin que le dommage fût de peu. Aussi voyons-nous que tout avorte, que tout se dément, que personne n'est semblable à soi-même et n'embrasse toute sa destinée, qu'aucun événement ne produit ce qu'il contenait et ce qu'il devait produire. Les hommes supérieurs de l'âge qui expire s'éteignent ; auront-ils des successeurs ? Les ruines de Palmyre aboutissent à des sables. "

De cette observation générale passant aux faits particuliers, j'expose, dans mon argumentation, qu'on pouvait agir avec madame la duchesse de Berry par des mesures arbitraires en la considérant comme prisonnière de police, de guerre, d'Etat, ou en demandant aux Chambres un bill d ' attainder ; qu'on pouvait la soumettre à la compétence des lois en lui appliquant la loi d'exception Briqueville ou la loi commune du code ; qu'on pouvait regarder sa personne comme inviolable et sacrée.

Les ministres soutenaient la première opinion, les hommes de Juillet la seconde, les royalistes la troisième. Je parcours ces diverses suppositions : je prouve que si madame la duchesse de Berry était descendue en France, elle n'y avait été attirée que parce qu'elle entendait les opinions demander un autre présent, appeler un autre avenir.

Infidèle à son extraction populaire, la révolution sortie des journées de Juillet a répudié la gloire et courtisé la honte. Excepté dans quelques coeurs dignes de lui donner asile, la liberté devenue l'objet de la dérision de ceux qui en faisaient leur cri de ralliement, cette liberté que des bateleurs se renvoient à coups de pied, cette liberté étranglée après flétrissure au tourniquet des lois d'exception, transformera, par son anéantissement, la révolution de 1830 en une cynique duperie.

Là-dessus, et pour nous délivrer tous madame la duchesse de Berry est arrivée. La fortune l'a trahie ; un juif l'a vendue, un ministre l'a achetée. Si l'on ne veut pas agir contre elle par mesure de police ou de couronne, il ne reste plus qu'à la traduire en cour d'assises. Je le suppose ainsi, et j'ai mis en scène le défenseur de la princesse ; puis, après avoir fait parler le défenseur, je m'adresse à l'accusateur :

" Avocat, levez-vous :

" Etablissez doctement que Caroline-Ferdinande de Sicile, veuve de Berry, nièce de feu Marie-Antoinette d'Autriche, veuve Capet, est coupable de réclamation envers un homme réputé oncle et tuteur d'un orphelin nommé Henri ; lequel oncle et tuteur serait, selon le dire calomnieux de l'accusée, détenteur de la couronne d'un pupille, lequel pupille prétend impudemment avoir été roi depuis le jour de l'abdication du ci-devant Charles X et de l'ex-dauphin, jusqu'au jour de l'élection du roi des Français.

" A l'appui de votre plaidoirie, que les juges fassent comparaître d'abord Louis-Philippe comme témoin à charge ou à décharge, si mieux n'aime se récuser comme parent. Ensuite que les juges confrontent avec l'accusée le descendant du grand traître ; que l'Iscariote en qui Satan était entré, intravit Satanas in Judam , dise combien il a reçu de deniers pour le marché, etc., etc.

" Puis, d'après l'expertise des lieux, il sera prouvé que l ' accusée a été pendant six heures à la gehenne de feu dans un espace trop étroit où quatre personnes pouvaient à peine respirer, ce qui a fait dire contumélieusement à la torturée qu'on lui faisait la guerre à la saint Laurent . Or Caroline-Ferdinande, étant pressée par ses complices contre la plaque ardente, le feu aurait pris deux fois à ses vêtements, et, à chaque coup que les gendarmes portaient en dehors à l'âtre embrasé, la commotion se serait étendue au coeur de la délinquante et lui aurait fait vomir des bouillons de sang.

" Puis, en présence de l'image du Christ, on déposera, comme pièce de conviction, sur le bureau, la robe brûlée : car il faut qu'il y ait toujours une robe jetée au sort dans ces marchés de Judas. "

Madame la duchesse de Berry a été mise en liberté par un acte arbitraire du pouvoir et lorsqu'on a cru l'avoir déshonorée. Le tableau que je traçais de la plaidoirie fit sentir à Philippe l'odieux d'un jugement public, et le détermina à une grâce à laquelle il pensait avoir attaché un supplice : les païens, sous le règne de Sévère, jetèrent aux bêtes une jeune femme chrétienne nouvellement délivrée. Ma brochure, dont il ne reste aujourd'hui que des phrases, a eu son résultat historique important.

Je m'attendris encore en copiant l'apostrophe qui termine mon écrit ; c'est, j'en conviens, une folle dépense de larmes.

" Illustre captive de Blaye, Madame ! que votre héroïque présence sur une terre qui se connaît en héroïsme amène la France à vous répéter ce que mon indépendance politique m'a acquis le droit de vous dire : Madame, votre fils est mon roi ! Si la Providence m'inflige encore quelques heures, verrai-je vos triomphes, après avoir eu l'honneur d'embrasser vos adversités ; Recevrai-je ce loyer de ma foi ? Au moment où vous reviendriez heureuse, j'irais avec joie achever dans la retraite des jours commencés dans l'exil. Hélas ! je me désole de ne pouvoir rien pour vos présentes destinées ! Mes paroles se perdent inutilement autour des murs de votre prison : le bruit des vents, des flots, et des hommes, au pied de la forteresse solitaire, ne laissera pas même monter jusqu'à vous ces derniers accents d'une voix fidèle. "

 

3 L35 Chapitre 26

Paris, mars 1833.

Mon procès.

Quelques journaux ayant répété la phrase : Madame, votre fils est mon roi , ont été traduits devant les tribunaux pour délit de presse, je me suis trouvé enveloppé dans la poursuite. Cette fois je n'ai pu décliner la compétence des juges ; je devais essayer de sauver par ma présence les hommes attaqués pour moi, il y allait de mon honneur de répondre de mes oeuvres.

De plus, la veille de mon appel au tribunal, le Moniteur avait donné la déclaration de madame la duchesse de Berry ; si je m'étais absenté, on aurait cru que le parti royaliste reculait, qu'il abandonnait l'infortune et rougissait de la princesse dont il avait célébré l'héroïsme.

Il ne manquait pas de conseillers timides qui me disaient : " Faites défaut, vous serez trop embarrassé avec votre phrase : Madame, votre fils est mon roi . - Je la crierai encore plus haut ", répondis-je. Je me rendis dans la salle même où jadis était installé le tribunal révolutionnaire, où Marie-Antoinette avait comparu, où mon frère avait été condamné. La révolution de Juillet a fait enlever le crucifix dont la présence, en consolant l'innocence, faisait trembler le juge.

Mon apparition devant les juges a eu un effet heureux, elle a contrebalancé un moment l'effet de la déclaration du Moniteur , et maintenu la mère de Henri V au rang où sa courageuse aventure l'avait placée : on a douté, quand on a vu que le parti royaliste osait braver l'événement et ne se tenait pas pour battu.

Je n'avais point voulu d'avocat, mais M. Ledru, qui s'était attaché à moi lors de ma détention, a voulu parler : il s'est troublé et m'a fait beaucoup de peine. M. Berryer qui plaidait pour la Quotidienne , a pris indirectement ma défense. A la fin des débats, j'ai appelé le jury la pairie universelle , ce qui n'a pas peu contribué à notre acquittement à tous.

Rien de remarquable n'a signalé ce procès dans la terrible chambre qui avait retenti de la voix de Fouquier-Tinville et de Danton, il n'y a eu d'amusant que l'argumentation de M. Persil : voulant démontrer ma culpabilité, il citait cette phrase de ma brochure : Il est difficile d ' écraser ce qui s ' aplatit sous les pieds , et il s'écriait : " Sentez vous, messieurs, tout ce qu'il y a de méprisant dans ce paragraphe, il est difficile d ' écraser ce qui s ' aplatit sous les pieds ? " et il faisait le mouvement d'un homme qui écrase sous ses pieds quelque chose. Il recommençait triomphant : les rires de l'auditoire recommençaient. Ce brave homme ne s'apercevait ni du contentement de l'auditoire à la malencontreuse phrase, ni du ridicule parfait dont il était en trépignant dans sa robe noire comme s'il eût dansé, en même temps que son visage était pâle d'inspiration et ses yeux hagards d'éloquence.

Lorsque les jurés rentrèrent et prononcèrent non coupable , des applaudissements éclatèrent, je fus environné par des jeunes gens qui avaient pris pour entrer des robes d'avocats : M. Carrel était là.

La foule grossit à ma sortie ; il y eut une rixe dans la cour du palais entre mon escorte et les sergents de ville. Enfin, je parvins à grand-peine chez moi au milieu de la foule qui suivait mon fiacre en criant : Vive Chateaubriand !

Dans un autre temps cet acquittement eût été très significatif ; déclarer qu'il n'était pas coupable de dire à la duchesse de Berry : Madame, votre fils est mon roi , c'était condamner la révolution de Juillet ; mais aujourd'hui cet arrêt ne signifie rien, parce qu'il n'y a en toute chose ni opinion ni durée. En vingt-quatre heures tout est changé, je serais condamné demain pour le fait sur lequel j'ai été acquitté aujourd'hui.

Je suis allé mettre ma carte chez les jurés et notamment chez M. Chevet l'un des membres de la pairie universelle .

Il avait été plus aisé à l'honnête citoyen de trouver dans sa conscience un arrêt en ma faveur qu'il ne m'eût été facile de trouver dans ma poche l'argent nécessaire pour joindre au bonheur de l'acquittement le plaisir de faire chez mon juge un bon dîner : M. Chevet a prononcé avec plus d'équité sur la légitimité , l' usurpation et sur l'auteur du Génie du Christianisme que beaucoup de publicistes et de censeurs.

 

3 L35 Chapitre 27

Paris, avril 1833.

Popularité.

Le Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry m'a valu dans le parti royaliste une immense popularité. Les députations et les lettres me sont arrivées de toutes parts. J'ai reçu du nord et du midi de la France des adhésions couvertes de plusieurs milliers de signatures. Elles demandent toutes, en s'en référant à ma brochure, la mise en liberté de madame la duchesse de Berry. Quinze cents jeunes gens de Paris sont venus me complimenter, non sans un grand émoi de la police ; j'ai reçu une coupe de vermeil avec cette inscription : A Chateaubriand les Villeneuvois fidèles (Lot-et-Garonne) . Une ville du Midi m'a envoyé de très bon vin pour remplir cette coupe, mais je ne bois pas. Enfin, la France légitimiste a pris pour devise ces mots : Madame, votre fils est mon roi ! et plusieurs journaux les ont adoptés pour épigraphe ; on les a gravés sur des colliers et sur des bagues. Je serai le premier à avoir dit en face de l'usurpation une vérité que personne n'osait dire, et chose étrange ! je crois moins au retour de Henri V que le plus misérable juste milieu ou le plus violent républicain.

Au reste je n'entends pas le mot usurpation dans le sens étroit que lui donne le parti royaliste ; il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce mot comme sur celui de légimité : mais il y a véritablement usurpation et usurpation de la pire espèce dans le tuteur qui dépouille le pupille et proscrit l'orphelin. Toutes ces grandes phrases " qu'il fallait sauver la patrie " sont des prétextes que fournit à l'ambition une politique immorale. Vraiment, ne faudrait-il pas regarder la lâcheté de votre usurpation comme un effort de votre vertu ! Seriez-vous par hasard, Brutus sacrifiant ses fils à la grandeur de Rome ?

J'ai pu comparer dans ma vie la renommée littéraire à la popularité ; la première, pendant quelques heures, m'a plu, mais cet amour de renommée a passé vite. Quant à la popularité, elle m'a trouvé indifférent, parce que dans la révolution j'ai trop vu d'hommes entourés de ces masses qui, après les avoir élevés sur le pavois, les précipitaient dans l'égout. Démocrate par nature, aristocrate par moeurs je ferais très volontiers l'abandon de ma fortune et de ma vie au peuple, pourvu que j'eusse peu de rapport avec la foule. Toutefois j'ai été extrêmement sensible au mouvement des jeunes gens de Juillet qui me portèrent en triomphe à la Chambre des pairs ; c'est qu'ils ne m'y portaient pas pour être leur chef et parce que je pensais comme eux ; ils rendaient seulement justice à un ennemi ; ils reconnaissaient en moi un homme de liberté et d'honneur ; cette générosité me touchait. Mais cette autre popularité que je viens d'acquérir dans mon propre parti ne m'a pas causé d'émotion ; entre les royalistes et moi il y a quelque chose de glacé : nous désirons le même roi ; à cela près, la plupart de nos voeux sont opposés.

 

3 L36 Livre trente-sixième

1. Infirmerie de Marie-Thérèse. - 2. [Lettre de madame la duchesse de Berry.] - 3. Réflexions et résolutions. - 4. Départ de Paris. - Calèche de M. de Talleyrand. - Bâle. - Journal de Paris à Prague du 14 au 24 mai 1833, écrit au crayon dans la voiture, à l'encre dans les auberges. - 5. Bords du Rhin. - Saut du Rhin. - Moskirch. - Orage. - 6. Le Danube. - Ulm. - 7. Blenheim. - Louis XIV. - Forêt Hercynienne. - Les Barbares. - Sources du Danube. - 8. Ratisbonne. - Fabrique d'empereurs. - Diminution de la vie sociale à mesure qu'on s'éloigne de la France. - Sentiments religieux des Allemands. - 9. Arrivée à Waldmünchen. - Douane autrichienne. - L'entrée en Bohême refusée. - 10. Séjour à Waldmünchen. - Lettre au comte de Choteck. - Inquiétudes. - Le Saint Viatique. - 11. Chapelle. - Ma chambre d'auberge. - Description de Waldmünchen. - 12. Lettre du comte de Choteck. - La paysanne. - Départ de Waldmünchen. - Douane autrichienne. - Entrée en Bohême. - Forêt de pins. - Conversation avec la lune. - Pilsen. - Grands chemins du nord. - Vue de Prague.

 

3 L36 Chapitre 1

Paris, rue d'Enfer, 9 mai 1833.

Infirmerie de Marie-Thérèse.

J'ai amené la série des derniers faits jusqu'à ce jour : pourrai-je enfin reprendre mon travail ? Ce travail consiste dans les diverses parties de ces Mémoires non encore achevées. J'aurai quelque difficulté à m'y remettre ex abrupto , car j'ai la tête préoccupée des choses du moment ; je ne suis pas dans les dispositions convenables pour recueillir mon passé dans le calme où il dort, tout agité qu'il fut quand il était à l'état de vie. J'ai pris la plume pour écrire ; sur qui et à propos de quoi ? je l'ignore.

En parcourant des regards le journal dans lequel depuis six mois je me rends compte de ce que je fais et de ce qui m'arrive, je vois que la plupart des pages sont datées de la rue d'Enfer.

Le pavillon que j'habite près de la barrière pouvait monter à une soixantaine de mille francs ; mais, à l'époque de la hausse des terrains, je l'achetai beaucoup plus cher, et je ne l'ai pu jamais payer : il s'agissait de sauver l'Infirmerie de Marie-Thérèse fondée par les soins de madame de Chateaubriand et contiguë au pavillon ; une compagnie d'entrepreneurs se proposait d'établir un café et des montagnes russes dans le susdit pavillon, bruit qui ne va guère avec l'agonie.

Ne suis-je pas heureux de mes sacrifices ? sans doute ; on est toujours heureux de secourir les malheureux ; je partagerais volontiers aux nécessiteux le peu que je possède ; mais je ne sais si cette disposition bienfaisante s'élève chez moi jusqu'à la vertu. Je suis bon comme un condamné qui prodigue ce qui ne lui servira plus dans une heure. A Londres le patient qu'on va pendre vend sa peau pour boire : je ne vends pas la mienne, je la donne aux fossoyeurs.

Une fois ma maison achetée, ce que j'avais de mieux à faire était de l'habiter ; je l'ai arrangée telle qu'elle est. Des fenêtres du salon on aperçoit d'abord ce que les Anglais appellent pleasure-ground , avant-scène formée d'un gazon et de massifs d'arbustes. Au delà de ce pourpris, par-dessus un mur d'appui que surmonte une barrière blanche losangée, est un champ variant de cultures et consacré à la nourriture des bestiaux de l ' Infrmerie . Au-delà de ce champ vient un autre terrain séparé du champ par un autre mur d'appui à claire-voie verte, entrelacée de viornes et de rosiers du Bengale ; cette marche de mon Etat consiste en un bouquet de bois, un préau et une allée de peupliers. Ce recoin est extrêmement solitaire, il ne me rit point comme le recoin d'Horace, angulus ridet . Tout au contraire, j'y ai quelquefois pleuré. Le proverbe dit : Il faut que jeunesse se passe. L'arrière-saison a aussi quelque frasque à passer :

Les pleurs et la pitié,

Sorte d'amour ayant ses charmes.

(La Fontaine.)

Mes arbres sont de mille sortes. J'ai planté vingt-trois cèdres de Salomon et deux chênes de druides : ils font les cornes à leur maître de peu de durée, brevein dominum. Un mail, double allée de marronniers, conduit du jardin supérieur au jardin inférieur ; le long du champ intermédiaire la déclivité du sol est rapide.

Ces arbres, je ne les ai pas choisis comme à la Vallée-aux-Loups en mémoire des lieux que j'ai parcourus : qui se plaît au souvenir conserve des espérances. Mais lorsqu'on n'a ni enfants, ni jeunesse, ni patrie, quel attachement peut-on porter à des arbres dont les feuilles, les fleurs, les fruits ne sont plus les chiffres mystérieux employés au calcul des époques d'illusion ? En vain on me dit : " Vous rajeunissez ", croit-on me faire prendre pour ma dent de lait ma dent de sagesse ? encore celle-ci ne m'est venue que pour manger un pain amer sous la royauté du 7 août. Au reste mes arbres ne s'informent guère s'ils servent de calendrier à mes plaisirs ou d'extraits mortuaires à mes ans ; ils croissent chaque jour, du jour que je décrois : ils se marient à ceux de l'enclos des Enfants trouvés et du boulevard d'Enfer qui m'enveloppent. Je n'aperçois pas une maison ; à deux cents lieues de Paris je serais moins séparé du monde. J'entends bêler les chèvres qui nourrissent les orphelins délaissés. Ah ! si j'avais été comme eux dans les bras de saint Vincent de Paul ! né d'une faiblesse, obscur et inconnu comme elle, je serais aujourd'hui quelque ouvrier sans nom, n'ayant rien eu à démêler avec les hommes ne sachant ni pourquoi ni comment j'étais venu à la vie, ni comment ni pourquoi j'en dois sortir.

La démolition d'un mur m'a mis en communication avec l' Infirmerie de Marie-Thérèse ; je me trouve à la fois dans un monastère, dans une ferme, un verger et un parc. Le matin à cinq heures je m'éveille au son de l' Angelus ; j'entends de mon lit le chant des prêtres dans la chapelle ; je vois de ma fenêtre un calvaire qui s'élève entre un noyer et un sureau : des vaches, des poules, des pigeons et des abeilles ; des soeurs de charité en robe d'étamine noire et en cornette de basin blanc, des femmes convalescentes, de vieux ecclésiastiques vont errant parmi les lilas, les azaléas, les pompadouras et les rhododendrons du jardin, parmi les rosiers, les groseilliers, les framboisiers et les légumes du potager. Quelques-uns de mes curés octogénaires étaient exilés avec moi : après avoir mêlé ma misère à la leur sur les pelouses de Kensington j'ai offert à leurs derniers pas les gazons de mon hospice, ils y traînent leur vieillesse religieuse comme les plis du voile du sanctuaire.

J'ai pour compagnon un gros chat gris-roux à bandes noires transversales, né au Vatican dans la loge de Raphaël : Léon XII l'avait élevé dans un pan de sa robe où je l'avais vu avec envie lorsque le pontife me donnait mes audiences d'ambassadeur. de saint Pierre étant mort, j'héritai du chat sans maître, comme je l'ai dit en racontant mon ambassade de Rome. On l'appelait Micetto , surnommé le chat du pape . Il jouit en cette qualité d'une extrême considération auprès des âmes pieuses. Je cherche à lui faire oublier l'exil, la chapelle Sixtine et le soleil de cette coupole de Michel-Ange sur laquelle il se promenait loin de la terre.

Ma maison, les divers bâtiments de l' Infirmerie avec leur chapelle et la sacristie gothique, ont l'air d'une colonie ou d'un hameau. Dans les jours de cérémonie, la religion cachée chez moi, la vieille monarchie à mon hôpital, se mettent en marche. Des processions, composées de tous nos infirmes, précédés des jeunes filles du voisinage, passent en chantant sous les arbres avec le Saint-Sacrement, la croix et la bannière. Madame de Chateaubriand les suit le chapelet à la main, fière du troupeau objet de sa sollicitude. Les merles sifflent, les fauvettes gazouillent, les rossignols luttent avec les hymnes. Je me reporte aux Rogations dont j'ai décrit la pompe champêtre : de la théorie du christianisme, j'ai passé à la pratique.

Mon gîte fait face à l'occident. Le soir, la cime des arbres éclairés par derrière grave sa silhouette noire et dentelée sur l'horizon d'or. Ma jeunesse revient à cette heure, elle ressuscite ces jours écoulés que le temps à réduits à l'insubstance de fantômes. Quand les constellations percent leur voûte bleue, je me souviens de ce firmament splendide que j'admirais du giron des forêts américaines, ou du sein de l'Océan. La nuit est plus favorable que le jour aux réminiscences du voyageur ; elle lui cache les paysages qui lui rappelleraient les lieux qu'il habite, elle ne lui laisse voir que les astres, d'un aspect semblable sous les différentes latitudes du même hémisphère. Alors il reconnaît ces étoiles qu'il regardait de tel pays, à telle époque ; les pensées qu'il eut, les sentiments qu'il éprouva dans les diverses parties de la terre, remontent et s'attachent au même point du ciel.

Nous n'entendons parler du monde à l' Infirmerie qu'aux deux quêtes publiques et un peu le dimanche : ces jours-là, notre hospice est changé en une espèce de paroisse. La soeur supérieure prétend que de belles dames viennent à la messe dans l'espérance de me voir ; économe industrieuse, elle met à contribution leur curiosité : en leur promettant de me montrer, elle les attire dans le laboratoire ; une fois prises à ce trébuchet, elle leur cède bon gré, mal gré, pour de l'argent, des drogues en sucre. Elle me fait servir à la vente du chocolat fabriqué au profit de ses malades comme La Martinière m'associait au débit de l'eau de groseilles qu'il avalait au succès de ses amours. La sainte pipeuse vole aussi des trognons de plume dans l'encrier de madame de Chateaubriand ; elle les négocie parmi les royalistes de pure race, affirmant que ces trognons précieux ont écrit le superbe Mémoire sur la captivité de madame la duchesse du Berry.

Quelques bons tableaux de l'école espagnole et italienne, une Vierge de Guérin, la Sainte Thérèse , dernier chef-d'oeuvre du peintre de Corinne , nous font tenir aux arts. Quant à l'histoire, nous aurons bientôt à l'hospice la soeur du marquis de Favras et la fille de madame Roland : la monarchie et la république m'ont chargé d'expier leur ingratitude et de nourrir leurs invalides.

C'est à qui sera reçu à Marie-Thérèse . Les pauvres femmes obligées d'en sortir quand elles ont recouvré la santé se logent aux environs de l' Infirmerie , se flattant de retomber malades et d'y rentrer. Rien n'y sent l'hôpital : la juive, la protestante, la catholique, l'étrangère, la Française y reçoivent les soins d'une délicate charité qui se déguise en affectueuse parenté, chacune des affligées croit reconnaître sa mère. J'ai vu une Espagnole, belle comme Dorothée, la perle de Séville mourir à seize ans de la poitrine, dans le dortoir commun, se félicitant de son bonheur, regardant en souriant avec de grands yeux noirs à demi éteints une figure pâle et amaigrie, madame la Dauphine, qui lui demandait de ses nouvelles et l'assurait qu'elle serait bientôt guérie. Elle expira le soir même loin de la mosquée de Cordoue et des bords du Guadalquivir, son fleuve natal : " D'où es-tu ? - Espagnole - Espagnole et ici ! " (Lope de Véga.) Grand nombre de veuves de chevaliers de Saint-Louis sont nos habituées ; elles apportent avec elles la seule chose qui leur reste, les portraits de leurs maris en uniforme de capitaine d'infanterie : habit blanc, revers roses ou bleu de ciel, frisure à l'oiseau royal. On les met au grenier. Je ne puis voir leur régiment sans rire : si l'ancienne monarchie eût subsisté, j'augmenterais aujourd'hui le nombre de ces portraits, je ferais dans quelque corridor abandonné la consolation de mes petits-neveux. " C'est votre grand-oncle François, le capitaine au régiment de Navarre : il avait bien de l'esprit ! il a fait dans le Mercure le logogriphe qui commence par ces mots : Retranchez ma tête, et dans l ' Almanach des Muses la pièce fugitive : le Cri du coeur. "

Quand je suis las de mes jardins, la plaine de Montrouge les remplace. J'ai vu changer cette plaine : que n'ai-je pas vu changer ! Il y a vingt-cinq ans qu'en allant à Méréville, au Marais, à la Vallée-aux-Loups, je passais par la barrière du Maine ; on n'apercevait à droite et à gauche de la chaussée que des moulins, les roues des grues aux trouées des carrières et la pépinière de Cels, ancien ami de Rousseau. Desnoyers bâtit ses salons de cent couverts pour les soldats de la garde impériale qui venaient trinquer entre chaque bataille gagnée, entre chaque royaume abattu. Quelques guinguettes s'élevèrent autour des moulins, depuis la barrière du Maine jusqu'à la barrière du Montparnasse. Plus haut était le Moulin janséniste et la petite maison de Lauzun pour contraste. Auprès des guinguettes furent plantés des acacias, ombrage des pauvres comme l'eau de Seltz est le vin de Champagne des gueux. Un théâtre forain fixa la population nomade des bastringues ; un village se forma avec une rue pavée, des chansonniers et des gendarmes, Amphions et Cécrops de la police.

Pendant que les vivants s'établissaient, les morts réclamaient leur place. On enferma, non sans opposition des ivrognes, un cimetière dans une enceinte où fut enclos un moulin ruiné, comme la tour des Abois : c'est là que la mort porte chaque jour le grain qu'elle a recueilli ; un simple mur la sépare des danses, de la musique, des tapages nocturnes ; les bruits d'un moment, les mariages d'une heure les séparent du silence sans terme, de la nuit sans fin et des noces éternelles.

Je parcours souvent ce cimetière moins vieux que moi, ou les vers qui rongent les morts ne sont pas encore morts ; je lis les épitaphes : que de femmes de seize à trente ans sont devenues la proie de la tombe ! heureuses de n'avoir vécu que leur jeunesse ! La duchesse de Gèvres, dernière goutte du sang de Du Guesclin, squelette d'un autre âge, fait son somme au milieu des dormeurs plébeiens.

Dans cet exil nouveau, j'ai déjà d'anciens amis : M. Lemoine y repose. Secrétaire de M. de Montmorin, il m'avait été légué par madame de Beaumont. Il m'apportait presque tous les soirs, quand j'étais à Paris, la simple conversation qui me plaît tant quand elle s'unit à la bonté du coeur et à la sûreté du caractère. Mon esprit fatigué et malade se délasse avec un esprit sain et reposé. J'ai laisse les cendres de la noble patronne de M. Lemoine au bord du Tibre.

Les boulevards qui environnent l' Infirmerie partagent mes promenades avec le cimetière ; je n'y rêve plus : n'ayant plus d'avenir, je n'ai plus de songes. Etranger aux générations nouvelles, je leur semble un besacier poudreux, bien nu ; à peine suis-je recouvert maintenant d'un lambeau de jours écourtés que le temps rogne comme le héraut d'armes coupait la jaquette d'un chevalier sans gloire : je suis aise d'être à l'écart. Il me plaît d'habiter à une portée de fusil de la barrière, au bord d'un grand chemin et toujours prêt à partir. Du pied de la colonne milliaire, je regarde passer le courrier, mon mage et celle de la vie : tanquam nuntius percurrens .

Lorsque j'étais à Rome, en 1828, j'avais formé le projet de bâtir à Paris, au bout de mon ermitage, une serre et une maison de jardinier ; le tout sur mes économies de mon ambassade et les fragments d'antiquités trouvés dans mes fouilles à Torre Vergata . M. de Polignac arriva au ministère ; je fis aux libertés de mon pays le sacrifice d'une place qui me charmait ; retombé dans mon indigence, adieu ma serre : fortuna vitrea est .

La méchante habitude du papier et de l'encre fait qu'on ne peut s'empêcher de grisonner. J'ai pris la plume ignorant ce que j'allais écrire, et j'ai barbouillé cette description, trop longue au moins d'un tiers : si j'ai le temps, je l'abrégerai.

Je dois demander pardon à mes amis de l'amertume de quelques-unes de mes pensées. Je ne sais rire que des lèvres, j'ai le spleen , tristesse physique, véritable maladie ; quiconque a lu ces Mémoires a vu quel a été mon sort. Je n'étais pas à une nagée du sein de ma mère, que déjà les tourments m'avaient assailli. J'ai erré de naufrage en naufrage ; je sens une malédiction sur ma vie, poids trop pesant pour cette cahute de roseaux. Que ceux que j'aime ne se croient donc pas reniés ; qu'ils m'excusent, qu'ils laissent passer ma fièvre : entre ces accès, mon coeur est tout à eux.

 

3 L36 [Chapitre 2]

[Lettre de madame la duchesse de Berry.]

J'en étais là de ces pages décousues, jetées pêle-mêle sur ma table et emportées par le vent que laissent entrer mes fenêtres ouvertes, lorsqu'on m'a remis la lettre et la note suivantes de madame la duchesse de Berry ; allons, rentrons encore une fois dans la seconde partie de ma double vie, la partie positive.

" De la citadelle de Blaye, 7 mai 1833.

" Je suis péniblement contrariée du refus du gouvernement de vous laisser venir auprès de moi après la double demande que j'en ai faite. De toutes les vexations sans nombre qu'il m'a fallu éprouver, celle-ci est sans doute la plus pénible. J'avais tant de choses à vous dire ! tant de conseils à vous réclamer ! Puisqu'il faut renoncer à vous voir, je vais du moins essayer, par le seul moyen qui me reste, de vous remettre la commission que je voulais vous donner et que vous accomplirez : car je compte sans réserve sur votre attachement pour moi et sur votre dévouement pour mon fils. Je vous charge donc, monsieur, spécialement d'aller à Prague et de dire à mes parents que, si je me suis refusée jusqu'au 22 février à déclarer mon mariage secret, ma pensée était de servir davantage la cause de mon fils et de prouver qu'une mère, une Bourbon, ne craignait pas d'exposer ses jours. Je comptais seulement faire connaître mon mariage à la majorité de mon fils ; mais les menaces du gouvernement, les tortures morales, poussées au dernier degré, m'ont décidée à faire ma déclaration. Dans l'ignorance où je suis de l'époque à laquelle la liberté me sera rendue après tant d'espérances déçues, il est temps de donner à ma famille et à l'Europe entière une explication qui puisse prévenir des suppositions injurieuses. J'aurais désiré pouvoir la donner plus tôt ; mais une séquestration absolue et les difficultés insurmontables pour communiquer avec le dehors m'en avaient empêchée jusqu'ici. Vous direz à ma famille que je suis mariée en Italie au comte Hector Lucchesi-Palli, des princes de campo-Franco.

" Je vous demande, ô monsieur de Chateaubriand, de porter à mes chers enfants l'expression de toute ma tendresse pour eux. Dites bien à Henri que je compte plus que jamais sur tous ses efforts pour devenir de jour en jour plus digne de l'admiration et de l'amour des Français. Dites à Louise combien je serais heureuse de l'embrasser et que ses lettres ont été pour moi ma seule consolation. Mettez mes hommages aux pieds du Roi et offrez mes tendres amitiés à mon frère et à ma bonne soeur. Je les prie de vous communiquer leurs intentions pour l'avenir. Je vous demande de me rapporter partout où je serai les voeux de mes enfants et de ma famille. Renfermée dans les murs de Blaye, je trouve une consolation à avoir un interprète tel que monsieur le vicomte de Chateaubriand ; il peut à tout jamais compter sur mon attachement.

" Marie-Caroline. "

Note.

" J'ai éprouvé une grande satisfaction de l'accord qui règne entre vous et M. le marquis de Latour-Maubourg, y attachant un grand prix pour les intérêts de mon fils.

" Vous pouvez communiquer à madame la Dauphine la lettre que je vous écris. Assurez ma soeur que dès que je serai mise en liberté je n'aurai rien de plus pressé que de lui envoyer tous les papiers relatifs aux affaires politiques. Tous mes voeux auraient été de me rendre à Prague aussitôt que je serai libre ; mais les souffrances de tout genre que j'ai éprouvées ont tellement détruit ma santé, que je serai obligée de m'arrêter quelque temps en Italie pour me remettre un peu et ne pas trop effrayer par mon changement, mes pauvres enfants. Etudiez le caractère de mon fils, ses qualités, ses penchants, ses défauts même ; vous direz au Roi, à madame la Dauphine et à moi-même ce qu'il y a à corriger, à changer, à perfectionner, et vous ferez connaître à la France ce qu'elle a à espérer de son jeune Roi.

" Par mes divers rapports avec l'empereur de Russie, je sais qu'il a fort bien accueilli à diverses reprises des propositions de mariage de mon fils avec la princesse Olga. M. de Choulot vous donnera les renseignements les plus précis sur les personnes qui se trouvent à Prague.

" Désirant rester Française avant tout, je vous demande d'obtenir du Roi de conserver mon titre de princesse française et mon nom. La mère du roi de Sardaigne s'appelle toujours la princesse de Carignan malgré qu'elle ait épousé M. de Monléar, auquel elle a donné le titre de prince. Marie-Louise, duchesse de Parme, a conservé son titre d'impératrice en épousant le comte de Neipperg, et elle est restée tutrice de son fils : ses autres enfants s'appellent Neipperg.

" Je vous prie de partir le plus promptement possible pour Prague, désirant plus vivement que je ne puis vous le dire que vous arriviez à temps pour que ma famille n'apprenne tous ces détails que par vous.

" Je désire le plus possible qu'on ignore votre départ ou que du moins l'on ne sache point que vous êtes porteur d'une lettre de moi, pour ne pas faire découvrir mon seul moyen de correspondance qui est si précieux quoique fort rare. M. le comte Lucchesi, mon mari, est descendant d'une des quatre plus grandes et plus anciennes familles de Sicile, les seules qui restent des douze compagnons de Tancrède. Cette famille s'est toujours fait remarquer par le plus noble dévouement à la cause de ses rois. Le prince de Campo-Franco, père de Lucchesi, était le premier gentilhomme de la chambre de mon père. Le roi de Naples actuel, ayant une entière confiance en lui, l'a placé auprès de son jeune frère le vice-roi de Sicile. Je ne vous parle pas de ses sentiments ; ils sont en tous points conformes aux nôtres.

" Convaincue que la seule manière d'être comprise par les Français c'est de leur parler toujours le langage de l'honneur et de leur faire envisager la gloire, j'avais eu la pensée de marquer le commencement du règne de mon fils par la réunion de la Belgique à la France. Le comte Lucchesi fut chargé par moi de faire à ce sujet les premières ouvertures au roi de Hollande et au prince d'Orange ; il avait puissamment contribué à les taire bien accueillir. Je n'ai pas été assez heureuse pour terminer ce traité, l'objet de tous mes voeux ; mais je pense qu'il y a encore des chances de succès ; avant de quitter la Vendée, j'avais donné à M. le maréchal de Bourmont des pouvoirs pour continuer cette affaire. Personne n'est plus capable que lui de la mener à bien à cause de l'estime dont il jouit en Hollande.

" Blaye, ce 7 mai 1833.

" M.-C. "

" Dans l'incertitude où je suis de pouvoir écrire au marquis de Latour-Maubourg tâchez de le voir avant votre départ. Vous pouvez lui dire tout ce que vous jugerez convenable, mais sous le secret le plus absolu. Convenez avec lui de la direction à donner aux journaux. "

 

3 L36 Chapitre 3

Réflexions et résolutions.

Je fus ému à la lecture de ces documents. La fille de tant de rois, cette femme tombée de si haut, après avoir fermé l'oreille à mes conseils, avait le noble courage de s'adresser à moi, de me pardonner d'avoir prévu le mauvais succès de son entreprise : sa confiance m'allait au coeur et m'honorait. Madame de Berry m'avait bien jugé ; la nature même de cette entreprise qui lui faisait tout perdre ne m'éloignait pas. Jouer un trône, la gloire, l'avenir, une destinée, n'est pas chose vulgaire : le monde comprend qu'une princesse peut être une mère héroïque. Mais ce qu'il faut vouer à l'exécration, ce qui n'a pas d'exemple dans l'histoire, c'est la torture impudique infligée à une faible femme, seule, privée de secours, accablée de toutes les forces d'un gouvernement conjuré contre elle, comme s'il s'agissait de vaincre une puissance formidable. Des parents livrant eux-mêmes leur fille à la risée des laquais, la tenant par les quatre membres afin qu'elle accouche en public ; appelant les autorités du coin, les geôliers, les espions, les passants, pour voir sortir l'enfant des entrailles de leur prisonnière, de même qu'on avait appelé la France à voir naître son Roi ! Et quelle prisonnière ? la petite-fille de Henri IV ! Et quelle mère ? la mère de l'orphelin banni dont on occupe le trône ! Trouverait-on dans les bagnes une famille assez mal née pour avoir la pensée de flétrir un de ses enfants d'une telle ignominie ? N'eût-il pas été plus noble de tuer madame la duchesse de Berry que de lui faire subir la plus tyrannique humiliation ? Ce qu'il y a eu d'indulgence dans cette lâche affaire appartient au siècle, ce qu'il y a eu d'infamant appartient au gouvernement.

La lettre et la note de madame la duchesse de Berry sont remarquables par plus d'un endroit : la partie relative à la réunion de la Belgique et au mariage de Henri V montre une tête capable de choses sérieuses ; la partie qui concerne la famille de Prague est touchante. La princesse craint d'être obligée de s'arrêter en Italie pour se remettre un peu et ne pas trop effrayer de son changement ses pauvres enfants. Quoi de plus triste et de plus douloureux. Elle ajoute : " Je vous demande, ô monsieur de Chateaubriand ! de porter à mes chers enfants l'expression de toute ma tendresse, etc. "

O madame la duchesse de Berry ! que puis-je pour vous, moi faible créature déjà à moitié brisée ? Mais comment refuser quelque chose à ces paroles : " Renfermée dans les murs de Blaye, je trouve une consolation à avoir un interprète tel que monsieur de Chateaubriand ; il peut à jamais compter sur mon attachement. " Oui : je partirai pour la dernière et la plus glorieuse de mes ambassades ; j'irai de la part de la prisonnière de Blaye trouver la prisonnière du Temple ; j'irai négocier un nouveau pacte de famille, porter les embrassements d'une mère captive à des enfants exilés, et présenter les lettres par lesquelles le courage et le malheur m'accréditent auprès de l'innocence et de la vertu.

 

3 L36 Chapitre 4

14 mai 1833.

Départ de Paris. - Calèche de M. de Talleyrand. - Bâle. - Journal de Paris à Prague du 14 au 24 mai 1833, écrit au crayon dans la voiture, à l'encre dans les auberges.

Une lettre pour madame la Dauphine et un billet pour les deux enfants étaient joints à la lettre qui m'était adressée.

Il m'était resté de mes grandeurs passées un coupé dans lequel je brillais jadis à la cour de George IV, et une calèche de voyage autrefois construite à l'usage du prince de Talleyrand. Je fis radouber celle-ci, afin de la rendre capable de marcher contre nature : car, par son origine et ses habitudes, elle est peu disposée à courir après les rois tombés. Le 14 mai, à huit heures et demie du soir anniversaire de l'assassinat de Henri IV, je partis pour aller trouver Henri V enfant, orphelin et proscrit.

Je n'étais pas sans inquiétude relativement à mon passeport : pris aux affaires étrangères, il était sans signalement, et il avait onze mois de date ; délivré pour la Suisse et l'Italie il m'avait déjà servi à sortir de France et a y rentrer ; différents visa attestaient ces diverses circonstances. Je n'avais voulu ni le faire renouveler ni en requérir un nouveau. Toutes les polices eussent été averties, tous les télégraphes eussent joué ; j'aurais été fouillé à toutes les douanes dans ma vache, dans ma voiture, sur ma personne. Si mes papiers avaient été saisis que de prétextes de persécution, que de visites domicillaires, que d'arrestations ! Quelle prolongation peut-être de la captivité royale ! car il demeurait prouvé que la princesse avait des moyens secrets de correspondance au dehors. Il m'était donc impossible de signaler mon départ par la demande d'un passeport ; je me confiai à mon étoile.

Evitant la route trop battue de Francfort et celle de Strasbourg qui passe sous la ligne télégraphique, je pris le chemin de Bâle avec Hyacinthe Pilorge, mon secrétaire, façonné à toutes mes fortunes, et Baptiste, valet de chambre , lorsque j'étais Monseigneur , et redevenu valet tout court à la chute de ma seigneurie : nous montons et nous descendons ensemble. Mon cuisinier, le fameux Monmirel, se retira à ma sortie du ministère, me déclarant qu'il ne reviendrait aux affaires qu'avec moi. Il avait été sagement décidé, par l'introducteur des ambassadeurs sous la Restauration, que tout ambassadeur mort rentrait dans la vie privée ; Baptiste était rentré dans la domesticité.

Arrivé à Altkirch, relais de la frontière, un gendarme se présenta et me demanda mon passeport. A la vue de mon nom, il me dit qu'il avait fait, sous les ordres de mon neveu Christian, capitaine dans les dragons de la garde, la campagne d'Espagne en 1823. Entre Altkirch et Saint-Louis je rencontrai un curé et ses paroissiens ; ils faisaient une procession contre les hannetons, vilaines bêtes fort multipliées depuis les journées de Juillet. A Saint-Louis les préposés des douanes, qui me connaissaient me laissèrent passer. J'arrivai joyeux à la porte de Bâle où m'attendait le vieux tambour-major suisse qui m'avait infligé au mois d'août précédent un bedit garandaine t ' un quart d ' hire ; mais il n'était plus question de choléra et j'allai descendre aux Trois-Rois au bord du Rhin, c'était le 17 de mai, à dix heures du matin.

Le maître de l'hôtel me procura un domestique de place appelé Schwartz, natif de Bâle, pour me servir d'interprète en Bohême. Il parlait allemand, comme mon bon Joseph, ferblantier milanais, parlait grec en Messénie en s'enquérant des ruines de Sparte.

Le même jour, 17 mai, à 6 heures du soir, je démarrai du port. En montant en calèche, je fus ébahi de revoir le gendarme d'Altkirch au milieu de la foule ; je ne savais s'il n'était point dépêché à ma suite : il avait tout simplement escorté la malle-poste de France. Je lui donnai pour boire à la santé de son ancien capitaine.

Un écolier s'approcha de moi et me jeta un papier avec cette suscription : " Au Virgile du XIXème siècle ", on lisait écrit ce passage altéré de l'Enéide : Macte animo, generose puer . Et le postillon fouetta les chevaux, et je partis tout fier de ma haute renommée à Bâle, tout étonné d'être Virgile, tout charmé d'être appelé enfant, generose puer .

 

3 L35 Chapitre 5

Bords du Rhin. - Saut du Rhin. - Moskirch. - Orage.

Je franchis le pont, laissant les bourgeois et les paysans de Bâle en guerre au milieu de leur république, et remplissant à leur manière le rôle qu'ils sont appelés à jouer dans la transformation générale de la société. Je remontai la rive droite du Rhin et regardais avec une certaine tristesse les hautes collines du canton de Bâle. L'exil que j'étais venu chercher l'année dernière dans les Alpes me semblait une fin de vie plus heureuse un sort plus doux que ces affaires d'empire où je m'étais réengagé. Nourrissais-je pour madame la duchesse de Berry ou son fils la plus petite espérance ? non, j'étais en outre convaincu que, malgré mes services récents, je ne trouverais point d'amis à Prague. Tel qui a prêté serment à Louis-Philippe, et qui loue néanmoins les funestes ordonnances, doit être plus agréable à Charles X que moi qui n'ai point été parjure. C'est trop auprès d'un roi d'avoir deux fois raison : on préfère la trahison flatteuse au dévouement sévère. J'allais donc à Prague comme le soldat sicilien, pendu à Paris du temps de la Ligue, allait à la corde : le confesseur des Napolitains cherchait à lui mettre le coeur au ventre et lui disait chemin faisant : " Allegramente ! allegramente ! " Ainsi voguaient mes pensées tandis que les chevaux m'emportaient ; mais quand je songeais aux malheurs de la mère de Henri V, je me reprochais mes regrets.

Les bords du Rhin fuyant le long de ma voiture me faisaient une agréable distraction : lorsqu'on regarde un paysage par une fenêtre, quoiqu'on rêve à autre chose, il entre pourtant dans la pensée un reflet de l'image que l'on a sous les yeux. Nous roulions parmi des prairies peintes des fleurs de mai ; la verdure était nouvelle dans les bois, les vergers et les haies. Chevaux, ânes, vaches, moutons, porcs, chiens et chats, poules et pigeons, oies et dindons, étaient aux champs avec leurs maîtres. Le Rhin, fleuve guerrier, semblait se plaire au milieu de cette scène pastorale, comme un vieux soldat loge en passant chez des laboureurs.

Le lendemain matin, 18 mai, avant d'arriver à Schaffouse, je me fis conduire au saut du Rhin ; je dérobai quelques moments à la chute des royaumes pour m'instruire à son image. Je me serais bien arrangé de finir mes jours dans le castel qui domine le chasme. Si j'avais placé à Niagara le rêve d'Atala non encore réalisé, si j'avais rencontré à Tivoli un autre songe déjà passé sur la terre, qui sait si, dans le donjon de la chute du Rhin, je n'aurais pas trouvé une vision plus belle, naguère errante à ses bords, et qui m'eût consolé de toutes les ombres que j'avais perdues !

De Schaffouse j'ai continué ma route pour Ulm. Le pays offre des bassins cultivés où des monticules couverts de bois et détachés les uns des autres plongent leurs pieds. Dans ce bois qu'on exploitait alors, on remarquait des chênes, les uns abattus, les autres debout ; les premiers écorcés à terre, leurs troncs et leurs branches nus et blancs comme le squelette d'un animal bizarre ; les seconds portant sur leurs rameaux hirsutes et garnis d'une mousse noire la fraîche verdure du printemps : ils réunissaient, ce qui ne se trouve jamais chez l'homme, la double beauté de la vieillesse et de la jeunesse.

Dans les sapinières de la plaine, des déracinements laissaient des places vides ; le sol avait été converti en prairies. Ces hippodromes de gazon au milieu des forêts ardoisées ont quelque chose de sévère et de riant, et rappellent les savanes du Nouveau-Monde. Les cabanes tiennent encore du caractère suisse ; les hameaux et les auberges se distinguent par cette propreté appétissante ignorée dans notre pays.

Arrêté pour dîner entre six et sept heures du soir à Moskirch, je musais à la fenêtre de mon auberge : des troupeaux buvaient à une fontaine, une génisse sautait et folâtrait comme un chevreuil. Partout où l'on agit doucement envers les animaux, ils sont gais et se plaisent avec l'homme. En Allemagne et en Angleterre on ne frappe point les chevaux, on ne les maltraite pas de paroles ; ils se rangent d'eux-mêmes au timon ; ils partent et s'arrêtent à la moindre émission de la voix, au plus petit mouvement de la bride. De tous les peuples les Français sont les plus inhumains : voyez nos postillons atteler leurs chevaux ? ils les poussent aux brancards à coups de botte dans le flanc, à coups de manche de fouet sur la tête, leur cassant la bouche avec le mors pour les faire reculer, accompagnant le tout de jurements, de cris et d'insultes au pauvre animal. On contraint les bêtes de somme à tirer ou à porter des fardeaux qui surpassent leurs forces, et, pour les obliger d'avancer, on leur coupe le cuir à virevoltes de lanières : la férocité du Gaulois nous est restée : elle est seulement cachée sous la soie de nos bas et de nos cravates.

Je n'étais pas seul à béer ; les femmes en faisaient autant à toutes les fenêtres de leurs maisons. Je me suis souvent demandé en traversant des hameaux inconnus : " Voudrais-tu demeurer là ? "

Je me suis toujours répondu : " Pourquoi pas ? " Qui, durant les folles heures de la jeunesse, n'a dit avec le troubadour Pierre Vidal :

Don n'ai mais d'un pauc cordo

Que Na Raymbauda me do,

Quel reys Richartz ab Peitieus

Ni ab Tors ni ab Angieus.

" Je suis plus riche avec un ruban que la belle Raimbaude me donne, que le roi Richard avec Poitiers, Tours et Angers. " Matière de songes est partout ; peines et plaisirs sont de tous lieux : ces femmes de Moskirch qui regardaient le ciel ou mon chariot de poste, qui me regardaient ou ne regardaient rien, n'avaient-elles pas des joies et des chagrins, des intérêts de coeur, de fortune, de famille, comme on en a à Paris ? J'aurais été loin dans l'histoire de mes voisins, si le dîner ne s'était annoncé poétiquement au fracas d'un coup de tonnerre : c'était beaucoup de bruit pour peu de chose.

 

3 L36 Chapitre 6

19 mai 1833.

Le Danube. - Ulm.

A dix heures du soir, je remontai en voiture ; je m'endormis au grignotement de la pluie sur la capote de la calèche. Le son du petit cor de mon postillon me réveilla. J'entendis le murmure d'une rivière que je ne voyais pas. Nous étions arrêtés à la porte d'une ville, la porte s'ouvre ; on s'enquiert de mon passeport et de mes bagages : nous entrions dans le vaste empire de Sa Majesté wurtembergeoise. Je saluai de ma mémoire la grande-duchesse Hélène, fleur gracieuse et délicate maintenant enfermée dans les serres du Worga. Je n'ai conçu qu'un seul jour le prix du haut rang et de ta fortune : c'est à la fête que je donnai à la jeune princesse de Russie dans les jardins de la villa de Médicis. Je sentis comment la magie du ciel, le charme des lieux, le prestige de la beauté et de la puissance pouvaient enivrer, je me figurais être à la fois Torquato Tasso et Alfonso d ' Este ; je valais mieux que le prince, moins que le poète ; Hélène était plus belle que Léonore. Représentant de l'héritier de François Ier et de Louis XIV, j'ai eu le songe d'un roi de France.

On ne me fouilla point : je n'avais rien contre les droits des souverains, moi qui reconnaissais ceux d'un jeune monarque quand les souverains eux-mêmes ne les reconnaissaient plus. La vulgarité, la modernité de la douane et du passeport contrastaient avec l'orage, la porte gothique, le son du cor et le bruit du torrent.

Au lieu de la châtelaine opprimée que je me préparais à délivrer, je trouvai, au sortir de la ville, un vieux bonhomme, il me demanda six cruches (kreutzer), haussant de la main gauche une lanterne au niveau de sa tête grise, tendant la main droite à Schwartz assis sur le siège, ouvrant sa bouche comme la gueule d'un brochet pris à l'hameçon : Baptiste, mouillé et malade, ne s'en put tenir de rire.

Et ce torrent que je venais de franchir, qu'était-ce ?

Je le demandai au postillon, qui me cria : " Donau (le Danube). " Encore un fleuve fameux traversé par moi à mon insu, comme j'étais descendu dans le lit des lauriers roses de l'Eurotas sans le connaître ! Que m'a servi de boire aux eaux du Meschacébé, de l'Eridan, du Tibre, du Céphise, de l'Hermus, du Jourdain, du Nil, du Bétis, du Tage, de l'Ebre, du Rhin, de la Sprée, de la Seine, de la Tamise et de mille autres fleuves obscurs ou célèbres ? Ignorés, ils ne m'ont point donné leur paix ; illustres, ils ne m'ont point communiqué leur gloire : ils pourront dire seulement qu'ils m'ont vu passer comme leurs rives voient passer leurs ondes.

J'arrivai d'assez bonne heure, le dimanche 19 mai, à Ulm, après avoir parcouru le théâtre des campagnes de Moreau et de Bonaparte.

Hyacinthe, membre de la Légion d'honneur, en portait le ruban : cette décoration nous attirait des respects incroyables. N'ayant à ma boutonnière qu'une petite fleur, selon ma coutume, je passais, avant qu'on sût mon nom, pour un être mystérieux : mes Mamelucks, au Caire, voulaient, bon gré, mal gré, que je fusse un général de Napoléon déguisé en savantasse ; ils n'en démordaient point et s'attendaient de quart d'heure en quart d'heure à me voir mettre l'Egypte dans la ceinture de mon cafetan.

C'est pourtant chez les peuples dont nous avons brûlé les villages et ravagé les moissons que ces sentiments existent. Je jouissais de cette gloire ; mais si nous n'avions fait que du bien à l'Allemagne, y serions-nous tant regrettés ? Inexplicable nature humaine !

Les maux de la guerre sont oubliés ; nous avons laissé au sol de nos conquêtes le feu de la vie. Cette masse inerte mise en mouvement continue de fermenter, parce que l'intelligence y commence. En voyageant aujourd'hui, on s'aperçoit que les peuples veillent le sac sur le dos ; prêts à partir, ils semblent nous attendre pour nous mettre à la tête de la colonne. Un Français est toujours pris pour l'aide de camp qui apporte l'ordre de marcher.

Ulm est une petite ville propre, sans caractère particulier ; ses remparts détruits se sont convertis en potagers et en promenades, ce qui arrive à tous les remparts. Leur fortune a quelque chose de pareil à celle des militaires, le soldat porte les armes dans sa jeunesse ; devenu invalide il se fait jardinier.

J'allai voir la cathédrale, vaisseau gothique à nef élevée. Les bas côtés se partagent en deux voûtes étroites soutenues par un seul rang de piliers, de manière que l'édifice intérieur tient à la fois de la cathédrale et de la basilique.

La chaire a pour dais un élégant clocher terminé en pointe comme une mitre ; l'intérieur de ce clocher se compose d'un noyau autour duquel tourne une voûte hélicoïde à filigranes de pierre. Des aiguilles symétriques perçant le dehors paraissent avoir été destinées à porter des cierges, ils illuminaient cette tiare quand le pontife prêchait les jours de fête. Au lieu de prêtres officiant, j'ai vu de petits oiseaux sautillant dans ces feuillages de granit, ils célébraient la parole qui leur donna une voix et des ailes le cinquième jour de la création.

La nef était déserte ; au chevet de l'église deux troupes séparées de garçons et de filles écoutaient des instructions. La réformation (je l'ai déjà dit) a tort de se montrer dans les monuments catholiques qu'elle a envahis ; elle y est mesquine et honteuse. Ces hauts portiques demandent un clergé nombreux, la pompe des solennités, les chants, les tableaux, les ornements, les voiles de soie, les draperies, les dentelles, l'argent, l'or, les lampes, les fleurs et l'encens des autels. Le protestantisme aura beau dire qu'il est retourné au christianisme primitif, les églises gothiques lui répondent qu'il a renié ses pères : les chrétiens, architectes de ces merveilles, étaient autres que les enfants de Luther et de Calvin.

 

3 L36 Chapitre 7

19 mai 1833.

Blenheim. - Louis XIV. - Forêt Hercynienne. - Les Barbares. - Sources du Danube.

Le 19 mai, à midi, j'avais quitté Ulm. A Dillingen les chevaux manquèrent. Je demeurai une heure dans la grande rue, ayant pour récréation la vue d'un nid de cigogne planté sur une cheminée comme sur un minaret d'Athènes ; une multitude de moineaux avaient fait insolemment leurs nids dans la couche de la paisible reine au long cou . Au-dessous de la cigogne, une dame, logée au premier étage, regardait les passants à l'ombre d'une jalousie demi-relevée ; au-dessous de la dame était un saint de bois dans une niche. Le saint sera précipité de sa niche sur le pavé, la femme de sa fenêtre dans la tombe : et la cigogne ? elle s'envolera : ainsi finiront les trois étages.

Entre Dillingen et Donauwerth, on traverse le champ de bataille de Blenheim. Les pas des armées de Moreau sur le même sol n'ont point effacé ceux des armées de Louis XIV ; la défaite du grand roi domine dans la contrée les succès du grand empereur.

Le postillon qui me conduisait était de Blenheim ; arrivé à la hauteur de son village, il sonna du cor : peut-être annonçait-il son passage à la paysanne qu'il aimait ; elle tressaillait de joie au milieu des mêmes guérets où vingt-sept bataillons et douze escadrons français furent faits prisonniers, où le régiment de Navarre, dont j'ai eu l'honneur de porter l'uniforme, enterra ses étendards au bruit lugubre des trompettes : ce sont là les lieux communs de la succession des âges. En I793, la République enleva de l'église de Blenheim les guidons arrachés à la monarchie en I704 : elle vengeait le royaume et immolait le roi ; elle abattait la tête de Louis XVI, mais elle ne permettait qu'à la France de déchirer le drapeau blanc.

Rien ne fait mieux sentir la grandeur de Louis XIV que de trouver sa mémoire jusqu'au fond des ravines creusées par le torrent des victoires napoléoniennes. Les conquêtes de ce monarque ont laissé à notre pays des frontières qui nous gardent encore. L'écolier de Brienne à qui la légitimité donna son épée, enferma un moment l'Europe dans son antichambre ; mais elle en sortit, le petit-fils de Henri IV mit cette même Europe aux pieds de la France ; elle y est restée. Cela ne signifie pas que je compare Napoléon à Louis XIV : hommes de divers destins, ils appartiennent à des siècles dissemblables, à des nations différentes ; l'un a parachevé une ère, l'autre commencé un monde. On peut dire de Napoléon ce que dit Montaigne de César : " J'excuse la victoire de ne s'être pu dépêtrer de lui. "

Les indignes tapisseries du château de Blenheim, que je vis avec Pelletier, représentent le maréchal de Tallart ôtant piteusement son chapeau au duc de Marlborough, lequel est en posture de rodomont. Tallart n'en demeura pas moins le favori du vieux lion : prisonnier à Londres, il vainquit, dans l'esprit de la reine Anne, Marlborough qui l'avait battu à Blenheim, et mourut membre de l'Académie française : " C'était, selon Saint-Simon, un homme de taille médiocre avec des yeux un peu jaloux, plein de feu et d'esprit, mais sans cesse battu du diable par son ambition. "

Je fais de l'histoire en calèche : pourquoi pas ? César en faisait bien en litière ; s'il gagnait les batailles qu'il écrivait, je n'ai pas perdu celles dont je parle.

De Dillingen à Donauwerth riche plaine d'inégal niveau où les champs de blé s'entremêlent aux prairies : on se rapproche et on s'éloigne du Danube selon les courbures du chemin et les inflexions du fleuve. A cette hauteur, les eaux du Danube sont encore jaunes comme celles du Tibre.

A peine êtes-vous sorti du village que vous en apercevez un autre ; villages propres et riants : souvent les murs des maisons ont des fresques. Un certain caractère italien se prononce davantage à mesure que l'on avance vers l'Autriche : l'habitant du Danube n'est plus paysan du Danube.

Son menton nourissait une barbe touffue :

Toute sa personne velue

Représentait un ours, mais un ours mal léché.

Mais le ciel d'Italie manque ici : le soleil est bas et blanc ; ces bourgs si dru semés ne sont pas ces petites villes de la Romagne qui couvent les chefs-d'oeuvre des arts cachés sous elles ; on gratte la terre, et ce labourage fait pousser, comme un épi de blé, quelque merveille du ciseau antique.

A Donauwerth, je regrettai d'être arrivé trop tard pour jouir d'une belle perspective du Danube. Lundi 21, même aspect du paysage ; cependant le sol devient moins bon et les paysans paraissent plus pauvres. On commence à revoir des bois de pins et des collines. La forêt Hercynienne débordait jusqu'ici ; les arbres dont Pline nous a laissé la description singulière furent abattus par des générations maintenant ensevelies avec les chênes séculaires.

Lorsque Trajan jeta un pont sur le Danube, l'Italie ouït pour la première fois le nom si fatal à l'ancien monde, le nom des Goths. Le chemin s'ouvrit à des myryades de sauvages qui marchèrent au sac de Rome. Les Huns et leur Attila bâtirent leurs palais de bois en regard du Colysée, au bord du fleuve rival du Rhin, et comme lui ennemi du Tibre. Les hordes d'Alaric franchirent le Danube en 376 pour renverser l'empire grec civilisé, au même lieu où les Russes l'ont traversé en 1828 avec le dessein de renverser l'empire barbare assis sur les débris de la Grèce. Trajan aurait-il deviné qu'une civilisation d'une espèce nouvelle s'établirait un jour de l'autre côté des Alpes, aux confins du fleuve qu'il avait presque découvert ? Né dans la forêt Noire, le Danube va mourir dans la mer Noire. Où gît sa principale source ? dans la cour d'un baron allemand, lequel emploie la naïade à laver son linge. Un géographe s'étant avisé de nier le fait, le gentilhomme propriétaire lui a intenté un procès. Il a été décidé par arrêt que la source du Danube était dans la cour dudit baron et ne saurait être ailleurs. Que de siècles il a fallu pour arriver des erreurs de Ptolémée à cette importante vérité ! Tacite fait descendre le Danube du mont Abnoba, montis Abnobae . Mais les barons hermondures, narisques, marcomans et quades, qui sont les autorités sur lesquelles s'appuie l'historien romain, n'étaient pas si avisés que mon baron allemand. Eudore n'en savait pas tant, quand je le faisais voyager aux embouchures de l'Ister, où l'Euxin, selon Racine, devait porter Mithridate en deux jours . " Ayant passé l'Ister vers son embouchure, je découvris un tombeau de pierre sur lequel croissait un laurier. J'arrachai les herbes qui couvraient quelques lettres latines, et bientôt je parvins à lire ce premier vers des élégies d'un poète infortuné :

" Mon livre, vous irez à Rome, et vous irez à Rome sans moi. "

( Martyrs .)

Le Danube, en perdant sa solitude, a vu se reproduire sur ses bords les maux inséparables de la société : pestes, famines, incendies, saccagements de villes, guerres, et ces divisions sans cesse renaissantes des passions ou des erreurs humaines.

Déjà nous avons vu le Danube inconstant,

Qui, tantôt catholique et tantôt protestant,

Sert Rome et Luther de son onde,

Et qui, comptant après pour rien

Le Romain, le Luthérien,

Finit sa course vagabonde

Par n'être pas même chrétien.

 

3 L36 Chapitre 8

20 et 21 mai 1833.

Ratisbonne. - Fabrique d'empereurs. - Diminution de la vie sociale à mesure qu'on s'éloigne de la France. - Sentiments religieux des Allemands.

Après Donauwerth on trouve Burkheim et Neubourg. Au déjeuner, à Ingolstadt, on m'a servi du chevreuil : c'est grand'pitié de manger cette charmante bête. J'ai toujours lu avec horreur le récit de la fête de l'installation de George Neville, archevêque d'York, en 1466 : on y rôtit quatre cents cygnes chantant en choeur leur hymne funèbre ! Il est aussi question dans ce repas de deux cent quatre butors : je le crois bien !

Regensburg , que nous appelons Ratisbonne offre, en arrivant par Donauwerth, un aspect agréable. Deux heures sonnaient, le 21, lorsque je m'arrêtai devant l'hôtel de la poste. Tandis que l'on attelait, ce qui est toujours long en Allemagne, j'entrai dans une église voisine appelée la Vieille chapelle , blanchie et dorée tout à neuf. Huit vieux prêtres noirs, à cheveux blancs, chantaient les vêpres ; j'avais prié autrefois dans une chapelle de Tivoli pour un homme qui priait lui-même à mes côtés ; dans une des citernes de Carthage, j'avais offert des voeux à saint Louis, mort non loin d'Utique, plus philosophe que Caton, plus sincère qu'Annibal, plus pieux qu'Enée : dans la chapelle de Ratisbonne, j'eus la pensée de recommander au ciel le jeune roi que je venais chercher ; mais je craignais trop la colère de Dieu pour solliciter une couronne ; je suppliai le dispensateur de toutes grâces d'accorder à l'orphelin le bonheur, et de lui donner le dédain de la puissance.

Je courus de la Vieille chapelle à la cathédrale. Plus petite que celle d'Ulm, elle est plus religieuse et d'un plus beau style. Ses vitraux coloriés l'enténèbrent de cette obscurité propre au recueillement. La blanche chapelle convenait mieux à mes souhaits pour l'innocence de Henri ; la sombre basilique me rendit tout ému pour mon vieux roi Charles.

Peu m'importait l'hôtel dans lequel on élisait jadis les empereurs, ce qui prouve du moins qu'il y avait des souverains électifs, même des souverains que l'on jugeait. Le dix-huitième article du testament de Charlemagne porte : " Si quelques-uns de nos petits-fils, nés ou à naître, sont accusés, ordonnons qu'on ne leur rase pas la tête, qu'on ne leur crève pas les yeux, qu'on ne leur coupe pas un membre, ou qu'on ne les condamne pas à mort sans bonne discussion et examen. " Je ne sais quel empereur d'Allemagne déposé réclama seulement la souveraineté d'un clos de vigne qu'il affectionnait.

A Ratisbonne, jadis fabrique de souverains, on monnayait des empereurs souvent à bas titre ; ce commerce est tombé : une bataille de Bonaparte et le prince Primat plat courtisan de notre universel gendarme, n'ont pas ressuscité la cité mourante. Les Regensbourgeois, habillés et crasseux comme le peuple de Paris, n'ont aucune physionomie particulière. La ville, faute d'un assez grand nombre d'habitants, est mélancolique ; l'herbe et le chardon assiègent ses faubourgs : ils auront bientôt haussé leurs plumets et leurs lances sur ses donjons. Kepler, qui de même que Copernic, a fait tourner la terre, repose à jamais à Ratisbonne.

Nous sommes sortis par le pont de la route de Prague, pont très vanté et fort laid. En quittant le bassin du Danube, on gravit des escarpements. Kirn, le premier relais, est perché sur une rude côte, du sommet de laquelle à travers les nues aqueuses, j'ai découvert des collines mornes et de pâles vallées. La physionomie des paysans change, les enfants, jaunes et bouffis, ont l'air malade. Depuis Kirn jusqu'à Waldmünchen l'indigence de la nature s'accroît : presque plus de hameaux ; des chaumières en rondins de sapin liés avec un gâchis de terre, comme sur les cols les plus maigres des Alpes.

La France est le coeur de l'Europe ; à mesure qu'on s'en éloigne, la vie sociale diminue ; on pourrait juger de la distance où l'on est de Paris par le plus ou moins de langueur du pays où l'on se retire. En Espagne et en Italie la diminution du mouvement et la progression de la mort sont moins sensibles : dans la première contrée un autre peuple, un autre monde, des Arabes chrétiens vous occupent ; dans la seconde le charme du climat et des arts, l'enchantement des amours et des ruines, ne laissent pas le temps vous opprimer. Mais en Angleterre malgré la perfection de la société physique, en Allemagne, malgré la moralité des habitants, on se sent expirer. En Autriche et en Prusse, le joug militaire pèse sur vos idées, comme le ciel sans lumière sur votre tête ; je ne sais quoi vous avertit que vous ne pourriez ni écrire, ni parler, ni penser avec indépendance ; qu'il faut retrancher de votre existence toute la partie noble, laisser oisive en vous la première des facultés de l'homme, comme un inutile don de la divinité. Les arts et la beauté de la nature ne venant pas tromper vos heures, il ne vous reste qu'à vous plonger dans une grossière débauche ou dans ces vérités spéculatives dont se contentent les Allemands. Pour un Français, du moins pour moi, cette façon d'être est impossible ; sans dignité, je ne comprends pas la vie, difficile même à comprendre avec toutes les séductions de la liberté, de la gloire et de la jeunesse.

Cependant une chose me charme chez le peuple allemand, le sentiment religieux. Si je n'étais pas trop fatigué, je quitterais l'auberge de Nittenau où je crayonne ce journal ; j'irais à la prière du soir avec ces hommes, ces femmes, ces enfants qu'appelle à l'église le son d'une cloche. Cette foule, me voyant à genoux au milieu d'elle, m'accueillerait en vertu de l'union d'une commune foi. Quand viendra le jour où des philosophes dans leur temple béniront un philosophe arrivé par la poste, offriront avec cet étranger une prière semblable à un Dieu sur lequel tous les philosophes sont en désaccord ? Le chapelet du curé est plus sûr : je m'y tiens.

 

3 L36 Chapitre 9

21 mai.

Arrivée à Waldmünchen. - Douane autrichienne. - L'entrée en Bohême refusée.

Waldmünchen, où j'arrivai le mardi matin 21 mai, est le dernier village de Bavière de ce côté de la Bohême. Je me félicitais d'être à même de remplir promptement ma mission ; je n'étais plus qu'à cinquante lieues de Prague. Je me plonge dans l'eau glacée, je fais ma toilette à une fontaine, comme un ambassadeur qui se prépare à une entrée triomphale ; je pars et, à une demi-lieue de Waldmünchen, j'aborde plein d'assurance la douane autrichienne. Une barrière abaissée fermait le chemin ; je descends avec Hyacinthe dont le ruban rouge flamboyait. Un jeune douanier, armé d'un fusil, nous conduit au rez-de-chaussée d'une maison, dans une salle voûtée. Là, était assis à son bureau, comme à un tribunal, un gros et vieux chef de douaniers allemands ; cheveux roux, moustaches rousses, sourcils épais descendant en biais sur deux yeux verdâtres à moitié ouverts, l'air méchant ; mélange de l'espion de police de Vienne et du contrebandier de Bohême.

Il prend nos passeports sans dire mot ; le jeune douanier m'approche timidement une chaise, tandis que le chef, devant lequel il a l'air de trembler, examine les passeports. Je ne m'assieds pas et je vais regarder des pistolets accrochés au mur et une carabine placée dans l'angle de la salle ; elle me rappela le fusil avec lequel l'aga de l'isthme de Corinthe tira sur le paysan grec. Après cinq minutes de silence, l'Autrichien aboie deux ou trois mots que mon Bâlois traduit ainsi : " Vous ne passerez pas. " Comment, je ne passerai pas, et pourquoi ?

L'explication commence :

" Votre signalement n'est pas sur le passeport. - Mon passeport est un passeport des affaires étrangères. - Votre passeport est vieux. - Il n'a pas un an de date, il est légalement valide. - Il n'est pas visé à l'ambassade d'Autriche à Paris. - Vous vous trompez, il l'est. - Il n'a pas le timbre sec. - Oubli de l'ambassade, vous voyez d'ailleurs le visa des autres légations étrangères. Je viens de traverser le canton de Bâle, le grand-duché de Bade, le royaume de Wurtemberg, la Bavière entière on ne m'a pas fait la moindre difficulté. Sur la simple déclaration de mon nom, on n'a pas même déployé mon passeport. - Avez-vous un caractère public ? - J'ai été ministre en France, ambassadeur de Sa Majesté très chrétienne à Berlin, à Londres et à Rome. Je suis connu personnellement de votre souverain et du prince de Metternich. - Vous ne passerez pas. - Voulez-vous que je dépose un cautionnement ? Voulez-vous me donner une garde qui répondra de moi ? - Vous ne passerez pas. - Si j'envoie une estafette au gouvernement de Bohême ? - Comme vous voudrez. "

La patience me manqua ; je commençai à envoyer le douanier à tous les diables. Ambassadeur d'un roi sur le trône, peu m'eût importé quelques heures perdues ; mais, ambassadeur d'une princesse dans les fers, je me croyais infidèle au malheur, traître envers ma souveraine captive.

L'homme écrivait : le Bâlois ne traduisait pas mon monologue mais il y a des mots français que nos soldats ont enseignés à l'Autriche et qu'elle n'a pas oubliés. Je dis à l'interprète : " Explique-lui que je me rends à Prague pour offrir mon dévouement au roi de France. " Le douanier sans interrompre ses écritures, répondit : " Charles X n'est pas pour l'Autriche le roi de France. "

Je répliquai : " Il l'est pour moi. " Ces mots rendus au cerbère parurent lui faire quelque effet ; il me regarda de côté et en dessous. Je crus que sa longue annotation serait en dernier résultat un visa favorable. Il barbouille encore quelque chose sur le passeport d'Hyacinthe, et rend le tout à l'interprète. Il se trouva que le visa était une explication des motifs qui ne lui permettaient pas de me laisser continuer ma route, de sorte que non seulement il m'était impossible d'aller à Prague, mais que mon passeport était frappé de faux pour les autres lieux où je me pourrais présenter. Je remontai en calèche, et je dis au postillon : " A Waldmünchen. "

 

3 L36 Chapitre 10

21 mai 1833.

Séjour à Waldmünchen. - Lettre au comte de Choteck. - Inquiétudes. - Le Saint-Viatique.

Mon retour ne surprit point le maître de l'auberge. Il parlait un peu français, il me raconta que pareille chose était déjà arrivée ; des étrangers avaient été obligés de s'arrêter à Waldmünchen et d'envoyer leurs passeports à Munich au visa de la légation autrichienne. Mon hôte, très brave homme, directeur de la poste aux lettres, se chargea de transmettre au grand bourgrave de Bohême la lettre dont suit la copie.

" Waldmünchen, 21 mai 1833.

" Monsieur le gouverneur,

" Ayant l'honneur d'être connu personnellement de Sa Majesté l'empereur d'Autriche et de M. le prince de Metternich, j'avais cru pouvoir voyager dans les Etats autrichiens avec un passeport qui, n'ayant pas une année de date, était encore légalement valide et lequel avait été visé par l'ambassadeur d'Autriche à Paris pour la Suisse et l'Italie. En effet, monsieur le comte, j'ai traversé l'Allemagne et mon nom a suffi pour qu'on me laissât passer. Ce matin seulement, M. le chef de la douane autrichienne de Haselbach ne s'est pas cru autorisé à la même obligeance et cela par les motifs énoncés dans son visa sur mon passeport ci-joint, et sur celui de M. Pilorge, mon secrétaire. Il m'a forcé, à mon grand regret, de rétrograder jusqu'à Waldmünchen où j'attends vos ordres. J'ose espérer, monsieur le comte, que vous voudrez bien lever la petite difficulté qui m'arrête, en m'envoyant, par l'estafette que j'ai l'honneur de vous expédier, le permis nécessaire pour me rendre à Prague et de là à Vienne.

" Je suis avec une haute considération, monsieur le gouverneur, votre très humble et très obéissant serviteur.

" Chateaubriand. "

" Pardonnez, monsieur le comte, la liberté que je prends de joindre un billet ouvert pour M. le duc de Blacas. "

Un peu d'orgueil perce dans cette lettre : j'étais blessé ; j'étais aussi humilié que Cicéron, lorsque, revenant en triomphe de son gouvernement d'Asie, ses amis lui demandèrent s'il arrivait de Baïes ou de sa maison de Tusculum. Comment ! mon nom, qui volait d'un pôle à l'autre, n'était pas venu aux oreilles d'un douanier dans les montagnes d'Haselbach ! chose d'autant plus cruelle qu'on a vu mes succès à Bâle. En Bavière, j'avais été salué de Monseigneur ou d'Excellence ; un officier bavarois, à Waldmünchen, disait hautement dans l'auberge que mon nom n'avait pas besoin du visa d'un ambassadeur d'Autriche. Ces consolations étaient grandes, j'en conviens ; mais enfin une triste vérité demeurait : c'est qu'il existait sur la terre un homme qui n'avait jamais entendu parler de moi.

Qui sait pourtant si le douanier d'Haselbach ne me connaissait pas un peu ! Les polices de tous les pays sont si tendrement ensemble ! Un politique qui n'approuve ni n'admire les traités de Vienne, un Français qui aime l'honneur et la liberté de la France, qui reste fidèle à la puissance tombée, pourrait bien être à l'index à Vienne. Quelle noble vengeance d'en agir avec M. de Chateaubriand comme avec un de ces commis voyageurs si suspects aux espions ! Quelle douce satisfaction de traiter comme un vagabond dont les papiers ne sont pas en règle un envoyé chargé de porter traîtreusement à un enfant banni les adieux de sa mère captive !

L'estafette partit de Waldmünchen le 21, à onze heures du matin ; je calculais qu'elle pourrait être de retour le surlendemain 23, de midi à quatre heures ; mais mon imagination travaillait : Qu'allait devenir mon message ? Si le gouverneur est un homme ferme et qui sache vivre, il m'enverra le permis ; si c'est un homme timide et sans esprit, il me répondra que ma demande n'étant pas dans ses attributions, il s'est empressé d'en référer à Vienne. Ce petit incident peut plaire et déplaire tout à la fois au prince de Metternich. Je sais combien il craint les journaux ; je l'ai vu à Vérone quitter les affaires les plus importantes, s'enfermer tout éperdu avec M. de Gentz, pour brocher un article en réponse au Constitutionnel , et aux Débats . Combien s'écoulera-t-il de jours avant la transmission des ordres du ministre impérial ? que deviendrai-je ? Dans quelle inquiétude seront mes amis à Paris ? quand l'aventure s'ébruitera, que n'en feront point les gazettes ? que d'extravagances ne débiteront-elles pas ? D'un autre côté, M. de Blacas sera-t-il bien aise de me voir à Prague ? M. de Damas ne croira-t-il pas que je viens le détrôner ? M. le cardinal de Latil n'aura-t-il aucun souci ? Le triumvirat ne profitera-t-il pas de la malencontre pour me faire fermer les portes au lieu de me les faire ouvrir ? Rien de plus aisé : un mot dit à l'oreille du gouverneur, mot que j'ignorerai toute ma vie.

Et si l'estafette ne rapporte rien ? si le paquet a été perdu ? si le grand bourgrave ne juge pas à propos de me répondre ? s'il est absent ? si personne n'ose le remplacer ? que deviendrai-je sans passeport ? où pourrai-je me faire reconnaître ? à Munich ? à Vienne ? quel maître de poste me donnera des chevaux ? Je serai de fait prisonnier dans Waldmülchen.

Voilà les dragons qui me traversaient la cervelle ; je songeais de plus à mon éloignement de ce qui m'était cher : j'ai trop peu de temps à vivre pour perdre ce peu. Horace a dit : " Carpe diem , cueillez le jour. " Conseil du plaisir à vingt ans, de la raison à mon âge.

Fatigué de ruminer tout le cas dans ma tête, j'entendis le bruit d'une foule au dehors, mon auberge était sur la place du village. Je regardais par la fenêtre un prêtre portant les derniers sacrements à un mourant. Qu'importaient à ce mourant les affaires des rois, de leurs serviteurs et du monde ? Chacun quittait son ouvrage et se mettait à suivre le prêtre ; jeunes femmes, vieilles femmes, enfants, mères avec leurs nourrissons dans leurs bras, répétaient la prière des agonisants. Arrivé à la porte du malade, le curé donna la bénédiction avec le saint viatique. Les assistants se mirent à genoux en faisant le signe de la croix et baissant la tête. Le passeport pour l'éternité ne sera point méconnu de celui qui distribue le pain et ouvre l'hôtellerie au voyageur.

 

3 L36 Chapitre 11

Chapelle. - Ma chambre d'auberge. - Description de Waldmünchen.

21 mai 1833

Quoique j'eusse été sept jours sans me coucher, je ne pus rester au logis ; il n'était guère plus d'une heure : sorti du village du côté de Ratisbonne, j'avisai à droite, au milieu d'un blé, une chapelle blanche ; j'y dirigeai mes pas. La porte était fermée ; à travers une fenêtre biaise on apercevait un autel avec une croix. La date de l'érection de ce sanctuaire, 1830, était écrite sur l'architrave : on renversait une monarchie à Paris et l'on construisait une chapelle à Waldmünchen. Les trois générations bannies devaient venir habiter un exil à cinquante lieues du nouvel asile élevé au roi crucifié. Des millions d'événements s'accomplissent à la fois : que fait au noir endormi sous un palmier, au bord du Niger, le blanc qui tombe au même instant sous le poignard au rivage du Tibre ? Que fait à celui qui pleure en Asie celui qui rit en Europe ? Que faisait au maçon bavarois qui bâtissait cette chapelle, au prêtre bavarois qui exaltait ce Christ en 1830, le démolisseur de Saint-Germain-l'Auxerrois, l'abatteur des croix en 1830 ? Les événements ne comptent que pour ceux qui en pâtissent ou qui en profitent ; ils ne sont rien pour ceux qui les ignorent, ou qu'ils n'atteignent pas. Telle race de pâtres, dans les Abruzzes, a vu passer, sans descendre la montagne, les Pélages, les Carthaginois, les Romains, les Goths, les générations du moyen âge, et les hommes de l'âge actuel. Cette race ne s'est point mêlée aux habitants successifs du vallon, et la religion seule est montée jusqu'à elle.

Rentré à l'auberge, je me suis jeté sur deux chaises dans l'espoir de dormir, mais en vain ; le mouvement de mon imagination était plus fort que ma lassitude. Je rabâchais sans cesse mon estafette : le dîner n'a rien fait à l'affaire. Je me suis couché au milieu de la rumeur des troupeaux qui rentraient des champs. A dix heures du soir autre bruit, le watchman a chanté l'heure ; cinquante chiens ont aboyé ; après quoi ils sont allés au chenil comme si le watchman leur eût donné l'ordre de se taire : j'ai reconnu la discipline allemande.

La civilisation a marché en Germanie depuis mon voyage à Berlin : les lits sont maintenant presque assez longs pour un homme de taille ordinaire ; mais le drap de dessus est toujours cousu à la couverture, et le drap de dessous, trop étroit, finit par se tordre et se recoquiller de manière à vous être très incommode ; et puisque je suis dans le pays d'Auguste Lafontaine, j'imiterai son génie ; je veux instruire la dernière postérité de ce qui existait de mon temps dans la chambre de mon auberge à Waldmünchen. Sachez donc, arrière-neveux, que cette chambre était une grande chambre à l'italienne, murs nus, badigeonnés en blanc, sans boiseries ni tapisserie aucune, large plinthe ou bandeau colorié au bas plafond avec un cercle à trois filets, corniche peinte en rosaces bleues avec une guirlande de feuilles de laurier chocolat, et au-dessous de la corniche, sur le mur, un rinceau à dessins rouges sur un fond vert américain. Çà et là, de petites gravures françaises et anglaises encadrées. Deux fenêtres avec rideaux de coton blanc. Entre les fenêtres un miroir. Au milieu de la chambre une table de douze couverts au moins, garnie de sa toile cirée à fond olive, imprimé de roses et de fleurs diverses : Six chaises avec leurs coussins recouverts d'une toile rouge à carreaux écossais. Une commode, trois couchettes autour de la chambre ; dans un angle, auprès de la porte un poêle de faïence vernissée noir, et dont les faces présentent en relief les armes de Bavière, il est surmonté d'un récipient en forme de couronne gothique. La porte est munie d'une machine de fer compliquée capable de clore les huis d'une geôle et de déjouer les rossignols des amants et des voleurs. Je signale aux voyageurs l'excellente chambre où j'écris cet inventaire qui joute avec celui de l'Avare ; je la recommande aux légitimistes futurs qui pourraient être arrêtés par les héritiers du bouquetin roux de Haselbach. Cette page de mes Mémoires fera plaisir à l'école littéraire moderne.

Apres avoir compté, à la lueur de ma veilleuse les astragales du plafond, regardé les gravures de la jeune Milanaise , de la belle Helvétienne , de la jeune Française , de la jeune Russe , du feu roi de Bavière, de la feue reine de Bavière, qui ressemble à une dame que je connais et dont il m'est impossible de me rappeler le nom, j'attrapai quelques minutes de sommeil.

Délité le 22 à sept heures, un bain emporta le reste de ma fatigue, et je ne fus plus occupé que de ma bourgade, comme le capitaine Cook d'un îlot découvert par lui dans l'océan Pacifique.

Waldmünchen est bâti sur la pente d'une colline ; il ressemble assez à un village délabré de l'Etat romain. Quelques devants de maison peints à fresque, une porte voûtée à l'entrée et à la sortie de la principale rue, point de boutiques ostensibles, une fontaine à sec sur la place. Pavé épouvantable mêlé de grandes dalles et de petits cailloux, tels qu'on n'en voit plus que dans les environs de Quimper-Corentin .

Le peuple, dont l'apparence est rustique, n'a point de costume particulier. Les femmes vont la tête nue ou enveloppée d'un mouchoir à la guise des laitières de Paris, leurs jupons sont courts ; elles marchent jambes et pieds nus de même que les enfants. Les hommes sont habillés, partie comme les gens du peuple de nos villes, partie comme nos anciens paysans. Dieu soit loué ! ils n'ont que des chapeaux, et les infâmes bonnets de coton de nos bourgeois leur sont inconnus.

Tous les jours il y a, ut mos , spectacle à Waldmünchen et j'y assistais à la première place. A six heures du matin, un vieux berger, grand et maigre, parcourt le village à différentes stations ; il sonne d'une trompe droite, longue de six pieds, qu'on prendrait de loin pour un porte-voix ou une houlette. Il en tire d'abord trois sons métalliques assez harmonieux, puis il fait entendre l'air précipité d'une espèce de galop ou de ranz des vaches, imitant des mugissements de boeufs et des rires de pourceaux. La fanfare finit par une note soutenue et montante en fausset.

Soudain débouchent de toutes les portes des vaches, des génisses, des veaux, des taureaux ; ils envahissent en beuglant la place du village ; ils montent ou descendent de toutes les rues circonvoisines, et, s'étant formés en colonne ils prennent le chemin accoutumé pour aller paître. Suit en caracolant l'escadron des porcs qui ressemblent à des sangliers et qui grognent. Les moutons et les agneaux placés à la queue font en bêlant la troisième partie du concert ; les oies composent la réserve : en un quart d'heure tout a disparu.

Le soir, à sept heures, on entend de nouveau la trompe ; c'est la rentrée des troupeaux. L'ordre de la troupe est changé : les porcs font l'avant-garde, toujours avec la même musique ; quelques-uns, détachés en éclaireurs, courent au hasard ou s'arrêtent à tous les coins. Les moutons défilent ; les vaches, avec leurs fils, leurs filles et leurs maris, ferment la marche ; les oies dandinent sur les flancs. Tous ces animaux regagnent leurs toits, aucun ne se trompe de porte ; mais il y a des cosaques qui vont à la maraude, des étourdis qui jouent et ne veulent pas rentrer, de jeunes taureaux qui s'obstinent à rester avec une compagne qui n'est pas de leur crèche. Alors viennent les femmes et les enfants avec leurs petites gaules ; ils obligent les traînards à rejoindre le corps, et les réfractaires à se soumettre à la règle. Je me réjouissais de ce spectacle, comme jadis Henri IV à Chauny s'amusait du vacher nommé Tout-le-Monde qui rassemblait ses troupeaux au son de la trompette.

Il y a bien des années qu'étant au château de Fervaques, en Normandie, chez madame de Custine, j'occupais la chambre de ce Henri IV ; mon lit était énorme : le Béarnais y avait dormi avec quelque Florette ; j'y gagnai le royalisme, car je ne l'avais pas naturellement. Des fossés remplis d'eau environnent le château. La vue de ma fenêtre s'étendait sur des prairies que borde la petite rivière de Fervaques. Dans ces prairies j'aperçus un matin une élégante truie d'une blancheur extraordinaire ; elle avait l'air d'être la mère du prince Marcassin. Elle était couchée au pied d'un saule sur l'herbe fraîche, dans la rosée : un jeune verrat cueillit un peu de mousse fine et dentelée avec ses défenses d'ivoire, et la vint déposer sur la dormeuse ; il renouvela cette opération tant de fois que la blanche laie finit par être entièrement cachée : on ne voyait plus que des pattes noires sortir du duvet de verdure dans lequel elle était ensevelie.

Ceci soit dit à la gloire d'une bête mal famée dont je rougirais d'avoir parlé trop longtemps, si Homère ne l'avait chantée. Je m'aperçois en effet que cette partie de mes Mémoires n'est rien moins qu'une odyssée : Waldmünchen est Ithaque ; le berger est le fidèle Eumée avec ses porcs je suis le fils de Laërte, revenu après avoir parcouru la terre et les mers. J'aurais peut-être mieux fait de m'enivrer du nectar d'Evanthée, de manger la fleur de la plante moly, de m'alanguir au pays des Lotophages, de rester chez Circé ou d'obéir au chant des Sirènes qui me disaient : " Approche, viens à nous. "

22 mai 1833.

Si j'avais vingt ans, je chercherais quelques aventures dans Waldmünchen comme moyen d'abréger les heures, mais à mon âge on n'a plus d'échelle de soie qu'en souvenir, et l'on n'escalade les murs qu'avec les ombres. Jadis j'étais fort lié avec mon corps ; je lui conseillais de vivre sagement, afin de se montrer tout gaillard et tout ravigoté dans une quarantaine d'années. Il se moquait des serments de mon âme, s'obstinait à se divertir et n'aurait pas donné deux patards pour être un jour ce qu'on appelle un homme bien conservé : " Au diable ! disait-il ; que gagnerais-je à lésiner sur mon printemps pour goûter les joies de la vie quand personne ne voudra plus les partager avec moi ? " Et il se donnait du bonheur par-dessus la tête.

Je suis donc obligé de le prendre tel qu'il est maintenant : je le menai promener le 22 au sud-est du village. Nous suivîmes parmi les molières un petit courant d'eau qui mettait en mouvement des usines. On fabrique des toiles à Waldmünchen ; les lés de ces toiles étaient déroulés sur les prés ; de jeunes filles, chargées de les mouiller, couraient pieds nus sur les zones blanches, précédées de l'eau qui jaillissait de leur arrosoir, comme les jardiniers arroseraient une plate-bande de fleurs. Le long du ruisseau je pensais à mes amis, je m'attendrissais à leur souvenir, puis je demandais ce qu'ils devaient dire de moi à Paris : " Est-il arrivé ? A-t-il vu la famille royale ? Reviendra-t-il bientôt ? " Et je délibérais si je n'enverrais pas Hyacinthe chercher du beurre frais et du pain bis, pour manger du cresson au bord d'une fontaine sous une cépée d'aunes. Ma vie n'était pas plus ambitieuse que cela : pourquoi la fortune a-t-elle accroché à sa roue la basque de mon pourpoint avec le pan du manteau des rois ?

Rentré au village, j'ai passé près de l'église ; deux sanctuaires extérieurs accolent le mur ; l'un présente saint Pierre ès Liens avec un tronc pour les prisonniers, j'y ai mis quelques kreutzer en mémoire de la prison de Pellico et de ma loge à la Préfecture de police. L'autre sanctuaire offre la scène du jardin des Oliviers : scène si touchante et si sublime qu'elle n'est pas même détruite ici par le grotesque des personnages.

J'ai hâté mon dîner et couru à la prière du soir que j'entendais tinter. En tournant le coin de l'étroite rue de l'église, une échappée de vue s'est ouverte sur des collines éloignées : un peu de clarté respirait encore à l'horizon et cette clarté mourante venait du côté de la France. Un sentiment profond a poigné mon coeur. Quand donc mon pèlerinage finira-t-il ? Je traversai les terres germaniques bien misérable lorsque je revenais de l'armée des princes, bien triomphant lorsque, ambassadeur de Louis XVIII, je me rendais à Berlin, après tant et de si diverses années, je pénétrais à la dérobée au fond de cette même Allemagne, pour chercher le roi de France banni de nouveau.

J'entrai à l'église : elle était toute noire, pas même une lampe allumée. A travers la nuit, je ne reconnaissais le sanctuaire, dans un enfoncement gothique, que par sa plus épaisse obscurité. Les murs, les autels, les piliers me semblaient chargés d'ornements et de tableaux encrêpés ; la nef était occupée de bancs serrés et parallèles.

Une vieille femme disait à haute voix en allemand les Pater du chapelet ; des femmes jeunes et vieilles, que je ne voyais pas, répondaient des Ave Maria . La vieille femme articulait bien, sa voix était nette, son accent grave et pathétique ; elle était à deux bancs de moi, sa tête s'inclinait lentement dans l'ombre toutes les fois qu'elle prononçait le mot Christo , en ajoutant quelque oraison au Pater . Le chapelet fut suivi des litanies de la Vierge ; les ora pro nobis , psalmodiés en allemand par les priantes invisibles, sonnaient à mon oreille comme le mot répété espérance, espérance, espérance ! Nous sommes sortis pêle-mêle ; je suis allé me coucher avec l'espérance, je ne l'avais pas serrée dans mes bras depuis longtemps mais elle ne vieillit point, et on l'aime toujours malgré ses infidélités.

Selon Tacite, les Germains croient la nuit plus ancienne que le jour : nox ducere diem videtur . J'ai pourtant compté de jeunes nuits et des jours sempiternels. Les poètes nous disent aussi que le Sommeil est le frère la Mort : je ne sais, mais très certainement la Vieillesse est sa plus proche parente.

23 mai 1833

Le 23 au matin, le ciel mêla quelques douceurs à mes maux : Baptiste m'apprit que l'homme considérable du lieu, le brasseur de bière, avait trois filles, et possédait mes ouvrages rangés parmi ses cruchons. Quand je sortis, le monsieur et deux de ses filles me regardaient passer : que faisait la troisième demoiselle ? Jadis m'était tombée une lettre du Pérou écrite de la propre main d'une dame, cousine du soleil, laquelle admirait Atala ; mais être connu à Waldmünchen, à la barbe du loup de Haselbach, c'était une chose mille fois plus glorieuse : il était vrai que ceci se passait en Bavière, à une lieue de l'Autriche, nargue de ma renommée. Savez-vous ce qui me serait arrivé si mon excursion en Bohême n'eût été entreprise que de mon chef ? (Mais que serais-je allé faire pour moi seul en Bohême ?) Arrêté à la frontière, je serais retourné à Paris. Un homme avait médité un voyage à Pékin ; un de ses amis l'aperçoit sur le pont Royal à Paris : " Eh comment ! je vous croyais en Chine ? - Je suis revenu : ces Chinois m'ont fait des difficultés à Canton, je les ai plantés là. "

Comme Baptiste me racontait mes triomphes, le glas d'un enterrement me rappelle à ma fenêtre. Le curé passe, précédé de la croix ; des hommes et des femmes affluent, les hommes en manteaux, les femmes en robes et en cornettes noires. Enlevé à trois portes de la mienne, le corps est conduit au cimetière : au bout d'une demi-heure les cortégeants reviennent moins le cortégé. Deux jeunes femmes avaient leur mouchoir sur les yeux, l'une des deux poussait des cris, elles pleuraient leur père ; l'homme décédé était celui qui reçut le viatique le jour de mon arrivée.

Si mes Mémoires parviennent jusqu'à Waldmünchen quand moi-même je ne serai plus, la famille en deuil aujourd'hui y trouvera la date de sa douleur passée. Du fond de son lit, l'agonisant a peut-être ouï le bruit de ma voiture ; c'est le seul bruit qu'il aura entendu de moi sur la terre.

La foule dispersée, j'ai pris le chemin que j'avais vu prendre au convoi dans la direction du levant d'hiver. J'ai trouvé d'abord un vivier d'eau stagnante, à l'orée duquel s'écoulait rapidement un ruisseau comme la vie au bord de la mort. Des croix au revers d'une butte m'ont indiqué le cimetière. Je gravis un chemin creux, et la brèche d'un mur m'introduisit dans le saint enclos.

Des sillons d'argile représentaient les corps au-dessus du sol ; des croix s'élevaient ça et là : elles marquaient les issues par où les voyageurs étaient entrés dans le nouveau monde, ainsi que les balises indiquent à l'embouchure d'un fleuve les passes ouvertes aux vaisseaux. Un pauvre vieux creusait la tombe d'un enfant ; seul, en sueur et la tête nue, il ne chantait pas, il ne plaisantait pas à l'instar des clowns d'Hamlet. Plus loin était une autre fosse près de laquelle on voyait une escabelle, un levier et une corde pour la descente dans l'éternité.

Je suis allé droit à cette fosse qui semblait me dire : " Voilà une belle occasion ! " Au fond du trou gisait le récent cercueil recouvert de quelques pelletées de poussière en attendant le reste. Une pièce de toile blanchissait sur le gazon : les morts avaient soin de leur linceul.

Loin de son pays, le chrétien a toujours moyen de s'y transporter subitement : c'est de visiter autour des églises le dernier asile de l'homme : le cimetière est le champ de famille, et la religion la patrie universelle.

Il était midi quand je suis rentré ; d'après tous les calculs l'estafette ne pouvait être revenue avant trois heures ; néanmoins chaque piétinement de chevaux me faisait courir à la fenêtre : à mesure que l'heure approchait, je me persuadais que le permis n'arriverait pas.

Pour dévorer le temps, je demandai la note de ma dépense ; je me mis à supputer les poulets que j'avais mangés : plus grand que moi n'a pas dédaigné ce soin. Henri Tudor, septième du nom, en qui finirent les troubles de la Rose blanche et la Rose rouge , comme je vais unir la cocarde blanche à la cocarde tricolore, Henri VII a paraphé une à une les pages d'un livret de comptes que j'ai vu : " A une femme pour trois pommes, 12 sous ; pour avoir découvert trois lièvres, 6 schellings 8 sous ; à maître Bernard, le poète aveugle, 100 schellings (c'était mieux qu'Homère) ; à un petit homme, little man , à Shaftesbury, 20 schellings. " Nous avons aujourd'hui beaucoup de petits hommes, mais ils coûtent plus de 20 schellings.

A trois heures, heure à laquelle l'estafette aurait pu être de retour j'allai avec Hyacinthe sur la route d'Haselbach. Il faisait du vent, le ciel était semé de nuages qui passaient sur le soleil en jetant leur ombre aux champs et aux sapinières. Nous étions précédés d'un troupeau du village qui élevait dans sa marche la noble poussière de l'armée du grand-duc de Quirocie, combattue si vaillamment par le chevalier de la Manche. Un calvaire pointait au haut d'une des montées du chemin de là on découvrait un long ruban de la chaussée. Assis dans une ravine, j'interrogeais Hyacinthe resté au pied de la croix : " Soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? " Quelques carrioles de village aperçues de loin nous faisaient battre le coeur, en approchant elles se montraient vides comme tout ce qui porte des songes. Il me fallut retourner au logis et dîner bien triste. Une planche s'offrait après le naufrage : la diligence devait passer à six heures, ne pouvait-elle pas apporter la réponse du gouverneur ? Six heures sonnent : point de diligence. A six heures un quart, Baptiste entre dans ma chambre : " Le courrier ordinaire de Prague vient d'arriver ; il n'y a rien pour Monsieur. " Le dernier rayon d'espoir s'éteignit.

 

3 L36 Chapitre 12

Lettre du comte de Choteck. - La paysanne. - Départ de Waldmünchen. - Douane autrichienne. - Entrée en Bohême. - Forêt de pins. - Conversation avec la lune. - Pilsen. - Grands chemins du nord. - Vue de Prague.

A peine Baptiste était-il sorti de ma chambre, que Schwartz parait agitant en l'air une grande lettre, à grand cachet, et criant : " Foilà le bermis. " Je saute sur la dépêche ; je déchire l'enveloppe ; elle contenait, avec une lettre du gouverneur, le permis et un billet de M. de Blacas. Voici la lettre de M. le comte de Choteck :

" Prague, 23 mai 1833.

" Monsieur le vicomte,

" Je suis bien fâché qu'à votre entrée en Bohême vous ayez éprouvé des difficultés et des retards dans votre voyage. Mais vu les ordres très sévères qui existent à nos frontières pour tous les voyageurs qui viennent de France, ordres que vous trouverez vous-même bien naturels dans les circonstances actuelles, je ne puis qu'approuver la conduite du chef de la douane de Haselbach. Malgré la célébrité tout européenne de votre nom, vous voudrez bien excuser cet employé, qui n'a pas l'honneur de vous connaître personnellement, s'il a eu des doutes sur l'identité de la personne, d'autant plus que votre passeport n'était visé que pour la Lombardie et non pour tous les Etats autrichiens. Quant à votre projet de voyage pour Vienne, j'en écris aujourd'hui au prince de Metternich et je m'empresserai de vous communiquer sa réponse dès votre arrivée à Prague.

" J'ai l'honneur de vous envoyer ci-jointe la réponse de M. le duc de Blacas, et je vous prie de vouloir bien recevoir les assurances de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc.

" Le comte de Choteck. "

Cette réponse était polie et convenable, le gouverneur ne pouvait pas m'abandonner l'autorité inférieure, qui après tout avait fait son devoir. J'avais moi-même prévu à Paris les chicanes dont mon vieux passeport pourrait devenir la cause. Quant à Vienne, j'en avais parlé dans un but politique, afin de rassurer M. le comte de Choteck et de lui montrer que je ne fuyais pas le prince de Metternich.

A huit heures du soir, le jeudi 24 mai, je montai en voiture. Qui le croirait ? ce fut avec une sorte de peine que je quittai Waldmünchen ! Je m'étais déjà habitué à mes hôtes ; mes hôtes s'étaient accoutumés à moi. Je connaissais tous les visages aux fenêtres et aux portes quand je me promenais, ils m'accueillaient d'un air de bienveillance. Le voisinage accourut pour voir rouler ma calèche, délabrée comme la monarchie de Hugues Capet. Les hommes ôtaient leurs chapeaux, les femmes me faisaient un petit signe de congratulation. Mon aventure était l'objet des conversations du village ; chacun prenait mon parti : les Bavarois et les Autrichiens se détestent ; les premiers étaient fiers de m'avoir laissé passer.

J'avais remarqué plusieurs fois sur le seuil de sa chaumière une jeune Waldmünchenienne à figure de vierge de la première manière de Raphaël ; son père, à prestance honnête de paysan, me saluait jusqu'à terre avec son feutre à larges bords, il me donnait en allemand un bonjour que je lui rendais cordialement en français : placée derrière lui, sa fille rougissait en me regardant par-dessus l'épaule du vieillard. Je retrouvai ma vierge, mais elle était seule. Je lui fis un adieu de la main ; elle resta immobile ; elle semblait étonnée ; je voulais croire en sa pensée à je ne sais quels vagues regrets : je la quittai comme une fleur sauvage qu'on a vue dans un fossé au bord d'un chemin et qui a parfumé votre course. Je traversai les troupeaux d'Eumée ; il découvrit sa tête devenue grise au service des moutons. Il avait achevé sa journée ; il rentrait pour sommeiller avec ses brebis, tandis qu'Ulysse allait continuer ses erreurs.

Je m'étais dit avant d'avoir reçu le permis : " Si je l'obtiens, j'accablerai mon persécuteur. " Arrivé à Haselbach, il m'advint, comme à Georges Dandin, que ma maudite bonté me reprit ; je n'ai point de coeur pour le triornphe. En vrai poltron je me blottis dans l'angle de ma voiture et Schwartz présenta l'ordre du gouverneur ; j'aurais trop souffert de la confusion du douanier. Lui, de son côté, ne se montra pas et ne fit pas même fouiller ma vache. Paix lui soit ! qu'il me pardonne les injures que je lui ai dites plus haut, mais que par un reste de rancune je n'effacerai pas de mes Mémoires .

Au sortir de la Bavière, de ce côté, une noire et vaste forêt de pins sert de portique à la Bohême. Des vapeurs erraient dans les vallées, le jour défaillait, et le ciel, à l'ouest, était couleur de fleurs de pêcher ; les horizons baissaient presque à toucher la terre. La lumière manque à cette latitude, et avec la lumière la vie ; tout est éteint, hyémal, blêmissant ; l'hiver semble charger l'été de lui garder le givre jusqu'à son prochain retour. Un petit morceau de la lune qui entreluisait me fit plaisir ; tout n'était pas perdu, puisque je trouvais une figure de connaissance. Elle avait l'air de me dire : " Comment ! te voilà ? te souvient-il que je t'ai vu dans d'autres forêts ? te souviens-tu des tendresses que tu me disais quand tu étais jeune ? vraiment, tu ne parlais pas trop mal de moi. D'où vient maintenant ton silence ? Où vas-tu seul et si tard ? Tu ne cesses donc de recommencer ta carrière ? "

O lune ! vous avez raison, mais si je parlais bien de vos charmes, vous savez les services que vous me rendiez ; vous éclairiez mes pas alors que je me promenais avec mon fantôme d'amour, aujourd'hui ma tête est argentée à l'instar de votre visage, et vous vous étonnez de me trouver solitaire ! et vous me dédaignez ! J'ai pourtant passé des nuits entières enveloppé dans vos voiles ; osez-vous nier nos rendez-vous parmi les gazons et le long de la mer ? Que de fois vous avez regardé mes yeux passionnément attachés sur les vôtres ! Astre ingrat et moqueur, vous me demandez où je vais si tard : il est dur de me reprocher la continuité de mes voyages. Ah ! si je marche autant que vous, je ne rajeunis pas à votre exemple, vous qui rentrez chaque mois sous le cercle brillant de votre berceau ! Je ne compte pas des lunes nouvelles, mon décompte n'a d'autre terme que ma complète disparition, et, quand je m'éteindrai, je ne rallumerai pas mon flambeau comme vous rallumez le vôtre !

Je cheminai toute la nuit, je traversai Teinitz, Stankau, Staab. Le 25 au matin je passai à Pilsen, à la belle caserne , style homérique. La ville est empreinte de cet air de tristesse qui règne dans ce pays. A Pilsen, Wallenstein espéra saisir un sceptre : j'étais aussi en quête d'une couronne, mais non pour moi.

La campagne est coupée et hachée de hauteurs, dites montagnes de Bohême, mamelons dont le bout est marqué par des pins, et le galbe dessiné par la verdure des moissons.

Les villages sont rares. Quelques forteresses affamées de prisonniers se juchent sur des rocs comme de vieux vautours. De Zditz à Beraun, les monts à droite deviennent chauves. On passe un village, les chemins sont spacieux, les postes bien montées, tout annonce une monarchie qui imite l'ancienne France.

Jehan l'Aveugle, sous Philippe de Valois, les ambassadeurs de George, sous Louis XI, par quelles laies forestières passèrent-ils ? A quoi bon les chemins modernes de l'Allemagne ? ils resteront déserts, car ni l'histoire, ni les arts, ni le climat n'appellent les étrangers sur leur chaussée solitaire. Pour le commerce, il est inutile que les voies publiques soient aussi larges et aussi coûteuses d'entretien ; le plus riche trafic de la terre, celui de l'Inde et de la Perse, s'opère à dos de mulets, d'ânes et de chevaux, par d'étroits sentiers à peine tracés à travers les chaînes de montagnes ou les zones de sable. Les grands chemins actuels, dans des pays infréquentés, serviront seulement à la guerre ; vomitoires à l'usage de nouveaux Barbares qui, sortant du nord avec l'immense train des armes à feu, viendront inonder des régions favorisées de l'intelligence et du soleil.

A Beraun passe la petite rivière du même nom, assez méchante comme tous les roquets. En 1784, elle atteignit le niveau tracé sur les murs de l'hôtel de la poste. Après Beraun, des gorges contournent quelques collines, et s'évasent à l'entrée d'un plateau. De ce plateau le chemin plonge dans une vallée à lignes vagues dont un hameau occupe le giron. Là prend naissance une longue montée qui mène à Duschnick, station de la poste et dernier relais ! Bientôt descendant vers un tertre opposé, à la cime :duquel s'élève une croix, on découvre Prague aux deux bords de la Moldau. C'est dans cette ville que les fils aînés de saint Louis achèvent une vie d'exil, que l'héritier de leur race commence une vie de proscription, tandis que sa mère languit dans une forteresse sur le sol d'où il est chassé. Français ! la fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, celle à qui vos pères ouvrirent les portes du Temple, vous l'avez envoyée à Prague, vous n'avez pas voulu garder parmi vous ce monument unique de grandeur et de vertu ! O mon vieux Roi, vous que je me plais, parce que vous êtes tombé, à appeler mon maître ! O jeune enfant que j'ai le premier proclamé roi que vais-je vous dire ? comment oserai-je me présenter devant vous, moi qui ne suis point banni, moi libre de retourner en France, libre de rendre mon dernier soupir à l'air qui enflamma ma poitrine lorsque je respirai pour la première fois, moi dont les os peuvent reposer dans ma terre natale ! Captive de Blaye, je vais voir votre fils !

 

3 L37 Livre trente-septième

1. Château des rois de Bohême. - Première entrevue avec Charles X. - 2. Monsieur le Dauphin. - Les Enfants de France. - Duc et duchesse de Guiche. - Triumvirat. - Mademoiselle. - 3. Conversation avec le Roi. - 4. Henri V. - 5. Dîner et soirée à Hradschin. - 6. Visites. - 7. Messe. - Général Czernicki. - 8. Dîner chez le comte de Choteck. - 9. Pentecôte. - Le duc de Blacas. - 10. Incidences. - Description de Prague. - Tycho-Brahé. - Perdita. - 11. Suite des incidences. - De la Bohême. - Littérature slave et néo-latine. - 12. Je prends congé du Roi. - Adieux. - Lettre des enfants à leur mère. - Un Juif. - La servante saxonne. - 13. Ce que je laisse à Prague. - 14. Le duc de Bordeaux.

 

3 L37 Chapitre 1

Prague, 24 mai 1833.

Château des rois de Bohême. - Première entrevue avec Charles X.

Entré à Prague le 24 mai, à sept heures du soir, je descendis à l'hôtel des Bains, dans la vieille ville bâtie sur la rive gauche de la Moldau. J'écrivis un billet à M. le duc de Blacas pour l'avertir de mon arrivée ; je reçus la réponse suivante :

" Si vous n'êtes pas trop fatigué, monsieur le vicomte, le Roi sera charmé de vous recevoir dès ce soir, à neuf heures trois quarts ; mais si vous désirez vous reposer, ce serait avec grand plaisir que Sa Majesté vous verrait demain matin à onze heures et demie.

" Agréez, je vous prie, mes compliments les plus empressés.

" Ce vendredi 24 mai, à 7 heures.

" Blacas d'Aulps. "

Je ne crus pas pouvoir profiter de l'alternative qu'on me laissait : à neuf heures et demie du soir, je me mis en marche ; un homme de l'auberge, sachant quelques mots de français, me conduisit. Je gravis des rues silencieuses, sombres, sans réverbères, jusqu'au pied de la haute colline que couronne l'immense château des rois de Bohême. L'édifice dessinait sa masse noire sur le ciel ; aucune lumière ne sortait de ses fenêtres : il y avait là quelque chose de la solitude, du site et de la grandeur du Vatican, ou du temple de Jérusalem vu de la vallée de Josaphat. On n'entendait que le retentissement de mes pas et de ceux de mon guide ; j'étais obligé de m'arrêter par intervalles sur les plates-formes des pavés échelonnés, tant la pente était rapide.

A mesure que je montais, je découvrais la ville au-dessous. Les enchaînements de l'histoire, le sort des hommes, la destruction des empires, les desseins de la Providence, se présentaient à ma mémoire en s'identifiant aux souvenirs de ma propre destinée : après avoir exploré des ruines mortes, j'étais appelé au spectacle des ruines vivantes.

Parvenu au plateau sur lequel est bâti Hradschin, nous traversâmes un poste d'infanterie dont le corps de garde avoisinait le guichet extérieur. Nous pénétrâmes par ce guichet dans une cour carrée, environnée de bâtiments uniformes et déserts. Nous enfilâmes à droite, au rez-de-chaussée, un long corridor qu'éclairaient de loin en loin des lanternes de verre accrochées aux parois du mur, comme dans une caserne ou dans un couvent. Au bout de ce corridor s'ouvrait un escalier, au pied duquel se promenaient deux sentinelles. Comme je montais le second étage, je rencontrai M. de Blacas qui descendait. J'entrai avec lui dans les appartements de Charles X ; là étaient encore deux grenadiers en faction. Cette garde étrangère, ces habits blancs à la porte du roi de France, me faisaient une impression pénible : l'idée d'une prison plutôt que d'un palais me vint.

Nous passâmes trois salles anuitées et presque sans meubles : je croyais errer encore dans le terrible monastère de l'Escurial. M. de Blacas me laissa dans la troisième salle pour aller avertir le Roi, avec la même étiquette qu'aux Tuileries. Il revint me chercher, m'introduisit dans le cabinet de Sa Majesté, et se retira.

Charles X s'approcha de moi, me tendit la main avec cordialité en me disant : " Bonjour, bonjour, monsieur de Chateaubriand, je suis charmé de vous voir. Je vous attendais. Vous n'auriez pas dû venir ce soir, car vous devez être bien fatigué. Ne restez pas debout ; asseyons-nous. Comment se porte votre femme ? "

Rien ne brise le coeur comme la simplicité des paroles dans les hautes positions de la société et les grandes catastrophes de la vie. Je me mis à pleurer comme un enfant ; j'avais peine à étouffer avec mon mouchoir le bruit de mes larmes. Toutes les choses hardies que je m'étais promis de dire, toute la vaine et impitoyable philosophie dont je comptais armer mes discours, me manqua. Moi, devenir le pédagogue du malheur ! Moi oser en remontrer à mon Roi, à mon Roi en cheveux blancs, à mon Roi proscrit, exilé, prêt à déposer sa dépouille mortelle dans la terre étrangère ! Mon vieux Prince me prit de nouveau par la main en voyant le trouble de cet impitoyable ennemi , de ce dur opposant des ordonnances de Juillet. Ses yeux étaient humides ; il me fit asseoir à côté d'une petite table de bois, sur laquelle il y avait deux bougies ; il s'assit auprès de la même table, penchant vers moi sa bonne oreille pour mieux m'entendre, m'avertissant ainsi de ses années qui venaient mêler leurs infirmités communes aux calamités extraordinaires de sa vie.

Il m'était impossible de retrouver la voix, en regardant dans la demeure des empereurs d'Autriche le soixante-huitième roi de France courbé sous le poids de ces règnes et de soixante-seize années : de ces années, vingt-quatre s'étaient écoulées dans l'exil, cinq sur un trône chancelant ; le monarque achevait ses derniers jours dans un dernier exil, avec le petit-fils dont le père avait été assassiné et de qui la mère était captive. Charles X, pour rompre ce silence, m'adressa quelques questions. Alors j'expliquai brièvement l'objet de mon voyage : je me dis porteur d'une lettre de madame la duchesse de Berry, adressée à madame la Dauphine, dans laquelle la prisonnière de Blaye confiait le soin de ses enfants à la prisonnière du Temple, comme ayant la pratique du malheur. J'ajoutai que j'avais aussi une lettre pour les enfants. Le Roi me répondit : " Ne la leur remettez pas ; ils ignorent en partie ce qui est arrivé à leur mère ; vous me donnerez cette lettre. Au surplus, nous parlerons de tout cela demain à deux heures : allez vous coucher. Vous verrez mon fils et les enfants à onze heures et vous dînerez avec nous. " Le Roi se leva, me souhaita une bonne nuit et se retira.

Je sortis ; je rejoignis M. de Blacas dans le salon d'entrée ; le guide m'attendait sur l'escalier. Je retournai à mon auberge, descendant les rues sur les pavés glissants, avec autant de rapidité que j'avais mis de lenteur à les monter.

 

3 L37 Chapitre 3

Conversation avec le Roi.

Revenu au château à deux heures, je fus introduit comme la veille auprès du Roi par M. de Blacas.

Charles X me reçut avec sa bonté accoutumée et cette élégante facilité de manières que les années rendent plus sensible en lui. Il me fit asseoir de nouveau à la petite table. Voici le détail de notre conversation : " Sire, madame la duchesse de Berry m'a ordonné de venir vous trouver et de présenter une lettre à madame la Dauphine. J'ignore ce que contient cette lettre, bien qu'elle soit ouverte ; elle est écrite au citron, ainsi que la lettre pour les enfants. Mais dans mes deux lettres de créance, l'une ostensible, l'autre confidentielle, Marie-Caroline m'explique sa pensée. Elle remet, pendant sa captivité, comme je l'ai dit hier à Votre Majesté, ses enfants sous la protection particulière de madame la Dauphine. Madame la duchesse de Berry me charge en outre de lui rendre compte de l'éducation de Henri V, que l'on appelle ici le duc de Bordeaux. Enfin, madame la duchesse de Berry déclare qu'elle a contracté un mariage secret avec le comte Hector Lucchesi Palli, d'une famille illustre. Ces mariages secrets de princesses, dont il y a plusieurs exemples, ne les privent pas de leurs droits. Madame la duchesse de Berry demande à conserver son rang de princesse française, la régence et la tutelle. Quand elle sera libre, elle se propose de venir à Prague embrasser ses enfants et mettre ses respects aux pieds de Votre Majesté. "

Le Roi me répondit sévèrement. Je tirai ma réplique tant bien que mal, d'une récrimination.

" Que Votre Majesté me pardonne, mais il me semble qu'on lui a inspiré des préventions : M. de Blacas doit être l'ennemi de mon auguste cliente. "

Charles X m'interrompit : " Non ; mais elle l'a traité mal, parce qu'il l'empêchait de faire des sottises, de folles entreprises. " - " Il n'est pas donné à tout le monde, répondis-je, de faire des sottises de cette espèce : Henri IV se battait comme madame la duchesse de Berry, et comme elle il n'avait pas toujours assez de force.

" Sire, continuai-je, vous ne voulez pas que madame de Berry soit princesse de France ; elle le sera malgré vous ; le monde entier l'appellera toujours la duchesse de Berry , l'héroïque mère de Henri V ; son intrépidité et ses souffrances dominent tout ; vous ne pouvez pas vous mettre au rang de ses ennemis ; vous ne pouvez pas, à l'instar du duc d'Orléans, vouloir flétrir du même coup les enfants et la mère : vous est-il donc difficile de pardonner à la gloire d'une femme ? "

" - Eh bien, monsieur l'ambassadeur , dit le Roi avec une emphase bienveillante, que madame la duchesse de Berry aille à Palerme ; qu'elle y vive maritalement, avec M. Lucchesi, à la vue de tout le monde, alors on dira aux enfants que leur mère est mariée ; elle viendra les embrasser. "

Je sentis que j'avais poussé assez loin l'affaire ; les principaux points étaient aux trois quarts obtenus, la conservation du titre et l'admission à Prague dans un temps plus ou moins éloigné : sûr d'achever mon ouvrage avec madame la Dauphine, je changeai la conversation.

Les esprits entêtés regimbent contre l'insistance ; auprès d'eux, on gâte tout en voulant tout emporter de haute luttes.

Je passai à l'éducation du prince dans l'intérêt de l'avenir : sur ce sujet, je fus peu compris. La religion fait de Charles X un solitaire ; ses idées sont cloîtrées. Je glissai quelques mots sur la capacité de M. Barrande et l'incapacité de M. de Damas. Le Roi me dit : " M. Barrande est un homme instruit, mais il a trop de besogne ; il avait été choisi pour enseigner les sciences exactes au duc de Bordeaux, et il enseigne tout, histoire, géographie, latin. J'avais appelé l'abbé Maccarthy, afin de partager les travaux de M. Barrande ; il est mort : j'ai jeté les yeux sur un autre instituteur ; il arrivera bientôt. "

Ces paroles me firent frémir, car le nouvel instituteur ne pouvait être évidemment qu'un jésuite remplaçant un jésuite. Que, dans l'état actuel de la société en France, l'idée de mettre un disciple de Loyola auprès de Henri V fût seulement entrée dans la tête de Charles X, il y avait de quoi désespérer de la race.

Quand je fus revenu de mon étonnement, je dis :

" Le Roi ne craint-il pas sur l'opinion l'effet d'un instituteur choisi dans les rangs d'une société célèbre mais calomniée ? "

Le Roi s'écria : " Bah ! en sont-ils encore aux jésuites ? "

Je parlai au Roi des élections et du désir qu'avaient les royalistes de connaître sa volonté. Le Roi me répondit :

" Je ne puis dire à un homme : Prêtez serment contre votre conscience. Ceux qui croient devoir le prêter agissent sans doute à bonne intention. Je n'ai, mon cher ami, aucune prévention contre les hommes, peu m'importe leur vie passée, lorsqu'ils veulent sincèrement servir la France et la Légitimité. Les républicains m'ont écrit à Edimbourg ; j'ai accepté, quant à leur personne, tout ce qu'ils me demandaient ; mais ils ont voulu m'imposer des conditions de gouvernement, je les ai rejetées. Je ne céderai jamais sur les principes ; je veux laisser à mon petit-fils un trône plus solide que n'était le mien. Les Français sont-ils aujourd'hui plus heureux et plus libres qu'ils ne l'étaient avec moi ? Payent-ils moins d'impôts ? quelle vache à lait que cette France ! Si je m'étais permis le quart des choses que s'est permises M. le duc d'Orléans, que de cris ! de malédictions ! Ils conspiraient contre moi, ils l'ont avoué : j'ai voulu me défendre... "

Le Roi s'arrêta comme embarrassé dans le nombre de ses pensées, et par la crainte de dire quelque chose qui me blessât.

Tout cela était bien, mais qu'entendait Charles X par les principes ? s'était-il rendu compte de la cause des conspirations vraies ou fausses ourdies contre son gouvernement ? Il reprit après un moment de silence : " Comment se portent vos amis les Bertin ? Ils n'ont pas à se plaindre de moi, vous le savez : ils sont bien rigoureux envers un homme banni qui ne leur a fait aucun mal du moins que je sache. Mais, mon cher je n'en veux à personne, chacun se conduit comme il l'entend. "

Cette douceur de tempérament, cette mansuétude chrétienne d'un Roi chassé et calomnié, me firent venir les larmes aux yeux. Je voulus dire quelques mots de Louis-Philippe. " Ah ! répondit le Roi,... M. le duc d'Orléans... il a jugé... que voulez-vous ?... les hommes sont comme ça. " Pas un mot amer, pas un reproche, pas une plainte ne put sortir de la bouche du vieillard trois fois exilé. Et cependant des mains françaises avaient abattu la tête de son frère et percé le coeur de son fils ; tant ces mains ont été pour lui remémoratrices et implacables !

Je louai le Roi de grand coeur et d'une voix émue. Je lui demandai s'il n'entrait point dans ses intentions de faire cesser toutes ces correspondances secrètes, de donner congé à tous ces commissaires qui, depuis quarante années, trompent la Légitimité. Le Roi m'assura qu'il était résolu à mettre un terme à ces impuissantes tracasseries ; il avait, disait-il, déjà désigné quelques personnes graves, au nombre desquelles je me trouvais, pour composer en France une sorte de conseil propre à l'instruire de la vérité. M. de Blacas m'expliquerait tout cela. Je priai Charles X d'assembler ses serviteurs et de m'entendre ; il me renvoya à M. de Blacas.

J'appelai la pensée du Roi sur l'époque de la majorité de Henri V ; je lui parlai d'une déclaration à faire alors comme d'une chose utile. Le Roi, qui ne voulait point intérieurement de cette déclaration, m'invita à lui en présenter le modèle. Je répondis avec respect, mais avec fermeté que je ne formulerais jamais une déclaration au bas de laquelle mon nom ne se trouvât pas au-dessous de celui du Roi. Ma raison était que je ne voulais pas prendre sur mon compte les changements éventuels introduits dans un acte quelconque par le prince de Metternich et par M. de Blacas.

Je représentai au Roi qu'il était trop loin de la France, qu'on aurait le temps de faire deux ou trois révolutions à Paris avant qu'il en fût informé à Prague. Le Roi répliqua que l'Empereur l'avait laissé libre de choisir le lieu de sa résidence dans tous les Etats autrichiens, le royaume de Lombardie excepté. " Mais, ajouta Sa Majesté, les villes habitables en Autriche sont toutes à peu près à la même distance de France ; à Prague, je suis logé pour rien, et ma position m'oblige à ce calcul. "

Noble calcul que celui-là pour un prince qui avait joui pendant cinq ans d'une liste civile de 20 millions, sans compter les résidences royales ; pour un prince qui avait laissé à la France la colonie d'Alger et l'ancien patrimoine des Bourbons, évalué de 25 à 30 millions de revenu !

Je dis : " Sire, vos fidèles sujets ont souvent pensé que votre royale indigence pouvait avoir des besoins ; ils sont prêts à se cotiser, chacun selon sa fortune, afin de vous affranchir de la dépendance de l'étranger. - Je crois, mon cher Chateaubriand, dit le Roi en riant que vous n'êtes guère plus riche que moi. Comment avez-vous payé votre voyage ? - Sire, il m'eût été impossible d'arriver jusqu'à vous, si madame la duchesse de Berry n'avait donné l'ordre à son banquier M. Jauge, de me compter 6 000 francs. - C'est bien peu ! s'écria le Roi ; avez-vous besoin d'un supplément ? - Non, sire ; je devrais même en m'y prenant bien, rendre quelque chose à la pauvre prisonnière, mais je ne sais guère regratter. - Vous étiez un magnifique seigneur à Rome ? - J'ai toujours mangé consciencieusement ce que le Roi m'a donné ; il ne m'en est pas resté deux sous. - Vous savez que je garde toujours à votre disposition votre traitement de pair : vous n'en avez pas voulu. - Non, sire, parce que vous avez des serviteurs plus malheureux que moi. Vous m'avez tiré d'affaire pour les 20 000 francs qui me restaient encore de dettes sur mon ambassade de Rome, après les 10 000 autres que j'avais empruntés à votre grand ami M. Lafitte. - Je vous les devais, dit le Roi, ce n'était pas même ce que vous aviez abandonné de vos appointements en donnant votre démission d'ambassadeur qui, par parenthèse, m'a fait assez de mal. - Quoi qu'il en soit, sire, dû ou non, Votre Majesté, en venant à mon secours, m'a rendu dans le temps service et moi je lui rendrai son argent quand je pourrai ; mais pas à présent, car je suis gueux comme un rat, ma maison rue d'Enfer n'est pas payée. Je vis pêle-mêle avec les pauvres de madame de Chateaubriand, en attendant le logement que j'ai déjà visité, à l'occasion de Votre Majesté, chez M. Gisquet. Quand je passe par une ville je m'informe d'abord s'il y a un hôpital ; s'il y en a un je dors sur les deux oreilles : le vivre et le couvert, en faut-il davantage ?

" - Oh ! ça ne finira pas comme ça. Combien, Chateaubriand, vous faudrait-il pour être riche ?

" - Sire, vous y perdriez votre temps, vous me donneriez quatre millions ce matin, que je n'aurais pas un patard ce soir. " Le Roi me secoua l'épaule avec la main : " A la bonne heure ! Mais à quoi diable mangez-vous votre argent ? - Ma foi, sire, je n'en sais rien, car je n'ai aucun goût et ne fais aucune dépense : c'est incompréhensible ! Je suis si bête qu'en entrant aux affaires étrangères, je ne voulus pas prendre les 25 000 francs de frais d'établissement, et qu'en en sortant je dédaignai d'escamoter les fonds secrets ! Vous me parlez de ma fortune, pour éviter de me parler de la vôtre.

" - C'est vrai, dit le Roi ; voici à mon tour ma confession : en mangeant mes capitaux par portions égales d'année en année, j'ai calculé qu'à l'âge où je suis, je pourrais vivre jusqu'à mon dernier jour sans avoir besoin de personne. Si je me trouvais dans la détresse, j'aimerais mieux avoir recours, comme vous me le proposez, à des Français qu'à des étrangers. On m'a offert d'ouvrir des emprunts, entre autres un de 30 millions qui aurait été rempli en Hollande ; mais j'ai su que cet emprunt, coté aux principales bourses en Europe ferait baisser les fonds français ; cela m'a empêché d'adopter le projet : rien de ce qui affecterait la fortune publique en France ne pouvait me convenir. " Sentiment digne d'un roi !

Dans cette conversation, on remarquera la générosité de caractère, la douceur des moeurs et le bon sens de Charles X. Pour un philosophe, c'eût été un spectacle curieux que celui du sujet et du roi s'interrogeant sur leur fortune et se faisant confidence mutuelle de leur misère au fond d'un château emprunté aux souverains de Bohême !

 

3 L37 Chapitre 4

Prague, 25 et 26 mai 1833.

Henri V.

Au sortir de cette conférence, j'assistai à la leçon d'équitation de Henri. Il monta deux chevaux, le premier sans étriers en trottant à la longe, le second avec étriers en exécutant des voltes sans tenir la bride, une baguette passée entre son dos et ses bras.

L'enfant est hardi et tout à fait élégant avec son pantalon blanc, sa jaquette, sa petite fraise et sa casquette. M. O'Hégerty le père, écuyer instructeur, criait : " Qu'est-ce que c'est que cette jambe-là ! elle est comme un bâton ! Laissez aller la jambe ! Bien ! détestable ! qu'avez-vous donc aujourd'hui ? etc., etc. " La leçon finie, le jeune page-roi s'arrête à cheval au milieu du manège, ôte brusquement sa casquette pour me saluer dans la tribune où j'étais avec le baron de Damas et quelques Français, saute à terre léger et gracieux comme le petit Jehan de Saintré.

Henri est mince, agile, bien fait ; il est blond ; il a les yeux bleus avec un trait dans l'oeil gauche qui rappelle le regard de sa mère. Ses mouvements sont brusques ; il vous aborde avec franchise, il est curieux et questionneur, il n'a rien de cette pédanterie qu'on lui donne dans les journaux ; c'est un vrai petit garçon comme tous les petits garçons de douze ans. Je lui faisais compliment sur sa bonne mine à cheval : " Vous n'avez rien vu, me dit-il, il fallait me voir sur mon cheval noir ; il est méchant comme un diable ; il rue, il me jette par terre, je remonte, nous sautons la barrière. L'autre jour, il s'est cogné, il a la jambe grosse comme ça. N'est-ce pas que le dernier cheval que j'ai monté est joli ? mais je n'étais pas en train. "

Henri déteste à présent le baron de Damas dont la mine, le caractère, les idées lui sont antipathiques. Il entre contre lui dans de fréquentes colères. A la suite de ces emportements, force est de mettre le prince en pénitence, on le condamne quelquefois à rester au lit : bête de châtiment. Survient un abbé Moligny, qui confesse le rebelle et tâche de lui faire peur du diable. L'obstiné n'écoute rien et refuse de manger. Alors madame la Dauphine donne raison à Henri qui mange et se moque du baron. L'éducation parcourt ce cercle vicieux.

Ce qu'il faudrait à M. le duc de Bordeaux serait une main légère qui le conduisît sans lui faire sentir le frein, un gouverneur qui fût plutôt son ami que son maître.

Si la famille de saint Louis était, comme celle des Stuarts, une espèce de famille particulière chassée par une révolution, confinée dans une île, la destinée des Bourbons serait en peu de temps étrangère aux générations nouvelles. Notre ancien pouvoir royal n'est pas cela, il représente l'ancienne royauté : le passé politique, moral et religieux des peuples est né de ce pouvoir et se groupe autour de lui. Le sort d'une race aussi entrelacée à l'ordre social qui fut, aussi apparentée à l'ordre social qui sera, ne peut jamais être indifférent aux hommes. Mais, toute destinée que cette race est à vivre, la condition des individus qui la forment et avec lesquels un sort ennemi n'aurait point fait trêve, serait déplorable. Dans un perpétuel malheur, ces individus marcheraient oubliés sur une ligne parallèle, le long de la mémoire glorieuse de leur famille.

Rien de plus triste que l'existence des rois tombés ; leurs jours ne sont qu'un tissu de réalités et de fictions : demeurés souverains à leur foyer, parmi leurs gens et leurs souvenirs, ils n'ont pas plutôt franchi le seuil de leur maison, qu'ils trouvent l'ironique vérité à leur porte : Jacques II ou Edouard VII, Charles X ou Louis XIX, à huis clos, deviennent, à huis ouvert, Jacques ou Edouard, Charles ou Louis, sans chiffre, comme les hommes de peine leurs voisins ; ils ont le double inconvénient de la vie de cour et de la vie privée : les flatteurs, les favoris, les intrigues, les ambitions de l'une ; les affronts, la détresse, le commérage de l'autre : c'est une mascarade continuelle de valets et de ministres, changeant d'habits. L'humeur s'aigrit de cette situation, les espérances s'affaiblissent, les regrets s'augmentent ; on rappelle le passé on récrimine ; on s'adresse des reproches d'autant plus amers que l'expression cesse d'être renfermée dans le bon goût d'une belle naissance et les convenances d'une fortune supérieure : on devient vulgaire par les souffrances vulgaires ; les soucis d'un trône perdu dégénèrent en tracasseries de ménage : les papes Clément XIV et Pie VI ne purent jamais rétablir la paix dans la domesticité du Prétendant. Ces aubains découronnés restent en surveillance au milieu du monde, repoussés des princes comme infectés d'adversité, suspects aux peuples comme atteints de puissance.

 

3 L37 Chapitre 5

Dîner et soirée à Hradschin.

J'allai m'habiller : on m'avait prévenu que je pouvais garder au dîner du Roi ma redingote et mes bottes ; mais le malheur est d'un trop haut rang pour en approcher avec familiarité. J'arrivai au château à six heures moins un quart, le couvert était mis dans une des salles d'entrée. Je trouvai au salon le cardinal Latil. Je ne l'avais pas rencontré depuis qu'il avait été mon convive à Rome, au palais de l'ambassade, lors de la réunion du conclave, après la mort de Léon XII. Quel changement de destinée pour moi et pour le monde entre ces deux dates !

C'était toujours le prestolet à ventre rondelet, à nez pointu, à face pâle, tel que je l'avais vu en colère à la Chambre des pairs un couteau d'ivoire à la main. On assurait qu'il n'avait aucune influence et qu'on le nourrissait dans un coin en lui donnant des bourrades, peut-être : mais il y a du crédit de différentes sortes, celui du cardinal n'en est pas moins certain, quoique caché, il le tire, ce crédit, des longues années passées auprès du Roi et du caractère de prêtre. L'abbé de Latil a été un confident intime, la remembrance de madame de Polastron s'attache au surplis du confesseur, le charme des dernières faiblesses humaines et la douceur des premiers sentiments religieux se prolongent en souvenirs dans le coeur du vieux monarque.

Successivement arrivèrent M. de Blacas, M. A. de Damas, frère du baron, M. O'Hégerty père, M. et madame de Cossé. A six heures précises, le Roi parut suivi de son fils ; on courut à table. Le Roi me plaça à sa gauche, il avait M. le Dauphin à sa droite, M. de Blacas s'assit en face du Roi, entre le cardinal et madame de Cossé, les autres convives étaient distribués au hasard. Les enfants ne dînent avec leur grand-père que le dimanche : c'est se priver du seul bonheur qui reste dans l'exil, l'intimité et la vie de famille.

Le dîner était maigre et assez mauvais. Le Roi me vanta un poisson de la Moldau qui ne valait rien du tout.

Quatre ou cinq valets de chambre en noir rôdaient comme des frères lais dans le réfectoire, point de maître d'hôtel. Chacun prenait devant soi et offrait de son plat. Le Roi mangeait bien, demandait et servait lui-même ce qu'on lui demandait. Il était de bonne humeur ; la peur qu'il avait eue de moi était passée. La conversation roulait dans un cercle de lieux communs, sur le climat de la Bohême, sur la santé de madame la Dauphine, sur mon voyage, sur les cérémonies de la Pentecôte qui devaient avoir lieu le lendemain ; pas un mot de politique. M. le Dauphin, le nez plongé dans son assiette, sortait quelquefois de son silence, et s'adressant au cardinal Latil : " Prince de l'Eglise, l'évangile de ce matin était selon saint Matthieu ? - Non, monseigneur, selon saint Marc. - Comment, saint Marc ? " Grande dispute entre saint Marc et saint Matthieu, et le cardinal était battu.

Le dîner a duré près d'une heure ; le Roi s'est levé ; nous l'avons suivi au salon. Les journaux étaient sur une table, chacun s'est assis et l'on s'est mis à lire çà et là comme dans un café.

Les enfants sont entrés, le duc de Bordeaux conduit par son gouverneur, Mademoiselle par sa gouvernante. Ils ont couru embrasser leur grand-père, puis ils se sont précipités vers moi ; nous nous sommes nichés dans l'embrasure d'une fenêtre donnant sur la ville et ayant une vue superbe. J'ai renouvelé mes compliments sur la leçon d'équitation. Mademoiselle s'est hâtée de me redire ce que m'avait dit son frère, que je n'avais rien vu ; qu'on ne pouvait juger de rien quand le cheval noir était boiteux. Madame de Gontaut est venue s'asseoir auprès de nous, M. de Damas un peu plus loin, prêtant l'oreille, dans un état amusant d'inquiétude, comme si j'allais manger son pupille, lâcher quelques phrases à la louange de la liberté de la presse, ou à la gloire de madame la duchesse de Berry. J'aurais ri des craintes que je lui donnais, si depuis M. de Polignac je pouvais rire d'un pauvre homme. Tout d'un coup Henri me dit : " Vous avez vu des serpents devins ? - Monseigneur veut parler des boas, il n'y en a ni en Egypte, ni à Tunis, seuls points de l'Afrique où j'aie abordé ; mais j'ai vu beaucoup de serpents en Amérique. - Oh ! oui, dit la princesse Louise, le serpent à sonnette, dans le Génie du Christianisme . "

Je m'inclinai pour remercier Mademoiselle. " Mais vous avez vu bien d'autres serpents ? a repris Henri. Sont-ils bien méchants ? - Quelques-uns, monseigneur sont fort dangereux, d'autres n'ont point de venin et on les fait danser. "

Les deux enfants se sont rapprochés de moi avec joie, tenant leurs quatre beaux yeux brillants fixés sur les miens.

" Et puis il y a le serpent de verre, ai-je dit, il est superbe et point malfaisant ; il a la transparence et la fragilité du verre ; on le brise dès qu'on le touche. - Les morceaux ne peuvent pas se rejoindre ? " a dit le prince. " - Mais non, mon frère, " a répondu pour moi Mademoiselle. " - Vous êtes allé à la cataracte de Niagara ? " a repris Henri. " Ça fait un terrible ronflement ? peut-on la descendre en bateau ? - Monseigneur, un Américain s'est amusé à y précipiter une grande barque ; un autre Américain, dit-on, s'est jeté lui-même dans la cataracte ; il n'a pas péri la première fois ; il a recommencé et s'est tué à la seconde expérience. " Les deux enfants ont levé les mains et ont crié : " Oh ! "

Madame de Gontaut a pris la parole : " M. de Chateaubriand est allé en Egypte et à Jérusalem. " Mademoiselle a frappé des mains et s'est encore rapprochée de moi. " M. de Chateaubriand, m'a-t-elle dit, contez donc à mon frère les pyramides et le tombeau de Notre Seigneur. "

J'ai fait du mieux que j'ai pu un récit des pyramides, du saint tombeau, du Jourdain, de la Terre-Sainte. L'attention des enfants était merveilleuse : Mademoiselle prenait dans ses deux mains son joli visage, les coudes presque appuyés sur mes genoux, et Henri perché sur un haut fauteuil remuait ses jambes ballantes.

Après cette belle conversation de serpents, de cataracte, de pyramides, de saint tombeau, Mademoiselle m'a dit : " Voulez-vous me faire une question sur l'histoire ? - Comment, sur l'histoire ? - Oui, questionnez-moi sur une année, l'année la plus obscure de toute l'histoire de France, excepté le dix-septième et le dix-huitième siècle que nous n'avons pas encore commencés. - Oh ! moi, s'écria Henri, j'aime mieux une année fameuse : demandez-moi quelque chose sur une année fameuse. " Il était moins sûr de son affaire que sa soeur.

Je commençai par obéir à la princesse et je dis : " Eh bien ! Mademoiselle veut-elle me dire ce qui se passait et qui régnait en France en 1001 ? " Voilà le frère et la soeur à chercher, Henri se prenant le toupet, Mademoiselle ombrant son visage avec ses deux mains, façon qui lui est familière, comme si elle jouait à cache-cache , puis elle découvre subitement sa mine jeune et gaie, sa bouche souriante, ses regards limpides. Elle dit la première : " C'était Robert qui régnait, Grégoire V était pape, Basile III empereur d'Orient... - Et Othon III empereur d'Occident ", cria Henri qui se hâtait pour ne pas rester derrière sa soeur, et il ajouta : " Veremond II en Espagne. " Mademoiselle lui coupant la parole dit : " Ethelrède en Angleterre. - Non pas, dit son frère, c'était Edmond, Côte-de-Fer. " Mademoiselle avait raison, Henri se trompait de quelques années en faveur de Côte-de-Fer qui l'avait charmé ; mais cela n'en était pas moins prodigieux.

" Et mon année fameuse ? " demanda Henri d'un ton demi-fâché. " - C'est juste, monseigneur : que se passa-t-il en l'an 1593 ? - Bah ! s'écria le jeune prince, c'est l'abjuration d'Henri IV. " Mademoiselle devint rouge de n'avoir pu répondre la première.

Huit heures sonnèrent : la voix du baron de Damas coupa court à notre conversation, comme quand le marteau de l'horloge, en frappant dix heures, suspendait les pas de mon père dans la grande salle de Combourg.

Aimables enfants ! le vieux croisé vous a conté les aventures de la Palestine, mais non au foyer du château de la reine Blanche ! Pour vous trouver, il est venu heurter avec son bâton de palmier et ses sandales poudreuses au seuil glacé de l'étranger. Blondel a chanté en vain au pied de la tour des ducs d'Autriche ; sa voix n'a pu vous rouvrir les chemins de la patrie. Jeunes proscrits, le voyageur aux terres lointaines vous a caché une partie de son histoire, il ne vous a pas dit que, poète et prophète, il a traîné dans les forêts de la Floride et sur les montagnes de la Judée autant de désespérances, de tristesses et de passions, que vous avez d'espoir, de joie et d'innocence ; qu'il fut une journée où, comme Julien, il jeta son sang vers le ciel, sang dont le Dieu de miséricorde lui a conservé quelques gouttes pour racheter celles qu'il avait livrées au dieu de malédiction.

Le prince, emmené par son gouverneur, m'invita à sa leçon d'histoire, fixée au lundi suivant, onze heures du matin ; madame de Gontaut se retira avec Mademoiselle.

Alors commença une scène d'un autre genre : la royauté future, dans la personne d'un enfant, venait de me mêler à ses jeux, la royauté passée, dans la personne d'un vieillard, me fit assister aux siens. Une partie de whist, éclairée par deux bougies dans le coin d'une salle obscure, commença entre le Roi et le Dauphin, le duc de Blacas et le cardinal Latil. J'en étais le seul témoin avec l'écuyer O'Hégerty. A travers les fenêtres dont les volets n'étaient pas fermés, le crépuscule mêlait sa pâleur à celle des bougies : la monarchie s'éteignait entre ces deux lueurs expirantes. Profond silence hors le frôlement des cartes et quelques cris du Roi qui se fâchait. Les cartes furent renouvelées des Latins afin de soulager l'adversité de Charles VI : mais il n'y a plus d'Ogier et de Lahire pour donner leur nom, sous Charles X, à ces distractions du malheur.

Le jeu fini, le Roi me souhaita le bon soir. Je passai les salles désertes et sombres que j'avais traversées la veille, les mêmes escaliers, les mêmes cours, les mêmes gardes, et, descendu des talus de la colline, je regagnai mon auberge en m'égarant dans les rues et dans la nuit. Charles X restait enfermé dans les masses noires que je quittais : rien ne peut peindre la tristesse de son abandon et de ses années.

 

3 L37 Chapitre 6

Prague, 27 mai 1833.

Visites.

J'avais grand besoin de mon lit ; mais le baron Capelle, arrivé de Hollande, logeait dans une chambre voisine de la mienne, et il accourut.

Quand le torrent tombe de haut, l'abîme qu'il creuse et dans lequel il s'engloutit fixe les regards et rend muet ; mais je n'ai ni patience ni pitié pour les ministres dont la main débile laissa tomber dans le gouffre la couronne de saint Louis, comme si les flots devaient la rapporter ! Ceux de ces ministres qui prétendent s'être opposés aux ordonnances sont les plus coupables ; ceux qui se disent avoir été les plus modérés sont les moins innocents : s'ils y voyaient si clair, que ne se retiraient-ils ? " Ils n'ont pas voulu abandonner le Roi ; monsieur le Dauphin les a traités de poltrons. " Mauvaise défaite ; ils n'ont pu s'arracher à leurs portefeuilles. Quoi qu'ils en disent, il n'y a pas autre chose au fond de cette immense catastrophe. Et quel beau sang-froid depuis l'événement ! L'un écrivaille sur l'histoire d'Angleterre, après avoir si bien arrangé l'histoire de France ; l'autre lamente la vie et la mort du duc de Reichstadt, après avoir envoyé à Prague le duc de Bordeaux.

Je connaissais M. Capelle : il est juste de se souvenir qu'il était demeuré pauvre, ses prétentions ne dépassaient pas sa valeur ; il aurait très volontiers dit comme Lucien : " Si vous venez m'écouter dans l'espoir de respirer l'ambre et d'entendre le chant du cygne, j'atteste les dieux que je n'ai jamais parlé de moi en termes si magnifiques. " Par le temps actuel, la modestie est une qualité rare, et le seul tort de M. Capelle est de s'être laissé nommer ministre.

Je reçus la visite de M. le baron de Damas : les vertus de ce brave officier lui avaient monté à la tête, une congestion religieuse lui embarrassait le cerveau. Il est des associations fatales : le duc de Rivière recommanda en mourant M. de Damas pour gouverneur du duc de Bordeaux ; le prince de Polignac était membre de cette coterie. L'incapacité est une franc-maçonnerie dont les loges sont en tout pays, cette charbonnerie a des oubliettes dont elle ouvre les soupapes, et dans lesquelles elle fait disparaître les Etats.

La domesticité était si naturelle à la cour, que M. de Damas, en choisissant M. de Lavilatte, n'avait jamais voulu lui octroyer d'autre titre que le titre de premier valet de chambre de monseigneur le duc de Bordeaux. A la première vue, je me pris de goût pour ce militaire à crocs gris, dogue fidèle, chargé d'aboyer autour de son mouton. Il appartenait à ces loyaux porte-grenade qu'estimait l'effrayant maréchal de Montluc, et dont il disait : " Il n'y a point d'arrière-boutique en eux. " M. de Lavilatte sera renvoyé pour sa sincérité, non à cause de sa brusquerie : de la brusquerie de caserne, on s'en arrange ; souvent l'adulation au camp fume la flatterie d'un air indépendant. Mais chez le vieux brave dont je parle tout était franchise ; il aurait retiré avec honneur sa moustache, s'il avait emprunté dessus 30 000 piastres comme Jean de Castro. Sa figure rébarbative n'était que l'expression de la liberté ; il avertissait seulement par son air qu'il était prêt. Avant de mettre au champ leur armée, les Florentins en prévenaient l'ennemi par le son de la cloche Martinella .

 

3 L37 Chapitre 7

Prague, 27 mai 1833.

Messe. - Général Czernicki.

J'avais formé le projet d'entendre la messe à la cathédrale, dans l'enceinte des châteaux ; retenu par les visiteurs, je n'eus que le temps d'aller à la basilique des ci-devant jésuites. On y chantait avec accompagnement d'orgues. Une femme, placée auprès de moi, avait une voix dont l'accent me fit tourner la tête. Au moment de la communion, elle se couvrit le visage de ses deux mains et n'alla point à la sainte table.

Hélas ! j'ai déjà exploré bien des églises dans les quatre parties de la terre, sans avoir pu dépouiller, même au tombeau du Sauveur, le rude cilice de mes pensées. J'ai peint Aben-Hamet errant dans la mosquée chrétienne de Cordoue : " Il entrevit au pied d'une colonne une figure immobile, qu'il prit d'abord pour une statue sur un tombeau. "

L'original de ce chevalier qu'entrevoyait Aben-Hamet était un moine que j'avais rencontré dans l'église de l'Escurial, et dont j'avais envié la foi. Qui sait cependant les tempêtes au fond de cette âme si recueillie, et quelle supplication montait vers le pontife saint et innocent ? Je venais d'admirer, dans la sacristie déserte de l'Escurial, une des plus belles Vierges de Murillo ; j'étais avec une femme : elle me montra la première le religieux sourd au bruit des passions qui traversaient auprès de lui le formidable silence du sanctuaire.

Après la messe à Prague j'envoyai chercher une calèche ; je pris le chemin tracé dans les anciennes fortifications et par lequel les voitures montent au château. On était occupé à dessiner des jardins sur ces remparts : l'euphonie d'une forêt y remplacera le fracas de la bataille de Prague ; le tout sera très beau dans une quarantaine d'années : Dieu fasse que Henri V ne demeure pas assez longtemps ici pour jouir de l'ombre d'une feuille qui n'est pas encore née !

Devant dîner le lendemain chez le gouverneur, je crus qu'il était poli d'aller voir madame la comtesse de Choteck : je l'aurais trouvée aimable et belle, quand elle ne m'eût pas cité de mémoire des passages de mes écrits.

Je montai à la soirée de madame de Guiche ; j'y rencontrai le général Czernicki et sa femme. Il me fit le récit de l'insurrection de la Pologne et du combat d'Ostrolenka.

Quand je me levai pour sortir, le général me demanda la permission de presser ma vénérable main et d'embrasser le patriarche de la liberté de la presse ; sa femme voulut embrasser en moi l'auteur du Génie du Christianisme : la monarchie reçut de grand coeur le baiser fraternel de la république. J'éprouvais une satisfaction d'honnête homme ; j'étais heureux de réveiller à différents titres de nobles sympathies dans des coeurs étrangers, d'être tour à tour pressé sur le sein du mari et de la femme par la liberté et la religion.

Lundi 27, au matin, l'opposition vient m'apprendre que je ne verrais point le jeune prince : M. de Damas avait fatigué son élève en le traînant d'église en église aux stations du Jubilé. Cette lassitude servait de prétexte à un congé et motivait une course à la campagne : on me voulait cacher l'enfant.

J'employai la matinée à courir la ville. A cinq heures j'allai dîner chez le comte de Choteck.

 

3 L37 Chapitre 8

Dîner chez le comte de Choteck.

La maison du comte de Choteck, bâtie par son père (qui fut aussi grand bourgrave de Bohême), présente extérieurement la forme d'une chapelle gothique : rien n'est original aujourd'hui, tout est copie. Du salon on a une vue sur les jardins ; ils descendent en pente dans une vallée : toujours lumière fade, sol grisâtre comme dans ces fonds anguleux des montagnes du Nord où la nature décharnée porte la haire.

Le couvert était mis dans le pleasure-ground , sous des arbres. Nous dînâmes sans chapeau : ma tête, que tant d'orages insultèrent en emportant ma chevelure, était sensible au souffle du vent. Tandis que je m'efforçais d'être présent au repas, je ne pouvais m'empêcher de regarder les oiseaux et les nuages qui volaient au-dessus du festin ; passagers embarqués sur les brises et qui ont des relations secrètes avec mes destinées ; voyageurs, objets de mon envie et dont mes yeux ne peuvent suivre la course aérienne sans une sorte d'attendrissements. J'étais plus en société avec ces parasites errants dans le ciel qu'avec les convives assis auprès de moi sur la terre : heureux anachorètes qui pour dapifer aviez un corbeau !

Je ne puis vous parler de la société de Prague, puisque je ne l'ai vue qu'à ce dîner. Il s'y trouvait une femme fort à la mode à Vienne, et fort spirituelle, assurait-on ; elle m'a paru aigre et sotte, quoiqu'elle eût quelque chose de jeune encore, comme ces arbres qui gardent l'été les grappes séchées de la fleur qu'ils ont portée au printemps.

Je ne sais donc des moeurs de ce pays que celles du seizième siècle, racontées par Bassompierre : il aima Anna Esther, âgée de dix-huit ans, veuve depuis six mois. Il passa cinq jours et six nuits déguisé et caché dans une chambre auprès de sa maîtresse. Il joua à la paume dans Hradschin avec Wallenstein. N'étant ni Wallenstein ni Bassompierre, je ne prétendais ni à l'empire ni à l'amour : les Esther modernes veulent des Assuérus qui puissent, tout déguisés qu'ils sont, se débarrasser la nuit de leur domino : on ne dépose pas le masque des années.

 

3 L37 Chapitre 9

Prague, 27 mai 1833.

Pentecôte. - Le duc de Blacas.

Au sortir du dîner, à sept heures, je me rendis chez le Roi, j'y rencontrai les personnes de la veille, excepté M. le duc de Bordeaux, qu'on disait souffrant de ses stations du dimanche. Le Roi était à demi couché sur un canapé, et Mademoiselle assise sur une chaise tout contre les genoux de Charles X, qui caressait le bras de sa petite fille en lui faisant des histoires. La jeune princesse écoutait avec attention : quand je parus, elle me regarda avec le sourire d'une personne raisonnable qui m'aurait voulu dire : " Il faut bien que j'amuse mon grand-papa. "

" Chateaubriand, s'écria le Roi, je ne vous ai pas vu hier ? - Sire, j'ai été averti trop tard que Votre Majesté m'avait fait l'honneur de me nommer de son dîner : ensuite, c'était le jour de la Pentecôte, jour où il ne m'est pas permis de voir Votre Majesté. - Comment cela ? " dit le Roi. " - Sire, ce fut le jour de la Pentecôte, il y a neuf ans, que, me présentant pour vous faire ma cour, on me défendit votre porte. "

Charles X parut ému : " On ne vous chassera pas du château de Prague. - Non, sire, car je ne vois pas ici ces bons serviteurs qui m'éconduisirent au jour de la prospérité. " Le whist commença, et la journée finit.

Après la partie, je rendis au duc de Blacas la visite qu'il m'avait faite. " Le Roi, me dit-il, m'a prévenu que nous causerions. " Je lui répondis que le Roi n'ayant pas jugé à propos de convoquer son conseil devant lequel j'aurais pu développer mes idées sur l'avenir de la France et la majorité du duc de Bordeaux, je n'avais plus rien à dire. " Sa Majesté n'a point de conseil, repartit M. de Blacas avec un rire chevrotant et des yeux tout contents de lui, il n'a que moi, absolument que moi. "

Le grand maître de la garde-robe a la plus haute idée de lui-même : maladie française. A l'entendre, il fait tout, il peut tout ; il a marié la duchesse de Berry ; il dispose des rois ; il mène Metternich par le bout du nez ; il tient Nesselrode au collet ; il règne en Italie ; il a gravé son nom sur un obélisque à Rome ; il a dans sa poche les clefs des conclaves ; les trois derniers papes lui doivent leur exaltation ; il connaît si bien l'opinion, il mesure si bien son ambition à ses forces, qu'en accompagnant madame la duchesse de Berry, il s'était fait donner un diplôme qui le nommait chef du conseil de la régence, premier ministre et ministre des affaires étrangères ! Et voilà comment ces pauvres gens comprennent la France et le siècle.

Cependant M. de Blacas est le plus intelligent et le plus modéré de la bande. En conversation il est raisonnable : il est toujours de votre avis : Vous pensez cela ! c'est précisément ce que je disais hier. Nous avons absolument les mêmes idées ! Il gémit de son esclavage ; il est las des affaires, il voudrait habiter un coin de la terre, ignoré pour y mourir en paix loin du monde. Quant à son influence sur Charles X, ne lui en parlez pas ; on croit qu'il domine Charles X : erreur ! il ne peut rien sur le Roi ! le Roi ne l'écoute pas ; le Roi refuse ce matin une chose ; ce soir il accorde cette chose, sans qu'on sache pourquoi il a changé d'avis, etc. Lorsque M. de Blacas vous raconte ces balivernes, il est vrai , parce qu'il ne contrarie jamais le Roi ; il n'est pas sincère , parce qu'il n'inspire à Charles X que des volontés d'accord avec les penchants de ce prince.

Au surplus, M. de Blacas a du courage et de l'honneur, il n'est pas sans générosité ; il est dévoué et fidèle. En se frottant aux hautes aristocraties et en entrant dans la richesse, il a pris de leur allure. Il est très bien né ; il sort d'une maison pauvre, mais antique, connue dans la poésie et dans les armes. Le guindé de ses manières, son aplomb, son rigorisme d'étiquette, conservent à ses maîtres une noblesse qu'on perd trop aisément dans le malheur : du moins, dans le Muséum de Prague, l'inflexibilité de l'armure tient debout un corps qui tomberait. M. de Blacas ne manque pas d'une certaine activité ; il expédie rapidement les affaires communes ; il est ordonné et méthodique. Connaisseur assez éclairé dans quelques branches d'archéologie, amateur des arts, sans imagination et libertin à la glace, il ne s'émeut pas même de ses passions : son sang-froid serait une qualité de l'homme d'Etat, si son sang-froid n'était autre que sa confiance dans son génie, et son génie trahit sa confiance : on sent en lui le grand seigneur avorté, comme on le sent dans son compatriote La Valette, duc d'Epernon.

Ou il y aura, ou il n'y aura pas restauration ; s'il y a restauration, M. de Blacas rentre avec les places et les honneurs ; s'il n'y a pas restauration, la fortune du grand maître de la garde-robe est presque toute hors de France ; Charles X et Louis XIX seront morts, il sera bien vieux, lui, M. de Blacas : ses enfants resteront les compagnons du prince exilé, d'illustres étrangers dans des cours étrangères. Dieu soit loué de tout !

Ainsi la Révolution, qui a élevé et perdu Bonaparte, aura enrichi M. de Blacas : cela fait compensation. M. de Blacas, avec sa longue figure immobile et décolorée, est l'entrepreneur des pompes funèbres de la monarchie ; il l'a enterrée à Hartwell, il l'a enterrée à Gand, il l'a réenterrée à Edimbourg et il la réenterrera à Prague ou ailleurs, toujours veillant à la dépouille des hauts et puissants défunts, comme ces paysans des côtes qui recueillent les objets naufragés que la mer rejette sur ses bords.

 

3 L37 Chapitre 10

Prague, 28 et 29 mai 1833.

Incidences. - Description de Prague. - Tycho-Brahé. - Perdita.

Le mardi, 28 mai, la leçon d'histoire à laquelle je devais assister à onze heures n'ayant pas lieu, je me trouvai libre de parcourir ou plutôt de revoir la ville que j'avais déjà vue et revue en allant et venant.

Je ne sais pourquoi je m'étais figuré que Prague était niché dans un trou de montagnes qui portaient leur ombre noire sur un tapon de maisons chaudronnées : Prague est une cité riante où pyramident vingt-cinq à trente tours et clochers élégants ; son architecture rappelle une ville de la Renaissance. La longue domination des empereurs sur les pays cisalpins a rempli l'Allemagne d'artistes de ces pays ; les villages autrichiens sont des villages de la Lombardie, de la Toscane, ou de la terre ferme de Venise : on se croirait chez un paysan italien, si, dans les fermes à grandes chambres nues, un poêle ne remplaçait le soleil.

La vue dont on jouit des fenêtres du château est agréable : d'un côté on aperçoit les vergers d'un frais vallon, à pente verte, enclos des murs dentelés de la ville, qui descendent jusqu'à la Moldau, à peu près comme les murs de Rome descendent du Vatican au Tibre ; de l'autre côté, on découvre la ville traversée par la rivière, laquelle rivière s'embellit d'une île plantée en amont, et embrasse une île en aval, en quittant le faubourg du Nord. La Moldau se jette dans l'Elbe. Un bateau qui m'aurait pris au pont de Prague m'aurait pu débarquer au pont Royal à Paris. Je ne suis pas l'ouvrage des siècles et des rois ; je n'ai ni le poids ni la durée de l'obélisque que le Nil envoie maintenant à la Seine, pour remorquer ma galère, la ceinture de la Vestale du Tibre suffirait.

Le pont de la Moldau, bâti en bois en 795 par Mnata fut, à diverses époques, refait en pierre. Tandis que je mesurais ce pont, Charles X cheminait sur le trottoir ; il portait sous le bras un parapluie, son fils l'accompagnait comme un cirerone de louage. J'avais dit dans le Conservateur qu' on se mettrait à la fenêtre pour voir passer la monarchie : je la voyais passer sur le pont de Prague.

Dans les constructions qui composent Hradschin, on voit des salles historiques, des musées que tapissent les portraits restaurés et les armes fourbies des ducs et des rois de Bohême. Non loin des masses informes, se détache sur le ciel un joli bâtiment vêtu d'un des élégants portiques du cinquecento : cette architecture a l'inconvénient d'être en désaccord avec le climat. Si l'on pouvait du moins, pendant les hivers de Bohême mettre ces palais italiens en serre chaude avec les palmiers ? J'étais toujours préoccupé de l'idée du froid qu'ils devaient avoir la nuit.

Prague, souvent assiégé, pris et repris, nous est militairement connu par la bataille de son nom et par la retraite où se trouvait Vauvenargues. Les boulevards de la ville sont démolis. Les fossés du château, du côté de la haute plaine, forment une étroite et profonde entaille maintenant plantée de peupliers. A l'époque de la guerre de Trente Ans, ces fossés étaient remplis d'eau. Les protestants, ayant pénétré dans le château le 23 mai 1618, jetèrent par la fenêtre deux seigneurs catholiques avec le secrétaire d'Etat : les trois plongeurs se sauvèrent. Le secrétaire, en homme bien appris, demanda mille pardons à l'un des deux seigneurs d'être tombé malhonnêtement sur lui. Dans ce mois de mai 1833, on n'a plus la même politesse : je ne sais trop ce que je dirais en pareil cas, moi qui ai cependant été secrétaire d'Etat.

Tycho-Brahé mourut à Prague : voudriez-vous, pour toute sa science, avoir comme lui un faux nez de cire ou d'argent ? Tycho se consolait en Bohême, ainsi que Charles X, en contemplant le ciel ; l'astronome admirait l'ouvrage, le roi adore l'ouvrier. L'étoile apparue en 1572 (éteinte en 1574), qui passa successivement du blanc éclatant au jaune rouge de Mars et au blanc plombé de Saturne, offrit aux observations de Tycho le spectacle de l'incendie d'un monde. Qu'est-ce que la révolution dont le souffle a poussé le frère de Louis XVI à la tombe du Newton danois, auprès de la destruction d'un globe, accomplie en moins de deux années ? Le général Moreau vint à Prague concerter avec l'empereur de Russie une restauration que lui, Moreau, ne devait pas voir.

Si Prague était au bord de la mer, rien ne serait plus charmant ; aussi Shakespeare frappe la Bohême de sa baguette et en fait un pays maritime :

" Es-tu certain, dit Antigonus à un matelot, dans le Conte d'hiver , que notre vaisseau a touché les déserts de Bohême ? "

Antigonus descend à terre, chargé d'exposer une petite fille à laquelle il adresse ces mots :

" Fleur ! prospère ici... La tempête commence... Tu as bien l'air de devoir être rudement bercée ! "

Shakespeare ne semble-t-il pas avoir raconté d'avance l'histoire de la princesse Louise, de cette jeune fleur , de cette nouvelle Perdita , transportée dans les déserts de la Bohême ?

 

3 L37 Chapitre 11

Prague, 28 et 29 mai 1833.

Suite des incidences. - De la Bohême. - Littérature slave et néo-latine.

Confusion, sang, catastrophe, c'est l'histoire de la Bohême ; ses ducs et ses rois, au milieu des guerres civiles et des guerres étrangères, luttent avec leurs sujets, ou se collettent avec les ducs et les rois de Silésie, de Saxe, de Pologne, de Moravie, de Hongrie, d'Autriche et de Bavière.

Pendant le règne de Venceslas VI, qui mettait à la broche son cuisinier quand il n'avait pas bien rôti un lièvre, s'éleva Jean Huss, lequel ayant étudié à Oxford en apporta la doctrine de Wiclef. Les protestants, qui cherchaient partout des ancêtres sans en pouvoir trouver rapportent que, du haut de son bûcher, Jean chanta, prophétisa la venue de Luther.

" Le monde rempli d'aigreur, dit Bossuet, enfanta Luther et Calvin, qui cantonnent la chrétienté. "

Des luttes chrétiennes et païennes, des hérésies précoces de la Bohême, des importations d'intérêts étrangers et de moeurs étrangères, résulta une confusion favorable au mensonge. La Bohême passa pour le pays des sorciers.

D'anciennes poésies, découvertes en 1817 par M. Hanka, bibliothécaire du musée de Prague, dans les archives de l'église de Königinhof, sont célèbres. Un jeune homme que je me plais à citer, fils d'un savant illustre, M. Ampère, a fait connaître l'esprit de ces chants. Célakowsky a répandu des chansons populaires dans l'idiome slave.

Les Polonais trouvent le dialecte bohême efféminé ; c'est la querelle du dorien et de l'ionique. Le Bas-Breton de Vannes traite de barbare le Bas-Breton de Tréguier. Le slave ainsi que le magyar se prête à toutes les traductions : ma pauvre Atala a été accoutrée d'une robe de point de Hongrie ; elle porte aussi un doliman arménien et un voile arabe.

Une autre littérature a fleuri en Bohême, la littérature moderne latine. Le prince de cette littérature, Bohuslas Hassenstein, baron de Lobkowitz, né en 1462, s'embarqua en 1490 à Venise, visita la Grèce, la Syrie, l'Arabie et l'Egypte. Lobkowitz m'a devancé de trois cent vingt-six ans à ces lieux célèbres, et, comme lord Byron, il a chanté son pèlerinage. Avec quelle différence d'esprit, de coeur, de pensées, de moeurs, nous avons, à plus de trois siècles d'intervalle, médité sur les mêmes ruines et sous le même soleil, Lobkowitz, Bohême ; lord Byron, Anglais ; et moi, enfant de France !

A l'époque du voyage de Lobkowitz, d'admirables monuments, depuis renversés, étaient debout. Ce devait être un spectacle étonnant que celui de la barbarie dans toute son énergie, tenant sous ses pieds la civilisation terrassée, les janissaires de Mahomet II ivres d'opium, de victoires et de femmes, le cimeterre à la main, le front festonné du turban sanglant, échelonnés pour l'assaut sur les décombres de l'Egypte et de la Grèce : et moi, j'ai vu la même barbarie, parmi les mêmes ruines, se débattre sous les pieds de la civilisation.

En arpentant la ville et les faubourgs de Prague, les choses que je viens de dire venaient s'appliquer sur ma mémoire, comme les tableaux d'une optique sur une toile. Mais, dans quelque coin que je me trouvasse, j'apercevais Hradschin, et le roi de France appuyé sur les fenêtres de ce château, comme un fantôme dominant toutes ces ombres.

 

3 L37 Chapitre 12

Prague, 29 mai 1833.

Je prends congé du Roi. - Adieux. - Lettre des enfants à leur mère. - Un juif. - La servante saxonne.

Ma revue de Prague étant faite, j'allai le 29 mai dîner au château à six heures. Charles X était fort gai. Au sortir de table, en s'asseyant sur le canapé du salon, il me dit : " Chateaubriand, savez-vous que le National , arrivé ce matin, déclare que j'avais le droit de faire mes ordonnances ? - Sire, ai-je répondu, Votre Majesté jette des pierres dans mon jardin. " Le Roi, indécis, hésitait ; puis prenant son parti : " J'ai quelque chose sur le coeur : vous m'avez diablement maltraité dans la première partie de votre discours à la Chambre des pairs. " Et tout de suite, le Roi, ne me laissant pas le temps de répondre, s'est écrié : " Oh ! la fin ! la fin !... le tombeau vide à Saint-Denis... C'est admirable !... c'est très bien ! très bien... n'en parlons plus. Je n'ai pas voulu garder cela... c'est fini... c'est fini. " Et il s'excusait d'avoir osé hasarder ce peu de mots.

J'ai baisé avec un pieux respect la main royale.

" Que je vous dise, a repris Charles X, j'ai peut-être eu tort de ne pas me défendre à Rambouillet ; j'avais encore de grandes ressources... mais je n'ai pas voulu que le sang coulât pour moi ; je me suis retiré. "

Je n'ai point combattu cette noble excuse ; j'ai répondu : " Sire, Bonaparte s'est retiré deux fois comme Votre Majesté, afin de ne pas prolonger les maux de la France. " Je mettais ainsi la faiblesse de mon vieux roi à l'abri de la gloire de Napoléon.

Les enfants arrivés, nous nous sommes approchés d'eux. Le Roi parla de l'âge de Mademoiselle : " Comment ! petit chiffon, s'écria-t-il, vous avez déjà quatorze ans ! - Oh ! quand j'en aurai quinze ! " dit Mademoiselle. " Eh bien ! qu'en ferez-vous ? " dit le Roi. Mademoiselle resta court.

Charles X raconta quelque chose : " Je ne m'en souviens pas, " dit le duc de Bordeaux. " - Je le crois bien, répondit le Roi, cela se passait le jour même de votre naissance. - Oh ! répliqua Henri, il y a donc bien longtemps ! " Mademoiselle penchant un peu la tête sur son épaule, levant son visage vers son frère, tandis que ses regards tombaient obliquement sur moi, dit avec une petite mine ironique : " Il y a donc bien longtemps que vous êtes né ? "

Les enfants se retirèrent ; je saluai l'orphelin : je devais partir dans la nuit. Je lui dis adieu en français, en anglais et en allemand. Combien Henri apprendra-t-il de langues pour raconter ses errantes misères, pour demander du pain et un asile à l'étranger ?

Quand la partie de whist commença, je pris les ordres de Sa Majesté. " Vous allez voir madame la Dauphine à Carlsbad, dit Charles X. Bon voyage, mon cher Chateaubriand. Nous entendrons parler de vous dans les journaux. "

J'allai de porte en porte offrir mes derniers hommages aux habitants du château. Je revis la jeune princesse chez madame de Gontaut ; elle me remit pour sa mère une lettre au bas de laquelle se trouvaient quelques lignes de Henri.

Je devais partir le 30 à cinq heures du matin ; le comte de Choteck avait eu la bonté de faire commander les chevaux sur la route : un tripotage me retint jusqu'à midi.

J'étais porteur d'une lettre de crédit de 2 000 francs payable à Prague, je m'étais présenté chez un gros et petit matou juif qui poussa des cris d'admiration en me voyant. Il appela sa femme à son secours ; elle accourut, ou plutôt elle roula jusqu'à mes pieds ; elle s'assit toute courte, toute grasse, toute noire, en face de moi, avec deux bras comme des ailerons, me regardant de ses yeux ronds : quand le Messie serait entré par la fenêtre, cette Rachel n'aurait pas paru plus réjouie ; je me croyais menacé d'un Alleluia . L'agent de change m'offrit sa fortune, des lettres de crédit pour toute l'étendue de la dispersion israélite, il ajouta qu'il m'enverrait mes 2 000 francs à mon hôtel.

La somme n'était point comptée le 29 au soir ; le 30 au matin, lorsque les chevaux étaient déjà attelés, arrive un commis avec un paquet d'assignats, papier de différente origine, qui perd plus ou moins sur la place et qui n'a pas cours hors des Etats autrichiens. Mon compte était détaillé sur une note qui portait pour solde, bon argent . Je restai ébahi : " Que voulez-vous que je fasse de cela ? " dis-je au commis. " Comment, avec ce papier, payer la poste et la dépense des auberges ? " Le commis courut chercher des explications. Un autre commis vint et me fit des calculs sans fin. Je renvoyai le second commis ; un troisième me rapporta des écus de Brabant. Je partis, désormais en garde contre la tendresse que je pourrais inspirer aux filles de Jérusalem.

Ma calèche était entourée, sous la porte, des gens de l'hôtel, parmi lesquels se pressait une jolie servante saxonne qui courait à un piano toutes les fois qu'elle attrapait un moment entre deux coups de sonnette : priez Léonarde du Limousin, ou Fanchon de la Picardie, de vous jouer ou de vous chanter sur le piano Tanti palpiti ou la Prière de Moïse !

 

3 L37 Chapitre 13

Prague et route, 29 et 30 mai 1833.

Ce que je laisse à Prague.

J'étais entré à Prague avec de grandes appréhensions. Je m'étais dit : Pour nous perdre, il suffit souvent à Dieu de nous remettre entre les mains nos destinées ; Dieu fait des miracles en faveur des hommes mais il leur en abandonne la conduite, sans quoi ce serait lui qui gouvernerait en personne : or, les hommes font avorter les fruits de ces miracles. Le crime n'est pas toujours puni dans ce monde ; les fautes le sont toujours. Le crime est de la nature infinie et générale de l'homme, le ciel seul en connaît le fond et s'en réserve quelquefois le châtiment. Les fautes d'une nature bornée et accidentelle sont de la compétence de la justice étroite de la terre : c'est pourquoi il serait possible que les dernières fautes de la monarchie fussent rigoureusement punies par les hommes.

Je m'étais dit encore : On a vu des familles royales tomber dans d'irréparables erreurs, en s'infatuant d'une fausse idée de leur nature : tantôt elles se regardent comme des familles divines et exceptionnelles, tantôt comme des familles mortelles et privées ; selon l'occurrence, elles se mettent au-dessus de la loi commune ou dans les limites de cette loi. Violent-elles les constitutions politiques ? elles s'écrient qu'elles en ont le droit, qu'elles sont la source de la loi, qu'elles ne peuvent être jugées par les règles ordinaires. Veulent-elles faire une faute domestique, donner par exemple une éducation dangereuse à l'héritier du trône ? elles répondent aux réclamations : " Un particulier peut agir envers ses enfants comme il lui plaît, et nous ne le pourrions pas ! "

Eh ! non, vous ne le pouvez pas : vous n'êtes ni une famille divine , ni une famille privée ; vous êtes une famille publique ; vous appartenez à la société. Les erreurs de la royauté n'attaquent pas la royauté seule ; elles sont dommageables à la nation entière : un Roi bronche et s'en va, mais la nation s'en va-t-elle ? Ne ressent-elle aucun mal ? ceux qui sont demeurés attachés à la royauté absente, victimes de leur honneur, ne sont-ils ni interrompus dans leur carrière, ni poursuivis dans leurs proches, ni entravés dans leur liberté, ni menacés dans leur vie ? Encore une fois, la royauté n'est point une propriété privée, c'est un bien commun, indivis, et des tiers sont engagés dans la fortune du trône. Je craignais que, dans les troubles inséparables du malheur, la royauté n'eût point aperçu ces vérités et n'eût rien fait pour y revenir en temps utile.

D'un autre côté, tout en reconnaissant les avantages immenses de la loi salique, je ne me dissimulais pas que durée de race a quelques graves inconvénients pour les peuples et pour les rois : pour les peuples, parce qu'elle mêle trop leur destinée avec celle des rois ; pour les rois, parce que le pouvoir permanent les enivre ; ils perdent les notions de la terre ; tout ce qui n'est pas à leurs autels, prières prosternées, humbles voeux, abaissements profonds est impiété. Le malheur ne leur apprend rien ; l'adversité n'est qu'une plébéienne grossière qui leur manque de respect, et les catastrophes ne sont pour eux que des insolences.

Je m'étais heureusement trompé : je n'ai point trouvé Charles X dans ces hautes erreurs qui naissent au faîte de la société ; je l'ai trouvé seulement dans les illusions communes d'un accident inattendu, et qui sont plus explicables. Tout sert à consoler l'amour-propre du frère de Louis XVIII : il voit le monde politique se détruire, et il attribue avec quelque raison cette destruction à son époque, non à sa personne : Louis XVI n'a-t-il pas péri ? la République n'est-elle pas tombée ? Bonaparte n'a-t-il pas été contraint d'abandonner deux fois le théâtre de sa gloire et n'est-il pas allé mourir captif sur un écueil ? Les trônes de l'Europe ne sont-ils pas menacés ? Que pouvait-il donc, lui, Charles X, plus que ces pouvoirs renversés ? Il a voulu se défendre contre des ennemis ; il était averti du danger par sa police et par des symptômes publics : il a pris l'initiative ; il a attaqué pour n'être pas attaqué.

Les héros des trois émeutes n'ont-ils pas avoué qu'ils conspiraient, qu'ils avaient joué la comédie pendant quinze ans ? Eh bien ! Charles a pensé qu'il était de son devoir de faire un effort ; il a essayé de sauver la légitimité française et avec elle la légitimité européenne : il a livré la bataille, et il l'a perdue ; il s'est immolé au salut des monarchies ; voilà tout : Napoléon a eu son Waterloo Charles X ses journées de Juillet.

Ainsi les choses se présentent au monarque infortuné ; il reste immuable accoté des événements qui calent et assujettissent son esprit. A force d'immobilité, il atteint une certaine grandeur : homme d'imagination il vous écoute, il ne se fâche point contre vos idées, il a l'air d'y entrer et n'y entre point du tout. Il est des axiomes généraux qu'on met devant soi comme des gabions placé derrière ces abris, on tiraille de là sur les intelligences qui marchent.

La méprise de beaucoup est de se persuader, d'après des événements répétés dans l'histoire, que le genre humain est toujours dans sa place primitive, ils confondent les passions et les idées : les premières sont les mêmes dans tous les siècles, les secondes changent avec la succession des âges. Si les effets matériels de quelques actions sont pareils à diverses époques, les causes qui les ont produits sont différentes.

Charles X se regarde comme un principe, et, en effet il y a des hommes qui, à force d'avoir vécu dans des idées fixes, de générations en générations semblables, ne sont plus que des monuments. Certains individus, par le laps de temps et par leur prépondérance, deviennent des choses transformées en personnes ; ces individus périssent quand ces choses viennent à périr : Brutus et Caton étaient la république romaine incarnée, ils ne lui pouvaient survivre, pas plus que le coeur ne peut battre quand le sang se retire.

Je traçai autrefois ce portrait de Charles X :

" Vous l'avez vu depuis dix ans, ce sujet fidèle, ce frère respectueux, ce père tendre, si affligé dans un de ses fils, si consolé par l'autre ! Vous le connaissez, ce Bourbon qui vint le premier après nos malheurs, digne héraut de la vieille France, se jeter entre vous et l'Europe, une branche de lis à la main ! Vos yeux s'arrêtent avec amour et complaisance sur ce prince qui, dans la maturité de l'âge, a conservé le charme et la noble élégance de la jeunesse, et qui, maintenant, orné du diadème, n'est encore qu' un Français de plus au milieu de vous ! Vous répétez avec émotion tant de mots heureux échappés à ce nouveau monarque, qui puise dans la loyauté de son coeur la grâce de bien dire !

" Quel est celui d'entre nous qui ne lui confierait sa vie, sa fortune, son honneur ? Cet homme que nous voudrions tous avoir pour ami, nous l'avons aujourd'hui pour roi. Ah ! tâchons de lui faire oublier les sacrifices de sa vie ! Que la couronne pèse légèrement sur la tête blanchie de ce chevalier chrétien ! Pieux comme saint Louis, affable, compatissant et justicier comme Louis XII, courtois comme François Ier, franc comme Henri IV, qu'il soit heureux de tout le bonheur qui lui a manqué pendant si longues années ! Que le trône, où tant de monarques ont rencontré des tempêtes, soit pour lui un lieu de repos. "

Ailleurs j'ai célébré encore le même prince : le modèle a seulement vieilli, mais on le reconnaît dans les jeunes touches du portrait : l'âge nous flétrit en nous enlevant une certaine vérité de poésie qui fait le teint et la fleur de notre visage, et cependant on aime malgré soi le visage qui s'est fané en même temps que nos propres traits. J'ai chanté des hymnes à la race de Henri IV ; je les recommencerais de grand coeur, tout en combattant de nouveau les méprises de la légitimité et en m'attirant de nouveau ses disgrâces, si elle était destinée à renaître. La raison en est que la royauté légitime constitutionnelle m'a toujours paru le chemin le plus doux et le plus sûr vers l'entière liberté. J'ai cru et je croirais encore faire l'acte d'un bon citoyen en exagérant même les avantages de cette royauté, afin de lui donner, si cela dépendait de moi, la durée nécessaire à l'accomplissement de la transformation graduelle de la société et des moeurs.

Je rends service à la mémoire de Charles X en opposant la pure et simple vérité à ce qu'on dira de lui dans l'avenir. L'inimitié des partis le représentera comme un homme infidèle à ses serments et violateur des libertés publiques : il n'est rien de tout cela. Il a été de bonne foi en attaquant la Charte ; il ne s'est pas cru, et ne devait pas se croire parjure ; il avait la ferme intention de rétablir cette Charte après l'avoir sauvée , à sa manière et comme il la comprenait. Charles X est tel que je l'ai peint : doux, quoique sujet à la colère, bon et tendre avec ses familiers, aimable, léger, sans fiel, ayant tout du chevalier, la dévotion, la noblesse, l'élégante courtoisie, mais entremêlé de faiblesse, ce qui n'exclut pas le courage passif et la gloire de bien mourir ; incapable de suivre jusqu'au bout une bonne ou une mauvaise résolution, pétri avec les préjugés de son siècle et de son rang ; à une époque ordinaire, roi convenable ; à une époque extraordinaire, homme de perdition, non de malheur.

 

3 L37 Chapitre 14

Le duc de Bordeaux.

Pour ce qui est du duc de Bordeaux, on voudrait en faire à Hradschin un roi toujours à cheval, toujours donnant de grands coups d'épée. Il faut sans doute qu'il soit brave ; mais c'est une erreur de se figurer qu'en ce temps-ci le droit de conquête serait reconnu, qu'il suffirait d'être Henri IV pour remonter sur le trône. Sans courage, on ne peut régner ; avec le courage seul, on ne règne plus : Bonaparte a tué l'autorité de la victoire.

Un rôle extraordinaire pourrait être conçu par Henri V ; je suppose qu'il sente à vingt ans sa position et qu'il se dise : " Je ne puis pas demeurer immobile ; j'ai des devoirs de mon sang à remplir envers le passé, mais suis-je donc forcé de troubler la France à cause de moi seul ? Dois-je peser sur les siècles futurs de tout le poids des siècles finis ? Tranchons la question ; inspirons des regrets à ceux qui ont injustement proscrit mon enfance ; montrons-leur ce que je pouvais être. Il ne dépend que de moi de me dévouer à mon pays en consacrant de nouveau, quelle que soit l'issue du combat, le principe des monarchies héréditaires. "

Alors le fils de saint Louis aborderait la France dans une double idée de gloire et de sacrifice ; il y descendrait avec la ferme résolution d'y rester une couronne sur le front ou une balle dans le coeur : au dernier cas, son héritage irait à Philippe. La vie triomphante ou la mort sublime de Henri rétablirait la légitimité, dépouillée seulement de ce que ne comprend plus le siècle et de ce qui ne convient plus au temps. Au reste, en supposant le sacrifice de mon jeune prince, il ne le ferait pas pour moi : après Henri V mort sans enfants, je ne reconnaîtrais jamais de monarque en France !

Je me suis laissé aller à des rêves : ce que je suppose relativement au parti qu'aurait à prendre Henri n'est pas possible : en raisonnant de la sorte, je me suis placé en pensée dans un ordre de choses au-dessus de nous ; ordre qui, naturel à une époque d'élévation et de magnanimité, ne paraîtrait aujourd'hui qu'une exaltation de roman ; c'est comme si j'opinais à l'heure qu'il est d'en revenir aux Croisades ; or, nous sommes terre à terre dans la triste réalité d'une nature humaine amoindrie. Telle est la disposition des âmes, que Henri V rencontrerait dans l'apathie de la France au dedans, et dans les royautés au dehors, des obstacles invincibles. Il faudra donc qu'il se soumette, qu'il consente à attendre les événements, à moins qu'il ne se décidât à un rôle qu'on ne manquerait pas de stigmatiser du nom d'aventurier. Il faudra qu'il rentre dans la série des faits médiocres et qu'il voie, sans toutefois s'en laisser accabler, les difficultés qui l'environnent.

Les Bourbons ont tenu après l'Empire, parce qu'ils succédaient à l'arbitraire : se figure-t-on Henri transporté de Prague au Louvre après l'usage de la plus entière liberté ? La nation française n'aime pas au fond cette liberté, mais elle adore l'égalité, elle n'admet l'absolu que pour elle et par elle, et sa vanité lui commande de n'obéir qu'à ce qu'elle s'impose. La Charte a essayé vainement de faire vivre sous la même loi deux nations devenues étrangères l'une à l'autre, la France ancienne et la France moderne ; comment, quand des préjugés se sont accrus, feriez-vous se comprendre l'une et l'autre France ? Vous ne ramèneriez point les esprits en remettant sous les yeux des vérités incontestables.

A entendre la passion ou l'ignorance, les Bourbons sont les auteurs de tous nos maux ; la réinstallation de la branche aînée serait le rétablissement de la domination du château ; les Bourbons sont les fauteurs et les complices de ces traités oppresseurs dont à bon droit je n'ai jamais cessé de me plaindre : et pourtant rien de plus absurde que toutes ces accusations, où les dates sont également oubliées et les faits grossièrement altérés. La Restauration n'exerça quelque influence dans les actes diplomatiques qu'à l'époque de la première invasion. Il est reconnu qu'on ne voulait point cette restauration puisqu'on traitait avec Bonaparte à Châtillon ; que, l'eût-il voulu, il demeurait empereur des Français. Sur l'entêtement de son génie et faute de mieux, on prit les Bourbons qui se trouvaient là. Monsieur, lieutenant général du royaume, eut alors une certaine part aux transactions du jour ; on a vu, dans la vie d'Alexandre, ce que le traité de Paris de 1814 nous avait laissé.

En 1815 il ne fut plus question des Bourbons ; ils n'entrèrent en rien dans les contrats spoliateurs de la seconde invasion : ces contrats furent le résultat de la rupture du ban de l'île d'Elbe. A Vienne, les alliés déclarèrent qu'ils ne se réunissaient que contre un seul homme ; qu'ils ne prétendaient imposer ni aucune sorte de maître, ni aucune espèce de gouvernement à la France. Alexandre même avait demandé au congrès un roi autre que Louis XVIII. Si celui-ci en venant s'asseoir aux Tuileries ne se fût hâté de voler son trône, il n'aurait jamais régné. Les traités de 1815 furent abominables, précisément parce qu'on refusa d'entendre la voix paternelle de la légitimité, et c'est pour les faire brûler, ces traités, que j'avais voulu reconstruire notre puissance en Espagne.

Le seul moment où l'on retrouve l'esprit de la Restauration est au congrès d'Aix-la-Chapelle ; les alliés étaient convenus de nous ravir nos provinces du nord et de l'est : M. de Richelieu intervint. Le tzar, touché de notre malheur, entraîné par son équitable penchant, remit à M. le duc de Richelieu la carte de France sur laquelle était tracée la ligne fatale. J'ai vu de mes propres yeux cette carte du Styx entre les mains de madame de Montcalm, soeur du noble négociateur.

La France occupée comme elle l'était, nos places fortes ayant garnison étrangère, pouvions-nous résister ? Une fois privés de nos départements militaires, combien de temps aurions-nous gémi sous la conquête ? Eussions-nous eu un souverain d'une famille nouvelle, un prince d'occasion, on ne l'aurait point respecté. Parmi les alliés, les uns cédèrent à l'illusion d'une grande race, les autres crurent que, sous une puissance usée, le royaume perdrait son énergie et cesserait d'être un objet d'inquiétude : Cobbett lui-même en convient dans sa lettre. C'est donc une monstrueuse ingratitude de ne pas voir que, si nous sommes encore la vieille Gaule, nous le devons au sang que nous avons le plus maudit. Ce sang, qui depuis huit siècles circulait dans les veines mêmes de la France, ce sang qui l'avait faite ce qu'elle est, l'a sauvée encore. Pourquoi s'obstiner à nier éternellement les faits ? On a abusé contre nous de la victoire, comme nous en avions abusé contre l'Europe. Nos soldats étaient allés en Russie ; ils ont ramené sur leurs pas les soldats qui fuyaient devant eux. Après action, réaction, c'est la loi. Cela ne fait rien à la gloire de Bonaparte, gloire isolée et qui reste entière ; cela ne fait rien à notre gloire nationale, toute couverte de la poussière de l'Europe dont nos drapeaux ont balayé les tours. Il était inutile, dans un dépit d'ailleurs trop juste, d'aller chercher à nos maux une autre cause que la cause véritable. Loin d'être cette cause, les Bourbons de moins dans nos revers, nous étions partagés.

Appréciez maintenant les calomnies dont la Restauration a été l'objet ; qu'on interroge les archives des relations extérieures, on sera convaincu de l'indépendance du langage tenu aux puissances sous le règne de Louis XVIII et de Charles X. Nos souverains avaient le sentiment de la dignité nationale ; ils furent surtout rois à l'étranger, lequel ne voulut jamais avec franchise le rétablissement, et ne vit qu'à regret la résurrection de la monarchie aînée. Le langage diplomatique de la France à l'époque dont je traite est, il faut le dire, particulier à l'aristocratie ; la démocratie, pleine de larges et fécondes vertus, est pourtant arrogante quand elle domine : d'une munificence incomparable lorsqu'il faut d'immenses dévouements, elle échoue aux détails ; elle est rarement élevée, surtout dans les longs malheurs. Une partie de la haine des cours d'Angleterre et d'Autriche contre la légitimité vient de la fermeté du cabinet des Bourbons.

Loin de précipiter cette légitimité, mieux avisé on en eût étayé les ruines ; à l'abri dans l'intérieur, on eût élevé le nouvel édifice, comme on bâtit un vaisseau qui doit braver l'Océan sous un bassin couvert taillé dans le roc : ainsi la liberté anglaise s'est formée au sein de la loi normande. Il ne fallait pas répudier le fantôme monarchique ; ce centenaire du moyen âge, comme Dandolo, avoit les yeux en la tête beaux, et si, n'en véoit goutte ; vieillard qui pouvait guider les jeunes croisés et qui, paré de ses cheveux blancs, imprimait encore vigoureusement sur la neige ses pas ineffaçables.

Que, dans nos craintes prolongées, des préjugés et des hontes vaniteuses nous aveuglent, on le conçoit, mais la distante postérité reconnaîtra que la Restauration a été, historiquement parlant, une des plus heureuses phases de notre cycle révolutionnaire. Les partis dont la chaleur n'est pas éteinte peuvent à présent s'écrier : " Nous fûmes libres sous l'Empire, esclaves sous la monarchie de la Charte ! " Les générations futures, ne s'arrêtant pas à cette contre-vérité, risible si elle n'était un sophisme, diront que les Bourbons rappelés prévinrent le démembrement de la France, qu'ils fondèrent parmi nous le gouvernement représentatif, qu'ils firent prospérer les finances, acquittèrent des dettes qu'ils n'avaient pas contractées, et payèrent religieusement jusqu'à la pension de la soeur de Robespierre. Enfin, pour remplacer nos colonies perdues, ils nous laissèrent, en Afrique, une des plus riches provinces de l'empire romain.

Trois choses demeurent acquises à la légitimité restaurée : elle est entrée dans Cadix ; elle a donné à Navarin l'indépendance à la Grèce ; elle a affranchi la chrétienté en s'emparant d'Alger : entreprises dans lesquelles avaient échoué Bonaparte, la Russie, Charles-Quint et l'Europe. Montrez-moi un pouvoir de quelques jours (et un pouvoir si disputé), lequel ait accompli de telles choses.

Je crois, la main sur la conscience, n'avoir rien exagéré et n'avoir exposé que des faits dans ce que je viens de dire sur la légitimité. Il est certain que les Bourbons ne voudraient ni ne pourraient rétablir une monarchie de château et se cantonner dans une tribu de nobles et de prêtres ; il est certain qu'ils n'ont point été ramenés par les alliés ; ils ont été l'accident, non la cause de nos désastres, cause qui vient évidemment de Napoléon. Mais il est certain aussi que le retour de la troisième race a malheureusement coïncidé avec le succès des armes étrangères. Les Cosaques se sont montrés dans Paris au moment où l'on y revoyait Louis XVIII : alors pour la France humiliée, pour les intérêts particuliers, pour toutes les passions émues, la Restauration et l'invasion sont deux choses identiques ; les Bourbons sont devenus la victime d'une confusion des faits, d'une calomnie changée, comme tant d'autres, en une vérité-mensonge. Hélas ! il est difficile d'échapper à ces calamités que la nature et le temps produisent ; on a beau les combattre, le bon droit n'entraîne pas toujours la victoire. Les Psylles, nation de l'ancienne Afrique, avaient pris les armes contre le vent du Midi ; un tourbillon s'éleva et engloutit ces braves : " Les Nasamoniens, dit Hérodote, s'emparèrent de leur pays abandonné. "

En parlant de la dernière calamité des Bourbons, leur commencement me revient en mémoire : je ne sais quel augure de leur tombe se fit entendre à leur berceau. Henri IV ne se vit pas plutôt maître de Paris qu'il fut saisi d'un pressentiment funeste. Les entreprises d'assassinat qui se renouvelaient, sans alarmer son courage, influaient sur sa gaieté naturelle. A la procession du Saint-Esprit, le 5 janvier 1595, il parut habillé de noir, portant à la lèvre supérieure un emplâtre sur la blessure que Jean Châtel lui avait faite à la bouche en le voulant frapper au coeur. Il avait le visage morne ; madame de Balagni lui en ayant demandé la cause : " Comment, lui répondit-il, pourrais-je être content de voir un peuple si ingrat, qu'encore que j'aie fait et fasse tous les jours ce que je puis pour lui, et pour le salut duquel je voudrais sacrifier mille vies, si Dieu m'en avait donné autant, me dresser tous les jours de nouveaux attentats, car depuis que je suis ici je n'oy parler d'autre chose ? "

Cependant ce peuple criait : Vive le Roi ! " Sire, dit un seigneur de la cour, voyez comme tout votre peuple se réjouit de vous voir. " Henri secouant la tête : " C'est un peuple. Si mon plus grand ennemi était là où je suis et qu'il le vît passer, il lui en ferait autant qu'à moi et crierait encore plus haut. "

Un ligueur, apercevant le Roi affaissé au fond de son carrosse, dit : " Le voilà déjà au cul de la charrette. " Ne vous semble-t-il pas que ce ligueur parlait de Louis XVI allant du Temple à l'échafaud ?

Le vendredi 14 mai 1610, le Roi, revenant des Feuillants avec Bassompierre et le duc de Guise, leur dit : " Vous ne me connaissez pas maintenant, vous autres, et quand vous m'aurez perdu, vous connaîtrez alors ce que je valais et la différence qu'il y a de moi aux autres hommes. - Mon Dieu, sire, repartit Bassompierre, ne cesserez-vous jamais de nous troubler, en nous disant que vous mourrez bientôt ? " Et alors le maréchal retrace à Henri sa gloire, sa prospérité, sa bonne santé qui prolongeait sa jeunesse. " Mon ami, lui répondit le Roi, il faut quitter tout cela. " Ravaillac était à la porte du Louvre.

Bassompierre se retira et ne vit plus le Roi que dans son cabinet.

" Il était étendu, dit-il, sur son lit, et M. de Vic, assis sur le même lit que lui, avait mis sa croix de l'Ordre sur sa bouche, et lui faisait souvenir de Dieu. M. le Grand en arrivant se mit à genoux à la ruelle et lui tenait une main qu'il baisait, et je m'étais jeté à ses pieds que je tenais embrassés en pleurant amèrement. "

Tel est le récit de Bassompierre.

Poursuivi par ces tristes souvenirs, il me semblait que j'avais vu dans les longues salles de Hradschin les derniers Bourbons passer tristes et mélancoliques , comme le premier Bourbon dans la galerie du Louvre, j'étais venu baiser les pieds de la Royauté après sa mort. Qu'elle meure à jamais ou qu'elle ressuscite, elle aura mes derniers serments : le lendemain de sa disparition finale, la république commencera pour moi. Au cas que les Parques, qui doivent éditer mes Mémoires , ne les publient pas incessamment, on saura, quand ils paraîtront, quand on aura tout lu, tout pesé, jusqu'à quel point je me suis trompé dans mes regrets et dans mes conjectures. - Respectant le malheur, respectant ce que j'ai servi et ce que je continuerai de servir au prix du repos de mes derniers jours, je trace mes paroles, vraies ou trompées, sur mes heures tombantes, feuilles séchées et légères que le souffle de l'éternité aura bientôt dispersées.

Si les hautes races approchaient de leur terme (abstraction faite des possibilités de l'avenir et des espérances vivaces qui repoussent sans cesse au fond du coeur de l'homme), ne serait-il pas mieux que, par une fin digne de leur grandeur, elles se retirassent dans la nuit du passé avec les siècles ? Prolonger ses jours au delà d'une éclatante illustration ne vaut rien ; le monde se lasse de vous et de votre bruit ; il vous en veut d'être toujours là : Alexandre, César, Napoléon ont disparu selon les règles de la renommée. Pour mourir beau, il faut mourir jeune ; ne faites pas dire aux enfants du printemps : " Comment ! c'est là ce génie, cette personne, cette race à qui le monde battait des mains, dont on aurait payé un cheveu, un sourire, un regard du sacrifice de la vie ! " Qu'il est triste de voir le vieux Louis XIV ne trouver auprès de lui, pour parler de son siècle, que le vieux duc de Villeroi ! Ce fut une dernière victoire du grand Condé d'avoir, au bord de sa fosse, rencontré Bossuet : l'orateur ranima les eaux muettes de Chantilly ; avec l'enfance du vieillard, il repétrit l'adolescence du jeune homme ; il rebrunit les cheveux sur le front du vainqueur de Rocroi, en disant, lui, Bossuet, un immortel adieu à ses cheveux blancs. Vous qui aimez la gloire, soignez votre tombeau ; couchez-vous y bien ; tâchez d'y faire bonne figure, car vous y resterez.

 

3 L38 Livre trente-huitième

1. Madame la Dauphine. - 2. Incidences. - Sources. - Eaux minérales. - Souvenirs historiques. - 3. Suite des incidences. - Vallée de la Tèple. - Sa flore. - 4. Dernière conversation avec la Dauphine. - Départ. - 5. Journal de Carlsbad à Paris. - Cynthie. - Egra. - Wallenstein. - 6. Weissenstadt. - La voyageuse. - Berneck et souvenirs. - Baireuth. - Voltaire. - Hohlfeld. - Eglise. - La petite fille à la hotte. - L'hôtelier et sa servante. - 7. Bamberg. - Une bossue. - Würtzbourg : ses chanoines. - Un ivrogne. - L'hirondelle. - 8. Auberge de Wiesenbach. - Un Allemand et sa femme. - Ma vieillesse. - Heidelberg. - Pèlerins. - Ruines. - Manheim. - 9. Le Rhin. - Le Palatinat. - Armée aristocratique ; armée plébéienne. - Couvent et château. - Monts Tonnerre. - Auberge solitaire. - Kaiserslautern. - Sommeil. - Oiseaux. - Saarbruck. - 10. Terre de France. - Arabesques. - Dans ma casquette, s'il vous plaît . - Metz. - Regard sur ma famille et ma vie. - Présent des enfants exilés. - Verdun, Valmy. - Châlons. - Vallée de la Marne.

 

3 L38 Chapitre 1

Madame la Dauphine.

Le chemin de Prague à Carlsbad s'allonge dans les ennuyeuses plaines qu'ensanglanta la guerre de Trente Ans. En traversant la nuit ces champs de bataille, je m'humilie devant ce Dieu des armées, qui porte le ciel à son bras comme un bouclier. On aperçoit d'assez loin les monticules boisés au pied desquels se trouvent les eaux. Les beaux esprits des médecins de Carlsbad comparent la route au serpent d'Esculape qui, descendant la colline, vient boire à la coupe d'Hygie. Du haut de la tour de la ville, Stadtthurm , tour emmitrée d'un clocher, des gardiens sonnent de la trompe aussitôt qu'ils aperçoivent un voyageur. Je fus salué du son joyeux comme un moribond, et chacun de se dire avec transport dans la vallée : " Voici un arthritique, voici un hypocondriaque, voici un myope ! " Hélas ! j'étais mieux que tout cela, j'étais un incurable.

A sept heures du matin, le 31, j'étais installé à l' Ecu d'Or , auberge tenue au bénéfice du comte de Bolzona, très noble homme ruiné. Logeaient dans cet hôtel le comte et madame la comtesse de Cossé (ils m'avaient devancé), et mon compatriote le général de Trogoff, naguère gouverneur du château de Saint-Cloud, ci-devant né à Landivisiau dans le rayon de la lune de Landernau, et, tout trapu qu'il est, capitaine de grenadiers autrichiens à Prague, pendant la Révolution. Il venait de visiter son seigneur banni, successeur de saint Clodoald, moine en son temps à Saint-Cloud. Trogoff, après son pèlerinage, s'en retournait en Basse-Bretagne. Il emportait un rossignol de Hongrie et un rossignol de Bohême qui ne laissaient dormir personne dans l'hôtel, tant ils se plaignaient de la cruauté de Térée. Trogoff les bourrait de coeur de boeuf râpé, sans pouvoir venir à bout de leur douleur.

Et moestis late loca questibus implet.

Nous nous embrassâmes comme deux Bretons, Trogoff et moi. Le général, court et carré comme un Celte de la Cornouaille, a de la finesse sous l'apparence de la franchise, et du comique dans la manière de conter. Il plaisait assez à madame la Dauphine, et, comme il sait l'allemand, elle se promenait avec lui. Instruite de mon arrivée par madame de Cossé, elle me fit proposer de la voir à neuf heures et demie, ou à midi : à midi j'étais chez elle.

Elle occupait une maison isolée, à l'extrémité du village, sur la rive droite de la Tèple, petite rivière qui se rue de la montagne et traverse Carlsbad dans sa longueur. En montant l'escalier de l'appartement de la princesse, j'étais troublé : j'allais voir, presque pour la première fois, ce modèle parfait des souffrances humaines, cette Antigone de la chrétienté. Je n'avais pas causé dix minutes dans ma vie avec madame la Dauphine ; à peine m'avait-elle adressé, dans le cours rapide de ses prospérités, deux ou trois paroles ; elle s'était toujours montrée embarrassée avec moi. Bien que je n'eusse jamais écrit et parlé d'elle qu'avec une admiration profonde, madame la Dauphine avait dû nécessairement nourrir à mon égard les préjugés de ce troupeau d'antichambre, au milieu duquel elle vivait : la famille royale végétait isolée dans cette citadelle de la bêtise et de l'envie, qu'assiégeaient, sans pouvoir y pénétrer, les générations nouvelles.

Un domestique m'ouvrit la porte, j'aperçus madame la Dauphine assise au fond d'un salon sur un sofa, entre deux fenêtres, brodant à la main un morceau de tapisserie. J'entrai si ému que je ne savais pas si je pourrais arriver jusqu'à la princesse.

Elle releva la tête qu'elle tenait baissée tout contre son ouvrage, comme pour cacher elle-même son émotion, et, m'adressant la parole, elle me dit : " Je suis heureuse de vous voir, monsieur de Chateaubriand ; le Roi m'avait mandé votre arrivée. Vous avez passé la nuit ? vous devez être fatigué. "

Je lui présentai respectueusement les lettres de madame la duchesse de Berry ; elle les prit, les posa sur le canapé près d'elle, et me dit : " Asseyez-vous, asseyez-vous. " Puis elle recommença sa broderie avec un mouvement rapide, machinal et convulsif.

Je me taisais ; madame la Dauphine gardait le silence : on entendait le piquer de l'aiguille et le tirer de la laine que la princesse passait brusquement dans le canevas, sur lequel je vis tomber quelques pleurs. L'illustre infortunée les essuya dans ses yeux avec le dos de sa main, et, sans relever la tête, elle me dit : " Comment se porte ma soeur ? Elle est bien malheureuse, bien malheureuse. Je la plains beaucoup, je la plains beaucoup. " Ces mots brefs et répétés cherchaient en vain à nouer une conversation dont les expressions manquaient aux deux interlocuteurs. La rougeur des yeux de la Dauphine, causée par l'habitude des larmes, lui donnait une beauté qui la faisait ressembler à la Vierge du Spasimo .

" Madame, répondis-je enfin, madame la duchesse de Berry est bien malheureuse, sans doute ; elle m'a chargé de venir remettre ses enfants sous votre protection pendant sa captivité. C'est un grand soulagement à ses peines de penser que Henri V retrouve dans Votre Majesté une seconde mère. "

Pascal a eu raison de mêler la grandeur et la misère de l'homme : qui pourrait croire que madame la Dauphine comptât pour quelque chose ces titres de Reine, de Majesté qui lui étaient si naturels et dont elle avait connu la vanité ? Eh bien ! le mot de Majesté fut pourtant un mot magique, il rayonna sur le front de la princesse dont il écarta un moment les nuages ; ils revinrent bientôt s'y replacer comme un diadème.

" Oh ! non, non, monsieur de Chateaubriand, me dit la princesse en me regardant et cessant son ouvrage, je ne suis pas Reine. - Vous l'êtes, madame, vous l'êtes par les lois du royaume : monsieur le Dauphin n'a pu abdiquer que parce qu'il a été Roi. La France vous regarde comme sa Reine, et vous serez la mère de Henri V. "

La Dauphine ne disputa plus : cette petite faiblesse, en la rendant à la femme, voilait l'éclat de tant de grandeurs diverses, leur donnait une sorte de charme et les mettait plus en rapport avec la condition humaine.

Je lus à haute voix ma lettre de créance dans laquelle madame la duchesse de Berry m'expliquait son mariage, m'ordonnait de me rendre à Prague, demandait à conserver son titre de princesse française, et mettait ses enfants sous la garde de sa soeur.

La princesse avait repris sa broderie ; elle me dit après la lecture de ma lettre : " Madame la duchesse de Berry a raison de compter sur moi. C'est très bien, monsieur de Chateaubriand, très bien : je plains beaucoup ma belle-soeur, vous le lui direz. "

Cette insistance de madame la Dauphine à dire qu'elle plaignait madame la duchesse de Berry, sans aller plus loin, me fit voir combien peu au fond, il y avait de sympathie entre ces deux âmes. Il me paraissait aussi qu'un mouvement involontaire avait agité le coeur de la sainte. Rivalité de malheur ! La fille de Marie-Antoinette n'avait pourtant rien à craindre dans cette lutte ; la palme lui serait restée.

" Si Madame, repris-je, voulait lire la lettre que madame la duchesse de Berry lui écrit, et celle qu'elle adresse à ses enfants, elle y trouverait peut-être de nouveaux éclaircissements. J'espère que Madame me remettra une lettre à porter à Blaye. "

Les lettres étaient tracées au citron. " Je n'entends rien à cela, dit la princesse, comment allons-nous faire ? " Je proposai le moyen d'un réchaud avec quelques éclisses de bois blanc ; Madame tira la sonnette dont le cordon descendait derrière le sofa. Un valet de chambre vint, reçut les ordres et dressa l'appareil sur le palier, à la porte du salon. Madame se leva et nous allâmes au réchaud. Nous le mîmes sur une petite table adjoignant la rampe de l'escalier. Je pris une des deux lettres et la présentai parallèlement à la flamme. Madame la Dauphine me regardait et souriait parce que je ne réussissais pas. Elle me dit : " Donnez, donnez, je vais essayer à mon tour. " Elle passa la lettre au-dessus de la flamme ; la grande écriture ronde de madame la duchesse de Berry parut : même opération pour la seconde lettre. Je félicitai Madame de son succès. Etrange scène : la fille de Louis XVI déchiffrant avec moi, au haut d'un escalier à Carlsbad, les caractères mystérieux que la captive de Blaye envoyait à la captive du Temple !

Nous revînmes nous asseoir dans le salon. La Dauphine lut la lettre qui lui était adressée. Madame la duchesse de Berry remerciait sa soeur de la part qu'elle avait prise à son infortune, lui recommandait ses enfants et plaçait particulièrement son fils sous la tutelle des vertus de sa tante. La lettre aux enfants était quelques mots de tendresse. La duchesse de Berry invitait Henri à se rendre digne de la France.

Madame la Dauphine me dit : " Ma soeur me rend justice, j'ai bien pris part à ses peines. Elle a dû beaucoup souffrir, beaucoup souffrir. Vous lui direz que j'aurai soin de M. le duc de Bordeaux. Je l'aime bien. Comment l'avez-vous trouvé ? Sa santé est bonne, n'est-ce pas ? Il est fort, quoique un peu nerveux. "

Je passai deux heures tête-à-tête avec Madame, honneur qu'on a rarement obtenu : elle paraissait contente. Ne m'ayant jamais connu que sur des récits ennemis, elle me croyait sans doute un homme violent, bouffi de mon mérite ; elle me savait gré d'avoir figure humaine et d'être un bon garçon. Elle me dit avec cordialité : " Je vais me promener pour le régime des eaux, nous dînerons à trois heures, vous viendrez si vous n'avez pas besoin de vous coucher. Je veux vous voir tant que cela ne vous fatiguera pas. "

Je ne sais à quoi je devais mon succès, mais certainement la glace était rompue, la prévention effacée, ces regards, qui s'étaient attachés, au Temple sur les yeux de Louis XVI et de Marie-Antoinette, s'étaient reposés avec bienveillance sur un pauvre serviteur.

Toutefois, si j'étais parvenu à mettre la Dauphine à l'aise, je me sentais extrêmement contraint : la peur de dépasser certain niveau m'ôtait jusqu'à cette faculté des choses communes que j'avais auprès de Charles X. Soit que je n'eusse pas le secret de tirer de l'âme de Madame ce qui s'y trouve de sublime ; soit que le respect que j'éprouvais fermât le chemin à la communication de la pensée, je sentais une stérilité désolante qui venait de moi.

A trois heures, j'étais revenu chez madame la Dauphine. J'y rencontrai madame la comtesse Esterhazy et sa fille, madame d'Agoult, MM. O'Hégerty fils et de Trogoff ; ils avaient l'honneur de dîner chez la princesse. La comtesse Esterhazy, jadis belle, est encore bien : elle avait été liée à Rome avec M. le duc de Blacas. On assure qu'elle se mêle de politique et qu'elle instruit M. le prince de Metternich de tout ce qu'elle apprend. Quand, au sortir du Temple, Madame fut envoyée à Vienne, elle rencontra la comtesse Esterhazy qui devint sa compagne. Je remarquais qu'elle écoutait attentivement mes paroles ; elle eut le lendemain la naïveté de dire devant moi qu'elle avait passé la nuit à écrire. Elle se disposait à partir pour Prague, une entrevue secrète était fixée dans un lieu convenu avec M. de Blacas ; de là, elle se rendait à Vienne. Vieux attachements rajeunis par l'espionnage ! Quelles affaires, et quels plaisirs ! Mademoiselle Esterhazy n'est pas jolie, elle a l'air spirituel et méchant.

La vicomtesse d'Agoult, aujourd'hui dévote, est une personne importante comme on en trouve dans tous les cabinets des princesses. Elle a poussé sa famille tant qu'elle a pu, en s'adressant à tout le monde, particulièrement à moi : j'ai eu le bonheur de placer ses neveux ; elle en avait autant que feu l'archichancelier Cambacérès.

Le dîner fut si mauvais et si exigu que j'en sortis mourant de faim ; il était servi dans le salon même de madame la Dauphine, car elle n'avait point de salle à manger. Après le repas on enleva la table ; Madame revint s'asseoir sur le sofa, reprit son ouvrage, et nous fîmes cercle autour. Trogoff conta des histoires, Madame les aime. Elle s'occupe particulièrement des femmes. Il fut question de la duchesse de Guiche : " Ses tresses ne lui vont pas bien ", dit la Dauphine, à mon grand étonnement.

De son sofa, Madame voyait à travers la fenêtre ce qui se passait au dehors : elle nommait les promeneurs et les promeneuses. Arrivèrent deux petits chevaux avec deux jockeys vêtus à l'écossaise, Madame cessa de travailler, regarda beaucoup et dit : " C'est madame..... (j'ai oublié le nom) qui va dans la montagne avec ses enfants. " Marie-Thérèse curieuse, sachant les cancans du voisinage, la princesse des trônes et des échafauds descendue de la hauteur de sa vie au niveau des autres femmes, m'intéressait singulièrement ; je l'observais avec une sorte d'attendrissement philosophique.

A cinq heures, la Dauphine s'alla promener en calèche ; à sept, j'étais revenu à la soirée. Même établissement. Madame sur le sofa, les personnes du dîner et cinq ou six jeunes et vieilles buveuses d'eau élargissant le cercle. La Dauphine faisait des efforts touchants, mais visibles pour être gracieuse ; elle adressait un mot à chacun. Elle me parla plusieurs fois, en affectant de me nommer pour me faire connaître ; mais entre chaque phrase elle retombait dans une distraction. Son aiguille multipliait ses mouvements, son visage se rapprochait de sa broderie, j'apercevais la princesse de profil, et je fus frappé d'une ressemblance sinistre : Madame a pris l'air de son père quand je voyais sa tête baissée comme sous le glaive de la douleur, je croyais voir celle de Louis XVI attendant la chute du fer.

A huit heures et demie la soirée finit, je me couchai accablé de sommeil et de lassitude.

Le vendredi, premier de juin, j'étais debout à cinq heures ; à six, je me rendis au Mühlenbad (bain du moulin) : les buveurs et les buveuses se pressaient autour de la fontaine, se promenaient sous la galerie de bois à colonnes, ou dans le jardin attenant à cette galerie. Madame la Dauphine arriva, vêtue d'une mesquine robe de soie grise ; elle portait sur ses épaules un châle usé et sur sa tête un vieux chapeau. Elle avait l'air d'avoir raccommodé ses vêtements, comme sa mère à la Conciergerie. M. O'Hégerty, son écuyer, lui donnait le bras. Elle se mêla à la foule et présenta sa tasse aux femmes qui puisent l'eau de la source. Personne ne faisait attention à madame la comtesse de Marne. Marie-Thérèse, sa grand-mère, bâtit en 1762 la maison dite du Mühlenbad ; elle octroya aussi à Carlsbad les cloches qui devaient appeler sa petite-fille au pied de la croix.

Madame étant entrée dans le jardin, je m'avançai vers elle : elle sembla surprise de cette flatterie de courtisan. Je m'étais rarement levé si matin pour les personnes royales, hors peut-être le 13 février 1820, lorsque j'allai chercher le duc de Berry à l'Opéra. La princesse me permit de faire cinq ou six tours de jardin à ses côtés, causa avec bienveillance, me dit qu'elle me recevrait à deux heures et me donnerait une lettre. Je la quittai par discrétion ; je déjeunai à la hâte, et j'employai le temps qui me restait à parcourir la vallée.

 

3 L38 Chapitre 2

Carlsbad, 1er juin 1833.

Incidences. - Sources. - Eaux minérales. - Souvenirs historiques.

Comme Français, je ne trouvais à Carlsbad que des souvenirs pénibles. Cette ville prend son nom de Charles IV, roi de Bohême, qui s'y vint guérir de trois blessures reçues à Crécy, en combattant auprès de son père Jean. Lobkowitz prétend que Jean fut tué par un Ecossais ; circonstance ignorée des historiens.

Sed cum Gallorum fines et amica tuetur

Arva, Caledonia cuspide fossus obit.

" Tandis qu'il défend les confins des Gaules et les champs amis, il meurt percé d'une lance calédonienne. " Le poète n'aurait-il pas mis Caledonia pour la quantité ? En 1346, Edouard était en guerre avec Robert Bruce, et les Ecossais étaient alliés de Philippe.

La mort de Jean de Bohême l'Aveugle, à Crécy, est une des aventures les plus héroïques et les plus touchantes de la chevalerie. Jean voulait aller au secours de son fils Charles ; il dit à ses compagnons : " Seigneurs, vous êtes mes amis : je vous requiers que vous me meniez si avant que je puisse férir un coup d'espée, ils répondirent que volontiers ils le feraient... Le roi de Bohême alla si avant, qu'il férit un coup de son épée, voire plus de quatre, et recombattit moult vigoureusement, et aussi firent ceux de sa compagnie ; et si avant s'y boutèrent sur les Anglais, que tous y demeurèrent et furent le lendemain trouvés sur la place autour de leur seigneur, et tous leurs chevaux liés ensemble. "

On ne sait guère que Jean de Bohême était enterré à Montargis, dans l'église des Dominicains et qu'on lisait sur sa tombe ce reste d'une inscription effacée :

" Il trépassa à la tête de ses gens, ensemblement les recommandant à Dieu le Père. Priez Dieu pour ce doux roi. "

Puisse ce souvenir d'un Français expier l'ingratitude de la France, lorsqu'aux jours de nos nouvelles calamités nous épouvantâmes le ciel par nos sacrilèges et jetâmes hors de sa tombe un prince mort pour nous aux jours de nos anciens malheurs !

A Carlsbad les chroniques racontent que Charles IV fils du roi Jean, étant à la chasse, un de ses chiens s'élançant après un cerf tomba du haut d'une colline dans un bassin d'eau bouillante. Ses hurlements firent accourir les chasseurs, et la source du Sprudel fut découverte. Un pourceau qui s'échauda dans les eaux de Toeplitz les indiqua à des pâtres.

Telles sont les traditions germaniques. J'ai passé à Corinthe ; les débris du temple des courtisanes étaient dispersés sur les cendres de Glycère ; mais la fontaine Pirène, née des pleurs d'une nymphe, coulait encore parmi les lauriers-roses où volait, au temps des Muses le cheval Pégase. La vague d'un port sans vaisseaux baignait des colonnes tombées dont le chapiteau trempait dans la mer, comme la tête de jeunes filles noyées étendues sur le sable ; le myrte avait poussé dans leur chevelure et remplaçait la feuille d'acanthe : voilà les traditions de la Grèce.

On compte à Carlsbad huit fontaines ; la plus célèbre est le Sprudel , découverte par le limier. Cette fontaine émerge de terre entre l'église et la Tèple avec un bruit creux et une vapeur blanche ; elle saute par bonds irréguliers à six ou sept pieds de haut. Les sources de l'Islande sont seules supérieures au Sprudel, mais nul ne vient chercher la santé dans les déserts de l'Hécla où la vie expire ; où le jour de l'été, sortant du jour, n'a ni couchant ni aurore ; où la nuit de l'hiver, renaissant de la nuit, est sans aube et sans crépuscule.

L'eau du Sprudel cuit les oeufs et sert à laver la vaisselle ; ce beau phénomène est entré au service des ménagères de Carlsbad : image du génie qui se dégrade en prêtant sa puissance à des oeuvres viles.

M. Alexandre Dumas a fait une traduction libre de l'ode latine de Lobkowitz sur le Sprudel :

Fons heliconianum, etc.

Fontaine consacrée aux hymnes du poète,

Quel est donc le foyer de ta chaleur secrète ?

D'où vient ton lit brûlant et de soufre et de chaux ?

La flamme dont l'Etna n'embrase plus les nues

S'ouvre-t-elle vers toi des routes inconnues,

Ou, voisine du Styx, fait-il bouillir tes eaux ?

Carlsbad est le rendez-vous ordinaire des souverains ; ils devraient bien s'y guérir de la couronne pour eux et pour nous.

On publie une liste quotidienne des visiteurs du Sprudel : sur les anciens rôles on lit les noms des poètes et des hommes de lettres les plus éclairés du Nord, Gurowsky, Traller, Dunker, Weisse, Herder, Goethe ; j'aurais voulu y trouver celui de Schiller, objet de ma préférence. Dans la feuille du jour, parmi la foule des arrivants obscurs, on remarque le nom de la comtesse de Marne ; il est seulement imprimé en petites capitales.

En 1830, au moment même de la chute de la famille royale à Saint-Cloud, la veuve et les filles de Christophe prenaient les eaux de Carlsbad. LL. MM. haïtiennes se sont retirées en Toscane auprès des Majestés napoléoniennes. La plus jeune fille du roi Christophe, très instruite et fort jolie, est morte à Pise : sa beauté d'ébène repose libre sous les portiques du Campo-Santo , loin du champ des cannes et des mangliers à l'ombre desquels elle était née esclave.

On a vu à Carlsbad, en 1826, une Anglaise de Calcutta passée du figuier banian à l'olivier de Bohême, du soleil du Gange à celui de la Tèple ; elle s'éteignait comme un rayon du ciel indien égaré dans le froid et la nuit.

Le spectacle des cimetières, dans les lieux consacrés à la santé, est mélancolique : là sommeillent de jeunes femmes étrangères les unes aux autres : sur leurs tombeaux sont gravés le nombre de leurs jours et l'indication de leur patrie : on croit parcourir une serre où l'on cultive des fleurs de tous les climats et dont les noms sont écrits sur une étiquette aux pieds de ces fleurs.

La loi indigène est venue au-devant des besoins de la mort exotique ; prévoyant le décès des voyageurs loin de leur pays, elle a permis d'avance les exhumations. J'aurais donc pu dormir dans le cimetière de Saint-André une dizaine d'années, et rien n'aurait entravé les dispositions testamentaires de ces Mémoires . Si madame la Dauphine décédait ici, les lois françaises permettraient-elles le retour de ses cendres ? Ce serait un point délicat de controverse entre les sorboniqueurs de la doctrine et les casuistes de proscription.

Les eaux de Carlsbad sont, assure-t-on, bonnes pour le foie et mauvaises pour les dents. Quant au foie, je n'en sais rien ; mais il y a beaucoup d'édentés à Carlsbad ; les années plus que les eaux sont peut-être coupables du fait : le temps est un insigne menteur et un grand arracheur de dents.

Ne vous semble-t-il pas que je recommence le chef-d'oeuvre d'un inconnu ? un mot me mène à un autre ; je m'en vais en Islande et aux Indes.

Voici les Apennins et voici le Caucase.

Et pourtant je ne suis pas encore sorti de la vallée de la Tèple.

 

3 L38 Chapitre 3

Suite des incidences. - Vallée de la Tèple. - Sa flore.

Pour voir d'un coup d'oeil la vallée de la Tèple, je gravis une colline, à travers un bois de pins : les colonnes perpendiculaires de ces arbres formaient un angle aigu avec le sol incliné ; les uns avaient leurs cimes, les deux tiers, la moitié, le quart de leur tronc où les autres avaient leur pied.

J'aimerai toujours les bois : la flore de Carlsbad, dont le souffle avait brodé les gazons sous mes pas, me paraissait charmante ; je retrouvais la laîche digitée, la belladone vulgaire, la salicaire commune, le millepertuis, le muguet vivace, le saule cendré : doux sujets de mes premières anthologies.

Voilà que ma jeunesse vient suspendre ses réminiscences aux tiges de ces plantes que je reconnais en passant. Vous souvenez-vous de mes études botaniques chez les Siminoles, de mes oenothères, de mes nymphéas dont je parais mes Floridennes, des guirlandes de clématite dont elles enlaçaient la tortue, de notre sommeil dans l'île au bord du lac, de la pluie de roses du magnolia qui tombait sur nos têtes ? Je n'ose calculer l'âge qu'aurait à présent ma volage fille peinte ; que cueillerais-je aujourd'hui sur son front ? les rides qui sont sur le mien. Elle dort sans doute à l'éternité sous les racines d'une cyprière de l'Alabama ; et moi qui porte en ma mémoire ces souvenirs lointains, solitaires, ignorés, je vis ! Je suis en Bohême, non pas avec Atala et Céluta, mais auprès de madame la Dauphine qui va me donner une lettre pour madame la duchesse de Berry.

 

3 L38 Chapitre 4

Dernière conversation avec la Dauphine. - Départ.

A une heure, j'étais aux ordres de madame la Dauphine.

" Vous voulez partir aujourd'hui, monsieur de Chateaubriand ?

" - Si Votre Majesté le permet. Je tâcherai de retrouver en France madame de Berry ; autrement je serais obligé de faire le voyage de Sicile, et Son Altesse Royale serait trop longtemps privée de la réponse qu'elle attend.

" - Voilà un billet pour elle. J'ai évité de prononcer votre nom pour ne pas vous compromettre en cas d'événement. Lisez. "

Je lus le billet ; il était tout entier de la main de madame la Dauphine : je l'ai copié exactement.

" Carlsbad, ce 31 mai 1833.

" J'ai éprouvé une vraie satisfaction, ma chère soeur, à recevoir enfin directement de vos nouvelles. Je vous plains de toute mon âme. Comptez toujours sur mon intérêt constant pour vous et surtout pour vos chers enfants, qui me sont plus précieux que jamais. Mon existence, tant qu'elle durera, leur sera consacrée. Je n'ai pas encore pu faire vos commissions à notre famille, ma santé ayant exigé que je vinsse ici prendre les eaux. Mais je m'en acquitterai aussitôt mon retour près d'elle, et croyez que nous n'aurons, eux et moi, jamais que les mêmes sentiments sur tout.

" Adieu, ma chère soeur, je vous plains du fond de mon coeur, et vous embrasse tendrement.

" M. T. "

Je fus frappé de la réserve de ce billet : quelques expressions vagues d'attachement couvraient mal la sécheresse du fond. J'en fis la remarque respectueuse, et plaidai de nouveau la cause de l'infortunée prisonnière. Madame me répondit que le Roi en déciderait. Elle me promit de s'intéresser à sa soeur ; mais il n'y avait rien de cordial ni dans la voix ni dans le ton de la Dauphine, on y sentait plutôt une irritation contenue. La partie me sembla perdue quant à la personne de ma cliente. Je me rabattis sur Henri V. Je crus devoir à la Princesse la sincérité dont j'avais toujours usé à mes risques et périls pour éclairer les Bourbons ; je lui parlai sans détour et sans flatterie de l'éducation de M. le duc de Bordeaux. " Je sais que Madame a lu avec bienveillance une brochure à la fin de laquelle j'exprimais quelques idées relatives à l'éducation de Henri V. Je crains que les entours de l'enfant ne nuisent à sa cause : MM. de Damas, de Blacas et Latil ne sont pas populaires. "

Madame en convint ; elle abandonna même tout à fait M. de Damas, en disant deux ou trois mots à l'honneur de son courage, de sa probité et de sa religion.

" Au mois de septembre, Henri V sera majeur : Madame ne pense-t-elle pas qu'il serait utile de former auprès de lui un conseil dans lequel on ferait entrer des hommes que la France regarde avec moins de prévention ?

" - Monsieur de Chateaubriand, en multipliant les conseillers, on multiplie les avis : et puis, qui proposeriez-vous au choix du Roi ?

" - M. de Villèle. "

Madame, qui brodait, arrêta son aiguille, me regarda avec étonnement, et m'étonna à mon tour par une critique assez judicieuse du caractère et de l'esprit de M. de Villèle. Elle ne le considérait que comme un administrateur habile.

" Madame est trop sévère, lui dis-je : M. de Villèle est un homme d'ordre, de comptabilité, de modération, de sang-froid, et dont les ressources sont infinies ; s'il n'avait eu l'ambition d'occuper la première place, pour laquelle il n'est pas suffisant, c'eût été un ministre à garder éternellement dans le conseil du Roi ; on ne le remplacera jamais. Sa présence auprès de Henri V serait du meilleur effet.

" - Je croyais que vous n'aimiez pas M. de Villèle ?

" - Je me mépriserais si, après la chute du trône, je continuais de nourrir le sentiment de quelque mesquine rivalité. Nos divisions royalistes ont déjà fait trop de mal ; je les abjure de grand coeur et suis prêt à demander pardon à ceux qui m'ont offensé. Je supplie Votre Majesté de croire que ce n'est là ni l'étalage d'une fausse générosité, ni une pierre posée en prévision d'une future fortune. Que pourrais-je demander à Charles X dans l'exil ? Si la Restauration arrivait, ne serais-je pas au fond de ma tombe ? "

Madame me regarda avec affabilité ; elle eut la bonté de me louer par ces seuls mots : " C'est très bien, monsieur de Chateaubriand ! " Elle semblait toujours surprise de trouver un Chateaubriand si différent de celui qu'on lui avait peint.

" - Il est une autre personne, madame, qu'on pourrait appeler, repris-je : mon noble ami, M. Lainé. Nous étions trois hommes en France qui ne devions jamais prêter serment à Philippe : moi, M. Lainé et M. Royer-Collard. En dehors du gouvernement et dans des positions diverses, nous aurions formé un triumvirat de quelque valeur. M. Lainé a prêté son serment par faiblesse, M. Royer-Collard par orgueil ; le premier en mourra ; le second en vivra, parce qu'il vit de tout ce qu'il fait, ne pouvant rien faire qui ne soit admirable.

" - Vous avez été content de monsieur le duc de Bordeaux ?

" - Je l'ai trouvé charmant. On assure que Votre Majesté le gâte un peu.

" - Oh ! non, non. Sa santé, en avez-vous été content ?

" - Il m'a semblé se porter à merveille, il est délicat et un peu pâle.

" - Il a souvent de belles couleurs, mais il est nerveux. Monsieur le Dauphin est fort estimé dans l'armée, n'est-ce pas ? fort estimé ? on se souvient de lui, n'est-ce pas ? "

Cette brusque question, sans liaison avec ce que nous venions de dire, me dévoila une plaie secrète que les journées de Saint-Cloud et de Rambouillet avaient laissée dans le coeur de la Dauphine. Elle ramenait le nom de son mari pour se rassurer ; je courus au-devant de la pensée de la princesse et de l'épouse ; j'affirmai, avec raison, que l'armée se souvenait toujours de l'impartialité, des vertus, du courage de son généralissime.

Voyant l'heure de la promenade arriver :

" - Votre Majesté n'a plus d'ordres à me donner ? je crains d'être importun.

" - Dites à vos amis combien j'aime la France ; qu'ils sachent bien que je suis Française. Je vous charge particulièrement de dire cela ; vous me ferez plaisir de le dire : je regrette bien la France, je regrette beaucoup la France.

" - Ah ! madame, que vous a donc fait cette France ? vous qui avez tant souffert, comment avez-vous encore le mal du pays ?

" - Non, non, monsieur de Chateaubriand, ne l'oubliez pas ; dites-leur bien à tous que je suis Française, que je suis Française. "

Madame me quitta ; je fus obligé de m'arrêter dans l'escalier avant de sortir ; je n'aurais pas osé me montrer dans la rue ; mes pleurs mouillent encore ma paupière en retraçant cette scène.

Rentré à mon auberge, je repris mon habit de voyage. Tandis qu'on apprêtait la voiture, Trogoff bavardait ; il me redisait que madame la Dauphine était très contente de moi, qu'elle ne s'en cachait pas, qu'elle le racontait à qui voulait l'entendre. " C'est une chose immense que votre voyage ! " criait Trogoff, tâchant de dominer la voix de ses deux rossignols. " Vous verrez les suites de cela ! " Je ne croyais à aucune suite.

J'avais raison ; on attendait le soir même M. le duc de Bordeaux. Bien que tout le monde connût son arrivée, on m'en avait fait mystère. Je me donnai garde de me montrer instruit du secret.

A six heures du soir, je roulais vers Paris. Quelle que soit l'immensité de l'infortune à Prague, la petitesse de la vie de prince réduite à elle-même est désagréable à avaler, pour en boire la dernière goutte, il faut avoir brûlé son palais et s'être enivré d'une foi ardente. - Hélas ! nouveau Symmaque, je pleure l'abandon des autels, je lève les mains vers le Capitole ; j'invoque la majesté de Rome ! mais si le dieu était devenu de bois et que Rome ne se ranimât plus dans sa poussière ?

 

3 L38 Chapitre 5

1er juin au soir, 1833.

Journal de Carlsbad à Paris. - Cynthie. - Egra. - Wallenstein.

Le chemin de Carlsbad jusqu'à Ellbogen, le long de l'Egra, est agréable. Le château de cette petite ville est du XIIe siècle et placé en sentinelle sur un rocher, à l'entrée d'une gorge de vallée. Le pied du rocher, couvert d'arbres, s'enveloppe d'un pli de l'Egra : de là le nom de la ville et du château, Ellbogen (le coude). Le donjon rougissait du dernier rayon du soleil, lorsque je l'aperçus du grand chemin. Au-dessus des montagnes et des bois penchait la colonne torse de la fumée d'une fonderie.

Je partis à neuf heures et demie du relais de Zwoda. Je suivais la route où passa Vauvenargues dans la retraite de Prague ; ce jeune homme à qui Voltaire, dans l'éloge funèbre des officiers morts en 1741, adresse ces paroles :

" Tu n'es plus, ô douce espérance du reste de mes jours ; je t'ai toujours vu le plus infortuné des hommes et le plus tranquille. "

Du fond de ma calèche, je regardais se lever les étoiles. N'ayez pas peur, Cynthie ; ce n'est que la susurration des roseaux inclinés par notre passage dans leur forêt mobile. J'ai un poignard pour les jaloux et du sang pour toi. Que ce tombeau ne vous cause aucune épouvante, c'est celui d'une femme jadis aimée comme vous : Cecilia Metella reposait ici.

Qu'elle est admirable, cette nuit, dans la campagne romaine ! La lune se lève derrière la Sabine pour regarder la mer ; elle fait sortir des ténèbres diaphanes les sommets cendrés de bleu d'Albano, les lignes plus lointaines et moins gravées du Soracte. Le long canal des vieux aqueducs laisse échapper quelques globules de son onde à travers les mousses, les ancolies, les gérofliers, et joint les montagnes aux murailles de la ville. Plantés les uns sur les autres, les portiques aériens, en découpant le ciel, promènent dans les airs le torrent des âges et le cours des ruisseaux. Législatrice du monde, Rome, assise sur la pierre de son sépulcre, avec sa robe de siècles, projette le dessin irrégulier de sa grande figure dans la solitude lactée.

Asseyons-nous : ce pin, comme le chevrier des Abruzzes, déploie son ombrelle parmi des ruines. La lune neige sa lumière sur la couronne gothique de la tour du tombeau de Metella et sur les festons de marbre enchaînés aux cornes des bucranes ; pompe élégante qui nous invite à jouir de la vie, sitôt écoulée.

Ecoutez ! la nymphe Egérie chante au bord de sa fontaine ; le rossignol se fait entendre dans la vigne de l'hypogée des Scipions ; la brise alanguie de la Syrie nous apporte indolemment la senteur des tubéreuses sauvages. Le palmier de la villa abandonnée se balance à demi noyé dans l'améthyste et l'azur des clartés phébéennes. Mais toi, pâlie par les reflets de la candeur de Diane, ô Cynthie, tu es mille fois plus gracieuse que ce palmier. Les mânes de Délie, de Lalagé, de Lydie, de Lesbie, d'Olympia posés sur des corniches ébréchées, balbutient autour de toi des paroles mystérieuses. Tes regards se croisent avec ceux des étoiles et se mêlent à leurs rayons.

Mais, Cynthie, il n'y a de vrai que le bonheur dont tu peux jouir. Ces constellations si brillantes sur ta tête ne s'harmonisent à tes félicités que par l'illusion d'une perspective trompeuse. Jeune Italienne, le temps fuit ! sur ces tapis de fleurs tes compagnes ont déjà passé.

Une vapeur se déroule, monte et enveloppe l'oeil de la nuit d'une rétine argentée ; le pélican crie et retourne aux grèves ; la bécasse s'abat dans les prêles des sources diamantées ; la cloche résonne sous la coupole de Saint-Pierre ; le plain-chant nocturne, voix du moyen âge, attriste le monastère isolé de Sainte-Croix ; le moine psalmodie à genoux les ante-laudes, sur les colonnes calcinées de Saint-Paul ; des vestales se prosternent sur la dalle glacée qui ferme leurs cryptes ; le pifferaro souffle sa complainte de minuit devant la Madone solitaire, à la porte condamnée d'une catacombe. Heure de la mélancolie, la religion s'éveille et l'amour s'endort !

Cynthie, ta voix s'affaiblit : il expire sur tes lèvres, le refrain que t'apprit le pécheur napolitain dans sa barque vélivole, ou le rameur vénitien dans sa gondole légère. Va aux défaillances de ton repos ; je protégerai ton sommeil. La nuit dont tes paupières couvrent tes yeux dispute de suavité avec celle que l'Italie assoupie et parfumée verse sur ton front. Quand le hennissement de nos chevaux se fera entendre dans la campagne, quand l'étoile du matin annoncera l'aube, le berger de Frascati descendra avec ses chèvres, et moi je cesserai de te bercer de ma chanson à demi-voix soupirée :

" Un faisceau de jasmins et de narcisses, une Hébé d'albâtre, récemment sortie de la cavée d'une fouille, ou tombée du fronton d'un temple, gît sur ce lit d'anémones : non, Muse, vous vous trompez. Le jasmin, l'Hébé d'albâtre, est une magicienne de Rome, née il y a seize mois de mai et la moitié d'un printemps, au son de la lyre, au lever de l'aurore, dans un champ de roses de Paestum.

" Vent des orangers de Palerme qui soufflez sur l'île de Circé ; brise qui passez au tombeau du Tasse, qui caressez les nymphes et les amours de la Farnésine ; vous qui vous jouez au Vatican parmi les vierges de Raphaël, les statues des Muses, vous qui mouillez vos ailes aux cascatelles de Tivoli ; génies des arts qui vivez de chefs-d'oeuvre et voltigez avec les souvenirs venez : à vous seuls je permets d'inspirer le sommeil de Cynthie.

" Et vous, filles majestueuses de Pythagore, Parques à la robe de lin, soeurs inévitables assises à l'essieu des sphères, tournez le fil de la destinée de Cynthie sur des fuseaux d'or ; faites-les descendre de vos doigts et remonter à votre main avec une ineffable harmonie, immortelles filandières, ouvrez la porte d'ivoires à ces songes qui reposent sur un sein de femme sans l'oppresser. Je te chanterai, ô canéphore des solennités romaines, jeune Charite nourrie d'ambroisie au giron de Vénus, sourire envoyé de l'Orient pour glisser sur ma vie ; violette oubliée au jardin d'Horace. (...) "

" Mein Herr ? dix kreutzer bour la parrière . "

Peste soit de toi avec tes cruches ! j'avais changé de ciel ! j'étais si en train ! la muse ne reviendra pas ! ce maudit Egra, où nous arrivons, est la cause de mon malheur.

Les nuits sont funestes à Egra. Schiller nous montre Wallenstein trahi par ses complices s'avançant vers la fenêtre d'une salle de la forteresse d'Egra : " Le ciel est orageux et troublé, dit-il, le vent agite l'étendard placé sur la tour ; les nuages passent rapidement sur le croissant de la lune qui jette à travers la nuit une lumière vacillante et incertaine. "

Wallenstein, au moment d'être assassiné, s'attendrit sur la mort de Max Piccolomini, aimé de Thécla : " La fleur de ma vie a disparu, il était près de moi comme l'image de ma jeunesse. Il changeait pour moi la réalité en un beau songe. "

Wallenstein se retire au lieu de son repos : " La nuit est avancée ; on n'entend plus de mouvement dans le château : allons ! que l'on m'éclaire, ayez soin que l'on ne me réveille pas trop tard ; je pense que je vais dormir longtemps, car les épreuves de ce jour ont été rudes. "

Le poignard des meurtriers arrache Wallenstein aux rêves de l'ambition, comme la voix du préposé à la barrière a mis fin à mon rêve d'amour. Et Schiller, et Benjamin Constant (qui fit preuve d'un talent nouveau en imitant le tragique allemand), sont allés rejoindre Wallenstein, tandis que je rappelle aux portes d'Egra leur triple renommée.

 

3 L38 Chapitre 6

2 juin 1833.

Weissenstadt. - La voyageuse. - Berneck et souvenirs. - Baireuth. - Voltaire. - Hohlfeld. - Eglise. - La petite fille à la hotte. - L'hôtelier et sa servante.

Je traverse Egra, et samedi 2 juin, à la pointe du jour, j'entre en Bavière : une grande fille rousse, nu-pieds, tête nue, vient m'ouvrir la barrière, comme l'Autriche en personne. Le froid continue ; l'herbe des fossés est couverte d'une gelée blanche ; des renards mouillés sortent des aveinières ; des nues grises, échancrées, à grande envergure sont croisées dans le ciel comme des ailes d'aigle.

J'arrive à Weissenstadt à neuf heures du matin ; au même moment, une espèce de voiturin emportait une jeune femme coiffée en cheveux ; elle avait bien l'air de ce que probablement elle était : joie, courte fortune d'amour, puis l'hôpital et la fosse commune. Plaisir errant, que le ciel ne soit pas trop sévère à tes tréteaux ! il y a dans ce monde tant d'acteurs plus mauvais que toi.

Avant de pénétrer dans le village, j'ai traversé des wastes : ce mot s'est trouvé au bout de mon crayon, il appartenait à notre ancienne langue franke : il peint mieux l'aspect d'un pays désolé que le mot lande , qui signifie terre .

Je sais encore la chanson qu'on chantait le soir en traversant les landes :

C'est le chevalier des Landes :

Malheureux chevalier !

Quand il fut dans la lande,

A ouï les sings sonner.

Après Weissenstadt vient Berneck. En sortant de Berneck, le chemin est bordé de peupliers, dont l'avenue tournoyante m'inspirait je ne sais quel sentiment mêlé de plaisir et de tristesse. En fouillant dans ma mémoire j'ai trouvé qu'ils ressemblaient aux peupliers dont le grand chemin était aligné autrefois du côté de Paris à l'entrée de Villeneuve-sur-Yonne. Madame de Beaumont n'est plus ; M. Joubert n'est plus ; les peupliers sont abattus, et, après la quatrième chute de la monarchie, je passe au pied des peupliers de Berneck : " Donnez-moi, dit saint Augustin, un homme qui aime, et il comprendra ce que je dis. "

La jeunesse se rit de ces mécomptes ; elle est charmante, heureuse ; en vain vous lui annoncez le moment où elle en sera à de pareilles amertumes ; elle vous choque de son aile légère et s'envole aux plaisirs : elle a raison si elle meurt avec eux.

Voici Baireuth, réminiscence d'une autre sorte. Cette ville est située au milieu d'une plaine creuse mélangée de céréales et d'herbages : les rues en sont larges, les maisons basses, la population faible. Du temps de Voltaire et de Frédéric II, la margrave de Baireuth était célèbre : sa mort inspira au chantre de Ferney la seule ode où il ait montré quelque talent lyrique :

Tu ne chanteras plus, solitaire Sylvandre,

Dans ce palais des arts où les sons de ta voix

Contre les préjugés osaient se faire entendre

Et de l'humanité faisaient parler les droits.

Le poète se loue ici justement, si ce n'est qu'il n'y avait rien de moins solitaire au monde que Voltaire-Sylvandre. Le poète ajoute, en s'adressant à la margrave :

Des tranquilles hauteurs de la philosophie,

Ta pitié contemplait, avec des yeux sereins,

Les fantômes changeants du songe de la vie,

Tant de rêves détruits, tant de projets si vains.

Du haut d'un palais, il est aisé de contempler avec des yeux sereins les pauvres diables qui passent dans la rue, mais ces vers n'en sont pas moins d'une raison puissante... Qui les sentirait mieux que moi ? J'ai vu défiler tant de fantômes à travers le songe de la vie ! Dans ce moment même, ne viens-je pas de contempler les trois larves royales du château de Prague et la fille de Marie-Antoinette à Carlsbad ? En 1733, il y a juste un siècle, de quoi s'occupait-on ici ? avait-on la moindre idée de ce qui est aujourd'hui ? Lorsque Frédéric se mariait en 1733, sous la rude tutelle de son père, avait-il vu dans Matthieu Laensberg M. de Tournon intendant de Baireuth, et quittant cette intendance pour la préfecture de Rome ? En 1933, le voyageur passant en Franconie demandera à mon ombre si j'aurais pu deviner les faits dont il sera le témoin.

Tandis que je déjeunais, j'ai lu des leçons qu'une dame allemande, jeune et jolie nécessairement, écrivait sous la dictée d'un maître :

" Celui qu'il est content, est riche. Vous et je nous, avons peu d'argent ; mais nous sommes content . Nous sommes ainci à mon avis plus riches que tel qui a un tonne d'or, et il est. "

C'est vrai, mademoiselle, vous et je avons peu d'argent ; vous êtes contente, à ce qu'il paraît, et vous vous moquez d'une tonne d'or ; mais si par hasard je n'étais pas content, moi, vous conviendrez qu'une tonne d'or pourrait m'être assez agréable.

Au sortir de Baireuth, on monte. De minces pins élagués me représentaient les colonnes de la mosquée du Caire, ou de la cathédrale de Cordoue, mais rapetissées et noircies, comme un paysage reproduit dans la chambre obscure. Le chemin continue de coteaux en coteaux et de vallées en vallées ; les coteaux larges avec un toupet de bois au front, les vallées étroites et vertes, mais peu arrosées. Dans le point le plus bas de ces vallées, on aperçoit un hameau indiqué par le campanile d'une petite église. Toute la civilisation chrétienne s'est formée de la sorte : le missionnaire devenu curé s'est arrêté ; les Barbares se sont cantonnés autour de lui, comme les troupeaux se rassemblent autour du berger. Jadis ces réduits écartés m'auraient fait rêver de plus d'une espèce de songe ; aujourd'hui, je ne rêve rien et ne suis bien nulle part.

Baptiste souffrant d'un excès de fatigue m'a contraint de m'arrêter à Hohlfeld. Tandis qu'on apprêtait le souper, je suis monté au rocher qui domine une partie du village. Sur ce rocher s'allonge un beffroi carré ; des martinets criaient en rasant le toit et les faces du donjon. Depuis mon enfance à Combourg, cette scène composée de quelques oiseaux et d'une vieille tour ne s'était pas reproduite ; j'en eus le coeur tout serré. Je descendis à l'église sur un terrain pendant à l'ouest ; elle était ceinte de son cimetière délaissé de nouveaux défunts. Les anciens morts y ont seulement tracé leurs sillons, preuve qu'ils ont labouré leur champ. Le soleil couchant, pâle et noyé à l'horizon d'une sapinière, éclairait le solitaire asile où nul autre homme que moi n'était debout. Quand serai-je couché à mon tour ? Etres de néant et de ténèbres, notre impuissance et notre puissance sont fortement caractérisées : nous ne pouvons nous procurer à volonté ni la lumière ni la vie ; mais la nature, en nous donnant des paupières et une main, a mis à notre disposition la nuit et la mort.

Entré dans l'église dont la porte entre-baillait, je me suis agenouillé avec l'intention de dire un Pater et un Ave pour le repos de l'âme de ma mère ; servitudes d'immortalité imposées aux âmes chrétiennes dans leur mutuelle tendresse. Voilà que j'ai cru entendre le guichet d'un confessionnal s'ouvrir ; je me suis figuré que la mort au lieu d'un prêtre, allait apparaître à la grille de la pénitence. Au moment même le sonneur de cloches est venu fermer la porte de l'église, je n'ai eu que le temps de sortir.

En retournant à l'auberge, j'ai rencontré une petite hotteuse : elle avait les jambes et les pieds nus ; sa jupe était courte, son corset déchiré ; elle marchait courbée et les bras croisés. Nous montions ensemble un chemin escarpé ; elle tournait un peu de mon côté son visage hâlé : sa jolie tête échevelée se collait contre sa hotte. Ses yeux étaient noirs ; sa bouche s'entrouvrait pour respirer : on voyait que, sous ses épaules chargées, son jeune sein n'avait encore senti que le poids de la dépouille des vergers. Elle donnait envie de lui dire des roses :

Roda m eirhcax (Aristophane.)

Je me mis à tirer l'horoscope de l'adolescente vendangeuse : vieillira-t-elle au pressoir, mère de famille obscure et heureuse ? Sera-t-elle emmenée les camps par un caporal ? Deviendra-t-elle la proie de quelque Don Juan ? La villageoise enlevée aime son ravisseur autant d'étonnement que d'amour ; il la transporte dans un palais de marbre sur le détroit de Messine, sous un palmier au bord d'une source, en face de la mer qui déploie ses flots d'azur, et de l'Etna qui jette des flammes.

J'en étais là de mon histoire, lorsque ma compagne, tournant à gauche sur une grande place, s'est dirigée vers quelques habitations isolées. Au moment de disparaître elle s'est arrêtée ; elle a jeté un dernier regard sur l'étranger ; puis, inclinant la tête pour passer avec sa hotte sous une porte abaissée, elle est entrée dans une chaumière, comme un petit chat sauvage se glisse dans une grange parmi des gerbes. Allons retrouver dans sa prison Son Altesse Royale madame la duchesse de Berry.

Je la suivis, mais je pleurai

De ne pouvoir plus suivre qu'elle.

Mon hôte de Hohlfeld est un singulier homme : lui et sa servante sont aubergistes à leur corps défendant ; ils ont horreur des voyageurs. Quand ils découvrent de loin une voiture, ils se vont cacher en maudissant ces vagabonds qui n'ont rien à faire et courent les grands chemins, ces fainéants qui dérangent un honnête cabaretier et l'empêchent de boire le vin qu'il est obligé de leur vendre. La vieille voit bien que son maître se ruine ; mais elle attend pour lui un coup de la Providence ; comme Sancho elle dira : " Monsieur, acceptez ce beau royaume de Micomicon qui vous tombe du ciel dans la main. "

Une fois le premier mouvement d'humeur passé, le couple, flottant entre deux vins, fait bonne mine. La chambrière écorche un peu le français, vous bigle ferme, et a l'air de vous dire : " J'ai vu d'autres godelureaux que vous dans les armées de Napoléon ! " Elle sentait la pipe et l'eau-de-vie comme la gloire au bivouac ; elle me jetait une oeillade agaçante et maligne : qu'il est doux d'être aimé au moment même où l'on n'avait plus d'espérance de l'être ! Mais, Javotte, vous venez trop tard à mes tentations cassées et mortifiées , comme parlait un ancien Français ; mon arrêt est prononcé : " Vieillard harmonieux, repose-toi " m'a dit M. Lherminier. Vous le voyez, bienveillante étrangère, il m'est défendu d'entendre votre chanson :

Vivandière du régiment,

Javotte l'on me nomme.

Je vends, je donne et bois gaîment

Mon vin et mon rogomme.

J'ai le pied leste et l'oeil mutin,

Tin tin, tin tin, tin tin, tin tin,

R'lin tin tin.

C'est encore pour cela que je me refuse à vos séductions ; vous êtes légère, vous me trahiriez. Volez donc dame Javotte de Bavière, comme votre devancière madame Isabeau.

 

3 L38 Chapitre 7

2 juin 1833.

Bamberg. - Une bossue. - Würtzbourg : ses chanoines. - Un ivrogne. - L'hirondelle.

Parti de Hohlfeld, il est nuit quand je traverse Bamberg. Tout dort : je n'aperçois qu'une petite lumière dont la débile clarté vient du fond d'une chambre pâlir à une fenêtre. Qui veille ici ? le plaisir ou la douleur ? l'amour ou la mort ?

A Bamberg, en 1815, Berthier, prince de Neuchâtel tomba d'un balcon dans la rue : son maître allait tomber de plus haut.

Dimanche, 2 juin.

A Dettelbach, réapparition des vignes. Quatre végétaux marquent la limite de quatre natures et de quatre climats : le bouleau, la vigne, l'olivier et le palmier toujours en marchant vers le soleil.

Après Dettelbach, deux relais jusqu'à Würtzbourg, et une bossue assise derrière ma voiture ; c'était l'Andrienne de Térence : Inopia... egregia forma, oetate integra . Le postillon la veut faire descendre ; je m'y oppose pour deux raisons :1 o parce que je craindrais que cette fée me jetât un sort ; 2 o parce qu'ayant lu dans une de mes biographies que je suis bossu, toutes les bossues sont mes soeurs. Qui peut s'assurer de n'être pas bossu ? qui vous dira jamais que vous l'êtes ? Si vous vous regardez au miroir, vous n'en verrez rien ; se voit-on jamais tel qu'on est ? Vous trouverez à votre taille un tour qui vous sied à merveille. Tous les bossus sont fiers et heureux ; la chanson consacre les avantages de la bosse. A l'ouverture d'un sentier, ma bossue, affistolée, mit pied à terre majestueusement : chargée de son fardeau, comme tous les mortels, Serpentine s'enfonça dans un champ de blé, et disparut parmi les épis plus hauts qu'elle.

A midi, 2 juin, j'étais arrivé au sommet d'une colline d'où l'on découvrait Würtzbourg. La citadelle sur une hauteur, la ville au bas avec son palais, ses clochers et ses tourelles. Le palais, quoique épais, serait beau même à Florence, en cas de pluie, le prince pourrait mettre tous ses sujets à l'abri dans son château, sans leur céder son appartement.

L'évêque de Würtzbourg était autrefois souverain à la nomination des chanoines du chapitre. Après son élection, il passait, nu jusqu'à la ceinture, entre ses confrères rangés sur deux files ; ils le fustigeaient. On espérait que les princes, choqués de cette manière de sacrer un dos royal, renonceraient à se mettre sur les rangs. Aujourd'hui cela ne réussirait pas : il n'est pas de descendant de Charlemagne qui ne se laissât fouetter trois jours de suite pour obtenir la couronne d'Yvetot. J'ai vu le frère de l'empereur d'Autriche, duc de Würtzbourg ; il chantait à Fontainebleau très agréablement, dans la galerie de François Ier, aux concerts de l'impératrice Joséphine.

On a retenu Schwartz deux heures au bureau des passeports. Laissé avec ma voiture dételée devant une église, j'y suis entré : j'ai prié avec la foule chrétienne, qui représente la vieille société au milieu de la nouvelle. Une procession est sortie et a fait le tour de l'église ; que ne suis-je moine sur les ruines de Rome ! les temps auxquels j'appartiens s'accompliraient en moi.

Quand les premières semences de la religion germèrent dans mon âme, je m'épanouissais comme une terre vierge qui, délivrée de ses ronces, porte sa première moisson. Survint une brise aride et glacée, et la terre se dessécha. Le ciel en eut pitié ; il lui rendit ses tièdes rosées ; puis la brise souffla de nouveau. Cette alternative de doute et de foi a fait longtemps de ma vie un mélange de désespoir et d'ineffables délices. Ma bonne sainte mère, priez pour moi Jésus-Christ : votre fils a besoin d'être racheté plus qu'un autre homme.

Je quitte Würtzbourg à quatre heures et prends la route de Manheim. Entrée dans le duché de Bade ; village en goguettes ; un ivrogne me donne la main en criant : Vive l'Empereur ! Tout ce qui s'est passé, à compter de la chute de Napoléon, est en Allemagne comme non avenu. Ces hommes, qui se sont levés pour arracher leur indépendance nationale à l'ambition de Bonaparte, ne rêvent que de lui, tant il a ébranlé l'imagination des peuples, depuis les Bédouins sous leurs tentes jusqu'aux Teutons dans leurs huttes.

A mesure que j'avançais vers la France, les enfants devenaient plus bruyants dans les hameaux, les postillons allaient plus vite : la vie renaissait.

A Bischofsheim, où j'ai dîné, une jolie curieuse s'est présentée à mon grand couvert : une hirondelle, vraie Procné, à la poitrine rougeâtre, s'est venue percher à ma fenêtre ouverte, sur la barre de fer qui soutenait l'enseigne du Soleil d'Or ; puis elle a ramagé le plus doucement du monde, en me regardant d'un air de connaissance et sans montrer la moindre frayeur. Je ne me suis jamais plaint d'être réveillé par la fille de Pandion, je ne l'ai jamais appelée babillarde , comme Anacréon ; j'ai toujours, au contraire, salué son retour de la chanson des enfants de l'île de Rhodes : " Elle vient, elle vient l'hirondelle, ramenant le beau temps et les belles années ! ouvrez, ne dédaignez pas l'hirondelle. "

" François, m'a dit ma convive de Bischofsheim, ma trisaïeule logeait à Combourg, sous les chevrons de la couverture de ta tourelle ; tu lui tenais compagnie chaque année en automne, dans les roseaux de l'étang, quand tu rêvais le soir avec ta sylphide. Elle aborda ton rocher natal le jour même que tu t'embarquais pour l'Amérique, et elle suivit quelque temps ta voile. Ma grand-mère nichait à la croisée de Charlotte ; huit ans après, elle arriva à Jaffa avec toi ; tu l'as remarqué dans ton Itinéraire . Ma mère, en gazouillant à l'aurore, tomba un jour par la cheminée dans ton cabinet aux Affaires étrangères ; tu lui ouvris la fenêtre. Ma mère a eu plusieurs enfants ; moi qui te parle, je suis de son dernier nid ; je t'ai déjà rencontré sur l'ancienne voie de Tivoli dans la campagne de Rome : t'en souviens-tu ? Mes plumes étaient si noires et si lustrées ! tu me regardas tristement. Veux-tu que nous nous envolions ensemble ? "

- " Hélas ! ma chère hirondelle, qui sais si bien mon histoire, tu es extrêmement gentille ; mais je suis un pauvre oiseau mué, et mes plumes ne reviendront plus ; je ne puis donc m'envoler avec toi. Trop lourd de chagrins et d'années, me porter te serait impossible. Et puis, où irions-nous ? le printemps et les beaux climats ne sont plus de ma saison. A toi l'air et les amours, à moi la terre et l'isolement. Tu pars ; que la rosée rafraîchisse tes ailes ! qu'une vergue hospitalière se présente à ton vol fatigué, lorsque tu traverseras la mer d'Ionie ! qu'un octobre serein te sauve du naufrage ! Salue pour moi les oliviers d'Athènes et les palmiers de Rosette. Si je ne suis plus quand les fleurs te ramèneront, je t'invite à mon banquet funèbre : viens au soleil couchant happer des moucherons sur l'herbe de ma tombe ; comme toi, j'ai aimé la liberté, et j'ai vécu de peu. "

 

3 L38 Chapitre 8

3 et 4 juin 1833.

Auberge de Wiesenbach. - Un Allemand et sa femme. - Ma vieillesse. - Heidelberg. - Pèlerins. - Ruines. - Manheim.

Je me mis moi-même en route par terre, quelques instants après que l'hirondelle eut appareillé. La nuit fut couverte, la lune se promenait, affaiblie et rongée, entre des nuages ; mes yeux, à moitié endormis, se fermaient en la regardant ; je me sentais comme expirer à la lumière mystérieuse qui éclaire les ombres : " J'éprouvais je ne sais quel paisible accablement, avant-coureur du dernier repos. " (Manzoni.)

Je m'arrête à Wiesenbach : auberge solitaire, étroit vallon cultivé entre deux collines boisées. Un Allemand de Brunswick, voyageur comme moi, ayant entendu prononcer mon nom, accourt. Il me serre la main, me parle de mes ouvrages ; sa femme, me dit-il, apprend à lire le français dans le Génie du Christianisme . Il ne cessait de s'étonner de ma jeunesse . " Mais, a-t-il ajouté, c'est la faute de mon jugement ; je devais vous croire, à vos derniers ouvrages, aussi jeune que vous me le paraissez. "

Ma vie a été mêlée à tant d'événements que j'ai, dans la tête de mes lecteurs, l'ancienneté de ces événements mêmes. Je parle souvent de ma tête grise : calcul de mon amour-propre, afin qu'on s'écrie en me voyant : " Ah ! il n'est pas si vieux ! " On est à l'aise avec des cheveux blancs : on s'en peut vanter ; se glorifier d'avoir les cheveux noirs serait de bien mauvais goût : grand sujet de triomphe d'être comme votre mère vous a fait ! mais être comme le temps, le malheur et la sagesse vous ont mis c'est cela qui est beau ! Ma petite ruse m'a réussi quelquefois. Tout dernièrement, un prêtre avait désiré me connaître ; il resta muet à ma vue ; recouvrant enfin la parole, il s'écria : " Ah ! monsieur, vous pourrez donc encore combattre longtemps pour la foi ! "

Un jour, passant par Lyon, une dame m'écrivit, elle me priait de donner une place à sa fille dans ma voiture et de la mener à Paris. La proposition me parut singulière ; mais enfin, vérification faite de la signature, l'inconnue se trouve être une dame fort respectable, je répondis poliment. La mère se présenta avec sa fille, divinité de seize ans. La mère n'eut pas plutôt jeté les yeux sur moi, qu'elle devint rouge écarlate ; sa confiance l'abandonna : " Pardonnez, monsieur, me dit-elle en balbutiant : je n'en suis pas moins remplie de considération... Mais vous comprendrez les convenances... Je me suis trompée... Je suis si surprise... " J'insistai en regardant ma future compagne, qui semblait rire du débat ; je me confondais en protestations que je prendrais tous les soins imaginables de cette belle jeune personne ; la mère s'anéantissait en excuses et en révérences. Les deux dames se retirèrent. J'étais fier de leur avoir fait tant de peur. Pendant quelques heures, je me crus rajeuni par l'Aurore. La dame s'était figuré que l'auteur du Génie du Christianisme était un vénérable abbé de Chateaubriand, vieux bonhomme grand et sec, prenant incessamment du tabac dans une énorme tabatière de fer blanc, et lequel pouvait très bien se charger de conduire une innocente pensionnaire au Sacré-Coeur.

On racontait à Vienne, il y a deux ou trois lustres, que je vivais tout seul dans une certaine vallée appelée la Vallée-aux-Loups. Ma maison était bâtie dans une île : lorsqu'on voulait me voir, il fallait sonner du cor au bord opposé de la rivière. (La rivière à Châtenay !) Alors, je regardais par un trou : si la compagnie me plaisait (chose qui n'arrivait guère), je venais moi-même la chercher dans un petit bateau ; sinon, non. Le soir, je tirais mon canot à terre, et l'on n'entrait point dans mon île. Au fait, j'aurais dû vivre ainsi ; cette histoire de Vienne m'a toujours charmé : M. de Metternich ne l'a pas sans doute inventée ; il n'est pas assez mon ami pour cela.

J'ignore ce que le voyageur allemand aura dit de moi à sa femme, et s'il se sera empressé de la détromper sur ma caducité. Je crains d'avoir les inconvénients des cheveux noirs et des cheveux blancs, et de n'être ni assez jeune ni assez sage. Au surplus, je n'étais guère en train de coquetterie à Wiesenbach ; une bise triste gémissait sous les portes et dans les corridors de l'hôtellerie : quand le vent souffle, je ne suis plus amoureux que de lui.

De Wiesenbach à Heidelberg, on suit le cours du Necker, encaissé par des collines qui portent des forêts sur un banc de sable et de sulfate sanguine. Que de fleuves j'ai vus couler ! Je rencontrai des pèlerins de Walthuren : ils formaient deux files parallèles des deux côtés du grand chemin : les voitures passaient au milieu. Les femmes marchaient pieds nus, un chapelet à la main, un paquet de linge sur la tête ; les hommes nu-tête, le chapelet aussi à la main. Il pleuvait ; dans quelques endroits, les nues aqueuses rampaient sur le flanc des collines. Des bateaux chargés de bois descendaient la rivière, d'autres la remontaient à la voile ou à la traîne. Dans les brisures des collines étaient des hameaux parmi les champs, au milieu de riches potagers ornés de rosiers du Bengale et différents arbustes à fleurs. Pèlerins, priez pour mon pauvre petit Roi : il est exilé, il est innocent ; il commence son pèlerinage quand vous accomplissez le vôtre et quand je finis le mien. S'il ne doit pas régner, ce me sera toujours quelque gloire d'avoir attaché le débris d'une si grande fortune à ma barque de sauvetage. Dieu seul donne le bon vent et ouvre le port.

En approchant de Heidelberg, le lit du Necker, semé de rochers, s'élargit. On aperçoit le port de la ville et la ville elle-même qui fait bonne contenance. Le fond du tableau est terminé par un haut horizon terrestre : il semble barrer le fleuve.

Un arc de triomphe en pierres rouges annonce l'entrée de Heidelberg. A gauche, sur une colline, s'élèvent les ruines moyen-âgées d'un château. A part leur effet pittoresque et quelques traditions populaires, les débris du temps gothique n'intéressent que les peuples dont ils sont l'ouvrage. Un Français s'embarrasse-t-il des seigneurs palatins, des princesses palatines, toutes grasses, toutes blanches qu'elles aient été, avec des yeux bleus ? On les oublie pour sainte Geneviève de Brabant. Dans ces débris modernes, rien de commun aux peuples modernes, sinon la physionomie chrétienne et le caractère féodal.

Il en est autrement (sans compter le soleil) des monuments de la Grèce et de l'Italie, ils appartiennent à toutes les nations : ils en commencent l'histoire ; leurs inscriptions sont écrites dans des langues que tous les hommes civilisés connaissent. Les ruines mêmes de l'Italie renouvelée ont un intérêt général, parce qu'elles sont empreintes du sceau des arts, et les arts tombent dans le domaine public de la société. Une fresque du Dominiquin ou du Titien, qui s'efface, un palais de Michel-Ange ou de Palladio, qui s'écroule, mettent en deuil le génie de tous les siècles.

On montre à Heidelberg un tonneau démesuré, Colysée en ruine des ivrognes ; du moins aucun chrétien n'a perdu la vie dans cet amphithéâtre des Vespasiens du Rhin ; la raison, oui : ce n'est pas grande perte.

Au débouché de Heidelberg, les collines à droite et à gauche du Necker s'écartent, et l'on entre dans une plaine. Une chaussée tortueuse, élevée de quelques pieds au-dessus du niveau des blés, se dessine entre deux rangées de cerisiers maltraités du vent et de noyers souvent du passant insultés .

A l'entrée de Manheim, on traverse des plants de houblon dont les longs échalas secs n'étaient encore décorés qu'au tiers de leur hauteur par la liane grimpante ; Julien l'Apostat a fait contre la bière une jolie épigramme ; l'abbé de La Bletterie l'a imitée avec assez d'élégance :

Tu n'es qu'un faux Bacchus,...

J'en atteste le véritable.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Que le Gaulois, pressé d'une soif éternelle

Au défaut de la grappe ait recours aux épis,

De Cérès qu'il vante le fils :

Vive le fils de Semèle.

Quelques vergers, des promenades ombragées de saules, à toute venue, forment le faubourg verdoyant de Manheim. Les maisons de la ville n'ont souvent qu'un étage au-dessus du rez-de-chaussée. La principale rue est large et plantée d'arbres au milieu : c'est encore une cité déchue. Je n'aime pas le faux or : aussi n'ai-je jamais voulu d'or de Manheim ; mais j'ai certainement de l'or de Toulouse , à en juger par les désastres de ma vie ; qui plus que moi cependant a respecté le temple d'Apollon ?

 

3 L38 Chapitre 9

3 et 4 juin 1833.

Le Rhin. - Le Palatinat. - Armée aristocratique ; armée plébéienne. - Couvent et château. - Monts Tonnerre. - Auberge solitaire. - Kaiserslautern. - Sommeil. - Oiseaux. - Saarbrück.

J'ai traversé le Rhin à deux heures de l'après-midi ; au moment où je passais, un bateau à vapeur remontait le fleuve. Qu'eût dit César s'il eût rencontré une pareille machine lorsqu'il bâtissait son pont ?

De l'autre côté du Rhin, en face de Manheim, on retrouve la Bavière, par une suite des odieuses coupures et des tripotages des traités de Paris, de Vienne et d'Aix-la-Chapelle. Chacun a fait sa part avec des ciseaux, sans égard à la raison, à l'humanité, à la justice, sans s'embarrasser du lopin de population qui tombait dans une gueule royale.

En roulant dans le Palatinat cis-rhénan, je songeais que ce pays formait naguère un département de la France, que la blanche Gaule était ceinte de l'écharpe bleue de la Germanie, le Rhin. Napoléon, et la République avant lui, avaient réalisé le rêve de plusieurs de nos rois et surtout de Louis XIV. Tant que nous n'occuperons pas nos frontières naturelles, il y aura guerre en Europe, parce que l'intérêt de la conservation pousse la France à saisir les limites nécessaires à son indépendance nationale. Ici, nous avons planté des trophées pour réclamer en temps et lieu.

La plaine entre le Rhin et les monts Tonnerre est triste ; le sol et les hommes semblent dire que leur sort n'est pas fixé, qu'ils n'appartiennent à aucun peuple ; ils paraissent s'attendre à de nouvelles invasions d'armées comme à de nouvelles inondations du fleuve. Les Germains de Tacite dévastaient de grands espaces à leurs frontières et les laissaient vides entre elles et les ennemis. Malheur à ces populations limitrophes qui cultivent les champs de bataille où les nations doivent se rencontrer !

En approchant de..., j'ai vu une chose mélancolique : un bois de jeunes pins de cinq à six pieds abattus et liés en fagots, une forêt coupée en herbe. J'ai parlé du cimetière de Lucerne où se pressent à part les sépultures des enfants. Je n'ai jamais senti plus vivement le besoin de finir mes courses, de mourir sous la protection d'une main amie appliquée sur mon coeur pour l'interroger lorsqu'on dira : " Il ne bat plus. " Du bord de ma tombe je voudrais pouvoir jeter en arrière un regard de satisfaction sur mes nombreuses années, comme un pontife arrivé au sanctuaire bénit la longue file de lévites qui lui servirent de cortège.

Louvois incendia le Palatinat ; malheureusement la main qui tenait le flambeau était celle de Turenne. La révolution a ravagé le même pays, témoin et victime tour à tour de nos victoires aristocratiques et plébéiennes. Il suffit des noms des guerriers pour juger de la différence des temps : d'un côté, Condé, Turenne, Créqui, Luxembourg, La Force, Villars, de l'autre, Kellermann, Hoche, Pichegru, Moreau. Ne renions aucun de nos triomphes, les gloires militaires surtout n'ont connu que des ennemis de la France, et n'ont eu qu'une opinion : sur le champ de bataille, l'honneur et le péril nivellent les rangs. Nos pères appelaient le sang sorti d'une blessure non mortelle, sang volage : mot caractéristique de ce dédain de la mort, naturel aux Français dans tous les siècles. Les institutions ne peuvent rien changer à ce génie national. Les soldats qui, après la mort de Turenne, disaient : " Qu'on lâche la Pie, nous camperons où elle s'arrêtera, " auraient parfaitement valu les grenadiers de Napoléon.

Sur les hauteurs de Dunkeim, premier rempart des Gaules de ce côté, on découvre des assiettes de camps et des positions militaires aujourd'hui dégarnies de soldats : Burgondes, Francs, Goths, Huns, Suèves, flots du déluge des Barbares, ont tour à tour assailli ces hauteurs.

Non loin de Dunkeim on aperçoit les éboulements d'un monastère. Les moines enclos dans cette retraite avaient vu bien des armées circuler à leurs pieds, ils avaient donné l'hospitalité à bien des guerriers : là, quelque croisé avait fini sa vie, changé son heaume contre le froc ; là furent des passions qui appelèrent le silence et le repos avant le dernier repos et le dernier silence. Trouvèrent-elles ce qu'elles cherchaient ? ces ruines ne le diront pas.

Après les débris du sanctuaire de la paix, viennent les décombres du repaire de la guerre, les bastions, mantelets, courtines, tourillons démolis d'une forteresse. Les remparts s'écroulent comme les cloîtres. Le château était embusqué dans un sentier scabreux pour le fermer à l'ennemi : il n'a pas empêché le temps et la mort de passer.

De Dunkeim à Frankenstein, la route se faufile dans un vallon si resserré qu'il garde à peine la voie d'une voiture ; les arbres descendant de deux talus opposés se joignent et s'embrassent dans la ravine. Entre la Messénie et l'Arcadie, j'ai suivi des vallons semblables, au beau chemin près : Pan n'entendait rien aux ponts et chaussées. Des genêts en fleurs et un geai m'ont reporté au souvenir de la Bretagne ; je me souviens du plaisir que me fit le cri de cet oiseau dans les montagnes de Judée. Ma mémoire est un panorama ; là, viennent se peindre sur la même toile les sites et les cieux les plus divers avec leur soleil brûlant ou leur horizon brumeux.

L'auberge à Frankenstein est placée dans une prairie de montagnes, arrosée d'un courant d'eau. Le maître de la poste parle français ; sa jeune soeur, ou sa femme, ou sa fille, est charmante. Il se plaint d'être Bavarois ; il s'occupe de l'exploitation des forêts ; il me représentait un planteur américain.

A Kaiserslautern, où j'arrivai de nuit comme à Bamberg, je traversai la région des songes : que voyaient dans leur sommeil tous ces habitants endormis ? Si j'avais le temps, je ferais l'histoire de leurs rêves ; rien ne m'aurait rappelé la terre, si deux cailles ne s'étaient répondu d'une cage à l'autre. Dans les champs en Allemagne, depuis Prague jusqu'à Manheim, on ne rencontre que des corneilles, des moineaux et des alouettes ; mais les villes sont remplies de rossignols, de fauvettes, de grives, de cailles ; plaintifs prisonniers et prisonnières qui vous saluent aux barreaux de leur geôle quand vous passez. Les fenêtres sont parées d'oeillets, de réséda, de rosiers, de jasmins. Les peuples du nord ont les goûts d'un autre ciel ; ils aiment les arts et la musique : les Germains vinrent chercher la vigne en Italie ; leurs fils renouvelleraient volontiers l'invasion pour conquérir aux mêmes lieux des oiseaux et des fleurs.

Le changement de la veste du postillon m'avertit, le mardi 4 juin, à Saarbruck, que j'entrais en Prusse. Sous la croisée de mon auberge je vis défiler un escadron de hussards ; ils avaient l'air fort animés : je l'étais autant qu'eux ; j'aurais joyeusement concouru à frotter ces messieurs, bien qu'un vif sentiment de respect m'attache à la famille royale de Prusse, bien que les emportements des Prussiens à Paris n'aient été que les faibles représailles des brutalités de Napoléon à Berlin ; mais si l'histoire a le temps d'entrer dans ces froides justices qui font dériver les conséquences des principes, l'homme témoin des faits vivants est entraîné par ces faits, sans aller chercher dans le passé les causes dont ils sont sortis et qui les excusent. Elle m'a fait bien du mal, ma patrie mais avec quel plaisir je lui donnerais mon sang ! Oh ! les fortes têtes, les politiques consommés, les bons Français surtout, que ces négociateurs des traités de 1815 !

Encore quelques heures, et ma terre natale va de nouveau tressaillir sous mes pas. Que vais-je apprendre ? Depuis trois semaines j'ignore ce qu'ont dit et fait mes amis. Trois semaines ! long espace pour l'homme qu'un moment emporte, pour les empires que trois journées renversent ! Et ma prisonnière de Blaye, qu'est-elle devenue ? Pourrai-je lui transmettre la réponse qu'elle attend ? Si la personne d'un ambassadeur doit être sacrée, c'est la mienne, ma carrière diplomatique devint sainte auprès du chef de l'Eglise ; elle achève de se sanctifier auprès d'un monarque infortuné : j'ai négocié un nouveau pacte de famille entre les enfants du Béarnais ; j'en ai porté et rapporté les actes de la prison à l'exil, et de l'exil à la prison.

 

3 L38 Chapitre 10

4 et 5 juin.

Terre de France. - Arabesques. - Dans ma casquette, s'il vous plaît . Metz. - Regard sur ma famille et ma vie. - Présent des enfants exilés. - Verdun, Valmy. - Châlons. - Vallée de la Marne.

En passant la limite qui sépare le territoire de Saarbruck de celui de Forbach, la France ne s'est pas montrée à moi d'une manière brillante : d'abord un cul-de-jatte, puis un autre homme qui rampait sur les mains et sur les genoux, traînant après lui ses jambes comme deux queues torses ou deux serpents morts ; ensuite ont paru dans une charrette deux vieilles, noires, ridées, avant-garde des femmes françaises. Il y avait de quoi faire rebrousser chemin à l'armée prussienne.

Mais après j'ai trouvé un beau jeune soldat à pied avec une jeune fille ; le soldat poussait devant lui la brouette de la jeune fille, et celle-ci portait la pipe et le sabre du troupier. Plus loin une autre jeune fille tenant le manche d'une charrue, et un laboureur âgé piquant les boeufs ; plus loin un vieillard mendiant pour un enfant aveugle ; plus loin une croix. Dans un hameau, une douzaine de têtes d'enfants, à la fenêtre d'une maison non achevée, ressemblaient à un groupe d'anges dans une gloire. Voici une garçonnette de cinq à six ans, assise sur le seuil de la porte d'une chaumière ; tête nue, cheveux blonds, visage barbouillé, faisant une petite mine à cause d'un vent froid ; ses deux épaules blanches sortant d'une robe de toile déchirée, les bras croisés sur ses genoux haussés et rapprochés de sa poitrine, regardant ce qui se passait autour d'elle avec la curiosité d'un oiseau ; Raphaël l'aurait croquée , moi j'avais envie de la voler à sa mère.

A l'entrée de Forbach, une troupe de chiens savants se présente : les deux plus gros attelés au fourgon des costumes ; cinq ou six autres de différentes queues, museaux, tailles et pelage, suivent le bagage, chacun son morceau de pain à la gueule. Deux graves instructeurs, l'un portant un gros tambour, l'autre ne portant rien guident la bande. Allez, mes amis, faites le tour de la terre comme moi, afin d'apprendre à connaître les peuples. Vous tenez tout aussi bien votre place dans le monde que moi ; vous valez bien les chiens de mon espèce. Présentez la patte à Diane, à Mirza, à Pax, chapeau sur l'oreille, épée au côté, la queue en trompette entre les deux basques de votre habit ; dansez pour un os ou pour un coup de pied, comme nous faisons nous autres hommes, mais n'allez pas vous tromper en sautant pour le Roi !

Lecteurs, supportez ces arabesques ; la main qui les dessina ne vous fera jamais d'autre mal ; elle est séchée. Souvenez-vous, quand vous les verrez, qu'ils ne sont que les capricieux enroulements tracés par un peintre à la voûte de son tombeau.

A la douane, un vieux cadet de commis a fait semblant de visiter ma calèche. J'avais préparé une pièce de cent sous ; il la voyait dans ma main, mais il n'osait la prendre à cause des chefs qui le surveillaient. Il a ôté sa casquette sous prétexte de mieux fouiller, l'a posée sur le coussin devant moi, me disant tout bas : " Dans ma casquette, s'il vous plaît. " Oh ! le grand mot ! il renferme l'histoire du genre humain ; que de fois la liberté, la fidélité, le dévouement, l'amitié l'amour ont dit : " Dans ma casquette, s'il vous plaît ! " Je donnerai ce mot à Béranger pour le refrain d'une chanson.

Je fus frappé en entrant à Metz, d'une chose que je n'avais pas remarquée en 1821 ; les fortifications à la moderne enveloppent les fortifications à la gothique : Guise et Vauban sont deux noms bien associés.

Nos ans et nos souvenirs sont étendus en couches régulières et parallèles, à différentes profondeurs de notre vie, déposés par les flots du temps qui passent successivement sur nous. C'est de Metz que sortit en 1792 la colonne engagée sous Thionville avec notre petit corps d'émigrés. J'arrive de mon pèlerinage à la retraite du prince banni que je servais dans son premier exil. Je lui donnai alors un peu de mon sang, je viens de pleurer auprès de lui ; à mon âge on n'a guère plus que des larmes.

En 1821 M. de Tocqueville [Père d'Alexis de Tocqueville. (N.d.A.)] , beau-frère de mon frère, était préfet de la Moselle. Les arbres, gros comme des échalas, que M. de Tocqueville plantait en 1820 à la porte de Metz, donnent maintenant de l'ombre. Voilà une échelle à mesurer nos jours ; mais l'homme n'est pas comme le vin, il ne s'améliore pas en comptant par feuilles. Les anciens faisaient infuser des roses dans le Falerne ; lorsqu'on débouchait une amphore d'un consulat séculaire, elle embaumait le festin. La plus pure intelligence se mêlerait à de vieux ans, que personne ne serait tenté de s'enivrer avec elle.

Je n'avais pas été un quart d'heure dans l'auberge à Metz, que voici venir Baptiste en grande agitation : il tire mystérieusement de sa poche un papier blanc dans lequel était enveloppé un cachet ; M. le duc de Bordeaux et Mademoiselle l'avaient chargé de ce cachet, lui recommandant de ne me le donner que sur terre de France . Ils avaient été bien inquiets toute la nuit avant mon départ, craignant que le bijoutier n'eût pas le temps d'achever l'ouvrage.

Le cachet a trois faces : sur l'une est gravée une ancre ; sur la seconde les deux mots que Henri m'avait dits lors de notre première entrevue : " Oui, toujours ! " ; sur la troisième la date de mon arrivée à Prague. Le frère et la soeur me priaient de porter le cachet pour l'amour d'eux . Le mystère de ce présent, l'ordre des deux enfants exilés de ne me remettre le témoignage de leur souvenir que sur terre de France, remplirent mes yeux de larmes. Le cachet ne me quittera jamais, je le porterai pour l'amour de Louise et de Henri .

J'eusse aimé à voir à Metz la maison de Fabert, soldat devenu maréchal de France, et qui refusa le collier des ordres, sa noblesse ne remontant qu'à son épée.

Les Barbares nos pères égorgèrent, à Metz, les Romains surpris au milieu des débauches d'une fête, nos soldats ont valsé au monastère d'Alcobaça avec le squelette d'Inès de Castro : malheurs et plaisirs, crimes et folies, quatorze siècles vous séparent, et vous êtes aussi complètement passés les uns que les autres. L'éternité commencée tout à l'heure est aussi ancienne que l'éternité datée de la première mort, du meurtre d'Abel. Néanmoins les hommes, durant leur apparition éphémère sur ce globe, se persuadent qu'ils laissent d'eux quelque trace : eh ! bon Dieu, oui, chaque mouche a son ombre.

Parti de Metz, j'ai traversé Verdun où je fus si malheureux, où demeure aujourd'hui l'amie solitaire de Carrel. J'ai côtoyé les hauteurs de Valmy ; je n'en veux pas plus parler que de Jemmapes : j'aurais peur d'y trouver une couronne.

Châlons m'a rappelé une grande faiblesse de Bonaparte ; il y exila la beauté. Paix à Châlons qui me dit que j'ai encore des amis.

A Château-Thierry, j'ai retrouvé mon dieu, La Fontaine. C'était l'heure du salut : la femme de Jean n'y était plus, et Jean était retourné chez madame de La Sablière.

En rasant le mur de la cathédrale de Meaux, j'ai répété à Bossuet ses paroles : " L'homme arrive au tombeau traînant après lui la longue chaîne de ses espérances trompées. "

A Paris j'ai passé les quartiers habités par moi avec mes soeurs dans ma jeunesse ; ensuite le Palais de justice remémoratif de mon jugement ; ensuite la Préfecture de police, qui me servit de prison. Je suis enfin rentré dans mon hospice, en dévidant ainsi le fil de mes jours. Le fragile insecte des bergeries descend au bout d'une soie vers la terre, où le pied d'une brebis va l'écraser.

 

3 L39 Livre trente-neuvième

1. Ce qu'avait fait madame la duchesse de Berry. - Conseil de Charles X en France. - Mes idées sur Henri V. - Ma lettre à madame la Dauphine. - 2. Lettre de madame la duchesse de Berry. - 3. Journal de Paris à Venise. - Jura. - Alpes. - Milan. - Vérone. - Appel des morts. - La Brenta. - 4. Incidences. - Venise. - 5. Architecture vénitienne. - Antonio. - L'abbé Betio et M. Gamba. - Salles du palais des doges. - Prisons. - 6. Prison de Silvio Pellico. - 7. Les Frari. - Académie des Beaux-Arts. - L'Assomption du Titien. - Métopes du Parthénon. - Dessins originaux de Léonard de Vinci, de Michel-Ange et de Raphaël. - Eglise de Saints Jean et Paul. - 8. L'arsenal. - Henri IV. - Frégate partant pour l'Amérique. - 9. Cimetière de Saint-Christophe. - 10. Saint-Michel de Murano. - Murano. - La femme et l'enfant. - Gondoliers. - 11. Les Bretons et les Vénitiens. - Déjeuner sur le quai des Esclavons. - Mesdames à Trieste. - 12. Rousseau et Byron. - 13. Beaux génies inspirés par Venise.

 

3 L39 Chapitre 1

Paris, rue d'Enfer, 6 juin 1833.

Ce qu'avait fait madame la duchesse de Berry. - Conseil de Charles X en France. - Mes idées sur Henri V. - Ma lettre à madame la Dauphine.

En descendant de voiture, et avant de me coucher, j'écrivis une lettre à madame la duchesse de Berry pour lui rendre compte de ma mission. Mon retour avait mis la police en émoi ; le télégraphe l'annonça au préfet de Bordeaux et au commandant de la forteresse de Blaye : on eut ordre de redoubler de surveillance ; il paraît même qu'on fit embarquer Madame avant le jour fixé pour son départ. Ma lettre manqua Son Altesse Royale de quelques heures et lui fut portée en Italie. Si Madame n'eût point fait de déclaration, si même après cette déclaration, elle en eût nié les suites ; bien plus, si arrivée en Sicile, elle eût protesté contre le rôle qu'elle avait été contrainte de jouer pour échapper à ses geôliers, la France et l'Europe cru son dire tant le gouvernement de Philippe est suspect. Tous les Judas auraient subi la punition du spectacle qu'ils avaient donné au monde dans la tabagie de Blaye. Mais Madame n'avait pas voulu conserver un caractère politique en niant son mariage ; ce qu'on gagne par le mensonge en réputation d'habileté, on le perd en considération ; l'ancienne sincérité que vous avez pu professer vous défend à peine. Qu'un homme estimé du public s'avilisse, il n'est plus à l'abri dans son nom, mais derrière son nom. Madame par son aveu, s'est échappée des ténèbres de sa prison : l'aigle femelle, comme l'aigle mâle, a besoin de liberté et de soleil.

M. le duc de Blacas, à Prague, m'avait annoncé la formation d'un conseil dont je devais être le chef, avec M. le Chancelier et M. le marquis de Latour-Maubourg : j'allais devenir seul (toujours selon M. le duc) le conseil de Charles X, absent pour quelques affaires. On me montra un plan : la machine était fort compliquée, le travail de M. de Blacas conservait quelques dispositions faites par la duchesse de Berry, lorsque, de son côté, elle avait prétendu organiser l'Etat, en venant follement, mais bravement, se mettre à la tête de son royaume in partibus . Les idées de cette femme aventureuse ne manquaient point de bon sens : elle avait divisé la France en quatre grands gouvernements militaires, désigné les chefs, nommé les officiers, enrégimenté les soldats, et, sans s'embarrasser si tout son monde était au drapeau, elle était elle-même accourue pour le porter ; elle ne doutait point de trouver aux champs la chape de saint Martin ou l'oriflamme, Galaor ou Bayard. Coups de haches d'armes et balles de mousquetons, retraite dans les forêts, périls aux foyers de quelques amis fidèles, cavernes, châteaux, chaumières, escalades, tout cela allait et plaisait à Madame . Il y a dans son caractère quelque chose de bizarre, d'original et d'entraînant qui la fera vivre ; l'avenir la prendra à gré, en dépit des personnes correctes et des sages couards.

J'aurais porté aux Bourbons, s'ils m'avaient appelé, la popularité dont je jouissais au double titre d'écrivain et d'homme d'Etat. Il m'était impossible de douter de cette popularité, car j'avais reçu les confidences de toutes les opinions. On ne s'en était pas tenu à des généralités ; chacun m'avait désigné ce qu'il désirait en cas d'événement ; plusieurs m'avaient confessé leur génie et fait toucher au doigt et à l'oeil la place à laquelle ils étaient éminemment propres. Tout le monde (amis et ennemis) m'envoyait auprès du duc de Bordeaux. Par les différentes combinaisons de mes opinions et de mes diverses fortunes, par les ravages de la mort qui avait enlevé successivement les hommes de ma génération, je semblais être resté le seul au choix de la famille royale.

Je pouvais être tenté du rôle qu'on m'assignait ; il y avait de quoi flatter ma vanité dans l'idée d'être moi serviteur inconnu, et rejeté des Bourbons, d'être l'appui de leur race, de tendre la main dans leurs tombeaux à Philippe-Auguste, saint Louis, Charles V, Louis XII, François Ier, Henri IV, Louis XIV ; de protéger de ma faible renommée le sang, la couronne et les ombres de tant de grands hommes, moi seul contre la France infidèle et l'Europe avilie.

Mais pour arriver là qu'aurait-il fallu faire ? ce que l'esprit le plus commun eût fait : caresser la cour de Prague, vaincre ses antipathies, lui cacher mes idées jusqu'à ce que je fusse à même de les développer.

Et, certes, ces idées allaient loin : si j'avais été gouverneur du jeune prince, je me serais efforcé de gagner sa confiance. Que s'il eût recouvré sa couronne, je ne lui aurais conseillé de la porter que pour la déposer au temps venu. J'eusse voulu voir les Capets disparaître d'une façon digne de leur grandeur. Quel beau, quel illustre jour que celui où, après avoir relevé la religion, perfectionné la constitution de l'Etat, élargi les droits des citoyens, rompu les derniers liens de la presse, émancipé les communes, détruit le monopole, balancé équitablement le salaire avec le travail, raffermi la propriété en en contenant les abus, ranimé l'industrie, diminué l'impôt, rétabli notre honneur chez les peuples, et assuré, par des frontières reculées, notre indépendance contre l'étranger ; quel beau jour que celui-là, où, après toutes ces choses accomplies, mon élève eût dit à la nation solennellement convoquée :

" Français, votre éducation est finie avec la mienne. Mon premier aïeul, Robert le Fort, mourut pour vous, et mon père a demandé grâce pour l'homme qui lui arracha la vie. Mes ancêtres ont élevé et formé la France à travers la barbarie ; maintenant la marche des siècles, le progrès de la civilisation ne permettent plus que vous ayez un tuteur. Je descends du trône ; je confirme tous les bienfaits de mes pères en vous déliant de vos serments à la monarchie. " Dites si cette fin n'aurait pas surpassé ce qu'il y a eu de plus merveilleux dans cette race ? Dites si jamais temple assez magnifique aurait pu être élevé à sa mémoire ? Comparez-la, cette fin, à celle que feraient les fils décrépits de Henri IV, accrochés obstinément à un trône submergé dans la démocratie, essayant de conserver le pouvoir à l'aide des mesures de police, des moyens de violence, des voies de corruption, et traînant quelques instants une existence dégradée ? " Qu'on fasse mon frère roi, " disait Louis XIII enfant, après la mort de Henri IV, " moi je ne veux pas être roi. " Henri V n'a d'autre frère que son peuple : qu'il le fasse roi.

Pour arriver à cette résolution, toute chimérique qu'elle semble être, il faudrait sentir la grandeur de sa race, non parce qu'on est descendu d'un vieux sang, mais parce qu'on est l'héritier d'hommes par qui la France fût puissante, éclairée et civilisée.

Or je viens de le dire tout à l'heure, le moyen d'être appelé à mettre la main à ce plan eût été de cajoler les faiblesses de Prague, d'élever des pies-grièches avec l'enfant du trône à l'imitation de Luynes, de flatter Concini à l'instar de Richelieu. J'avais bien commencé à Carlsbad ; un petit bulletin de soumission et de commérage aurait avancé mes affaires. M'enterrer tout vivant à Prague, il est vrai, n'était pas facile, car non seulement j'avais à vaincre les répugnances de la famille royale mais encore la haine de l'étranger. Mes idées sont odieuses aux cabinets ; ils savent que je déteste les traités de Vienne, que je ferais la guerre à tout prix pour donner a la France des frontières nécessaires, et pour rétablir en Europe l'équilibre des puissances.

Cependant avec des marques de repentir, en pleurant, en expiant mes péchés d'honneur national, en me frappant la poitrine, en admirant pour pénitence le génie des sots qui gouvernent le monde, peut-être aurais-je pu ramper jusqu'à la place du baron de Damas ; puis, me redressant tout à coup, j'aurais jeté mes béquilles.

Mais hélas ! mon ambition, où est-elle ? ma faculté de dissimuler, où est-elle ? mon art de supporter la contrainte et l'ennui, où est-il ? mon moyen d'attacher de l'importance à quoi que ce soit, où est-il ? Je pris deux ou trois fois la plume, je commençai deux ou trois brouillons menteurs pour obéir à madame la Dauphine, qui m'avait ordonné de lui écrire. Bientôt, révolté contre moi, j'écrivis d'un trait, en suivant mon allure, la lettre qui devait me casser le cou. Je le savais très bien ; j'en pesais très bien les résultats : peu m'importait. Aujourd'hui même que la chose est faite, je suis ravi d'avoir envoyé le tout au diable et jeté mon gouvernat par une aussi large fenêtre. On me dira : " Ne pouviez-vous exprimer les mêmes vérités en les énonçant avec moins de crudité ? " Oui, oui, en délayant, tournoyant, emmiellant, chevrotant, tremblotant :

... Son oeil pénitent ne pleure qu'eau bénite.

Je ne sais pas cela.

Voici la lettre (abrégée cependant de près de moitié) qui fera hérisser le poil de nos diplomates de salon. Le duc de Choiseul avait eu un peu de mon humeur ; aussi a-t-il passé la fin de sa vie à Chanteloup.

Lettre à madame la Dauphine.

" Paris, rue d'Enfer, 30 juin 1833.

" Madame,

" Les moments les plus précieux de ma longue carrière sont ceux que madame la Dauphine m'a permis de passer auprès d'elle. C'est dans une obscure maison de Carlsbad qu'une princesse, objet de la vénération universelle, a daigné me parler avec confiance. Au fond de son âme le ciel a déposé un trésor de magnanimité et de religion que les prodigalités du malheur n'ont pu tarir. J'avais devant moi la fille de Louis XVI de nouveau exilée ; cette orpheline du Temple, que le roi martyr avait pressée sur son coeur avant d'aller cueillir la palme ! Dieu est le seul nom que l'on puisse prononcer quand on vient à s'abîmer dans la contemplation des impénétrables conseils de sa providence.

" L'éloge est suspect quand il s'adresse à la prospérité : avec la Dauphine l'admiration est à l'aise. Je l'ai dit, madame : vos malheurs sont montés si haut, qu'ils sont devenus une des gloires de la Révolution. J'aurai donc rencontré une fois dans ma vie des destinées assez supérieures, assez à part, pour leur dire, sans crainte de les blesser ou de n'en être pas compris, ce que je pense de l'état futur de la société. On peut causer avec vous du sort des empires, vous qui verriez passer sans les regretter, aux pieds de votre vertu, tous ces royaumes de la terre dont plusieurs se sont déjà écoulés aux pieds de votre race.

" Les catastrophes qui vous firent leur plus illustre témoin et leur plus sublime victime, toutes grandes qu'elles paraissent, ne sont néanmoins que les accidents particuliers de la transformation générale qui s'opère dans l'espèce humaine ; le règne de Napoléon, par qui le monde a été ébranlé, n'est qu'un anneau de la chaîne révolutionnaire. Il faut partir de cette vérité pour comprendre ce qu'il y a de possible dans une troisième restauration, et quel moyen cette restauration a de s'encadrer dans le plan du changement social. Si elle n'y entrait pas comme un élément homogène, elle serait inévitablement rejetée d'un ordre de choses contraires à sa nature.

" Ainsi, madame, si je vous disais que la légitimité a des chances de revenir par l'aristocratie de la noblesse et du clergé avec leurs privilèges, par la cour avec ses distinctions, par la royauté avec ses prestiges, je vous tromperais. La légitimité en France n'est plus un sentiment, elle est un principe en tant qu'elle garantit les propriétés et les intérêts, les droits et les libertés ; mais s'il demeurait prouvé qu'elle ne veut pas défendre ou qu'elle est impuissante à protéger ces propriétés et ces intérêts, ces droits et ces libertés, elle cesserait même d'être un principe. Lorsqu'on avance que la légitimité arrivera forcément, qu'on ne saurait se passer d'elle, qu'il suffit d'attendre, pour que la France à genoux vienne lui crier merci, on avance une erreur. La Restauration peut ne reparaître jamais ou ne durer qu'un moment, si la légitimité cherche sa force là où elle n'est plus. Oui, madame, je le dis avec douleur, Henri V pourrait rester un prince étranger et banni, jeune et nouvelle ruine d'un antique édifice déjà tombé, mais enfin une ruine. Nous autres, vieux serviteurs de la légitimité, nous aurons bientôt dépensé le petit fonds d'années qui nous reste, nous reposerons incessamment dans notre tombe, endormis avec nos vieilles idées, comme les anciens chevaliers avec leurs anciennes armures que la rouille et le temps ont rongées, armures qui ne se modèlent plus sur la taille et ne s'adaptent plus aux usages des vivants.

" Tout ce qui militait en 1789 pour le maintien de l'ancien régime, religion, lois, moeurs, usages, propriétés, classes, privilèges, corporations, n'existe plus. Une fermentation générale se manifeste ; l'Europe n'est guère plus en sûreté que nous, nulle société n'est entièrement détruite, nulle entièrement fondée, tout y est usé ou neuf, ou décrépit ou sans racine, tout y a la faiblesse de la vieillesse et de l'enfance. Les royaumes sortis des circonscriptions territoriales tracées par les derniers traités sont d'hier ; l'attachement à la patrie a perdu sa force, parce que la patrie est incertaine et fugitive pour des populations vendues à la criée, brocantées comme des meubles d'occasion, tantôt adjointes à des populations ennemies, tantôt livrées à des maîtres inconnus. Défoncé, sillonné, labouré, le sol est ainsi préparé à recevoir la semence démocratique, que les journées de Juillet ont mûrie.

" Les rois croient qu'en faisant sentinelle autour de leurs trônes, ils arrêteront les mouvements de l'intelligence ; ils s'imaginent qu'en donnant le signalement des principes ils les feront saisir aux frontières ; ils se persuadent qu'en multipliant les douanes, les gendarmes, les espions de police, les commissions militaires, ils les empêcheront de circuler. Mais ces idées ne cheminent pas à pied, elles sont dans l'air, elles volent, on les respire. Les gouvernements absolus, qui établissent des télégraphes, des chemins de fer, des bateaux à vapeur, et qui veulent en même temps retenir les esprits au niveau des dogmes politiques du quatorzième siècle, sont inconséquents ; à la fois progressifs et rétrogrades, ils se perdent dans la confusion résultante d'une théorie et d'une pratique contradictoires. On ne peut séparer le principe industriel du principe de la liberté ; force est de les étouffer tous les deux ou de les admettre l'un et l'autre. Partout où la langue française est entendue, les idées arrivent avec les passeports du siècle.

" Vous voyez, madame, combien le point de départ est essentiel à bien choisir. L'enfant de l'espérance sous votre garde, l'innocence réfugiée sous vos vertus et vos malheurs comme sous un dais royal, je ne connais pas de plus imposant spectacle, s'il y a une chance de succès pour la légitimité, elle est là tout entière. La France future pourra s'incliner sans descendre, devant la gloire de son passé, s'arrêter tout émue à cette grande apparition de son histoire représentée par la fille de Louis XVI, conduisant par la main le dernier des Henris. Reine protectrice du jeune prince, vous exercerez sur la nation l'influence des immenses souvenirs qui se confondent dans votre personne auguste. Qui ne sentira renaître une confiance inaccoutumée lorsque l'orpheline du Temple veillera à l'éducation de l'orphelin de saint Louis ?

" Il est à désirer, madame, que cette éducation, dirigée par des hommes dont les noms soient populaires en France, devienne publique dans un certain degré. Louis XIV, qui justifie d'ailleurs l'orgueil de sa devise, a fait un grand mal à sa race en isolant les fils de France dans les barrières d'une éducation orientale. Le jeune prince m'a paru doué d'une vive intelligence. Il devra achever ses études par des voyages chez les peuples de l'ancien et même du nouveau continent, pour connaître la politique et ne s'effrayer ni des institutions ni des doctrines. S'il peut servir comme soldat dans quelque guerre lointaine et étrangère, on ne doit pas craindre de l'exposer. Il a l'air résolu ; il semble avoir au coeur du sang de son père et de sa mère, mais s'il pouvait jamais éprouver autre chose que le sentiment de la gloire dans le péril, qu'il abdique : sans le courage en France point de couronne.

" En me voyant, madame, étendre dans un long avenir la pensée de l'éducation de Henri V, vous supposerez naturellement que je ne le crois pas destiné à remonter sitôt sur le trône. Je vais essayer de déduire avec impartialité les raisons opposées d'espérance et de crainte.

" La Restauration peut avoir lieu aujourd'hui, demain. Je ne sais quoi de si brusque, de si inconstant se fait remarquer dans le caractère français, qu'un changement est toujours probable ; il y a toujours cent contre un à parier, en France, qu'une chose quelconque ne durera pas : c'est à l'instant que le gouvernement paraît le mieux assis qu'il s'écroule. Nous avons vu la nation adorer et détester Bonaparte, l'abandonner, le reprendre, l'abandonner encore, l'oublier dans son exil, lui dresser des autels après sa mort, puis retomber de son enthousiasme. Cette nation volage, qui n'aima jamais la liberté que par boutades, mais qui est constamment affolée d'égalité ; cette nation multiforme, fut fanatique sous Henri IV, factieuse sous Louis XIII grave sous Louis XIV, révolutionnaire sous Louis XVI sombre sous la République, guerrière sous Bonaparte, constitutionnelle sous la Restauration : elle prostitue aujourd'hui ses libertés à la monarchie dite républicaine, variant perpétuellement de nature selon l'esprit de ses guides. Sa mobilité s'est augmentée depuis qu'elle s'est affranchie des habitudes du foyer et du joug de la religion. Ainsi donc, un hasard peut amener la chute du gouvernement du 9 août ; mais un hasard peut se faire attendre : un avorton nous est né ; mais la France est une mère robuste ; elle peut, par le lait de son sein, corriger les vices d'une paternité dépravée.

" Quoique la royauté actuelle ne semble pas viable, je crains toujours qu'elle ne vive au delà du terme qu'on pourrait lui assigner. Depuis quarante ans, tous les gouvernements n'ont péri en France que par leur faute. Louis XVI a pu vingt fois sauver sa couronne et sa vie ; la République n'a succombé qu'à l'excès de ses fureurs ; Bonaparte pouvait établir sa dynastie, et il s'est jeté en bas du haut de sa gloire ; sans les ordonnances de Juillet, le trône légitime serait encore debout. Le chef du gouvernement actuel ne commettra aucune de ces fautes qui tuent ; son pouvoir ne sera jamais suicidé ; toute son habileté est exclusivement employée à sa conservation : il est trop intelligent pour mourir d'une sottise, et il n'a pas en lui de quoi se rendre coupable des méprises du génie, ou des faiblesses de l'honneur et de la vertu. Il a senti qu'il pourrait périr par la guerre, il ne fera pas la guerre ; que la France soit dégradée dans l'esprit des étrangers, peu lui importe : des publicistes prouveront que la honte est de l'industrie et l'ignominie du crédit.

" La quasi-légitimité veut tout ce que veut la légitimité, à la personne royale près : elle veut l'ordre ; elle peut l'obtenir par l'arbitraire mieux que la légitimité. Faire du despotisme avec des paroles de liberté et de prétendues institutions royalistes, c'est tout ce qu'elle veut, chaque fait accompli enfante un droit récent qui combat un ancien droit, chaque heure commence une légitimité. Le temps a deux pouvoirs : d'une main il renverse, de l'autre il édifie. Enfin le temps agit sur les esprits par cela seul qu'il marche ; on se sépare violemment du pouvoir, on l'attaque, on le boude ; puis la lassitude survient, le succès réconcilie à sa cause : bientôt il ne reste plus en dehors que quelques âmes élevées dont la persévérance met mal à l'aise ceux qui ont failli.

" Madame, ce long exposé m'oblige à quelques explications devant Votre Altesse Royale.

" Si je n'avais fait entendre une voix libre au jour de la fortune, je ne me serais pas senti le courage de dire la vérité au temps du malheur. Je ne suis point allé à Prague de mon propre mouvement ; je n'aurais pas osé vous importuner de ma présence : les dangers du dévouement ne sont point auprès de votre auguste personne, ils sont en France : c'est là que je les ai cherchés. Depuis les journées de Juillet je n'ai cessé de combattre pour la cause légitime. Le premier, j'ai osé proclamer la royauté de Henri V. Un jury français, en m'acquittant, a laissé subsister ma proclamation. Je n'aspire qu'au repos, besoin de mes années ; cependant je n'ai pas hésité à le sacrifier lorsque des décrets ont étendu et renouvelé la proscription de la famille royale. Des offres m'ont été faites pour m'attacher au gouvernement de Louis-Philippe : je n'avais pas mérité cette bienveillance ; j'ai montré ce qu'elle avait d'incompatible avec ma nature, en réclamant ce qui pouvait me revenir des adversités de mon vieux Roi. Hélas ! ces adversités, je ne les avais pas causées et j'avais essayé de les prévenir. Je ne remémore point ces circonstances pour me donner une importance et me créer un mérite que je n'ai pas ; je n'ai fait que mon devoir ; je m'explique seulement, afin d'excuser l'indépendance de mon langage. Madame pardonnera à la franchise d'un homme qui accepterait avec joie un échafaud pour lut rendre un trône.

" Quand j'ai paru devant Votre Majesté à Carlsbad, je puis dire que je n'avais pas le bonheur d'en être connu. A peine m'avait-elle fait l'honneur de m'adresser quelques mots dans ma vie. Elle a pu voir, dans les conversations de la solitude que je n'étais pas l'homme qu'on lui avait peut-être dépeint ; que l'indépendance de mon esprit n'ôtait rien à la modération de mon caractère, et surtout ne brisait pas les chaînes de mon admiration et de mon respect pour l'illustre fille de mes rois.

" Je supplie encore Votre Majesté de considérer que l'ordre des vérités développées dans cette lettre, ou plutôt dans ce mémoire, est ce qui fait ma force, si j'en ai une, c'est par là que je touche à des hommes de divers partis et que je les ramène à la cause royaliste. Si j'avais répudié les opinions du siècle, je n'aurais eu aucune prise sur mon temps. Je cherche à rallier auprès du trône antique ces idées modernes qui d'adverses qu'elles sont, deviennent amies en passant à travers ma fidélité. Les opinions libérales qui affluent n'étant plus détournées au profit de la monarchie légitime reconstruite, l'Europe monarchique périrait. Le combat est à mort entre les deux principes monarchique et républicain, s'ils restent distincts et séparés : la consécration d'un édifice unique rebâti avec les matériaux divers de deux édifices vous appartiendrait à vous, madame, qui avez été admise à la plus haute comme à la plus mystérieuse des initiations, le malheur non mérité, à vous qui êtes marquée à l'autel du sang des victimes sans tache, à vous qui dans le recueillement d'une sainte austérité ouvririez avec une main pure et bénie les portes du nouveau temple.

" Vos lumières, madame, et votre raison supérieure éclaireront et rectifieront ce qu'il peut y avoir de douteux et d'erroné dans mes sentiments touchant l'état présent de la France.

" Mon émotion, en terminant cette lettre, passe ce que je puis dire.

" Le palais des souverains de Bohême est donc le Louvre de Charles X et de son pieux et royal fils ! Hradschin est donc le château de Pau du jeune Henri ! et vous, madame, quel Versailles habitez-vous ! à quoi comparer votre religion, vos grandeurs, vos souffrances, si ce n'est à celles des femmes de la maison de David, qui pleuraient au pied de la croix ? Puisse Votre Majesté voir la royauté de saint Louis sortir radieuse de la tombe ! Puissé-je m'écrier, en rappelant le siècle qui porte le nom de votre glorieux aïeul ; car, madame, rien ne vous va, rien ne vous est contemporain que le grand et le sacré :

... O jour heureux pour moi !

De quelle ardeur j'irais reconnaître mon Roi !

" Je suis, avec le plus profond respect, madame, de Votre Majesté

" Le très humble et très obéissant serviteur,

" Chateaubriand. "

Après avoir écrit cette lettre, je rentrai dans les habitudes de ma vie : je retrouvai mes vieux prêtres, le coin solitaire de mon jardin qui me parut bien plus beau que le jardin du comte de Choteck, mon boulevard d'Enfer, mon cimetière de l'Ouest, mes Mémoires ramenteurs de mes jours passés, et surtout la petite société choisie de l'Abbaye-aux-Bois. La bienveillance d'une amitié sérieuse fait abonder les pensées ; quelques instants du commerce de l'âme suffisent au besoin de ma nature ; je répare ensuite cette dépense d'intelligence par vingt-deux heures de rien faire et de sommeil.

 

3 L39 Chapitre 2

Paris, rue d'Enfer, 25 août 1833.

Lettre de madame la duchesse de Berry.

Tandis que je commençais à respirer, je vis entrer un matin chez moi le voyageur qui avait remis un paquet de ma part à madame la duchesse de Berry, à Palerme ; il m'apportait cette réponse de la princesse :

" Naples, 10 août 1833.

" Je vous ai écrit un mot, monsieur le vicomte, pour vous accuser la réception de votre lettre, voulant une occasion sûre pour vous parler de ma reconnaissance de ce que vous avez vu et fait à Prague. Il me paraît que l'on vous a peu laissé voir , mais assez cependant pour juger que, malgré les moyens employés, le résultat, en ce qui regarde notre cher enfant, n'est pas tel qu'on pouvait le craindre. Je suis bien aise d'en avoir de vous l'assurance ; mais on me mande de Paris que M. Barrande est éloigné. Que cela va-t-il devenir ? Combien il me tarde d'être à mon poste !

" Quant aux demandes que je vous avais prié de faire (et qui n'ont pas été parfaitement accueillies), on a prouvé par là que l'on n'était pas mieux informé que moi : car je n'avais nul besoin de ce que je demandais n'ayant en rien perdu mes droits.

" Je vais vous demander vos conseils pour répondre aux sollicitations qui me sont faites de toutes parts. Vous ferez de ce qui suit l'usage que, dans votre sagesse, vous jugerez convenable. La France royaliste, les personnes dévouées à Henri V, attendent de sa mère, libre enfin, une proclamation.

" J'ai laissé à Blaye quelques lignes qui doivent être connues aujourd'hui ; on espère plus de moi, on veut savoir la triste histoire de ma détention pendant sept mois dans cette impénétrable bastille. Il faut qu'elle soit connue dans ses plus grands détails ; qu'on y voie la cause de tant de larmes et de chagrins qui ont brisé mon coeur. On y apprendra les tortures morales que j'ai dû souffrir. Justice doit y être rendue à qui il appartient mais aussi il y faudra dévoiler les atroces mesures prises contre une femme sans défense, puisqu'on lui a toujours refusé un conseil, par un gouvernement à la tête duquel est son parent, pour m'arracher un secret qui, dans tous les cas, ne pouvait concerner la politique et dont la découverte ne devait pas changer ma situation si j'étais à craindre pour le gouvernement français qui avait le pouvoir de me garder, mais non le droit, sans un jugement que j'ai plus d'une fois réclamé.

" Mais mon parent, mari de ma tante, chef d'une famille à laquelle, en dépit d'une opinion si généralement et si justement répandue contre elle, j'avais bien voulu faire espérer la main de ma fille, Louis-Philippe enfin, me croyant enceinte et non mariée (ce qui eût décidé toute autre famille à m'ouvrir les portes de ma prison), m'a fait infliger toutes les tortures morales pour me forcer à des démarches par lesquelles il a cru pouvoir établir le déshonneur de sa nièce. Du reste, s'il faut m'expliquer d'une manière positive sur mes déclarations et ce qui les a motivées, entrer dans aucuns détails sur mon intérieur, dont je ne dois compte à personne, je dirai avec toute vérité qu'elles m'ont été arrachées par les vexations, les tortures morales et l'espoir de recouvrer ma liberté.

" Le porteur vous donnera des détails et vous parlera de l'incertitude forcée sur le moment de mon voyage et sa direction, ce qui s'est opposé au désir que j'avais de profiter de votre offre obligeante en vous engageant à me joindre avant d'arriver à Prague, ayant bien besoin de vos conseils. Aujourd'hui il serait trop tard, voulant arriver près de mes enfants le plus tôt possible. Mais, comme rien n'est sûr dans ce monde, et que je suis accoutumée aux contrariétés, si, contre ma volonté , mon arrivée à Prague était retardée, je compte bien sur vous à l'endroit où je serais obligée de m'arrêter, d'où je vous écrirai ; si, au contraire, j'arrive près de mon fils aussitôt que je le désire, vous savez mieux moi si vous y devez venir. Je ne puis que vous assurer du plaisir que j'aurai à vous voir en tout temps et en tous lieux.

" Marie-Caroline. "

" Naples, 18 août 1833.

" Notre ami n'ayant pu encore partir je reçois des rapports sur ce qui se passe à Prague qui ne sont pas de nature à diminuer mon désir de m'y rendre, mais aussi me rendent plus urgent le besoin de vos conseils. Si donc vous pouvez vous rendre à Venise sans tarder, vous m'y trouverez, ou des lettres poste restante, qui vous diront où vous pouvez me rejoindre. Je ferai encore une partie du voyage avec des personnes pour lesquelles j'ai bien de l'amitié et de la reconnaissance, M. et madame de Bauffremont. Nous parlons souvent de vous ; leur dévouement à moi et à notre Henri leur fait bien souhaiter de vous voir arriver. M. de Mesnard partage bien ce désir. "

Madame de Berry rappelle dans sa lettre un petit manifeste publié à sa sortie de Blaye et qui ne valait pas grand-chose, parce qu'il ne disait ni oui ni non. La lettre d'ailleurs est curieuse comme document historique, en révélant les sentiments de la princesse à l'égard de ses parents geôliers, et en indiquant les souffrances endurées par elle. Les réflexions de Marie-Caroline sont justes ; elle les exprime avec animation et fierté. On aime encore à voir cette mère courageuse et dévouée, enchaînée ou libre, constamment préoccupée des intérêts de son fils. Là, du moins dans ce coeur, est de la jeunesse et de la vie. Il m'en coûtait de recommencer un long voyage mais j'étais trop touché de la confiance de cette pauvre princesse pour me refuser à ses voeux et la laisser sur les grands chemins. M. Jauge accourut au secours de ma misère comme la première fois.

Je me remis en campagne avec une douzaine de volumes éparpillés autour de moi. Or, pendant que je pérégrinais derechef dans la calèche du prince de Bénévent, il mangeait à Londres au râtelier de son cinquième maître, en expectative de l'accident qui l'enverra peut-être dormir à Westminster, parmi les saints, les rois et les sages ; sépulture justement acquise à sa religion, sa fidélité et ses vertus.

 

3 L39 Chapitre 3

Du 7 au 10 septembre 1833, sur la route

Journal de Paris à Venise. - Jura. - Alpes. - Milan. - Vérone. - Appel des morts. - La Brenta.

Je partis de Paris le 3 septembre 1833, prenant la route du Simplon par Pontarlier.

Salins brûlé était rebâti ; je l'aimais mieux dans sa laideur et dans sa caducité espagnoles. L'abbé d'Olivet naquit au bord de la Furieuse ; ce premier maître de Voltaire, qui reçut son élève à l'Académie, n'avait rien de son ruisseau paternel.

La grande tempête qui a causé tant de naufrages dans la Manche m'assaillit sur le Jura. J'arrivai de nuit aux wastes du relais de Lévier. Le caravansérail bâti en planches, fort éclairé, rempli de voyageurs réfugiés, ne ressemblait pas mal à la tenue d'un sabbat. Je ne voulus pas m'arrêter ; on amena les chevaux. Quant il fallut fermer les lanternes de la calèche, la difficulté fut grande ; l'hôtesse, jeune sorcière extrêmement jolie, prêta son secours en riant. Elle avait soin de coller son lumignon, abrité dans un tube de verre, auprès de son visage, afin d'être vue.

A Pontarlier, mon ancien hôte, très légitimiste de son vivant, était mort. Je soupai à l'auberge du National : bon augure pour le journal de ce nom. Armand Carrel est le chef de ces hommes qui n'ont pas menti aux journées de Juillet.

Le château de Joux défend les approches de Pontarlier ; il a vu se succéder dans ses donjons deux hommes dont la Révolution gardera la mémoire : Mirabeau et Toussaint-Louverture, le Napoléon noir, imité et tué par le Napoléon blanc. " Toussaint, dit madame de Staël, fut amené dans une prison de France, où il périt de la manière la plus misérable. Peut-être Bonaparte ne se souvient-il pas seulement de ce forfait, parce qu'il lui a été moins reproché que les autres. "

L'ouragan croissait : j'essuyai sa plus grande violence en Pontarlier et Orbes. Il agrandissait les montagnes, faisait tinter les cloches dans les hameaux, étouffait le bruit des torrents dans celui de la foudre, et se précipitait en hurlant sur ma calèche, comme un grain noir sur la voile d'un vaisseau. Quand de bas éclairs lézardaient les bruyères, on apercevait des troupeaux de moutons immobiles, la tête cachée entre leurs pattes de devant, présentant leurs queues comprimées et leurs croupes velues aux giboulées de pluie et de grêle fouettées par le vent. La voix de l'homme, qui annonçait le temps écoulé du haut d'un beffroi montagnard, semblait le cri de la dernière heure.

A Lausanne tout était redevenu riant : j'avais déjà bien des fois visité cette ville ; je n'y connais plus personne.

A Bex, tandis qu'on attelait à ma voiture les chevaux qui avaient peut-être traîné le cercueil de madame de Custine, j'étais appuyé contre le mur de la maison où était morte mon hôtesse de Fervaques. Elle avait été célèbre au tribunal révolutionnaire par sa longue chevelure. J'ai vu à Rome de beaux cheveux blonds retirés d'une tombe.

Dans la vallée du Rhône, je rencontrai une garçonnette presque nue, qui dansait avec sa chèvre ; elle demandait la charité à un riche jeune homme bien vêtu qui passait en poste, courrier galonné en avant, deux laquais assis derrière le brillant carrosse. Et vous vous figurez qu'une telle distribution de la propriété peut exister ? Vous pensez qu'elle ne justifie pas les soulèvements populaires ?

Sion me remémore une époque de ma vie : de secrétaire d'ambassade que j'étais à Rome, le premier consul m'avait nommé ministre plénipotentiaire au Valais.

A Brig, je laissai les jésuites s'efforçant de relever ce qui ne peut l'être ; inutilement établis aux pieds du temps, ils sont écrasés sous sa masse, comme leur monastère sous le poids des montagnes.

J'étais à mon dixième passage des Alpes ; je leur avais dit tout ce que j'avais à leur dire dans les différentes années et les diverses circonstances de ma vie. Toujours regretter ce qu'il a perdu, toujours s'égarer dans les souvenirs, toujours marcher vers la tombe en pleurant et s'isolant : c'est l'homme.

Les images empruntées de la nature montagneuse ont surtout des rapports sensibles avec nos fortunes ; celui-ci passe en silence comme l'épanchement d'une source ; celui-ci attache un bruit à son cours comme un torrent ; celui-là jette son existence comme une cataracte qui épouvante et disparaît.

Le Simplon a déjà l'air abandonné, de même que la vie de Napoléon ; de même que cette vie, il n'a plus que sa gloire : c'est un trop grand ouvrage pour appartenir aux petits Etats auxquels il est dévolu. Le génie n'a point de famille ; son héritage tombe par droit d'aubaine à la plèbe, qui le grignote, et plante un chou où croissait un cèdre.

La dernière fois que je traversai le Simplon, j'allais en ambassade à Rome ; je suis tombé ; les pâtres que j'avais laissés au haut de la montagne y sont encore : neiges, nuages, rochers ruiniques, forêts de pins, fracas des eaux, environnent incessamment la hutte menacée de l'avalanche. La personne la plus vivante de ces chalets est la chèvre. Pourquoi mourir ? je le sais. Pourquoi naître ? je l'ignore. Toutefois, reconnaissez que les premières souffrances, les souffrances morales, les tourments de l'esprit sont de moins chez les habitants de la région des chamois et des aigles. Lorsque je me rendais au congrès de Vérone, en 1822, la station du pic du Simplon était tenue par une Française ; au milieu d'une nuit froide et d'une bourrasque qui m'empêchait de la voir, elle me parla de la Scala de Milan ; elle attendait des rubans de Paris : sa voix, la seule chose que je connaisse de cette femme, était fort douce à travers les ténèbres et les vents.

La descente sur Domo d'Ossola m'a paru de plus en plus merveilleuse, un certain jeu de lumière et d'ombre en accroissait la magie. On était caressé d'un petit souffle que notre ancienne langue appelait l' aure ; sorte d'avant-brise du matin, baignée et parfumée dans la rosée. J'ai retrouvé le lac Majeur, où je fus si triste en 1828, et que j'aperçus de la vallée de Bellinzona, en 1832. A Sesto-Calende, l'Italie s'est annoncée : un Paganini aveugle chante et joue du violon au bord du lac en passant le Tessin.

Je revis, en entrant à Milan la magnifique allée de tulipiers dont personne ne parle ; les voyageurs les prennent apparemment pour des platanes. Je réclame contre ce silence en mémoire de mes sauvages : c'est bien le moins que l'Amérique donne des ombrages à l'Italie. On pourrait aussi planter à Gênes des magnolias mêlés à des palmiers et des orangers. Mais qui songe à cela ? qui pense à embellir la terre ? on laisse ce soin à Dieu. Les gouvernements sont occupés de leur chute, et l'on préfère un arbre de carton sur un théâtre de fantoccini au magnolia dont les roses parfumeraient le berceau de Christophe Colomb.

A Milan, la vexation pour les passeports est aussi stupide que brutale. Je ne traversai pas Vérone sans émotion : c'était là qu'avait réellement commencé ma carrière politique active. Ce que le monde aurait pu devenir, si cette carrière n'eût été interrompue par une misérable jalousie, se présentait à mon esprit.

Vérone, si animée en 1822 par la présence des souverains de l'Europe, était retournée en 1833 au silence ; le congrès était aussi passé dans ses rues solitaires que la cour des Scaligeri et le sénat des Romains. Les arènes dont les gradins s'étaient offerts à mes regards chargés de cent mille spectateurs, béaient désertes ; les édifices que j'avais admirés sous l'illumination brodée à leur architecture, s'enveloppaient, gris et nus, dans une atmosphère de pluie.

Combien s'agitaient d'ambitions parmi les acteurs de Vérone ! que de destinées de peuples examinées, discutées et pesées ! Faisons l'appel de ces poursuivants de songes ; ouvrons le livre du jour de colère : Liber scriptus proferetur ; monarques ! princes ! ministres ! voici votre ambassadeur, voici votre collègue revenu à son poste : où êtes-vous ? répondez.

L'empereur de Russie Alexandre ? - Mort.

L'empereur d'Autriche François II ? - Mort.

Le roi de France Louis XVIII ? - Mort.

Le roi de France Charles X ? - Mort.

Le roi d'Angleterre George IV ? - Mort.

Le roi de Naples Ferdinand Ier ? - Mort.

Le duc de Toscane ? - Mort.

Le pape Pie VII ? - Mort.

Le roi de Sardaigne Charles-Félix ? - Mort.

Le duc de Montmorency, ministre des affaires étrangères de France ? - Mort.

M. Canning, ministre des affaires étrangères d'Angleterre ? - Mort.

M. de Bernstorff, ministre des affaires étrangères en Prusse ? - Mort.

M. de Gentz, de la chancellerie d'Autriche ? - Mort.

Le cardinal Consalvi, secrétaire d'Etat de Sa Sainteté ? - Mort.

M. de Serre, mon collègue au congrès ? - Mort.

M. d'Aspremont, mon secrétaire d'ambassade ? - Mort.

Le comte de Neipperg, mari de la veuve de Napoléon ? - Mort.

La comtesse Tolstoï ? - Morte.

Son grand et jeune fils ? - Mort.

Mon hôte du palais Lorenzi ? - Mort.

Si tant d'hommes couchés avec moi sur le registre du congrès se sont fait inscrire à l'obituaire ; si des peuples et des dynasties royales ont péri ; si la Pologne a succombé ; si l'Espagne est de nouveau anéantie ; si je suis allé à Prague m'enquérir des restes fugitifs de la grande race dont j'étais le représentant à Vérone, qu'est-ce donc que les choses de la terre ? Personne ne se souvient des discours que nous tenions autour de la table du prince de Metternich ; mais, ô puissance du génie ! aucun voyageur n'entendra jamais chanter l'alouette dans les champs de Vérone sans se rappeler Shakespeare. Chacun de nous, en fouillant à diverses profondeurs dans sa mémoire, retrouve une autre couche de morts, d'autres sentiments éteints, d'autres chimères qu'inutilement il allaita, comme celles d'Herculanum, à la mamelle de l'Espérance. En sortant de Vérone, je fus obligé de changer de mesure pour supputer le temps passé ; je rétrogradais de vingt-sept années, car je n'avais pas fait la route de Vérone à Venise depuis 1806. A Brescia, à Vicence, à Padoue, je traversai les murailles de Palladio, de Scamozzi, de Franceschini, de Nicolas de Pise, de frère Jean.

Les bords de la Brenta trompèrent mon attente ; ils étaient demeurés plus riants dans mon imagination : les digues élevées le long du canal enterrent trop les marais. Plusieurs villa ont été démolies ; mais il en reste encore quelques-unes très élégantes. Là demeure peut-être le signor Pococurante que les grandes dames à sonnets dégoûtaient, que les deux jolies filles commençaient fort à lasser, que la musique fatiguait au bout d'un quart d'heure, qui trouvait Homère d'un mortel ennui, qui détestait le pieux Enée, le petit Ascagne, l'imbécile roi Latinus, la bourgeoise Amate et l'insipide Lavinie ; qui s'embarrassait peu d'un mauvais dîner d'Horace sur la route de Brindae ; qui déclarait ne vouloir jamais lire Cicéron et encore moins Milton, ce barbare, gâteur de l'enfer et du diable du Tasse. " Hélas ! disait tout bas Candide à Martin, j'ai bien peur que cet homme-ci n'ait un souverain mépris pour nos poètes allemands ! "

Malgré mon demi-désappointement et beaucoup de dieux dans les petits jardins, j'étais charmé des arbres de soie, des orangers, des figuiers et de la douceur de l'air, moi qui, si peu de temps auparavant, cheminais dans les sapinières de la Germanie et sur les monts des Tchèques où le soleil a mauvais visage.

J'arrivai le 10 de septembre au lever du jour à Fusina, que Philippe de Comines et Montaigne appellent Chaffousine . A dix heures et demie j'étais débarqué à Venise. Mon premier soin fut d'envoyer au bureau de la poste : il ne s'y trouva rien ni à mon adresse directe ni à l'adresse indirecte de Paolo : de madame la duchesse de Berry, aucune nouvelle. J'écrivis au comte Griffi, ministre de Naples à Florence, pour le prier de me faire connaître la marche de Son Altesse Royale.

M'étant mis en règle, je me résolus d'attendre patiemment la princesse : Satan m'envoya une tentation. Je désirai, par ses suggestions diaboliques, demeurer seul une quinzaine de jours à l'hôtel de l'Europe, au grand détriment de la monarchie légitime. Je souhaitai de mauvais chemins à l'auguste voyageuse sans songer que ma restauration du roi Henri V pourrait être retardée d'un demi-mois : j'en demande, comme Danton, pardon à Dieu et aux hommes.

 

3 L39 Chapitre 4

Venise, hôtel de l'Europe, 10 septembre 1833.

Incidences. - Venise.

Salve, Italum Regina...

. . . . . . . . . . . . . . . .

Nec tu semper eris. (Sannazar.)

O d'Italia dolente

Eterno lume . . . . .

Venezia ! (Chiabrera.)

On peut, à Venise, se croire sur le tillac d'une superbe galère à l'ancre, sur le Bucentaure , où l'on vous donne une fête, et du bord duquel vous apercevez à l'entour des choses admirables. Mon auberge, l'hôtel de l'Europe, est placée à l'entrée du grand canal, en face de la Douane de mer , de la Giudecca et de Saint-Georges-Majeur . Lorsqu'on remonte le grand canal entre les deux files de ses palais, si marqués de leurs siècles, si variés d'architecture, lorsqu'on se transporte sur la grande et la petite place, que l'on contemple la basilique et ses dômes, le palais des doges, les procurazie nuove , la Zecca , la tour de l'Horloge, le beffroi de Saint-Marc, la colonne du Lion, tout cela mêlé aux voiles et aux mâts des vaisseaux, au mouvement de la foule et des gondoles, à l'azur du ciel et de la mer, les caprices d'un rêve ou les jeux d'une imagination orientale n'ont rien de plus fantastique. Quelquefois Cicéri peint et rassemble sur une toile, pour les prestiges du théâtre, des monuments de toutes les formes, de tous les temps, de tous les pays, de tous les climats : c'est encore Venise.

Ces édifices surdorés, embellis avec profusion par Giorgion, Titien, Paul Véronèse, Tintoret, Jean Bellini, Paris Bordone, les deux Palma, sont remplis de bronzes, de marbres, de granits, de porphyres, d'antiques précieuses, de manuscrits rares ; leur magie intérieure égale leur magie extérieure ; et quand, à la clarté suave qui les éclaire, on découvre les noms illustres et les nobles souvenirs attachés à leurs voûtes, on s'écrie avec Philippe de Comines : " C'est la plus triomphante cité que j'aie jamais vue ! "

Et pourtant ce n'est plus la Venise du ministre de Louis XI, la Venise épouse de l'Adriatique et dominatrice des mers ; la Venise qui donnait des empereurs à Constantinople, des rois à Chypre, des princes à la Dalmatie, au Péloponèse, à la Crète ; la Venise qui humiliait les Césars de la Germanie, et recevait à ses foyers inviolables les papes suppliants ; la Venise de qui les monarques tenaient à honneur d'être citoyens, à qui Pétrarque, Pléthon, Bessarion léguaient les débris des lettres grecques et latines sauvées du naufrage de la barbarie ; la Venise qui, république au milieu de l'Europe féodale, servait de bouclier à la chrétienté, la Venise, planteuse de lions , qui mettait sous ses pieds les remparts de Ptolémaïde, d'Ascalon, de Tyr, et abattait le croissant à Lépante ; la Venise dont les doges étaient des savants et les marchands des chevaliers ; la Venise qui terrassait l'Orient ou lui achetait ses parfums, qui rapportait de la Grèce des turbans conquis ou des chefs-d'oeuvre retrouvés ; la Venise qui sortait victorieuse de la ligue ingrate de Cambrai ; la Venise qui triomphait par ses fêtes, ses courtisanes et ses arts, comme par ses armes et ses grands hommes ; la Venise à la fois Corinthe, Athènes et Carthage, ornant sa tête de couronnes rostrales et de diadèmes de fleurs.

Ce n'est plus même la cité que je traversai lorsque j'allais visiter les rivages témoins de sa gloire, mais grâce à ses brises voluptueuses et à ses flots amènes, elle garde un charme ; c'est surtout aux pays en décadence qu'un beau climat est nécessaire. Il y a assez de civilisation à Venise pour que l'existence y trouve ses délicatesses. La séduction du ciel empêche d'avoir besoin de plus de dignité humaine ; une vertu attractive s'exhale de ces vestiges de grandeur, de ces traces des arts dont on est environné. Les débris d'une ancienne société qui produisit de telles choses, en vous donnant du dégoût pour une société nouvelle, ne vous laissent aucun désir d'avenir. Vous aimez à vous sentir mourir avec tout ce qui meurt autour de vous ; vous n'avez d'autre soin que de parer les restes de votre vie à mesure qu'elle se dépouille. La nature, prompte à ramener de jeunes générations sur des ruines comme à les tapisser de fleurs, conserve aux races les plus affaiblies l'usage des passions et l'enchantement des plaisirs.

Venise ne connut point l'idolâtrie ; elle grandit chrétienne dans l'île où elle fut nourrie, loin de la brutalité d'Attila. Les descendantes des Scipions, les Paule et les Eustochie, échappèrent dans la grotte de Bethléem à la violence d'Alaric. A part de toutes les autres cités, fille aînée de la civilisation antique sans avoir été déshonorée par la conquête, Venise ne renferme ni décombres romains, ni monuments des Barbares. On n'y voit point non plus ce que l'on voit dans le nord et l'occident de l'Europe, au milieu des progrès de l'industrie ; je veux parler de ces constructions neuves, de ces rues entières élevées à la hâte, et dont les maisons demeurent ou non achevées, ou vides. Que pourrait-on bâtir ici ? de misérables bouges qui montreraient la pauvreté de conception des fils auprès de la magnificence du génie des pères ; des cahutes blanchies qui n'iraient pas au talon des gigantesques demeures des Foscari et des Pesaro. Quand on avise la truelle de mortier et la poignée de plâtre qu'une réparation urgente a forcé d'appliquer contre un chapiteau de marbre, on est choqué. Mieux valent les planches vermoulues barrant les fenêtres grecques ou moresques, les guenilles mises sécher sur d'élégants balcons, que l'empreinte de la chétive main de notre siècle.

Que ne puis-je m'enfermer dans cette ville en harmonie avec ma destinée, dans cette ville des poètes, où Dante, Pétrarque, Byron, passèrent ! Que ne puis-je achever d'écrire mes Mémoires à la lueur du soleil qui tombe sur ces pages ! L'astre brûle encore dans ce moment mes savanes floridiennes et se couche ici à l'extrémité du grand canal. Je ne le vois plus ; mais à travers une clairière de cette solitude de palais, ses rayons frappent le globe de la Douane , les antennes des barques, les vergues des navires, et le portail du couvent de Saint-Georges-Majeur . La tour du monastère, changée en colonne de rose, se réfléchit dans les vagues ; la façade blanche de l'église est si fortement éclairée, que je distingue les plus petits détails du ciseau. Les enclôtures des magasins de la Giudecca sont peintes d'une lumière titienne ; les gondoles du canal et du port nagent dans la même lumière. Venise est là, assise sur le rivage de la mer, comme une belle femme qui va s'éteindre avec le jour : le vent du soir soulève ses cheveux embaumés ; elle meurt saluée par toutes les grâces et tous les sourires de la nature.

 

3 L39 Chapitre 5

Venise, septembre 1833.

Architecture vénitienne. - Antonio. - L'abbé Betio et M. Gamba. - Salles du palais des doges. - Prisons.

A Venise, en 1806, il y avait un jeune signor Armani, traducteur italien ou ami du traducteur du Génie du Christianisme . Sa soeur, comme il disait, était nonne, monaca . Il y avait aussi un juif allant à la comédie du grand Sanhédrin de Napoléon et qui reluquait ma bourse ; plus M. Lagarde, chef des espions français, lequel me donna à dîner : mon traducteur, sa soeur, le juif du Sanhédrin, ou sont morts ou n'habitent plus Venise. A cette époque je demeurais à l'hôtel du Lion-Blanc, près Rialto, cet hôtel a changé de lieu. Presque en face de mon ancienne auberge est le palais Foscari qui tombe. Arrière toutes ces vieilleries de ma vie ! j'en deviendrais fou à force de ruines : parlons du présent.

J'ai essayé de peindre l'effet général de l'architecture de Venise ; afin de me rendre compte des détails, j'ai remonté, descendu et remonté le grand canal, vu et revu la place Saint-Marc.

Il faudrait des volumes pour épuiser ce sujet. Le fabbriche più cospicue di Venezia du comte Cicognara fournissent le trait des monuments, mais les expositions ne sont pas nettes. Je me contenterai de noter deux ou trois des agencements les plus répétés.

Du chapiteau d'une colonne corinthienne se décrit un demi-cercle dont la pointe descend sur le chapiteau d'une autre colonne corinthienne : juste au milieu de ces styles s'en élève une troisième, même dimension et même ordre ; du chapiteau de cette colonne centrale partent à droite et à gauche deux épicycles dont les extrémités se vont aussi reposer sur les chapiteaux d'autres colonnes. Il résulte de ce dessin que les arcs, en se coupant, donnent naissance à des ogives au point de leur intersection [Il est clair à mes yeux que l'ogive dont on va chercher si loin l'origine prétendue mystérieuse est née fortuitement de l'intersection des deux cercles de plein cintre ; aussi la retrouve-t-on partout. Les architectes n'ont fait dans la suite que la dégager des dessins dans lesquels elle figurait. (N.d.A.)] , de sorte qu'il se forme un mélange charmant de deux architectures, du plein cintre romain et de l'ogive arabe ou gothique orientale. Je suis ici l'opinion du jour, en supposant l'ogive arabe gothique ou moyen-âgée d'origine ; mais il est certain qu'elle existe dans les monuments dits cyclopéens : je l'ai vue très pure dans les tombeaux d'Argos.

Le palais du Doge offre des entrelacs reproduits dans quelques autres palais, particulièrement au palais Foscari : les colonnes soutiennent des cintres ogives ; ces cintres laissent entre eux des vides : entre ces vides l'architecte a placé deux rosaces. La rosace déprime l'extrémité des deux ellipses. Ces rosaces, qui se touchent par un point de leur circonférence dans la façade du bâtiment, deviennent des espèces de roues alignées sur lesquelles s'exalte le reste de l'édifice.

Dans toute construction la base est ordinairement forte ; le monument diminue d'épaisseur à mesure qu'il envahit le ciel. Le palais ducal est tout juste le contraire de cette architecture naturelle : la base, percée de légers portiques que surmonte une galerie en arabesques endentées de quatre feuilles de trèfle à jour, soutient une masse carrée presque nue : on dirait d'une forteresse bâtie sur des colonnes, ou plutôt d'un édifice renversé planté sur son léger couronnement et dont l'épaisse racine serait en l'air.

Les masques et les têtes architecturales sont remarquables dans les monuments de Venise. Au palais Pesaro, l'entablement du premier étage, d'ordre dorique, est décoré de têtes de géants ; l'ordre ionique du second étage est enlié de têtes de chevaliers qui sortent horizontalement du mur, le visage tourné vers l'eau : les unes s'enveloppent d'une mentonnière, les autres ont la visière à demi-baissée ; toutes ont des casques dont les panaches se recourbent en ornements sous la corniche. Enfin, au troisième étage, à l'ordre corinthien, se montrent des têtes de statues féminines aux cheveux différemment noués.

A Saint-Marc, bosselé de dômes incrusté de mosaïques, chargé d'incohérentes dépouilles de l'Orient, je me trouvais à la fois à Saint-Vital de Ravenne, à Sainte-Sophie de Constantinople, à Saint-Sauveur de Jérusalem et dans ces moindres églises de la Morée, de Chio et de Malte : Saint-Marc d'architecture byzantine-composite est un monument de victoire et de conquête élevé à la croix, comme Venise entière est un trophée. L'effet le plus remarquable de son architecture est son obscurité sous un ciel brillant ; mais aujourd'hui, 10 septembre, la lumière du dehors, émoussée, s'harmoniait avec la basilique sombre. On achevait les quarante heures ordonnées pour obtenir du beau temps. La ferveur des fidèles, priant contre la pluie, était grande : un ciel gris et aqueux semble la peste aux Vénitiens.

Nos voeux ont été exaucés : la soirée est devenue charmante ; la nuit je me suis promené sur le quai. La mer s'étendait unie, les étoiles se mêlaient aux feux épars des barques et des vaisseaux ancrés çà et là. Les cafés étaient remplis ; mais on ne voyait ni Polichinelles, ni Grecs, ni Barbaresques : tout finit. Une madone, fort éclairée au passage d'un pont, attirait la foule : de jeunes filles à genoux disaient dévotement leurs patenôtres ; de la main droite elles faisaient le signe de la croix, de la main gauche elles arrêtaient les passants. Rentré à mon auberge, je me suis couché et endormi au chant des gondoliers stationnés sous mes fenêtres.

J'ai pour guide Antonio, le plus vieux et le plus instruit des ciceroni du pays : il sait par coeur les palais, les statues et les tableaux.

Le 11 septembre, visite à l'abbé Betio et à M. Gamba, conservateurs de la bibliothèque : ils m'ont reçu avec une extrême politesse, bien que je n'eusse aucune lettre de recommandation.

En parcourant les chambres du palais ducal on marche de merveilles en merveilles. Là se déroule l'histoire entière de Venise peinte par les plus grands maîtres : leurs tableaux ont été mille fois décrits.

Parmi les antiques, j'ai, comme tout le monde, remarqué le groupe du Cygne et de Léda, et le Ganymède dit de Praxitèle. Le cygne est prodigieux d'étreinte et de volupté ; Léda est trop complaisante. L'aigle du Ganymède n'est point un aigle réel ; il a l'air de la meilleure bête du monde. Ganymède, charmé d'être enlevé, est ravissant : il parle à l'aigle qui lui parle.

Ces antiques sont posées aux deux extrémités des magnifiques salles de la bibliothèque. J'ai contemplé avec le saint respect du poète un manuscrit de Dante, et regardé avec l'avidité du voyageur la mappemonde de Fra-Mauro (1460). L'Afrique cependant ne m'y semble pas aussi correctement tracée qu'on le dit. Il faudrait surtout explorer à Venise les archives : on y trouverait des documents précieux.

Des salons peints et dorés, je suis passé aux prisons et aux cachots ; le même palais offre le microcosme de la société, joie et douleur. Les prisons sont sous les plombs , les cachots au niveau de l'eau du canal, et à double étage. On fait mille histoires d'étranglements et de décapitations secrètes, en compensation, on raconte qu'un prisonnier sortit gros, gras et vermeil de ces oubliettes, après dix-huit ans de captivité : il avait vécu comme un crapaud dans l'intérieur d'une pierre. Honneur à la race humaine ! quelle belle chose c'est !

Force sentences philanthropiques barbouillent les voûtes et les murs des souterrains, depuis que notre révolution, si ennemie du sang, dans cet affreux séjour, d'un coup de hache a fait entrer le jour . En France, on encombrait les geôles des victimes dont on se débarrassait par l'égorgement ; mais on a délivré dans les prisons de Venise les ombres de ceux qui peut-être n'y avaient jamais été ; les doux bourreaux qui coupaient le cou des enfants et des vieillards, les bénins spectateurs qui assistaient au guillotiner des femmes s'attendrissaient sur les progrès de l'humanité, si bien prouvés par l'ouverture des cachots vénitiens. Pour moi, j'ai le coeur sec ; je n'approche point de ces héros de sensibilité. De vieilles larves sans tête ne se sont point présentées à mes yeux sous le palais des doges ; il m'a seulement semblé voir dans les cachots de l'aristocratie ce que les chrétiens virent quand on brisa les idoles, des nichées de souris s'échappant de la tête des dieux. C'est ce qui arrive à tout pouvoir éventré et exposé à la lumière ; il en sort la vermine que l'on avait adorée.

Le pont des Soupirs joint le palais ducal aux prisons de la ville ; il est divisé en deux parties dans la longueur : par un des côtés entraient les prisonniers ordinaires ; par l'autre les prisonniers d'Etat se rendaient au tribunal des Inquisiteurs ou des Dix. Ce pont est élégant à l'extérieur, et la façade de la prison est admirée : on ne se peut passer de beauté à Venise, même pour la tyrannie et le malheur ! Des pigeons font leur nid dans les fenêtres de la geôle ; de petites colombes, couvertes de duvet, agitent leurs ailes et gémissent aux grilles, en attendant leur mère. On encloîtrait autrefois d'innocentes créatures presque au sortir du berceau, leurs parents ne les apercevaient plus qu'à travers les barreaux du parloir ou les guichets de la porte.

 

3 L39 Chapitre 6

Venise, septembre 1833.

Prison de Silvio Pellico.

Vous pensez bien qu'à Venise je m'occupais nécessairement de Silvio Pellico. M. Gamba m'avait appris que l'abbé Betio était le maître du palais et qu'en m'adressant à lui je pourrais faire mes recherches. L'excellent bibliothécaire, auquel j'eus recours un matin, prit un gros trousseau de clefs, et me conduisit, en passant plusieurs corridors et montant divers escaliers, aux mansardes de l'auteur de Mie Prigioni .

M. Silvio Pellico ne s'est trompé que sur un point ; il a parlé de sa geôle comme de ces fameuses prisons-cachots en l'air, désignées par leur toiture sotto i piombi .

Ces prisons sont, ou plutôt étaient au nombre de cinq dans la partie du palais ducal qui avoisine le pont della Pallia et le canal du Pont des Soupirs . Pellico n'habitait pas là ; il était incarcéré à l'autre extrémité du palais, vers le Pont des Chanoines , dans un bâtiment adhérent au palais ; bâtiment transformé en prison en 1820 pour les détenus politiques. Du reste, il était aussi sous les plombs , car une lame de ce métal formait la toiture de son ermitage.

La description que le prisonnier fait de sa première et de sa seconde chambre est de la dernière exactitude. Par la fenêtre de la première chambre, on domine les combles de Saint-Marc ; on voit le puits dans la cour intérieure du palais, un bout de la grande place, les différents clochers de la ville, et au delà des lagunes, à l'horizon, des montagnes dans la direction de Padoue ; on reconnaît la seconde chambre à sa grande fenêtre et à son autre petite fenêtre élevée ; c'est par la grande que Pellico apercevait ses compagnons d'infortune dans un corps de logis en face, et à gauche, au-dessus, les aimables enfants qui lui parlaient de la croisée de leur mère.

Aujourd'hui toutes ces chambres sont abandonnées car les hommes ne restent nulle part, pas même dans les prisons ; les grilles des fenêtres ont été enlevées, les murs et les plafonds blanchis. Le doux et savant abbé Betio, logé dans cette partie déserte du palais, en est le gardien paisible et solitaire.

Les chambres qu'immortalise la captivité de Pellico ne manquent point d'élévation ; elles ont de l'air, une vue superbe ; elles sont prisons de poète ; il n'y aurait pas grand-chose à dire, la tyrannie et l'absurde admis : mais la sentence à mort pour opinion spéculative ! mais les cachots moraves ! mais dix années de la vie, de la jeunesse et du talent ! mais les cousins, vilaines bêtes qui me mangent moi-même à l'hôtel de l'Europe, tout endurci que je suis par le temps et les maringouins des Florides. J'ai du reste été souvent plus mal logé que Pellico ne l'était dans son belvédère du palais ducal, notamment à la préfecture des doges de la police française : j'étais aussi obligé de monter sur une table pour jouir de la lumière.

L'auteur de Françoise de Rimini pensait à Zanze dans sa geôle ; moi je chantais dans la mienne une jeune fille que je venais de voir mourir. Je tenais beaucoup à savoir ce qu'était devenue la petite gardienne de Pellico. J'ai mis des personnes à la recherche : si j'apprends quelque chose, je vous le dirai.

 

3 L39 Chapitre 7

Venise, septembre 1833.

Les Frari. - Académie des Beaux-Arts. - L'Assomption du Titien. - Métopes du Parthénon. -Dessins originaux de Léonard de Vinci, de Michel-Ange et de Raphaël. - Eglise de Saints Jean et Paul.

Une gondole m'a débarqué aux Frari , où nous autres Français, accoutumés que nous sommes aux extérieurs grecs ou gothiques de nos églises, nous sommes peu frappés de ces dehors de basiliques de brique, ingrats et communs à l'oeil ; mais à l'intérieur l'accord des lignes, la disposition des masses produisent une simplicité et un calme de composition dont on est enchanté.

Les tombeaux des Frari , placés dans les murs latéraux décorent l'édifice sans l'encombrer. La magnificence des marbres éclate de toute part, des rinceaux charmants attestent le fini de l'ancienne sculpture vénitienne. Sur un des carreaux du pavé de la nef on lit ces mots : Ici repose le Titien, émule de Zeuxis et d'Apelles . Cette pierre est en face d'un des chefs-d'oeuvre du peintre.

Canova a son fastueux sépulcre non loin de la dalle titienne ; ce sépulcre est la répétition du monument que le sculpteur avait imaginé pour le Titien lui-même, et qu'il exécuta depuis pour l'archiduchesse Marie-Christine. Les restes de l'auteur de l' Hébé et de la Madeleine ne sont pas tous réunis dans cette oeuvre : ainsi Canova habite la représentation d'une tombe faite par lui, non pour lui laquelle tombe n'est que son demi-cénotaphe.

Des Frari , je me suis rendu à la galerie Manfrini . Le portrait de l'Arioste est vivant. Le Titien a peint sa mère vieille matrone du peuple, crasseuse et laide : l'orgueil de l'artiste se fait sentir dans l'exagération des années et des misères de cette femme.

A l' Académie des Beaux-Arts , j'ai couru vite au tableau de l' Assomption , découverte du comte Cicognara : dix grandes figures d'hommes au bas du tableau ; remarquez à gauche l'homme ravi en extase, regardant Marie. La Vierge, au-dessus de ce groupe, s'élève au centre d'un demi-cercle de chérubins ; multitude de faces admirables dans cette gloire : une tête de femme, à droite, à la pointe du croissant, d'une indicible beauté ; deux ou trois esprits divins jetés horizontalement dans le ciel, à la manière pittoresque et hardie du Tintoret. Je ne sais si un ange debout n'éprouve pas quelque sentiment d'un amour trop terrestre. Les proportions de la Vierge sont fortes ; elle est couverte d'une draperie rouge ; son écharpe bleue flotte à l'air ; ses yeux sont levés vers le Père éternel apparu au point culminant. Quatre couleurs tranchées, le brun, le vert, le rouge et le bleu, couvrent l'ouvrage : l'aspect du tout est sombre, le caractère peu idéal, mais d'une vérité et d'une vivacité de nature incomparables : je lui préfère pourtant la Présentation de la Vierge au Temple , du même peintre, que l'on voit dans la même salle.

En regard de l' Assomption , éclairée avec beaucoup d'artifice, est le Miracle de saint Marc , du Tintoret, drame vigoureux qui semble fouillé dans la toile plutôt avec le ciseau et le maillet qu'avec le pinceau.

Je suis passé aux plâtres des métopes du Parthénon ; ces plâtres avaient pour moi un triple intérêt : j'avais vu à Athènes les vides laissés par les ravages de lord Elgin, et, à Londres, les marbres enlevés dont je retrouvais les moulures à Venise. La destinée errante de ces chefs-d'oeuvre se liait à la mienne, et pourtant Phidias n'a pas façonné mon argile.

Je ne pouvais m'arracher aux dessins originaux de Léonard de Vinci, de Michel-Ange et de Raphaël. Rien n'est plus attachant que ces ébauches du génie livré seul à ses études et à ses caprices ; il vous admet à son intimité ; il vous initie à ses secrets ; il vous apprend par quels degrés et par quels efforts il est parvenu à la perfection : on est ravi de voir comment il s'était trompé, comment il s'est aperçu de son erreur et l'a redressée. Ces coups de crayon tracés au coin d'une table, sur un méchant morceau de papier, gardent une abondance et une naïveté de nature merveilleuses. Quand on songe que la main de Raphaël s'est promenée sur ces chiffons immortels, on en veut au vitrage qui vous empêche de baiser ces saintes reliques.

Je me suis délassé de mon admiration à l' Académie des Beaux-Arts par une admiration d'une autre sorte à Saints Jean et Paul ; ainsi l'on se rafraîchit l'esprit en changeant de lecture. Cette église, dont l'architecte inconnu a suivi les traces de Nicolo Pisano , est riche et vaste. Le chevet où se retire le maître-autel représente une espèce de conque debout, deux autres sanctuaires accompagnent latéralement cette conque : ils sont hauts, étroits, à voûtes multicentres, et séparés du chevet par des refends à rainures.

Les cendres des doges Mocenigo, Morosini, Vendramin, et de plusieurs autres chefs de la République, reposent ici. Là se trouve aussi la peau d'Antoine Bragadino, défenseur de Famagouste, et à laquelle on peut appliquer l'expression de Tertullien : une peau vivante . Ces dépouilles illustres inspirent un grand et pénible sentiment : Venise elle-même, magnifique catafalque de ses magistrats guerriers, double cercueil de leurs cendres, n'est plus qu'une peau vivante.

Des vitraux coloriés et des draperies rouges, en voilant la lumière de Saints Jean et Paul, augmentent l'effet religieux. Les colonnes innombrables apportées de l'Orient et de la Grèce ont été plantées dans la basilique comme des allées d'arbres étrangers.

Un orage est survenu pendant que j'errais dans l'église : quand sonnera la trompette qui doit réveiller tous ces morts ? J'en disais autant sous Jérusalem, dans la vallée de Josaphat.

Après ces courses, rentré à l'hôtel de l'Europe, j'ai remercié Dieu de m'avoir transporté des pourceaux de Waldmünchen aux tableaux de Venise.

 

3 L39 Chapitre 8

Venise, septembre 1833.

L'Arsenal. - Henri IV. - Frégate partant pour l'Amérique.

Après ma découverte des prisons où la matérielle Autriche essaye d'étouffer les intelligences italiennes, je suis allé à l'Arsenal. Aucune monarchie quelque puissante qu'elle soit, ou qu'elle ait été, n'a offert un pareil compendium nautique.

Un espace immense, clos de murs crénelés, renferme quatre bassins pour les vaisseaux de haut bord, des chantiers pour bâtir ces vaisseaux, des établissements pour ce qui concerne la marine militaire et marchande, depuis la corderie jusqu'aux fonderies de canons, depuis l'atelier où l'on taille la rame de la gondole jusqu'à celui où l'on équarrit la quille d'un soixante-quatorze, depuis les salles consacrées aux armes antiques conquises à Constantinople, en Chypre, en Morée, à Lépante, jusqu'aux salles où sont exposées les armes modernes : le tout mêlé de galeries de colonnes, d'architectures élevées et dessinées par les premiers maîtres.

Dans les arsenaux de la marine de l'Espagne, de l'Angleterre, de la France, de la Hollande, on voit seulement ce qui a rapport aux objets de ces arsenaux ; à Venise, les arts s'unissent à l'industrie. Le monument de l'amiral Emo, par Canova, vous attend auprès de la carcasse d'un navire ; des files de canons vous apparaissent à travers de longs portiques : les deux lions colossaux du Pirée gardent la porte du bassin d'où va sortir une frégate pour un monde qu'Athènes n'a point connu et qu'a découvert le génie de la moderne Italie. Malgré ces beaux débris de Neptune, l'arsenal ne rappelle plus ces vers du Dante :

Quale nell'arzanà de'Veneziani

Bolle l'inverno la tenace pece,

A rimpalmar li legni lor non sani

Che navicar non ponno ; e'n quella vece,

Chi fa suo legno nuovo, e chi ristoppa

Le coste a quel che più viaggi fece ;

Chi ribatte da proda, e chi da poppa ;

Altri fa remi, ed altri volge sarte,

Chi terzeruolo ed artimon rintoppa.

Tout ce mouvement est fini ; le vide des trois quarts et demi de l'arsenal, les fourneaux éteints, les chaudières rongées de rouille, les corderies sans rouets, les chantiers sans constructeurs, attestent la même mort qui a frappé les palais. Au lieu de la foule des charpentiers, des voiliers, des matelots, des calfats, des mousses, on aperçoit quelques galériens qui traînent leurs entraves : deux d'entre eux mangeaient sur la culasse d'un canon ; à cette table de fer ils pouvaient du moins rêver la liberté. Lorsque autrefois ces galériens ramaient à bord du Bucentaure , on jetait sur leurs épaules flétries une tunique de pourpre pour les faire ressembler à des rois : fendant les flots avec des pagaies dorées, ils réjouissaient leur labeur du bruit de leurs chaînes, comme au Bengale, à la fête de Dourga, les bayadères, vêtues de gaze d'or, accompagnent leurs danses du son des anneaux dont leurs cous, leurs bras et leurs jambes sont ornés. Les forçats vénitiens mariaient le doge à la mer, et renouvelaient eux-mêmes avec l'esclavage leur union indissoluble.

De ces flottes nombreuses qui portaient les croisés aux rivages de la Palestine et défendaient à toute voile étrangère de se dérouler aux vents de l'Adriatique, il reste un Bucentaure en miniature, le canot de Napoléon, une pirogue de sauvages, et des dessins de vaisseaux tracés à la craie sur la planche des écoles des gardes-marine.

Un Français arrivant de Prague et attendant à Venise la mère de Henri V devait être touché de voir dans l'arsenal de Venise l'armure de Henri IV. L'épée que le Béarnais portait à la bataille d'Ivry était jointe à cette armure : cette épée manque aujourd'hui.

Par un décret du grand conseil de Venise, du 3 avril 1600 : Enrico di Borbone IV, re di Francia e di Navarra, con li figliuoli e discendenti suoi, sia annumerato tra i nobili di questo nostro maggior consiglio .

Charles X, Louis XIX et Henri V, descendants di Enrico di Borbone , sont donc gentilshommes de la république de Venise qui n'existe plus, comme ils sont rois de France en Bohême, comme ils sont chanoines de Saint-Jean-de-Latran à Rome, et toujours en vertu de Henri IV ; je les ai représentés en cette dernière qualité : ils ont perdu leur épitoge et leur aumusse, et moi j'ai perdu mon ambassade. J'étais pourtant si bien dans ma stalle de Saint-Jean-de-Latran ! quelle belle église ! quel beau ciel ! quelle admirable musique ! Ces chants-là ont plus duré que mes grandeurs et celles de mon Roi-chanoine.

Ma gloire m'a fort gêné à l'arsenal ; elle rayonne sur mon front à mon insu : le feld-maréchal Pallucci, amiral et commandant général de la marine, m'a reconnu à mes cornes de feu. Il est accouru, m'a montré lui-même diverses curiosités ; puis, s'excusant de ne pouvoir m'accompagner plus longtemps, à cause d'un conseil qu'il allait présider, il m'a remis entre les mains d'un officier supérieur.

Nous avons rencontré le capitaine de la frégate en partance. Celui-ci m'a abordé sans façon et m'a dit, avec cette franchise de marin que j'aime tant : " Monsieur le vicomte (comme s'il m'avait connu toute sa vie), avez-vous quelque commission pour l'Amérique ? - Non, capitaine : faites-lui bien mes compliments ; il y a longtemps que je ne l'ai vue ! "

Je ne puis regarder un vaisseau sans mourir d'envie de m'en aller : si j'étais libre, le premier navire cinglant aux Indes aurait des chances de m'emporter. Combien ai-je regretté de n'avoir pu accompagner le capitaine Parry aux régions polaires ! Ma vie n'est à l'aise qu'au milieu des nuages et des mers : j'ai toujours l'espérance qu'elle disparaîtra sous une voile. Les pesantes années que nous jetons dans les flots du temps ne sont pas des ancres ; elles n'arrêtent pas notre course.

 

3 L39 Chapitre 9

Venise, septembre 1833.

Cimetière de Saint-Christophe.

A l'arsenal, je n'étais pas loin de l'île Saint-Christophe, qui sert aujourd'hui de cimetière. Cette île renfermait un couvent de capucins ; le couvent a été abattu et son emplacement n'est plus qu'un enclos de forme carrée. Les tombes n'y sont pas très multipliées, ou du moins elles ne s'élèvent pas au-dessus du sol nivelé et couvert de gazon. Contre le mur de l'ouest se collent cinq ou six monuments en pierre ; de petites croix de bois noir avec une date blanche s'éparpillent dans l'enclos : voilà comme on enterre maintenant les Vénitiens dont les aïeux reposent dans les mausolées des Frari et de Saints Jean et Paul . La société en s'élargissant s'est abaissée ; la démocratie a gagné la mort.

A l'orée du cimetière, vers le levant, on voit les sépultures des Grecs schismatiques et celles des protestants ; elles sont séparées entre elles par un mur, et séparées encore des inhumations catholiques par un autre mur : tristes dissentiments dont la mémoire se perpétue dans l'asile où finissent toutes querelles. Attenant au cimetière grec est un autre retranchement qui protège un trou où l'on jette aux limbes les enfants mort-nés. Heureuses créatures ! vous avez passé de la nuit des entrailles maternelles à l'éternelle nuit sans avoir traversé la lumière !

Auprès de ce trou gisent des ossements bêchés dans le sol comme des racines, à mesure que l'on défriche des tombes nouvelles : les uns, les plus anciens, sont blancs et secs ; les autres, récemment déterrés, sont jaunes et humides. Des lézards courent parmi ces débris, se glissent entre les dents, à travers les yeux et les narines, sortent par la bouche et les oreilles des têtes, leurs demeures ou leurs nids. Trois ou quatre papillons voltigeaient sur des fleurs de mauves entrelacées aux ossements, image de l'âme sous ce ciel qui tient de celui où fut inventée l'histoire de Psyché. Un crâne avait encore quelques cheveux de la couleur des miens. Pauvre vieux gondolier ! as-tu du moins conduit ta barque mieux que je n'ai conduit la mienne ?

Une fosse commune reste ouverte dans l'enclos ; on venait d'y descendre un médecin auprès de ses anciennes pratiques. Son cercueil noir n'était chargé de terre qu'en dessus, et son flanc nu attendait le flanc d'un autre mort pour le réchauffer. Antonio avait fourré là sa femme depuis une quinzaine de jours, et c'était le médecin défunt qui l'avait expédiée : Antonio bénissait un Dieu rémunérateur et vengeur, et prenait son mal en patience. Les cercueils des particuliers sont conduits à ce lugubre bazar dans des gondoles particulières et suivis d'un prêtre dans une autre gondole. Comme les gondoles ressemblent à des bières, elles conviennent à la cérémonie. Une nacelle plus grande, omnibus du Cocyte, fait le service des hôpitaux. Ainsi se trouvent renouvelés les enterrements de l'Egypte et les fables de Caron et de sa barque.

Dans le cimetière du côté de Venise s'élève une chapelle octogone consacrée à saint Christophe. Ce saint, chargeant un enfant sur ses épaules au gué d'une rivière, le trouva lourd : or, l'enfant était le fils de Marie qui tient le globe dans sa main ; le tableau de l'autel représente cette belle aventure.

Et moi aussi j'ai voulu porter un enfant Roi, mais je ne m'étais pas aperçu qu'il dormait dans son berceau avec dix siècles : fardeau trop pesant pour mes bras.

Je remarquai dans la chapelle un chandelier de bois (le cierge était éteint), un bénitier destiné à la bénédiction des sépultures et un livret : Pars Ritualis romani pro usu ad exsequianda corpora defunctorum ; quand nous sommes déjà oubliés, la Religion, parente immortelle et jamais lassée, nous pleure et nous suit, exsequor fugam . Une boîte renfermait un briquet ; Dieu seul dispose de l'étincelle de la vie. Deux quatrains écrits sur papier commun étaient appliqués intérieurement aux panneaux de deux des trois portes de l'édifice :

Quivi dell'uom le frali spoglie ascose

Pallida morte, o passeggier, t'addita, etc.

Le seul tombeau un peu frappant du cimetière fut élevé d'avance par une femme qui tarda ensuite dix-huit ans à mourir : l'inscription nous apprend cette circonstance ; ainsi cette femme espéra en vain pendant dix-huit ans son sépulcre. Quel chagrin nourrit en elle ce long espoir ?

Sur une petite croix de bois noir on lit cette autre épitaphe : Virginia Acerbi, d'anni 72, 1824. Morta nel bacio del Signore : les années sont dures à une belle Vénitienne.

Antonio me disait : " Quand ce cimetière sera plein, on le laissera reposer, et on enterrera les morts dans l'île Saint-Michel de Murano. " L'expression était juste : la moisson faite, on laisse la terre en jachère et l'on creuse ailleurs d'autres sillons.

 

3 L39 Chapitre 10

Venise, septembre 1833.

Saint-Michel de Murano. - Murano. - La femme et l'enfant. - Gondoliers.

Nous sommes allés voir cet autre champ qui attend le grand laboureur. Saint-Michel de Murano est un riant monastère avec une église élégante, des portiques et un cloître blanc. Des fenêtres du couvent on aperçoit, par-dessus les portiques, les lagunes et Venise ; un jardin rempli de fleurs va rejoindre le gazon dont l'engrais se prépare encore sous la peau fraîche d'une jeune fille. Cette charmante retraite est abandonnée à des Franciscains ; elle conviendrait mieux à des religieuses chantant comme les petites élèves des Scuole de Rousseau. " Heureuses celles, dit Manzoni, qui ont pris le voile saint avant d'avoir arrêté leurs yeux sur le front d'un homme ! "

Donnez-moi là, je vous prie, une cellule pour achever mes Mémoires .

Fra Paolo est inhumé à l'entrée de l'église ; ce chercheur de bruit doit être bien furieux du silence qui l'environne.

Pellico, condamné à mort, fut déposé à Saint-Michel avant d'être transporté à la forteresse du Spielberg. Le président du tribunal où comparut Pellico remplace le poète à Saint-Michel ; il est enseveli dans le cloître ; il ne sortira pas, lui, de cette prison.

Non loin de la tombe du magistrat, est celle d'une femme étrangère : mariée à l'âge de vingt-deux ans au mois de janvier, elle décéda au mois de février suivant. Elle ne voulut pas aller au delà de la lune de miel ; l'épitaphe porte : Ci revedremo . Si c'était vrai !

Arrière ce doute, arrière la pensée qu'aucune angoisse ne déchire le néant ! Athée, quand la mort vous enfoncera ses ongles au coeur, qui sait si dans le dernier moment de connaissance, avant la destruction du moi, vous n'éprouverez pas une atrocité de douleur capable de remplir l'éternité, une immensité de souffrance dont l'être humain ne peut avoir l'idée dans les bornes circonscrites du temps ? Ah ! oui, ci revedremo !

J'étais trop près de l'île et de la ville de Murano pour ne pas visiter les manufactures d'où vinrent à Combourg les glaces de la chambre de ma mère. Je n'ai point vu ces manufactures maintenant fermées ; mais on a filé devant moi, comme le temps file notre fragile vie, un mince cordon de verre : c'était de ce verre qu'était faite la perle pendante au nez de la petite Iroquoise du saut de Niagara : la main d'une Vénitienne avait arrondi l'ornement d'une sauvage.

J'ai rencontré plus beau que Mila. Une femme portait un enfant emmaillotté ; la finesse du teint, le charme du regard de cette Muranaise, se sont idéalisés dans mon souvenir. Elle avait l'air triste et préoccupé. Si j'eusse été lord Byron, l'occasion était favorable pour essayer la séduction sur la misère ; on va loin ici avec un peu d'argent. Puis j'aurais fait le désespéré et le solitaire au bord des flots, enivré de mon succès et de mon génie. L'amour me semble autre chose : j'ai perdu de vue René depuis maintes années ; mais je ne sais s'il cherchait dans ses plaisirs le secret de son ennui.

Chaque jour après mes courses j'envoyais à la poste, et il ne s'y trouvait rien : le comte Griffi ne me répondait point de Florence ; les papiers publics permis dans ce pays d'indépendance n'auraient pas osé dire qu'un voyageur était descendu au Lion Blanc . Venise, où sont nées les gazettes, est réduit à lire l'affiche qui annonce sur le même placard l'opéra du jour et l'exposition du saint sacrement. Les Aldes ne sortiront point de leurs tombeaux pour embrasser dans ma personne le défenseur de la liberté de la presse. Il me fallait donc attendre. Rentré à mon auberge, je dînai en m'amusant de la société des gondoliers stationnés, comme je l'ai dit, sous ma fenêtre à l'entrée du grand canal.

La gaieté de ces fils de Nérée ne les abandonne jamais : vêtus du soleil, la mer les nourrit. Ils ne sont pas couchés et désoeuvrés comme les lazzaroni à Naples : toujours en mouvement, ce sont des matelots qui manquent de vaisseaux et d'ouvrage, mais qui feraient encore le commerce du monde et gagneraient la bataille de Lépante, si le temps de la liberté et de la gloire vénitiennes n'était passé.

A six heures du matin ils arrivent à leurs gondoles attachées, la proue à terre, à des poteaux. Alors ils commencent à gratter et laver leurs barchette aux Traghetti , comme des dragons étrillent, brossent et épongent leurs chevaux au piquet. La chatouilleuse cavale marine s'agite, se tourmente aux mouvements de son cavalier qui puise de l'eau dans un vase de bois, la répand sur les flancs et dans l'intérieur de la nacelle. Il renouvelle plusieurs fois l'aspersion, ayant soin d'écarter l'eau de la surface de la mer pour prendre dessous une eau plus pure. Puis il frotte les avirons, éclaircit les cuivres et les glaces du petit château noir, il épouste les coussins, les tapis, et fourbit le fer taillant de la proue. Le tout ne se fait pas sans quelques mots d'humeur ou de tendresse, adressés, dans le joli dialecte vénitien, à la gondole quinteuse ou docile.

La toilette de la gondole achevée, le gondolier passe à la sienne : il se peigne, secoue sa veste et son bonnet bleu, rouge ou gris ; se lave le visage, les pieds et les mains. Sa femme, sa fille ou sa maîtresse lui apporte dans une gamelle une miscellanée de légumes, de pain et de viande. Le déjeuner fait, chaque gondolier attend en chantant la fortune : il l'a devant lui, un pied en l'air, présentant son écharpe au vent et servant de girouette, au haut du monument de la Douane de mer. A-t-elle donné le signal ? le gondolier favorisé, l'aviron levé, part debout à l'arrière de sa nacelle, de même qu'Achille voltigeait autrefois, ou qu'un écuyer de Franconi galope aujourd'hui debout sur la croupe d'un destrier. La gondole, en forme de patin, glisse sur l'eau comme sur la glace. Sia stati ! sta longo ! en voilà pour toute la journée. Puis vienne la nuit, et la calle verra mon gondolier chanter et boire avec la zitella le demi-sequin que je lui laisse en allant, très certainement, remettre Henri V sur le trône.

 

3 L39 Chapitre 11

Venise, septembre 1833.

Les Bretons et les Vénitiens. - Déjeuner sur le quai des Esclavons. - Mesdames à Trieste.

Je cherchais, en me réveillant, pourquoi j'aimais tant Venise, quand tout à coup je me suis souvenu que j'étais en Bretagne : la voix du sang parlait en moi. N'y avait-il pas au temps de César, en Armorique, un pays des Vénètes, civitas Venetum, civitas Venetica ? Strabon n'a-t-il pas dit qu'on disait que les Vénètes étaient descendants des Vénètes gaulois ?

On a soutenu contradictoirement que les pécheurs du Morbihan étaient une colonie des pescatori de Palestine : Venise serait la mère et non la fille de Vannes. On peut arranger cela en supposant (ce qui d'ailleurs est très probable) que Vannes et Venise sont accouchées mutuellement l'une de l'autre. Je regarde donc les Vénitiens comme des Bretons ; les gondoliers et moi nous sommes cousins et sortis de la corne de la Gaule, cornu Galliae .

Tout réjoui de cette pensée, je suis allé déjeuner dans un café sur le quai des Esclavons. Le pain était tendre, le thé parfumé, la crème comme en Bretagne, le beurre comme à la Prévalaie ; car le beurre, grâce au progrès des lumières, s'est amélioré partout : j'en ai mangé d'excellent à Grenade. Le mouvement d'un port me ravit toujours : des maîtres de barque faisaient un pique nique ; des marchands de fruits et de fleurs m'offraient des cédrats, des raisins et des bouquets ; des pêcheurs préparaient leurs tartanes ; des élèves de la marine, descendant en chaloupe, allaient aux leçons de manoeuvre à bord du vaisseau-amiral ; des gondoles conduisaient des passagers au bateau à vapeur de Trieste. C'est pourtant ce Trieste qui pensa me faire sabrer sur les marches des Tuileries par Bonaparte, comme il m'en menaça lorsque, en 1807, je m'avisai d'écrire dans le Mercure :

" Il nous était réservé de retrouver au fond de la mer Adriatique le tombeau de deux filles de rois dont nous avions entendu prononcer l'oraison funèbre dans un grenier à Londres. Ah ! du moins la tombe qui renferme ces nobles dames aura vu une fois interrompre son silence ; le bruit des pas d'un Français aura fait tressaillir deux Françaises dans leur cercueil. Les respects d'un pauvre gentilhomme, à Versailles, n'eussent été rien pour des princesses ; la prière d'un chrétien, en terre étrangère, aura peut-être été agréable à des saintes. "

Il y a, ce me semble quelques années que je sers les Bourbons : ils ont éclairé ma fidélité, mais ils ne la lasseront pas. Je déjeune sur le quai des Esclavons, en attendant l'exilée.

 

3 L39 Chapitre 12

Venise, septembre 1833.

Rousseau et Byron.

De ma petite table mes yeux errent sur toutes les rades : une brise du large rafraîchit l'air ; la marée monte, un trois-mâts entre. Le Lido d'un côté, le palais du doge de l'autre, les lagunes au milieu, voilà le tableau. C'est de ce port que sortirent tant de flottes glorieuses : le vieux Dandolo en partit dans la pompe de la chevalerie des mers, dont Villehardouin, qui commença notre langue et nos mémoires, nous a laissé la description :

" Et quand les nefs furent chargiés d'armes, et de viandes, et de chevaliers, et de serjanz, et li escus furent portendus inviron de borz et des chaldeals (haubans) des nefs, et les banières dont il avait tant de belles. Ne oncques plus belles estoires (flottes) ne partit de nul port. "

Ma scène d'un matin à Venise me fait encore souvenir de l'histoire du capitaine Olivet et de Zulietta, si bien racontée :

" La gondole aborde, dit Rousseau, et je vois sortir une jeune personne éblouissante, fort coquettement mise et fort leste, qui dans trois sauts fut dans la chambre ; et je la vis établie à côté de moi avant que j'eusse aperçu qu'on y avait mis un couvert. Elle était aussi charmante que vive, une brunette de vingt ans au plus. Elle ne parlait qu'Italien ; son accent seul eût suffi pour me tourner la tête. Tout en mangeant, tout en causant, elle me regarde, me fixe un moment, puis s'écriant : " Bonne Vierge ! Ah ! mon cher Bremond, qu'il y a longtemps que je ne t'ai vu ! " se jette entre mes bras, colle sa bouche contre la mienne, et me serre à m'étouffer. Ses grands yeux noirs à l'orientale lançaient dans mon coeur des traits de feu ; et quoique la surprise fît d'abord quelque diversion, la volupté me gagna très rapidement. (...)

" Elle nous dit que je ressemblais à s'y tromper à M. de Bremond, directeur des douanes de Toscane : qu'elle avait raffolé de ce M. de Bremond ; qu'elle en raffolait encore ; qu'elle l'avait quitté parce qu'elle était une sotte ; qu'elle me prenait à sa place ; qu'elle voulait m'aimer parce que cela lui convenait ; qu'il fallait, par la même raison, que je l'aimasse tant que cela lui conviendrait ; et que, quand elle me planterait là, je prendrais patience comme avait fait son cher Bremond. Ce qui fut dit fut fait. (...)

" Le soir, nous la ramenâmes chez elle. Tout en causant, je vis deux pistolets sur sa toilette. " Ah ! ah ! dis-je en en prenant un, voici une boîte à mouches de nouvelle fabrique ; pourrait-on savoir quel en est l'usage ? "... (...)

" Elle nous dit avec une naïveté fière qui la rendait encore plus charmante : " Quand j'ai des bontés pour des gens que je n'aime point, je leur fais payer l'ennui qu'ils me donnent ; rien n'est plus juste : mais, en endurant leurs caresses, je ne veux pas endurer leurs insultes, et je ne manquerai pas le premier qui me manquera. "

" En la quittant j'avais pris son heure pour le lendemain. Je ne la fis pas attendre. Je la trouvai in vestito di confidenza , dans un déshabillé plus que galant, qu'on ne connaît que dans les pays méridionaux, et que je ne m'amuserai pas à décrire, quoique je me le rappelle trop bien. (...) Je n'avais point d'idée des voluptés qui m'attendaient. J'ai parlé de madame de L...e, dans les transports que son souvenir me rend quelquefois encore ; mais qu'elle était vieille, et laide, et froide auprès de ma Zulietta ! Ne tâchez pas d'imaginer les grâces et les charmes de cette fille enchanteresse, vous resteriez trop loin de la vérité ; les jeunes vierges des cloîtres sont moins fraîches, les beautés du sérail sont moins vives, les houris du paradis sont moins piquantes. "

Cette aventure finit par une bizarrerie de Rousseau et le mot de Zulietta : Lascia le donne e studia la matematica . Lord Byron livrait aussi sa vie à des Vénus payées : il remplit le palais Mocenigo de ces beautés vénitiennes réfugiées , selon lui, sous les fazzioli . Quelquefois, troublé de sa honte, il fuyait, et passait la nuit sur les eaux dans sa gondole. Il avait pour sultane favorite Margherita, surnommée, de l'état de son mari, la Fornarina :

" Brune, grande (c'est lord Byron qui parle), tête vénitienne, de très beaux yeux noirs, et vingt-deux ans. Un jour d'automne, allant au Lido (...) nous fûmes surpris par une bourrasque.

" Au retour, après une lutte terrible, je trouvai Margherita en plein air sur les marches du palais Mocenigo, au bord du grand canal, ses yeux noirs étincelaient à travers ses larmes ; ses longs cheveux de jais détachés, trempés de pluie, couvraient ses sourcils et son sein.

" Exposée en plein à l'orage, le vent qui s'engouffrait sous ses habits et sa chevelure les roulait autour de sa taille élancée ; l'éclair tourbillonnait sur sa tête, et les vagues mugissaient à ses pieds ; elle avait tout l'aspect d'une Médée descendue de son char, ou d'une sibylle conjurant la tempête qui rugissait à l'entour ; seule chose vivante à portée de voix dans ce moment, excepté nous-mêmes. Me voyant sain et sauf, elle ne m'attendait pas pour me souhaiter la bienvenue ; mais vociférant de loin : " Ah ! can della Madonna ! dunque sta il tempo per andar al Lido ! Ah ! chien de la Vierge, est-ce là un temps pour aller au Lido ? "

Dans ces deux récits de Rousseau et de Byron, on sent la différence de la position sociale, de l'éducation et du caractère des deux hommes. A travers le charme du style de l'auteur des Confessions, perce quelque chose de vulgaire, de cynique, de mauvais ton, de mauvais goût ; l'obscénité d'expression particulière à cette époque gâte encore le tableau. Zulietta est supérieure à son amant en élévation de sentiments et en élégance d'habitude ; c'est presque une grande dame éprise du secrétaire infime d'un ambassadeur mesquin. La même infériorité se retrouve quand Rousseau s'arrange pour élever à frais communs, avec son ami Carrio, une petite fille de onze ans dont ils devaient partager les faveurs ou plutôt les larmes.

Lord Byron est d'une autre allure : il laisse éclater les moeurs et la fatuité de l'aristocratie, pair de la Grande-Bretagne, se jouant de la femme du peuple qu'il a séduite, il l'élève à lui par ses caresses et par la magie de son talent. Byron arriva riche et fameux à Venise Rousseau y débarqua pauvre et inconnu ; tout le monde sait le palais qui divulgua les erreurs de l'héritier noble du célèbre commodore anglais ; aucun cicerone ne pourrait vous indiquer la demeure où cacha ses plaisirs le fils plébéien de l'obscur horloger de Genève. Rousseau ne parle pas même de Venise, il semble l'avoir habitée sans l'avoir vue : Byron l'a chantée admirablement.

Vous avez vu dans ces Mémoires ce que j'ai dit des rapports d'imagination et de destinée qui semblent avoir existé entre l'historien de René et le poète de Childe-Harold . Ici je signale encore une de ces rencontres tant flatteuses à mon orgueil. La brune Fornarina de lord Byron n'a-t-elle pas un air de famille avec la blonde Velléda des Martyrs , son aînée ?

" Caché parmi les rochers, j'attendis quelque temps sans voir rien paraître. Tout à coup mon oreille est frappée des sons que le vent m'apporte du milieu du lac. J'écoute et je distingue les accents d'une voix humaine ; en même temps je découvre un esquif suspendu au sommet d'une vague ; il redescend, disparaît entre deux flots, puis se montre encore sur la cime d'une lame élevée ; il approche du rivage. Une femme le conduisait ; elle chantait en luttant contre la tempête, et semblait se jouer dans les vents : on eût dit qu'ils étaient sous sa puissance, tant elle paraissait les braver. Je la voyais jeter tour à tour en sacrifice dans le lac des pièces de toile, des toisons de brebis, des pains de cire et de petites meules d'or et d'argent.

" Bientôt elle touche à la rive, s'élance à terre, attache sa nacelle au tronc d'un saule et s'enfonce dans le bois en s'appuyant sur la rame de peuplier qu'elle tenait à la main. Elle passa tout près de moi sans me voir. Sa taille était haute ; une tunique noire, courte et sans manches, servait à peine de voile à sa nudité. Elle portait une faucille d'or suspendue à une ceinture d'airain, et elle était couronnée d'une branche de chêne. La blancheur de ses bras et de son teint, ses yeux bleus, ses lèvres de rose, ses longs cheveux blonds qui flottaient épars, annonçaient la fille des Gaulois, et contrastaient, par leur douceur, avec sa démarche fière et sauvage. Elle chantait d'une voix mélodieuse des paroles terribles, et son sein découvert s'abaissait et s'élevait comme l'écume des flots. "

Je rougirais de me montrer entre Byron et Jean-Jacques, sans savoir ce que je serai dans la postérité, si ces Mémoires devaient paraître de mon vivant ; mais quand ils viendront en lumière j'aurai passé et pour jamais, ainsi que mes illustres devanciers, sur ce rivage étranger ; mon ombre sera livrée au souffle de l'opinion, vain et léger comme le peu qui restera de mes cendres.

Rousseau et Byron ont eu à Venise un trait de ressemblance : ni l'un ni l'autre n'a senti les arts. Rousseau, doué merveilleusement pour la musique, n'a pas l'air de savoir qu'il existe près de Zulietta des tableaux, des statues des monuments, et pourtant avec quel charme ces chefs-d'oeuvre se marient à l'amour dont ils divinisent l'objet et augmentent la flamme ! Quant à lord Byron, il abhorre l'infernal éclat des couleurs de Rubens ; il crache sur tous les sujets des saints dont les églises regorgent ; il n'a jamais rencontré tableau ou statue approchant d'une lieue de sa pensée. Il préfère à ces arts imposteurs la beauté de quelques montagnes, de quelques mers, de quelques chevaux, d'un certain lion de Morée, et d'un tigre qu'il vit souper dans Exeter-Change . N'y aurait-il point un peu de parti pris dans tout cela ?

Que d'affectation et de forfanterie !

 

3 L39 Chapitre 13

Venise, septembre 1833.

Beaux génies inspirés par Venise.

Mais quelle est donc cette ville où les plus hautes intelligences se sont donné rendez-vous ? Les unes l'ont elles-mêmes visitée, les autres y ont envoyé leurs Muses. Quelque chose aurait manqué à l'immortalité de ces talents, s'ils n'eussent suspendu des tableaux à ce temple de la volupté et de la gloire. Sans rappeler encore les grands poètes de l'Italie, les génies de l'Europe entière y placèrent leurs créations : là respire cette Desdemona de Shakespeare, bien différente de la Zulietta de Rousseau et de la Margherita de Byron, cette pudique Vénitienne qui déclare sa tendresse à Othello : " Si vous avez un ami qui m'aime, apprenez-lui à raconter votre histoire, cela me pénétrera d'amour pour lui. " Là paraît cette Belvidera d'Otway qui dit à Jaffier :

Oh smile, as when our loves were in their spring

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

O ! lead me to some desert wide and wild,

Barren as our misfortunes, where my soul

May have its vent, where ! may tell aloud

To the high heavens, and ev'ry list'ning planet,

With what a boundless stock my bosom's fraught ;

Where ! may throw my eager arms about thee,

Give loose to love, with kisses kindling joy,

And let off all the fire that's in my heart.

" Oh ! souris-moi comme quand nos amours étaient dans leur printemps. (...) Conduis-moi à quelque désert vaste, sauvage, stérile comme nos malheurs, où mon âme puisse respirer, où je puisse à grands cris dire aux cieux élevés et aux astres écoutants de quelles richesses sans bornes mon sein est chargé ; où je puisse jeter mes bras impatients autour de toi, donner passage à l'amour par des baisers qui rallument la joie, et laisser aller tout le feu qui est dans mon coeur. "

Goethe, de notre temps, a célébré Venise, et le gentil Marot, qui le premier fit entendre sa voix au réveil des Muses françaises, se réfugia aux foyers du Titien. Montesquieu écrivait : " On peut avoir vu toutes les villes du monde et être surpris en arrivant à Venise. "

Lorsque, dans un tableau trop nu, l'auteur des Lettres persanes représente une musulmane abandonnée dans le paradis à deux hommes divins , ne semble-t-il pas avoir peint la courtisane des Confessions de Rousseau et celle des Mémoires de Byron ? N'étais-je pas, entre mes deux Floridiennes, comme Anaïs entre ses deux anges ? Mais les filles peintes et moi, nous n'étions pas immortels.

Madame de Staël livre Venise à l'inspiration de Corinne : celle-ci écoute le bruit du canon qui annonce l'obscur sacrifice d'une jeune fille. (...) Avis solennel " qu'une femme résignée donne aux femmes qui luttent encore contre le destin. "

Corinne monte au sommet de la tour de Saint-Marc, contemple la ville et les flots, tourne les yeux vers les nuages du côté de la Grèce : " La nuit elle ne voit que le reflet des lanternes qui éclairent les gondoles : on dirait des ombres qui glissent sur l'eau, guidées par une petite étoile. " Oswald part ; Corinne s'élance pour le rappeler. " Une pluie terrible commençait alors : le vent le plus violent se faisait entendre. " Corinne descend sur le bord du canal. " La nuit était si obscure qu'il n'y avait pas une seule barque ; Corinne appelait au hasard des bateliers qui prenaient ses cris pour des cris de détresse de malheureux qui se noyaient pendant la tempête, et néanmoins personne n'osait approcher, tant les ondes agitées du grand canal étaient redoutables. "

Voilà encore la Margherita de lord Byron.

J'éprouve un plaisir indicible à revoir les chefs-d'oeuvre de ces grands maîtres dans le lieu même pour lequel ils ont été faits. Je respire à l'aise au milieu de la troupe immortelle, comme un humble voyageur admis aux foyers d'une riche et belle famille. [ Voir dans les textes retranchés, le Livre sur Venise[C M 1 599] .]

 

3 L40 Livre quarantième

1. Arrivée de madame de Bauffremont à Venise. - Le Catajo. - Le duc de Modène. - Tombeau de Pétrarque à Arqua. - Terre des poètes. - 2. Le Tasse. - 3. Arrivée de madame la duchesse de Berry. - 4. Mademoiselle Lebeschu. - Le comte Lucchesi Palli. - Discussion. - Dîner. - Bugeaud le geôlier. - Madame de Saint-Priest, M. de Saint-Priest. - Madame de Podenas. - Notre troupe. - Mon refus d'aller à Prague. - Je cède sur un mot. - 5. Padoue. - Tombeaux. - Manuscrit de Zanze. - 6. Nouvelle inattendue. - Le gouverneur du royaume lombard-vénitien. - 7. Lettre de Madame à Charles X et à Henri V. - M. de Montbel. - Mon billet au gouverneur. - Je pars pour Prague.

 

3 L40 Chapitre 1

De Venise à Ferrare, du 16 au 17 septembre 1833.

Arrivée de madame de Bauffremont à Venise. - Le Catajo. - Le duc de Modène. - Tombeau de Pétrarque à Arqua. - Terre des poètes.

L'intervalle était immense entre ces rêveries et les vérités dans lesquelles je rentrais en me présentant à l'hôtel de la princesse de Bauffremont ; il me fallait sauter de 1806, dont le souvenir venait m'occuper à 1833, là où je me trouvais en réalité : Marco Polo tomba de la Chine à Venise, précisément après une absence de vingt-sept ans.

Madame de Bauffremont porte à merveille sur son visage et dans ses manières le nom de Montmorency : elle aurait pu très bien, comme cette Charlotte, mère du grand Condé et de la duchesse de Longueville, être aimée de Henri IV. La princesse m'apprit que madame la duchesse de Berry m'avait écrit de Pise une lettre que je n'avais pas reçue : Son Altesse Royale arrivait à Ferrare où elle m'espérait.

Il m'en coûtait d'abandonner ma retraite ; une huitaine était encore nécessaire à ma revue ; je regrettais surtout de ne pouvoir mettre à fin l'aventure de Zanze ; mais mon temps appartenait à la mère de Henri V, et toujours, quand je suis une route, vient un heurt qui me jette dans un autre chemin.

Je partis laissant mes bagages à l'hôtel de l'Europe, comptant revenir avec Madame.

Je retrouvai ma calèche à Fusina : on la tira d'une vieille remise, comme un joyau du garde-meuble de la couronne. Je quittai la rive qui prend peut-être son nom de la fourche à trois dents du roi de la mer : Fuscina .

Rendu à Padoue je dis au postillon : " Route de Ferrare. " Elle est charmante, cette route, jusqu'à Monselice : colline d'une élégance extrême, vergers de figuiers, de mûriers et de saules festonnés de vignes, prairies gaies, châteaux ruineux. Je passai devant le Catajo , tout orné de soldats : l'abbé Lenglet, fort érudit d'ailleurs, a pris ce manoir pour la Chine. Le Catajo n'appartient pas à Angélique, mais au duc de Modène. Je me suis trouvé nez à nez avec Son Altesse. Elle daignait se promener à pied sur le grand chemin. Ce duc est un rejeton de la race des princes inventés par Machiavel ; il a la fierté de ne pas reconnaître Louis-Philippe.

Le village d'Arqua montre le tombeau de Pétrarque, chanté avec son site par lord Byron :

Che fai, che pensi ? che pur dietro guardi

Nel tempo, che tornar non pote omai,

Anima sconsolata ?

" Que fais-tu, que penses-tu ? pourquoi regarder en arrière dans un temps qui ne peut jamais revenir, âme inconsolée ? "

Tout ce pays, dans un diamètre de quarante lieues, est le sol indigène des écrivains et des poètes : Tite-Live, Virgile, Catulle, Arioste, Guarini, les Strozzi, les trois Bentivoglio, Bembo, Bartoli, Bojardo, Pindemonte, Varano, Monti, une foule d'autres hommes célèbres, ont été enfantés par cette terre des Muses. Le Tasse même était Bergamasque d'origine. Je n'ai vu des derniers poètes italiens qu'un des deux Pindemonte. Je n'ai connu ni Cesarotti, ni Monti, j'aurais été heureux de rencontrer Pellico et Manzoni, rayons d'adieux de la gloire italienne. Les monts Euganéens, que je traversais, se doraient de l'or du couchant avec une agréable variété de formes et une grande pureté de lignes : un de ces monts ressemblait à la principale pyramide de Saccarah, lorsqu'elle s'imprime au soleil tombant sur l'horizon de la Libye.

Je continuai mon voyage la nuit par Rovigo ; une nappe de brouillard couvrait la terre. Je ne vis le Pô qu'au passage de Lagoscuro. La voiture s'arrêta ; le postillon appela le bac avec sa trompe. Le silence était complet ; seulement, de l'autre côté du fleuve, le hurlement d'un chien et les cascades lointaines d'un triple écho répondaient à son cor ; avant-scène de l'empire élyséen du Tasse dans lequel nous allions entrer.

Un froissement sur l'eau, à travers le brouillard et l'ombre, annonça le bac ; il glissait le long de la cordelle soutenue sur des bateaux à l'ancre. Entre les quatre et cinq heures du matin, j'arrivai le 16 à Ferrare ; je descendis à l' hôtel des Trois Couronnes ; Madame y était attendue.

Mercredi 17.

Son Altesse Royale n'étant point arrivée, je visitai l'église de Saint-Paul : je n'y ai vu que des tombes ; du reste, pas une âme, hormis celles de quelques morts et la mienne qui ne vit guère. Au fond du choeur pendait un tableau du Guerchin.

La cathédrale est trompeuse : vous apercevez un front et des flancs où s'incrustent des bas-reliefs à sujets sacrés et profanes. Sur cet extérieur règnent encore d'autres ornements placés d'ordinaire à l'intérieur des édifices gothiques, comme rudentures, modillons arabes, soffites à nimbe, galeries à colonnettes, à ogives, à trèfles, ménagées dans l'épaisseur des murs. Vous entrez, et vous restez ébahi à la vue d'une église neuve à voûtes sphériques, à piliers massifs. Quelque chose de ces disparates existe en France au physique et au moral : dans nos vieux châteaux on pratique des cabinets modernes, force nids à rats, alcôves et garde-robes. Pénétrez dans l'âme d'un bon nombre de ces hommes armoriés de noms historiques, qu'y trouvez-vous ? des inclinations d'antichambre.

Je fus tout penaud à l'aspect de cette cathédrale : elle semblait avoir été retournée une robe mise à l'envers ; bourgeoise du temps de Louis XV, masquée en châtelaine du XIIe siècle.

Ferrare, jadis tant agitée de ses femmes, de ses plaisirs et de ses poètes, est presque déshabitée : là où les rues sont larges, elles sont désertes, et les moutons y pourraient paître. Les maisons délabrées ne se ravivent pas, ainsi qu'à Venise, par l'architecture, les vaisseaux, la mer et la gaieté native du lieu. A la porte de la Romagne si malheureuse, Ferrare, sous le joug d'une garnison d'Autrichiens, a du visage d'un persécuté : elle semble porter le deuil éternel du Tasse ; prête à tomber, elle se courbe comme une vieille. Pour seul monument du jour sort à moitié de terre un tribunal criminel, avec des prisons non achevées. Qui mettra-t-on dans ces cachots récents ? la jeune Italie. Ces geôles neuves, surmontées de grues et bordées d'échafaudages, comme les palais de la ville de Didon, touchent à l'ancien cachot du chantre de la Jérusalem .

 

3 L40 Chapitre 2

Ferrare, 18 septembre 1833.

Le Tasse.

S'il est une vie qui doive faire désespérer du bonheur pour les hommes de talent, c'est celle du Tasse. Le beau ciel que ses yeux regardaient en s'ouvrant au jour fut un ciel trompeur.

" Mes adversités, dit-il, commencèrent avec ma vie. La cruelle fortune m'arracha des bras de ma mère. Je me souviens de ses baisers mouillés de larmes, de ses prières que les vents ont emportées. Je ne devais plus presser mon visage contre son visage. D'un pas mal assuré comme Ascagne ou la jeune Camille, je suivis mon père errant et proscrit. C'est dans la pauvreté et l'exil que j'ai grandi. "

Torquato Tasso perdit à Ostille Bernardo Tasso. Torquato a tué Bernardo comme poète ; il l'a fait vivre comme père.

Sorti de l'obscurité par la publication du Rinaldo , Tasse fut appelé à Ferrare. Il y débuta au milieu des fêtes du mariage d'Alphonse II avec l'archiduchesse Barbe. Il y rencontra Léonore, soeur d'Alphonse : l'amour et le malheur achevèrent de donner à son génie toute sa beauté. " Je vis ", raconte le poète peignant dans l' Aminte la première cour de Ferrare, " je vis des déesses et des nymphes charmantes, sans voile, sans nuage : je me sentis inspiré d'une nouvelle vertu, d'une divinité nouvelle, et je chantai la guerre et les héros... ! "

Le Tasse lisait les stances de la Gerusalemme , à mesure qu'il les composait, aux deux soeurs d'Alphonse, Lucrèce et Léonore. On l'envoya auprès du cardinal Hippolyte d'Este, fixé à la cour de France : il mit en gage ses vêtements et ses meubles pour faire ce voyage, tandis que le cardinal qu'il honorait de sa présence faisait à Charles IX le fastueux cadeau de cent chevaux barbes avec leurs écuyers arabes superbement vêtus. Laissé d'abord dans les écuries, le Tasse fut ensuite présenté au roi poète, ami de Ronsard. Dans une lettre qui nous est restée, il juge les Français avec dureté. Il composa quelques vers de sa Gerusalemme dans une abbaye d'hommes en France dont le cardinal Hippolyte était pourvu, c'était Châlis, près d'Ermenonville, où devait rêver et mourir J.-J. Rousseau : Dante aussi avait passé obscurément dans Paris.

Le Tasse retourna en Italie en 1571 et ne fut point témoin de la Saint-Barthélemy. Il se rendit directement à Rome et de là revint à Ferrare. L' Aminte fut jouée avec un grand succès. Tout en devenant le rival d'Arioste, l'auteur de Renaud admirait à un tel point l'auteur de Roland , qu'il refusait les hommages du neveu de ce poète :

" Ce laurier que vous m'offrez, lui écrivait-il, le jugement des savants, celui des gens du monde, et le mien même, l'ont déposé sur la tête de l'homme à qui le sang vous lie. Prosterné devant son image, je lui donne les titres les plus honorables que puissent me dicter l'affection et le respect. Je le proclamerai hautement mon père, mon seigneur et mon maître. "

Cette modestie, si inconnue de notre temps, ne désarma point la jalousie. Torquato avait vu les fêtes données par Venise à Henri III revenant de Pologne, lorsqu'on imprima furtivement un manuscrit de la Jérusalem : les minutieuses critiques des amis dont le Tasse consultait le goût le vinrent alarmer. Peut-être s'y montra-t-il trop sensible ; mais peut-être avait-il bâti sur l'espérance de sa gloire le succès de ses amours. Il se crut environné de pièges et de trahisons, il fut obligé de défendre sa vie. Le séjour de Belriguardo, où Goethe évoque son ombre, ne le put calmer : " De même que le rossignol (dit le grand poète allemand faisant parler le grand poète italien), il exhalait de son sein malade d'amour l'harmonie de ses plaintes : ses chants délicieux, sa mélancolie sacrée, captivaient l'oreille et le coeur. (...)

" Qui a plus de droits à traverser mystérieusement les siècles que le secret d'un noble amour, confié au secret d'un chant sublime ? (...)

" Qu'il est charmant (dit toujours Goethe interprète des sentiments de Léonore), qu'il est charmant de se contempler dans le beau génie de cet homme, de l'avoir à ses côtés dans l'éclat de cette vie, d'avancer avec lui d'un pas facile vers l'avenir ! Dès lors le temps ne pourra rien sur toi, Léonore ; vivante dans les chants du poète, tu seras encore jeune, encore heureuse, quand les années t'auront emportée dans leur cours. "

Le chantre d'Herminie conjure Léonore (toujours dans les vers du poète de la Germanie) de le reléguer dans une de ses villa les plus solitaires : " Souffrez, lui dit-il, que je sois votre esclave. Comme je soignerai vos arbres ! avec quelle précaution, en automne, je couvrirai votre citronnier de plantes légères ! Sous le verre des couches j'élèverai de belles fleurs. "

Le récit des amours du Tasse était perdu, Goethe l'a retrouvé.

Les chagrins des Muses et les scrupules de la religion commencèrent à altérer la raison du Tasse. On lui fit subir une détention passagère. Il s'échappa presque nu : égaré dans les montagnes, il emprunta les haillons d'un berger, et, déguisé en pâtre, il arriva chez sa soeur Cornélie. Les caresses de cette soeur et l'attrait du pays natal apaisèrent un moment ses souffrances : " Je voulais, disait-il, me retirer à Sorrente comme dans un port paisible, quasi in porto di quiete . " Mais il ne put rester où il était né ! un charme l'attirait à Ferrare : l'amour est la patrie.

Reçu froidement du duc Alphonse, il se retira de nouveau ; il erra dans les petites cours de Mantoue, d'Urbino, de Turin, chantant pour payer l'hospitalité. Il disait au Metauro, ruisseau natal de Raphaël : " Faible, mais glorieux enfant de l'Apennin, voyageur vagabond, je viens chercher sur tes bords la sûreté et mon repos. " Armide avait passé au berceau de Raphaël ; elle devait présider aux enchantements de la Farnésine.

Surpris par un orage aux environs de Verceil, le Tasse célébra la nuit qu'il avait passée chez un gentilhomme, dans le beau dialogue du Père de famille . A Turin, on lui refusa l'entrée des portes, tant il était dans un état misérable. Instruit qu'Alphonse allait contracter un nouveau mariage, il reprend le chemin de Ferrare. Un esprit divin s'attachait aux pas de ce dieu caché sous l'habit des pasteurs d'Admète ; il croyait voir cet esprit et l'entendre : un jour, étant assis près du feu et apercevant la lumière du soleil sur une fenêtre : " Ecco l'amico spirito che cortesemente è venuto a favellarmi . Voilà l'esprit ami qui est venu courtoisement me parler. " Et Torquato causait avec un rayon de soleil. Il rentra dans la ville fatale comme l'oiseau fasciné se jette dans la gueule du serpent ; méconnu et repoussé des courtisans, outragé par les domestiques, il se répandit en plaintes, et Alphonse le fit enfermer dans une maison de fous à l'hôpital Sainte-Anne.

Alors le poète écrivait à un de ses amis : " Sous le poids de mes infortunes, j'ai renoncé à toute pensée de gloire ; je m'estimerais heureux si je pouvais seulement éteindre la soif qui me dévore... L'idée d'une captivité sans terme et l'indignation des mauvais traitements que je subis augmentent mon désespoir. La saleté de ma barbe, celle de mes cheveux et de mes vêtements me rendent un objet de dégoût pour moi-même. "

Le prisonnier implorait toute la terre et jusqu'à son impitoyable persécuteur, il tirait de sa lyre des accents qui auraient dû faire tomber les murs dont on entourait ses misères.

Piango il morir ; non piango il morir solo,

Ma il modo. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mi saria di conforto aver la tomba,

Ch'altra mole innalzar credea co'carmi.

" Je pleure le mourir ; je ne pleure pas seulement le mourir, mais la manière dont je meurs... Ce sera un secours d'avoir la tombe à celui qui croyait élever d'autres monuments par ses vers. "

Lord Byron a composé un poème des Lamentations du Tasse ; mais il ne se peut quitter, et se substitue partout aux personnages qu'il met en scène ; comme son génie manque de tendresse, ses lamentations ne sont que des imprécations .

Le Tasse adressa au Conseil des Anciens de Bergame cette supplique :

" Torquato Tasso, Bergamasque non seulement d'origine, mais d'affection, ayant d'abord perdu l'héritage de son père, la dot de sa mère... et (après le servage de beaucoup d'années et les fatigues d'un temps bien long) n'ayant encore jamais perdu au milieu de tant de misères la foi qu'il a dans cette cité (Bergame), ose lui demander assistance. Qu'elle conjure le duc de Ferrare, jadis mon protecteur et mon bienfaiteur, de me rendre à ma patrie, à mes parents et à moi-même. L'infortuné Tasso supplie donc vos seigneuries (les magistrats de Bergame) d'envoyer monseigneur Licino ou quelque autre pour traiter de ma délivrance. La mémoire de leur bienfait ne finira qu'avec ma vie. Di VV. SS. affezionatissimo servidore, Torquato Tasso, prigione e infermo nel ospedal di Sant'Anna in Ferrara . "

On refusait au Tasse de l'encre, des plumes, du papier. Il avait chanté le magnanime Alphonse , et le magnanime Alphonse plongeait au fond d'une loge d'aliéné celui qui répandit sur sa tête ingrate un éclat impérissable. Dans un sonnet plein de grâce, le prisonnier supplie une chatte de lui prêter la luisance de ses yeux pour remplacer la lumière dont on l'a privé : inoffensive raillerie qui prouve la mansuétude du poète et l'excès de sa détresse. " Comme sur l'océan qu'infeste et obscurcit la tempête (...) le pilote fatigué lève la tête, durant la nuit, vers les étoiles dont le pôle resplendit, ainsi fais-je, ô belle chatte, dans ma mauvaise fortune. Tes yeux me semblent deux étoiles qui brillent devant moi... O chatte, lampe de mes veilles, ô chatte bien-aimée ! si Dieu vous garde de la bastonnade, si le ciel vous nourrit de chair et de lait, donnez-moi de la lumière pour écrire ces vers :

Fatemi luce a scriver queste carmi. "

La nuit, le Tasse se figurait entendre des bruits étranges, des tintements de cloches funèbres ; des spectres le tourmentaient. " Je n'en puis plus, s'écriait-il, je succombe ! " Attaqué d'une grave maladie, il crut voir la Vierge le sauvant par miracle.

Egro io languiva, e d'alto sonno avvinto

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Giacea con guancia di pallor dipinta,

Quando di luce incoronata...

Maria, pronta scendesti al mio dolore.

" Malade, je languissais vaincu du sommeil ; (...) je gisais, la pâleur répandue sur mes joues, quand, de lumière couronnée, (...) Marie, tu descendis rapidement à ma douleur. "

Montaigne visita le Tasse réduit à cet excès d'adversité, et ne lui témoigna aucune compassion. A la même époque, Camoëns terminait sa vie dans un hospice à Lisbonne ; qui le consolait mourant sur un grabat ? les vers du prisonnier de Ferrare. L'auteur captif de la Jérusalem , admirant l'auteur mendiant des Lusiades , disait à Vasco de Gama : " Réjouis-toi d'être chanté par le poète qui tant déploya son vol glorieux, que tes vaisseaux rapides n'allèrent pas aussi loin. "

Tant'oltre stende il glorioso volo

Che i tuoi spalmati legni andar men lungo.

Ainsi retentissait la voix de l'Eridan au bord du Tage ; ainsi, à travers les mers, se félicitaient d'un hôpital à l'autre, à la honte de l'espèce humaine, deux illustres patients de même génie et de même destinée.

Que de rois, de grands et de sots, aujourd'hui noyés dans l'oubli, se croyant, vers la fin du seizième siècle, des personnages dignes de mémoire, ignoraient jusqu'aux noms du Tasse et de Camoëns ! En 1754, on lut pour la première fois " le nom de Washington dans le récit d'un obscur combat donné dans les forêts entre une troupe de Français, d'Anglais et de sauvages : quel est le commis à Versailles, ou le pourvoyeur du Parc-aux-Cerfs , quel est surtout l'homme de cour ou d'académie qui aurait voulu changer son nom à cette époque contre le nom de ce planteur américain [Mes Etudes historiques . (N.d.A.)] ?

Ferrare, 18 septembre 1833.

L'envie s'était empressée de répandre son poison sur des plaies ouvertes. L'Académie de la Crusca avait déclaré : " que la Jérusalem délivrée était une lourde et froide compilation, d'un style obscur et inégal, pleine de vers ridicules, de mots barbares ne rachetant par aucune beauté ses innombrables défauts ". Le fanatisme pour Arioste avait dicté cet arrêt. Mais le cri de l'admiration populaire étouffa les blasphèmes académiques : il ne fut plus possible au duc Alphonse de prolonger la captivité d'un homme qui n'était coupable que de l'avoir chanté. Le pape réclama la délivrance de l'honneur de l'Italie.

Sorti de prison, le Tasse n'en fut pas plus heureux. Léonore était morte. Il se traîna de ville en ville avec ses chagrins. A Lorette, près de mourir de faim, il fut au moment, dit un de ses biographes, " de tendre la main qui avait bâti le palais d'Armide. " A Naples, il éprouva quelques doux sentiments de patrie. " Voilà, disait-il, les lieux d'où je suis parti enfant... Après tant d'années, je reviens blanchi, malade à ma rive native. "

. . . . . . . . . . . . . . . E donde

Partii fanciullo, or dopo tanti lustri

Torno . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Canuto ed egro alle native sponde.

Il préféra à des demeures somptueuses une cellule au couvent de Montoliveto. Dans un voyage qu'il fit à Rome, la fièvre l'ayant saisi, un hôpital fut encore son refuge.

De Rome et de Florence revenu à Naples, s'en prenant de ses maux à son poème immortel, il le refit et le gâta. Il commença ses chants delle sette giornate del mondo creato , sujet traité par Du Bartas. Le Tasse fait sortir Eve du sein d'Adam, tandis que Dieu " arrosait d'un sommeil paisible les membres de notre premier père assoupi. "

Ed irrigo di placida quiete

Tutte le membra al sonnacchioso...

Le poète amollit l'image biblique, et, dans les douces créations de sa lyre, la femme n'est plus que le premier songe de l'homme. Le chagrin de laisser inachevé un pieux travail qu'il regardait comme un hymne expiatoire détermina le Tasse mourant à condamner à la destruction ses chants profanes.

Moins respecté de la société que des voleurs, le Docte reçut de Marc Sciarra, fameux chef de condottieri, l'offre d'une escorte pour le conduire à Rome. Présenté au Vatican, le pape lui adressa ces mots : " Torquato, vous honorerez cette couronne qui honora ceux qui la portèrent avant vous. " Eloge que la postérité a confirmé. Le Tasse répondait aux éloges en répétant ce vers de Sénèque :

Magnifica verba mors prope admota excutit.

" La mort va rabattre bientôt de ces paroles magnifiques. "

Attaqué d'un mal qu'il pressentait devoir guérir tous les autres, il se retira au couvent de Saint-Onufre, le 1er d'avril 1595. Il monta à son dernier asile pendant une tempête de vent et de pluie. Les moines le reçurent à la porte où s'effacent aujourd'hui les fresques du Dominiquin. Il salua les pères : " Je viens mourir au milieu de vous. " Cloîtres hospitaliers, déserts de religion et de poésie, vous avez prêté votre solitude à Dante proscrit et au Tasse mourant !

Tous les secours furent inutiles. A la septième matinée de la fièvre, le médecin du pape déclara au malade qu'il conservait peu d'espérance. Le Tasse l'embrassa et le remercia de lui avoir annoncé une aussi bonne nouvelle. Ensuite il regarda le ciel et, avec une abondante effusion du coeur, il rendit grâces au Dieu des miséricordes.

Sa faiblesse augmentant, il voulut recevoir l'eucharistie à l'église du monastère : il s'y traîna appuyé sur les religieux et revint porté dans leurs bras. Lorsqu'il fut étendu de nouveau sur sa couche, le prieur l'interrogea à propos de ses dernières volontés.

" Je me suis peu soucié des biens de la fortune durant la vie ; j'y tiens encore moins à la mort. Je n'ai point de testament à faire.

" - Où marquez-vous votre sépulture ?

" - Dans votre église, si vous daignez tant honorer ma dépouille.

" - Voulez-vous dicter vous-même votre épitaphe ? " Or se tournant vers son confesseur : " Mon père, écrivez : Je rends mon âme à Dieu qui me l'a donnée, et mon corps à la terre dont il fut tiré. Je lègue à ce monastère l'image sacrée de mon Rédempteur. "

Il prit dans ses mains un crucifix qu'il avait reçu du pape et le pressa sur ses lèvres.

Sept jours s'écoulèrent encore. Le chrétien éprouvé ayant sollicité la faveur des saintes huiles, survint le cardinal Cintio, apportant la bénédiction du Souverain Pontife. Le moribond en montra une grande joie. " Voici, dit-il, la couronne que j'étais venu chercher à Rome : j'espère triompher demain avec elle. "

Virgile fit prier Auguste de jeter au feu l' Enéide ; le Tasse supplia Cintio de brûler la Jérusalem . Ensuite, il désira rester seul à seul avec son crucifix.

Le cardinal n'avait pas gagné la porte, que ses larmes, violemment retenues, débordèrent : la cloche sonna l'agonie, et les religieux, psalmodiant les prières des morts, pleurèrent et se lamentèrent dans les cloîtres. A ce bruit, Torquato dit aux charitables solitaires (il lui semblait les voir errer autour de lui comme des ombres) : " Mes amis, vous me croyez laisser ; je vous précède seulement. "

Dès lors il n'eut d'entretien qu'avec son confesseur et quelques pères de grande doctrine. Près de rendre le dernier soupir, on recueillit de sa bouche cette stance, fruit de l'expérience de sa vie : " Si la mort n'était pas, il n'y aurait au monde rien de plus misérable que l'homme. " Le 25 avril 1595, vers le milieu du jour, le poète s'écria : In manus tuas, Domine .......

Le reste du verset fut à peine entendu, comme prononcé par un voyageur qui s'éloigne.

L'auteur de la Henriade s'éteint à l'hôtel de Villette, sur un quai de la Seine, et repousse les secours de l'Eglise ; le chantre de la Jérusalem expire chrétien à Saint-Onufre : comparez, et voyez ce que la foi ajoute de beauté à la mort.

Tout ce qu'on rapporte du triomphe posthume du Tasse me paraît suspect. Sa mauvaise fortune eut encore plus d'obstination qu'on ne l'a supposé. Il ne mourut point à l'heure désignée de son triomphe, il survécut vingt-cinq jours à ce triomphe projeté. Il ne mentit point à sa destinée ; il ne fut jamais couronné, pas même après sa mort ; on ne présenta point ses restes au Capitole en habit de sénateur au milieu du concours et des larmes du peuple ; il fut enterré, ainsi qu'il l'avait ordonné, dans l'église de Saint-Onufre. La pierre dont on le recouvrit (toujours d'après son désir) ne présentait ni date ni nom dix ans après, Manso, marquis della Villa, dernier ami du Tasse et hôte de Milton, composa l'admirable épitaphe : " Hic jacet Torquatus Tassus . " Manso parvint difficilement à la faire inciser : car les moines, religieux observateurs des volontés testamentaires, s'opposaient à toute inscription ; et pourtant, sans l' hic jacet , ou les mots Torquati Tassi ossa , les cendres du Tasse eussent été perdues à l'ermitage du Janicule, comme l'ont été celles du Poussin à San Lorenzo in Lucina .

Le cardinal Cintio forma le dessein d'ériger un mausolée au chantre du saint sépulcre ; dessein avorté. Le cardinal Bevilacqua rédigea une pompeuse épitaphe destinée à la table d'un autre mausolée futur, et la chose en resta là. Deux siècles plus tard, le frère de Napoléon s'occupa d'un monument à Sorrento : Joseph troqua bientôt le berceau du Tasse pour la tombe du Cid.

Enfin, de nos jours, une grande décoration funèbre est commencée en mémoire de l'Homère italien, jadis pauvre et errant comme l'Homère grec : l'ouvrage s'achèvera-t-il ? Pour moi, je préfère au tumulus de marbre la petite pierre de la chapelle dont j'ai parlé ainsi dans l' Itinéraire : " Je cherchai ( à Venise , 1806), dans une église déserte, le tombeau de ce dernier peintre ( le Titien ) et j'eus quelque peine à le trouver : la même chose m'était arrivée à Rome ( en 1803) pour le tombeau du Tasse. Après tout, les cendres d'un poète religieux et infortuné ne sont pas trop mal placées dans un ermitage. Le chantre de la Jérusalem semble s'être réfugié dans cette sépulture ignorée, comme pour échapper aux persécutions des hommes ; il remplit le monde de sa renommée et repose lui-même inconnu sous l'oranger [J'ai eu raison de dire l'oranger, c'est un oranger qui est dans les préaux intérieurs de Saint-Onufre. (Note de Paris, 1840. N.d.A.)] de Saint-Onufre. "

La commission italienne chargée des travaux nécrolithes me pria de quêter en France et de distribuer les indulgences des muses à chaque fidèle donateur de quelques deniers au monument du poète. Juillet 1830 est arrivé, ma fortune et mon crédit ont pris de la destinée des cendres du Tasse. Ces cendres semblent posséder une vertu qui rejette toute opulence, repousse tout éclat, se dérobe à tous honneurs ; il faut de grands tombeaux aux petits hommes et de petits tombeaux aux grands.

Le Dieu qui rit de tous mes songes, me précipitant du Janicule avec les vieux pères conscrits, m'a ramené d'une autre manière auprès du Tasse. Ici je puis juger encore mieux du poète dont les trois filles sont nées à Ferrare : Armide, Herminie et Clorinde.

Qu'est-ce aujourd'hui que la maison d'Este ? qui pense aux Obizzo, aux Nicolas, aux Hercule ? Quel nom reste dans ces palais ? le nom de Léonore. Que cherche-t-on à Ferrare ? la demeure d'Alphonse ? non, la prison du Tasse. Où va-t-on professionnellement de siècle en siècle ? au sépulcre du persécuteur ? non, au cachot du persécuté.

Le Tasse remporte dans ces lieux une victoire plus mémorable : il fait oublier l'Arioste ; l'étranger quitte les os du chantre de Roland au Musée, et court chercher la loge du chantre de Renaud à Sainte-Anne. Le sérieux convient à la tombe : on abandonne l'homme qui a ri pour l'homme qui a pleuré. Pendant la vie le bonheur peut avoir son mérite ; après la mort il perd son prix : aux yeux de l'avenir il n'y a de beau que les existences malheureuses. A ces martyrs de l'intelligence, impitoyablement immolés sur la terre, les adversités sont comptées en accroissement de gloire ; ils dorment au sépulcre avec leurs immortelles souffrances, comme des rois avec leur couronne. Nous autres vulgaires infortunés, nous sommes trop peu de chose pour que nos peines deviennent dans la postérité la parure de notre vie. Dépouillé de tout en achevant ma course, ma tombe ne me sera pas un temple, mais un lieu de rafraîchissement ; je n'aurai point le sort du Tasse ; je tromperai les tendres et harmonieuses prédictions de l'amitié :

Le Tasse errant de ville en ville,

Un jour accablé de ses maux,

S'assit près du laurier fertile

Qui sur la tombe de Virgile

Etend toujours ses verts rameaux, etc.

Je me hâtai de porter mes hommages à ce fils des Muses, si bien consolé par ses frères : riche ambassadeur j'avais souscrit pour son mausolée à Rome, indigent pèlerin à la suite de l'exil, j'allai m'agenouiller à sa prison de Ferrare. Je sais qu'on élève des doutes assez fondés sur l'identité des lieux ; mais, comme tous les vrais croyants, je nargue l'histoire ; cette crypte, quoi qu'on en dise, est l'endroit même que le pazzo per amore habita sept années entières ; on passait nécessairement par ces cloîtres ; on arrivait à cette geôle où le jour se glissait à travers les barreaux de fer d'un soupirail, où la voûte rampante qui glace votre tête dégoutte l'eau salpêtrée sur un sol humide qui paralyse vos pieds.

Aux murs, en dehors de la prison, et tout autour du guichet, on lit les noms des adorateurs du dieu : la statue de Memnon, frémissante d'harmonie sous le toucher de l'aurore, était couverte des déclarations des divers témoins du prodige. Je n'ai point charbonné mon ex-voto ; je me suis caché dans la foule, dont les prières secrètes doivent être, en raison de leur humilité même, plus agréables au Ciel.

Les bâtiments dans lesquels s'enclôt aujourd'hui la prison du Tasse dépendent d'un hôpital ouvert à toutes les infirmités ; on les a mises sous la protection des saints : Sancto Torquato sacrum . A quelque distance de la loge bénie est une cour délabrée ; au milieu de cette cour, le concierge cultive un parterre environné d'une haie de mauves ; la palissade, d'un vert tendre, était chargée de larges et belles fleurs. J'ai cueilli une de ces roses de la couleur du deuil des rois, et qui me semblait croître au pied d'un Calvaire. Le génie est un Christ ; méconnu persécuté, battu de verges, couronné d'épines, mis en croix pour et par les hommes, il meurt en leur laissant la lumière et ressuscite adoré.

 

3 L40 Chapitre 3

Ferrare, 18 septembre 1833.

Arrivée de madame la duchesse de Berry.

Sorti le 18 au matin, en revenant aux Trois Couronnes , j'ai trouvé la rue encombrée de peuple ; les voisins béaient aux fenêtres. Une garde de cent hommes des troupes autrichiennes et papalines occupait l'auberge. Le corps des officiers de la garnison, les magistrats de la ville, les généraux, le prolégat, attendaient Madame, dont un courrier aux armes de France avait annoncé l'arrivée. L'escalier et les salons étaient ornés de fleurs. Oncques ne fut plus belle réception pour une exilée.

A l'apparition des voitures, le tambour battit aux champs, la musique des régiments éclata, les soldats présentèrent les armes. Madame, parmi la presse, eut peine à descendre de sa calèche arrêtée à la porte de l'hôtellerie ; j'étais accouru ; elle me reconnut au milieu de la cohue. A travers les autorités constituées et les mendiants qui se jetaient sur elle, elle me tendit la main en me disant : " Mon fils est votre roi : aidez-moi donc à passer. " Je ne la trouvai pas trop changée, bien qu'amaigrie ; elle avait quelque chose d'une petite fille éveillée.

Je marchais devant elle ; elle donnait le bras à M. de Lucchesi ; madame de Podenas la suivait. Nous montâmes les escaliers et entrâmes dans les appartements entre deux rangs de grenadiers, au fracas des armes, au bruit des fanfares, aux vivat des spectateurs. On me prenait pour le majordome, on s'adressait à moi pour être présenté à la mère de Henri V. Mon nom se liait à ces noms dans l'esprit de la foule.

Il faut savoir que Madame, depuis Palerme jusqu'à Ferrare, a été reçue avec les mêmes respects, malgré les notes des envoyés de Louis-Philippe. M. de Broglie ayant eu la bravoure de demander au pape le renvoi de la proscrite, le cardinal Bernetti répondit : " Rome a toujours été l'asile des grandeurs tombées. Si dans ses derniers temps la famille de Bonaparte trouva un refuge auprès du Père des fidèles, à plus forte raison la même hospitalité doit-elle être exercée envers la famille des rois très chrétiens. "

Je crois peu à cette dépêche, mais j'étais vivement frappé d'un contraste : en France, le gouvernement prodigue des insultes à une femme dont il a peur ; en Italie, on ne se souvient que du nom, du courage et des malheurs de madame la duchesse de Berry.

Je fus obligé d'accepter mon rôle improvisé de premier gentilhomme de la chambre. La princesse était extrêmement drôle : elle portait une robe de toile grisâtre serrée à la taille ; sur sa tête, une espèce de petit bonnet de veuve, ou de béguin d'enfant ou de pensionnaire en pénitence. Elle allait çà et là, comme un hanneton ; elle courait à l'étourdie, d'un air assuré, au milieu des curieux de même qu'elle se dépêchait dans les bois de la Vendée. Elle ne regardait et ne reconnaissait personne ; j'étais obligé de l'arrêter irrespectueusement par sa robe ou de lui barrer le chemin en lui disant : " Madame, voilà le commandant autrichien, l'officier en blanc ; Madame, voilà le commandant des troupes pontificales, l'officier en bleu. Madame, voilà le prolégat, le grand jeune abbé en noir. " Elle s'arrêtait, disait quelques mots en italien ou en français, pas trop justes, mais rondement, franchement, gentiment, et qui, dans leur déplaisance, ne déplaisaient pas : c'était une espèce d'allure ne ressemblant à rien de connu. J'en sentais presque de l'embarras et pourtant je n'éprouvais aucune inquiétude sur l'effet produit par la petite échappée des flammes et de la geôle.

Une confusion comique survenait. Je dois dire une chose avec toute la réserve de la modestie : le vain bruit de ma vie augmente à mesure que le silence réel de cette vie s'accroît. Je ne puis descendre aujourd'hui dans une auberge, en France ou à l'étranger, que je n'y sois immédiatement assiégé. Pour la vieille Italie, je suis le défenseur de la religion ; pour la jeune, le défenseur de la liberté ; pour les autorités, j'ai l'honneur d'être la Sua Eccellenza GIA ambasciadore di Francia à Vérone et à Rome. Des dames, toutes sans doute d'une rare beauté, ont prêté la langue d'Angélique et d'Aquilan le Noir à la Floridienne Atala et au More Aben-Hamet. Je vois donc arriver les écoliers, de vieux abbés à larges calottes, des femmes dont je remercie les traductions et les grâces ; puis des mendicanti , trop bien élevés pour croire qu'un ci-devant ambassadeur est aussi gueux que leurs seigneuries.

Or, mes admirateurs étaient accourus à l'hôtel des Trois Couronnes, avec la foule attirée par madame la duchesse de Berry : ils me rencognaient dans l'angle d'une fenêtre et me commençaient une harangue qu'ils allaient achever à Marie-Caroline. Dans le trouble des esprits, les deux troupes se trompaient quelquefois de patron et de patronne : j'étais salué de Votre Altesse Royale et Madame me raconta qu'on l'avait complimentée sur le Génie du Christianisme : nous échangions nos renommées. La princesse était charmée d'avoir fait un ouvrage en quatre volumes, et moi j'étais fier d'avoir été pris pour la fille des rois.

Tout à coup la princesse disparut : elle s'en alla à pied, avec le comte Lucchesi, voir la loge du Tasse ; elle se connaissait en prisons. La mère de l'orphelin banni, de l'enfant héritier de saint Louis, Marie-Caroline sortie de la forteresse de Blaye, ne cherchant dans la ville de Renée de France que le cachot d'un poète, est une chose unique dans l'histoire de la fortune et de la gloire humaine. Les vénérables de Prague auraient cent fois passé à Ferrare sans qu'une idée pareille leur fût venue dans la tête ; mais madame de Berry est Napolitaine, elle est compatriote du Tasse qui disait : Ho desiderio di Napoli, come l'anime ben disposte, del paradiso : " J'ai désir de Naples, comme les âmes bien disposées ont désir du paradis. "

J'étais dans l'opposition et en disgrâce ; les ordonnances se mitonnaient clandestinement au château et reposaient encore en joie et en secret au fond des coeurs : un jour la duchesse de Berry aperçut une gravure représentant le chantre de la Jérusalem aux barreaux de sa loge : " J'espère, dit-elle, que nous verrons bientôt comme cela Chateaubriand. " Paroles de prospérité, dont il ne faut pas plus tenir compte que d'un propos échappé dans l'ivresse. Je devais rejoindre Madame au cachot même du Tasse, après avoir subi pour elle les prisons de la police. Quelle élévation de sentiments dans la noble princesse, quelle marque d'estime elle m'a donnée en s'adressant à moi à l'heure de son infortune après le souhait qu'elle avait formé ! Si son premier voeu élevait trop haut mes talents, sa confiance s'est moins trompée sur mon caractère.

 

3 L40 Chapitre 4

Ferrare, 18 septembre 1833.

Mademoiselle Lebeschu. - Le comte Lucchesi Palli. - Discussion. Dîner. - Bugeaud le geôlier. - Madame de Saint-Priest, M. de Saint-Priest. - Madame de Podenas. - Notre troupe. - Mon refus d'aller à Prague. - Je cède sur un mot.

M. de Saint-Priest, madame de Saint-Priest et M. A. Sala arrivèrent. Celui-ci avait été officier dans la garde royale, et il a été substitué dans mes affaires de librairie à M. Delloye, major dans la même garde. Deux heures après l'arrivée de Madame, j'avais vu mademoiselle Lebeschu, ma compatriote ; elle s'était empressée de me dire les espérances qu'on voulait bien fonder sur moi. Mademoiselle Lebeschu figure dans le procès du Carlo Alberto .

Revenue de sa poétique visitation, la duchesse de Berry m'a fait appeler : elle m'attendait avec M. le comte Lucchesi et madame de Podenas.

Le comte Lucchesi Palli est grand et brun : Madame le dit Tancrède par les femmes. Ses manières, avec la princesse sa femme, sont un chef-d'oeuvre de convenance ni humbles, ni arrogantes, mélange respectueux de l'autorité du mari et de la soumission du sujet.

Madame m'a sur-le-champ parlé d'affaires ; elle m'a remercié de m'être rendu à son invitation ; elle m'a dit qu'elle allait à Prague, non seulement pour se réunir à sa famille, mais pour obtenir l'acte de majorité de son fils : puis elle m'a déclaré qu'elle m'emmenait avec elle.

Cette déclaration, à laquelle je ne m'étais pas attendu, me consterna : retourner à Prague ! Je présentai les objections qui se présentèrent à mon esprit.

Si j'allais à Prague avec Madame et si elle obtenait ce qu'elle désire, l'honneur de la victoire n'appartiendrait pas tout entier à la mère de Henri V, et ce serait un mal ; si Charles X s'obstinait à refuser l'acte de majorité, moi présent (comme j'étais persuadé qu'il le ferait), je perdrais mon crédit. Il me semblait donc meilleur de me garder comme une réserve, dans le cas où Madame manquerait sa négociation.

Son Altesse Royale combattit ces raisons : elle soutint qu'elle n'aurait aucune force à Prague si je ne l'accompagnais ; que je faisais peur à ses grands parents, qu'elle consentait à me laisser l'éclat de la victoire et l'honneur d'attacher mon nom à l'avènement de son fils.

M. et madame de Saint-Priest entrèrent au milieu de ce débat et insistèrent dans le sens de la princesse. Je persistai dans mon refus. On annonça le dîner.

Madame fut très gaie. Elle me raconta ses contestes, à Blaye, avec le général Bugeaud, de la façon la plus amusante. Bugeaud l'attaquait sur la politique et se fâchait ; Madame se fâchait plus que lui : ils criaient comme deux aigles et elle le chassait de la chambre. Son Altesse Royale s'abstint de certains détails dont elle m'aurait peut-être fait part si j'étais resté avec elle. Elle ne lâcha pas Bugeaud ; elle l'accommodait de toutes pièces : " Vous savez, me dit-elle, que je vous ai demandé quatre fois ? Bugeaud fit passer mes demandes à d'Argout. D'Argout répondit à Bugeaud qu'il était une bête, qu'il aurait dû refuser tout d'abord votre admission sur l'étiquette du sac : il est de bon goût , ce M. d'Argout. " Madame appuyait sur ces deux mots pour rimer, avec son accent italien.

Cependant le bruit de mon refus s'étant répandu inquiéta nos fidèles. Mademoiselle Lebeschu vint après le dîner me chapitrer dans ma chambre ; M. de Saint-Priest, homme d'esprit et de raison, me dépêcha d'abord M. Sala, puis il le remplaça et me pressa à son tour. " On avait fait partir M. de La Ferronnays à Hradschin, afin de lever les premières difficultés. M. de Montbel était arrivé, il était chargé d'aller à Rome lever le contrat de mariage rédigé en bonne et due forme, et qui était déposé entre les mains du cardinal Zurla. "

" En supposant, a continué M. de Saint-Priest, que Charles X se refuse à l'acte de majorité, ne serait-il pas bon que Madame obtint une déclaration de son fils ? Quelle devrait être cette déclaration ? - Une note fort courte, ai-je répondu, dans laquelle Henri protesterait contre l'usurpation de Philippe. "

M. de Saint-Priest a porté mes paroles à Madame. Ma résistance continuait d'occuper les entours de la princesse. Madame de Saint-Priest, par la noblesse de ses sentiments, paraissait la plus vive dans ses regrets. Madame de Podenas n'avait point perdu l'habitude de ce sourire serein qui montre ses belles dents : son calme était plus sensible au milieu de notre agitation.

Nous ne ressemblions pas mal à une troupe ambulante de comédiens français jouant à Ferrare, par la permission de messieurs les magistrats de la ville, la Princesse fugitive , ou la Mère persécutée . Le théâtre présentait à droite la prison du Tasse, à gauche la maison de l'Arioste ; au fond le château où se donnèrent les fêtes de Léonore et d'Alphonse. Cette royauté sans royaume, ces émois d'une cour renfermée dans deux calèches errantes, laquelle avait le soir pour palais l'hôtel des Trois Couronnes ; ces conseils d'Etat tenus dans une chambre d'auberge, tout cela complétait la diversité des scènes de ma fortune. Je quittais dans les coulisses mon heaume de chevalier et je reprenais mon chapeau de paille, je voyageais avec la monarchie de droit roulée dans mon portemanteau, tandis que la monarchie de fait étalait ses fanfreluches aux Tuileries. Voltaire appelle toutes les royautés à passer leur carnaval à Venise avec Achmet III : Ivan, empereur de toutes les Russies, Charles-Edouard roi d'Angleterre, les deux rois des Polacres, Théodore roi de Corse, et quatre Altesses Sérénissimes. " Sire, la chaise de Votre Majesté est à Padoue et la barque est prête. - Sire, Votre Majesté partira quand elle voudra. - Ma foi, sire, on ne veut plus faire crédit à Votre Majesté, ni à moi non plus, et nous pourrions bien être coffrés cette nuit. "

Pour moi, je dirai comme Candide : " Messieurs, pourquoi êtes-vous tous rois ? Je vous avoue que ni moi ni Martin ne le sommes. "

Il était onze heures du soir ; j'espérais avoir gagné mon procès et obtenu de Madame mon laissez-passer.

J'étais loin de compte ! Madame ne quitte pas si vite une volonté ; elle ne m'avait point interrogé sur la France, parce que, préoccupée de ma résistance à son dessein, c'était là son affaire du moment. M. de Saint-Priest, entrant dans ma chambre, m'apporta la minute d'une lettre que Son Altesse Royale se proposait d'écrire à Charles X. " Comment, m'écriai-je, Madame persiste dans sa résolution ? Elle veut que je porte cette lettre ? mais il me serait impossible, même matériellement, de traverser l'Allemagne ; mon passeport n'est que pour la Suisse et l'Italie.

" - Vous nous accompagnerez jusqu'à la frontière d'Autriche, repartit M. de Saint-Priest ; Madame vous prendra dans sa voiture ; la frontière franchie, vous rentrerez dans votre calèche et vous arriverez trente-six heures avant nous. "

Je courus chez la princesse, je renouvelai mes instances : la mère de Henri V me dit : " Ne m'abandonnez pas. " Ce mot mit fin à la lutte ; je cédai ; Madame parut pleine de joie. Pauvre femme ! elle avait tant pleuré ! comment aurais-je pu résister au courage, à l'adversité, à la grandeur déchue, réduits à se cacher sous ma protection ! Une autre princesse, madame la Dauphine, m'avait aussi remercié de mes inutiles services : Carlsbad et Ferrare étaient deux exils de divers soleils, et j'y avais recueilli les plus nobles honneurs de ma vie.

Madame partit d'assez grand matin, le 19, pour Padoue, où elle me donna rendez-vous ; elle devait s'arrêter au Catajo, chez le duc de Modène. J'avais cent choses à voir à Ferrare, des palais, des tableaux, des manuscrits, il fallut me contenter de la prison du Tasse. Je me mis en route quelques heures après Son Altesse Royale. J'arrivai de nuit à Padoue. J'envoyai Hyacinthe chercher à Venise mon mince bagage d'écolier allemand, et je me couchai tristement à l'Etoile d'or , qui n'a jamais été la mienne.

 

3 L40 Chapitre 5

Padoue, 20 septembre 1833.

Padoue. - Tombeaux. - Manuscrit de Zanze.

Le vendredi, 20 septembre, je passai une partie de la matinée à écrire à mes amis mon changement de destination. Arrivèrent successivement les personnes de la suite de Madame.

N'ayant plus rien à faire, je sortis avec un cicerone. Nous visitâmes les deux églises de Sainte-Justine et de Saint-Antoine de Padoue. La première, ouvrage de Jérôme de Brescia, est d'une grande majesté : du bas de la nef on n'aperçoit pas une seule des fenêtres percées très haut, de sorte que l'église est éclairée sans qu'on sache par où s'introduit la lumière. Cette église a plusieurs bons tableaux de Paul Véronèse, de Liberi, de Palma, etc.

Saint-Antoine de Padoue ( il Santo ) présente un monument gothique grécisé, style particulier aux anciennes églises de la Vénétie. La chapelle Saint-Antoine est de Jacques Sansovino et de François son fils : on s'en aperçoit de prime abord ; les ornements et la forme sont dans le goût de la loggetta du clocher de Saint-Marc.

Une signora en robe verte, en chapeau de paille recouvert d'un voile, priait devant la chapelle du saint, un domestique en livrée priait également derrière elle : je supposai qu'elle faisait un voeu pour le soulagement de quelque mal moral ou physique ; je ne me trompais pas ; je la retrouvai dans la rue : femme d'une quarantaine d'années, pâle, maigre, marchant raide et d'un air souffrant, j'avais deviné son amour ou sa paralysie. Elle était sortie de l'église avec l'espérance : dans l'espace de temps qu'elle offrait au ciel sa fervente oraison, n'oubliait-elle pas sa douleur, n'était-elle pas réellement guérie ?

Il Santo abonde en mausolées, celui de Bembo est célèbre. Au cloître on rencontre la tombe du jeune d'Orbesan, mort en 1595.

Gallus eram, Patavi morior, spes una parentum !

L'épitaphe française d'Orbesan se termine par un vers qu'un grand poète voudrait avoir fait :

Car il n'est si beau jour qui n'amène sa nuit.

Charles-Guy Patin est enterré à la cathédrale : son drôle de père ne le put sauver, lui qui avait traité un jeune gentilhomme âgé de sept ans, lequel fut saigné treize fois et fut guéri dans quinze jours, comme par miracle .

Les anciens excellaient dans l'inscription funèbre : " Ici repose Epictète, disait son cippe, esclave, contrefait, pauvre comme Irus, et pourtant le favori des dieux. "

Camoëns, parmi les modernes, a composé la plus magnifique des épitaphes, celle de Jean III de Portugal : " Qui gît dans ce grand sépulcre ? quel est celui que désignent les illustres armoiries de ce massif écusson ? Rien ! car c'est à cela qu'arrive toute chose... Que la terre lui soit aussi légère à cette heure qu'il fut autrefois pesant au More. "

Mon cicerone padouan était un bavard, fort différent de mon Antonio de Venise ; il me parlait à tout propos de ce grand tyran Angelo : le long des rues il m'annonçait chaque boutique et chaque café ; au Santo il me voulait absolument montrer la langue bien conservée du prédicateur de l'Adriatique. La tradition de ces sermons ne viendrait-elle pas de ces chansons que, dans le moyen-âge, les pêcheurs (à l'exemple des anciens Grecs) chantaient aux poissons pour les charmer ? Il nous reste encore quelques-unes de ces ballades pélagiennes en anglo-saxon. De Tite-Live, point de nouvelles ; de son vivant, j'aurais volontiers, comme l'habitant de Gadès, fait exprès le voyage de Rome pour le voir ; j'aurais volontiers, comme Panormita, vendu mon champ pour acheter quelques fragments de l' Histoire romaine , ou, comme Henri IV, promis une province pour une Décade . Un mercier de Saumur n'en était pas là ; il mit tout simplement couvrir des battoirs un manuscrit de Tite-Live, à lui vendu, en guise de vieux papiers par l'apothicaire du couvent de l'abbaye de Fontevrault.

Quand je rentrai à l'Etoile d'or , Hyacinthe était revenu de Venise. Je lui avais recommandé de passer chez Zanze, et de lui faire mes excuses d'être parti sans la voir. Il trouva la mère et la fille dans une grande colère ; elles venaient de lire Le mie Prigioni . La mère disait que Silvio était un scélérat, il s'était permis d'écrire que Brollo l'avait tiré, lui Pellico, par une jambe, lorsque lui Pellico était monté sur une table. La fille s'écriait : " Pellico est un calomniateur ; c'est de plus un ingrat. Après les services que je lui ai rendus, il cherche à me déshonorer. " Elle menaçait de faire saisir l'ouvrage et d'attaquer l'auteur devant les tribunaux ; elle avait commencé une réfutation du livre : Zanze est non seulement une artiste, mais une femme de lettres.

Hyacinthe la pria de me donner la réfutation non achevée ; elle hésita, puis elle lui remit le manuscrit : elle était pâle et fatiguée de son travail. La vieille geôlière prétendait toujours vendre la broderie de sa fille et l'ouvrage en mosaïque. Si jamais je retourne à Venise je m'acquitterai mieux envers madame Brollo que je ne l'ai fait envers Abou Gosch, chef des Arabes des montagnes de Jérusalem ; je lui avais promis, à celui-ci, une couffe de riz de Damiette, et je ne la lui ai jamais envoyée. Voici le commentaire de Zanze :

" La Veneziana maravigliandosi che contro di essa si sieno persona che abbia avutto ardire di scrivere pezze di un romanzo formatto ed empitto di impie falsità, si lagna fortemente contro l'auttore mentre potteva servirsi di altra persona onde dar sfogo al suo talento, ma non prendersi spasso di una giovine onesta di educazione e religione, e questa stimatta ed amatta e conosciutta a fondo da tutti.

" Comme Silvio puo dire che nella età mia di 13 anni (che talli erano, alorquando lui dice di avermi conosciuta), comme puo dire che io fossi giornarieramente statta a visitarlo nella sua abitazione ? se io giuro di essere statta se non pochissime volte, e sempre accompagnata o dal padre, o madre, o fratello ? Comme puo egli dire che io le abbia confidatto un amore, che io era sempre alle mie scuolle, e che appena cominciavo a conoscere, anzi non ancor poteva ne conosceva mondo, ma solo dedicatta alli doveri di religione, a quelli di doverosa figlia, e sempre occupatta a miei lavori, che questi erano il mio sollo piacere ? Io giuro che non ho mai parlatto con lui, ne di amore, ne di altra qualsiasi casa. Sollo se qualche volte io lo vedeva, lo guardava con ochio di pietà, poichè il mio cuore era per ogni mio simille, pieno di compazione ; anzi io odiava il luogo che per sola combinazione mio padre si ritrovava : perchè altro impiego lo aveva sempre occupatto ; ma dopo essere stato un bravo soldato, avendo bene servito la repubblica e poi il suo sovrano, fù statto ammesso contro sua volontà, non che di quella di sua famiglia, in quell'impiego. Falsissimo è che io abbia mai preso una mano del sopradetto Silvio, ne comme padre, ne comme frattello ; prima, perchè abenchè giovinetta e priva di esperienza, avevo abastanza avutta educazione onde conoscere il mio dovere. Comme puo egli dite di esser statto da me abbraciatto, che io non avrei fatto questo con un fratello nemeno ; talli erano li scrupoli che aveva il mio cuore, stante l'educazione avutta nelli conventi, ove il mio padre mi aveva sempre mantenuta.

" Bensi vero sarà che lui a fondo mi conoscha più di quello che io possa conoscer lui, mentre mi sentiva giornarieramente in compagnia di miei fratelli, in una stanza a lui vicina ; che questa era il luogo ove dormiva e studiava li miei sopradetti fratelli, et comme talli mi era lecitto di stare con loro ? comme puo egli dire che io ciarlassi con lui degli affari di mia famiglia, che sfogava il mio cuore contro il riguore di mia madre e benevolenza del padre, che io non aveva motivo alcuno di lagnarmi di essa, ma fù da me sempre ammatta ?

" E comme puo egli dire di avermi sgridatta avendogli portato un cativo caffè ? Che io non so se alcuna persona posia dire di aver avutto ardire di sgridarmi : anzi di avermi per solla sua bontà tutti stimata.

" Mi formo mille maraviglie che un uomo di spirito et di tallenti abbia ardire di vantarsi di simile cose ingiuste contro una giovine onesta, onde farle perdere quella stima che tutti professa per essa, non che l'amore di un rispetoso consorte, la sua pace e tranquilità in mezzo il bracio di sua famiglia e figlia.

" Io mi trovo oltremodo sdegnatta contro questo auttore, per avermi esposta in questo modo in un publico libro, di più di tanto prendersi spaso del nominare ogni momento il mio nome.

" Ha pure avutto riguardo nel mettere il nome di Tremerello in cambio di quello di Mandricardo ; che tale era il nome del servo che cosi bene le portava ambaciatte. E questo io potrei farle certo, perchè sapeva quanto infedelle lui era ed interessato : che pur per mangiare e bevere avrebe sacrificatto qualunque persona ; lui era un perfido contro tutti coloro che per sua disgrazia capitavano poveri e non poteva mangiarlo quanto voleva ; trattava questi infelici pegio di bestie. Ma quando io vedeva, lo sgridava e lo diceva a mio padre, non potendo il mio cuore vedere simili tratti verso il suo simile. Lui ero buono sollamente con chi le donava una buona mancia e bene le dava a mangiare.- Il cielo le perdoni ! Ma avrà da render conto delle sue cative opere verso suoi simili, e per l'odio che a me professava et per le coressioni che io le faceva. Per tale cativo sogetto Silvio a avutto riguardo, et per me che non meritava di essere esposta, non ha avutto il minimo riguardo.

" Ma io ben sapro ricorere, ove mi verane fatta una vera giustizia, mentre non intendo ne voglio esser, ne per bene ne malle, nominatta in publico.

" Io sono felice in bracio a un marito, che tanto mi ama, e ch'è veramente e virtuosamente corisposto, ben conoscendo il mio sentimento, non che vedendo il mio operare : e dovro a cagione di un uomo che si è presso un punto sopra di me, onde dar forza alli suoi mal fondati scritti essendo questi posti in falso !

" Silvio perdonerà il mio furore ; ma doveva lui bene aspetarselo quando al chiaro io era dal suo operatto. Questa è la ricompensa di quanto ha fatto la mia famiglia, avendolo trattatto con quella umanità, che merita ogni creatura cadutta in talli disgrazie, e non trattata come era li ordini !

" Io intanto faccio qualunque giuramento, che tutto quello che fù detto a mio riguardo, dà falso. Forse Silvio sarà statto malle informato di me, ma non puo egli dire con verità talli cose non essendo vere, ma sollo per avere un più forte motivo onde fondare il suo romanzo.

" Vorei dire di più, ma le occupazioni di mia famiglia non mi permette di perdere di più tempo. Sollo ringraziaro intanto il signor Silvio col suo operare e di avermi senza colpa veruna posto in seno una continua inquietudine e forse una perpetua infelicità. "

Traduction.

" La Vénitienne va s'émerveillant que quelqu'un ait eu le courage d'écrire contre elle deux scènes d'un roman formé et rempli de faussetés impies. Elle se plaint fortement de l'auteur qui se pouvait servir d'une autre personne pour donner carrière à son talent, et non prendre pour jouet une jeune fille honnête d'éducation et de religion, estimée, aimée et connue à fond de tous.

" Comment Silvio peut-il dire qu'à mon âge de treize ans (qui étaient mes ans lorsqu'il dit m'avoir connue) ; comment peut-il dire que j'allais journellement le visiter dans sa demeure, si je jure de n'y être allée que très peu de fois, et toujours accompagnée ou de mon père, ou de ma mère, ou d'un frère ? Comment peut-il dire que je lui ai confié un amour, moi qui étais toujours à mes écoles, moi qui, à peine commençant à savoir quelque chose, ne pouvais connaître ni l'amour, ni le monde ; seulement consacrée que j'étais aux devoirs de la religion, à ceux d'une obéissante fille, toujours occupée de mes travaux, mes seuls plaisirs ?

" Je jure que je ne lui ai jamais parlé (à Pellico) ni d'amour, ni de quoi que ce soit ; mais si quelquefois je le voyais, je le regardais d'un oeil de pitié, parce que mon coeur était pour chacun de mes semblables plein de compassion. Aussi je haïssais le lieu où mon père se trouvait par fortune : il avait toujours occupé une autre place ; mais après avoir été un brave soldat, ayant bien servi la République et ensuite son souverain, il fut mis contre sa volonté et celle de sa famille dans cet emploi.

" Il est très faux ( falsissimo ) que j'aie jamais pris une main du susdit Silvio, ni comme celle de mon père, ni comme celle de mon frère ; premièrement parce que, bien que jeunette et privée d'expérience, j'avais suffisamment reçu d'éducation pour connaître mes devoirs.

" Comment peut-il dire avoir été par moi embrassé moi qui n'aurais pas fait cela avec un frère même : tels étaient les scrupules qu'avait imprimés dans mon coeur l'éducation reçue dans les couvents où mon père m'avait toujours maintenue !

" Vraiment, il arrivera que j'ai été plus connue de lui (Pellico) qu'il ne le pouvait être de moi ! Je me tenais journellement en la compagnie de mes frères dans une chambre à lui voisine (laquelle était le lieu où dormaient et étudiaient mes susdits frères) ; or, puisqu'il m'était loisible de demeurer avec eux, comment peut-il dire que je discourais avec lui des affaires de ma famille que je soulageais mon coeur au sujet de la rigueur de ma mère et de la bonté de mon père ? Loin d'avoir aucun motif de me plaindre d'elle, elle fut par moi toujours aimée.

" Comment peut-il dire qu'il a crié contre moi pour lui avoir apporté de mauvais café ? Je ne sache personne qui puisse dire avoir eu l'audace de crier contre moi, m'ayant tous estimée par leur seule bonté.

" Je me fais mille étonnements de ce qu'un homme d'esprit et de talent ait eu le courage de se vanter injustement de semblables choses contre une jeune fille honnête, ce qui pourrait lui faire perdre l'estime que tous professent pour elle, et encore l'amour d'un respectable mari, lui faire perdre sa paix et sa tranquillité dans les bras de sa famille et de sa fille.

" Je me trouve indignée outre mesure contre cet auteur pour m'avoir exposée de cette manière dans un livre publié, et pour avoir pris une si grande liberté de citer mon nom à chaque instant.

" Et pourtant il a eu l'attention d'écrire le nom de Tremerello au lieu de celui de Mandricardo , nom de celui qui si bien lui portait des messages. Et celui-là je pourrais le lui faire connaître avec certitude, parce que je savais combien il lui était infidèle et combien intéressé. Pour boire et manger il aurait sacrifié tout le monde ; il était perfide à tous ceux qui pour leur malheur lui arrivaient pauvres, et qui ne pouvaient autant l'engraisser qu'il l'aurait voulu. Il traitait ces malheureux pire que des bêtes ; mais quand je le voyais je lui adressais des reproches et le disais à mon père, mon coeur ne pouvant supporter de pareils traitements envers mon semblable. Lui (Mandricardo) était bon seulement avec ceux qui lui donnaient la buona mancia et lui donnaient bien à manger ; le ciel lui pardonne ! mais il aura à rendre compte de ses mauvaises actions envers ses semblables, et de la haine qu'il me portait à cause des remontrances que je lui faisais. Pour un tel mauvais sujet Silvio a eu des délicatesses, et pour moi, qui ne méritais pas d'être exposée, il n'a pas eu le moindre égard.

" Mais moi je saurai bien recourir où il me sera fait une véritable justice ; je n'entends pas, je ne veux pas être, soit en bien, soit en mal, nommée en public.

" Je suis heureuse dans les bras d'un mari qui m'aime tant, et qui est vraiment et vertueusement payé de retour. Il connaît bien non seulement ma conduite, mais mes sentiments. Et je devrai, à cause d'un homme qui juge à propos de m'exploiter dans l'intérêt de ses écrits mal fondés et remplis de faussetés... !

" Silvio me pardonnera ma fureur, mais il devait s'y attendre, alors que je viendrais à connaître clairement sa conduite à mon égard.

" Voilà la récompense de tout ce qu'a fait ma famille, l'ayant traité (Pellico) avec cette humanité que mérite chaque créature tombée en une pareille disgrâce, et ne l'ayant pas traité selon les ordres.

" Et moi cependant je fais le serment que tout ce qui a été dit à mon égard est faux. Peut-être Silvio aura été mal informé à mon égard, mais il ne peut dire avec vérité des choses qui, n'étant pas vraies, lui sont seulement un motif plus fort de fonder son roman.

" Je voudrais en dire davantage ; mais les occupations de ma famille ne me permettent pas de perdre plus de temps. Seulement je rends grâces au signor Silvio de son ouvrage et de m'avoir, innocente de faute, mis dans le sein une continuelle inquiétude, et peut-être une perpétuelle infélicité. "

Cette traduction littérale est loin de rendre la verve féminine, la grâce étrangère, la naïveté animée du texte ; le dialecte dont se sert Zanze exhale un parfum du sol impossible à transfuser dans une autre langue. L' apologie avec ses phrases incorrectes, nébuleuses, inachevées, comme les extrémités vagues d'un groupe de l'Albane ; le manuscrit, avec son orthographe défectueuse ou vénitienne, est un monument de femme grecque, mais de ces femmes de l'époque où les évêques de Thessalie chantaient les amours de Théagène et de Chariclée. Je préfère les deux pages de la petite geôlière à tous les dialogues de la grande Isotte, qui cependant a plaidé pour Eve contre Adam, comme Zanze plaide pour elle-même contre Pellico. Mes belles compatriotes provençales d'autrefois rappellent davantage la fille de Venise par l'idiome de ces générations intermédiaires, chez lesquelles la langue du vaincu n'est pas encore entièrement morte et la langue du vainqueur pas encore entièrement formée.

Qui de Pellico ou de Zanze a raison ? de quoi s'agit-il aux débats ? d'une simple confidence, d'un embrassement douteux, lequel, au fond, ne s'adresse peut-être pas à celui qui le reçoit. La vive épousée ne veut pas se reconnaître dans la délicieuse éphèbe représentée par le captif ; mais elle conteste le fait avec tant de charme, qu'elle le prouve en le niant. Le portrait de Zanze dans le mémoire du demandeur est si ressemblant, qu'on le retrouve dans la réplique de la défenderesse : même sentiment de religion et d'humanité, même réserve, même ton de mystère, même désinvolture molle et tendre.

Zanze est pleine de puissance lorsqu'elle affirme, avec une candeur passionnée, qu'elle n'aurait pas osé embrasser son propre frère, à plus forte raison M. Pellico. La piété filiale de Zanze est extrêmement touchante lorsqu'elle transforme Brollo en un vieux soldat de la république, réduit à l'état de geôlier per sola combinazione .

Zanze est tout admirable dans cette remarque : Pellico a caché le nom d'un homme pervers, et il n'a pas craint de révéler celui d'une innocente créature compatissante aux misères des prisonniers.

Zanze n'est point séduite par l'idée d'être immortelle dans un ouvrage immortel ; cette idée ne lui vient pas même à l'esprit : elle n'est frappée que de l'indiscrétion d'un homme ; cet homme, à en croire l'offensée, sacrifie la réputation d'une femme aux jeux de son talent, sans souci du mal dont il peut être la cause, ne pensant qu'à faire un roman au profit de sa renommée. Une crainte visible domine Zanze : les révélations d'un prisonnier n'éveilleront-elles pas la jalousie d'un époux ?

Le mouvement qui termine l'apologie est pathétique et éloquent :

" Je rends grâces au signor Silvio de son ouvrage, et de m'avoir, innocente de faute, mis dans le sein une continuelle inquiétude et peut-être une perpétuelle infélicité, una continua inquietudine e forse una perpetua infelicità . "

Sur ces dernières lignes écrites d'une main fatiguée, on voit la trace de quelques larmes.

Moi, étranger au procès, je ne veux rien perdre. Je tiens donc que la Zanze de Mie Prigioni est la Zanze selon les Muses, et que la Zanze de l' apologie est la Zanze selon l'histoire. J'efface le petit défaut de taille que j'avais cru voir dans la fille du vieux soldat de la république ; je me suis trompé : Angélique de la prison de Silvio est faite comme la tige d'un jonc, comme le stipe d'un palmier. Je lui déclare que, dans mes Mémoires ; aucun personnage ne me plaît autant qu'elle, sans en excepter ma sylphide. Entre Pellico et Zanze elle-même à l'aide du manuscrit dont je suis dépositaire, grande merveille sera si la Veneziana ne va pas à la postérité ! Oui, Zanze, vous prendrez place parmi les ombres de femmes qui naissent autour du poète, lorsqu'il rêve au son de sa lyre. Ces ombres délicates, orphelines d'une harmonie expirée et d'un songe évanoui, restent vivantes entre la terre et le ciel, et habitent à la fois leur double patrie. " Le beau paradis n'aurait pas ses grâces complètes si tu n'y étais, " dit un troubadour à sa maîtresse absente par la mort.

 

3 L40 Chapitre 6

Padoue, 20 septembre 1833.

Nouvelle inattendue. - Le gouverneur du royaume lombard-vénitien.

L'histoire est encore venue étrangler le roman. J'achevais à peine de lire à l'Etoile d'or la défense de Zanze, que M. de Saint-Priest entre dans ma chambre en disant : " Voici du nouveau. " Une lettre de Son Altesse Royale nous apprenait que le gouverneur du royaume lombard-vénitien s'était présenté au Catajo et qu'il avait annoncé à la princesse l'impossibilité où il se trouvait de la laisser continuer son voyage. Madame désirait mon départ immédiat.

Dans ce moment un aide de camp du gouverneur frappe à ma porte et me demande s'il me convient de recevoir son général. Pour toute réponse, je me rends à l'appartement de Son Excellence, descendue comme moi à l'Etoile d'or .

C'était un excellent homme que le gouverneur.

" Imaginez-vous, monsieur le vicomte, me dit-il, que mes ordres contre madame la duchesse de Berry étaient du 28 août : Son Altesse Royale m'avait fait dire qu'elle avait des passeports d'une date postérieure et une lettre de mon empereur. Voilà que, le 17 de ce mois de septembre, je reçois au milieu de la nuit une estafette : une dépêche, datée du 15, de Vienne m'enjoint d'exécuter les premiers ordres du 28 août, et de ne pas laisser s'avancer madame la duchesse de Berry au delà d'Udine ou de Trieste. Voyez, cher et illustre vicomte, quel grand malheur pour moi ! arrêter une princesse que j'admire et respecte, si elle ne se veut pas conformer au désir de mon souverain ! car la princesse ne m'a pas bien reçu ; elle m'a dit qu'elle ferait ce qui lui plairait. Cher vicomte, si vous pouviez obtenir de Son Altesse Royale qu'elle restât à Venise ou à Trieste en attendant de nouvelles instructions de ma cour ? Je viserai votre passeport pour Prague ; vous vous y rendrez tout de suite sans éprouver le moindre empêchement, et vous arrangerez tout cela ; car certainement ma cour n'a fait que céder à des demandes. Rendez-moi, je vous en prie, ce service. "

J'étais touché de la candeur du noble militaire. En rapprochant la date du 15 septembre de celle de mon départ de Paris, 3 du même mois, je fus frappé d'une idée : mon entrevue avec Madame et la coïncidence de la majorité de Henri V pouvaient avoir effrayé le gouvernement de Philippe. Une dépêche de M. le duc de Broglie, transmise par une note de M. le comte de Saint-Aulaire, avait peut-être déterminé la chancellerie de Vienne à renouveler la prohibition du 28 août. Il est possible que j'augure mal et que le fait que je soupçonne n'ait pas eu lieu ; mais deux gentilshommes , tous deux pairs de France de Louis XVIII, tous deux violateurs de leur serment, étaient bien dignes, après tout, d'être contre une femme, mère de leur roi légitime, les instruments d'une aussi généreuse politique. Faut-il s'étonner si la France d'aujourd'hui se confirme de plus en plus dans la haute opinion qu'elle a des gens de cour d'autrefois ? Je me donnai garde de montrer le fond de ma pensée. La persécution avait changé mes dispositions au sujet du voyage de Prague ; j'étais maintenant aussi désireux de l'entreprendre seul dans les intérêts de ma souveraine, que j'avais été opposé à le faire avec elle lorsque les chemins lui étaient ouverts. Je dissimulai mes vrais sentiments, et, voulant entretenir le gouverneur dans la bonne volonté de me donner un passeport, j'augmentai sa loyale inquiétude ; je répondis :

" Monsieur le gouverneur, vous me proposez une chose difficile. Vous connaissez madame la duchesse de Berry ; ce n'est pas une femme que l'on mène comme on veut : si elle a pris son parti rien ne la fera changer. Qui sait ? il lui convient peut-être d'être arrêtée par l'empereur d'Autriche son oncle, comme elle a été mise au cachot par Louis-Philippe, son oncle ! Les rois légitimes et les rois illégitimes agiront les uns comme les autres, Louis-Philippe aura détrôné le fils de Henri IV, François II empêchera la réunion de la mère et du fils ; M. le prince de Metternich relèvera M. le général Bugeaud dans son poste, c'est à merveille. "

Le gouverneur était hors de lui : " Ah ! vicomte, que vous avez raison ! cette propagande, elle est partout ! cette jeunesse ne nous écoute plus ! pas encore autant dans l'Etat vénitien que dans la Lombardie et le Piémont. - Et la Romagne ! me suis-je écrié, et Naples ! et la Sicile ! et les rives du Rhin ! et le monde entier ! - Ah ! ah ! ah ! criait le gouverneur, nous ne pouvons pas rester ainsi : toujours l'épée au poing, une armée sous les armes, sans nous battre. La France et l'Angleterre en exemple à nos peuples ! Une jeune Italie maintenant, après les carbonari ! La jeune Italie ! qui a jamais entendu parler de ça ?

" - Monsieur, ai-je dit, je ferai tous mes efforts pour déterminer Madame à vous donner quelques jours, vous aurez la bonté de m'accorder un passeport : cette condescendance peut seule empêcher Son Altesse Royale de suivre sa première résolution.

" - Je prendrai sur moi, me dit le gouverneur rassuré, de laisser Madame traverser Venise se rendant à Trieste, si elle traîne un peu sur les chemins, elle atteindra tout juste cette dernière ville avec les ordres que vous allez chercher, et nous serons délivrés. Le délégué de Padoue vous donnera le visa pour Prague en échange duquel vous laisserez une lettre annonçant la résolution de Son Altesse Royale de ne point dépasser Trieste. Quel temps ! quel temps ! Je me félicite d'être vieux, cher et illustre vicomte, pour ne pas voir ce qui arrivera. "

En insistant sur le passeport, je me reprochais intérieurement d'abuser peut-être un peu de la parfaite droiture du gouverneur, car il pourrait devenir plus coupable de m'avoir laissé aller en Bohême que d'avoir cédé à la duchesse de Berry. Toute ma crainte était qu'une fine mouche de la police italienne ne mit des obstacles au visa . Quand le délégué de Padoue vint chez moi, je lui trouvai une mine de secrétariat, un maintien de protocole un air de préfecture comme à un homme nourri aux administrations françaises. Cette capacité bureaucratique me fit trembler. Aussitôt qu'il m'eut assuré avoir été commissaire à l'armée des alliés dans le département des Bouches-du-Rhône, l'espérance me revint : j'attaquai mon ennemi en tirant droit à son amour-propre. Je déclarai qu'on avait remarqué la stricte discipline des troupes stationnées en Provence. Je n'en savais rien mais le délégué, me répondant par un débordement d'admiration, se hâta d'expédier mon affaire : je n'eus pas plutôt obtenu mon visa, que je ne m'en souciais plus.

 

3 L40 Chapitre 7

Padoue, 20 septembre 1833.

Lettre de Madame à Charles X et à Henri V. - M. de Montbel. - Mon billet au gouverneur. - Je pars pour Prague.

La duchesse de Berry revint du Catajo à neuf heures du soir : elle paraissait très animée ; quant à moi, plus j'avais été pacifique, plus je voulais qu'on acceptât le combat : on nous attaquait, force était de nous défendre. Je proposai, moitié en riant, à S. A. R. de l'emmener déguisée à Prague, et d'enlever à nous deux Henri V. Il ne s'agissait que de savoir où nous déposerions notre larcin. L'Italie ne convenait pas, à cause de la faiblesse de ses princes, les grandes monarchies absolues devaient être abandonnées pour un millier de raisons. Restait la Hollande et l'Angleterre : je préférais la première parce qu'on y trouvait, avec un gouvernement constitutionnel, un roi habile.

Nous ajournâmes ces partis extrêmes, nous nous arrêtâmes au plus raisonnable : il faisait tomber sur moi le poids de l'affaire. Je partirais seul avec une lettre de Madame : je demanderais la déclaration de la majorité sur la réponse des grands parents, j'enverrais un courrier à S. A. R. qui attendrait ma dépêche à Trieste. Madame joignit à sa lettre pour le vieux roi un billet pour Henri ; je ne le devais remettre au jeune prince que selon les circonstances. La suscription du billet était seule une protestation contre les arrière-pensées de Prague. Voici la lettre et le billet :

" Ferrare, 19 septembre 1833.

" Mon cher père, dans un moment aussi décisif que celui-ci pour l'avenir de Henri, permettez-moi de m'adresser à vous avec toute confiance. Je ne m'en suis point rapportée à mes propres lumières sur un sujet aussi important ; j'ai voulu, au contraire, consulter dans cette grave circonstance les hommes qui m'avaient montré le plus d'attachement et de dévouement. M. de Chateaubriand se trouvait tout naturellement à leur tête. Il m'a confirmé ce que j'avais déjà appris, c'est que tous les royalistes en France regardent comme indispensable, pour le 29 septembre, un acte qui constate les droits et la majorité de Henri. Si le loyal M*** est en ce moment auprès de vous, j'invoque son témoignage que je sais être conforme à ce que j'avance.

" M. de Chateaubriand exposera au Roi ses idées au sujet de cet acte ; il dit avec raison ce me semble, qu'il faut simplement constater la majorité de Henri et non pas faire un manifeste : je pense que vous approuverez cette manière de voir. Enfin, mon cher père, je m'en remets à lui pour fixer votre attention et amener une décision sur ce point nécessaire. J'en suis bien plus occupée, je vous assure, que de ce qui me concerne, et l'intérêt de mon Henri, qui est celui de la France, passe avant le mien. Je lui ai prouvé, je crois que je savais m'exposer pour lui à des dangers, et que je ne reculais devant aucun sacrifice ; il me trouvera toujours la même.

" M. de Montbel m'a remis votre lettre à son arrivée : je l'ai lue avec une bien vive reconnaissance ; vous revoir, retrouver mes enfants, sera toujours le plus cher de mes voeux. M. de Montbel vous aura écrit que j'avais fait tout ce que vous demandiez ; j'espère que vous aurez été satisfait de mon empressement à vous plaire et à vous prouver mon respect et ma tendresse. Je n'ai plus maintenant qu'un désir, c'est d'être à Prague pour le 29 septembre, et, quoique ma santé soit bien altérée, j'espère que j'arriverai. Dans tous les cas M. de Chateaubriand me précédera. Je prie le Roi de l'accueillir avec bonté et d'écouter tout ce qu'il lui dira de ma part. Croyez, mon cher père, à tous les sentiments, etc.

" P. S . Padoue, le 20 septembre. - Ma lettre était écrite lorsqu'on me communique l'ordre de ne pas continuer mon voyage : ma surprise égale ma douleur. Je ne puis croire qu'un ordre semblable soit émané du coeur du Roi ; ce sont mes ennemis seuls qui ont pu le dicter. Que dira la France ? Et combien Philippe va triompher ! Je ne puis que presser le départ du vicomte de Chateaubriand, et le charger de dire au Roi ce qu'il me serait trop pénible de lui écrire dans ce moment. "

Suscription : " A sa Majesté Henri V, mon très cher fils, Prague. "

" Padoue, 20 septembre 1833.

" J'étais au moment d'arriver à Prague et de t'embrasser, mon cher Henri, un obstacle imprévu m'arrête dans mon voyage.

" J'envoie M. de Chateaubriand à ma place pour traiter de tes affaires et des miennes. Aie confiance mon cher ami, dans ce qu'il te dira de ma part, et crois bien à ma tendre affection. En t'embrassant avec ta soeur, je suis,

" Ton affectionnée mère et amie,

" Caroline. "

M. de Montbel tomba de Rome à Padoue au milieu de nos cancans. La petite cour de Padoue le bouda ; elle s'en prenait à M. de Blacas des ordres de Vienne. M. de Montbel, homme fort modéré, n'eut d'autre ressource que de se réfugier auprès de moi, bien qu'il me craignît ; en voyant ce collègue de M. de Polignac, je m'expliquai comment il avait écrit, sans s'en apercevoir, l'histoire du duc de Reichstadt, et admiré les archiducs, le tout à soixante lieues de Prague, lieu d'exil du duc de Bordeaux ; si lui, M. de Montbel, avait été propre à jeter par la fenêtre la monarchie de saint Louis et les monarchies de ce bas monde, c'est un petit accident auquel il n'avait pas pensé. Je fus gracieux envers le comte de Montbel ; je lui parlai du Colysée. Il retournait à Vienne se mettre à la disposition du prince de Metternich et servir d'intermédiaire à la correspondance de M. de Blacas. A onze heures, j'écrivais au gouverneur la lettre convenue : je pris soin de la dignité de Madame, n'engageant point S. A. R. et lui réservant toute faculté d'agir.

" Padoue, ce 20 septembre 1833.

" Monsieur le gouverneur,

" S. A. R. madame la duchesse de Berry veut bien pour le moment , se conformer aux ordres qui vous ont été transmis. Son projet est d'aller à Venise en se rendant à Trieste ; là, d'après les renseignements que j'aurai l'honneur de lui adresser, elle prendra une dernière résolution.

" Agréez, je vous prie, mes remerciements les plus sincères, et l'assurance de la haute considération avec laquelle je suis,

" Monsieur le gouverneur,

" Votre très humble et très obéissant serviteur,

" Chateaubriand. "

Le délégué en lisant cette lettre, en fut très content. Madame sortie de la Lombardie vénitienne, lui et le gouverneur cessaient d'être responsables ; les faits et gestes de la duchesse de Berry à Trieste ne regardaient plus que les autorités de l'Istrie ou du Frioul ; c'était à qui se débarrasserait de l'infortune : dans un certain jeu, on se hâte de passer à son voisin un petit morceau de papier qui brûle.

A dix heures, je pris congé de la princesse, elle remettait son sort et celui de son fils entre mes mains. Elle me faisait roi d'une France de sa façon. Dans un village de Belgique, j'ai eu quatre voix pour monter au trône qu'occupe le gendre de Philippe. Je dis à Madame : " Je me soumets à la volonté de Votre Altesse Royale, mais je crains de tromper ses espérances. Je n'obtiendrai rien à Prague. " Elle me poussa vers la porte : " Partez, vous pouvez tout. "

A onze heures, je montai en voiture : la nuit était pluvieuse. Il me semblait retourner à Venise, car je suivais la route de Mestre ; j'avais plus envie de revoir Zanze que Charles X.

 

3 L41 Livre quarante-unième

1. Journal de Padoue à Prague, du 20 au 26 septembre 1833. - Conegliano. - Traduction du Dernier Abencérage . - Udine. - La comtesse de Samoyloff. - M. de La Ferronnays. - Un prêtre. - La Carinthie. - La Drave. - Un petit paysan. - Forges. - Déjeuner au hameau de Saint-Michel. - 2. Col du Tauern. - Cimetière. - Atala : combien changée. - Lever du soleil. - Salzbourg. - Revue militaire. - Bonheur des paysans. - Woknabrück. - Plancouët et ma grand-mère. - Nuit. - Villes d'Allemagne et villes d'Italie. - Linz. - 3. Le Danube. - Waldmünchen. - Bois. - Combourg. - Lucile. - Voyageurs. - Prague. - 4. Madame de Gontaut. - Jeunes Français. - Madame la Dauphine. - Course à Butschirad. - 5. Butschirad. - Sommeil de Charles X. - Henri V. - Réception des jeunes gens. - 6. L'échelle et la paysanne. - Dîner à Butschirad. - Madame de Narbonne. - Henri V. - Partie de whist. - Charles X. - Mon incrédulité sur la déclaration de majorité. - Lecture des journaux. - Scène des jeunes gens à Prague. - Je pars pour la France. - Passage dans Butschirad la nuit. - 7. Rencontre à Schlau. - Carlsbad vide. - Hohlfeld : plus de petite fille à la hotte. - Bamberg : le bibliothécaire et la jeune femme. - Mes Saint-François diverses. - Epreuves de religion. - La France.

[ Ici se place le livre écrit A Maintenon[C M 1 608] dans les pièces retranchées. ]

 

3 L41 Chapitre 1

Journal de Padoue à Prague, du 20 au 26 septembre 1833.

Conegliano. - Traduction du Dernier Abencérage . - Udine. - La comtesse de Samoyloff. - M. de La Ferronnays. - Un prêtre. - La Carinthie. - La Drave. - Un petit paysan. - Forges. - Déjeuner au hameau de Saint-Michel.

Je me désolai en passant à Mestre, vers la fin de la nuit, de ne pouvoir aller au rivage : peut-être un phare lointain des dernières lagunes m'aurait indiqué la plus belle des îles du monde ancien, comme une petite lumière découvrit à Christophe Colomb la première île du Nouveau Monde. C'était à Mestre que j'étais débarqué de Venise, lors de mon premier voyage en 1806 : fugit oetas .

Je déjeunai à Conegliano : j'y fus complimenté par les amis d'une dame, traducteur de l' Abencérage , et sans doute ressemblant à Blanca : " Il vit sortir une jeune femme, vêtue à peu près comme ces reines gothiques sculptées sur les monuments de nos anciennes abbayes ; une mantille noire était jetée sur sa tête ; elle tenait avec sa main gauche cette mantille croisée et fermée comme une guimpe au-dessous de son menton, de sorte que l'on n'apercevait de tout son visage que ses grands yeux et sa bouche de rose. " Je paye ma dette au traducteur de mes rêveries espagnoles, en reproduisant ici son portrait.

Quand je remontai en voiture, un prêtre me harangua sur le Génie du Christianisme . Je traversais le théâtre des victoires qui menèrent Bonaparte à l'invasion de nos libertés.

Udine est une belle ville : j'y remarquai un portique imité du palais des doges. Je dînai à l'auberge, dans l'appartement que venait d'occuper madame la comtesse de Samoyloff ; il était encore tout rempli de ses dérangements. Cette nièce de la princesse Bagration, autre injure des ans , est-elle encore aussi jolie qu'elle l'était à Rome en 1829, lorsqu'elle chantait si extraordinairement à mes concerts ? Quelle brise roulait de nouveau cette fleur sous mes pas ? quel souffle poussait ce nuage ? Fille du Nord, tu jouis de la vie ; hâte-toi : des harmonies qui te charmaient ont déjà cessé ; tes jours n'ont pas la durée du jour polaire.

Sur le livre de l'hôtel était écrit le nom de mon noble ami, le comte de La Ferronnays, retournant de Prague à Naples, de même que j'allais de Padoue à Prague. Le comte de La Ferronnays, mon compatriote à double titre, puisqu'il est Breton et Malouin, a entremêlé ses destinées politiques aux miennes : il était ambassadeur à Pétersbourg quand j'étais à Paris ministre des affaires étrangères ; il occupa cette dernière place, et je devins à mon tour ambassadeur sous sa direction. Envoyé à Rome, je donnai ma démission à l'avènement du ministère Polignac, et La Ferronnays hérita de mon ambassade. Beau-frère de M. de Blacas, il est aussi pauvre que celui-ci est riche ; il a quitté la pairie et la carrière diplomatique lors de la révolution de Juillet ; tout le monde l'estime, et personne ne le hait, parce que son caractère est pur et son esprit tempérant. Dans sa dernière négociation à Prague, il s'est laissé surprendre par Charles X, qui marche vers ses derniers lustres. Les vieilles gens se plaisent aux cachotteries, n'ayant rien à montrer qui vaille. En exceptant mon vieux Roi, je voudrais qu'on noyât quiconque n'est plus jeune, moi tout le premier avec douze de mes amis.

A Udine, je pris la route de Villach ; je me rendais en Bohême par Salzbourg et Linz. Avant d'attaquer les Alpes, j'ouïs le branle des cloches et j'aperçus dans la plaine une campanille illuminée. Je fis interroger le postillon à l'aide d'un Allemand de Strasbourg, cicerone italien à Venise, qu'Hyacinthe m'avait amené pour interprète slave à Prague. La réjouissance dont je m'enquérais avait lieu à l'occasion d'un prêtre nouvellement promu aux ordres sacrés ; il devait dire le lendemain sa première messe. Combien de fois ces cloches, qui proclament aujourd'hui l'union indissoluble d'un homme avec Dieu appelleront-elles cet homme au sanctuaire, et à quelle heure ces mêmes cloches sonneront-elles sur son cercueil ?

22 septembre.

Je dormis presque toute la nuit, au bruit des torrents, et je me réveillai au jour, le 22, parmi les montagnes. Les vallées de la Carinthie sont agréables, mais n'ont rien de caractéristique : point de costume parmi les paysans ; quelques femmes portent des fourrures comme les Hongroises ; d'autres ont la tête couverte de coiffes blanches mises en arrière, ou de bonnets de laine bleue renflés en bourrelet sur le bord, tenant le milieu entre le turban de l'Osmanli et la calotte à bouton du Talapoin.

Je changeai de chevaux à Villach. En sortant de cette station, je suivis une large vallée au bord de la Drave, nouvelle connaissance pour moi : à force de passer les rivières, je trouverai enfin mon dernier rivage. Lander vient de découvrir l'embouchure du Niger ; le hardi voyageur a rendu ses jours à l'éternité au moment où il nous apprenait que le fleuve mystérieux de l'Afrique verse ses ondes à l'Océan.

A l'entrée de la nuit, nous faillîmes d'être arrêtés au village de Saint-Paternion : il s'agissait de graisser la voiture ; un paysan vissa l'écrou d'une des roues à contresens, avec tant de force qu'il était impossible de l'ôter. Tous les habiles du village, le maréchal ferrant à leur tête, échouèrent clans leurs tentatives. Un garçon de quatorze à quinze ans quitte la troupe, revient avec une paire de tenailles écarte les travailleurs, entoure l'écrou d'un fil d'archal, le tortille avec ses pinces, et, pesant de la main dans le sens de la vis, enlève l'écrou sans le moindre effort : ce fut un vivat universel. Cet enfant ne serait-il point quelque Archimède ? La reine d'une tribu d'Esquimaux, cette femme qui traçait au capitaine Parry une carte des mers polaires, regardait attentivement des matelots soudant à la forge des bouts de fer, et devançait par son génie toute sa race.

Dans la nuit du 22 au 23, je traversai une masse épaisse de montagnes ; elles continuèrent leur brouillée devant moi jusqu'à Salzbourg : et pourtant ces remparts n'ont pas défendu l'empire romain. L'auteur des Essais , parlant du Tyrol, dit avec sa vivacité ordinaire d'imagination : " C'était comme une robe que nous ne voyons que plissée, mais qui, si elle était espandue, serait un fort grand pays. " Les monts où je tournoyais ressemblaient à un éboulement des chaînes supérieures, lequel, en couvrant un vaste terrain, aurait formé de petites Alpes offrant les divers accidents des grandes.

Des cascades descendaient de tous côtés, bondissaient sur des lits de pierres, comme les gaves des Pyrénées. Le chemin passait dans des gorges à peine ouvertes à la voie de la calèche. Aux environs de Gemünd, des forges hydrauliques mêlaient le retentissement de leurs pilons à celui des écluses de chasse ; de leurs cheminées s'échappaient des colonnes d'étincelles parmi la nuit et les noires forêts de sapins. A chaque coup de soufflet sur l'âtre, les toits à jour de la fabrique s'illuminaient soudain, comme la coupole de Saint-Pierre de Rome un jour de fête. Dans la chaîne du Karch, on ajouta trois paires de boeufs à nos chevaux. Notre long attelage, sur les eaux torrentueuses et les ravines inondées, avait l'air d'un pont vivant : la chaîne opposée du Tauern était drapée de neige.

Le 23, à neuf heures du matin, je m'arrêtai au joli hameau de Saint-Michel, au fond d'une vallée. De belles grandes filles autrichiennes me servirent un déjeuner bien propre dans une petite chambre dont les deux fenêtres regardaient des prairies et l'église du village. Le cimetière, entourant l'église, n'était séparé de moi que par une cour rustique. Des croix de bois, inscrites dans un demi-cercle et auxquelles appendaient des bénitiers s'élevaient sur la pelouse des vieilles tombes : cinq sépulcres encore sans gazon annonçaient cinq nouveaux repos. Quelques-unes des fosses, comme des plates-bandes de potager, étaient ornées de soucis en pleine fleur dorée ; des bergeronnettes couraient après des sauterelles dans ce jardin des morts. Une très vieille femme boiteuse, appuyée sur une béquille, traversait le cimetière et rapportait une croix abattue : peut-être la loi lui permettait-elle de butiner cette croix pour sa tombe ; le bois mort, dans les forêts, appartient à celui qui l'a ramassé.

Là dorment ignorés des poètes sans gloire,

Des orateurs sans voix, des héros sans victoire.

L'enfant de Prague ne dormirait-il pas mieux ici sans couronne que dans la chambre du Louvre où le corps de son père fut exposé ?

Mon déjeuner solitaire en société des voyageurs repus couchés sous ma fenêtre, aurait été selon mes goûts si une mort trop récente ne m'eût affligé : j'avais entendu crier la geline servie à mon festin. Pauvre poussin ! il était si heureux cinq minutes avant mon arrivée ! il se promenait parmi les herbes, les légumes et les fleurs ; il courait au milieu des troupeaux de chèvres descendues de la montagne ; ce soir il se serait couché avec le soleil et il était encore assez petit pour dormir sous l'aile de sa mère.

La calèche attelée, j'y suis remonté entouré des femmes et les garçons de l'auberge m'ont accompagné ; ils avaient l'air heureux de m'avoir vu, quoiqu'ils ne me connussent pas et qu'ils ne dussent jamais me revoir : ils me donnaient tant de bénédictions ! Je ne me lasse pas de cette cordialité allemande. Vous ne rencontrez pas un paysan qui ne vous ôte son chapeau et ne vous souhaite cent bonnes choses : en France on ne salue que la mort ; l'insolence est réputée la liberté et l'égalité ; nulle sympathie d'homme à homme ; envier quiconque voyage un peu commodément, se tenir sur la hanche prêt à olinder contre tout porteur d'une redingote neuve ou d'une chemise blanche, voilà le signe caractéristique de l'indépendance nationale : bien entendu que nous passons nos jours dans les antichambres à essuyer les rebuffades d'un manant parvenu. Cela ne nous ôte pas la haute intelligence et ne nous empêche pas de triompher les armes à la main, mais on ne fait pas des moeurs à priori : nous avons été huit siècles une grande nation militaire ; cinquante ans n'ont pu nous changer ; nous n'avons pu prendre l'amour véritable de la liberté. Aussitôt que nous avons un moment de repos sous un gouvernement transitoire, la vieille monarchie repousse sur ses souches, le vieux génie français reparaît : nous sommes courtisans et soldats, rien de plus.

 

3 L41 Chapitre 2

23 et 24 septembre 1833.

Col du Tauern. - Cimetière. - Atala : combien changée. - Lever du soleil. - Salzbourg. - Revue militaire. - Bonheur des paysans. - Woknabrück. - Plancouët et ma grand-mère. - Nuit. - Villes d'Allemagne et villes d'Italie. - Linz.

Le dernier rang de montagnes enclavant la province de Salzbourg domine la région arable. Le Tauern a des glaciers, son plateau ressemble à tous les plateaux des Alpes, mais plus particulièrement à celui du Saint-Gothard. Sur ce plateau encroûté d'une mousse roussâtre et gelée, s'élève un calvaire : consolation toujours prête, éternel refuge des infortunés. Autour de ce calvaire sont enterrées les victimes qui périssent au milieu des neiges.

Quelles étaient les espérances des voyageurs passant comme moi dans ce lieu quand la tourmente les surprit ? Qui sont-ils ? Qui les a pleurés ? Comment reposent-ils là, si loin de leurs parents, de leur pays, entendant chaque hiver le mugissement des tempêtes dont le souffle les enleva de la terre ? Mais ils dorment au pied de la croix ; le Christ, leur compagnon solitaire, leur unique ami attaché au bois sacré, se penche vers eux, se couvre des mêmes frimas qui blanchissent leurs tombes : au séjour céleste il les présentera à son Père et les réchauffera dans son sein.

La descente du Tauern est longue, mauvaise et périlleuse ; j'en étais charmé : elle rappelle, tantôt par ses cascades et ses ponts de bois, tantôt par le rétréci de son chasme, la vallée du Pont-d'Espagne à Cauterets, ou le versant du Simplon sur Domo d'Ossola ; mais elle ne mène point à Grenade et à Naples. On ne trouve point au bas des lacs brillants et des orangers : il est inutile de se donner tant de peine pour arriver à des champs de pommes de terre.

Au relais, à moitié de la descente, je me trouvai en famille dans la chambre de l'auberge : les aventures d'Atala, en six gravures, tapissaient le mur. Ma fille ne se doutait pas que je passerais par là, et je n'avais pas espéré rencontrer un objet si cher au bord d'un torrent nommé, je crois, le Dragon. Elle était bien laide, bien vieillie, bien changée, la pauvre Atala ! Sur sa tête de grandes plumes et autour de ses reins un jupon écourté et collant, à l'instar de mesdames les sauvagesses du théâtre de la Gaîté. La vanité fait argent de tout ; je me rengorgeais devant mes oeuvres au fond de la Carinthie, comme le cardinal Mazarin devant les tableaux de sa galerie. J'avais envie de dire à mon hôte : " C'est moi qui ai fait cela ! " Il fallut me séparer de ma première-née, moins difficilement toutefois que dans l'île de l'Ohio.

Jusqu'à Werfen, rien n'attira mon attention, si ce n'est la manière dont on fait sécher les regains : on fiche en terre des perches de quinze à vingt pieds de haut ; on roule, sans trop le serrer, le foin écru autour de ces perches ; il y sèche en noircissant. A une certaine distance, ces colonnes ont tout à fait l'air de cyprès ou de trophées plantés en mémoire des fleurs fauchées dans ces vallons.

24 septembre, mardi.

L'Allemagne s'est voulu venger de ma mauvaise humeur contre elle. Dans la plaine de Salzbourg, le 24 au matin, le soleil parut à l'est des montagnes que je laissais derrière moi ; quelques pitons de rochers à l'occident s'illuminaient de ses premiers feux extrêmement doux. L'ombre flottait encore sur la plaine, moitié verte, moitié labourée, et d'où s'élevait une fumée, comme la vapeur des sueurs de l'homme. Le château de Salzbourg, accroissant le sommet du monticule qui domine la ville, incrustait dans le ciel bleu son relief blanc. Avec l'ascension du soleil, émergeaient, du sein de la fraîche exhalaison de la rosée, les avenues, les bouquets de bois, les maisons de briques rouges, les chaumières crépies d'une chaux éclatante, les tours du moyen âge balafrées et percées, vieux champions du temps, blessés à la tète et à la poitrine, restés seuls debout sur le champ de bataille des siècles. La lumière automnale de cette scène avait la couleur violette des veilleuses, qui s'épanouissent dans cette saison, et dont les prés le long de la Saltz étaient semés. Des bandes de corbeaux, quittant les lierres et les trous des ruines, descendaient sur les guérets ; leurs ailes moirées se glaçaient de rose au reflet du matin.

Fête était de saint Rupert, patron de Salzbourg. Les paysannes allaient au marché, parées à la façon de leur village : leur chevelure blonde et leur front de neige se renfermaient sous des espèces de casques d'or, ce qui seyait bien à des Germaines. Lorsque j'eus traversé la ville, propre et belle, j'aperçus, dans une prairie, deux ou trois mille hommes d'infanterie ; un général, accompagné de son état-major, les passait en revue. Ces lignes blanches sillonnant un gazon vert, les éclairs des armes au jour levant, étaient une pompe digne de ces peuples peints ou plutôt chantés par Tacite : Mars le Teuton offrait un sacrifice à l'Aurore. Que faisaient dans ce moment mes gondoliers à Venise ? Ils se réjouissaient comme des hirondelles après la nuit à l'aube renaissante et se préparaient à raser la surface de l'eau ; ensuite viendront les joies de la nuit, les barcarolles et les amours. A chaque peuple son lot : aux uns, la force ; aux autres, les plaisirs : les Alpes font le partage.

Depuis Salzbourg jusqu'à Linz, campagne plantureuse, l'horizon à droite dentelé de montagnes. Des futaies de pins et de hêtres, oasis agrestes et pareilles, s'entourent d'une culture savante et variée. Des troupeaux de diverses sortes, des hameaux, des églises, des oratoires, des croix meublent et animent le paysage.

Après avoir dépassé le rayon de la fête de saint Rupert (les fêtes chez les hommes durent peu et ne vont pas loin), nous trouvâmes tout le monde aux champs, occupé des semailles d'automne et de la récolte des pommes de terre. Ces populations rustiques étaient mieux vêtues, plus polies, et paraissaient plus heureuses que les nôtres. Ne troublons point l'ordre, la paix, les vertus naïves dont elles jouissent, sous prétexte de leur substituer des biens politiques qui ne sont ni conçus ni sentis de la même manière par tous. L'humanité entière comprend la joie du foyer, les affections de famille, l'abondance de la vie la simplicité du coeur et la religion.

Le Français, si amoureux des femmes, se passe très bien d'elles dans une multitude de soins et de travaux ; l'Allemand ne peut vivre sans sa compagne, il l'emploie et l'emmène partout avec lui, à la guerre comme au labour, au festin comme au deuil.

En Allemagne, les bêtes mêmes ont du caractère tempéré de leurs raisonnables maîtres. Quand on voyage la physionomie des animaux est intéressante à observer. On peut préjuger les moeurs et les passions des habitants d'une contrée à la douceur ou à la méchanceté, à l'allure apprivoisée ou farouche, à l'air de gaîté ou de tristesse de cette partie animée de la création que Dieu a soumise à notre empire.

Un accident arrivé à la calèche m'obligea de m'arrêter à Woknabrück. En rôdant dans l'auberge, une porte de derrière me donna l'entrée d'un canal. Par delà s'étendaient des prairies que rayaient des pièces de toile écrue. Une rivière, infléchie sous des collines boisées servait de ceinture à ces prairies. Je ne sais quoi me rappela le village de Plancouët, où le bonheur s'était offert à moi dans mon enfance. Ombres de mes vieux parents, je ne vous attendais pas sur ces bords ! Vous vous rapprochez de moi, parce que je m'approche de la tombe, votre asile ; nous allons nous y retrouver. Ma bonne tante, chantez-vous encore aux rives du Léthé votre chanson de l' Epervier et de la Fauvette ? Avez-vous rencontré chez les morts le volage Trémigon, comme Didon aperçut Enée dans la région des mânes ?

Quand je partis de Woknabrück le jour finissait ; le soleil me remit entre les mains de sa soeur : double lumière d'une teinte et d'une fluidité indéfinissables.

Bientôt la lune règna seule : elle avait envie de renouer notre entretien des forêts de Haselbach ; mais je n'étais pas en train d'elle. Je lui préférai Vénus, qui se leva à deux heures du matin le 25 ; elle était belle comme parmi ces aurores où je la contemplais en l'implorant sur les mers de la Grèce.

Laissant à droite et à gauche force mystères de bosquets, de ruisseaux, de vallées, je traversai Lambach, Wells et Neuban, petites villes toutes neuves avec des maisons sans toit, à l'italienne. Dans l'une de ces maisons on faisait de la musique ; de jeunes femmes étaient aux fenêtres : du temps des Maroboduus cela ne se passait pas ainsi.

Aux villes d'Allemagne les rues sont larges, alignées, comme les tentes d'un camp ou les files d'un bataillon ; les marchés sont vastes, les places d'armes spacieuses : on a besoin de soleil, et tout se passe en public.

Dans les villes d'Italie, les rues sont étroites et tortueuses, les marchés petits, les places d'armes resserrées : on a besoin d'ombre et tout se passe en secret.

A Linz, mon passeport fut visé sans difficulté.

 

3 L41 Chapitre 3

24 et 25 septembre 1833.

Le Danube. - Waldmünchen. - Bois. - Combourg. - Lucile. - Voyageurs. - Prague.

Je passai le Danube à trois heures du matin : je lui avais dit en été ce que je ne trouvais plus à lui dire en automne ; il n'en était plus aux mêmes ondes ni moi aux mêmes heures. Je laissai loin sur ma gauche mon bon village de Waldmünchen, avec ses troupeaux de porcs, le berger Eumée et la paysanne qui me regardait par-dessus l'épaule de son père. La fosse du mort dans le cimetière aura été comblée ; le décédé est mangé par quelques milliers de vers pour avoir eu l'honneur d'être homme.

M. et madame de Bauffremont, arrivés à Linz, me devançaient de quelques heures ; ils étaient eux-mêmes précédés de plusieurs royalistes : porteurs de message de paix, ils croyaient Madame cheminant tranquille derrière eux, et moi je les suivais tous comme la Discorde, avec des nouvelles de guerre.

La princesse de Bauffremont, née Montmorency allait à Butschirad complimenter des rois de France nés Bourbons : rien de plus naturel.

Le 25, à la nuit tombante, j'entrai dans des bois. Des corneilles criaient en l'air ; leurs épaisses volées tournoyaient au-dessus des arbres dont elles se préparaient à couronner la cime. Voilà que je retournai à ma première jeunesse : je revis les corneilles du mail de Combourg ; je crus reprendre ma vie de famille dans le vieux château : ô souvenirs, vous traversez le coeur comme un glaive ! ô ma Lucile, bien des années nous ont séparés ! maintenant la foule de mes jours a passé, et, en se dissipant, me laisse mieux voir ton image.

J'étais de nuit à Thabor : sa place, environnée d'arcades, me parut immense ; mais le clair de lune est menteur.

Le 26 au matin, une brume nous couvrit de sa solitude sans limite. Vers les dix heures, il me sembla que je passais entre deux lacs. Je n'étais plus qu'à quelques eues de Prague.

La brouée se leva. Les approches par la route de Linz sont plus vivantes que par le chemin de Ratisbonne ; le paysage est moins plat. On aperçoit des villages, des châteaux avec des futaies et des étangs. Je rencontrai une femme à figure pieuse et résignée, accablée sous le poids d'une énorme hotte ; deux vieilles marchandes étalant quelques pommes au bord d'un fossé ; une jeune fille et un jeune homme assis sur la pelouse, le jeune homme fumant, la jeune fille gaie, le jour auprès de son ami, la nuit dans ses bras ; des enfants à la porte d'une chaumière jouant avec des chats ou conduisant des oies au pâtis ; des dindons en cage se rendant à Prague comme moi pour la majorité de Henri V ; puis un berger sonnant de sa trompe, tandis que Hyacinthe, Baptiste, le cicerone de Venise et mon excellence, nous cahotions dans notre calèche rapiécetée : voilà les destinées de la vie. Je ne donnerais pas un patard de la meilleure.

La Bohême ne m'offrait plus rien de nouveau ; mes idées étaient fixées sur Prague.

Prague, 29 septembre 1833.

Le surlendemain de mon arrivée à Prague j'envoyai Hyacinthe porter une lettre à madame la duchesse de Berry, que selon mes calculs il devait rencontrer à Trieste. Cette lettre disait à la princesse : " Que j'avais trouvé la famille royale partant pour Leoben, que de jeunes Français étaient arrivés pour l'époque de la majorité de Henri et que le Roi leur échappait, que j'avais vu madame la Dauphine, qu'elle m'avait invité à me rendre immédiatement à Butschirad, où Charles X se trouvait encore ; que je n'avais point vu Mademoiselle parce qu'elle était un peu souffrante, qu'on m'avait fait entrer dans sa chambre dont les volets étaient fermés, qu'elle m'avait tendu dans l'ombre sa main brûlante en me priant de les sauver tous ;

" Que je m'étais rendu à Butschirad, que j'avais vu M. de Blacas et causé avec lui sur la déclaration de la majorité de Henri V ; qu'introduit la nuit dans la chambre du Roi, je l'avais trouvé endormi, et que, lui ayant ensuite présenté la lettre de madame la duchesse de Berry, il m'avait paru fort animé contre mon auguste cliente ; que, du reste, le petit acte rédigé par moi sur la majorité avait paru lui plaire. "

La lettre se terminait par ce paragraphe :

" Maintenant, madame, je ne dois pas vous cacher qu'il y a beaucoup de mal ici. Nos ennemis pourraient s'ils nous voyaient nous disputer une royauté sans royaume, un sceptre qui n'est que le bâton sur lequel nous appuyons nos pas dans le pèlerinage peut-être long de notre exil. Tous les inconvénients sont dans l'éducation de votre fils, et je ne vois aucune chance pour qu'elle soit changée. Je retourne au milieu des pauvres que madame de Chateaubriand nourrit ; là, je serai toujours à vos ordres. St jamais vous deveniez maîtresse absolue de Henri, si vous persistiez à croire que ce dépôt précieux puisse être remis entre mes mains, je serais aussi heureux qu'honoré de lui consacrer le reste de ma vie, mais je ne pourrais me charger d'une aussi effrayante responsabilité qu'à la condition d'être, sous vos conseils, entièrement libre dans mes choix et dans mes idées, et placé sur un sol indépendant hors du cercle des monarchies absolues. "

Dans la lettre était renfermée cette copie de mon projet de déclaration de la majorité :

" Nous, Henri Ve du nom, arrivé à l'âge où les lois du royaume fixent la majorité de l'héritier du trône, voulons que le premier acte de cette majorité soit une protestation solennelle contre l'usurpation de Louis-Philippe, duc d'Orléans. En conséquence, et de l'avis de notre conseil, nous avons fait le présent acte pour le maintien de nos droits et de ceux des Français. Donné le trentième jour de septembre de l'an de grâce mil huit cent trente-trois. "

 

3 L41 Chapitre 4

Prague, 30 septembre 1833.

Madame de Gontaut. - Jeunes Français. - Madame la Dauphine. - Course à Butschirad.

Ma lettre à madame la duchesse de Berry indiquait les faits généraux, mais elle n'entrait pas dans les détails.

Quand je vis madame de Gontaut au milieu des malles à moitié faites et des vaches ouvertes, elle se jeta à mon cou, et en sanglotant : " Sauvez-moi ! Sauvez-nous ! " disait-elle. " - Et de quoi vous sauver madame ? J'arrive, je ne sais rien de rien. " Hradschin était désert, on eût dit des journées de Juillet et de l'abandon des Tuileries comme si les révolutions s'attachaient aux pas de la race proscrite.

Des jeunes gens viennent féliciter Henri sur le jour de sa majorité ; plusieurs sont sous le coup d'un arrêt de mort : quelques-uns, blessés dans la Vendée, presque tous pauvres, ont été obligés de se cotiser pour être à même de porter jusqu'à Prague l'expression de leur fidélité. Aussitôt un ordre leur ferme les frontières de la Bohême. Ceux qui parviennent à Butschirad ne sont reçus qu'après les plus grands efforts ; l'étiquette leur barre le passage comme MM. les gentilshommes de la chambre défendaient à Saint-Cloud la porte du cabinet de Charles X tandis que la révolution entrait par les fenêtres. On déclare à ces jeunes gens que le Roi s'en va, qu'il ne sera pas à Prague le 29. Les chevaux sont commandés, la famille royale plie bagage. Si les voyageurs obtiennent enfin la permission de prononcer à la hâte un compliment, on les écoute avec crainte. On n'offre pas un verre d'eau à la petite troupe fidèle, on ne la prie pas à la table de l'orphelin qu'elle est venue chercher de si loin ; elle est réduite à boire dans un cabaret à la santé de Henri. On fuit devant une poignée de Vendéens, comme on s'est dispersé devant une centaine de héros de Juillet.

Et quel est le prétexte de ce sauve qui peut ? On va au-devant de madame la duchesse de Berry, on donne à la princesse un rendez-vous sur un grand chemin pour la montrer à la dérobée à sa fille et à son fils. N'est-elle pas bien coupable ? elle s'obstine à réclamer pour Henri un titre vain. Pour se tirer de la position la plus simple, on étale aux yeux de l'Autriche et de la France (si toutefois la France aperçoit ces néantises) un spectacle qui rendrait la légitimité, déjà trop ravalée, la désolation de ses amis et l'objet de la calomnie de ses ennemis.

Madame la Dauphine sent les inconvénients de l'éducation de Henri V, et ses vertus s'en vont en larmes, comme le ciel tombe la nuit en rosée. Le court instant d'audience qu'elle m'accorda ne lui permit pas de me parler de ma lettre de Paris du 30 juin : elle avait l'air touchée en me regardant.

Dans les rigueurs mêmes de la Providence, un moyen de salut semblait se cacher : l'expatriation sépare l'orphelin de ce qui menaçait de le perdre aux Tuileries ; à l'école de l'adversité, il aurait pu être élevé sous la direction de quelques hommes du nouvel ordre social, habiles à l'instruire de la royauté nouvelle. Au lieu de prendre ces maîtres du moment, loin d'améliorer l'éducation de Henri V, on la rend plus fatale par l'intimité que produit la vie resserrée en famille : dans les soirées d'hiver, des vieillards, tisonnant les siècles au coin du feu, enseignent à l'enfant des jours dont rien ne ramènera le soleil ; ils lui transforment les chroniques de Saint-Denis en contes de nourrice ; les deux premiers barons de l'âge moderne, la Liberté et l' Egalité , sauraient bien forcer Henri sans terre à donner une Grande Charte.

La Dauphine m'avait engagé à faire la course de Butschirad. MM. Dufougerais et Nugent me menèrent en ambassade chez Charles X le soir même de mon arrivée à Prague. A la tête de la députation des jeunes gens, ils allaient achever les négociations commencées au sujet de la présentation. Le premier, impliqué dans mon procès devant la cour d'assises, avait plaidé sa cause avec beaucoup d'esprit ; le second sortait de subir un emprisonnement de huit mois pour délit de presse royaliste. L'auteur du Génie du Christianisme eut donc l'honneur de se rendre auprès du Roi très chrétien, assis dans une calèche de place, entre l'auteur de la Mode et l'auteur du Revenant .

 

3 L41 Chapitre 5

Prague, 30 septembre 1833.

Butschirad. - Sommeil de Charles X. - Henri V. - Réception des jeunes gens.

Butschirad est une villa du grand-duc de Toscane, à environ six lieues de Prague, sur la route de Carlsbad. Les princes autrichiens ont leurs biens patrimoniaux dans leur pays, et ne sont, au delà des Alpes, que des possesseurs viagers : ils tiennent l'Italie à ferme. On arrive à Butschirad par une triple allée de pommiers. La villa n'a aucune apparence, elle ressemble, avec ses communs, à une belle métairie, et domine au milieu d'une plaine nue un hameau mélangé d'arbres verts et d'une tour. L'intérieur de l'habitation est un contresens italien, sous le 50e degré de latitude : de grands salons sans cheminées et sans poêles. Les appartements sont tristement enrichis de la dépouille de Holy-Rood. Le château de Jacques II, que remeubla Charles X, a fourni par déménagement à Butschirad les fauteuils et les tapis.

Le Roi avait la fièvre et était couché lorsque j'arrivai à Butschirad, le 27, à huit heures du soir. M. de Blacas me fit entrer dans la chambre de Charles X, comme je le disais à la duchesse de Berry. Une petite lampe brûlait sur la cheminée ; je n'entendais dans le silence des ténèbres que la respiration élevée du trente-cinquième successeur de Hugues Capet. O mon vieux Roi ! votre sommeil était pénible ; le temps et l'adversité, lourds cauchemars étaient assis sur votre poitrine. Un jeune homme s'approcherait du lit de sa jeune épouse avec moins d'amour que je ne me sentis de respect en marchant d'un pied furtif vers votre couche solitaire. Du moins, je n'étais pas un mauvais songe comme celui qui vous réveilla pour aller voir expirer votre fils ! Je vous adressais intérieurement ces paroles que je n'aurais pu prononcer tout haut sans fondre en larmes : " Le ciel vous garde de tout mal à venir ! Dormez en paix ces nuits avoisinant votre dernier sommeil ! Assez longtemps vos vigiles ont été celles de la douleur. Que ce lit de l'exil perde sa dureté en attendant la visite de Dieu ! lui seul peut rendre légère à vos os la terre étrangère. "

Oui, j'aurais donné avec joie tout mon sang pour rendre la légitimité possible à la France. Je m'étais figuré qu'il en serait de la vieille royauté ainsi que de la verge desséchée d'Aaron : enlevée du temple de Jérusalem, elle reverdit et porta les fleurs de l'amandier, symbole du renouvellement de l'alliance. Je ne m'étudie point à étouffer mes regrets, à retenir les larmes dont je voudrais effacer la dernière trace des royales douleurs. Les mouvements que j'éprouve en sens divers, au sujet des mêmes personnes, témoignent de la sincérité avec laquelle ces Mémoires sont écrits. Dans Charles X, l'homme m'attendrit, le monarque me blesse : je me laisse aller à ces deux impressions à mesure qu'elles se succèdent sans chercher à les concilier.

Le 28 septembre, après que Charles X m'eut reçu le matin au bord de son lit, Henri V me fit appeler : je n'avais pas demandé à le voir. Je lui dis quelques mots graves sur sa majorité et sur ces loyaux Français dont l'ardeur lui avait offert des éperons d'or.

Au surplus, il est impossible d'être mieux traité que je ne le fus. Mon arrivée avait jeté l'alarme ; on craignait le rendu compte de mon voyage à Paris. Pour moi donc toutes les attentions ; le reste était négligé. Mes compagnons, dispersés, mourants de faim et de soif, erraient dans les corridors, les escaliers, les cours du château, au milieu de l'effarade des maîtres du logis et des apprêts de leur évasion. On entendait des jurements et des éclats de rire.

La garde autrichienne s'émerveillait de ces individus à moustaches et en habit bourgeois, elle les soupçonnait d'être des soldats français déguisés, avisant à s'emparer de la Bohême par surprise.

Durant cette tempête au dehors, Charles X me disait au dedans : " Je me suis occupé de corriger l'acte de mon gouvernement à Paris. Vous aurez pour collègues M. de Villèle, comme vous l'avez demandé, le marquis de Latour-Maubourg et le Chancelier. "

Je remerciai le Roi de ses bontés en admirant les illusions de ce monde. Quand la société croule, quand les monarchies finissent, quand la face de la terre se renouvelle, Charles établit à Prague un gouvernement en France de l' avis de son conseil entendu . Ne nous raillons pas trop : qui de nous n'a sa chimère ? qui de nous ne donne la becquée à de naissantes espérances ? qui de nous n'a son gouvernement in petto , de l' avis de ses passions entendues ? La moquerie m'irait mal à moi l'homme aux songes. Ces Mémoires , que je barbouille en courant, ne sont-ils pas mon gouvernement de l' avis de ma vanité entendue ? Ne crois-je pas très sérieusement parler à l'avenir, aussi peu à ma disposition que la France aux ordres de Charles X ?

Le cardinal Latil, ne se voulant pas trouver dans la bagarre, était allé passer quelques jours chez le duc de Rohan. M. de Foresta passait mystérieusement, un portefeuille sous le bras ; madame de Bouillé me faisait des révérences profondes, comme une personne de parti avec des yeux baissés qui voulaient voir à travers leurs paupières ; M. La Vilatte s'attendait à recevoir son congé ; il n'était plus question de M. Barrande, qui se flattait vainement de rentrer en grâce et séjournait dans un coin à Prague.

J'allai faire ma cour au Dauphin. Notre conversation fut brève :

" Comment Monseigneur se trouve-t-il à Butschirad ?

- Vieillottant.

- C'est comme tout le monde, Monseigneur.

- Et votre femme ?

- Monseigneur, elle a mal aux dents.

- Fluxion ?

- Non, Monseigneur : temps.

- Vous dînez chez le Roi ? Nous nous reverrons. "

Et nous nous quittâmes.

 

3 L41 Chapitre 6

Prague, 28 et 29 septembre 1833.

L'échelle et la paysanne. - Dîner à Butschirad. - Madame de Narbonne. - Henri V. - Partie de whist. - Charles X. - Mon incrédulité sur la déclaration de majorité. - Lecture des journaux. - Scène des jeunes gens à Prague. - Je pars pour la France. - Passage dans Butschirad la nuit.

Je me trouvai libre à trois heures : on dînait à six.

Ne sachant que devenir, je me promenai dans les allées de pommiers dignes de la Normandie. La récolte du fruit de ces faux orangers s'élève dans les bonnes années à la somme de dix-huit mille francs. Les calvilles s'exportent en Angleterre. On n'en fait point de cidre, le monopole de la bière en Bohême s'y oppose. Selon Tacite, les Germains avaient des mots pour signifier le printemps, l'été et l'hiver ; ils n'en avaient point pour exprimer l'automne, dont ils ignoraient le nom et les présents : nomen ac bona ignorantur . Depuis le temps de Tacite, il leur est arrivé une Pomone.

Accablé de fatigue, je m'assis sur les échelons d'une échelle appuyée contre le tronc d'un pommier. J'étais là dans l'oeil-de-boeuf du château de Butschirad, ou au balustre de la chambre du conseil. En regardant le toit qui couvrait la triple génération de mes rois, je me rappelais ces plaintes du Maoual arabe : " Ici nous avons vu disparaître sous l'horizon les étoiles que nous aimons à voir se lever sous le ciel de notre patrie. "

Plein de ces tristes idées, je m'endormis. Une voix douce me réveilla. Une paysanne bohême venait cueillir des pommes ; avançant la poitrine et relevant la tête, elle me faisait une salutation slave avec un sourire de reine ; je pensai tomber de mon juchoir : je lui dis en français :

" Vous êtes bien belle ; je vous remercie ! " Je vis à son air qu'elle m'avait compris : les pommes sont toujours pour quelque chose dans mes rencontres avec les Bohémiennes . Je descendis de mon échelle comme un de ces condamnés des temps féodaux délivré par la présence d'une jeune femme. Pensant à la Normandie, à Dieppe, à Fervaques, à la mer, je repris le chemin du Trianon de la vieillesse de Charles X.

On se mit à table, à savoir : le prince et la princesse de Bauffremont, le duc et la duchesse de Narbonne, M. de Blacas, M. Damas, M. O'Hégerty, moi, M. le dauphin et Henri V, j'aurais mieux aimé y voir les jeunes gens que moi. Charles X ne dîna point ; il se soignait, afin d'être en état de partir le lendemain. Le banquet fut bruyant, grâce au parlage du jeune prince : il ne cessa de discourir de sa promenade à cheval, de son cheval, des frasques de son cheval sur le gazon, des ébrouements de son cheval dans les terres labourées. Cette conversation était bien naturelle, bien ce qu'elle devait être, et j'en étais cependant affligé ; j'aimais mieux nos anciens propos sur les voyages et sur l'histoire.

Le Roi vint et causa avec moi. Il me complimenta derechef sur la note de majorité ; elle lui plaisait parce que, laissant de côté les abdications comme chose consommée, elle n'exigeait d'autre signature que celle de Henri, et ne ravivait aucune blessure. Selon Charles X la déclaration serait envoyée de Vienne à M. Pastoret avant mon retour en France ; je m'inclinai avec un sourire d'incrédulité. Sa Majesté, après m'avoir frappé l'épaule selon sa coutume : " Chateaubriand, où allez-vous à présent ? - Tout bêtement à Paris, sire. - Non, non, pas bêtement, " reprit le Roi, cherchant avec une sorte d'inquiétude le fond de ma pensée.

On apporta les journaux ; le Dauphin s'empara des gazettes anglaises : tout d'un coup, au milieu d'un profond silence, il traduisit à haute voix ce passage du Times : " Il y a ici le baron de ***, haut de quatre pieds, âgé de soixante-quinze ans, et tout aussi vert qu'il était il y a cinquante ans. " Et puis Monseigneur se tut.

Le Roi se retira, M. de Blacas me dit : " Vous devriez venir à Leoben avec nous. " La proposition n'était pas sérieuse. Je n'avais d'ailleurs aucune envie d'assister à une scène de famille ; je ne voulais ni diviser des parents ni me mêler de réconciliations dangereuses. Lorsque j'entrevis la chance de devenir le favori d'une des deux puissances, je frémis ; la poste ne me semblait pas assez prompte pour m'éloigner de mes honneurs possibles. L'ombre de la fortune me fait trembler comme l'ombre du cheval de Richard faisait trembler les Philistins.

Le lendemain 28, je m'enfermai à l'hôtel des Bains et j'écrivis ma dépêche à Madame. Le soir même Hyacinthe était parti avec cette dépêche.

Le 29 j'allai voir le comte et la comtesse de Choteck ; je les trouvai confondus du brouhaha de la cour de Charles X. Le grand bourgrave envoyait à force des estafettes lever les consignes qui retenaient les jeunes gens aux frontières. Au surplus ceux que l'on apercevait dans les rues de Prague n'avaient rien perdu de leur caractère français ; un légitimiste et un républicain, politique à part, sont les mêmes hommes : c'était un bruit, une moquerie, une gaîté ! Les voyageurs venaient chez moi me conter leurs aventures. M. *** avait visité Francfort avec un cicerone allemand, très charmé des Français ; M.*** lui en demanda la cause le cicerone lui répondit : " Les Vrançais fenir à Frankfurt, ils pufaient le fin et faisaient l'amour avec les cholies femmes tes pourchois. Le chénéral Auchereau mettre 41 millions de taxe sur la file te Frankfurt. " Voilà les raisons pour lesquelles on aimait tant les Français à Francfort.

Un grand déjeuner fut servi dans mon auberge ; les riches payèrent l'écot des pauvres. Au bord de la Moldau, on but du vin de Champagne à la santé de Henri V, qui courait les chemins avec son aïeul, dans la peur d'entendre les toasts portés à sa couronne. A huit heures, mes affaires finies je montai en voiture, espérant bien ne retourner en Bohême de ma vie.

On a dit que Charles X avait eu l'intention de se retirer à l'autel : il avait des antécédents de ce dessein dans sa famille. Richer, moine de Senones, et Geoffroy de Beaulieu, confesseur de saint Louis, rapportent que ce grand homme avait pensé à s'enfermer dans un cloître lorsque son fils serait en âge de le remplacer sur le trône. Christine de Pisan dit de Charles V : " Le sage Roi avait délibéré en soi que, si tant pouvait vivre que son fils le Dauphin fust en âge de porter couronne, il lui délairoit le royaume... et se feroit prêtre ". De pareils princes, s'ils avaient abandonné le sceptre, auraient bien manqué comme tuteurs à leurs fils ; et cependant, en restant rois, ont-ils rendu dignes d'eux leurs successeurs ? Que fut Philippe le Hardi auprès de saint Louis ? Toute la sagesse de Charles V se transforma en folie dans son héritier.

Je passe à dix heures du soir devant Butschirad, dans la campagne muette, vivement éclairée de la lune. J'aperçois la masse confuse de la villa, du hameau et de la ruine qu'habite le Dauphin : le reste de la famille royale voyage. Un si profond isolement me saisit ; cet homme (je vous l'ai déjà dit) a des vertus : modéré en politique, il nourrit peu de préjugés ; il n'a dans les veines qu'une goutte de sang de saint Louis, mais il l'a ; sa probité est sans égale, sa parole inviolable comme celle de Dieu. Naturellement courageux, sa piété filiale l'a perdu à Rambouillet. Brave et humain en Espagne, il a eu la gloire de rendre un royaume à son parent et n'a pu conserver le sien. Louis-Antoine, depuis les journées de Juillet, a songé à demander un asile en Andalousie : Ferdinand le lui eût sans doute refusé. Le mari de la fille de Louis XVI languit dans un village de Bohême ; un chien, dont j'entends la voix, est la seule garde du prince : Cerbère aboie ainsi aux ombres dans les régions de la mort, du silence et de la nuit.

Je n'ai jamais pu revoir dans ma longue vie mes foyers paternels ; je n'ai pu me fixer à Rome, où je désirais tant mourir ; les huit cents lieues que j'achève, y compris mon premier voyage de Bohême, m'auraient mené aux plus beaux sites de la Grèce, de l'Italie et de l'Espagne. J'ai dévoré ce chemin et j'ai dépensé mes derniers jours pour revenir sur cette terre froide et grise : qu'ai-je donc fait au ciel ?

J'entrai dans Prague le 29 à quatre heures du soir. Je descendis à l'hôtel des Bains. Je ne vis point la jeune servante saxonne ; elle était retournée à Dresde consoler par des chants d'Italie les tableaux exilés de Raphaël.

 

3 L41 Chapitre 7

Du 29 septembre au 6 octobre 1833.

Rencontre à Schlau. - Carlsbad vide. - Hohlfeld : plus de petite fille à la hotte. - Bamberg : le bibliothécaire et la jeune femme. - Mes Saint-François diverses. - Epreuves de religion. - La France.

A Schlau, à minuit, devant l'hôtel de la poste, une voiture changeait de chevaux. Entendant parler français, j'avançai la tête hors de ma calèche et je dis : " Messieurs, vous allez à Prague ? Vous n'y trouverez plus Charles X, il est parti avec Henri V. " Je me nommai. " Comment, parti ? " s'écrièrent ensemble plusieurs voix. " En avant, postillon ! en avant ! "

Mes huit compatriotes, arrêtés d'abord à Egra, avaient obtenu la permission de continuer leur route, mais à la garde d'un officier de police. Elle est curieuse ma rencontre, en 1833, d'un convoi de serviteurs du trône et de l'autel, dépêché par la légitimité française sous l'escorte d'un sergent de ville ! En 1822, j'avais vu passer à Vérone des cagées de carbonari accompagnés de gendarmes. Que veulent donc les souverains ? Qui reconnaissent-ils pour amis ? Craignent-ils la trop grande foule de leurs partisans ? Au lieu d'être touchés de la fidélité ils traitent les hommes dévoués à leur couronne comme des propagandistes et des révolutionnaires.

Le maître de poste de Schlau venait d'inventer l'accordéon : il m'en vendit un ; toute la nuit je fis jouer le soufflet dont le son emportait pour moi le souvenir du monde [Je reçus de Périgueux, le 14 novembre, la lettre suivante : mon éloge à part, elle constate les faits que j'ai racontés.

" Périgueux, 10 novembre 1833.

" Monsieur le vicomte,

" Je ne puis résister au désir de vous témoigner toute la peine que j'ai éprouvée lundi 28 octobre, lorsqu'on m'annonça votre absence. Je m'étais présenté chez vous pour avoir l'honneur de vous présenter mes hommages et entretenir quelques instants l'homme à qui j'ai voué toute mon admiration. Obligé de repartir le soir même de Paris, où peut-être je ne dois plus retourner, il eût été bien doux pour moi de vous avoir vu. Lorsque, malgré la modicité de la fortune de ma famille, j'entrepris le voyage de Prague, j'avais mis au nombre de mes espérances celle d'avoir l'honneur de me faire connaître de vous. Et cependant, monsieur le vicomte, je ne puis pas dire que je ne vous ai pas vu : j'étais au nombre des huit jeunes gens que vous rencontrâtes au milieu de la nuit à Schlau, à peu de distance de Prague. Nous arrivions après avoir été cinq jours mortels victimes de l'intrigue qui depuis nous a été révélée. Cette rencontre, en ce lieu, à cette heure, a quelque chose de bizarre et ne s'effacera jamais de mon souvenir, non plus que l'image de celui à qui la France royaliste doit les services les plus utiles.

" Agréez, je vous prie, etc.

" P.-G.-Jules Determes. " (N.d.A.)] .

Carlsbad (je le traversai le 30 septembre) était désert ; salle d'opéra après la pièce jouée. Je retrouvai à Egra le maltôtier qui me fit tomber de la lune où j'étais au mois de juin avec une dame de la campagne romaine.

A Hohlfeld, plus de martinets ni de petite hotteuse ; j'en fus attristé. Telle est ma nature : j'idéalise les personnages réels et personnifie les songes, déplaçant la matière et l'intelligence. Une petite fille et un oiseau grossissent aujourd'hui la foule des êtres de ma création dont mon imagination est peuplée, comme ces éphémères qui se jouent dans un rayon du soleil. Pardonnez, je parle de moi, je m'en aperçois trop tard.

Voici Bamberg. Padoue me fit souvenir de Tite-Live ; à Bamberg, le Père Horrion retrouva la première partie du troisième et du trentième livre de l'historien romain. Tandis que je soupais dans la patrie de Joachim Camerarius, de Clavius, le bibliothécaire de la ville me vint saluer à propos de ma renommée, la première du monde, selon lui, ce qui réjouissait la moelle de mes os. Accourut ensuite un général bavarois. A la porte de l'auberge, la foule m'entoura lorsque je regagnai ma voiture. Une jeune femme était montée sur une borne comme jadis la Sainte Beuve pour voir passer le duc de Guise. Elle riait : " Vous moquez-vous de moi ? " lui dis-je. - " Non, " me répondit-elle en français, avec un accent allemand, " c'est que je suis si contente ! "

Du 1er au 4 octobre, je revis les lieux que j'avais vus trois mois auparavant. Le 4, je touchai la frontière de France. La Saint-François m'est, tous les ans, un jour d'examen de conscience. Je tourne mes regards vers le passé ; je me demande où j'étais, ce que je faisais à chaque anniversaire précédent. Cette année 1833, soumis à mes vagabondes destinées, la Saint-François me trouve errant. J'aperçois au bord du chemin une croix ; elle s'élève dans un bouquet d'arbres qui laissent tomber en silence, sur l'Homme-Dieu crucifié, quelques feuilles mortes. Vingt-sept ans en arrière, j'ai passé la Saint-François au pied du véritable Golgotha.

Mon patron aussi visita le saint tombeau. François d'Assise, fondateur des ordres mendiants, fit faire, en vertu de cette institution, un pas considérable à l'Evangile, et qu'on n'a point assez remarqué : il acheva d'introduire le peuple dans la religion ; en revêtant le pauvre d'une robe de moine, il força le monde à la charité, il releva le mendiant aux yeux du riche, et dans une milice chrétienne prolétaire il établit le modèle de cette fraternité des hommes que Jésus avait prêchée, fraternité qui sera l'accomplissement de cette partie politique du christianisme non encore développée, et sans laquelle il n'y aura jamais de liberté et de justice complète sur la terre.

Mon patron étendait cette tendresse fraternelle aux animaux mêmes sur lesquels il paraîtrait avoir reconquis par son innocence l'empire que l'homme exerçait sur eux avant sa chute ; il leur parlait comme s'ils l'eussent entendu ; il leur donnait le nom de frères et de soeurs . Près de Baveno, comme il passait, une multitude d'oiseaux s'assemblèrent autour de lui ; il les salua et leur dit : " Mes frères ailés, aimez et louez Dieu, car il vous a vêtus de plumes et vous a donné le pouvoir de voler dans le ciel. " Les oiseaux du lac de Rieti le suivaient. Il était dans la joie quand il rencontrait des troupeaux de moutons ; il en avait une grande compassion : " Mes frères, leur disait-il, venez à moi. " Il rachetait quelquefois avec ses habits une brebis que l'on conduisait au boucher ; il se souvenait de l'agneau très doux, illius memor agni mitissimi , immolé pour le salut des hommes. Une cigale habitait une branche de figuier près de sa porte à la Portiuncule ; il l'appelait ; elle venait se reposer sur sa main et il lui disait : " Ma soeur la cigale, chante le Dieu ton créateur. " Il en usa de même avec un rossignol et fut vaincu aux concerts par l'oiseau qu'il bénit et qui s'envola après sa victoire. Il était obligé de faire reporter au loin dans les bois les petits animaux sauvages qui accouraient à lui et cherchaient un abri dans son sein. Quand il voulait prier le matin, il ordonnait le silence aux hirondelles, et elles se taisaient. Un jeune homme allait vendre à Sienne des tourterelles ; le serviteur de Dieu le pria de les lui donner, afin qu'on ne tuât pas ces colombes qui, dans l'Ecriture, sont le symbole de l'innocence et de la candeur. Le saint les emporta à son couvent de Ravacciano ; il planta son bâton à la porte du monastère ; le bâton se changea en un grand chêne vert ; le saint y laissa aller les tourterelles et leur commanda d'y bâtir leur nid, ce qu'elles firent pendant plusieurs années.

François mourant voulut sortir du monde nu comme il y était entré ; il demanda que son corps dépouillé fût enterré dans le lieu où l'on exécutait les criminels, en imitation du Christ qu'il avait pris pour modèle. Il dicta un testament tout spirituel, car il n'avait à léguer à ses frères que la pauvreté et la paix : une sainte femme le mit au tombeau.

J'ai reçu de mon patron la pauvreté, l'amour des petits et des humbles, la compassion pour les animaux, mais mon bâton stérile ne se changera point en chêne vert pour les protéger.

Je devais tenir à bonheur d'avoir foulé le sol de France le jour de ma fête ; mais ai-je une patrie ? Dans cette patrie ai-je jamais goûté un moment de repos ? Le 6 octobre au matin je rentrai dans mon Infirmerie . Le coup de vent de la Saint-François régnait encore. Mes arbres refuges naissants des misères recueillies par ma femme ployaient sous la colère de mon patron. Le soir, à travers les ormes branchus de mon boulevard, j'aperçus les réverbères agités, dont la lumière demi-éteinte vacillait comme la petite lampe de ma vie.

 

3 L42 Livre quarante-deuxième

1. Politique générale du moment. - Philippe. - 2. M. Thiers. - 3. M. de La Fayette. - 4. Armand Carrel. - 5. De quelques femmes. - La Louisianaise. - 6. Madame Tastu. - 7. Madame Sand. - 8. M. de Talleyrand. - 9. Mort de Charles X.

 

3 L42 Chapitre 1

Paris, rue d'Enfer, 1837.

Politique générale du moment. - Philippe.

Si passant de la politique de la légitimité à la politique générale je relis ce que j'ai publié sur cette politique dans les années 1831, 1832 et 1833, mes prévisions ont été assez justes.

Louis-Philippe est un homme d'esprit dont la langue est mise en mouvement par un torrent de lieux communs. Il plaît à l'Europe, qui nous reproche de n'en pas connaître la valeur ; l'Angleterre aime à voir que nous ayons, comme elle, détrôné un roi ; les autres souverains détestent la légitimité qu'ils n'ont pas trouvée obéissante. Philippe a dominé les hommes qui se sont approchés de lui ; il s'est joué de ses ministres ; les a pris, renvoyés, repris, renvoyés de nouveau après les avoir compromis, si rien aujourd'hui compromet.

La supériorité de Philippe est réelle, mais elle n'est que relative ; placez-le à une époque où la société aurait encore quelque vie, et ce qu'il y a de médiocre en lui vous apparaîtra. Deux passions gâtent ses qualités : son amour exclusif de ses enfants, son avidité insatiable d'accroître sa fortune : sur ces deux points il aura sans cesse des éblouissements.

Philippe ne sent pas l'honneur de la France comme le sentaient les aînés des Bourbons ; il n'a pas besoin d'honneur : il ne craint pas les soulèvements populaires comme les craignaient les plus proches de Louis XVI. Il est à l'abri sous le crime de son père ; la haine du bien ne pèse pas sur lui : c'est un complice, non une victime.

Ayant compris la lassitude des temps et la vileté des âmes, Philippe s'est mis à l'aise. Des lois d'intimidation sont venues supprimer les libertés, ainsi que je l'avais annoncé dès l'époque de mon discours d'adieu à la Chambre des pairs, et rien n'a remué ; on a usé de l'arbitraire, on a égorgé dans la rue Transnonain, mitraillé à Lyon, intenté de nombreux procès de presse, on a arrêté des citoyens, on les a retenus des mois et des années en prison par mesure préventive, et l'on a applaudi. Le pays usé, qui n'entend plus rien, a tout souffert. Il est à peine un homme qu'on ne puisse opposer à lui-même. D'années en années, de mois en mois, nous avons écrit, dit et fait tout le contraire de ce que nous avons écrit, dit et fait. A force d'avoir à rougir nous ne rougissons plus ; nos contradictions échappent à notre mémoire tant elles sont multipliées. Pour en finir, nous prenons le parti d'affirmer que nous n'avons jamais varié, ou que nous n'avons varié que par la transformation progressive de nos idées et par notre compréhension éclairée des temps. Les événements si rapides nous ont si promptement vieillis, que quand on nous rappelle nos gestes d'une époque passée, il nous semble que l'on nous parle d'un autre homme que de nous : et puis avoir varié, c'est avoir fait comme tout le monde.

Philippe n'a pas cru comme la branche restaurée qu'il était obligé pour régner de dominer dans tous les villages ; il a jugé qu'il lui suffisait d'être maître de Paris ; or, s'il pouvait jamais rendre la capitale ville de guerre avec un roulement annuel de soixante mille prétoriens il se croirait en sûreté. L'Europe le laisserait faire parce qu'il persuaderait aux souverains qu'il agit dans la vue d'étouffer la révolution dans son vieux berceau, déposant pour gage entre les mains des étrangers les libertés, l'indépendance et l'honneur de la France. Philippe est un sergent de ville : l'Europe peut lui cracher au visage ; il s'essuie, remercie et montre sa patente de roi. Au reste c'est le seul prince que les Français soient à présent capables de supporter. La dégradation du chef élu fait sa force, nous trouvons momentanément dans sa personne ce qui suffit à nos habitudes de couronne et à notre penchant démocratique ; nous obéissons à un pouvoir que nous croyons avoir le droit d'insulter ; c'est tout ce qu'il nous faut de liberté : nation à genoux nous souffletons notre maître, rétablissant le privilège à ses pieds, l'égalité sur sa joue. Narquois et rusé, Louis XI de l'âge philosophique, le monarque de notre choix conduit dextrement sa barque sur une boue liquide. La branche aînée des Bourbons est séchée sauf un bouton ; la branche cadette est pourrie. Le chef inauguré à la maison de ville n'a jamais songé qu'à lui ; il sacrifie les Français à ce qu'il croit être sa sûreté. Quand on raisonne sur ce qui conviendrait à la grandeur de la patrie, on oublie la nature du souverain ; il est persuadé qu'il périrait par les moyens qui sauveraient la France ; selon lui, ce qui ferait vivre la royauté tuerait le roi. Du reste, nul n'a le droit de le mépriser, car tout le monde est au niveau du même mépris. Mais quelles que soient les prospérités qu'il rêve en dernier résultat, ou lui, ou ses enfants ne prospéreront pas, parce qu'il délaisse les peuples dont il tient tout. D'un autre côté, les rois légitimes, délaissant les rois légitimes, tomberont : on ne renie pas impunément son principe. Si des révolutions ont été un instant détournées de leur cours elles n'en viendront pas moins grossir le torrent qui cave l'ancien édifice : personne n'a joué son rôle, personne ne sera sauvé.

Puisque aucun pouvoir parmi nous n'est inviolable, puisque le sceptre héréditaire est tombé quatre fois depuis trente-huit années, puisque le bandeau royal attaché par la victoire s'est dénoué deux fois de la tête de Napoléon, puisque la souveraineté de Juillet a été incessamment assaillie, il faut en conclure que ce n'est pas la république qui est impossible, mais la monarchie.

La France est sous la domination d'une idée hostile au trône : un diadème dont on reconnaît d'abord l'autorité, puis que l'on foule aux pieds, que l'on reprend ensuite pour le fouler aux pieds de nouveau n'est qu'une inutile tentation et un symbole de désordre. On impose un maître à des hommes qui semblent l'appeler par leurs souvenirs, et qui ne le supportent plus par leurs moeurs ; on l'impose à des générations qui, ayant perdu la mesure et la décence sociale, ne savent qu'insulter la personne royale ou remplacer le respect par la servilité.

Philippe a dans sa personne de quoi ralentir la destinée ; il n'a pas de quoi l'arrêter. Le parti démocratique est seul en progrès, parce qu'il marche vers le monde futur ; à moins toutefois que ce parti ne soit trop décomposé pour y parvenir. Ceux qui ne veulent pas admettre les causes générales de destruction pour les principes monarchiques attendent en vain l'affranchissement du joug actuel d'un mouvement des Chambres ; elles ne consentiront point à la réforme, parce que la réforme serait leur mort. De son côté, l'opposition devenue industrielle ne portera jamais au roi de sa fabrique la botte à fond, comme elle l'a portée à Charles X ; elle remue afin d'avoir des places, elle se plaint, elle est hargneuse, mais lorsqu'elle se trouve face à face de Philippe elle recule, car si elle veut obtenir le maniement des affaires, elle ne veut pas renverser ce qu'elle a créé et ce par quoi elle vit. Deux frayeurs l'arrêtent : la frayeur du retour de la légitimité, la frayeur du règne populaire ; elle se colle à Philippe qu'elle n'aime pas, mais qu'elle considère comme un préservatif. Bourrée d'emplois et d'argent, abdiquant sa volonté, l'opposition obéit à ce qu'elle sait funeste et s'endort dans la boue ; c'est le duvet inventé par l'industrie du siècle ; il n'est pas aussi agréable que l'autre, mais il coûte moins cher.

Nonobstant toutes ces choses, une souveraineté de quelques mois si l'on veut même de quelques années, ne changera pas l'irrévocable avenir. Il n'est presque personne qui n'avoue maintenant la légitimité préférable à l'usurpation, pour la sûreté, la liberté, la propriété, comme pour les relations avec l'étranger, car le principe de notre souveraineté actuelle est hostile au principe des souverainetés européennes. Puisqu'il lui plaisait de recevoir l'investiture du trône du bon plaisir et de la science certaine de la démocratie, Philippe a manqué son point de départ : il aurait dû monter à cheval et galoper jusqu'au Rhin, ou plutôt il aurait dû résister au mouvement qui l'emportait sans condition vers une couronne : des institutions plus durables et plus convenables fussent sorties de cette résistance.

On a dit : " M. le duc d'Orléans n'aurait pu rejeter la couronne sans nous plonger dans des troubles épouvantables " : raisonnement des poltrons, des dupes et des fripons. Sans doute des conflits seraient survenus ; mais ils eussent été suivis du retour prompt à l'ordre. Qu'a donc fait Philippe pour le pays ? Y aurait-il eu plus de sang versé par son refus du sceptre qu'il n'en a coulé pour l'acceptation de ce même sceptre à Paris, à Lyon à Anvers, dans la Vendée, sans compter ces flots de sang répandus à propos de notre monarchie élective en Pologne, en Italie, en Portugal, en Espagne ? En compensation de ces malheurs, Philippe nous a-t-il donné la liberté ? Nous a-t-il apporté la gloire ? Il a passé son temps à mendier sa légitimation parmi les potentats, à dégrader la patrie en la faisant la suivante de l'Angleterre, en la livrant en otage, il a cherché à faire venir le siècle à lui, à le rendre vieux avec sa race, ne voulant pas se rajeunir avec le siècle.

Que ne mariait-il son fils aîné à quelque belle plébéienne de sa patrie ? C'eût été épouser la France : cet hymen du peuple et de la royauté aurait fait repentir les rois ; car ces rois, qui ont déjà abusé de la soumission de Philippe, ne se contenteront pas de ce qu'ils ont obtenu : la puissance populaire qui transparaît à travers notre monarchie municipale les épouvante. Le potentat des barricades, pour être complètement agréable aux potentats absolus, devrait surtout détruire la liberté de la presse et abolir nos institutions constitutionnelles. Au fond de l'âme, il les déteste autant qu'eux, mais il a des mesures à garder. Toutes ces lenteurs déplaisent aux autres souverains ; on ne peut leur faire prendre patience qu'en leur sacrifiant tout à l'extérieur : pour nous accoutumer à nous faire au dedans les hommes liges de Philippe, nous commençons par devenir les vassaux de l'Europe.

J'ai dit cent fois et je le répéterai encore, la vieille société se meurt. Pour prendre le moindre intérêt à ce qui existe, je ne suis ni assez bonhomme, ni assez charlatan, ni assez déçu par mes espérances. La France, la plus mûre des nations actuelles, s'en ira vraisemblablement la première. Il est probable que les aînés des Bourbons, auxquels je mourrai attaché, ne trouveraient même pas aujourd'hui un abri durable dans la vieille monarchie. Jamais les successeurs d'un monarque immolé n'ont porté longtemps après lui sa robe déchirée, il y a défiance de part et d'autre : le prince n'ose plus se reposer sur la nation, la nation ne croit plus que la famille rétablie lui puisse pardonner. Un échafaud élevé entre un peuple et un roi les empêche de se voir : il y a des tombes qui ne se referment jamais. La tête de Capet était si haute, que les petits bourreaux furent obligés de l'abattre pour prendre sa couronne, comme les Caraïbes coupaient le palmier afin d'en cueillir le fruit. La tige des Bourbons s'était propagée dans les divers troncs autour d'elle ; elle poussait des rameaux qui, se courbant, prenaient racine en terre et se relevaient provins superbes : cette famille, après avoir été l'orgueil des autres races royales, semble en être devenue la fatalité.

Mais serait-il plus raisonnable de croire que les descendants de Philippe auraient plus de chances de régner que le jeune héritier de saint Louis ? On a beau combiner diversement les idées politiques, les vérités morales restent immuables. Il est des réactions inévitables, enseignantes, magistrales, vengeresses. Le monarque qui nous initia à la liberté, Louis XVI, a été forcé d'expier dans sa personne le despotisme de Louis XIV et la corruption de Louis XV ; et l'on pourrait admettre que Louis-Philippe, lui ou sa lignée, ne payerait pas la dette de la dépravation de la Régence ? Cette dette n'a-t-elle pas été contractée de nouveau par Egalité à l'échafaud de Louis XVI, et Philippe son fils n'a-t-il pas augmenté la créance paternelle, lorsque, tuteur infidèle, il a détrôné son pupille ? Egalité en perdant la vie n'a rien racheté ; les pleurs du dernier soupir ne rachètent personne : ils ne mouillent que la poitrine et ne tombent pas sur la conscience. Si la race d'Orléans pouvait régner au droit des vices et des crimes de ses aïeux, où serait la Providence ? Jamais plus effroyable tentation n'aurait ébranlé l'homme de bien. Ce qui fait notre illusion, c'est que nous mesurons les desseins éternels sur l'échelle de notre courte vie : nous passons trop promptement pour que la punition de Dieu puisse toujours se placer dans le court moment de notre existence : la punition descend à l'heure venue ; elle ne trouve plus le premier coupable, mais elle trouve sa race qui laisse l'espace pour agir.

En s'élevant dans l'ordre universel, le règne de Louis-Philippe, quelle que soit sa durée, ne sera qu'une anomalie, qu'une infraction momentanée aux lois permanentes de la justice : elles sont violées, ces lois, dans un sens borné et relatif ; elles sont suivies dans un sens illimité et général. D'une énormité en apparence consentie du ciel, il faut tirer une conséquence plus haute : il faut en déduire la preuve chrétienne de l'abolition même de la royauté. C'est cette abolition, non un châtiment individuel, qui deviendrait l'expiation de la mort de Louis XVI ; nul ne serait admis, après ce juste, à ceindre le diadème, témoin Napoléon le Grand et Charles X le Pieux. Pour achever de rendre la couronne odieuse, il aurait été permis au fils du régicide de se coucher un moment en faux roi dans le lit sanglant du martyr.

Au reste, tous ces raisonnements, si justes qu'ils soient, n'ébranleront jamais en moi ma fidélité à mon jeune Roi : il sera toujours la plus grande espérance de salut que peut nourrir la France : ne dût-il lui rester que moi, je serai toujours fier d'avoir été le dernier sujet de celui qui sera peut-être le dernier roi.

 

3 L42 Chapitre 2

M. Thiers.

La révolution de Juillet a trouvé son roi : a-t-elle trouvé son représentant ? J'ai peint à différentes époques les hommes qui, depuis 1789 jusqu'à ce jour, ont paru sur la scène. Ces hommes tenaient plus ou moins à l'ancienne race humaine. On avait une échelle de proportion pour les mesurer. On est arrivé à des générations qui n'appartiennent plus au passé, étudiées au microscope, elles ne semblent pas capables de vie, et pourtant elles se combinent avec des éléments dans lesquels elles se meuvent ; elles trouvent respirable un air qu'on ne saurait respirer. L'avenir inventera peut-être des formules pour calculer les lois de l'existence de ces êtres ; mais le présent n'a aucun moyen de les apprécier.

Sans donc pouvoir expliquer l'espèce changée, on remarque çà et là quelques individus que l'on peut saisir parce que des défauts particuliers ou des qualités distinctes les font sortir de la foule. M. Thiers, par exemple est le seul homme que la révolution de Juillet ait produit. Il a fondé l'école admirative de la Terreur ; appartenant à cette école, je serais bien embarrassé, car, si d'un côté ces renieurs et reniés de Dieu, étaient de si grands hommes, l'autorité de leur jugement devrait peser, mais d'un autre côté ces hommes, en se déchirant, déclarent que le parti qu'ils égorgent est un parti de coquins. Voyez ce que madame Roland dit de Condorcet, ce que Barbaroux, principal acteur du 10 août, pense de Marat, ce que Camille Desmoulins écrit contre Saint-Just. Faut-il apprécier Danton d'après l'opinion de Robespierre, ou Robespierre d'après l'opinion de Danton ? Lorsque les Conventionnels ont une si pauvre idée les uns des autres, comment, sans manquer au respect qu'on leur doit, oser avoir une opinion différente de la leur ?

J'ai bien peur toutefois que l'on ait pris pour des gens extraordinaires des brutes qui n'avaient d'autre valeur que celle d'une roue dans une machine. On confond la machine et les rouages : la machine était puissante, mais ce n'étaient pas les roues qui l'avaient faite. Qui donc l'avait inventée ? Dieu : il l'avait créée aux fins de la nécessité qui viennent également de lui pour le résultat donné, à l'heure d'une société prévue.

Dans son esprit matériel, le jacobinisme ne s'aperçoit pas que la Terreur a failli, faute d'être capable de remplir les conditions de sa durée. Elle n'a pu arriver à son but parce qu'elle n'a pu faire tomber assez de têtes ; il lui en aurait quatre ou cinq cent mille de plus : or, le temps manque à l'exécution de ces longs massacres ; il ne reste que des crimes inachevés dont on ne saurait cueillir le fruit, le dernier soleil de l'orage n'ayant pas fini de le mûrir.

Le secret des contradictions des hommes du jour est dans la privation du sens moral, dans l'absence d'un principe fixe et dans le culte de la force : quiconque succombe est coupable et sans mérite, du moins sans ce mérite qui s'assimile aux événements. Derrière les phrases libérales des dévots de la Terreur, il ne faut voir que ce qui s'y cache : le succès divinisé. N'adorez la Convention que comme on adore un tyran. La Convention renversée, passez avec votre bagage de libertés au Directoire, puis à Bonaparte, et cela sans vous douter de votre métamorphose, sans que vous pensiez avoir changé. Dramatiste juré, tout en regardant les Girondins comme de pauvres diables parce qu'ils sont vaincus , n'en tirez pas moins de leur mort un tableau fantastique : ce sont de beaux jeunes hommes marchant couronnés de fleurs au sacrifice.

Les Girondins, faction lâche, qui parlèrent pour Louis XVI et votèrent son exécution, ont fait il est vrai, merveille à l'échafaud ; mais qui ne donnait pas alors tête baissée sur la mort ? Les femmes se distinguèrent par leur héroïsme, les jeunes filles de Verdun montèrent à l'autel comme Iphigénie ; ces artisans sur qui l'on se tait prudemment, ces plébéiens dont la Convention fit une moisson si large, bravaient le fer du bourreau aussi résolument que nos grenadiers le fer de l'ennemi. Contre un prêtre et un noble, la Convention immola des milliers d'ouvriers dans les dernières classes du peuple : c'est ce dont on ne se veut jamais souvenir.

M. Thiers fait-il état de ses principes ? pas le moins du monde : il a préconisé le massacre, et il prêcherait l'humanité d'une manière tout aussi édifiante ; il se donnait pour fanatique des libertés, et il a opprimé Lyon, fusillé dans la rue Transnonain, et soutenu envers et contre tout les lois de septembre : s'il lit jamais ceci, il le prendra pour un éloge.

Devenu président du conseil et ministre des affaires étrangères, M. Thiers s'extasie aux intrigues diplomatiques de l'école Talleyrand ; il s'expose à se faire prendre pour un turlupin à la suite, faute d'aplomb, de gravité et de silence. On peut faire fi du sérieux et des grandeurs de l'âme, mais il ne faut pas le dire, avant d'avoir amené le monde subjugué à s'asseoir aux orgies de Grand-Vaux.

Du reste, M. Thiers mêle à des moeurs inférieures un instinct élevé, tandis que les survivants féodaux, devenus cancres, se sont faits régisseurs de leurs terres, lui M. Thiers, grand seigneur de renaissance, voyage en nouvel Atticus, achète sur les chemins des objets d'art et ressuscite la prodigalité de l'antique aristocratie : c'est une distinction ; mais s'il sème avec autant de facilité qu'il recueille, il devrait être plus en garde contre la richesse, la camaraderie et la mauvaise société de ses anciennes habitudes : la considération est un des ingrédients de la personne publique.

Agité par sa nature de vif-argent, M. Thiers a prétendu aller tuer à Madrid l'anarchie que j'y avais renversée en 1823 : projet d'autant plus hardi que M. Thiers luttait avec les opinions de Louis-Philippe. Il se peut supposer un Bonaparte ; il peut croire que son taille-plume n'est qu'un allongement de l'épée napoléonienne ; il peut se persuader être un grand général, il peut rêver la conquête de l'Europe, par la raison qu'il s'en est constitué le narrateur et qu'il fait très inconsidérément revenir les cendres de Napoléon. J'acquiesce à toutes ces prétentions, je dirai seulement, quant à l'Espagne, qu'au moment où M. Thiers pensait à l'envahir, ses calculs le trompaient, il aurait perdu son roi en 1836, et je sauvai le mien en 1823. L'essentiel est donc de faire à point ce qu'on veut faire ; il existe deux forces : la force des hommes et la force des choses ; quand l'une est en opposition à l'autre, rien ne s'accomplit. A l'heure actuelle, Mirabeau ne remuerait personne, bien que sa corruption ne lui nuirait point : car présentement nul n'est décrié pour ses vices, on n'est diffamé que par ses vertus.

M. Thiers a l'un de ces trois partis à prendre : se déclarer le représentant de l'avenir républicain, ou se percher sur la monarchie contrefaite de Juillet comme un singe sur le dos d'un chameau, ou ranimer l'ordre impérial. Ce dernier parti serait du goût de M. Thiers ; mais l'empire sans l'empereur, l'empire accouplé à la démocratie, est-ce possible ? Il est plus naturel de croire que l'auteur de l' Histoire de la Révolution se laissera absorber par une ambition vulgaire : il voudra demeurer ou rentrer au pouvoir ; afin de garder ou de reprendre sa place, il chantera toutes les palinodies que le moment ou son intérêt sembleront lui demander ; à se dépouiller devant le public il y a audace, mais M. Thiers est-il assez jeune pour que sa beauté lui serve de voile ?

Deutz et Judas mis à part, je reconnais dans M. Thiers un esprit souple, prompt, fin, malléable, peut-être héritier de l'avenir, comprenant tout, hormis la grandeur qui vient de l'ordre moral ; sans jalousie, sans petitesse, sans morgue et sans préjugé, il se détache sur le fond terne et obscur des médiocrités du temps. Son orgueil excessif n'est pas encore odieux, parce qu'il ne consiste point à mépriser autrui. M. Thiers a des ressources, de la variété, d'heureux dons ; il s'embarrasse peu des différences d'opinions, ne garde point de rancune, ne craint pas de se compromettre, rend justice à un homme, non pour sa probité ou pour ce qu'il pense, mais pour ce qu'il vaut ; ce qui ne l'empêcherait pas de nous faire tous étrangler le cas échéant. M. Thiers n'est pas ce qu'il peut être ; les années le modifieront, à moins que l'enflure de l'amour-propre ne le gagne. Si sa cervelle tient bon et qu'il ne soit pas emporté par un coup de tête, les affaires révéleront en lui des infirmités ou des supériorités inaperçues. Il doit promptement croître ou décroître ; il y a des chances pour que M. Thiers devienne un grand ministre ou reste un brouillon.

Il a déjà manqué de résolution quand il tenait entre ses mains le sort du monde : s'il eût donné l'ordre d'attaquer la flotte anglaise, supérieurs en force comme nous l'étions alors dans la Méditerranée, notre succès était assuré ; les flottes turques et égyptiennes, réunies dans le port d'Alexandrie, seraient venues augmenter notre flotte ; un succès obtenu sur l'Angleterre eût électrisé la France. On aurait trouvé à l'instant 150 000 hommes pour entrer en Bavière et pour se jeter sur quelque point de l'Italie où rien n'était préparé en prévision d'une attaque. Le monde entier pouvait encore une fois changer de face. Notre agression eût-elle été juste ? C'est une autre affaire ; mais nous aurions pu demander à l'Europe si elle avait agi justement envers nous dans des traités où, abusant de la victoire, la Russie et l'Allemagne s'étaient démesurément agrandies, tandis que la France avait été réduite à ses anciennes frontières rognées. Quoi qu'il en soit, M. Thiers n'a pas osé jouer sa dernière carte ; en regardant sa vie il ne s'est pas trouvé assez appuyé, et cependant c'est parce qu'il ne mettait rien au jeu qu'il aurait pu tout jouer. Nous sommes tombés sous les pieds de l'Europe : une pareille occasion de nous relever ne se présentera plus.

Mais était-il bon de mettre de nouveau le feu au monde ? Grande question ! Toutefois, les fautes de M. le Président du Conseil s'étant trouvées liées avec une sympathie nationale, se sont ennoblies.

En dernier résultat, M. Thiers, pour sauver son système, a réduit la France à un espace de quinze lieues qu'il a fait hérisser de forteresses ; nous verrons bien si l'Europe a raison de rire de cet enfantillage du grand penseur.

Et voilà comment, entraîné par ma plume, j'ai consacré plus de pages à un homme incertain d'avenir que je n'en ai donné à des personnages dont la mémoire est assurée. C'est un malheur du trop long vivre : je suis arrivé à une époque de stérilité où la France ne voit plus courir que des générations maigres : Lupa carca nella sua magrezza . Ces mémoires diminuent d'intérêt avec les jours survenus, diminuent de ce qu'ils pouvaient emprunter de la grandeur des événements ; ils se termineront, j'en ai peur, comme les filles d'Achéloüs. L'empire romain, magnifiquement annoncé par Tite-Live, se resserre et s'éteint obscur dans les récits de Cassiodore. Vous étiez plus heureux, Thucydide et Plutarque, Salluste et Tacite, quand vous racontiez les partis qui divisaient Athènes et Rome ! vous étiez certains du moins de les animer, non seulement par votre génie, mais encore par l'éclat de la langue grecque et la gravité de la langue latine ! Que pourrions-nous raconter de notre société finissante, nous autres Welches, dans notre jargon confiné à d'étroites et barbares limites ? Si ces dernières pages reproduisaient nos rabâchages de tribune, ces éternelles définitions de nos droits, nos pugilats de portefeuilles, seraient-elles, dans cinquante ans d'ici, autre chose que les inintelligibles colonnes d'une vieille gazette ? Sur mille et une conjectures, une seule se trouverait-elle vraie ? Qui prévoirait l'esprit français, les étranges bonds et écarts de sa mobilité ? Qui pourrait comprendre comment ses exécrations et ses engouements, ses malédictions et ses bénédictions se transmuent sans raison apparente ? Qui saurait deviner et expliquer comment il adore et déteste tour à tour, comment il dérive d'un système politique, comment, la liberté à la bouche et le servage au coeur, il croit le matin à une vérité et est persuadé le soir d'une vérité contraire ? Jetez-nous quelques grains de poussière : abeilles de Virgile, nous cesserons notre mêlée pour nous envoler ailleurs.

 

3 L42 Chapitre 3

M. de La Fayette.

Si par hasard il se remue encore quelque chose de grand ici-bas, notre patrie demeurera couchée. D'une société qui se décompose, les flancs sont inféconds ; les crimes mêmes qu'elle engendre sont des crimes mort-nés, atteints qu'ils sont de la stérilité de leur principe. L'époque où nous entrons est le chemin de halage par lequel des générations fatalement condamnées tirent l'ancien monde vers un monde inconnu.

En cette année 1834, M. de La Fayette vient de mourir. J'aurais jadis été injuste en parlant de lui ; je l'aurais représenté comme une espèce de niais à double visage et à deux renommées, héros de l'autre côté de l'Atlantique, Gille de ce côté-ci. Il a fallu plus de quarante années pour que l'on reconnût dans M. de La Fayette des qualités qu'on s'était obstiné à lui refuser. A la tribune, il s'exprimait facilement et du ton d'un homme de bonne compagnie. Aucune souillure n'est attachée à sa vie ; obligeant et généreux, il ne négligea pas ses affaires néanmoins, également enrichi par la donation du Congrès en Amérique et par la loi de l'indemnité en France. Sous l'empire il fut noble et vécut à part ; sous la Restauration il ne garda pas autant de dignité ; il s'abaissa jusqu'à se laisser nommer le vénérable des ventes du carbonarisme, et le chef des petites conspirations ; heureux qu'il fut de se soustraire à Béfort à la justice, comme un aventurier vulgaire. Dans les commencements de la Révolution, il ne se mêla point aux égorgeurs ; il les combattit à main armée ; il voulut sauver Louis XVI ; mais tout en abhorrant les massacres tout obligé qu'il fut de les fuir, il trouva des louanges pour des scènes où l'on portait quelques têtes au bout des piques.

M. de La Fayette s'est élevé parce qu'il a vécu : il y a une renommée échappée spontanément des talents, et dont la mort augmente l'éclat en arrêtant les talents dans la jeunesse ; il y a une autre renommée, produit de l'âge, fille tardive du temps ; non grande par elle-même, elle l'est par les révolutions au milieu desquelles le hasard l'a placée. Le porteur de cette renommée, à force d'être, se mêle à tout ; son nom devient l'enseigne ou le drapeau de tout : M. de La Fayette sera éternellement la garde nationale. Par un effet extraordinaire le résultat de ses actions était souvent en contradiction avec ses pensées ; royaliste, il renversa en 1789 une royauté de huit siècles ; républicain, il créa en 1830 la royauté des barricades : il s'en est allé donnant à Philippe la couronne qu'il avait enlevée à Louis XVI. Pétri avec les événements, quand les alluvions de nos malheurs se seront consolidées, on retrouvera son image incrustée dans la pâte révolutionnaire. Son ovation aux Etats-Unis l'a singulièrement rehaussé ; un peuple, en se levant pour le saluer, l'a couvert de l'éclat de sa reconnaissance. Everett termine par cette apostrophe le discours qu'il prononça en 1824 :

" Sois le bienvenu sur nos rives, ami de nos pères ! Jouis d'un triomphe tel qu'il ne fut jamais le partage d'aucun monarque ou conquérant de la terre. Hélas ! La Fayette, l'ami de votre jeunesse, celui qui fut plus que l'ami de son pays, gît tranquille dans le sein de la terre qu'il a rendue libre. Il repose dans la paix et dans la gloire sur les rives du Potomac. Vous reverrez les ombrages hospitaliers du Mont-Vernon ; mais celui que vous vénérâtes, vous ne le retrouverez plus sur le seuil de sa porte. A sa place et en son nom, les fils reconnaissants de l'Amérique vous saluent. Soyez trois fois le bienvenu sur nos rives ! Dans quelque direction de ce continent que vous dirigiez vos pas, tout ce qui pourra entendre le son de votre voix vous bénira. "

Dans le Nouveau Monde, M. de La Fayette a contribué à la formation d'une société nouvelle ; dans le monde ancien, à la destruction d'une vieille société : la liberté l'invoque à Washington, l'anarchie à Paris.

M. de La Fayette n'avait qu'une seule idée, et heureusement pour lui elle était celle du siècle ; la fixité de cette idée a fait son empire ; elle lui servait d'oeillère, elle l'empêchait de regarder à droite et à gauche ; il marchait d'un pas ferme sur une seule ligne ; il s'avançait sans tomber entre les précipices, non parce qu'il les voyait, mais parce qu'il ne les voyait pas ; l'aveuglement lui tenait lieu de génie : tout ce qui est fixe est fatal, et ce qui est fatal est puissant.

Je vois encore M. de La Fayette, à la tête de la garde nationale, passer, en 1790, sur les boulevards pour se rendre au faubourg Saint-Antoine. Le 22 mai 1834, je l'ai vu, couché dans son cercueil, suivre les mêmes boulevards. Parmi le cortège, on remarquait une troupe d'Américains, chacun une fleur jaune à la boutonnière. M. de La Fayette avait fait venir des Etats-Unis une quantité de terre suffisante pour le couvrir dans sa tombe, mais son dessein n'a point été rempli.

Et vous demanderez pour la sainte relique

Quelques urnes de terre au sol de l'Amérique,

Et vous rapporterez ce sublime oreiller,

Afin qu'après la mort, sa dépouille chérie

Puisse du moins avoir six pieds dans sa patrie

De terre libre où sommeiller.

Au moment fatal, oubliant à la fois ses rêves politiques et les romans de sa vie, il a voulu reposer à Picpus auprès de sa femme vertueuse : la mort fait tout rentrer dans l'ordre.

A Picpus sont enterrées des victimes de cette révolution commencée par M. de La Fayette ; là s'élève une chapelle où l'on dit des prières perpétuelles en mémoire de ces victimes. A Picpus j'ai accompagné M. le duc Matthieu de Montmorency, collègue de M. de La Fayette à l'Assemblée constituante, au fond de la fosse la corde tourna la bière de ce chrétien sur le côté, comme s'il se fût soulevé sur le flanc pour prier encore.

J'étais dans la foule, à l'entrée de la rue Grange-Batelière, quand le convoi de M. de La Fayette défila : au haut de la montée du boulevard le corbillard s'arrêta ; je le vis, tout doré d'un rayon fugitif du soleil, briller au-dessus des casques et des armes : puis l'ombre revint et il disparut.

La multitude s'écoula ; des vendeuses de plaisirs crièrent leurs oublies, des vendeurs d'amusettes portèrent çà et là des moulins de papier qui tournaient au même vent dont le souffle avait agité les plumes du char funèbre.

A la séance de la Chambre des députés du 20 mai 1834, le président parla : " Le nom du général La Fayette, dit-il, demeurera célèbre dans notre histoire.

" (...) En vous exprimant les sentiments de condoléances de la Chambre, j'y joins, monsieur et cher collègue (Georges La Fayette), l'assurance particulière de mon attachement. " Auprès de ces paroles, le rédacteur de la séance met entre deux parenthèses : (Hilarité).

Voilà à quoi se réduit une des vies les plus sérieuses : hilarité ! Que reste-t-il de la mort des plus grands hommes ? Un manteau gris et une croix de paille, comme sur le corps du duc de Guise assassiné à Blois.

A la portée du crieur public qui vendait pour un sou aux grilles du château des Tuileries, la nouvelle de la mort de Napoléon, j'ai entendu deux charlatans sonner la fanfare de leur orviétan, et, dans le Moniteur du 21 janvier 1793, j'ai lu ces paroles au-dessous du récit de l'exécution de Louis XVI :

" Deux heures après l'exécution, rien n'annonçait dans Paris que celui qui naguère était le chef de la nation venait de subir le supplice des criminels. " A la suite de ces mots venait cette annonce : " Ambroise , opéra-comique. "

Dernier acteur du drame joué depuis cinquante années, M. de La Fayette était demeuré sur la scène ; le choeur final de la tragédie grecque prononce la morale de la pièce : " Apprenez, ô aveugles mortels, à tourner les yeux sur le dernier jour de la vie. " Et moi, spectateur assis dans une salle vide, loges désertées, lumières éteintes, je reste seul de mon temps devant le rideau baissé, avec le silence et la nuit.

 

3 L42 Chapitre 4

Armand Carrel.

Armand Carrel menaçait l'avenir de Philippe comme le général La Fayette poursuivait son passé. Vous savez comment j'ai connu M. Carrel ; depuis 1832 je n'ai cessé d'avoir des rapports avec lui jusqu'au jour où je l'ai suivi au cimetière de Saint-Mandé.

Armand Carrel était triste ; il commençait à craindre que les Français ne fussent pas capables d'un sentiment raisonnable de liberté ; il avait je ne sais quel pressentiment de la brièveté de sa vie : comme une chose sur laquelle il ne comptait pas et à laquelle il n'attachait aucun prix, il était toujours prêt à risquer cette vie sur un coup de dés. S'il eût succombé dans son duel contre le jeune Laborie, à propos de Henri V, sa mort aurait eu du moins une grande cause et un grand théâtre ; vraisemblablement ses funérailles eussent été honorées de jeux sanglants ; il nous a abandonnés pour une misérable querelle qui ne valait pas un seul cheveu de sa tête. Il se trouvait dans un de ses accès naturels de mélancolie, lorsqu'il inséra à mon sujet, dans le National , un article auquel je répondis par ce billet :

" Paris, 5 mai 1834.

" Votre article, monsieur, est plein de ce sentiment exquis des situations et des convenances qui vous met au-dessus de tous les écrivains politiques du jour. Je ne vous parle pas de votre rare talent ; vous savez qu'avant d'avoir l'honneur de vous connaître, je lui ai rendu pleine justice. Je ne vous remercie pas de vos éloges ; j'aime à les devoir à ce que je regarde à présent comme une vieille amitié. Vous vous élevez bien haut, monsieur ; vous commencez à vous isoler comme tous les hommes faits pour une grande renommée ; peu à peu la foule, qui ne peut les suivre, les abandonne, et on les voit d'autant mieux qu'ils sont à part.

" Chateaubriand. "

Je cherchai à le consoler par une autre lettre du 31 août 1834, lorsqu'il fut condamné pour délit de presse. Je reçus de lui cette réponse ; elle manifeste les opinions, les regrets et les espérances de l'homme :

" A Monsieur le vicomte de Chateaubriand.

" Monsieur,

" Votre lettre du 31 août ne m'a été remise qu'à mon arrivée à Paris. J'irais vous en remercier d'abord, si je n'étais forcé de consacrer à quelques préparatifs d'entrée en prison le peu de temps qui pourra m'être laissé par la police informée de mon retour. Oui, monsieur, me voici condamné à six mois de prison par la magistrature, pour un délit imaginaire et en vertu d'une législation également imaginaire, parce que le jury m'a sciemment renvoyé impuni sur l'accusation la plus fondée et après une défense qui, loin d'atténuer mon crime de vérité dite à la personne du roi Louis-Philippe, avait aggravé ce crime en l'érigeant en droit acquis pour toute la presse de l'opposition. Je suis heureux que les difficultés d'une thèse si hardie, par le temps qui court, vous aient paru à peu près surmontées par la défense que vous avez lue et dans laquelle il m'a été si avantageux de pouvoir invoquer l'autorité du livre dans lequel vous instruisiez, il y a dix-huit ans votre propre parti des principes de la responsabilité constitutionnelle.

" Je me demande souvent avec tristesse à quoi auront servi des écrits tels que les vôtres, monsieur, tels que ceux des hommes les plus éminents de l'opinion à laquelle j'appartiens moi-même, si de cet accord des plus hautes intelligences du pays dans la constante défense des droits de discussion il n'était pas résulté enfin pour la masse des esprits en France un parti désormais pris de vouloir sous tous les régimes, d'exiger de tous les systèmes victorieux quels qu'ils soient, la liberté de penser, de parler, d'écrire, comme condition première de toute autorité légitimement exercée. N'est-il pas vrai, monsieur, que lorsque vous demandiez, sous le dernier gouvernement, la plus entière liberté de discussion, ce n'était pas pour le service momentané que vos amis politiques en pouvaient tirer dans l'opposition contre des adversaires devenus maîtres du pouvoir par intrigue ? Quelques-uns se servaient ainsi de la presse, qui l'ont bien prouvé depuis ; mais vous, monsieur, vous demandiez la liberté de discussion pour le bien commun, l'arme et la protection générale de toutes les idées vieilles ou jeunes ; c'est là ce qui vous a mérité, monsieur, la reconnaissance et les respects des opinions auxquelles la révolution de Juillet a ouvert une lice nouvelle. C'est pour cela que notre oeuvre se rattache à la vôtre, et que lorsque nous citons vos écrits, c'est moins comme admirateurs du talent incomparable qui les a produits que comme aspirant à continuer de loin la même tâche, jeunes soldats que nous sommes d'une cause dont vous êtes le vétéran le plus glorieux.

" Ce que vous avez voulu depuis trente ans, monsieur, ce que je voudrais, s'il m'est permis de me nommer après vous, c'est d'assurer aux intérêts qui se partagent notre belle France une loi de combat plus humaine, plus civilisée, plus fraternelle, plus concluante que la guerre civile. Quand donc réussirons-nous à mettre en présence les idées à la place des partis, et les intérêts légitimes et avouables à la place des déguisements, de l'égoïsme et de la cupidité ? quand verrons-nous s'opérer par la persuasion et par la parole ces inévitables transactions que le duel des partis et l'effusion du sang amènent aussi par épuisement mais trop tard pour les morts des deux camps, et trop souvent sans profit pour les blessés et les survivants ? Comme vous le dites douloureusement, monsieur, il semble que bien des enseignements aient été perdus et qu'on ne sache plus en France ce qu'il en coûte de se réfugier sous un despotisme qui promet silence et repos. Il n'en faut pas moins continuer de parler, d'écrire, d'imprimer ; il sort quelquefois des ressources bien imprévues de la constance. Aussi, de tant de beaux exemples que vous avez donnés, monsieur, celui que j'ai le plus constamment sous les yeux est compris dans un mot : Persévérer.

" Agréez, monsieur, les sentiments d'inaltérable affection avec lesquels je suis heureux de me dire

" Votre plus dévoué serviteur,

" A. Carrel. "

" Puteaux, près Neuilly, le 4 octobre 1834. "

M. Carrel fut enfermé à Sainte-Pélagie ; j'allais le voir deux ou trois fois par semaine : je le trouvais debout derrière la grille de sa fenêtre. Il me rappelait son voisin, un jeune lion d'Afrique au Jardin des Plantes : immobile aux barreaux de sa loge, le fils du désert laissait errer son regard vague et triste sur les objets au dehors ; on voyait qu'il ne vivrait pas. Ensuite nous descendions M. Carrel et moi ; le serviteur de Henri V se promenait avec l'ennemi des rois dans une cour humide, sombre étroite, encerclée de hauts murs comme un puits. D'autres républicains se promenaient aussi dans cette cour : ces jeunes et ardents révolutionnaires, à moustaches, à barbes, aux cheveux longs, au bonnet teuton ou grec, au visage pâle, aux regards âpres, à l'aspect menaçant, avaient l'air de ces âmes préexistantes au Tartare avant d'être parvenues à la lumière : ils se disposaient à faire irruption dans la vie. Leur costume agissait sur eux comme l'uniforme sur le soldat, comme la chemise sanglante de Nessus sur Hercule : c'était un monde vengeur caché derrière la société actuelle et qui faisait frémir.

Le soir ils se rassemblaient dans la chambre de leur chef Armand Carrel ; ils parlaient de ce qu'il y aurait à exécuter à leur arrivée au pouvoir, et de la nécessité de répandre du sang. Il s'élevait des discussions sur les grands citoyens de la Terreur : les uns, partisans de Marat, étaient athées et matérialistes ; les autres, admirateurs de Robespierre, adoraient ce nouveau Christ. Saint Robespierre n'avait-il pas dit, dans son discours sur l'Etre suprême, que la croyance en Dieu donnait la force de braver le malheur , et que l'innocence sur l'échafaud faisait pâlir le tyran sur son char de triomphe ? Jonglerie d'un bourreau qui parle avec attendrissement de Dieu, de malheur, de tyrannie, d'échafaud, afin de persuader aux hommes qu'il ne tue que des coupables, et encore par un effet de vertu ; prévision des malfaiteurs, qui, sentant venir le châtiment, se posent d'avance en Socrate devant le juge, et cherchent à effrayer le glaive en le menaçant de leur innocence !

Le séjour à Sainte-Pélagie fit du mal à M. Carrel : enfermé avec des têtes ardentes, il combattait leurs idées, les gourmandait, les bravait, refusait noblement d'illuminer le 21 janvier ; mais en même temps il s'irritait de ses souffrances, et sa raison était ébranlée par les sophismes du meurtre qui retentissaient à ses oreilles.

Les mères, les soeurs, les femmes de ces jeunes hommes les venaient soigner le matin et faire leur ménage. Un jour, passant dans le corridor noir qui conduisait à la chambre de M. Carrel, j'entendis une voix ravissante sortir d'une cabine voisine : une belle femme sans chapeau, les cheveux déroulés, assise au bord d'un grabat, raccommodait le vêtement en lambeaux d'un prisonnier agenouillé, qui semblait moins le captif de Philippe que de la femme aux pieds de laquelle il était enchaîné.

Délivré de sa captivité, M. Carrel venait me voir à son tour. Quelques jours avant son heure fatale, il était venu m'apporter le numéro du National dans lequel il s'était donné la peine d'insérer un article relatif à mes Essais sur la littérature anglaise , et où il avait cité avec trop d'éloges les pages qui terminent ces Essais . Depuis sa mort, on m'a remis cet article écrit tout entier de sa main, et que je conserve comme un gage de son amitié. Depuis sa mort ! quels mots je viens de tracer sans m'en rendre compte !

Le duel, bien que supplément obligé aux lois qui ne connaissent pas des offenses faites à l'honneur, est affreux, surtout lorsqu'il détruit une vie pleine d'espérances et qu'il prive la société d'un de ces hommes rares qui ne viennent qu'après le travail d'un siècle, dans la chaîne de certaines idées et de certains événements. Carrel tomba dans le bois qui vit tomber le duc d'Enghien : l'ombre du petit-fils du grand Condé servit de témoin au plébéien illustre et l'emmena avec elle. Ce bois fatal m'a fait pleurer deux fois : du moins je ne me reproche point d'avoir, dans ces deux catastrophes, manqué à ce que je devais à mes sympathies et à ma douleur.

M. Carrel, qui, dans ses autres rencontres, n'avait jamais pensé à la mort, y pensa avant celle-ci : il employa la nuit à écrire ses dernières volontés, comme s'il eût été averti du résultat du combat. A huit heures du matin, le 22 juillet 1836, il se rendit vif et léger sous ces ombrages où le chevreuil joue à la même heure.

Placé à la distance mesurée, il marche rapidement, tire sans s'effacer, comme c'était sa coutume ; il semblait qu'il n'y eût jamais assez de péril pour lui. Blessé à mort et soutenu sur les bras de ses amis, comme il passait devant son adversaire lui-même blessé, il lui dit : " Souffrez-vous beaucoup, monsieur ? " Armand Carrel était aussi doux qu'intrépide.

Le 22, j'appris trop tard l'accident ; le 23 au matin, je me rendis à Saint-Mandé : les amis de M. Carrel étaient dans la plus extrême inquiétude. Je voulais entrer, mais le chirurgien me fit observer que ma présence pourrait causer au malade une trop vive émotion et faire évanouir la faible lueur d'espérance qu'on avait encore. Je me retirai consterné. Le lendemain 24, lorsque je me disposais à retourner à Saint-Mandé, Hyacinthe, que j'avais envoyé devant moi, vint m'apprendre que l'infortuné jeune homme avait expiré à cinq heures et demie, après avoir éprouvé des douleurs atroces : la vie dans toute sa force avait livré un combat désespéré à la mort.

Les funérailles eurent lieu le mardi 26. Le père et le frère de M. Carrel étaient arrivés de Rouen. Je les trouvai renfermés dans une petite chambre avec trois ou quatre des plus intimes compagnons de l'homme dont nous déplorions la perte. Ils m'embrassèrent, et le père de M. Carrel me dit : " Armand aurait été chrétien comme son père, sa mère, ses frères et soeurs : l'aiguille n'avait plus que quelques heures à parcourir pour arriver au même point du cadran. " Je regretterai éternellement de n'avoir pu voir Carrel sur son lit de mort : je n'aurais pas désespéré, au moment suprême, de faire parcourir à l' aiguille l'espace au delà duquel elle se fût arrêtée sur l'heure du chrétien.

Carrel n'était pas aussi antireligieux qu'on l'a supposé : il avait des doutes ; quand de la ferme incrédulité on passe à l'indécision, on est bien près d'arriver à la certitude. Peu de jours avant sa mort, il disait : " Je donnerais toute cette vie pour croire à l'autre. " En rendant compte du suicide de M. Sautelet, il avait écrit cette page énergique :

" J'ai pu conduire par la pensée ma vie jusqu'à cet instant, rapide comme l'éclair, où la vue des objets, le mouvement, la voix, le sentiment m'échapperont, et où les dernières forces de mon esprit se réuniront pour former l'idée : je meurs ; mais la minute, la seconde qui suivra immédiatement, j'ai toujours eu pour elle une indéfinissable horreur ; mon imagination s'est toujours refusée à en deviner quelque chose. Les profondeurs de l'enfer sont mille fois moins effrayantes à mesurer que cette universelle incertitude :

To die, to sleep,

To sleep ! perchance to dream !

" J'ai vu chez tous les hommes, quelle que fût la force de leurs caractères ou de leurs croyances, cette même impossibilité d'aller au delà de leur dernière impression terrestre et la tête s'y perdre, comme si en arrivant à ce terme on se trouvait suspendu au-dessus d'un précipice de dix mille pieds. On chasse cette effrayante vue pour aller se battre en duel, livrer l'assaut à une redoute ou affronter une mer orageuse, on semble même faire fi de la vie ; on se trouve un visage assuré, content, serein ; mais c'est que l'imagination montre le succès plutôt que la mort ; c'est que l'esprit s'exerce bien moins sur les dangers que sur les moyens d'en sortir. "

Ces paroles sont remarquables dans la bouche d'un homme qui devait mourir en duel.

En 1800, lorsque je rentrai en France, j'ignorais que sur le rivage où je débarquais il me naissait un ami. J'ai vu, en 1836, descendre cet ami au tombeau sans ces consolations religieuses dont je rapportais le souvenir dans ma patrie la première année du siècle.

Je suivis le cercueil depuis la maison mortuaire jusqu'au lieu de la sépulture ; je marchais auprès du père de M. Carrel et donnais le bras à M. Arago : M. Arago a mesuré le ciel que j'ai chanté.

Arrivé à la porte du petit cimetière champêtre, le convoi s'arrêta ; des discours furent prononcés. L'absence de la croix m'apprenait que le signe de mon affliction devait rester renfermé au fond de mon âme.

Il y avait six ans qu'aux journées de Juillet, passant devant la colonnade du Louvre, près d'une fosse ouverte, j'y rencontrai des jeunes gens qui me rapportèrent au Luxembourg pour y protester en faveur d'une royauté qu'ils venaient d'abattre ; après six ans, je revenais, à l'anniversaire des fêtes de Juillet, m'associer aux regrets de ces jeunes républicains, comme ils s'étaient associés à ma fidélité. Etrange destinée ! Armand Carrel a rendu le dernier soupir chez un officier de la garde royale qui n'a point prêté serment à Philippe ; royaliste et chrétien, j'ai eu l'honneur de porter un coin du voile qui recouvre de nobles cendres, mais qui ne les cachera point.

Beaucoup de rois, de princes, de ministres, d'hommes qui se croyaient puissants, ont défilé devant moi : je n'ai pas daigné ôter mon chapeau à leur cercueil ou consacrer un mot à leur mémoire. J'ai trouvé plus à étudier et à peindre dans les rangs intermédiaires de la société que dans ceux qui font porter leur livrée ; une casaque brochée d'or ne vaut pas le morceau de flanelle que la balle avait enfoncé dans le ventre de Carrel.

Carrel, qui se souvient de vous ? les médiocres et les poltrons que votre mort a délivrés de votre supériorité et de leur frayeur, et moi qui n'étais pas de vos doctrines. Qui pense à vous ? Qui se souvient de vous ? Je vous félicite d'avoir d'un seul pas achevé un voyage dont le trajet prolongé devient si dégoûtant et si désert, d'avoir rapproché le terme de votre marche à la portée d'un pistolet, distance qui vous a paru trop grande encore et que vous avez réduite en courant à la longueur d'une épée.

J'envie ceux qui sont partis avant moi : comme les soldats de César à Brindes, du haut des rochers du rivage, je jette ma vue sur la haute mer et je regarde vers l'Epire si je ne vois point revenir les vaisseaux qui ont passé les premières légions pour m'enlever à mon tour.

Quelques jours après les funérailles, j'allai chez M. Carrel : l'appartement était fermé : lorsqu'on ouvrit les volets le jour qui ne pouvait plus rentrer dans les yeux du maître absent, entra dans sa chambre déserte. J'avais le coeur serré en contemplant ces livres, cette table, que j'ai achetée, cette plume, ces mots insignifiants écrits au hasard sur quelques chiffons de papier ; partout les traces de la vie, et la mort partout.

Une personne chère à M. Carrel n'avait pas prononcé an mot ; elle s'assit sur un canapé, je m'assis près d'elle. Une petite chienne vint nous caresser. Alors la jeune femme fondit en pleurs. Ecartant les cheveux de son front et cherchant à rappeler ses idées, elle me dit :

" Vous allez voir M. Carrel. "

Elle se leva, prit un tableau sur lequel était jeté un voile, ôta le voile et découvrit le portrait de l'infortuné fait quelques heures après sa mort par M. Scheffer. " Quand je l'ai vu mort, me dit cette femme, il était défiguré par l'agonie, son visage se remit après, et M. Scheffer m'a dit qu'il souriait comme cela. " Le portrait, en effet, d'une ressemblance frappante, a quelque chose de martyrisé, de sombre et d'énergique, mais la bouche sourit doucement comme si le mort eût souri d'être délivré de la vie.

Celle qui devait un jour épouser Carrel, recouvrit le portrait et ajouta : " Vous voudrez bien me donner une lettre pour que je puisse la montrer à mes parents : ils seront contents si vous m'estimez : je me défendrai avec cela. "

Pour essayer de la distraire, je lui parlai des papiers que M. Carrel avait laissés. " Les voilà, me dit-elle, il avait beaucoup de penchant pour vous, monsieur, il n'estimait presque personne et ne conservait que peu de lettres, en voilà seulement quelques-unes, il y a des billets de vous, et puis une lettre de sa mère qu'il a gardée à cause de la dureté de cette lettre. "

Je sortis de cette maison de malheur : vainement je m'étais cru incapable de partager désormais les peines de la jeunesse, car les années m'assiègent et me glacent ; je me fraye à peine un passage à travers elles, ainsi qu'en hiver l'habitant d'une cabane est obligé de s'ouvrir un sentier dans la neige tombée à sa porte, pour aller chercher un rayon de soleil.

Après avoir relu ceci en 1839, j'ajouterai qu'ayant visité, en 1837, la sépulture de M. Carrel, je la trouvai fort négligée, mais je vis une croix de bois noir qu'avait plantée auprès du mort sa soeur Nathalie. Je payai à Vaudran, le fossoyeur, dix-huit francs qui restaient dus pour des treillages ; je lui recommandai d'avoir soin de la fosse, d'y semer du gazon et d'y entretenir des fleurs. A chaque changement de saison, je me rends à Saint-Mandé pour m'acquitter de ma redevance et m'assurer que mes intentions ont été fidèlement remplies [ Reçu du fossoyeur . " J'ai reçu de M. de Chateaubriand la somme de dix-huit francs qui restait due pour le treillage qui entoure la tombe de M. Armand Carrel.

" Saint-Mandé, ce 21 juin 1838.

" Pour acquit : Vaudran. "

" Reçu de M. de Chateaubriand la somme de vingt francs pour l'entretien du tombeau de M. Carrel à Saint-Mandé.

" Paris, ce 28 septembre 1839.

" Pour acquit : Vaudran. (N.d.A.)] .

 

3 L42 Chapitre 5

De quelques femmes. - La Louisianaise.

Prêt à terminer mes recueils et faisant la revue autour de moi, j'aperçois des femmes que j'ai involontairement oubliées ; anges groupés au bas de mon tableau, elles sont appuyées sur la bordure pour regarder la fin de ma vie.

J'ai rencontré jadis des femmes différemment connues ou célèbres. Les femmes ont aujourd'hui changé de manière : valent-elles mieux, valent-elles moins ? Il est tout simple que j'incline au passé ; mais le passé est environné d'une vapeur à travers laquelle les objets prennent une teinte agréable et souvent trompeuse. Ma jeunesse, vers laquelle je ne puis retourner, me fait l'effet de ma grand-mère ; je m'en souviens à peine et je serais charmé de la revoir.

Une Louisianaise m'est arrivée du Meschascebé : j'ai cru voir la vierge des dernières amours. Célestine m'a écrit plusieurs lettres ; elles pourraient être datées de la Lune des fleurs ; elle m'a montré des fragments de mémoires qu'elle a composés dans les savanes de l'Alabama.

Quelque temps après, Célestine m'écrivit qu'elle était occupée d'une toilette pour sa présentation à la cour de Philippe : je repris ma peau d'ours. Célestine s'est changée en crocodile du puits des Florides : que le ciel lui fasse paix et amour, autant que ces choses-là durent !

 

3 L42 Chapitre 6

Madame Tastu.

Il y a des personnes qui, s'interposant entre vous et le passé, empêchent vos souvenirs d'arriver jusqu'à votre mémoire ; il en est d'autres qui se mêlent tout d'abord à ce que vous avez été. Madame Tastu produit ce dernier effet. Sa façon de dire est naturelle ; elle a laissé le jargon gaulois à ceux qui croient se rajeunir en se cachant dans les casaques de nos aïeux. Favorinus disait à un Romain qui affectait le latin des douze Tables : " Vous voulez converser avec la mère d'Evandre. "

Puisque je viens de toucher à l'antiquité, je dirai quelques mots des femmes de ses peuples en redescendant l'échelle jusqu'à notre temps. Les femmes grecques ont quelquefois célébré la philosophie ; le plus souvent elles ont suivi une autre divinité : Sapho est demeurée l'immortelle sibylle de Gnide ; on ne sait plus guère ce qu'a fait Corinne après avoir vaincu Pindare ; Aspasie avait enseigné Vénus à Socrate :

" Socrate, sois docile à mes leçons. Remplis-toi de l'enthousiasme poétique : c'est par son charme puissant que tu sauras attacher l'objet que tu aimes ; c'est au son de la lyre que tu l'enchaîneras, en portant jusqu'à son coeur par son oreille l'image achevée de la passion. "

Le souffle de la Muse passant sur les femmes romaines sans les inspirer vint animer la nation de Clovis, encore au berceau. La langue d' Oyl eut Marie de France ; la langue d' Oc la dame de Die, laquelle, dans son chastel de Vaucluse, se plaignait d'un ami cruel.

" Voudrois connaître, mon gent et bel ami, pourquoi vous m'êtes tant cruel et tant sauvage. "

Per que m'etz vos tan fers, ni tan salvatge.

Le moyen âge transmit ces chants à la renaissance. Louise Labé disait :

Oh ! si j'étois en ce beau sein ravie

De celui-là pour lequel vais mourant !

Clémence de Bourges, surnommée la Perle orientale, qui fut enterrée le visage découvert et la tête couronnée de fleurs à cause de sa beauté, les deux Marguerite et Marie Stuart, toutes trois reines, ont exprimé de naïves faiblesses dans un langage naïf.

J'ai eu une tante à peu près de cette époque de notre Parnasse, madame Claude de Chateaubriand ; mais je suis plus embarrassé avec madame Claude qu'avec mademoiselle de Boisteilleul. Madame Claude, se déguisant sous le nom de l'Amant, adresse ses soixante-dix sonnets à sa maîtresse. Lecteur, pardonnez aux vingt-deux années de ma tante Claude : parcendum teneris . Si ma tante de Boisteilleul était plus discrète, elle avait quinze lustres et demi lorsqu'elle chantait, et le traître Trémigon ne se présentait plus à son ancienne pensée de fauvette que comme un épervier. Quoi qu'il en soit, voici quelques rimes de madame Claude, elles la placent bien parmi les anciennes poétesses :

Sonnet LXVI

Oh ! qu'en l'amour je suis étrangement traité,

Puisque de mes désirs le vrai je n'ose peindre,

Et que je n'ose à toi de ta rigueur me plaindre

Ni demander cela que j'ai tant souhaité !

Mon oeil donc meshuy me servira de langue

Pour plus assurément exprimer ma harangue.

Oi, si tu peux, par l'oeil ce que par l'oeil je dy.

Gentille invention, si l'on pouvait apprendre

De dire par les yeux et par les yeux entendre

Le mot que l'on n'est pas de prononcer hardy !

Lorsque la langue eut été fixée, la liberté de sentiment et de pensée se resserra. On ne se souvient guère, sous Louis XIV, que de madame Deshoulières tour à tour trop vantée et trop dépréciée. L'élégie se prolongea par le chagrin des femmes, sous le règne de Louis XV, jusqu'au règne de Louis XVI, où commencent les grandes élégies du peuple, l'ancienne école vient mourir à madame de Bourdic, aujourd'hui peu connue, et qui pourtant a laissé sur le Silence une ode remarquable.

La nouvelle école a jeté ses pensées dans un autre moule : madame Tastu marche au milieu du choeur moderne des femmes poètes, en prose ou en vers, les Allart, les Waldor, les Valmore, les Ségalas, les Revoil, les Mercoeur, etc., etc. : Castalidum turba . Faut-il regretter qu'à l'exemple des Aonides, elle n'ait point célébré cette passion qui, selon l'antiquité, déride le front du Cocyte, et le fait sourire aux soupirs d'Orphée ? Aux concerts de madame Tastu, l'amour ne redit que des hymnes empruntés à des voix étrangères. Cela rappelle ce que l'on raconte de madame Malibran : lorsqu'elle voulait faire connaître un oiseau dont elle avait oublié le nom, elle en imitait le chant. Il s'exhale des vers de plusieurs Méonides je ne sais quel regret de femmes qui sentant venir leurs heures veulent suspendre leur harpe en ex-voto : on les voudrait débarrasser des premières, et retenir la seconde dans leurs mains ! Il sort de notre vie un gémissement indéfinissable : les années sont une complainte longue, triste et à même refrain.

 

3 L42 Chapitre 7

Madame Sand.

George Sand, autrement madame Dudevant, ayant parlé de René dans la Revue des Deux Mondes , je la remerciai, elle ne me répondit point. Quelque temps après elle m'envoya Lélia , je ne lui répondis point ! Bientôt une courte explication eut lieu entre nous.

" J'espère, Monsieur, que vous me pardonnerez de n'avoir pas répondu à la lettre flatteuse que vous avez bien voulu m'écrire lorsque j'ai parlé de René à l'occasion d' Oberman . Je ne savais comment vous remercier de toutes les expressions bienveillantes que vous aviez employées à l'égard de mes livres.

" Je vous ai envoyé Lélia , et je désire vivement qu'elle obtienne de vous la même protection. Le plus beau privilège d'une gloire universellement acceptée comme la vôtre est d'accueillir et d'encourager à leur début les écrivains inexpérimentés pour lesquels il n'y a pas de succès durable sans votre patronage.

" Agréez l'assurance de ma haute admiration, et croyez-moi, monsieur, un de vos croyants les plus fidèles.

" George Sand. "

A la fin du mois d'octobre, madame Sand me fit passer son nouveau roman, Jacques : j'acceptai le présent.

" 30 octobre 1834.

" Je m'empresse, madame, de vous offrir mes remerciements sincères. Je vais lire Jacques dans la forêt de Fontainebleau ou au bord de la mer. Plus jeune, je serais moins brave, mais les années me défendront contre la solitude, sans rien ôter à l'admiration passionnée que je professe pour votre talent et que je ne cache à personne. Vous avez, madame, attaché un nouveau prestige à cette ville des songes d'où je partis autrefois pour la Grèce avec tout un monde d'illusions : revenu au point de départ, René a promené dernièrement au Lido ses regrets et ses souvenirs, entre Childe Harold qui s'était retiré, et Lélia prête à paraître.

" Chateaubriand. "

Madame Sand possède un talent de premier ordre ; ses descriptions ont la vérité de celles de Rousseau dans ses rêveries, et de Bernardin de Saint-Pierre dans ses Etudes . Son style franc n'est entaché d'aucun des défauts du jour. Lélia , pénible à lire, et qui n'offre pas quelques-unes des scènes délicieuses d' Indiana et de Valentine , est néanmoins un chef-d'oeuvre dans son genre : de la nature de l'orgie, il est sans passion, et il trouble comme une passion, l'âme en est absente, et cependant il pèse sur le coeur ; la dépravation des maximes, l'insulte à la rectitude de la vie, ne sauraient aller plus loin ; mais sur cet abîme l'auteur fait descendre son talent. Dans la vallée de Gomorrhe, la rosée tombe la nuit sur la mer Morte.

Peut-être les ouvrages de madame Sand doivent-ils une partie de leur effet à ce qu'ils sont d'une femme ; supposez-les le travail d'un homme, l'attrait de curiosité disparaît.

Ces romans, poésie de la matière, sont nés de l'époque. Malgré sa supériorité, il est à craindre que madame Sand n'ait, par le genre même de ses écrits, rétréci le cercle de ses lecteurs. George Sand n'appartiendra jamais à tous les âges. De deux hommes égaux en génie, dont l'un prêche l'ordre et l'autre le désordre, le premier attirera le plus grand nombre d'auditeurs : le genre humain refuse des applaudissements unanimes à ce qui blesse la morale, oreiller sur lequel dort le faible et le juste ; on n'associe guère à tous les souvenirs de sa vie des livres qui ont causé notre première rougeur, et dont on n'a point appris les pages par coeur en descendant du berceau ; des livres qu'on n'a lus qu'à la dérobée, qui n'ont point été nos compagnons avoués et chéris, qui ne sont mêlés ni à la candeur de nos sentiments, ni à l'intégrité de notre innocence. La Providence a renfermé dans d'étroites limites les succès qui n'ont pas leur source dans le bien, et elle a donné la gloire universelle pour encouragement à la vertu.

Je raisonne ici, je le sais, en homme dont la vue bornée n'embrasse pas le vaste horizon humanitaire, en homme rétrograde, attaché à une morale qui fait rire : morale caduque du temps jadis, bonne tout au plus pour des esprits sans lumière, dans l'enfance de la société. Il va naître incessamment un Evangile nouveau fort au-dessus des lieux communs de cette sagesse de convention laquelle arrête les progrès de l'espèce humaine et la réhabilitation de ce pauvre corps, si calomnié par l'âme. Quand les femmes courront les rues ; quand il suffira pour se marier, d'ouvrir une fenêtre et d'appeler Dieu aux noces comme témoin, prêtre et convive : alors toute pruderie sera détruite ; il y aura des épousailles partout et l'on s'élèvera, de même que les colombes, à la hauteur de la nature. Ma critique du genre des ouvrages de madame Sand n'aurait donc quelque valeur que dans l'ordre vulgaire des choses passées ; ainsi j'espère qu'elle ne s'en offensera pas : l'admiration que je professe pour elle doit lui faire excuser des remarques qui ont leur origine dans l'infélicité de mon âge. Autrefois j'eusse été plus entraîné par les Muses ; ces filles du ciel jadis étaient mes belles maîtresses ; elles ne sont plus aujourd'hui que mes vieilles amies : elles me tiennent le soir compagnie au coin du feu, mais elles me quittent vite ; car je me couche de bonne heure, et elles vont veiller au foyer de madame Sand.

Sans doute elle prouvera de la sorte son omnipotence intellectuelle, et pourtant elle plaira moins parce qu'elle sera moins originale ; elle croira augmenter sa puissance en entrant dans la profondeur de ces rêveries sous lesquelles on nous ensevelit nous autres déplorable vulgaire, et elle aura tort : car elle est fort au-dessus de ce creux, de ce vague, de cet orgueilleux galimatias. En même temps qu'il faut mettre une faculté rare, mais trop flexible, en garde contre des bêtises supérieures, il faut aussi la prévenir que les écrits de fantaisie, les peintures intimes (comme cela se jargonne), sont bornés, que leur source est dans la jeunesse, que chaque instant en tarit quelques gouttes, et qu'au bout d'un certain nombre de productions, on finit par des répétitions affaiblies.

Est-il bien sûr que madame Sand trouvera toujours le même charme à ce qu'elle compose aujourd'hui ? Le mérite et l'entraînement des passions de vingt ans ne se déprécieront-ils point dans son esprit, comme les ouvrages de mes premiers jours sont baissés dans le mien ? Il n'y a que les travaux de la Muse antique qui ne changent point, soutenus qu'ils sont par la noblesse des moeurs, la beauté du langage, et la majesté de ces sentiments départis à l'espèce humaine entière. Le quatrième livre de l' Enéide reste à jamais exposé à l'admiration des hommes parce qu'il est suspendu dans le ciel. La flotte qui apporte le fondateur de l'empire romain ; Didon fondatrice de Carthage se poignardant après avoir annoncé Annibal :

Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor ;

l'Amour faisant jaillir de son flambeau la rivalité de Rome et de Carthage, mettant le feu avec sa torche au bûcher funèbre dont Enée fugitif aperçoit la flamme sur les vagues, c'est tout autre chose que la promenade d'un rêvasseur dans un bois, ou la disparition d'un libertin qui se noie dans une mare. Madame Sand associera, je l'espère, un jour son talent à des sujets aussi durables que son génie.

Madame Sand ne peut se convertir que par la prédication de ce missionnaire à front chauve et à barbe blanche, appelé le Temps. Une voix moins austère enchaîne maintenant l'oreille captive du poète. Or, je suis persuadé que le talent de madame Sand a quelque racine dans la corruption ; elle deviendrait commune en devenant timorée. Autre chose fût arrivé si elle était toujours demeurée au sanctuaire infréquenté des hommes ; sa puissance d'amour, contenue et cachée sous le bandeau virginal, eût tiré de son sein ces décentes mélodies qui tiennent de la femme et de l'ange. Quoi qu'il en soit l'audace des doctrines et la volupté des moeurs sont un terrain qui n'avait point encore été défriché par une fille d'Adam, et qui, livré à une culture féminine, a produit une moisson de fleurs inconnues. Laissons madame Sand enfanter de périlleuses merveilles jusqu'à l'approche de l'hiver ; elle ne chantera plus quand la bise sera venue ; en attendant souffrons que, moins imprévoyante que la cigale, elle fasse provision de gloire pour le temps où il y aura disette de plaisir. La mère de Musarion lui répétait : " Tu n'auras pas toujours seize ans. Chaeréas se souviendra-t-il toujours de ses serments, de ses larmes et de ses baisers [Lucien, Dialogue des Courtisanes , VII. (N.d.A.)] ? "

Au reste, maintes femmes ont été séduites et comme enlevées par leurs jeunes années ; vers les jours d'automne ramenées au foyer maternel, elles ont ajouté à leur cithare la corde grave ou plaintive sur laquelle s'exprime la religion ou le malheur. La vieillesse est une voyageuse de nuit ; la terre lui est cachée, elle ne découvre plus que le ciel brillant au-dessus de sa tête.

Je n'ai point vu madame Sand habillée en homme ou portant la blouse et le bâton ferré du montagnard : je ne l'ai point vue boire à la coupe des bacchantes et fumer indolemment assise sur un sofa comme une sultane : singularités naturelles ou affectées qui n'ajouteraient rien pour moi à son charme ou à son génie.

Est-elle plus inspirée, lorsqu'elle fait monter de sa bouche un nuage de vapeur autour de ses cheveux ? Lélia est-elle échappée du cerveau de sa mère à travers une bouffée brûlante, comme le péché, au dire de Milton, sortit de la tête du bel archange coupable, au milieu d'un tourbillon de fumée ? Je ne sais ce qui se passe aux sacrés parvis ; mais, ici-bas, Néméade, Phila, Laïs, la spirituelle Gnathène, Phryné, désespoir du pinceau d'Apelles et du ciseau de Praxitèle, Léena qui fut aimée d'Harmodius, les deux soeurs surnommées Aphyes, parce qu'elles étaient minces et qu'elles avaient de grands yeux, Dorica, de qui le bandeau de cheveux et la robe embaumée furent consacrés au temple de Vénus, toutes ces enchanteresses enfin ne connaissaient que les parfums de l'Arabie. Madame Sand a pour elle, il est vrai, l'autorité des Odalisques et des jeunes Mexicaines qui dansent le cigare aux lèvres.

Que m'a fait la vue de madame Sand, après quelques femmes supérieures et tant de femmes charmantes que j'ai rencontrées, après ces filles de la terre qui disaient avec Sapho comme madame Sand : " Viens dans nos repas délicieux, mère de l'Amour, remplir du nectar des roses nos coupes " ? En me plaçant tour à tour dans la fiction et la vérité, l'auteur de Valentine a fait sur moi deux impressions fort diverses.

Dans la fiction : je n'en parlerai pas car je n'en dois plus comprendre la langue. Dans la réalité : homme d'un âge grave ayant les notions de l'honnêteté, attachant comme chrétien le plus haut prix aux vertus timides de la femme, je ne saurais dire à quel point j'étais malheureux de tant de qualités livrées à ces heures prodigues et infidèles qui dépensent et fuient.

 

3 L42 Chapitre 8

Paris, 1838.

M. de Talleyrand.

Au printemps de cette année 1838, je me suis occupé du Congrès de Vérone , qu'aux termes de mes engagements littéraires j'étais obligé de publier : je vous en ai entretenus en son lieu dans ces Mémoires . Un homme s'en est allé ; ce garde de l'aristocratie escorte en arrière les puissants plébéiens déjà partis.

Quand M. de Talleyrand apparut pour la première fois dans ma carrière politique, j'ai dit quelques mots de lui. Maintenant son existence entière m'est connue par sa dernière heure, selon la belle expression d'un ancien. J'ai eu des rapports avec M. de Talleyrand ; je lui ai été fidèle en homme d'honneur, ainsi qu'on l'a pu remarquer, surtout à propos de la fâcherie de Mons, alors que très gratuitement je me perdis pour lui. Trop simple, j'ai pris part à ce qui lui arrivait de désagréable, je le plaignis lorsque Maubreuil le frappa à la joue. Il fut un temps qu'il me recherchait d'une manière coquette ; il m'écrivait à Gand, comme on l'a vu, que j'étais un homme fort ; quand j'étais logé à l'hôtel de la rue des Capucines, il m'envoya, avec une parfaite galanterie un cachet des Affaires étrangères, talisman gravé sans doute sous sa constellation. C'est peut-être parce que je n'abusai pas de sa générosité qu'il devint mon ennemi sans provocation de ma part, si ce n'est quelques succès que j'obtins et qui n'étaient pas son ouvrage. Ses propos couraient le monde et ne m'offensaient point (M. de Talleyrand ne pouvait offenser personne) ; mais son intempérance de langage m'a délié, et puisqu'il s'est permis de me juger, il m'a rendu la liberté d'user du même droit à son égard.

La vanité de M. de Talleyrand le pipa ; il prit son rôle pour son génie ; il se crut prophète en se trompant sur tout : son autorité n'avait aucune valeur en matière d'avenir : il ne voyait point en avant, il ne voyait qu'en arrière. Dépourvu de la force du coup d'oeil et de la lumière de la conscience, il ne découvrait rien comme l'intelligence supérieure, il n'appréciait rien comme la probité. Il tirait bon parti des accidents de la fortune quand ces accidents, qu'il n'avait jamais prévus, étaient arrivés, mais uniquement pour sa personne. Il ignorait cette ampleur d'ambition, laquelle enveloppe les intérêts de la gloire publique comme le trésor le plus profitable aux intérêts privés. M. de Talleyrand n'appartient donc pas à la classe des êtres propres à devenir une de ces créations fantastiques auxquelles les opinions ou faussées ou déçues ajoutent incessamment des fantaisies. Néanmoins il est certain que plusieurs sentiments, d'accord par diverses raisons, concourent à former un Talleyrand imaginaire.

D'abord les rois, les cabinets, les anciens ministres étrangers, les ambassadeurs, dupes autrefois de cet homme, et incapables de l'avoir pénétré, tiennent à prouver qu'ils n'ont obéi qu'à une supériorité réelle : ils auraient ôté leur chapeau au marmiton de Bonaparte.

Ensuite, les membres de l'ancienne aristocratie française liés à M. de Talleyrand sont fiers de compter dans leurs rangs un homme qui avait la bonté de les assurer de sa grandeur.

Enfin, les révolutionnaires et les générations immorales, tout en déblatérant contre les noms, ont un penchant secret vers l'aristocratie : ces singuliers néophytes en recherchent volontiers le baptême, et ils pensent apprendre avec elle les belles manières. La double apostasie du prince charme en même temps un autre côté de l'amour-propre des jeunes démocrates : car ils concluent de là que leur cause est la bonne, et qu'un noble et un prêtre sont bien méprisables.

Quoi qu'il en soit de ces empêchements à la lumière, M. de Talleyrand n'est pas de taille à créer une illusion durable, il n'a pas en lui assez de facultés de croissance pour tourner les mensonges en rehaussements de stature. Il a été vu de trop près ; il ne vivra pas, parce que sa vie ne se rattache ni à une idée nationale restée après lui, ni à une action célèbre, ni à un talent hors de pair, ni à une découverte utile, ni à une conception faisant époque. L'existence par la vertu lui est interdite ; les périls n'ont pas même daigné honorer ses jours ; il a passé le règne de la Terreur hors de son pays, il n'y est rentré que quand le forum s'est transformé en antichambre.

Les monuments diplomatiques prouvent la médiocrité relative de Talleyrand : vous ne pourriez citer un fait de quelque estime qui lui appartienne. Sous Bonaparte, restreint à l'exécution des ordres impériaux, aucune négociation importante n'est de lui ; quand il a été libre d'agir seul, il a laissé échapper les occasions et gâté ce qu'il touchait. Il est bien avéré qu'il a été cause de la mort du duc d'Enghien ; cette tache de sang ne peut s'effacer : loin d'avoir chargé le ministre en rendant compte de la mort du prince, je l'ai beaucoup trop ménagé.

Dans ses affirmations contraires à la vérité, M. de Talleyrand avait une effrayante effronterie. Je n'ai point parlé, dans le Congrès de Vérone , du discours qu'il lut à la Chambre des pairs relativement à l'adresse sur la guerre d'Espagne ; ce discours débutait par ces paroles solennelles :

" Il y a aujourd'hui seize ans qu'appelé, par celui qui gouvernait alors le monde, à lui dire mon avis sur la lutte à engager avec le peuple espagnol, j'eus le malheur de lui déplaire en lui dévoilant l'avenir, en lui révélant tous les dangers qui allaient naître en foule d'une agression non moins injuste que téméraire. La disgrâce fut le fruit de ma sincérité. Etrange destinée que celle qui me ramène, après ce long espace de temps, à renouveler auprès du souverain légitime les mêmes efforts, les mêmes conseils ! "

Il y a des absences de mémoire ou des mensonges qui font peur : vous ouvrez les oreilles, vous vous frottez les yeux, ne sachant qui vous trompe de la veille ou du sommeil. Lorsque le débiteur de ces imperturbables assertions descend de la tribune et va s'asseoir impassible à sa place, vous le suivez du regard, suspendu que vous êtes entre une espèce d'épouvante et une sorte d'admiration ; vous ne savez si cet homme n'a point reçu de la nature une autorité telle qu'il a le pouvoir de refaire ou d'anéantir la vérité.

Je ne répondis point ; il me semblait que l'ombre de Bonaparte allait demander la parole et renouveler le démenti terrible qu'il avait jadis donné à M. de Talleyrand. Des témoins de la scène étaient encore assis parmi les pairs, entre autres M. le comte de Montesquiou ; le vertueux duc de Doudeauville me l'a racontée, la tenant de la bouche du même M. de Montesquiou, son beau-frère ; M. le comte de Cessac, présent à cette scène, la répète à qui veut l'entendre ; il croyait qu'au sortir du cabinet, le grand Electeur serait arrêté. Napoléon s'écriait dans sa colère, interpellant son pâle ministre : " Il vous sied bien de crier contre la guerre d'Espagne, vous qui me l'avez conseillée, vous dont j'ai un monceau de lettres dans lesquelles vous cherchez à me prouver que cette guerre était aussi nécessaire que politique. " Ces lettres ont disparu lors de l'enlèvement des archives privées aux Tuileries, en 1814 [Voyez plus haut la mort du duc d'Enghien. (N.d.A.)] .

M. de Talleyrand déclarait, dans son discours, qu'il avait eu le malheur de déplaire à Bonaparte en lui dévoilant l'avenir, en lui révélant tous les dangers qui allaient naître d'une agression non moins injuste que téméraire . Que M. de Talleyrand se console dans sa tombe, il n'a point eu ce malheur ; il ne doit point ajouter cette calamité à toutes les afflictions de sa vie.

La faute principale de M. de Talleyrand envers la légitimité, c'est d'avoir détourné Louis XVIII du mariage à conclure entre le duc de Berry et une princesse de Russie, la faute impardonnable de M. de Talleyrand envers la France, c'est d'avoir consenti aux révoltants traités de Vienne.

Il résulte des négociations de M. de Talleyrand que nous sommes demeurés sans frontières : une bataille perdue à Mons ou à Coblentz amènerait en huit jours la cavalerie ennemie sous les murs de Paris. Dans l'ancienne monarchie, non seulement la France était fermée par un cercle de forteresses, mais elle était défendue sur le Rhin par les Etats indépendants de l'Allemagne. Il fallait envahir les Electorats ou négocier avec eux pour arriver jusqu'à nous. Sur une autre frontière, la Suisse était pays neutre et libre ; il n'avait point de chemins ; nul ne violait son territoire. Les Pyrénées étaient impassables, gardées par les Bourbons d'Espagne. Voilà ce que M. de Talleyrand n'a pas compris, telles sont les fautes qui le condamneront à jamais comme homme politique : fautes qui nous ont privés en un jour des travaux de Louis XIV et des victoires de Napoléon.

On a prétendu que sa politique avait été supérieure à celle de Napoléon : d'abord il faut se bien mettre dans l'esprit qu'on est purement et simplement un commis lorsqu'on tient le portefeuille d'un conquérant, qui chaque matin y dépose le bulletin d'une victoire et change la géographie des Etats. Quand Napoléon se fut enivré, il fit des fautes énormes et frappantes à tous les yeux : M. de Talleyrand les aperçut vraisemblablement comme tout le monde ; mais cela n'indique aucune vision de lynx. Encore se compromit-il d'une manière étrange par l'arrestation du duc d'Enghien et se méprit-il sur la guerre d'Espagne de 1807, bien qu'il ait voulu plus tard nier ses conseils et reprendre ses paroles.

Cependant un acteur n'est pas prestigieux, s'il est tout à fait dépourvu des moyens qui fascinent le parterre : aussi la vie du prince a-t-elle été une perpétuelle déception. Sachant ce qu'il lui manquait, il se dérobait à quiconque le pouvait connaître : son étude constante était de ne pas se laisser mesurer ; il faisait retraite à propos dans le silence ; il se cachait dans les trois heures muettes qu'il donnait au whist. On s'émerveillait qu'une telle capacité pût descendre aux amusements du vulgaire : qui sait si cette capacité ne partageait pas des empires en arrangeant dans sa main les quatre valets ? Pendant ces moments d'escamotage, il rédigeait intérieurement un mot à effet, dont l'inspiration lui venait d'une brochure du matin ou d'une conversation du soir. S'il vous prenait à l'écart pour vous illustrer de sa conversation, sa principale manière de séduire était de vous accabler d'éloges, de vous appeler l'espérance de l'avenir, de vous prédire des destinées éclatantes, de vous donner une lettre de change de grand homme tirée sur lui et payable à vue, mais trouvait-il votre foi en lui un peu suspecte s'apercevait-il que vous n'admiriez pas assez quelques phrases brèves à prétention de profondeur, derrière lesquelles il n'y avait rien, il s'éloignait de peur de laisser arriver le bout de son esprit. Il aurait bien raconté, n'était que ses plaisanteries tombaient sur un subalterne ou sur un sot dont il s'amusait sans péril, ou sur une victime attachée à sa personne et plastron de ses railleries. Il ne pouvait suivre une conversation sérieuse ; à la troisième ouverture des lèvres, ses idées expiraient.

D'anciennes gravures de l' abbé de Périgord représentent un homme fort joli ; M. de Talleyrand, en vieillissant, avait tourné à la tête de mort : ses yeux étaient ternes de sorte qu'on avait peine à y lire, ce qui le servait bien, comme il avait reçu beaucoup de mépris, il s'en était imprégné, et il l'avait placé dans les deux coins pendants de sa bouche.

Une grande façon qui tenait à sa naissance, une observation rigoureuse des bienséances, un air froid et dédaigneux, contribuaient à nourrir l'illusion autour du prince de Bénévent. Ses manières exerçaient de l'empire sur les petites gens et sur les hommes de la société nouvelle lesquels ignoraient la société du vieux temps. Autrefois on rencontrait à tout bout de champ des personnages dont les allures ressemblaient à celles de M. de Talleyrand, et l'on n'y prenait pas garde ; mais presque seul en place au milieu des moeurs démocratiques, il paraissait un phénomène : pour subir le joug de ses formes, il convenait à l'amour-propre de reporter à l'esprit du ministre l'ascendant qu'exerçait son éducation.

Lorsqu'en occupant une place considérable on se trouve mêlé à de prodigieuses révolutions, elles vous donnent une importance de hasard que le vulgaire prend pour votre mérite personnel ; perdu dans les rayons de Bonaparte, M. de Talleyrand a brillé sous la Restauration de l'éclat emprunté d'une fortune qui n'était pas la sienne. La position accidentelle du prince de Bénévent lui a permis de s'attribuer la puissance d'avoir renversé Napoléon, et l'honneur d'avoir rétabli Louis XVIII ; moi-même, comme tous les badauds, n'ai-je pas été assez niais pour donner dans cette fable ! Mieux renseigné, j'ai connu que M. de Talleyrand n'était point un Warwick politique : la force qui abat et relève les trônes manquait à son bras.

De benêts impartiaux disent : " Nous en convenons, c'était un homme bien immoral ; mais quelle habileté ! " Hélas ! non. Il faut perdre encore cette espérance, si consolante pour ses enthousiastes, si désirée pour la mémoire du prince, l'espérance de faire de M. de Talleyrand un démon.

Au delà de certaines négociations vulgaires, au fond desquelles il avait l'habileté de placer en première ligne son intérêt personnel, il ne fallait rien demander à M. de Talleyrand.

M. de Talleyrand soignait quelques habitudes et quelques maximes à l'usage des sycophantes et des mauvais sujets de son intimité. Sa toilette en public, copiée sur celle d'un ministre de Vienne, était le triomphe de sa diplomatie. Il se vantait de n'être jamais pressé, il disait que le temps est notre ennemi et qu'il le faut tuer : de là il faisait état de ne s'occuper que quelques instants.

Mais comme, en dernier résultat, M. de Talleyrand n'a pu transformer son désoeuvrement en chefs-d'oeuvre, il est probable qu'il se trompait en parlant de la nécessité de se défaire du temps : on ne triomphe du temps qu'en créant des choses immortelles ; par des travaux sans avenir, par des distractions frivoles, on ne le tue pas : on le dépense.

Entré dans le ministère à la recommandation de madame de Staël, qui obtint sa nomination de Chénier, M. de Talleyrand, alors fort dénué, recommença cinq où six fois sa fortune : par le million qu'il reçut du Portugal dans l'espoir de la signature d'une paix avec le Directoire, paix qui ne fut jamais signée ; par l'achat des bons de la Belgique à la paix d'Amiens, laquelle il savait lui, M. de Talleyrand, avant qu'elle fût connue du public ; par l'érection du royaume passager d'Etrurie ; par la sécularisation des propriétés ecclésiastiques en Allemagne, par le brocantage de ses opinions au congrès de Vienne. Il n'est pas jusqu'à de vieux papiers de nos archives que le prince n'ait voulu céder à l'Autriche : dupe cette fois de M. de Metternich, celui-ci renvoya religieusement les originaux après en avoir fait prendre copie.

Incapable d'écrire seul une phrase, M. de Talleyrand faisait travailler compétemment sous lui : quand, à force de raturer et de changer, son secrétaire parvenait à rédiger les dépêches selon sa convenance, il les copiait de sa main. Je lui ai entendu lire, de ses mémoires commencés quelques détails agréables sur sa jeunesse. Comme il variait dans ses goûts, détestant le lendemain ce qu'il avait aimé la veille, si ces mémoires existent entiers ce dont je doute, et s'il en a conservé les versions opposées, il est probable que les jugements sur le même fait et surtout sur le même homme se contrediront outrageusement. Je ne crois pas au dépôt des manuscrits en Angleterre ; l'ordre prétendu donné de ne les publier que dans quarante ans d'ici me semble une jonglerie posthume.

Paresseux et sans étude, nature frivole et coeur dissipé, le prince de Bénévent se glorifiait de ce qui devait humilier son orgueil, de rester debout après la chute des empires. Les esprits du premier ordre qui produisent les révolutions disparaissent ; les esprits du second ordre qui en profitent demeurent. Ces personnages de lendemain et d'industrie assistent au défilé des générations, ils sont chargés de mettre le visa aux passeports, d'homologuer la sentence : M. de Talleyrand était de cette espèce inférieure ; il signait les événements, il ne les faisait pas.

Survivre aux gouvernements, rester quand un pouvoir s'en va, se déclarer en permanence, se vanter de n'appartenir qu'au pays, d'être l'homme des choses et non l'homme des individus, c'est la fatuité de l'égoïsme mal à l'aise, qui s'efforce de cacher son peu d'élévation sous la hauteur des paroles. On compte aujourd'hui beaucoup de caractères de cette équanimité, beaucoup de ces citoyens du sol : toutefois, pour qu'il y ait de la grandeur à vieillir comme l'ermite dans les ruines du Colysée, il les faut garder avec une croix ; M. de Talleyrand avait foulé la sienne aux pieds.

Notre espèce se divise en deux parts inégales : les hommes de la mort et aimés d'elle, troupeau choisi qui renaît ; les hommes de la vie et oubliés d'elle, multitude de néant qui ne renaît plus. L'existence temporaire de ces derniers consiste dans le nom, le crédit, la place, la fortune, leur bruit, leur autorité, leur puissance s'évanouissent avec leur personne : clos leur salon et leur cercueil, close est leur destinée. Ainsi en est arrivé à M. de Talleyrand ; sa momie, avant de descendre dans sa crypte, a été exposée un moment à Londres, comme représentant de la royauté-cadavre qui nous régit.

M. de Talleyrand a trahi tous les gouvernements, et, je le répète, il n'en a élevé ni renversé aucun. Il n'avait point de supériorité réelle, dans l'acception sincère de ces deux mots. Un fretin de prospérités banales, si communes dans la vie aristocratique, ne conduit pas à deux pieds au delà de la fosse. Le mal qui n'opère pas avec une explosion terrible, le mal parcimonieusement employé par l'esclave au profit du maître, n'est que de la turpitude. Le vice, complaisant du crime, entre dans la domesticité. Supposez M. de Talleyrand plébéien, pauvre et obscur, n'ayant avec son immoralité que son esprit incontestable de salon, l'on n'aurait certes jamais entendu parler de lui. Otez de M. de Talleyrand le grand seigneur avili, le prêtre marié, l'évêque dégradé, que lui reste-t-il ? Sa réputation et ses succès ont tenu à ces trois dépravations.

La comédie par laquelle le prélat a couronné ses quatre-vingt-deux années est une chose pitoyable : d'abord, pour faire preuve de force, il est allé prononcer à l'Institut l'éloge commun d'une pauvre mâchoire allemande dont il se moquait. Malgré tant de spectacles dont nos yeux ont été rassasiés, on a fait la haie pour voir sortir le grand homme ; ensuite il est venu mourir chez lui comme Dioclétien, en se montrant à l'univers. La foule a bayé, à l'heure suprême de ce prince aux trois quarts pourri, une ouverture gangréneuse au côté, la tête retombant dans sa poitrine en dépit du bandeau qui la soutenait, disputant minute à minute sa réconciliation avec le ciel, sa nièce jouant autour de lui un rôle préparé de loin entre un prêtre abusé et une petite fille trompée : il a signé de guerre lasse (ou peut-être n'a-t-il pas même signé), quand sa parole allait s'éteindre, le désaveu de sa première adhésion à l'Eglise constitutionnelle ; mais sans donner aucun signe de repentir, sans remplir les derniers devoirs du chrétien, sans rétracter les immoralités et les scandales de sa vie. Jamais l'orgueil ne s'est montré si misérable, l'admiration si bête, la piété si dupe : Rome, toujours prudente, n'a pas rendu publique, et pour cause, la rétractation.

M. de Talleyrand, appelé de longue date au tribunal d'en haut, était contumax ; la mort le cherchait de la part de Dieu, et elle l'a enfin trouvé. Pour analyser minutieusement une vie aussi gâtée que celle de M. de La Fayette a été saine, il faudrait affronter des dégoûts que je suis incapable de surmonter. Les hommes de plaies ressemblent aux carcasses de prostituées : les ulcères les ont tellement rongés qu'ils ne peuvent servir à la dissection. La révolution française est une vaste destruction politique, placée au milieu de l'ancien monde : craignons qu'il ne s'établisse une destruction beaucoup plus funeste craignons une destruction morale par le côté mauvais de cette révolution. Que deviendrait l'espèce humaine, si l'on s'évertuait à réhabiliter des moeurs justement flétries, si l'on s'efforçait d'offrir à notre enthousiasme d'odieux exemples, de nous présenter les progrès du siècle, l'établissement de la liberté, la profondeur du génie dans des natures abjectes ou des actions atroces ? N'osant préconiser le mal sous son propre nom on le sophistique : donnez-vous de garde de prendre cette brute pour un esprit de ténèbres, c'est un ange de lumière ! Toute laideur est belle, tout opprobre honorable, toute énormité sublime ; tout vice a son admiration qui l'attend. Nous sommes revenus à cette société matérielle du paganisme où chaque dépravation avait ses autels. Arrière ces éloges, lâches, menteurs, criminels qui faussent la conscience publique, qui débauchent la jeunesse, qui découragent les gens de bien, qui sont un outrage à la vertu et le crachement du soldat romain au visage du Christ !

 

3 L42 Chapitre 9

Mort de Charles X.

Paris, 1839.

Etant à Prague en 1833, Charles X me dit : " Ce vieux Talleyrand vit donc encore ? " Et Charles X a quitté la vie deux ans avant M. de Talleyrand ; la mort privée et chrétienne du monarque contraste avec la mort publique de l'évêque apostat, traîné récalcitrant aux pieds de l'incorruptibilité divine.

Le 3 octobre 1836 j'avais écrit à madame la duchesse de Berry la lettre suivante, et j'y ajoutai un post-scriptum le 15 novembre de la même année :

" Madame,

" M. Walsh m'a remis la lettre dont vous avez bien voulu m'honorer. Je serais prêt à obéir au désir de Votre Altesse Royale, si les écrits pouvaient à présent quelque chose ; mais l'opinion est tombée dans une telle apathie que les plus grands événements la pourraient à peine soulever. Vous m'avez permis, madame, de vous parler avec une franchise que mon dévouement pouvait seul excuser : Votre Altesse Royale le sait, j'ai été opposé à presque tout ce qui s'est fait ; j'ai osé même n'être pas d'avis de son voyage à Prague. Henri V sort maintenant de l'enfance ; il va bientôt entrer dans le monde avec une éducation qui ne lui a rien appris du siècle où nous vivons. Qui sera son guide, qui lui montrera les cours et les hommes ? Qui le fera connaître et comme apparaître de loin à la France ? Questions importantes qui, vraisemblablement et malheureusement, seront résolues dans le sens que l'ont été toutes les autres. Quoi qu'il en soit, le reste de ma vie appartient à mon jeune Roi et à son auguste mère. Mes prévisions de l'avenir ne me rendront jamais infidèle à mes devoirs.

" Madame de Chateaubriand demande la permission de mettre ses respects aux pieds de Madame. J'offre au Ciel tous mes voeux pour la gloire et la prospérité de la mère de Henri V et je suis avec un profond respect,

" Madame,

" De Votre Altesse Royale le très humble et très obéissant serviteur,

" Chateaubriand. "

" P. S . Cette lettre attendait depuis un mois une occasion sûre pour parvenir à Madame. Aujourd'hui même j'apprends la mort de l'auguste aïeul de Henri. Cette triste nouvelle apportera-t-elle quelque changement dans la destinée de Votre Altesse Royale ? Oserai-je prier Madame de me permettre d'entrer dans tous les sentiments de regret qu'elle doit éprouver, et d'offrir le tribut respectueux de ma douleur à monsieur le Dauphin et à madame la Dauphine ?

" Chateaubriand. "

" 15 novembre. "

Charles X n'est plus.

Soixante ans de malheurs ont paré la victime !

Trente années d'exil ; la mort à soixante-dix-neuf ans en terre étrangère ! Afin qu'on ne pût douter de la mission de malheur dont le ciel avait chargé ce prince ici-bas, c'est un fléau qui l'est venu chercher.

Charles X a retrouvé à son heure suprême le calme, l'égalité d'âme qui lui manquèrent quelquefois pendant sa longue carrière. Quand il apprit le danger qui le menaçait, il se contenta de dire : " Je ne croyais pas que cette maladie tournât si court. " Quand Louis XVI partit pour l'échafaud, l'officier de service refusa de recevoir le testament du condamné parce que le temps lui manquait et qu'il devait, lui officier, conduire le Roi au supplice : le Roi répondit : " C'est juste. " Si Charles X, dans d'autres jours de péril, eût traité sa vie avec cette indifférence, qu'il se fût épargné de misères ! On conçoit que les Bourbons tiennent à une religion qui les rend si nobles au dernier moment : Louis IX, attaché à sa postérité, envoie le courage du saint les attendre au bord du cercueil. Cette race sait admirablement mourir : il y a tantôt neuf cents ans, il est vrai, qu'elle apprend la mort.

Charles X s'est en allé persuadé qu'il ne s'était pas trompé : s'il a espéré dans la miséricorde divine, c'est en raison du sacrifice qu'il a cru faire de sa couronne à ce qu'il pensait être le devoir de sa conscience et le bien de son peuple : les convictions sont trop rares pour n'en pas tenir compte. Charles X a pu se rendre ce témoignage que le règne de ses deux frères et le sien n'avaient été ni sans liberté ni sans gloire : sous le roi martyr, l'affranchissement de l'Amérique et l'émancipation de la France ; sous Louis XVIII, le gouvernement représentatif donné à notre patrie, le rétablissement de la royauté opéré en Espagne ; l'indépendance de la Grèce recouvrée à Navarin ; sous Charles X, l'Afrique à nous laissée en compensation du territoire perdu avec les conquêtes de l'Empire : ce sont là des résultats qui demeurent acquis à nos fastes en dépit des stupides jalousies et des vaines inimitiés. Ces résultats ressortiront davantage à mesure que l'on s'enfoncera dans les abaissements de la royauté de Juillet. Mais il est à craindre que ces ornements de prix ne soient qu'au profit des jours expirés, comme la couronne de fleurs sur la tête d'Homère chassé avec grand respect de la République de Platon. La légitimité semble aujourd'hui n'avoir pas l'intention d'aller plus loin ; elle paraît adopter sa chute.

La mort de Charles X ne pourrait être un événement effectif qu'en mettant un terme à une déplorable contestation de sceptre et en donnant une direction nouvelle à l'éducation de Henri V : or, il est à craindre que la couronne absente soit toujours disputée ; que l'éducation finisse sans avoir été virtuellement changée. Peut-être, en s'épargnant la peine de prendre un parti, on s'endormira dans des habitudes chères à la faiblesse, douces à la vie de famille, commodes à la lassitude suite de longues souffrances. Le malheur qui se perpétue produit sur l'âme l'effet de la vieillesse sur le corps ; on ne peut plus remuer ; on se couche. Le malheur ressemble encore à l'exécuteur des hautes justices du ciel : il dépouille les condamnés, arrache au roi son sceptre, au militaire son épée, il ôte le décorum au noble, le coeur au soldat, et les renvoie dégradés dans la foule.

D'un autre côté, on tire de l'extrême jeunesse des raisons d'atermoiements : quand on a beaucoup de temps à dépenser, on se persuade qu'on peut attendre, on a des années à jouer devant les événements : " Ils viendront à nous, s'écrie-t-on, sans que nous nous en mettions en peine ; tout mûrira, le jour du trône arrivera de lui-même ; dans vingt ans les préjugés se seront effacés. " Ce calcul pourrait avoir quelque justesse si les générations ne s'écoulaient pas ou ne devenaient pas indifférentes ; mais telle chose peut paraître une nécessité à une époque et n'être pas même sentie à une autre.

Hélas ! avec quelle rapidité les choses s'évanouissent ! où sont les trois frères que j'ai vos successivement régner ? Louis XVIII habite Saint-Denis avec la dépouille mutilée de Louis XVI ; Charles X vient d'être déposé à Goritz, dans une bière fermée à trois clefs.

Les restes de ce roi, en tombant de haut ont fait tressaillir ses aïeux ; ils se sont retournés dans leur sépulcre ; ils ont dit en se serrant : " Faisons place, voici le dernier d'entre nous. " Bonaparte n'a pas fait autant de bruit en entrant dans la nuit éternelle : les vieux morts ne se sont point réveillés pour l'empereur des morts nouveaux. Ils ne le connaissaient pas. La monarchie française lie le monde ancien au monde moderne. Augustule quitte le diadème en 476. Cinq ans après, en 481, la première race de nos rois, Clovis, règne sur les Gaules.

Charlemagne, en associant au trône Louis le Débonnaire, lui dit : " Fils cher à Dieu, mon âge se hâte, ma vieillesse même m'échappe ; le temps de ma mort approche. Le pays des Francs m'a vu naître, Christ m'a accordé cet honneur. Le premier d'entre les Francs j'ai obtenu le nom de César et transporté à l'empire des Francs l'empire de la race de Romulus. "

Sous Hugues, avec la troisième race, la monarchie élective devient héréditaire. L'hérédité enfante la légitimité, ou la permanence, ou la durée.

C'est entre les fonts baptismaux de Clovis et l'échafaud de Louis XVI qu'il faut placer l'empire chrétien des Français. La même religion était debout aux deux barrières : " Doux Sicambre, incline le col, adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré ", dit le prêtre qui administrait à Clovis le baptême d'eau. " Fils de saint Louis, montez au ciel ", dit le prêtre qui assistait Louis XVI au baptême de sang.

Quand il n'y aurait dans la France que cette ancienne maison de France, bâtie par le temps et dont la majesté étonne, nous pourrions, en fait de choses illustres, en remontrer à toutes les nations. Les Capets régnaient lorsque les autres souverains de l'Europe étaient encore sujets. Les vassaux de nos rois sont devenus rois. Ces souverains nous ont transmis leurs noms avec des titres que la postérité a reconnus authentiques ; les uns sont appelés auguste, saint, pieux, grand, courtois, hardi, sage, victorieux, bien-aimé ; les autres père du peuple, père des lettres . " Comme il est écrit par blâme, dit un vieil historien, que tous les bons roys seraient aisément pourtraits en un anneau, les mauvais roys de France y pourroient mieux, tant le nombre en est petit. "

Sous la famille royale, les ténèbres de la barbarie se dissipent, la langue se forme, les lettres et les arts produisent leurs chefs-d'oeuvre, nos villes s'embellissent, nos monuments s'élèvent, nos chemins s'ouvrent, nos ports se creusent, nos armées étonnent l'Europe et l'Asie, et nos flottes couvrent les deux mers.

Notre orgueil se met en colère à la seule exposition de ces magnifiques tapisseries du Louvre ; des ombres, même des broderies d'ombre, nous choquent. Inconnus ce matin, plus inconnus ce soir, nous ne nous en persuadons pas moins que nous effaçons ce qui nous précéda. Et toutefois, chaque minute, en fuyant, nous demande : Qui es-tu ? et nous ne savons que répondre. Charles X, lui, a répondu ; il s'est en allé avec une ère entière du monde ; la poussière de mille générations est mêlée à la sienne ; l'histoire le salue, les siècles s'agenouillent à sa tombe ; tous ont connu sa race ; elle ne leur a point failli, ce sont eux qui y ont manqué.

Roi banni, les hommes ont pu vous proscrire, mais vous ne serez point chassé du temps, vous dormez votre dur somme dans un monastère, sur la dernière planche jadis destinée à quelque franciscain. Point de hérauts d'armes à vos obsèques, rien qu'une troupe de vieux temps blanchis et chenus ; point de grands pour jeter dans le caveau les marques de leur dignité, ils en ont fait hommage ailleurs. Des âges muets sont assis au coin de votre bière ; une longue procession de jours passés, les yeux fermés, mène en silence le deuil autour de votre cercueil.

A votre côté reposent votre coeur et vos entrailles arrachés de votre sein et de vos flancs, comme on place auprès d'une mère expirée le fruit abortif qui lui coûta la vie. A chaque anniversaire, monarque très chrétien, cénobite après trépas, quelque frère inconnu vous récitera les prières du bout de l'an ; vous n'attirerez à votre ci-gît éternel que vos fils bannis avec vous : car même à Trieste le monument de Mesdames est vide ; leurs reliques sacrées ont revu leur patrie et vous avez payé à l'exil, par votre exil, la dette de ces nobles dames.

Eh ! pourquoi ne réunit-on pas aujourd'hui tant de débris dispersés, comme on réunit des antiques exhumées de différentes fouilles ? L'Arc de Triomphe porterait pour couronnement le sarcophage de Napoléon, ou la colonne de bronze élèverait sur des restes immortels des victoires immobiles. Et cependant la pierre taillée par ordre de Sésostris ensevelit dès aujourd'hui l'échafaud de Louis XVI sous le poids des siècles. L'heure viendra que l'obélisque du désert retrouvera sur la place des meurtres le silence et la solitude de Luxor.

 

3 L43 Liv. quarante-troisième

Conclusion

1. Antécédents historiques : depuis la Régence jusqu'en 1793. - 2. Le passé. - Le vieil ordre européen expire. - 3. Inégalité des fortunes. - Danger de l'expansion de la nature intelligente et de la nature matérielle. - 4. Chute des monarchies. - Dépérissement de la société et progrès de l'individu. - 5. L'avenir. - Difficulté de le comprendre. - 6. Saint-Simoniens. - Phalanstériens. - Fouriéristes. - Owénistes. - Socialistes. - Communistes. - Unionistes. - Egalitaires. - 7. L'idée chrétienne est l'avenir du monde. - 8. Récapitulation de ma vie. - 9. Résumé des changements arrivés sur le globe pendant ma vie.

25 septembre 1841.

J'ai commencé à écrire ces Mémoires à la Vallée-aux-Loups le 4 octobre 1811 ; j'achève de les relire en les corrigeant à Paris ce 25 septembre 1841 : voilà donc vingt-neuf ans, onze mois, vingt-un jours, que je tiens secrètement la plume en composant mes livres publics, au milieu de toutes les révolutions et de toutes les vicissitudes de mon existence. Ma main est lassée : puisse-t-elle ne pas avoir pesé sur mes idées, qui n'ont point fléchi et que je sens vives comme au départ de la course ! A mon travail de trente années j'avais le dessein d'ajouter une conclusion générale : je comptais dire, ainsi que je l'ai souvent mentionné, quel était le monde quand j'y entrai, quel il est quand je le quitte. Mais le sablier est devant moi, j'aperçois la main que les marins croyaient voir jadis sortir des flots à l'heure du naufrage : cette main me fait signe d'abréger ; je vais donc resserrer l'échelle du tableau sans omettre rien d'essentiel.

[ Voir aussi dans les pièces retranchées, Avenir du monde[C M 1 609] .]

 

3 L43 Chapitre 1

Antécédents historiques : depuis la Régence jusqu'en 1793.

Louis XIV mourut. Le duc d'Orléans fut régent pendant la minorité de Louis XV. Une guerre avec l'Espagne, suite de la conspiration de Cellamare, éclata : la paix fut rétablie par la chute d'Alberoni. Louis XV atteignit sa majorité le 15 février 1723. Le Régent succomba dix mois après. Il avait communiqué sa gangrène à la France, assis Dubois dans la chaire de Fénelon, et élevé Law. Le duc de Bourbon devint premier ministre de Louis XV, et il eut pour successeur le cardinal de Fleury dont le génie consistait dans les années. En 1734 éclata la guerre où mon père fut blessé devant Dantzig. En 1745 se donna la bataille de Fontenoy, un des moins belliqueux de nos rois nous a fait triompher dans la seule grande bataille rangée que nous ayons gagnée sur les Anglais, et le vainqueur du monde a ajouté à Waterloo un désastre aux désastres de Crécy, de Poitiers et d'Azincourt. L'église de Waterloo est décorée du nom des officiers anglais tombés en 1815 ; on ne retrouve dans l'église de Fontenoy qu'une pierre avec ces mots : " Ci-devant repose le corps de messire Philippe de Vitry, lequel, âgé de vingt-sept ans, fut tué à la bataille de Fontenoy le 11 de mai 1745. " Aucune marque n'indique le lieu de l'action ; mais on retire de la terre des squelettes avec des balles aplaties dans le crâne. Les Français portent leurs victoires écrites sur leur front.

Plus tard le comte de Gisors, fils du maréchal de Belle-Isle, tomba à Crevelt. En lui s'éteignit le nom et la descendance directe de Fouquet. On était passé de madame de La Vallière à madame de Châteauroux. Il y a quelque chose de triste à voir des noms arriver à leur fin, de siècles en siècles, de beautés en beautés, de gloire en gloire.

Au mois de juin 1745, le second prétendant des Stuarts avait commencé ses aventures : infortunes dont je fus bercé en attendant que Henri V remplaçât dans l'exil le prétendant anglais.

La fin de ces guerres annonça nos désastres dans nos colonies. La Bourdonnais vengea le pavillon français en Asie ; ses dissensions avec Dupleix depuis la prise de Madras gâtèrent tout. La paix de 1748 suspendit ces malheurs ; en 1755 recommencèrent les hostilités ; elles s'ouvrirent par le tremblement de terre de Lisbonne, où périt le petit-fils de Racine. Sous prétexte de quelques terrains en litige sur la frontière de l'Acadie, l'Angleterre s'empara sans déclaration de guerre de trois cents de nos vaisseaux marchands ; nous perdîmes le Canada : faits obscurs (quoique immenses par leurs conséquences), sur lesquels surnage la mort de Wolf et de Montcalm. Dépouillés de nos possessions en Afrique et dans l'Inde, lord Clive entama la conquête du Bengale. Or, pendant ces jours, les querelles du jansénisme avaient eu lieu ; Damiens avait frappé Louis XV ; la Pologne était partagée, l'expulsion des jésuites exécutée, la cour descendue au Parc-aux-Cerfs. L'auteur du pacte de famille se retire à Chanteloup, tandis que la révolution intellectuelle s'achevait sous Voltaire. La cour plénière de Maupeou fut installée : Louis XV laissa l'échafaud à la favorite qui l'avait dégradé, après avoir envoyé Garat et Sanson à Louis XVI, l'un pour lire, et l'autre pour exécuter la sentence.

Ce dernier monarque s'était marié le 16 mai 1770 à la fille de Marie-Thérèse d'Autriche : on sait ce qu'elle est devenue. Passèrent les ministres Machault, le vieux Maurepas, Turgot l'économiste, Malesherbes aux vertus antiques et aux opinions nouvelles, Saint-Germain qui détruisit la maison du roi et donna une ordonnance funeste ; Calonne et Necker enfin.

Louis XVI rappela les parlements, abolit la corvée et la torture avant le prononcé du jugement, rendit les droits civils aux protestants, en reconnaissant leur mariage légal. La guerre d'Amérique, en 1779, impolitique pour la France toujours dupe de sa générosité, fut utile à l'espèce humaine ; elle rétablit dans le monde entier l'estime de nos armes et l'honneur de notre pavillon.

La Révolution se leva prête à mettre au jour la génération guerrière que huit siècles d'héroïsme avaient déposée dans ses flancs. Les mérites de Louis XVI ne rachetèrent pas les fautes (comme je l'ai déjà fait observer) que ses aïeux lui avaient laissées à expier, mais c'est sur le mal que tombent les coups de la Providence, jamais sur l'homme : Dieu n'abrège les jours de la vertu sur la terre que pour les allonger dans le ciel. Sous l'astre de 1793, les sources du grand abîme furent rompues ; toutes nos gloires d'autrefois se réunirent ensuite et firent leur dernière explosion dans Bonaparte : il nous les renvoie dans son cercueil.

 

3 L43 Chapitre 2

Le passé. - Le vieil ordre européen expire.

J'étais né pendant l'accomplissement de ces faits. Deux nouveaux empires, la Prusse et la Russie, m'ont à peine devancé d'un demi-siècle sur la terre, la Corse est devenue française à l'instant où j'ai paru, je suis arrivé au monde vingt jours après Bonaparte. Il m'amenait avec lui. J'allais entrer dans la marine en 1783 quand la flotte de Louis XVI surgit à Brest : elle apportait les actes de l'état civil d'une nation éclose sous les ailes de la France. Ma naissance se rattache à la naissance d'un homme et d'un peuple : pâle reflet que j'étais d'une immense lumière.

Si l'on arrête les yeux sur le monde actuel, on le voit, à la suite du mouvement imprimé par une grande révolution, s'ébranler depuis l'Orient jusqu'à la Chine qui semblait à jamais fermée ; de sorte que nos renversements passés ne seraient rien ; que le bruit de la renommée de Napoléon serait à peine entendu dans le sens dessus dessous général des peuples, de même que lui, Napoléon, a éteint tous les bruits de notre ancien globe.

L'empereur nous a laissés dans une agitation prophétique. Nous, l'Etat le plus mûr et le plus avancé, nous montrons de nombreux symptômes de décadence. Comme un malade en péril se préoccupe de ce qu'il trouvera dans la tombe, une nation qui se sent défaillir s'inquiète de son sort futur. De là ces hérésies politiques qui se succèdent. Le vieil ordre européen expire ; nos débats actuels paraîtront des luttes puériles aux yeux de la postérité. Il n'existe plus rien : autorité de l'expérience et de l'âge, naissance ou génie, talent ou vertu, tout est nié ; quelques individus gravissent au sommet des ruines, se proclament géants et roulent en bas pygmées. Excepté une vingtaine d'hommes qui survivront et qui étaient destinés à tenir le flambeau à travers les steppes ténébreuses où l'on entre, excepté ce peu d'hommes, une génération qui portait en elle un esprit abondant, des connaissances acquises, des germes de succès de toutes sortes, les a étouffés dans une inquiétude aussi improductive que sa superbe est stérile. Des multitudes sans nom s'agitent sans savoir pourquoi, comme les associations populaires du moyen âge : troupeaux affamés qui ne reconnaissent point de berger, qui courent de la plaine à la montagne et de la montagne à la plaine, dédaignant l'expérience des pâtres durcis au vent et au soleil. Dans la vie de la cité tout est transitoire : la religion et la morale cessent d'être admises, ou chacun les interprète à sa façon. Parmi les choses d'une nature inférieure, même impuissance de conviction et d'existence, une renommée palpite à peine une heure, un livre vieillit dans un jour, des écrivains se tuent pour attirer l'attention ; autre vanité : on n'entend pas même leur dernier soupir. De cette prédisposition des esprits il résulte qu'on n'imagine d'autres moyens de toucher que des scènes d'échafaud et des moeurs souillées : on oublie que les vraies larmes sont celles que fait couler une belle poésie et dans lesquelles se mêle autant d'admiration que de douleur ; mais à présent que les talents se nourrissent de la Régence et de la Terreur, qu'était-il besoin de sujets pour nos langues destinées si tôt à mourir ? Il ne tombera plus du génie de l'homme quelques-unes de ces pensées qui deviennent le patrimoine de l'univers.

Voilà ce que tout le monde se dit et ce que tout le monde déplore, et cependant les illusions surabondent et plus on est près de sa fin et plus on croit vivre. On aperçoit des monarques qui se figurent être des monarques, des ministres qui pensent être des ministres des députés qui prennent au sérieux leurs discours, des propriétaires qui possédant ce matin sont persuadés qu'ils posséderont ce soir. Les intérêts particuliers, les ambitions personnelles cachent au vulgaire la gravité du moment : nonobstant les oscillations des affaires du jour, elles ne sont qu'une ride à la surface de l'abîme elles ne diminuent pas la profondeur des flots. Auprès des mesquines loteries contingentes, le genre humain joue la grande partie ; les rois tiennent encore les cartes et ils les tiennent pour les nations : celles-ci vaudront-elles mieux que les monarques ? Question à part, qui n'altère point le fait principal. Quelle importance ont des amusettes d'enfants, des ombres glissant sur la blancheur d'un linceul ? L'invasion des idées a succédé à l'invasion des barbares ; la civilisation actuelle décomposée se perd en elle-même ; le vase qui la contient n'a pas versé la liqueur dans un autre vase ; c'est le vase qui s'est brisé.

 

3 L43 Chapitre 3

Inégalité des fortunes. - Danger de l'expansion de la nature intelligente et de la nature matérielle.

A quelle époque la société disparaîtra-t-elle ? quels accidents en pourront suspendre les mouvements ? A Rome le règne de l'homme fut substitué au règne de la loi : on passa de la république à l'empire ; notre révolution s'accomplit en sens contraire : on incline à passer de la royauté à la république, ou, pour ne spécifier aucune forme, à la démocratie ; cela ne s'effectuera pas sans difficulté.

Pour ne toucher qu'un point entre mille, la propriété, par exemple, restera-t-elle distribuée comme elle l'est ? La royauté née à Reims avait pu faire aller cette propriété en en tempérant la rigueur par la diffusion des lois morales, comme elle avait changé l'humanité en charité. Un Etat politique où des individus ont des millions de revenu, tandis que d'autres individus meurent de faim, peut-il subsister quand la religion n'est plus là avec ses espérances hors de ce monde pour expliquer le sacrifice ? Il y a des enfants que leurs mères allaitent à leurs mamelles flétries, faute d'une bouchée de pain pour sustenter leurs expirants nourrissons ; il y a des familles dont les membres sont réduits à s'entortiller ensemble pendant la nuit faute de couverture pour se réchauffer.

Celui-là voit mûrir ses nombreux sillons ; celui-ci ne possédera que les six pieds de terre prêtés à sa tombe par son pays natal. Or, combien six pieds de terre peuvent-ils fournir d'épis de blé à un mort ?

A mesure que l'instruction descend dans ces classes inférieures, celles-ci découvrent la plaie secrète qui ronge l'ordre social irréligieux. La trop grande disproportion des conditions et des fortunes a pu se supporter tant qu'elle a été cachée, mais aussitôt que cette disproportion a été généralement aperçue, le coup mortel a été porté. Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques ; essayez de persuader au pauvre, lorsqu'il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu'il possédera la même instruction que vous, essayez de lui persuader qu'il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière ressource il vous le faudra tuer.

Quand la vapeur sera perfectionnée, quand, unie au télégraphe et aux chemins de fer, elle aura fait disparaître les distances, ce ne seront plus seulement les marchandises qui voyageront, mais encore les idées rendues à l'usage de leurs ailes. Quand les barrières fiscales et commerciales auront été abolies entre les divers Etats, comme elles le sont déjà entre les provinces d'un même Etat ; quand les différents pays en relations journalières tendront à l'unité des peuples, comment ressusciterez-vous l'ancien mode de séparation ?

La société, d'un autre côté, n'est pas moins menacée par l'expansion de l'intelligence qu'elle ne l'est par le développement de la nature brute. Supposez les bras condamnés au repos en raison de la multiplicité et de la variété des machines, admettez qu'un mercenaire unique et général, la matière, remplace les mercenaires de la glèbe et de la domesticité : que ferez-vous du genre humain désoccupé ? Que ferez-vous des passions oisives en même temps que l'intelligence ? La vigueur du corps s'entretient par l'occupation physique ; le labeur cessant, la force disparaît ; nous deviendrions semblables à ces nations de l'Asie, proie du premier envahisseur, et qui ne se peuvent défendre contre une main qui porte le fer. Ainsi la liberté ne se conserve que par le travail, parce que le travail produit la force : retirez la malédiction prononcée contre les fils d'Adam, et ils périront dans la servitude : In sudore vultus tui, vesceris pane . La malédiction divine entre donc dans le mystère de notre sort ; l'homme est moins l'esclave de ses sueurs que de ses pensées : voilà comme, après avoir fait le tour de la société, après avoir passé par les diverses civilisations, après avoir supposé des perfectionnements inconnus on se retrouve au point de départ en présence des vérités de l'Ecriture.

 

3 L43 Chapitre 4

Chute des monarchies. - Dépérissement de la société et progrès de l'individu.

L'Europe avait eu en France, lors de notre monarchie de huit siècles, le centre de son intelligence, de sa perpétuité et de son repos ; privée de cette monarchie, l'Europe a sur-le-champ incliné à la démocratie. Le genre humain, pour son bien ou pour son mal, est hors de page ; les princes en ont eu la garde noble ; les nations, arrivées à leur majorité, prétendent n'avoir plus besoin de tuteurs. Depuis David jusqu'à notre temps, les rois ont été appelés : la vocation des peuples commence. Les courtes et petites exceptions des républiques grecques, carthaginoise, romaine avec des esclaves, n'empêchaient pas, dans l'antiquité, l'état monarchique d'être l'état normal sur le globe. La société entière moderne, depuis que la barrière des rois français n'existe plus, quitte la monarchie. Dieu, pour hâter la dégradation du pouvoir royal, a livré les sceptres en divers pays à des rois invalides, à des petites filles au maillot ou dans les aubes de leurs noces : ce sont de pareils lions sans mâchoires, de pareilles lionnes sans ongles, de pareilles enfantelettes têtant ou fiançant, que doivent suivre des hommes faits, dans cette ère d'incrédulité.

Les principes les plus hardis sont proclamés à la face des monarques qui se prétendent rassurés derrière la triple haie d'une garde suspecte. La démocratie les gagne ; ils montent d'étage en étage, du rez-de-chaussée au comble de leurs palais, d'où ils se jetteront à la nage par les lucarnes.

Au milieu de cela, remarquez une contradiction phénoménale : l'état matériel s'améliore, le progrès intellectuel s'accroît, et les nations au lieu de profiter s'amoindrissent : d'où vient cette contradiction ?

C'est que nous avons perdu dans l'ordre moral. En tous temps il y a eu des crimes ; mais ils n'étaient point commis de sang-froid, comme ils le sont de nos jours, en raison de la perte du sentiment religieux. A cette heure ils ne révoltent plus, ils paraissent une conséquence de la marche du temps ; si on les jugeait autrefois d'une manière différente, c'est qu'on n'était pas encore, ainsi qu'on l'ose affirmer, assez avancé dans la connaissance de l'homme ; on les analyse actuellement ; on les éprouve au creuset, afin de voir ce qu'on peut en tirer d'utile, comme la chimie trouve des ingrédients dans les voiries. Les corruptions de l'esprit, bien autrement destructives que celles des sens, sont acceptées comme des résultats nécessaires ; elles n'appartiennent plus à quelques individus pervers, elles sont tombées dans le domaine public.

Tels hommes seraient humiliés qu'on leur prouvât qu'ils ont une âme, qu'au delà de cette vie ils trouveront une autre vie ; ils croiraient manquer de fermeté et de force et de génie, s'ils ne s'élevaient au-dessus de la pusillanimité de nos pères ; ils adoptent le néant ou, si vous le voulez, le doute, comme un fait désagréable peut-être, mais comme une vérité qu'on ne saurait nier. Admirez l'hébétement de notre orgueil !

Voilà comment s'expliquent le dépérissement de la société et l'accroissement de l'individu. Si le sens moral se développait en raison du développement de l'intelligence, il y aurait contrepoids et l'humanité grandirait sans danger, mais il arrive tout le contraire : la perception du bien et du mal s'obscurcit à mesure que l'intelligence s'éclaire ; la conscience se rétrécit à mesure que les idées s'élargissent. Oui, la société périra : la liberté, qui pouvait sauver le monde, ne marchera pas, faute de s'appuyer à la religion ; l'ordre, qui pouvait maintenir la régularité, ne s'établira pas solidement, parce que l'anarchie des idées le combat. La pourpre, qui communiquait naguère la puissance, ne servira désormais de couche qu'au malheur : nul ne sera sauvé qu'il ne soit né, comme le Christ, sur la paille. Lorsque les monarques furent déterrés à Saint-Denis au moment où la trompette sonna la résurrection populaire ; lorsque, tirés de leurs tombeaux effondrés, ils attendaient la sépulture plébéienne, les chiffonniers arrivèrent à ce jugement dernier des siècles : ils regardèrent avec leurs lanternes dans la nuit éternelle ; ils fouillèrent parmi les restes échappés à la première rapine. Les rois n'y étaient déjà plus, mais la royauté y était encore : ils l'arrachèrent des entrailles du temps, et la jetèrent au panier des débris.

 

3 L43 Chapitre 5

L'avenir. - Difficulté de le comprendre.

Voilà pour ce qui est de la vieille Europe, elle ne revivra jamais. La jeune Europe offre-t-elle plus de chances ? Le monde actuel, le monde sans autorité consacrée, semble placé entre deux impossibilités : l'impossibilité du passé, l'impossibilité de l'avenir. Et n'allez pas croire, comme quelques-uns se le figurent, que si nous sommes mal à présent, le bien renaîtra du mal ; la nature humaine dérangée à sa source ne marche pas ainsi correctement. Par exemple, les excès de la liberté mènent au despotisme ; mais les excès de la tyrannie ne mènent qu'à la tyrannie ; celle-ci en nous dégradant nous rend incapables d'indépendance : Tibère n'a pas fait remonter Rome à la république, il n'a laissé après lui que Caligula.

Pour éviter de s'expliquer, on se contente de déclarer que les temps peuvent cacher dans leur sein une constitution politique que nous n'apercevons pas. L'antiquité tout entière, les plus beaux génies de cette antiquité, comprenaient-ils la société sans esclaves ? Et nous la voyons subsister. On affirme que dans cette civilisation à naître l'espèce s'agrandira ; je l'ai moi-même avancé : cependant n'est-il pas à craindre que l'individu ne diminue ? Nous pourrons être de laborieuses abeilles occupées en commun de notre miel. Dans le monde matériel les hommes s'associent pour le travail, une multitude arrive plus vite et par différentes routes à la chose qu'elle cherche ; des masses d'individus élèveront les Pyramides ; en étudiant chacun de son côté, ces individus rencontreront des découvertes, dans les sciences exploreront tous les coins de la création physique. Mais dans le monde moral en est-il de la sorte ? Mille cerveaux auront beau se coaliser, ils ne composeront jamais le chef-d'oeuvre qui sort de la tête d'un Homère.

On a dit qu'une cité dont les membres auront une égale répartition de bien et d'éducation présentera aux regards de la Divinité un spectacle au-dessus du spectacle de la cité de nos pères. La folie du moment est d'arriver à l'unité des peuples et de ne faire qu'un seul homme de l'espèce entière, soit ; mais en acquérant des facultés générales, toute une série de sentiments privés ne périra-t-elle pas ? Adieu les douceurs du foyer ; adieu les charmes de la famille ; parmi tous ces êtres blancs, jaunes, noirs, réputés vos compatriotes, vous ne pourriez vous jeter au cou d'un frère. N'y avait-il rien dans la vie d'autrefois, rien dans cet espace borné que vous aperceviez de votre fenêtre encadrée de lierre ? Au delà de votre horizon vous soupçonniez des pays inconnus dont vous parlait à peine l'oiseau de passage, seul voyageur que vous aviez vu à l'automne. C'était bonheur de songer que les collines qui vous environnaient ne disparaîtraient pas à vos yeux ; qu'elles renfermeraient vos amitiés et vos amours ; que le gémissement de la nuit autour de votre asile serait le seul bruit auquel vous vous endormiriez ; que jamais la solitude de votre âme ne serait troublée, que vous y rencontreriez toujours les pensées qui vous y attendent pour reprendre avec vous leur entretien familier. Vous saviez où vous étiez né, vous saviez où serait votre tombe ; en pénétrant dans la forêt vous pouviez dire :

Beaux arbres qui m'avez vu naître,

Bientôt vous me verrez mourir.

L'homme n'a pas besoin de voyager pour s'agrandir il porte avec lui l'immensité. Tel accent échappé de votre sein ne se mesure pas et trouve un écho dans des milliers d'âmes : qui n'a point en soi cette mélodie, la demandera en vain à l'univers. Asseyez-vous sur le tronc de l'arbre abattu au fond des bois : si dans l'oubli profond de vous-même, dans votre immobilité, dans votre silence vous ne trouvez pas l'infini, il est inutile de vous égarer aux rivages du Gange.

Quelle serait une société universelle qui n'aurait point de pays particulier, qui ne serait ni française, ni anglaise, ni allemande, ni espagnole, ni portugaise, ni italienne ? ni russe, ni tartare, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni américaine, ou plutôt qui serait à la fois toutes ces sociétés ? Qu'en résulterait-il pour ses moeurs, ses sciences, ses arts, sa poésie ? Comment s'exprimeraient des passions ressenties à la fois à la manière des différents peuples dans les différents climats ? Comment entrerait dans le langage cette confusion de besoins et d'images produits des divers soleils qui auraient éclairé une jeunesse, une virilité et une vieillesse communes ? Et quel serait ce langage ? De la fusion des sociétés résultera-t-il un idiome universel, ou bien y aura-t-il un dialecte de transaction servant à l'usage journalier, tandis que chaque nation parlerait sa propre langue, ou bien les langues diverses seraient-elles entendues de tous ? Sous quelle règle semblable, sous quelle loi unique existerait cette société ? Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d'ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d'un globe fouillé partout ? Il ne resterait qu'à demander à la science le moyen de changer de planète.

 

3 L43 Chapitre 6

Saint-Simoniens. - Phalanstériens. - Fouriéristes. - Owénistes. - Socialistes. - Communistes. - Unionistes. - Egalitaires.

Las de la propriété particulière, voulez-vous faire du gouvernement un propriétaire unique, distribuant à la communauté devenue mendiante une part mesurée sur le mérite de chaque individu ? Qui jugera des mérites ? Qui aura la force et l'autorité de faire exécuter vos arrêts ? Qui tiendra et fera valoir cette banque d'immeubles vivants ?

Chercherez-vous l'association du travail ? Qu'apportera le faible, le malade, le paresseux, l'inintelligent dans la communauté restée grevée de leur inaptitude ?

Autre combinaison : on pourrait former en remplaçant le salaire, des espèces de sociétés anonymes ou en commandite entre les fabricants et les ouvriers, entre l'intelligence et la matière, où les uns apporteraient leur capital et leur idée, les autres leur industrie et leur travail on partagerait en commun les bénéfices survenus. C'est très bien, la perfection complète admise chez les hommes ; très bien, si vous ne rencontrez ni querelle, ni avarice ni envie : mais qu'un seul associé réclame, tout croule ; les divisions et les procès commencent. Ce moyen, un peu plus possible en théorie, est tout aussi impossible en pratique.

Chercherez-vous, par une opinion mitigée, l'édification d'une cité où chaque homme possède un toit, du feu des vêtements, une nourriture suffisante ? Quand vous serez parvenu à doter chaque citoyen, les qualités et les défauts dérangeront votre partage ou le rendront injuste : celui-ci a besoin d'une nourriture plus considérable que celui-là ; celui-là ne peut pas travailler autant que celui-ci ; les hommes économes et laborieux deviendront des riches, les dépensiers, les paresseux, les malades, retomberont dans la misère ; car vous ne pouvez donner à tous le même tempérament : l'inégalité naturelle reparaîtra en dépit de vos efforts.

Et ne croyez pas que nous nous laissions enlacer par les précautions légales et compliquées qu'ont exigées l'organisation de la famille, droits matrimoniaux, tutelles, reprises des hoirs et ayants cause, etc., etc. Le mariage est notoirement une absurde oppression : nous abolissons tout cela. Si le fils tue le père, ce n'est pas le fils, comme on le prouve très bien, qui commet un parricide, c'est le père qui en vivant immole le fils. N'allons donc pas nous troubler la cervelle des labyrinthes d'un édifice que nous mettons rez pied, rez terre, il est inutile de s'arrêter à ces bagatelles caduques de nos grands-pères.

Ce nonobstant, parmi les modernes sectaires, il en est qui, entrevoyant les impossibilités de leurs doctrines y mêlent, pour les faire tolérer, les mots de morale et de religion ; ils pensent qu'en attendant mieux, on pourrait nous mener d'abord à l'idéale médiocrité des Américains ; ils ferment les yeux et veulent bien oublier que les Américains sont propriétaires, et propriétaires ardents, ce qui change un peu la question.

D'autres, plus obligeants encore, et qui admettent une sorte d'élégance de civilisation, se contenteraient de nous transformer en Chinois constitutionnels , à peu près athées, vieillards éclairés et libres, assis en robes jaunes pour des siècles dans nos semis de fleurs, passant nos jours dans un confortable acquis à la multitude, ayant tout inventé, tout trouvé, végétant en paix au milieu de nos progrès accomplis, et nous mettant seulement sur un chemin de fer, comme un ballot, afin d'aller de Canton à la grande muraille deviser d'un marais à dessécher, d'un canal à creuser, avec un autre industriel du Céleste-Empire. Dans l'une ou l'autre supposition, Américain ou Chinois, je serai heureux d'être parti avant qu'une telle félicité me soit advenue.

Enfin il resterait une solution : il se pourrait qu'en raison d'une dégradation complète du caractère humain, les peuples s'arrangeassent de ce qu'ils ont : ils perdraient l'amour de l'indépendance, remplacé par l'amour des écus, en même temps que les rois perdraient l'amour du pouvoir, troqué pour l'amour de la liste civile. De là résulterait un compromis entre les monarques et les sujets charmés de ramper pêle-mêle dans un ordre politique bâtard ; ils étaleraient à l'aise leurs infirmités les uns devant les autres, comme dans les anciennes léproseries, ou comme dans ces boues où trempent aujourd'hui des malades pour se soulager ; on barboterait dans une fange indivise à l'état de reptile pacifique.

C'est néanmoins mal prendre son temps que de vouloir, dans l'état actuel de notre société, remplacer les plaisirs de la nature intellectuelle par les joies de la nature physique. Celles-ci, on le conçoit, pouvaient occuper la vie des anciens peuples aristocratiques ; maîtres du monde, ils possédaient des palais, des troupeaux d'esclaves ; ils englobaient dans leurs propriétés particulières des régions entières de l'Afrique. Mais sous quel portique promènerez-vous maintenant vos pauvres loisirs ? Dans quels bains vastes et ornés renfermerez-vous les parfums, les fleurs, les joueuses de flûte, les courtisanes de l'Ionie ? N'est pas Héliogabale qui veut. Où prendrez-vous les richesses indispensables à ces délices matérielles ? L'âme est économe ; mais le corps est dépensier.

Maintenant, quelques mots plus sérieux sur l'égalité absolue : cette égalité ramènerait non seulement la servitude des corps, mais l'esclavage des âmes ; il ne s'agirait de rien moins que de détruire l'inégalité morale et physique de l'individu. Notre volonté, mise en régie sous la surveillance de tous, verrait nos facultés tomber en désuétude. L'infini, par exemple, est de notre nature ; défendez à notre intelligence, ou même à nos passions, de songer à des biens sans terme, vous réduisez l'homme à la vie du limaçon, vous le métamorphosez en machine. Car, ne vous y trompez pas : sans la possibilité d'arriver à tout, sans l'idée de vivre éternellement, néant partout ; sans la propriété individuelle, nul n'est affranchi ; quiconque n'a pas de propriété ne peut être indépendant ; il devient prolétaire ou salarié, soit qu'il vive dans la condition actuelle des propriétés à part, ou au milieu d'une propriété commune. La propriété commune ferait ressembler la société à un de ces monastères à la porte duquel des économes distribuaient du pain. La propriété héréditaire et inviolable est notre unique défense personnelle ; la propriété n'est autre chose que la liberté. L'égalité complète, qui présuppose la soumission complète , reproduirait la plus dure servitude, elle ferait de l'individu humain une bête de somme, soumise à l'action qui la contraindrait, et obligée de marcher sans fin dans le même sentier.

Tandis que je raisonnais ainsi, M. l'abbé de Lamennais attaquait, sous les verrous de sa geôle, les mêmes systèmes avec sa puissance logique qui s'éclaire de la splendeur du poète. Un passage emprunté à sa brochure intitulée : Du Passé et de l'Avenir du Peuple , complétera mes raisonnements. Ecoutons-le, c'est lui maintenant qui parle :

" Pour ceux qui se proposent ce but d'égalité rigoureuse, absolue, les plus conséquents concluent, pour l'établir et pour le maintenir, à l'emploi de la force au despotisme, à la dictature, sous une forme ou sous une autre forme.

" Les partisans de l'égalité absolue sont d'abord contraints d'attaquer les inégalités naturelles, afin de les atténuer, de les détruire s'il est possible. Ne pouvant rien sur les conditions premières d'organisation et de développement, leur oeuvre commence à l'instant où l'homme naît, où l'enfant sort du sein de sa mère. L'Etat alors s'en empare : le voilà maître absolu de l'être spirituel comme de l'être organique. L'intelligence et la conscience, tout dépend de lui, tout lui est soumis. Plus de famille, plus de paternité, plus de mariage dès lors. Un mâle, une femelle, des petits que l'Etat manipule, dont il fait ce qu'il veut, moralement, physiquement, une servitude universelle et si profonde que rien n'y échappe, qu'elle pénètre jusqu'à l'âme même.

" En ce qui touche les choses matérielles, l'égalité ne saurait s'établir d'une manière tant soit peu durable par le simple partage. S'il s'agit de la terre seule, on conçoit qu'elle puisse être divisée en autant de portions qu'il y a d'individus ; mais le nombre des individus variant perpétuellement, il faudrait aussi perpétuellement changer cette division primitive. Toute propriété individuelle étant abolie, il n'y a de possesseur de droit que l'Etat. Ce mode de possession, s'il est volontaire, est celui du moine astreint par ses voeux à la pauvreté comme à l'obéissance ; s'il n'est pas volontaire, c'est celui de l'esclave, là où rien ne modifie la rigueur de sa condition. Tous les liens de l'humanité, les relations sympathiques, le dévouement mutuel, l'échange des services, le libre don de soi, tout ce qui fait le charme de la vie et sa grandeur, tout, tout a disparu, disparu sans retour.

" Les moyens proposés jusqu'ici pour résoudre le problème pour l'avenir du peuple aboutissent à la négation de toutes les conditions indispensables de l'existence, détruisent, soit directement, soit implicitement, le devoir, le droit, le mariage, la famille, et ne produiraient, s'ils pouvaient être appliqués à la société, au lieu de la liberté dans laquelle se résume tout progrès réel, qu'une servitude à laquelle l'histoire, si haut qu'on remonte dans le passé, n'offre rien de comparable. "

Il n'y a rien à répliquer à cette logique.

Je ne vais pas voir les prisonniers, comme Tartuffe, pour leur distribuer des aumônes, mais pour enrichir mon intelligence avec des hommes qui valent mieux que moi. Quand leurs opinions diffèrent des miennes, je ne crains rien : chrétien entêté, tous les beaux génies de la terre n'ébranleraient pas ma foi ; je les plains, et ma charité me défend contre la séduction. Si je pèche par excès ils pèchent par défaut ; je comprends ce qu'ils comprennent, et ils ne comprennent pas ce que je comprends. Dans la même prison où je visitais autrefois le noble et malheureux Carrel, je visite aujourd'hui l'abbé de Lamennais. La Révolution de Juillet a relégué aux ténèbres d'une geôle le reste des hommes supérieurs dont elle ne peut ni juger le mérite, ni soutenir l'éclat. Dans la dernière chambre en montant, sous un toit abaissé que l'on peut toucher de la main, nous imbéciles croyants de liberté, François de Lamennais et François de Chateaubriand, nous causons de choses sérieuses. Il a beau se débattre, ses idées ont été jetées dans le moule religieux, la forme est restée chrétienne, alors que le fond s'éloigne le plus du dogme : sa parole a retenu le bruit du ciel.

Fidèle professant l'hérésie, l'auteur de l' Essai sur l'indifférence parle ma langue avec des idées qui ne sont plus mes idées. Si, après avoir embrassé l'enseignement évangélique populaire, il fût resté attaché au sacerdoce, il aurait conservé l'autorité qu'ont détruite des variations. Les curés, les membres nouveaux du clergé (et les plus distingués d'entre ces lévites), allaient à lui, les évêques se seraient trouvés engagés dans sa cause s'il eût adhéré aux libertés gallicanes, tout en vénérant le successeur de saint Pierre et en défendant l'unité.

En France, la jeunesse eût entouré le missionnaire en qui elle trouvait les idées qu'elle aime et les progrès auxquels elle aspire ; en Europe, les dissidents attentifs n'auraient point fait obstacle ; de grands peuples catholiques, les Polonais, les Irlandais, les Espagnols, auraient béni le prédicateur suscité. Rome même eût fini par s'apercevoir que le nouvel évangéliste faisait renaître la domination de l'Eglise et fournissait au pontife opprimé le moyen de résister à l'influence des rois absolus. Quelle puissance de vie ! L'intelligence, la religion, la liberté représentées dans un prêtre !

Dieu ne l'a pas voulu ; la lumière a tout à coup manqué à celui qui était la lumière ; le guide en se dérobant, a laissé le troupeau dans la nuit. A mon compatriote, dont la carrière publique est interrompue, restera toujours la supériorité privée et la prééminence des dons naturels. Dans l'ordre des temps il doit me survivre ; je l'ajourne à mon lit de mort pour agiter nos grands contestes à ces portes que l'on ne repasse plus. J'aimerais à voir son génie répandre sur moi l'absolution que sa main avait autrefois le droit de faire descendre sur ma tête. Nous avons été bercés en naissant par les mêmes flots ; qu'il soit permis à mon ardente foi et à mon admiration sincère d'espérer que je rencontrerai encore mon ami réconcilié sur le même rivage des choses éternelles.

 

3 L43 Chapitre 7

L'idée chrétienne est l'avenir du monde.

En définitive, mes investigations m'amènent à conclure que l'ancienne société s'enfonce sous elle, qu'il est impossible à quiconque n'est pas chrétien de comprendre la société future poursuivant son cours et satisfaisant à la fois ou l'idée purement républicaine ou l'idée monarchique modifiée. Dans toutes les hypothèses, les améliorations que vous désirez, vous ne les pouvez tirer que de l'Evangile.

Au fond des combinaisons des sectaires actuels, c'est toujours le plagiat, la parodie de l'Evangile, toujours le principe apostolique qu'on retrouve : ce principe est tellement entré en nous, que nous en usons comme nous appartenant ; nous nous le présumons naturel, quoiqu'il ne nous le soit pas ; il nous est venu de notre ancienne foi, à prendre celle-ci à deux ou trois degrés d'ascendance au-dessus de nous. Tel esprit indépendant qui s'occupe du perfectionnement de ses semblables n'y aurait jamais pensé si le droit des peuples n'avait été posé par le Fils de l'homme. Tout acte de philanthropie auquel nous nous livrons, tout système que nous rêvons dans l'intérêt de l'humanité, n'est que l'idée chrétienne retournée, changée de nom et trop souvent défigurée : c'est toujours le verbe qui se fait chair !

Voulez-vous que l'idée chrétienne ne soit que l'idée humaine en progression ? J'y consens ; mais ouvrez les diverses cosmogonies, vous apprendrez qu'un christianisme traditionnel a devancé sur la terre le christianisme révélé. Si le Messie n'était pas venu et qu'il n'eût point parlé , comme il le dit de lui-même, l'idée n'aurait pas été dégagée, les vérités seraient restées confuses, telles qu'on les entrevoit dans les écrits des anciens. C'est donc, de quelque façon que vous l'interprétiez, du révélateur ou du Christ que vous tenez tout ; c'est du Sauveur, Salvator , du Consolateur, Paracletus , qu'il vous faut toujours partir ; c'est de lui que vous avez reçu les germes de la civilisation et de la philosophie.

Vous voyez donc que je ne trouve de solution à l'avenir que dans le christianisme et dans le christianisme catholique ; la religion du Verbe est la manifestation de la vérité, comme la création est la visibilité de Dieu. Je ne prétends pas qu'une rénovation générale ait absolument lieu, car j'admets que des peuples entiers soient voués à la destruction ; j'admets aussi que la foi se dessèche en certains pays : mais s'il en reste un seul grain, s'il tombe sur un peu de terre, ne fût-ce que dans les débris d'un vase, ce grain lèvera, et une seconde incarnation de l'esprit catholique ranimera la société.

Le christianisme est l'appréciation la plus philosophique et la plus rationnelle de Dieu et de la création ; il renferme les trois grandes lois de l'univers, la loi divine, la loi morale, la loi politique : la loi divine, unité de Dieu en trois essences ; la loi morale, charité ; la loi politique, c'est-à-dire la liberté, l'égalité, la fraternité .

Les deux premiers principes sont développés, le troisième, la loi politique, n'a point reçu ses compléments, parce qu'il ne pouvait fleurir tandis que la croyance intelligente de l'être infini et la morale universelle n'étaient pas solidement établies. Or, le christianisme eut d'abord à déblayer les absurdités et les abominations dont l'idolâtrie et l'esclavage avaient encombré le genre humain.

Des personnes éclairées ne comprennent pas qu'un catholique tel que moi s'entête à s'asseoir à l'ombre de ce qu'elles appellent des ruines ; selon ces personnes, c'est une gageure, un parti pris. Mais dites-le-moi, par pitié, où trouverai-je une famille et un Dieu dans la société individuelle et philosophique que vous me proposez ? Dites-le-moi et je vous suis ; sinon ne trouvez pas mauvais que je me couche dans la tombe du Christ, seul abri que vous m'avez laissé en m'abandonnant.

Non, je n'ai point fait une gageure avec moi-même : je suis sincère ; voici ce qui m'est arrivé : de mes projets, de mes études, de mes expériences, il ne m'est resté qu'un détromper complet de toutes les choses que poursuit le monde. Ma conviction religieuse, en grandissant, a dévoré mes autres convictions ; il n'est ici-bas chrétien plus croyant et homme plus incrédule que moi. Loin d'être à son terme, la religion du libérateur entre à peine dans sa troisième période, la période politique, liberté, égalité, fraternité . L'Evangile, sentence d'acquittement, n'a pas été lu encore à tous ; nous en sommes encore aux malédictions prononcées par le Christ : " Malheur à vous qui chargez les hommes de fardeaux qu'ils ne sauraient porter, et qui ne voudriez pas les avoir touchés du bout du doigt ! "

Le christianisme, stable dans ses dogmes, est mobile dans ses lumières ; sa transformation enveloppe la transformation universelle. Quand il aura atteint son plus haut point, les ténèbres achèveront de s'éclaircir ; la liberté, crucifiée sur le Calvaire avec le Messie, en descendra avec lui ; elle remettra aux nations ce nouveau testament écrit en leur faveur et jusqu'ici entravé dans ses clauses. Les gouvernements passeront, le mal moral disparaîtra, la réhabilitation annoncera la consommation des siècles de mort et d'oppression nés de la chute.

Quand viendra ce jour désiré ? Quand la société se recomposera-t-elle d'après les moyens secrets du principe générateur ? Nul ne le peut dire ; on ne saurait calculer les résistances des passions.

Plus d'une fois la mort engourdira des races, versera le silence sur les événements comme la neige tombée pendant la nuit fait cesser le bruit des chars. Les nations ne croissent pas aussi rapidement que les individus dont elles sont composées et ne disparaissent pas aussi vite. Que de temps ne faut-il point pour arriver à une seule chose cherchée ! L'agonie du Bas-Empire pensa ne pas finir ; l'ère chrétienne, déjà si étendue, n'a pas suffi à l'abolition de la servitude. Ces calculs, je le sais, ne vont pas au tempérament français ; dans nos révolutions nous n'avons jamais admis l'élément du temps : c'est pourquoi nous sommes toujours ébahis des résultats contraires à nos impatiences. Pleins d'un généreux courage, des jeunes gens se précipitent ; ils s'avancent tête baissée vers une haute région qu'ils entrevoient et qu'ils s'efforcent d'atteindre. Rien de plus digne d'admiration ; mais ils useront leur vie dans ces efforts ; arrivés au terme, de mécompte en mécompte, ils consigneront le poids des années déçues à d'autres générations abusées qui le porteront jusqu'aux tombeaux voisins ; ainsi de suite. Le temps du désert est revenu ; le christianisme recommence dans la stérilité de la Thébaïde, au milieu d'une idolâtrie redoutable, l'idolâtrie de l'homme envers soi.

Il y a deux conséquences dans l'histoire, l'une immédiate et qui est à l'instant connue, l'autre éloignée et qu'on n'aperçoit pas d'abord. Ces conséquences souvent se contredisent ; les unes viennent de notre courte sagesse, les autres de la sagesse perdurable. L'événement providentiel apparaît après l'événement humain. Dieu se lève derrière les hommes. Niez tant qu'il vous plaira le suprême conseil, ne consentez pas à son action, disputez sur les mots, appelez force des choses ou raison ce que le vulgaire appelle Providence, regardez à la fin d'un fait accompli, et vous verrez qu'il a toujours produit le contraire de ce qu'on en attendait, quand il n'a point été établi d'abord sur la morale et sur la justice.

Si le ciel n'a pas prononcé son dernier arrêt ; si un avenir doit être, un avenir puissant et libre, cet avenir est loin encore, loin au delà de l'horizon visible, on n'y pourra parvenir qu'à l'aide de cette espérance chrétienne dont les ailes croissent à mesure que tout semble la trahir, espérance plus longue que le temps et plus forte que le malheur.

 

3 L43 Chapitre 8

Récapitulation de ma vie.

L'ouvrage inspiré par mes cendres et destiné à mes cendres subsistera-t-il après moi ? Il est possible que mon travail soit mauvais ; il est possible qu'en voyant le jour ces Mémoires s'effacent : du moins les choses que je me serai racontées auront servi à tromper l'ennui de ces dernières heures dont personne ne veut et dont on ne sait que faire. Au bout de la vie est un âge amer : rien ne plaît, parce qu'on n'est digne de rien ; bon à personne, fardeau à tous, près de son dernier gîte, on n'a qu'un pas à faire pour y atteindre : à quoi servirait de rêver sur une plage déserte ? quelles aimables ombres apercevrait-on dans l'avenir ? Fi des nuages qui volent maintenant sur ma tête !

Une idée me revient et me trouble : ma conscience n'est pas rassurée sur l'innocence de mes veilles, je crains mon aveuglement et la complaisance de l'homme pour ses fautes. Ce que j'écris est-il bien selon la justice ? La morale et la charité sont-elles rigoureusement observées ? Ai-je eu le droit de parler des autres ? Que me servirait le repentir, si ces Mémoires faisaient quelque mal ? Ignorés et cachés de la terre, vous de qui la vie agréable aux autels opère des miracles, salut à vos secrètes vertus !

Ce pauvre, dépourvu de science, et dont on ne s'occupera jamais, a, par la seule doctrine de ses moeurs, exercé sur ses compagnons de souffrance l'influence divine qui émanait des vertus du Christ. Le plus beau livre de la terre ne vaut pas un acte inconnu de ces martyrs sans nom dont Hérode avait mêlé le sang à leurs sacrifices .

Vous m'avez vu naître ; vous avez vu mon enfance, l'idolâtrie de ma singulière création dans le château de Combourg, ma présentation à Versailles, mon assistance à Paris au premier spectacle de la Révolution. Dans le nouveau monde je rencontre Washington ; je m'enfonce dans les bois ; le naufrage me ramène sur les côtes de ma Bretagne. Arrivent mes souffrances comme soldat, ma misère comme émigré. Rentré en France, je deviens l'auteur du Génie du Christianisme . Dans une société changée, je compte et je perds des amis. Bonaparte m'arrête et se jette, avec le corps sanglant du duc d'Enghien, devant mes pas ; je m'arrête à mon tour, et je conduis le grand homme de son berceau, en Corse, à sa tombe, à Sainte-Hélène. Je participe à la Restauration et je la vois finir.

Ainsi la vie publique et privée m'a été connue. Quatre fois j'ai traversé les mers ; j'ai suivi le soleil en Orient, touché les ruines de Memphis, de Carthage, de Sparte et d'Athènes ; j'ai prié au tombeau de saint Pierre et adoré sur le Golgotha. Pauvre et riche, puissant et faible, heureux et misérable, homme d'action, homme de pensée, j'ai mis ma main dans le siècle, mon intelligence au désert, l'existence effective s'est montrée à moi au milieu des illusions, de même que la terre apparaît aux matelots parmi les nuages. Si ces faits répandus sur mes songes comme le vernis qui préserve des peintures fragiles, ne disparaissent pas, ils indiqueront le lieu par où a passé ma vie.

Dans chacune de mes trois carrières je m'étais proposé un but important : voyageur, j'ai aspiré à la découverte du monde polaire ; littérateur, j'ai essayé de rétablir le culte sur ses ruines ; homme d'Etat, je me suis efforcé de donner aux peuples le système de la monarchie pondérée, de replacer la France à son rang en Europe, de lui rendre la force que les traités de Vienne lui avaient fait perdre ; j'ai du moins aidé à conquérir celle de nos libertés qui les vaut toutes, la liberté de la presse. Dans l'ordre divin, religion et liberté ; dans l'ordre humain honneur et gloire (qui sont la génération humaine de la religion et de la liberté) : voilà ce que j'ai désiré pour ma patrie.

Des auteurs français de ma date, je suis quasi le seul qui ressemble à ses ouvrages : voyageur, soldat, publiciste, ministre, c'est dans les bois que j'ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j'ai peint l'Océan, dans les camps que j'ai parlé des armes, dans l'exil que j'ai appris l'exil dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées que j'ai étudié les princes, la politique et les lois.

Les orateurs de la Grèce et de Rome furent mêlés à la chose publique et en partagèrent le sort ; dans l'Italie et l'Espagne de la fin du moyen âge et de la Renaissance les premiers génies des lettres et des arts participèrent au mouvement social. Quelles orageuses et belles vies que celles de Dante, de Tasse, de Camoëns, d'Ercilla, de Cervantes ! En France, anciennement, nos cantiques et nos récits nous parvenaient de nos pèlerinages et de nos combats ; mais, à compter du règne de Louis XIV, nos écrivains ont trop souvent été des hommes isolés dont les talents pouvaient être l'expression de l'esprit, non des faits de leur époque.

Moi, bonheur ou fortune, après avoir campé sous la hutte de l'Iroquois et sous la tente de l'Arabe, après avoir revêtu la casaque du sauvage et le cafetan du Mamelouck, je me suis assis à la table des rois pour retomber dans l'indigence. Je me suis mêlé de paix et de guerre ; j'ai signé des traités et des protocoles ; j'ai assisté à des sièges, des congrès et des conclaves ; à la réédification et à la démolition des trônes ; j'ai fait de l'histoire, et je la pouvais écrire : et ma vie solitaire et silencieuse marchait au travers du tumulte et du bruit avec les filles de mon imagination, Atala, Amélie, Blanca, Velléda, sans parler de ce que je pourrais appeler les réalités de mes jours, si elles n'avaient elles-mêmes la séduction des chimères. J'ai peur d'avoir eu une âme de l'espèce de celle qu'un philosophe ancien appelait une maladie sacrée.

Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j'ai plongé dans leurs eaux troublées, m'éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue.

 

3 L43 Chapitre 9

Résumé des changements arrivés sur le globe pendant ma vie.

La géographie entière a changé depuis que, selon l'expression de nos vieilles coutumes, j'ai pu regarder le ciel de mon lit . Si je compare deux globes terrestres, l'un du commencement, l'autre de la fin de ma vie, je ne les reconnais plus. Une cinquième partie de la terre, l'Australie, a été découverte et s'est peuplée : un sixième continent vient d'être aperçu par des voiles françaises dans les glaces du pôle antarctique, et les Parry, les Ross, les Franklin ont tourné, à notre pôle, les côtes qui dessinent la limite de l'Amérique au septentrion ; l'Afrique a ouvert ses mystérieuses solitudes ; enfin il n'y a pas un coin de notre demeure qui soit actuellement ignoré. On attaque toutes les langues de terres qui séparent le monde ; on verra sans doute bientôt des vaisseaux traverser l'isthme de Panama et peut-être l'isthme de Suez.

L'histoire a fait parallèlement au fond du temps des découvertes ; les langues sacrées ont laissé lire leur vocabulaire perdu ; jusque sur les granits de Mezraïm, Champollion a déchiffré ces hiéroglyphes qui semblaient être un sceau mis sur les lèvres du désert, et qui répondait de leur éternelle discrétion [M. Ch. Lenormant, savant compagnon de voyage de Champollion, a préservé la grammaire des obélisques que M. Ampère est allé étudier aujourd'hui sur les ruines de Thèbes et de Memphis. (N.d.A.)] . Que si les révolutions nouvelles ont rayé de la carte la Pologne, la Hollande, Gênes et Venise, d'autres républiques occupent une partie des rivages du grand Océan et de l'Atlantique. Dans ces pays, la civilisation perfectionnée pourrait prêter des secours à une nature énergique : les bateaux à vapeur remonteraient ces fleuves destinés à devenir des communications faciles, après avoir été d'invincibles obstacles ; les bords de ces fleuves se couvriraient de villes et de villages, comme nous avons vu de nouveaux Etats américains sortir des déserts du Kentucky. Dans ces forêts réputées impénétrables fuiraient ces chariots sans chevaux, transportant des poids énormes et des milliers de voyageurs. Sur ces rivières, sur ces chemins, descendraient, avec les arbres pour la construction des vaisseaux, les richesses des mines qui serviraient à les payer ; et l'isthme de Panama romprait sa barrière pour donner passage à ces vaisseaux dans l'une et l'autre mer.

La marine qui emprunte du feu le mouvement ne se borne pas à la navigation des fleuves, elle franchit l'Océan ; les distances s'abrègent ; plus de courants, de moussons, de vents contraires, de blocus, de ports fermés. Il y a loin de ces romans industriels au hameau de Plancouët : en ce temps-là, les dames jouaient aux jeux d'autrefois à leur foyer ; les paysannes filaient le chanvre de leurs vêtements ; la maigre bougie de résine éclairait les veillées de village ; la chimie n'avait point opéré ses prodiges ; les machines n'avaient pas mis en mouvement toutes les eaux et tous les fers pour tisser les laines ou broder les soies ; le gaz resté aux météores ne fournissait point encore l'illumination de nos théâtres et de nos rues.

Ces transformations ne se sont pas bornées à nos séjours : par l'instinct de son immortalité, l'homme a envoyé son intelligence en haut ; à chaque pas qu'il a fait dans le firmament, il a reconnu des miracles de la puissance inénarrable. Cette étoile, qui paraissait simple à nos pères, est double et triple à nos yeux ; les soleils interposés devant les soleils se font ombre et manquent d'espace pour leur multitude. Au centre de l'infini, Dieu voit défiler autour de lui ces magnifiques théories, preuves ajoutées aux preuves de l'Etre suprême.

Représentons-nous, selon la science agrandie, notre chétive planète nageant dans un océan à vagues de soleils, dans cette voie lactée, matière brute de lumière, métal en fusion de mondes que façonnera la main du Créateur. La distance de telles étoiles est si prodigieuse que leur éclat ne pourra parvenir à l'oeil qui les regarde que quand ces étoiles seront éteintes, le foyer avant le rayon. Que l'homme est petit sur l'atome où il se meut ! Mais qu'il est grand comme intelligence ! Il sait quand le visage des astres se doit charger d'ombre, à quelle heure reviennent les comètes après des milliers d'années, lui qui ne vit qu'un instant ! Insecte microscopique inaperçu dans un pli de la robe du ciel, les globes ne lui peuvent cacher un seul de leurs pas dans la profondeur des espaces. Ces astres, nouveaux pour nous, quelles destinées éclaireront-ils ? La révélation de ces astres est-elle liée à quelque nouvelle phase de l'humanité ? Vous le saurez, races à naître ; je l'ignore et je me retire.

Grâce à l'exorbitance de mes années, mon monument est achevé. Ce m'est un grand soulagement ; je sentais quelqu'un qui me poussait : le patron de la barque sur laquelle ma place est retenue m'avertissait qu'il ne me restait qu'un moment pour monter à bord. Si j'avais été le maître de Rome, je dirais, comme Sylla que je finis mes Mémoires la veille même de ma mort ; mais je ne conclurais pas mon récit par ces mots comme il conclut le sien : " J'ai vu en songe un de mes enfants qui me montrait Métella, sa mère, et m'exhortait à venir jouir du repos dans le sein de la félicité éternelle. " Si j'eusse été Sylla, la gloire ne m'aurait jamais pu donner le repos et la félicité.

Des orages nouveaux se formeront ; on croit pressentir des calamités qui l'emporteront sur les afflictions dont nous avons été accablés ; déjà, pour retourner au champ de bataille, on songe à rebander ses vieilles blessures. Cependant, je ne pense pas que des malheurs prochains éclatent : peuples et rois sont également recrus ; des catastrophes imprévues ne fondront pas sur la France : ce qui me suivra ne sera que l'effet de la transformation générale. On touchera sans doute à des stations pénibles ; le monde ne saurait changer de face sans qu'il y ait douleur. Mais, encore un coup, ce ne seront point des révolutions à part, ce sera la grande révolution allant à son terme. Les scènes de demain ne me regardent plus ; elles appellent d'autres peintres : à vous, messieurs.

En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre, qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin j'aperçois la lune pâle et élargie, elle s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orient : on dirait que l'ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l'éternité.

 

Supplément aux Mémoires

 

Généalogie de ma famille

En écrivant les différentes parties de ces Mémoires , je n'ai point dit le travail intérieur qu'ils m'ont coûté. Il était naturel qu'en m'occupant des hommes et des lieux, je voulusse connaître ce qu'étaient ces lieux et ces hommes. La passion de l'histoire m'a dominé toute ma vie. J'ai souvent entretenu des correspondances sur des faits qui n'intéressent personne : je me plais, par exemple, à savoir comment s'appelle un champ que j'ai vu sur le bord d'un chemin, qui possédait jadis ce champ, comment il est parvenu au propriétaire actuel ; je m'attache de même à découvrir ce que sont devenus des cadets disparus vers telle ou telle époque. C'est ainsi qu'ayant à parler de ma famille, je me suis livré à mes investigations favorites, sans autre intérêt que mon plaisir d'annaliste indifférent d'ailleurs à tous les autres intérêts qu'on peut attacher à un nom : j'ai pensé mourir d'aise quand j'ai découvert que j'avais des alliances avec un vieux prêtre de paroisse nommé Courte-Blanchardiète de la Boucatelière-Foiret, qui demeurait dans un clocher.

J'avais donc réuni sur ma famille ce que j'en avais pu apprendre mais mon texte bourré de ma science devenait long : l'ennui que j'aime à trouver au fond de l'histoire n'est pas du goût de chacun ; c'est pourtant de la succession des terrains arides et féconds que se compose un pays.

Arrêté par mille difficultés, je me résolus à ne mentionner dans mes Mémoires que ce qu'il fallait pour faite connaître les idées de mon père et l'influence qu'elles eurent sur ma première éducation. Une chose me décidait encore à la suppression de ces errements de famille : je possédais le mémorial des titres envoyés à Malte en 1789 pour mon agrégation à l'ordre ; mais je n'avais pas le travail des Chérin sur ces titres ; bien que ma présentation à Louis XVI fît preuve de ce travail, encore me manquait-il, et par conséquent la base de l'édifice. Les deux Chérin, Bernard et son fils Louis-Nicolas, étaient morts ; le dernier, ayant embrassé la révolution, était devenu chef d'état-major de l'armée du Danube. On connaît la sévérité du père et du fils : le premier se plaignait des généalogistes chambrelants (ouvriers qui travaillent en chambre), gens sans études, qui, pour de l'argent, bercent les particuliers d'idées chimériques de noblesse et de grandeurs .

Les archives des Chérin avaient été dispersées quand le passé ne compta plus, mais peu à peu les cartons cachés ou dérobés furent rapportés à notre vaste dépôt littéraire : ils y continuent aujourd'hui une série précieuse de manuscrits.

Le carton dans lequel il est question de ma famille est du nombre de ceux qui n'ont pas été perdus. M. Charles Lenormant, conservateur à la Bibliothèque du roi, sachant que je faisais des recherches, et pensant qu'une communication pouvait m'être utile, a bien voulu me faire part du dossier Chateaubriand. La pièce généalogique dont il m'a été permis de prendre copie est évidemment une minute composée d'abord par le premier Chérin, lorsqu'il fut chargé en 1782 d'examiner les titres de ma soeur Lucile pour son admission au chapitre de l'Argentière ; puis cette minute a été continuée par le second Chérin pour mon frère ; et enfin pour la rédaction du Mémorial des actes authentiques , quand je fus admis dans l'ordre de Malte.

Muni de ces documents, je ne puis plus reculer, car ils ne m'appartiennent pas ; c'est la propriété de mes neveux, aînés de ma famille ; je n'ai pas le droit, pour abonder dans mon opinion particulière, de les priver de ce qu'ils considèrent comme des épaves, produit de leur naufrage.

En plaçant ces arides reliques dans des casiers, je satisfais à ma piété envers mon père, soit que ses convictions aient été risibles ou raisonnables, chimériques ou fondées. J'ai fait les deux parts : les préjugés dans la note, mon indépendance dans le texte. Une fois mon parti pris, j'ai cru qu'il était juste de joindre au travail des généalogistes des ordres du roi les autres documents que je possédais : ces documents ont repris leur valeur, mes propres recherches viennent de nécessité grossir ma collection.

Le nom que je porte ayant traversé beaucoup de siècles, beaucoup d'aventures se trouvent attachées à ce nom : je les mentionne toutes, afin de dissimuler autant qu'il m'a été possible l'ennui du sujet. Je combats aussi les historiens quand le point en litige en vaut la peine ; je montre comment ils se sont trompés, ou par imagination, ou par toute autre cause.

J'ai reporté les notes A et B tout à la fin et hors de mes Mémoires . Mais si ce m'était un devoir de produite la généalogie de ma famille, personne n'est obligé de la lire : ce hors-d'oeuvre peut être passé sans le moindre inconvénient.

Le Mémorial envoyé à Malte en 1789 est d'une grande étendue ; il me fut adressé en 1821 par la lettre ci-jointe :

" Thouars, Deux-Sèvres, 11 juin 1821.

" Monseigneur,

" J'ai l'honneur d'adresser à Votre Excellence les papiers que je vous ai annoncés par ma première lettre ; ils consistent dans une copie du Mémorial des titres, pièces et actes dont s'est servi noble François-René de Chateaubriand pour être reçu de majorité au rang de chevalier de l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, en la vénérable langue de France, prieuré d'Aquitaine. Je ne m'arrêterai point sur le mérite historique de ce procès-verbal de preuves de noblesse qui remontent, en ligne directe, du côté paternel, jusqu'au vingt-troisième aïeul, Brient Ier , seigneur baron du château de son nom, qui se distingua à la bataille de Hastings, en 1067. L'antique origine et l'illustration des Chateaubriand y sont démontrées par les preuves les plus authentiques. Cette maison n'a rien également à désirer du côté des alliances, étant unie à celles de Lusignan, Thouars, Bretagne, Aragon, Rohan, Montmorency, Laval etc., etc.

" Cette copie de Mémorial avait été faite sur un original qui fut dans le temps envoyé à Malte par ledit noble François-René de Chateaubriand , et en était revenu, ce qui est prouvé par les enveloppes du paquet ci-jointes et par la relation honorable (également ci-jointe) écrite de ma main parce que j'étais alors secrétaire de l'assemblée provinciale du grand prieuré d'Aquitaine, tenue à Poitiers les 15 juin et 9 novembre 1789. Mon père, à la même époque, était vice-chancelier dudit prieuré. La minute du registre existe encore. En 1794, les scellés furent apposés sur les archives de l'ordre de Malte, à Poitiers ; cette copie et cette relation s'y trouvaient comprises ; la majeure partie des papiers furent condamnés au feu. Dans ces temps où les familles sacrifiaient elles-mêmes leurs titres originaux pour conserver leur existence, je conçus le projet d'arracher aux flammes quelques débris de ces preuves de noblesse, propres à remplacer un jour les originaux qui n'étaient plus. Mon père et mon frère, collaborateurs aussi courageux que dévoués, sont morts pendant la révolution, etc.

" Je suis, avec un profond respect,

" De Votre Excellence (j'étais ministre)

" Le très humble et très obéissant serviteur,

" Pontois,

" Principal du Collège. "

[ Nous reprenons les découpages effectués par Maurice Levaillant et Georges Moulinier dans l'édition des Mémoires d'Outre-Tombe de La Pléiade de 1946.

Après le texte ci-dessus, Chateaubriand donne trois parties : d'abord la Copie du Mémorial des titres envoyés à Malte par Noble François-René de Chateaubriand, 1789. Celle-ci est suivie de l'énumération des pièces qui permettent de remonter la ligne directe de Chateaubriand du côté paternel jusqu'à Brient, XXIIIe Aïeul paternel :]

Brient Ier, seigneur baron du château de son nom, passa en Angleterre et se trouva à la bataille de Hastings le 14 novembre 1067, où il signala sa valeur et rendit de grands services à Guillaume le Conquérant. Brient était fils d'Eudon, comte de Penthièvre, et d'Onguen de Cornouailles.

Du côté maternel, la ligne directe de Bedée, partant de Demoiselle Apolline-Jeanne Suzanne de Bedée, mère, est suivie jusqu'à Messire Robert Bedée, VIIIe aïeul maternel existant au début du XVIe siècle.

[ La deuxième partie donne les documents de la Bibliothèque royale, provenant du cabinet des Chérin : ]

Preuves de noblesse faites au Cabinet des Ordres du Roi, au mois de septembre 1786, par Jean-Baptiste-Auguste de Chateaubriand, frère aîné de François-René.

L'original de ce Mémoire, écrit tout entier de la main de Berthier, successeur de Chérin, fait partie du Cabinet des titres à la Bibliothèque du Roi.

De Chateaubriand, en Bretagne

Seigneurs de Chateaubriand, Les Roches-Baritaut, Le Lion d'Angers, Chalain, Chavannes, La Bouardière, Beaufort, Le Plessis-Bertrand, Champinel, Glesquen, Montafilant, La Guérande, Bellestre, Gaure-de-Candé, Peneroy, Saint Léger, Camfleur, Tannay, La Grisonnière, Vauregnier, La Ville-André, La Villeneuve, Combourg, Aubigné, Le Boulet, Malestroit à Dol, barons de Chateaubriand, (appelés) comtes de Casan et de Grassay, vicomtes de Remalart, barons de Soigny, et autres lieux.

Armes

Semé de plumes de paon au naturel jusque vers 1260, et depuis de gueules semé de fleurs de lis d'or. Devise : " Notre sang a teint la bannière de France ".

Les monuments de l'histoire de Bretagne placent cette maison au rang des plus illustres de cette province ; elle doit ce rang distingué à son ancienneté qui remonte à l'époque où les surnoms sont devenus héréditaires dans les familles, aux alliances illustres qu'elle a contractées, à ses emplois dans les cours de ses souverains, à ses services militaires dans leurs armées et dans celles de nos rois. (...)

[ La Troisième partie est constituée du travail de Chateaubriand : ]

Après ces deux documents, le Mémorial des titres et le travail des Chérin, il me reste à faire connaître mon propre travail.

Révision et résumé

On a vu dans mon texte qu'on fait venir les Chateaubriand de Tihern, petit-fils d'Alain III, comte ou chef de Bretagne : Dupaz le soutient ; les Bénédictins, dans l' Art de vérifier les dates , suivent Dupaz ; Lebeau admet cette opinion dans son Histoire du Bas Empire , livre 81. Les prénoms des premiers Chateaubriand sont presque toujours Godefroy ou Geoffroy ou Jeffroy, Tihern et Gosch, God-frid ou Theud-rik, Ghisel-hulf : paix de Dieu, puissant parmi le peuple, aide des chefs. " Un gentilhomme mien voisin, dit Montaigne, n'oubliait pas de mettre en compte la fierté et magnificence des noms de la noblesse de ce temps-là, dom Grumedan, Quedragan, Agesilan, et qu'à les ouïr seulement sonner, il se sentait qu'ils avaient été bien autres gens que Pierre, Guillot et Michel. "

Le nom de Château fut ajouté au nom de Brien, selon l'usage de désigner la propriété par le nom du propriétaire. Il ne manque pas d'auteurs qui donnent une origine commune aux O'Brien d'Irlande et aux Brien de Bretagne.

Quoi qu'il en soit, ces derniers Brien, vers le commencement du onzième siècle, communiquèrent leur nom à une forteresse considérable en Bretagne, et cette forteresse devint le chef-lieu de la baronnie de Chateaubriand.

La baronnie de Chateaubriand était la troisième des neuf pairies primitives bretonnes qui donnaient le droit de présider les Etats.

Ces prénoms Tihern, Gosch, etc., sembleraient désigner une origine germanique. Les Francs descendirent dans l'Armorique jusqu'au Morbihan, tandis que les Normands, sur l'autre côté, remontèrent jusqu'à Saint-Brieuc. Dans les gestes de Louis le Débonnaire, on voit qu'il combattait un chef nommé Morman ou Mormoran ; on trouve encore, entre Fougères, Dol et Rennes, des gentilshommes du nom de Monmuran, et un château du même nom.

Première branche

Les barons de Chateaubriand

J'ai dit dans le texte que la famille des Chateaubriand se partagea en trois branches : on trouvait dans la première (celle des barons de Chateaubriand) ce Geoffroy V qui passa avec saint Louis en terre sainte, et dont les armes de pommes de pin d'or furent changées en fleurs de lis sans nombre, comme je l'ai rapporté. Geoffroy V, délivré de sa captivité, vint un soir frapper à la porte de son château : sa femme Sibylle mourut de surprise et de joie en l'embrassant. En mémoire de son esclavage, Geoffroy fonda une maison de religieux de la Trinité pour secourir les captifs chez les Sarrasins. Belle et première aventure dans la branche aînée.

La lignée des barons de Chateaubriand dura trois cent cinquante ans et finit dans la personne de Geoffroy IX, tué au siège de la Roche-Derrien le 20 de juin 1347 ; il combattait pour Charles de Blois contre Jean de Montfort. Ce Geoffroy IX avait épousé Isabeau d'Avaugour, dont il n'eut point d'enfants. Son héritage fut dévolu à Charles de Dinan, héritier de Thomase de Chateaubriand, fille de Geoffroy VII, mariée en 1315 avec Roland de Dinan. Cette Thomase eut pour arrière-petit-fils le fameux Jehan de Tinténiac, qui remporta le prix de la valeur au combat des Trente. Tous les biens des barons de Chateaubriand, et entre autres la baronnie de ce nom, passèrent de la maison de Dinan dans celle de Laval, de celle-ci dans la branche aînée des Montmorency par le connétable, et de cette dernière dans la maison de Condé.

L'aventure de la comtesse de Chateaubriand appartient aux Montmorency-Laval, devenus barons et comtes de Chateaubriand par alliance. J'ai vu dans ma jeunesse, entre les mains de mon père et de mon frère, force mémoires que leur envoyaient des archivistes et des hommes de loi pour venger la mémoire et l'honneur du comte de Chateaubriand. Ils poussaient leur zèle jusqu'à nier les liaisons de la comtesse de Chateaubriand avec François Ier. Ils ne remarquaient pas que si cette histoire touchait au nom de la famille Chateaubriand, elle ne touchait pas à son sang : Françoise, la coupable et peut-être la victime, était la dame de Foix, et le comte de Chateaubriand était Jean de Laval. Au surplus, les peuples pardonnent aisément des faiblesses qu'ils partagent ; l'amour des femmes, quand il ne descend pas trop bas, n'a jamais nui dans les Gaules : Charlemagne a été absous ; les galanteries de Philippe-Auguste, de Charles VII, de François Ier, de Henri IV, de Louis XIV, de tous les chevaliers, depuis Dunois jusqu'à Bayard, ont bravé auprès de la nation les moralités des historiens. Je ne sache pas un Français qui ne reconnût volontiers Aspasie pour sa grand-mère, eût-il à choisir entre elle et Jacqueline de la Prudoterie, sortie d'une maison où le ventre anoblissait, laquelle Jacqueline ne voulut jamais être la maîtresse d'un duc et pair. Je m'arrêterai à cette aventure de la comtesse de Chateaubriand : il y a un point de critique curieux à éclaircir.

Aventure de la comtesse de Chateaubriand.

Matthieu II, baron de Montmorency, qui vivait au treizième siècle, fut marié deux fois ; il eut un fils de chacune de ses deux femmes. Un de ses fils épousa l'héritière de Laval ; de là vinrent les Montmorency-Laval. Ce nom de Laval prévalut de telle sorte, que, dans l'histoire de Bretagne, il fit disparaître presque entièrement celui de Montmorency.

L'autre fils de Matthieu II continua la lignée des Montmorency de l'Isle de France . Ils furent plus connus que les Montmorency-Laval, parce que les chroniqueurs, en écrivant les gestes de nos rois, parlaient nécessairement des seigneurs voisins et vassaux immédiats de ces rois. Les autres familles, aussi anciennes que celles-ci, mais qui vivaient dans les provinces, étaient à peine mentionnées aux annales publiques. C'est ce qui donne la raison du peu de noms historiques que l'on remarque dans notre histoire générale [J'ai fait la même remarque dans les Etudes historiques. (N.d.A.)] .

Le beau temps des Montmorency de l'Isle de France commence à Louis le Gros et finit à peu près à Charles V. Dans cet intervalle on les voit partout à la tête des régences royales, des conseils et des armées, après quoi ils s'éclipsent. Ils n'émergent de nouveau qu'au connétable Anne de Montmorency, qu'on trouve d'abord simple page : mince début pour un homme d'un aussi grand nom. Le connétable, d'une avarice sordide, comme presque tous les Montmorency, recomposa la fortune de ses pères, ou plutôt se fit une fortune immense par la guerre civile et étrangère, les faveurs de la cour, les confiscations et les extorsions. Montmorency-Laval, comte de Chateaubriand, fut lui-même victime de la rapacité du connétable.

Les Montmorency-Laval établis en Bretagne, en épousant diverses héritières bretonnes, avaient pris place entre les premiers seigneurs de cette province. Devenus barons de Vitré et de Chateaubriand, ils s'étaient maintenus en richesses et en honneurs. Jean de Laval-Montmorency, seigneur de Chateaubriand (terre qu'il tenait de son trisaïeul, marié à l'héritière de Dinan-Chateaubriand), Jean de Laval avait à femme Françoise, fille de Phébus de Foix, de la maison qui transmit la couronne de Navarre à la maison d'Albret. Françoise de Foix, comtesse de Chateaubriand était soeur de Lautrec et du maréchal de Foix, braves comme les Grailly, sans avoir les talents du captal de Buch. Selon Varillas et les romanciers qui l'ont suivi (l'auteur des Galanteries des rois de France , Lesconvel, la Dixmerie, madame de Murat, etc.), la dame de Chateaubriand vivait ensevelie dans le vieux château de Chateaubriand, au fond de la Bretagne. Elle ne fut pas si bien cachée que le bruit de sa beauté ne parvînt jusqu'à François Ier. Ce prince qui, détournant le mot de Périclès, disait qu'une cour sans femmes est un printemps sans roses, voulut orner sa cour de la rose prisonnière. Le comte de Chateaubriand était jaloux. De deux bagues parfaitement semblables, il en laissa une à sa femme, lui défendant de quitter sa retraite, quelque instance qu'il lui en fît par écrit, à moins que cet écrit ne fût accompagné de la bague qu'il gardait. (Ceci, soit dit en passant, ressemble beaucoup à l'histoire de Childéric Ier .) La bague du comte lui fut dérobée, mise à son insu dans une lettre d'invitation qu'il envoyait à la châtelaine, et la comtesse de Chateaubriand arriva à Fontainebleau. Elle fut aimée de François Ier, céda à sa passion après une assez longue résistance, et fut ensuite abandonnée par l'inconstant monarque, qui se prit d'un nouvel amour pour mademoiselle d'Heily, duchesse d'Etampes.

" J'ai ouï conter, dit Brantôme, et le tiens de bon lieu, que lorsque le roy François Ier eut laissé madame de Chateaubrient sa maîtresse fort favorite, pour prendre madame d'Estampes... ainsi qu'un clou chasse l'autre, madame d'Estampes pria le roy de retirer de ladite dame de Chateaubrient tous les plus beaux joyaux qu'il lui avoit donnés, non pour le prix et la valeur, car pour lors les pierres n'avoient la vogue qu'elles ont depuis mais pour l'amour des belles devises qui étoient mises, engravées et empreintes, lesquelles la royne de Navarre, sa soeur, avoit faites et composées, car elle étoit très bonne maîtresse. "

Brantôme ajoute que madame de Chateaubriand fit fondre les joyaux, les remit au gentilhomme envoyé de la part de son royal amant en lui disant : " Portez cela au roy, et dites-lui que puisqu'il lui a plu me révoquer ce qu'il m'avoit donné si libéralement, je le lui rends et le lui renvoye en lingots d'or. Quant aux devises, je les ai si bien empreintes et colloquées en ma pensée, et les y tiens si chères, que je n'ai pu souffrir que personne en disposât, en jouît et en eût du plaisir que moi-même. "

La conclusion de tout cela, d'après Varillas, fut que le mari offensé enferma sa femme pendant six mois à Chateaubriand, dans une chambre tendue de noir, et lui fit ensuite ouvrir les veines. La chose advint pendant la captivité du roi à Madrid, en 1526. C'est dommage que la chronologie ne s'accorde point avec cette histoire. Il est certain que madame de Chateaubriand reparut à la cour après la bataille de Pavie, et qu'elle ne mourut que le 16 octobre, en 1537. Le comte de Chateaubriand lui éleva un tombeau décoré d'une statue, et Marot composa l'épitaphe suivante qu'on lisait sur le monument de Françoise, dans l'église des Mathurins, à Chateaubriand :

Epitaphe

Prou de moins Peu de telles Point de plus

Sous ce tombeau gît Françoise de Foix,

De qui tout bien ung chacun souloit dire,

Et le disant onc une seule voix

Ne s'avança d'y vouloir contre dire.

De grand beauté, de grâce qui attire,

De bon sçavoir, d'intelligence prompte,

De biens, d'honneurs, et mieux que ne raconte

Dieu éternel richement l'étoffa.

O viateur pour t'abréger le conte,

Ci gît ung rien là où tout triompha.

décéda le 16 d'octobre 1537.

Il est certain pourtant que le comte de Chateaubriand fut soupçonné d'avoir attenté aux jours de sa femme. Brantôme prétend que M. de Chateaubrient donna sa belle terre de Chateaubrient au connétable de Montmorency pour avoir l'ordre ; sur quoi Le Laboureur fait observer que ce fut pour avoir le gouvernement de Bretagne et aussi pour le tirer de la poursuite que l'on faisait contre lui pour la mort de sa femme, dont il était accusé .

Les Mémoires de Vieilleville disent que le connétable, pour se faire donner la baronnie de Chateaubriand, menaça le comte de le faire poursuivre comme dilapidateur des deniers des Etats de Bretagne. Un factum du connétable de Montmorency contre les héritiers de Jean de Laval, qui lui contestaient la donation de la terre de Chateaubriand, commençait par ces mots : " Les malheurs qui ont accompagné la vie de M. de Chateaubriand sont si connus de toute la France, qu'il est inutile de les rappeler. " Voilà comme la seigneurie de Chateaubriand tomba dans les mains avides du connétable. Marguerite de Montmorency la porta dans la maison de Condé.

Toute la Bretagne se crut offensée par le récit de Varillas ; plusieurs écrivains joutèrent contre lui, entre autre Hevin, avocat au parlement de Rennes.

Mais où l'historien a-t-il puisé le fond de son anecdote ? Je crois l'avoir découvert. Varillas ne ment pas faute d'instruction, mais il a l'inconcevable manie de brouiller les temps, les noms et les faits.

La fin tragique de Gilles de Bretagne, frère du duc François Ier, semble avoir fourni à Varillas une idée vague de son mensonge. Gilles avait épousé Françoise de Dinan, dame de Chateaubriand et héritière de la branche aînée de ma famille. Le favori du duc de Bretagne, Arthur de Montauban, était devenu éperdument amoureux de Françoise ; pour s'emparer de la femme, il résolut de se défaire du mari. Il accusa le prince Gilles auprès du roi de France d'avoir des intelligences avec les Anglais. Gilles fut enfermé, par ordre de son frère le duc François Ier, dans un souterrain du château de la Hardouinaye, et condamné à mourir de faim. Une paysanne le nourrit secrètement pendant trois semaines dans son cachot, elle lui portait du pain et de l'eau par une petite fenêtre grillée de fer qui répondait de sa basse-fosse sur la douve. Les persécuteurs du jeune prince, voyant qu'il vivait toujours, l'étranglèrent le 24 avril 1450.

Le duc François revenait du Mont Saint-Michel , un religieux l'accoste sur la grève et demande à lui parler. " Le duc, se baissant sur l'arçon de la selle pour l'écouter, lui dit : Parlez, mon père. - Monseigneur, dit le cordelier, j'ai ouï en confession monseigneur Gilles de Bretagne, votre frère, quelques jours avant sa mort, lequel m'a chargé de vous aller trouver quelque part que vous fussiez, et vous signifier de sa part que comme appelant de vous le défaut de droit, et de la cruelle mort dont vous l'avez souffert mourir, faute de justice, j'eusse à vous citer à comparoir, en propre personne, d'aujourd'hui en quarante jours, pour tout terme, devant le tribunal de Dieu, le juste juge, pour réparer en sa justice les torts et griefs dessus dits. Partant, je vous fais cette signification de la part du défunt dont j'ai accepté la commission comme ministre de Dieu. "

Gilles fut enterré à l'abbaye de Boquen ; son cercueil fut porté dans une charrette attelée de deux boeufs. Selon la tradition du lieu la charrette entra dans l'église, fit le tour de la fosse, et onques depuis nulle charrette n'a pu passer par le chemin de la Hardouinaye à Boquen. Cette abbaye dans une forêt n'est plus qu'une assez belle ruine.

La veuve du prince Gilles, Françoise de Dinan, comtesse de Chateaubriand, se remaria en secondes noces au comte de Laval.

Quand on tient de l'imagination de Varillas et qu'on remarque les transformations qui s'opèrent dans le cerveau de cet écrivain on est disposé à croire que les aventures du prince Gilles (frère de François Ier, duc de Bretagne ), d'Arthur de Montauban, de Françoise de Dinan, comtesse de Chateaubriand, épouse en secondes noces du comte de Laval, sont devenues, sous la plume de l'historien-romancier, les aventures de François Ier, roi de France , de Montmorency-Laval et de Françoise de Foix, comtesse de Chateaubriand. Ajoutez à ceci que, peu de temps après les malheurs du prince Gilles, François II, duc de Bretagne, prince fort débauché, épousa Marguerite de Foix : c'en était encore assez pour que Varillas, au moyen d'une nouvelle confusion, fit de François II, duc de Bretagne, François Ier, roi de France, et de Marguerite de Foix, Françoise de Foix.

Seconde branche

Les Chateaubriand du Lion-d'Angers

La seconde branche des Chateaubriand fleurit pendant quatre cent vingt ans ; on la voit poindre à Jean, seigneur des Roches-Baritaut et de La Lande, deuxième fils de Geoffroy VI, baron de Chateaubriand. Vers l'an 1260, Jean de Chateaubriand épousa Isabelle-Prévote de Thouars, dame de Chavannes. Il eut en partage de la succession de son père la seigneurie du Lion-d'Angers : il forma le premier degré de la lignée angevine et poitevine des Chateaubriand. Cette lignée eut pour service militaire le comté de Casan au royaume de Naples ; elle fonda une principauté en Illyrie ; elle s'allia deux fois avec la maison de Maillé, trois fois avec celle de Sainte-Maure-Montausier, ce qui a fait dire à Fléchier, dans l'oraison funèbre du duc de Montausier : " La mort lui enleva, dès les premières années de son enfance, un père dont la perte aurait été irréparable, s'il ne fût tombé sous la conduite d'une mère de l'ancienne maison de Chateaubriand, qui, renonçant d'abord à toutes sortes de vanités et de plaisirs pour vaquer dans une triste et laborieuse viduité aux affaires de sa famille, et contenant sous les lois d'une austère vertu et d'une exacte modestie une grande beauté et une florissante jeunesse, sacrifia toutes les douceurs et tout le repos de sa vie à la fortune et à l'éducation de ses enfants. "

Puis viennent Théaude de Chateaubriand ; Georges, son fils capitaine et maître de la vénerie du roi, charge devenue celle de grand veneur ; Philippe, petit-fils de Théaude, chevalier de l'ordre du Roi avant la création de l'ordre du Saint-Esprit ; Gabriel-Philippe, fils aîné de Philippe, tué à la bataille de Lérida le 7 octobre 1642. Gabriel (le jeune), troisième fils de Philippe, mort lieutenant général du gouvernement du bas Poitou, le 8 février 1658.

Ce Chateaubriand était-il celui dont on trouve le nom dans les Mémoires du cardinal de Retz ? " Aimery, avec la noblesse du Vexin, me rejoignit : Chateaubriant, Chateau-Renaut, le vicomte de Lameth, Argenteuil, le chevalier d'Humières, se logèrent dans le cloître. " (Livre 3.)

" Chateaubriand, qui était demeuré dans les rues pour observer la marche de M. le Prince, m'étant venu dire, en présence de beaucoup de gens, que M. le Prince serait dans un demi-quart d'heure au palais, qu'il avait pour le moins autant de monde que nous, mais que nous avions pris nos postes, ce qui nous était d'un grand avantage, je lui répondis : Il n'y a certainement que la salle du palais où nous les sussions mieux prendre que M. le Prince. " (Livre 4.)

Raymond de Chateaubriand, fils de Gabriel le Jeune, mourut sans postérité après l'an 1671, et Susanne de Chateaubriand, sa soeur, décéda sans alliance. En lui finit la branche des Roches-Baritaut ou du Lion-d'Angers.

Sur la branche des Chateaubriand des Roches-Baritaut , ou du Lion-d'Angers , je reçus de Poitiers une lettre datée du 16 août 1819, qui m'était adressée par M. de La Fontenelle, conseiller à la cour royale. Elle contenait ce passage : " Je profite de la circonstance, monsieur le vicomte, pour vous adresser copie d'une pièce que vous serez, je pense, bien aise d'avoir : je veux parler de l'épitaphe d'un de vos parents qui ornait avant la révolution l'église de Saint-Germain de Prinçay dans la Vendée. Vous n'ignorez sans doute pas qu'une branche de votre maison a habité plusieurs siècles ce bon pays et possédé le comté des Roches-Baritaut qui appartenait en dernier lieu au comte Claude de Beauharnais. Cette terre a été vendue, il y a peu de temps et à très bas prix (moins que le denier 20). Le château, mis à la moderne et très habitable, est encore à la disposition du premier acquéreur qui se présentera. Qu'il serait agréable pour les Vendéens, dont vous êtes le défenseur si zélé, de vous voir devenir leur compatriote ! Si ce voeu pouvait vous toucher, vous n'auriez qu'à m'écrire et j'entrerais avec vous dans de plus longs détails.

" J'ai l'honneur d'être, etc.

" Signé : De La Fontenelle. "

Epitaphe de Philippe de Chateaubriand

Comte des Roches-Baritaut

Placée dans le choeur de l'église de Saint-Germain-de-Princay ( Vendée )

Arrête, passant,

Et révère ici ce que l'Espagne a redouté ;

C'est le coeur de messire Philippe de Chateaubriand,

Comte des Roches-Baritaut, maître de camp

D'un régiment de cavalerie française et maréchal de camp

Es armées de Sa Majesté.

La grandeur de sa naissance répondit par tout

A celle de sa vie.

La nature lui donna des vertus, et le temps

Des occasions de les faire paraître.

Il apprit de son père les principes de la guerre,

Tant par les exemples que par les leçons.

Pour donner à Dieu les prémices de sa valeur

Il défit à quatorze ans les ennemis de la Foi,

En Poitou, les sujets rebelles, en Ré, les voisins orgueilleux

Où il releva son père,

Et son cheval ayant été tué

Lui donna le sien ;

Il le suivit dans cette île et au siège de La Rochelle

Comme Pyrrhus Achille à celui de Troies.

Il fut aussi prompt à secourir nos alliés qu'à dompter

Nos ennemis

Et fit deux campagnes en Piémont

Et au secours de Casal ;

Il eut part en toutes les occasions d'Allemagne et de Flandre ;

Il combattit à Corbie Jean de Werthel, Piccolomini,

Et fut leur prisonnier

Après avoir percé vingt escadrons,

Non vaincu, mais las de vaincre ;

La gloire fut le seul prix de sa rançon.

Il s'est trouvé en trente combats ou sièges de places

Et en deux batailles ;

Ce nombre égale à peu près

Celui de ses années, celles d'Alexandre.

Il fut peu plus glorieux en sa mort qui prévint

Son triomphe

A la bataille de Lérida, il fit son monument

De ses trophées

Et mourut victorieux

A l'âge de trente et quatre ans,

Le septième du mois d'octobre 1642.

Passant, avoue que ce coeur que l'Espagne a redouté

Mérite d'être révéré, sous cette lame élevée à sa mémoire

Et à la douleur d'un père inconsolable

Qui lui a rendu

Les honneurs qu'il devait recevoir de lui.

Troisième branche

Les Chateaubriand de Beaufort

Enfin la troisième branche des Chateaubriand rivalisa d'éclat et de richesse avec celle de la branche aînée, les barons de Chateaubriand. Elle est antérieure d'origine à la branche angevine, car elle prend naissance à Geoffroy V, et la branche angevine à Geoffroy VI.

Brient ou Briand de Chateaubriand, second fils de Geoffroy V, baron de Chateaubriand et de Sibylle, sa première femme, siégea dans l'ordre des barons aux Etats tenus à Rennes en 1286. Il avait épousé en 1251 Jeanne, dame de Beaufort, fille unique et héritière d'Alain, sire de Beaufort et de Dinan, d'où ces Chateaubriand prirent la qualification des sire de Beaufort.

Bertrand, fils de Brient, épousa Tiphaine Du Guesclin, dame du Plessis-Bertrand, fille de Pierre Du Guesclin (et non d'Olivier), frère du connétable.

Le fils de Bertrand de Chateaubriand fut Brient V, qui reçut de Charles VII, en récompense de ses services, la charge de chambellan de la couronne.

Renée de Chateaubriand, héritière non mariée de la seigneurie de Beaufort, vendit en 1662 le chef-lieu à Pierre de Goyon, ou plutôt l'échangea pour la terre de Gordiseul.

Un cadet d'une branche collatérale des Chateaubriand de Beaufort (Christophe II, comme je l'ai dit dans le texte) avait eu en partage la terre de La Guérande et donna naissance à cette lignée des Chateaubriand de La Guérande, laquelle est venue se perdre et se confondre dans celle de mes aïeux paternels.

A propos de la troisième branche des Chateaubriand de Beaufort, un ancien et savant élève de l'école des Chartes, M. Floquet, a inséré ce récit dans son Histoire du privilége de la fierte ou de la levée de la châsse de saint Romain à Rouen.

1576. La fierte accordée à une dame noble du pays de Bretagne qui avait fait assassiner son mari.

" Ce succès incomplet ne rebuta point le chapitre ; et l'année suivante il fit un choix plus scandaleux encore dans la personne de Jacqueline (ou Jacquemine) du Boysrioult, dame noble du pays de Bretagne.

" Dès son jeune âge, Jacquemine du Boysrioult avait été promise en mariage au sieur de Kargouët de Vauvert, " jeune gentilhomme à qui elle portait grande amitié. " Mais les parents de Guy de Guite sieur de Vaucouleurs, firent tant auprès des oncles de la jeune fille que ces derniers " rompirent leur promesse et contraignirent leur nièce de fiancer et d'épouser à la même heure le sieur de Vaucouleurs. " Elle alla demeurer à Dinan avec son mari. Cette union forcée devait être fatale aux deux époux. Vaucouleurs, non content d'entretenir chez lui des filles de mauvaise vie, contraignait sa femme à les souffrir à sa table. Elle n'osait résister, tant elle craignait les violences de son mari qui souvent " l'avait chassée hors de la maison et quelquefois même l'avait enfermée prisonnière dans une chambre secrète. " De là, dans le coeur de cette femme outragée, une haine violente et une soif de vengeance qui devait amener une catastrophe. Briant de Chateaubriand, puîné de la maison de Beaufort, venait souvent chez Vaucouleurs, dont il paraissait rechercher la soeur en mariage. Mais ses assiduités s'adressaient à Jacquemine du Boysrioult dont il était épris. En proie au désir de la vengeance, Jacquemine du Boysrioult dénonça un jour à Chateaubriand les mauvais traitements que lui prodiguait son mari. Elle osa lui demander un crime affreux ; sa main, son coeur, étaient à ce prix. A peu de jours de là, le sieur de Vaucouleurs fut assassiné, comme il revenait de Broons à Dinan, et trois mois après Chateaubriand était l'époux de Jacquemine du Boysrioult. Cependant la justice avait informé sur l'assassinat du sieur de Vaucouleurs. L'horrible vérité avait fini par se faire jour. Chateaubriand et le sieur de Beaufort, son beau-frère longtemps fugitifs, étaient, après cinq ans de vaines poursuites, tombés entre les mains de la justice, et convaincus de l'assassinat de Vaucouleurs, avaient eu la tête tranchée à Rennes sur un échafaud. Dénoncée par eux dans leur testament de mort Jacquemine de Boysrioult, qui s'était réfugiée en Normandie, avait été condamnée par le Parlement de Bretagne (le 25 septembre 1574) " à estre bruslée vifve. " En 1576 elle vint à Rouen se jeter aux genoux des députés du chapitre et leur demander la fierte. Elle fut élue.

" Amenée devant le Parlement, et assise sur la sellette elle se garda bien d'abord d'une sincérité qui ne pouvait que la perdre.

" Elle dit qu'à l'âge de douze ans elle avait été mariée au sieur de Vaucouleurs qui " la traictait mal, vivoit en concubinage avec des filles, et la maltraictoit fort. " Après quinze ans d'union, le sieur de Vaucouleurs était mort, lui laissant trois enfants. Quelques mois après, et du consentement de ses parents et de ceux de son mari décédé, elle avait épousé en secondes noces le sieur Briant de Chateaubriand. Mais dans la suite, ce dernier fut accusé d'avoir fait assassiner M. de Vaucouleurs son premier mari. Le Parlement de Bretagne lui fit son procès, ainsi qu'aux sieurs de Beaufort et des Noës, ses complices ; ils furent condamnés à mort et eurent la tête tranchée. Pour elle, qui avait toujours ignoré le crime de son second mari, elle avait été soupçonnée d'abord de complicité, et même arrêtée, mais, relâchée bientôt, elle s'était retirée chez des parents du sieur de Vaucouleurs, son premier mari, qui l'avaient bien reçue, certains qu'ils étaient de son innocence. Depuis quelque temps elle était en Normandie, et sachant qu'en Bretagne on en était revenu à la soupçonner de complicité dans l'assassinat de son premier mari, et que même le parlement de Bretagne l'avait condamnée à mort par contumace " craignant la justice de Bretaigne, elle estoit venue à Rouen pour avoir le privilége et éviter la rigueur de justice. " Elle protestait de son innocence, n'ayant pas (elle le confessait) " esté marrye de la mort de son premier mary, veu qu'il la maltraictoit, mais n'ayant jamais connivé à cet assassinat qu'elle détestoit, et qu'elle avoit même ignoré longtemps. "

" L'avocat général Bigot dit que Jacquemine du Boysrioult avouoit " qu'elle n'avoit pas été marrye de la mort de son premier mary, " mais niait toute complicité avec les auteurs de l'assassinat ; rien ne prouvait cette complicité ; " et puisqu'il estoit reçu que les estrangers jouyssoient de ce privilége, " il ne s'opposait pas à ce qu'elle fût délivrée au chapitre pour lever la fierte.

" Le Parlement commençait à délibérer, et allait certainement rendre un arrêt favorable, lorsque Jacquemine du Boysrioult, qu'on avait fait retirer, envoya un huissier annoncer " qu'elle vouldroit bien dire encore quelque mot à la cour. " Devant les commissaires du chapitre, elle avait confessé son crime ; et l'on vient de voir qu'au contraire devant le Parlement elle l'avait nié ; mais elle s'en était repentie presque aussitôt, et, dans sa perplexité sur l'issue de la délibération de la cour, elle espéra se sauver par un aveu plus sincère. Assise de nouveau sur la sellette, elle dit qu'elle avoit cédé à ceulx qui avoient faict l'homicide ; outrée qu'elle estoit contre son mary qui lui estoit ainsi maulvais et estrange, qui la battoit, la mettoit en prison, pour raison des g... qu'il avoit avec lui à pain et à pot chez lui, en sa présence, couchant avec elles, en sa maison, elle lui avait faict des remontrances, mais il ne s'en divertissoit (corrigeait) point. Le sieur de Chateaubriand lui ayant demandé s'elle vouloit qu'il l'en délivrast, elle s'en estoit rapportée à lui, disant qu'elle ne se soucyoit qui mourut d'eux deux. " Le sieur de Chateaubriand l'avait tué ou fait tuer, mais à son insu ; depuis elle l'avait épousé en secondes noces du consentement de sa famille et de celle de son mari décédé ; mais " il avoit attendu longtemps après à lui dire " qu'il " avoit tué le sieur de Vaucouleurs son premier mary. "

" Cet aveu imprudent et encore incomplet changeait bien la face des choses. Emeric Bigot se leva de nouveau et tonna contre l'épouse homicide et sans doute adultère. " Tout ainsy, dit-il, que les Athéniens n'avoyent mis de loix aux parricides, ainsi les rois de France n'en ont faict pour ung cas sy meschant que celui que vous venez d'entendre. Il y a véhémente présomption d'adultère. Chasteaubriand ayant épousé Jacquemine du Boysrioult après avoir tué son mary. " L'homme du roi déclara que si la prisonnière était du ressort du Parlement de Normandie, lui et ses collègues poursuivraient la punition de ses forfaits, mais, appelé seulement à parler sur le privilège invoqué par elle, il concluait à ce qu'elle fût déclarée indigne de cette grâce.

" Le Parlement, dont les révélations imprudentes qu'il venait d'entendre avaient changé les dispositions, déclara que la " damoyselle Jacqueline du Boysrioult et ses complices et adhérens estoient indignes de jouyr du privilége de Monsieur Sainct Romain, et que, nonobstant l'eslection faicte de sa personne par le chapitre pour en jouyr, il seroit procédé contre elle et ses dictz complices, tout ainsy que si elle n'avoit esté eslue. " Il fut convenu, toutefois que " Jacqueline du Boysrioult serait délivrée par provision pour estre menée en la procession et solemnitez accoutumées, afin d'éviter à la commotion populaire, à charge d'estre ressaisie, ensuite et remise sous la main de iustice. " Alors furent introduits les chapelains et les confrères de saint Romain, on ne leur lut que la clause de l'arrêt qui ordonnait que la dame du Boysrioult serait délivrée par provision. Etonnés de ces expressions, qui leur parurent non sans cause cacher quelque arrière-pensée, ils dirent " qu'ilz ne pouvoient prendre la prisonnière à cette charge. " Mais on leur répondit qu'ils n'avaient pas de procuration du chapitre pour faire cette requête, " et, sans autrement délibérer per vota , il fut, unanimi voto de la compaignye, arresté qu'il leur seroit dict qu'ils eussent à emmener la prisonnière. " Jacquemine du Boysrioult figura donc à la cérémonie du jour, et leva la fierte ; mais les soupçons des chapelains et maîtres de la confrérie de saint Romain ne furent que trop justifiés, et le soir, au moment où la noble prisonnière sortait de la cathédrale, sa couronne de fleurs sur la tête, se croyant libre désormais, elle fut saisie par des archers, et ramenée à la conciergerie du Parlement.

" C'était, en deux années, deux échecs que recevait le privilége. Au chapitre, on se plaignit fort de " messieurs de la court, qui ne taschaient que à énerver, voire du tout anéantir ledict privilége. " Le chapitre écrivit au cardinal de Bourbon, et le pria de solliciter du roi " des lettres qui enjoignissent au Parlement de faire jouyr du privilége ceux qui estoient esleus, suyvant l'octroy d'icelluy, sans y mettre aulcunes modifications. "

Confirmation du privilège par Henri III

Le cardinal de Bourbon eut recours à Henri III, qui, dès le mois de juin, donna des lettres patentes plus favorables, ce nous semble, au privilége qu'aucunes de celles émanées des rois ses prédécesseurs. " Considérant, dit-il, que si les homicides pourpensez (prémédités) estoient distraictz du privilége sainct Romain, il seroit du tout inutile, estant les autres homicides remis par la voie ordinaire de nostre puissance, et, par ce moyen, la grâce du bénéfice d'iceluy privilége seroit abolie... Ensuivant la saincte intention de nos prédécesseurs, voulons estre imitateurs de leur dévotion et piété, etc..., avons confirmé, ratifié et approuvé le privilége sainct Romain et les lettres patentes du feu roy nostre très-honoré sieur et frère, du mois de mars 1559 ; voulons qu'elles sortent leur plein et entier effet, sans aucune restriction et modification ; que le chapitre puisse élire tous les ans un prisonnier, quelque crime qu'il ait commis, réservé le crime de lèse-majesté divine et humaine, et que le prisonnier délivré soit mis en toute liberté, sans pouvoir être puni et recherché pour les crimes auparavant faicts. " Le roi, par cet édit, mettait au néant les arrêts rendus en 1575, relativement à Delaporte, et, en 1576, relativement à Jacquemine du Boysrioult ; il ordonnait la mise en liberté immédiate de ces prisonniers, et la mainlevée de leurs biens.

On voit que mon frère n'est pas le premier Chateaubriand qui ait porté sa tête sur un échafaud.

On s'était trompé dans ma famille lorsqu'on avait cru qu'Alexis de La Guérande, descendant direct des Chateaubriand de Beaufort, n'avait eu qu'une fille : la lettre suivante prouve qu'il avait eu un fils nommé Jean-Jules-Joseph, en qui a failli sa lignée.

" Monsieur le vicomte,

" Madame veuve de Laviez, soeur utérine de mon épouse ayant fait à ma fille unique dot de la terre de La Guérande, qui lui est échue le 2 octobre 1818, par le décès de M. Jean-Jules-Joseph de Chateaubriand, son oncle germain, j'ai découvert parmi les papiers qui se sont trouvés dans la maison principale de cette terre des manuscrits à moitié rongés par l'humidité qui pourraient servir à rétablir la généalogie de votre illustre maison, si les originaux remis à M. votre père , et confiés par suite à M. de Bedée, suivant leurs récépissés que j'ai joints au paquet qui renferme lesdits manuscrits, se trouvaient égarés.

" Ma belle-soeur m'ayant autorisé à vous les envoyer, je les adresse à M. le vicomte de Grassin pour qu'il vous les remette suivant ses intentions.

" Le nom de la branche aînée de votre maison se trouve éteint par la mort de M. Jean-Jules-Joseph de Chateaubriand, et cette branche sera elle-même éteinte par le décès de ma belle-soeur, veuve, âgée de cinquante-cinq ans, sans hoirs de corps, mais elle vivra dans ses autres branches, en dépit des massacres que la révolution a exercés sur elles.

" Votre courage secondé de votre génie à soutenir les intérêts du trône et de la légitimité serviraient à en relever l'éclat, si elles en avaient besoin.

" Ma belle-soeur me charge de vous témoigner la satisfaction qu'elle éprouvera si l'envoi que je vous fais peut vous être agréable. Elle vous offre ses civilités ainsi que mademoiselle de Bedée, que j'ai rencontrée ce matin et que je vois assez régulièrement tous les dimanches au soir chez elle.

" J'ai l'honneur d'être, etc.

" Signé Sudric. "

" A Dinan, ce 27 février 1820. "

Les papiers mentionnés dans cette obligeante lettre sont des extraits des différentes généalogies des Chateaubriand, sans aucune importance ; mais je donne ici le récépissé de mes deux oncles paternel et maternel, des titres que leur avait remis M. de Chateaubriand de La Guérande. L'auteur de la lettre, M. Sudric, a pris seulement M. de Chateaubriand-Duplessis, frère de mon père, pour mon père. Les deux reçus sont écrits en entier de la main de mes deux oncles.

Quatrième degré

Production de François sur le degré de son père Jean, deuxième du nom.

" Je soussigné Pierre-Anne-Marie de Chateaubriand, seigneur du Val, reconnais que messire Alexis de Chateaubriand, chevalier, seigneur de La Guérande, chef de nom et d'armes de notre maison a bien voulu me confier pour faire les preuves de mon fils aîné (Pierre Duplessis, que mon oncle fit recevoir page de la reine) l'arrêt de noblesse, par original de l'année mil six cent soixante-neuf, avec vingt-trois autres pièces, partages, contrats de mariage et autres pièces de toute espèce de différentes dates, pour prouver la filiation : lesdites pièces sur vélin ; de plus sur papier vingt-une pièces, toutes lesquelles sont des originaux chiffrés de Chateaubriand de La Guérande, lesquelles pièces je m'oblige sur ma parole d'honneur de lui remettre le plus tôt possible sous peine de tout dommage.

" Signé de Chateaubriand-Duplessis. "

" A la Guérande, ce 24 septembre 1778. "

" Aux fins de la lettre de monsieur de Chateaubriand de Combourg, du 25 décembre dernier, M. de Chateaubriand de La Guérande, chef de nom et d'armes de la maison de Chateaubriand, a bien voulu me confier vingt-trois pièces servant à la généalogie de sa maison, que je m'oblige à lui faire rendre aussitôt qu'elles seront revenues de chez M. Chérin, le généalogiste de la cour.

" Signé de Bedée Bouetardaye.

" A la Guérande, le 4 janvier 1782. "

" J'ai laissé ci-attachée la lettre du 25 décembre, de Bedée, le 31 août 1782. De plus, pris six pièces qui regardent également la généalogie.

" Signé de Bedée Bouetardaye.

" A la Guérande. "

Je trouve dans mes papiers un autre reçu des titres communiqués par M. de Chateaubriand de La Guérande ; il est écrit de la propre main de mon malheureux frère : ce sont les seules lignes que je possède de lui.

" Je reconnais que M. le vicomte de Chateaubriand m'a remis le nombre de onze pièces, dont huit en vélin et trois en papier, pour servir à la preuve de la maison de Chateaubriand.

" De Chateaubriand. "

" A la Guérande, le 7 octobre 1786. "

Ces pièces ont servi à l'établissement de la généalogie. Ce fut Bernard, le premier Chérin, qui eut d'abord, comme on le voit, la connaissance de nos titres, ainsi que le prouve le récépissé des pièces données par M. de Chateaubriand de La Guérande. Mon oncle maternel, M. de Bedée, en recevant ces pièces le 4 janvier 1782, s'engage à les rendre aussitôt qu'elles seraient revenues de chez M. Chérin, le généalogiste de la cour. Que de labeurs pour certifier qu'il a existé des cendres !

 

Julie de Chateaubriand

Voici la vie de ma soeur Julie. Il n'y a pas un mot de moi dans le récit de l'abbé Carron ; en retranchant des phrases et supprimant des paragraphes, j'ai abrégé l'ouvrage de moitié.

Julie-Agathe, fille de messire René de Chateaubriand, comte de Combourg et de dame Pauline Bedée de la Bouetardaye [ Vies des justes dans les plus hauts rangs de la société , par l'abbé Carron. Paris chez Rusand, 1817, in-12, Tome IV. Supplément aux vies des justes dans les conditions ordinaires de la société , p. 349 et suiv. (N.d.A.)] , naquit dans la ville de Saint-Malo. Son père, homme de beaucoup d'esprit et plein de dignité dans ses manières, remplissait avec régularité les devoirs du christianisme ; sa mère était douce de la piété la plus tendre.

Avec une figure que l'on trouvait charmante, une imagination pleine de fraîcheur et de grâce, avec beaucoup d'esprit naturel, se développèrent en elle ces talents brillants auxquels les amis de la terre et de ses vaines jouissances attachent un si puissant intérêt. Mademoiselle de Chateaubriand faisait agréablement et facilement les vers ; sa mémoire se montrait fort étendue, sa lecture prodigieuse ; c'était en elle une véritable passion. On a connu d'elle une traduction en vers du septième chant de la Jérusalem , quelques épîtres et deux actes d'une comédie où les moeurs de ce siècle étaient peintes avec autant de finesse que de goût.

Elle était âgée de dix-huit ans lorsqu'elle épousa Annibal de Farcy de Montvallon, capitaine au régiment de Condé. (...)

Personne ne saurait peindre, je ne dis point encore cette héroïque pénitence qui sera la plus belle partie de ses jours, mais ce charme unique, inexprimable, attaché à toutes ses paroles, à toutes ses manières. (...)

La jeune mondaine avait mis bas les armes ; la vertu l'enchaînait à son char ; mais combien il lui restait à faire pour immoler tout ce qui lui avait été le plus cher jusqu'à ce moment ! Entre les objets qu'elle affectionnait davantage, ayant aimé passionnément la poésie, elle s'y était livrée au point d'en faire son unique occupation...

Dans un temps que, seule à la campagne, poursuivie par un sentiment secret qu'elle repoussait encore, elle se promenait à grands pas dans un bois qui entourait sa demeure, disputant contre la grâce, elle se disait : " Faire des vers n'est pas un crime, s'ils n'attaquent ni la religion, ni les moeurs. Je ferai des vers et je servirai Dieu. " (...)

Après des combats qui la retinrent pendant plusieurs jours dans un état d'agitation cruelle, elle prit enfin le parti de ne rien refuser à Dieu, et jeta au feu tous ses manuscrits sans même épargner un ouvrage commencé auquel elle tenait, disait-elle avec tout l'engouement de la plus ridicule prévention.

Madame de Farcy fut de ces caractères heureux qui ne se réservent rien dans leur retour à Dieu ; âme forte et grande, elle quitta tout et trouva tout. Les personnes qui ont eu le bonheur de la connaître le plus intimement et qui ont pu l'apprécier savent ce qu'elle donna et devinent ce qu'elle reçut pour prix d'une immolation entière. Après s'être portée avec une répugnance presque insurmontable à certains sacrifices pénibles, elle s'était souvent demandé ensuite à elle-même : " Qu'est devenu mon chagrin de tantôt ? "

Au milieu d'une vie employée à satisfaire son goût pour les plaisirs de l'esprit, la jeune et brillante Julie avait été frappée d'une maladie très grave ; elle voulut rentrer en elle-même et consulter ses plus secrets sentiments. Alors se trouvant la tête remplie de tous les ouvrages de poésie qu'elle avait dévorés, et qui étaient comme son unique aliment, elle fut tout à coup saisie de cette pensée : " Je vais être bientôt appelée devant Dieu pour lui rendre compte de ma vie ; que lui répondrai-je ? je ne sais que des vers. "

- " Lorsque je n'étais encore que depuis peu de temps à Dieu, disait-elle à son amie, je m'étais mis l'esprit à la torture sur le choix d'un ruban rose ou bleu, voulant prendre le bleu par mortification, et n'ayant pas le courage de résister au rose. "

Réconciliée avec le divin maître, nourrie délicieusement à son banquet adorable, admise, pour récompense de ses sacrifices, aux plus intimes communications avec le Dieu de toute bonté, de toute miséricorde, elle n'eut pas plutôt senti les charmes de la piété, les attraits de l'amour divin, que la jeune épouse ne fut plus reconnaissable ; bientôt elle répandit autour d'elle l'édification et l'admiration. Couverte de vêtements de la plus grande simplicité, d'une robe de laine noire ou brune, enveloppée dans l'hiver d'une pelisse mal fourrée, l'été d'une mante de taffetas noir, cette Julie, naguère si intéressante aux amis de la terre et de ses pompes par son élégance, expiait avant trente ans le goût et la délicatesse qui la paraient à vingt. Elle parvint ensuite, par des austérités poussées trop loin sans doute, et par les progrès d'un dépérissement successif, à décharner totalement un visage qu'on jugeait autrefois plus attrayant que la beauté régulière. Cependant le charme de son regard, le jeu de sa physionomie si expressive, si éloquente au profit de la vertu, les grâces de son esprit résistèrent encore aux efforts de son humilité. (...)

Pour soutenir son ardeur naissante, et peut-être pour la modérer, son directeur la soumit successivement aux conseils de deux religieuses d'un mérite distingué. Sous les ailes de leur vigilance maternelle, elle s'occupait sans cesse à retrancher impitoyablement tout ce qu'elle craignait de dérober à la parfaite immolation d'elle-même. " Il faut que je m'éteigne, " disait-elle.

Madame de Farcy avait été bénie dans son union par la naissance d'une fille. Elle remplit d'une manière exemplaire les devoirs d'épouse et de mère pendant l'émigration de son mari. Mais ne serait-ce pas avec frayeur que nous révélerons ici cette partie de sa vie plus admirable qu'imitable, et dans laquelle, malgré les instances réitérées de sa mère et de ses soeurs, elle déclara comme une guerre interminable à tous ses sens, vivant avec une extrême austérité, que le dépérissement graduel de sa santé ne put interrompre ? C'était par un doux sourire qu'elle cherchait à consoler ses amis de l'excès de ses rigueurs envers elle. Souvent, pendant des froids rigoureux, elle demeurait la nuit fort longtemps prosternée la face contre terre, portant habituellement un cilice, punissant par d'autres austérités un corps innocent, jeûnant toute l'année avec la plus étonnante rigueur, mesurant scrupuleusement la quantité de pain noir et d'eau dont elle soutenait sa faiblesse, étant à peine vêtue, logée dans une espèce de grenier, couchée sur un lit sans rideaux et qui était aussi dur que des planches, travaillant sans cesse à cacher son esprit, employant à se défigurer autant d'art que la femme la plus coquette pourrait en mettre à s'embellir. (...)

Après les soins que Julie donnait à l'éducation de sa fille, elle partageait son temps entre de fervents exercices et tous les genres possibles de bonnes oeuvres. Associée à plusieurs dames pour concourir au soulagement des indigents, elle se vit adoptée par eux pour la mère la plus tendre. " Un jour, raconte sa fille, maman m'annonça que nous allions aller voir une de nos parentes tombée du faîte de la prospérité dans la plus affreuse misère. Je trouvai le chemin fort long, et, en montant l'espèce d'échelle tournante qui conduisait à son triste réduit, j'étais prête à pleurer sur les vicissitudes humaines. La porte s'ouvre ; j'étais en peine s'il fallait appeler la dame du nom de tante ou de cousine lorsqu'une femme couverte de haillons, de la figure la plus basse, avec le ton et les manières les plus ignobles, s'avança vers nous. Son aspect m'étonna d'abord, et tout ce qui l'entourait acheva de me déconcerter ; mais telle était ma prévention que je voulais absolument découvrir en elle quelque trace d'une noble origine. Trois quarts d'heure que nous passâmes avec elle furent employés par moi dans cette infructueuse recherche, et je sortis confondue. Mon premier soin fut de demander a ma mère le nom de cette étrange parente et de quel côté nous pouvions lui appartenir. - Ma fille, me répondit-elle, cette femme est comme nous fille d'Adam et d'Eve, et nous sommes déchus comme elle. Jamais mon orgueil n'a reçu une meilleure leçon. "

La juste réputation de mérite et de vertu que madame de Farcy s'était acquise, la rendait comme naturellement le conseil bienveillant de jeunes personnes qui répandaient dans son sein leurs troubles et leurs inquiétudes : " Ne croyez point aimer d'une manière criminelle, disait-elle à l'une, aussitôt que l'on vous plaît. Ne vous faites point des idées romanesques d'une prétendue nécessité d'aimer et d'être aimée pour contracter un engagement heureux. Lorsque Dieu appelle à cet état, il suffit de pouvoir estimer celui à qui on s'unit. "

Elle donne sur l'amitié les idées les plus justes et un avis aussi sage qu'il est ordinairement méconnu dans le premier âge de la vie : " Vous avez les idées les plus fausses, dit-elle, sur ce que vous appelez le besoin d'être seule ; croyez-moi, vous êtes à vous-même bien mauvaise compagnie. (...) Que l'amie que vous choisirez soit plus vertueuse que vous, afin qu'elle vous inspire assez de respect pour que vous n'osiez vous permettre avec elle certains épanchements inutiles. (...)

" On se permet souvent dans la conversation un genre de familiarité qui n'est pas vice, mais qui annoncerait une éducation vicieuse. Déshabituez-vous de certaines dénominations trop aisées ; donnez aux choses dont vous parlez une expression noble et délicate, et sachez vous faire estimer par cette pureté de langage qui est une émanation de celle de l'âme. "

Une de ses jeunes amies, craignant peut-être de blesser une conscience trop timorée par sa vive tendresse envers elle, madame de Farcy lui répond avec cette aimable ingénuité : " Je ne crois pas, ma très aimable amie, un seul mot de tout le mal que vous pensez de votre pauvre coeur, et comme je ne suis pas d'humeur à renoncer à la part que j'y pouvais prétendre, je commence par vous prier de le laisser m'aimer à son aise. " (...)

Un nouveau champ de sacrifices et de mérites va s'ouvrir devant la vertueuse Julie. (...)

Son rang, celui de ses parents, l'émigration de son mari, ses qualités personnelles : que de titres à la proscription ! Vers le milieu de 1793, elle fut arrêtée et conduite à la maison du Bon-Pasteur, à Rennes, et y demeura enfermée pendant treize mois. Elle y fut à toutes ses compagnes un modèle de patience, de courage et de toutes les qualités qui forment les parfaits chrétiens ; jamais on ne la vit se répandre en murmures.

Les compagnes de sa captivité se montraient à ses yeux comme autant de soeurs bien aimées. (...)

Elle ne se contentait pas de supporter la gêne de la captivité, les traitements inhumains des satellites du crime ; elle parut en tout un modèle inimitable de mortification, d'oubli héroïque d'elle-même. Elle servait continuellement les autres et se comptait toujours comme n'étant rien. Ne pouvant conserver assez de recueillement au milieu du dortoir commun, elle obtint une petite place dans un grenier presque à l'injure de l'air ; elle s'y rendait à quatre heures du matin et y semblait absorbée dans ses méditations, toujours à genoux avec un peu d'eau auprès d'elle pour se désaltérer dans la chaleur que la saison et le lieu faisaient éprouver. (...)

Le moyen de l'arracher à sa contemplation était de lui demander un service : elle quittait tout à l'instant. Une malade avait besoin de prendre des bains, et l'amie des affligés tirait et portait elle-même de l'eau : dévouement au-dessus de ses forces, et qui sans doute abrégea ses jours. (...)

Rarement elle se trouvait aux repas des détenues, se contentant des restes qui demeuraient sur les tables. Aux représentations de l'amitié, elle répondait : " Ces restes ne seront pas donnés aux pauvres, et je tiens leur place en ce moment. "

Le grenier où l'humble captive passait ses plus longs et plus doux moments renfermait une statue de la très sainte Vierge que par mégarde ou par mépris, on laissait jetée dans un coin ; quelle fut la joie de Julie quand elle l'y découvrit ! Elle fit tant par ses instances, par ses sacrifices auprès des geôliers de la maison, qu'elle obtint la faveur d'y avoir un petit oratoire. Elle l'orna avec tous les soins et l'appareil que son zèle et son coeur lui permirent ; elle y conduisit successivement ses compagnes pour y faire en commun de pieux exercices. (...)

Un soir le bruit se répandit que les détenues seraient incessamment massacrées. Cette nouvelle causa une alarme générale : une des dames renfermées aperçoit au haut de la maison la faible lueur d'une lampe, et communique sa surprise et sa terreur à sa voisine : " Ne vous effrayez point, répondit celle-ci ; ne savez-vous pas que madame de Farcy passe la plus grande partie de la nuit en prières ? "

Après une longue captivité, madame de Farcy rentra dans sa famille ; mais sa délicate constitution s'affaiblissait rapidement et préparait de longs et cuisants regrets à des amies dignes de l'avoir connue pour l'apprécier et pour la bénir. Peu de mois avant de mourir, elle venait de contracter avec une jeune personne de son pays une liaison qui fut précieuse à l'une et bien douce à l'autre. C'est d'un petit manuscrit intitulé : Mes Souvenirs de madame de Farcy , et que nous avons entre les mains, que nous recueillons de nouveau la manière ingénieuse et triomphante dont celle de qui nous écrivons la vie faisait des conquêtes à la vertu. (...)

" L'amie dont je m'étais créé la chimère, je ne l'ai trouvée qu'une fois. Dieu me la fit rencontrer au moment où j'en avais le plus besoin sans doute ; mais il ne me la donna que pour ce moment : c'était une soeur de l'auteur du Génie du christianisme . A cette époque son frère ne s'était pas encore fait un nom dans la littérature. Cette femme au-dessus de tout ce que j'ai connu, de la plus agréable mondaine, était devenue la plus austère pénitente ; et, plus aimable que jamais, elle faisait à Dieu autant de conquêtes que de jeunes personnes avaient le bonheur de l'approcher. Je ne l'ai connue que six mois : l'ardeur de sa pénitence avait déjà consumé ses forces ; elle finit de la mort des saints, me laissant d'éternels regrets. (...)

" Elle m'eût fait aller au bout du monde, avec elle il était impossible de tomber ni de rester dans la tiédeur. " (...)

La nouvelle amie de Julie la met en scène avec elle, et retrace fidèlement leur conversation : " Il faut, disait madame de Farcy, que nous soyons toutes à Dieu. Ce jour qui m'éclaire, cette terre qui fournit à tous mes besoins, ces plaisirs, qui me délassent, ces parents, ces amis que j'aime, leur tendresse, le plus doux des biens, tout cela me vient de lui ; mes yeux ne peuvent reposer que sur ses bienfaits.

" Si le moment de vous présenter au tribunal arrive avant que vous sentiez que la grâce vous est accordée, allez, sans hésiter et avec confiance, aux pieds de Dieu, qui ne vous demande que la droiture et la bonne volonté ; c'est lui qui fera le reste.

" Jamais, nous dit la nouvelle amie de Julie, je n'eus de si doux moments que ceux où je me sentis pressée dans les bras de cette incomparable amie : il semblait qu'elle en voulût faire une chaîne pour m'attacher à Dieu. "

Madame de Farcy parlait de Dieu d'une manière simple, naturelle et pourtant élevée et son ton de voix et sa physionomie prenaient alors un caractère attendrissant et même sublime.

" Lorsque j'eus le bonheur de la connaître, nous raconte une de ses autres amies, j'avais la tête farcie de chimères romanesques dont je m'étais alimentée toute ma vie. (...)

" Je me souviens qu'à l'occasion de sentiments exaltés après lesquels je courais beaucoup, elle me dit : " Vous n'aimerez jamais comme vous voudriez aimer, à moins que vous ne vous tourniez vers Dieu. (...)

" A l'égard de créatures vous (...) ne serez jamais contente ni d'elles, ni de vos sentiments. Vous serez tendre aujourd'hui, froide demain ; vous ne les aimerez pas deux jours de la même manière ; vous ne saurez souvent s'il est bien vrai que vous les aimiez, à moins que vous ne commenciez à les aimer pour Dieu. "

Madame de Farcy n'approuvait pas ces épanchements intimes où l'on ne peut soulager son coeur qu'aux dépens de ceux qui en causent les peines. " On ne cherche qu'à soulager ses maux, disait-elle, et l'on ne parvient souvent qu'à les aigrir. En les faisant partager, on se les exagère à soi-même ; on détaille ses griefs, on s'appesantit sur chacun ; la compassion qu'on inspire d'un côté double le sentiment d'injustice qu'on éprouve de l'autre ; plus on se fait plaindre, plus on s'attendrit sur soi, et plus on se sent blessé de ce que l'on souffre. Ce résultat prouve que de telles consolations ne sont point dans l'ordre de Dieu. "

La détention si pénible et si longue de madame de Farcy dans la maison du Bon-Pasteur de Rennes avait comme éteint ce qui lui restait de forces. Elle était en proie aux douleurs les plus aiguës mais elle les supportait sans se permettre la moindre plainte, et l'on ne s'en apercevait qu'à l'altération empreinte sur son visage. Pendant sa dernière maladie elle conserva la même patience, acheva de mettre ordre à ses affaires et recommanda sa fille, alors dans sa quinzième année, à la famille de son mari. (...)

Lorsque sa fille lui demandait en pleurant quand elle la reverrait, elle lui promettait que leur séparation ne serait pas très longue et qu'elles se réuniraient pour ne plus se quitter. Elle lui recommanda de prier Dieu chaque jour dans un moment qu'elle fixa lui promettant de prier à la même heure et ainsi de concert avec l'objet de sa tendresse. Elle voulut entourer et comme garantir les beaux ans de sa fille par les avis les plus tendres et les plus salutaires. Elle les lui remit par écrit, et nous les consignerons ici comme un précieux monument de cet amour qu'une bonne mère, une mère chrétienne, doit aux enfants que le ciel lui donna. (...)

" Je voudrais, ma chère petite, que tu conservasses la bonne habitude d'être matinale. Lève-toi, pendant la belle saison, à six heures du matin. Que ta première pensée soit pour Dieu, ta première action la prière ; fais-la à genoux, et souviens-toi que cette attitude respectueuse, en rappelant notre attention, nous dispose à rendre à Dieu le seul hommage dont il soit jaloux, celui de nos coeurs.

" N'oublie pas de faire mention de ton père et de moi, ma bien-aimée. A peine avons-nous un seul jour à passer sur la terre, que serait-ce si nous étions condamnés à nous séparer après ce court espace, à ne plus nous aimer ? C'est au ciel que j'aspire à te voir à mes côtés durant l'éternité tout entière ; c'est à mon Dieu que je veux te présenter comme ma joie et ma couronne. " (...)

Dès que madame de Farcy se vit alitée ; elle se fit dire, tous les jours, à trois heures après midi, les litanies pour la bonne mort ; à six, on lui récitait les prières des agonisants. Une de ses amies qui avait une maison de campagne à une demi-lieue de Rennes, la pressa de venir chez elle ; elle s'y fit transporter. (...)

Morte à tous les objets créés, elle ne voulait plus que Dieu et que Dieu seul ; elle avouait ingénument avoir porté trop loin l'amour de la pénitence, et cependant elle le conservait toujours, se réjouissant de l'accroissement de ses souffrances, souriant avec grâce après les nuits les plus pénibles et disant : " Cela est passé, il n'y faut plus penser. " Jamais on ne surprit sur ses lèvres l'aveu qu'elle eût souffert. Ses méditations si fréquentes sur la passion de Notre-Seigneur lui avaient appris combien on est heureux de se trouver un moment sur la croix.

Comment retracer fidèlement et sa douceur et sa reconnaissance pour les plus légers services, soit de la part de ses gardes, soit de la part de tous ceux qui l'approchaient ? L'amie qui l'avait recueillie dans son ermitage recevait à chaque instant un nouveau témoignage de sa gratitude. Elle lui répétait souvent : " Mais que vous êtes bonne et charitable de m'avoir reçue ! " Son immense charité ne se démentit jamais ; ses derniers voeux, ses derniers soupirs ont été pour les pauvres. Tous la pleurèrent et publiaient hautement les actes de son inépuisable charité.

Dans un moment où son état semblait empirer, elle dit, et comme hors d'elle-même, à une de ses meilleures amies : " Ah ! ma bonne amie, je verrai mon Dieu ! " Cependant l'extrême délicatesse de sa conscience lui faisait craindre que son désir de mourir quoique inspiré par un si beau motif, ne fût pas assez pur. Il lui échappa de dire : " Non, je ne veux plus désirer la mort, mais uniquement le bon plaisir de Dieu. " Au flambeau de son humilité, Julie s'estimait la plus coupable des femmes ; elle disait à une intime amie : " Serait-il possible que, criminelle comme je le suis, je visse cependant mon Seigneur et mon Dieu ? Ah ! je me remets entièrement à lui, et j'adore ses décrets ; je me soumets à tout ce qu'il ordonnera de moi ; s'il me veut même en enfer, j'y consens. " A cet instant elle plaça son crucifix sur ses lèvres, mais avec une telle expression de résignation, de force et d'amour, que les témoins de cet acte sublime ne purent s'empêcher de verser des larmes que souvent depuis ils ont renouvelées au souvenir de leur amie mourante. (...)

En conservant jusqu'à la fin l'innocente gaîté qui l'animait, en continuant de manifester une charité pleine d'égards et de politesse, elle parlait de sa mort comme elle eût parlé d'un voyage de pur agrément, elle lui donnait le nom de son départ. Elle se plaisait à raconter sans cesse les détails de la jouissance délicieuse qu'elle allait goûter dans le sein de Dieu. Combien souvent elle demandait : " Mais mon exil doit-il être encore bien long ? Ai-je encore bien des jours à vivre ? " (...)

La dernière fois que ses soeurs la visitèrent, elles ne purent s'énoncer que par leurs larmes ; Julie soutint cette entrevue avec force et courage. (...)

Dans l'appartement où elle passait le jour se trouvait un tableau de Notre-Seigneur au jardin des Olives ; elle avait toujours soin que l'on tournât son fauteuil de manière à le voir. Sur la cheminée de son appartement était placé un tableau de la mère de Dieu ; elle ne le contemplait qu'en tressaillant d'allégresse. (...)

Il est pour le juste mourant certains moments d'abattement, tels que ceux où nous avons déjà vu la pieuse Julie, et que l'idée de la mort, prête à saisir sa victime, va renouveler en elle, pour lui donner quelques traits de ressemblance avec son Sauveur agonisant. Une religieuse, en qui madame de Farcy avait la plus grande confiance, est chargée de lui annoncer qu'elle va bientôt quitter la terre : elle remplit par écrit cette mission douloureuse, et le lendemain matin vient demander à la mourante quelle impression sa lettre a faite sur elle. Hélas ! les saints se connaissent si peu, qu'après avoir tant désiré sa fin, l'humble servante du Seigneur, s'exagérant ses fautes, n'a plus en perspective qu'un jugement rigoureux ; elle ne dissimula point une sorte de consternation : " Je ne vous dirai pas, répond la mourante d'une voix paisible, mais altérée par la crainte, que votre nouvelle ne m'ait point fait de peine ; je ne suis pas du nombre de celles qui ont sujet de se réjouir en apprenant un tel événement. " (...)

Un jour qu'elle se trouvait avec d'intimes amies qui parlaient de morts causées par sensations vives : " Il me paraît difficile, leur dit-elle, de mourir de joie, mais je conçois qu'on puisse mourir de contrition. " (...)

Ainsi que son admirable modèle, l'humble servante de Jésus-Christ avait passé en faisant le bien ; elle touchait à sa dernière heure.

Le 26 juillet 1799, elle fut levée et fit ses prières à l'ordinaire ; dans l'après-dîner on la coucha. Placé près de la mourante, l'abbé Leforestier lui demanda s'il ne convenait point d'envoyer chercher sa fille ? " Non, monsieur, répondit-elle, à moins que vous ne l'exigiez ; le sacrifice est fait. "

On lui demanda quelque temps après si elle reconnaissait ceux qui l'approchaient ; elle dit les reconnaître. A neuf heures elle demanda plusieurs fois combien de temps elle avait encore à vivre : " Peut-être trois heures, " lui répondit-on. - " Ah ! s'écria-t-elle, trois heures encore sans voir Dieu ! " A dix heures elle reçut l'extrême-onction. Elle redoutait son agonie par sa grande crainte d'offenser dans une impatience : elle avait conjuré le Seigneur de lui accorder la grâce de perdre connaissance. Elle la perdit à dix heures et un quart, et à onze heures elle expira.

Mademoiselle de Chateaubriand n'était pas fille unique : hélas ! la postérité, en s'attachant à ce nom célèbre, dira les victimes qu'il rappelle, victimes d'un dévouement sans bornes à l'autel et au trône. Un de ses frères, avec tant d'autres braves, avait quitté le sol de la patrie quand sa soeur y périt ; elle avait vu la tombe s'ouvrir devant elle, et ce fut de ses bords qu'elle fit tenir à ce frère, si chéri et si digne de l'être, le dernier gage de sa tendresse. Ecoutons-le nous raconter l'effet que cet envoi touchant fit sur son coeur (préface de la première édition du Génie du Christianisme ) :

" Mes sentiments religieux n'ont pas toujours été ce qu'ils sont aujourd'hui. Tout en avouant la nécessité d'une religion et en admirant le christianisme, j'en ai cependant méconnu plusieurs rapports. Frappé des abus de quelques institutions et des vices de quelques hommes, je suis tombé jadis dans les déclamations et les sophismes. Je pourrais en rejeter la faute sur ma jeunesse, sur le délire des temps, sur les sociétés que je fréquentais mais j'aime mieux me condamner ; je ne sais point excuser ce qui n'est point excusable. Je dirai seulement les moyens dont la Providence s'est servie pour me rappeler à mes devoirs. Ma mère, après avoir été à soixante-douze ans dans les cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat où ses malheurs l'avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea en mourant une de mes soeurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j'avais été élevé. Ma soeur me manda le dernier voeu de ma mère. Quand sa lettre me parvint au delà des mers, ma soeur elle-même n'existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'interprète à la mort, m'ont frappé : je suis devenu chrétien. Je n'ai point cédé, j'en conviens, à de grandes lumières surnaturelles, ma conviction est sortie du coeur : j'ai pleuré et j'ai cru. "

O chrétiens de tous les âges et de tous les rangs que n'avez-vous point à admirer, que n'avez-vous pas à imiter dans la vie de Julie de Chateaubriand !

 

Textes retranchés

 

Préface testamentaire

Sicut nubes... quasi naves... velut umbra . (Job.)

Paris, 1er décembre 1833.

Comme il m'est impossible de prévoir le moment de ma fin ; comme à mon âge les jours accordés à l'homme ne sont que des jours de grâce, ou plutôt de rigueur, je vais, dans la crainte d'être surpris, m'expliquer sur un travail destiné à tromper pour moi l'ennui de ces heures dernières et délaissées, que personne ne veut, et dont on ne sait que faire.

Les Mémoires à la tête desquels on lira cette préface embrassent ou embrasseront le cours entier de ma vie ; ils ont été commencés dès l'année 1811, et continués jusqu'à ce jour. Je raconte dans ce qui est achevé, et raconterai dans ce qui n'est encore qu'ébauché, mon enfance, mon éducation, ma jeunesse, mon entrée au service, mon arrivée à Paris, ma présentation à Louis XVI, les premières scènes de la révolution, mes voyages en Amérique, mon retour en Europe, mon émigration en Allemagne et en Angleterre, ma rentrée en France sous le consulat, mes occupations et mes ouvrages sous l'empire, ma course à Jérusalem, mes occupations et mes ouvrages sous la restauration, enfin l'histoire complète de cette restauration et de sa chute.

J'ai rencontré presque tous les hommes qui ont joué de mon temps un rôle grand ou petit à l'étranger et dans ma patrie, depuis Washington jusqu'à Napoléon, depuis Louis XVIII jusqu'à Alexandre, depuis Pie VII jusqu'à Grégoire XVI, depuis Fox, Burke, Pitt, Sheridan, Londonderry, Capo-d'Istrias, jusqu'à Malesherbes, Mirabeau, etc. ; depuis Nelson, Bolivar, Méhémet, pacha d'Egypte jusqu'à Suffren, Bougainville, Lapeyrouse, Moreau, etc. J'ai fait partie d'un triumvirat qui n'avait point eu d'exemple : trois poètes opposés d'intérêts et de nations se sont trouvés, presque à la fois, ministres des affaires étrangères, moi en France, M. Canning en Angleterre, M. Martinez de la Rosa en Espagne. J'ai traversé successivement les années vides de ma jeunesse, les années si remplies de l'ère républicaine, des fastes de Bonaparte et du règne de la légitimité.

J'ai exploré les mers de l'ancien et du Nouveau-Monde, et foulé le sol des quatre parties de la terre. Après avoir campé sous la hutte de l'Iroquois et sous la tente de l'Arabe, dans les wigwuams des Hurons, dans les débris d'Athènes, de Jérusalem, de Memphis, de Carthage de Grenade, chez le Grec, le Turc et le Maure, parmi les forêts et les ruines ; après avoir revêtu la casaque de peau d'ours du sauvage et le cafetan de soie du Mameluck, après avoir subi la pauvreté, la faim, la soif et l'exil, je me suis assis, ministre et ambassadeur brodé d'or, bariolé d'insignes et de rubans, à la table des rois, aux fêtes des princes et des princesses, pour retomber dans l'indigence et essayer de la prison.

J'ai été en relation avec une foule de personnages célèbres dans les armes, l'Eglise, la politique, la magistrature, les sciences et les arts. Je possède des matériaux immenses, plus de quatre mille lettres particulières, les correspondances diplomatiques de mes différentes ambassades, celles de mon passage au ministère des affaires étrangères, entre lesquelles se trouvent des pièces à moi particulières, uniques et inconnues. J'ai porté le mousquet du soldat, le bâton du voyageur, le bourdon du pèlerin : navigateur, mes destinées ont eu l'inconstance de ma voile ; alcyon, j'ai fait mon nid sur les flots.

Je me suis mêlé de paix et de guerre ; j'ai signé des traités, des protocoles et publié chemin faisant de nombreux ouvrages. J'ai été initié à des secrets de partis, de cour et d'état : j'ai vu de près les plus rares malheurs, les plus hautes fortunes, les plus grandes renommées. J'ai assisté à des sièges, à des congrès, à des conclaves, à la réédification et à la démolition des trônes. J'ai fait de l'histoire, et je pouvais l'écrire. Et ma vie solitaire, rêveuse, poétique, marchait au travers de ce monde de réalités, de catastrophes, de tumulte, de bruit, avec les fils de mes songes, Chactas, René, Eudore, Aben-Hamet ; avec les filles de mes chimères, Atala, Amélie, Blanca, Velléda, Cymodocée. En dedans et à côté de mon siècle, j'exerçais peut-être sur lui, sans le vouloir et sans le chercher, une triple influence religieuse, politique et littéraire.

Je n'ai plus autour de moi que quatre ou cinq contemporains d'une longue renommée. Alfieri, Canova et Monti ont disparu ; de ses jours brillants, l'Italie ne conserve que Pindemonte et Manzoni, Pellico a usé ses belles années dans les cachots du Spielberg ; les talents de la patrie de Dante sont condamnés au silence ou forcés de languir en terre étrangère : lord Byron et M. Canning sont morts jeunes ; Walter Scott nous a laissés ; Goethe nous a quittés rempli de gloire et d'années. La France n'a presque plus rien de son passé si riche ; elle commence une autre ère : je reste pour enterrer mon siècle, comme le vieux prêtre qui, dans le sac de Béziers, devait sonner la cloche avant de tomber lui-même, lorsque le dernier citoyen aurait expiré.

Quand la mort baissera la toile entre moi et le monde, on trouvera que mon drame se divise en trois actes.

Depuis ma première jeunesse jusqu'en 1800, j'ai été soldat et voyageur. depuis 1800 jusqu'en 1814, sous le consulat et l'empire ma vie a été littéraire ; depuis la restauration jusqu'aujourd'hui, ma vie a été politique.

Dans mes trois carrières successives, je me suis toujours proposé une grande tâche : voyageur, j'ai aspiré à la découverte du monde polaire ; littérateur, j'ai essayé de rétablir la religion sur ses ruines ; homme d'état, je me suis efforcé de donner aux peuples le vrai système monarchique représentatif avec ses diverses libertés : j'ai du moins aidé à conquérir celle qui les vaut, les remplace, et tient lieu de toute constitution, la liberté de la presse. Si j'ai souvent échoué dans mes entreprises, il y a eu chez moi faillance de destinée. Les étrangers qui ont succédé dans leurs desseins furent servis par la fortune ; ils avaient derrière eux des amis puissants et une patrie tranquille : je n'ai pas eu ce bonheur.

Des auteurs modernes français de ma date, je suis quasi le seul dont la vie ressemble à ses ouvrages : voyageur, soldat, poète, publiciste, c'est dans les bois que j'ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j'ai peint la mer, dans les camps que j'ai parlé des armes, dans l'exil que j'ai appris l'exil, dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées, que j'ai étudié les princes, la politique, les lois et l'histoire. Les orateurs de la Grèce et de Rome furent mêlés à la chose publique et en partagèrent le sort. Dans l'Italie et l'Espagne de la fin du Moyen-âge et de la Renaissance, les premiers génies des lettres et des arts participèrent au mouvement social. Quelles orageuses et belles vies que celles de Dante, de Tasse, de Camoëns, d'Ercilla, de Cervantes !

En France nos anciens poètes et nos anciens historiens chantaient et écrivaient au milieu des pèlerinages et des combats : Thibault, comte de Champagne, Villehardouin, Joinville, empruntent les félicités de leur style des aventures de leur carrière ; Froissard va chercher l'histoire sur les grands chemins, et l'apprend des chevaliers et des abbés, qu'il rencontre, avec lesquels il chevauche. Mais à compter du règne de François Ier, nos écrivains ont été des hommes isolés dont les talents pouvaient être l'expression de l'esprit, non des faits de leur époque. Si j'étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes mémoires, les principes, les idées, les événements, les catastrophes, l'épopée de mon temps, d'autant plus que j'ai vu finir et commencer un monde, et que les caractères opposés de cette fin et de ce commencement se trouvent mêlés dans mes opinions. Je me suis rencontré entre les deux siècles comme au confluent de deux fleuves ; j'ai plongé dans leurs eaux troublées, m'éloignant à regret du vieux rivage où j'étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles.

Les Mémoires , divisés en livres et en parties, sont écrits à différentes dates et en différents lieux : ces sections amènent naturellement des espèces de prologues qui rappellent les accidents survenus depuis les dernières dates et peignent les lieux où je reprends le fil de ma narration. Les événements variés et les formes changeantes de ma vie entrent ainsi les uns dans les autres : il arrive que, dans les instants de mes prospérités, j'ai à parler du temps de mes misères, et que, dans mes jours de tribulations, je retrace mes jours de bonheur. Les divers sentiments de mes âges divers, ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d'expérience attristant mes années légères ; les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu'à son couchant, se croisant et se confondant comme les reflets épars de mon existence, donnent une sorte d'unité indéfinissable à mon travail : mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau ; mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et l'on ne sait si ces Mémoires sont l'ouvrage d'une tête brune ou chenue.

Je ne dis point ceci pour me louer, car je ne sais si cela est bon, je dis ce qui est, ce qui est arrivé, sans que j'y songeasse, par l'inconstance même des tempêtes déchaînées contre ma barque, et qui souvent ne m'ont laissé pour écrire tel ou tel fragment de ma vie que l'écueil de mon naufrage.

J'ai mis à composer ces Mémoires une prédilection toute paternelle ; je désirerais pouvoir ressusciter à l'heure des fantômes pour en corriger la épreuves : les morts vont vite .

Les notes qui accompagnent le texte sont de trois sortes : les premières, rejetées à la fin des volumes, comprennent les éclaircissements et pièces justificatives ; les secondes, au bas des pages, sont de l'époque même du texte ; les troisièmes, pareillement au bas des pages, ont été ajoutées depuis la composition de ce texte, et portent la date du temps et du lieu où elles ont été écrites. Un an ou deux de solitude dans un coin de la terre suffiraient à l'achèvement de mes Mémoires ; mais je n'ai eu de repos que durant les neuf mois où j'ai dormi la vie dans le sein de ma mère : il est probable que je ne retrouverai ce repos avant-naître, que dans les entrailles de notre mère commune après-mourir.

Plusieurs de mes amis m'ont pressé de publier à présent une partie de mon histoire ; je n'ai pu me rendre à leur voeu. D'abord je serais, malgré moi, moins franc et moins véridique ; ensuite j'ai toujours supposé que j'écrivais assis dans mon cercueil. L'ouvrage a pris de là un certain caractère religieux que je ne lui pourrais ôter sans préjudice ; il m'en coûterait d'étouffer cette voix lointaine qui sort de la tombe, et que l'on entend dans tout le cours du récit. On ne trouvera pas étrange que je garde quelques faiblesses, que je sois préoccupé de la fortune du pauvre orphelin, destiné à rester après moi sur la terre. Si j'ai assez souffert dans ce monde pour être dans l'autre une ombre heureuse, un peu de lumière des Champs-Elysées, venant éclairer mon dernier tableau, servirait à rendre moins saillants les défauts du peintre : la vie me sied mal ; la mort m'ira peut-être mieux.

 

[Saint-Malo]

Après la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier, la Trérnoille mit le siège devant Saint-Malo qui tenait pour le parti du duc d'Orléans : il dressa ses batteries sur la grève de Saint-Servan. La mer envahit cette grève deux fois le jour : les assiégeants couvraient leurs canons de peaux et de cuirs graissés, quand le flot s'était retiré, le feu des batteries inondées recommençait, sans que l'eau eût mouillé la poudre et avarié les pièces.

En vertu du traité de Sablé, Saint-Malo resta engagé à la Couronne, il fut réuni à la France avec le reste de la Bretagne par les mariages successifs de Charles VIII et de Louis XII avec la duchesse Anne. La Duchesse-Reine ayant eu à se plaindre de l'esprit d'indépendance des Malouins, augmenta les fortifications du château d'un bastion et de deux tours. Sur les plus grosses elle fit écrire ces mots : quiconque en grogne, c'est mon plaisir ; de là la tour fut appelée en français bretonnant, Quiquengrogne ; l'autre tour est connue sous le nom de la Générale . [Ce même fait est raconté pour un autre lieu.]

Pendant les guerres de la Ligue, Saint-Malo reprit sa liberté après la visite que lui fit Charles IX, le 24 de mai 1570. Elle ne se déclara ni pour Henri III, ni pour Henri IV, ni pour le duc de Mercoeur. En 1590 le comte de Fontaine occupant le château au nom du Roi, les habitants de la ville conspirent ; ils gagnent deux soldats du comte qui laissent tomber pendant la nuit du haut de la Générale une corde attachée aux aisselles d'une couleuvrine. A l'aide de cette corde, cinquante jeunes gens armés s'introduisent dans le château, tuent le gouverneur, qui parut à une fenêtre avec une lanterne et font la garnison prisonnière. Les Malouins jusqu'à la dernière victoire de Henri IV restèrent leurs propres maîtres et se conduisirent, disent les chroniques du temps, en bons républicains [On montre encore la maison où se réunirent les hardis conjurés qui escaladèrent le château.] .

 

[Le Revenant]

Depuis le temps de Charles de Blois, le saint, et de Jeanne de Montfort, la boiteuse, tradition d'une aventure était conservée en Bretagne de grand'mères en grand'mères. Mme de Chateaubriand la racontait de manière à faire dresser les cheveux sur le front. Elle y mêlait des Requiem , des Dies irae , des De profundis incroyables.

L'an de grâce, mil trois cent cinquante, le samedi devant Laetare Jerusalem, fut fait en Bretagne au Chêne de Mivoie la bataille de trente Anglais contre trente Bretons,

De sueur et de sang la terre rosoya.

A ce bon samedi Beaumanoir se jeuna ;

Grant soif eust le Baron, a boire demanda ;

Messire Geoffroy de Boves tantost respondu a :

" Bois ton sang, Beaumanoir, la soif te passera ".

Or le sire de Beaumanoir et Johan de Tinténiac avaient guerroyé les Anglais dans les cinquante-deux fiefs de la terre de Combourg. On montre partout les témoins de leurs prouesses, entre autres une roche appelée la Roche sanglante à l'orée de la lande de Meillac. Un jour ayant quitté son frère d'armes Tinténiac s'enforesta. Il arriva avec son Ecuyer par la chaussée d'un étang, aux murs ébréchés d'une ancienne abbaye. Il heurte de sa lance une porte crépite de lierre où se voyaient encore quelques plumes d'un oiseau de proie cloué là. La porte cède au choc, et le Banneret chevauche dans une cour qu'environnaient des granges dont les lucarnes étaient bouchées avec des platras décollés.

Johan saute en bas de son palefroi et le tenant par la bride va droit à une autre porte. Les battants de celle-ci étaient renforcés d'un semis de chevilles de fer : le long des linteaux descendait une chaîne qui s'emboutait à un pied de biche. Tinténiac tira cette chaîne ; elle secoua une sonnette sourde et fêlée. Quelqu'un s'avance à pas traînants dans l'intérieur. Un cliquetis de clefs se fait entendre ; deux verrous tournent, la porte entrebaille avec effort. Un ermite blanchi d'âge et qui semblait tomber en poussière, se présente : " Beaux fils, soyez les bienvenus, cette vesprée de la Toussaint. Mais jeûner il vous faudra ; nul qui vit ne mange céans ; quant au logis, point n'en chômerez si vous savez dormir aux étoiles. Les Anglais ne laissèrent ici que les murs. Les Pères ont été massacrés ; je suis resté seul pour garder les morts : c'est demain leur jour. "

La voix, les mouvements, la pâleur, les regards du moine avaient du surnaturel, comme je ne sais quoi qui a été : ses lèvres ne remuaient point lorsqu'il parlait, et son haleine glacée sentait la terre. Tinténiac et le Damoisel entrèrent dans le cloître. Le jeune écuyer attache les chevaux à un pilier, et met devant eux l'herbe rêche qu'il fauche avec son épée parmi les pierres sépulcrales. Le Religieux psalmodiant un Miserere , conduit sire Johan au dortoir de l'Infirmerie ; salle déserte hantée du vent, où le concierge des Trépassés s'était ménagé un abri dans le coin d'un foyer immense.

Le moine allume une aiguillette de résine qu'il insère dans un bois fendu, fiché à la paroi de la cheminée. L'Ecuyer déterre un tison assoupi sous les cendres, le couvre d'un fagot de ramées vertes et mouillées qui suaient leur sève avec bruit et dont la flamme mourait et renaissait dans une grosse fumée.

La tempête et la nuit étaient descendues ; la pluie battait les débris du monastère. On entendait les vagissements lointains des Décédés. L'écuyer s'endormit assis sur une escabelle près du feu qui brûlait petitement, le Chevalier disait son chapelet en comptant les dizaines avec son doigt sur les entaillures du pommeau de son épée. Le frère placé en face de lui, alterna d'abord les Ave Maria puis il se tut. Johan lève les yeux ; il aperçoit au lieu du solitaire, un fantôme qui le regardait. Une tête de mort hochait dans l'enfoncement d'un froc et deux bras décharnés sortaient des larges manches d'une robe monacale. Le squelette fait signe à Tinténiac de le suivre ; l'intrépide champion se lève et le suit.

Ils franchissent sur des solives disjointes, tremblantes et demi-brûlées, des bâtiments charbonnés par les flammes qui en dévorèrent les toitures, les planchers et les lambris. Ces décombres s'allaient appuyer contre une Eglise dont la masse gothique se dessinait en noir sur une brume blafarde. Le Chevalier et son guide pénètrent dans la basilique par la crevasse d'un mur lézardé ; ils traversent un labyrinthe de colonnes qui tour à tour sortaient de l'ombre à la lueur phosphorique que le spectre passant émanait. Quelque chose gémissait sous les voûtes et tirait de temps en temps des glas de la cloche : les vitraux coloriés qui pendaient à leur plomb rompu laissaient entrer pêle-mêle les feuilles séchées de la forêt.

Le fantôme s'arrête devant un cercueil, à l'ouverture d'un reliquaire qui conduisait au caveau funèbre creusé sous le Beffroi : il montre à Johan l'escalier ; Johan pose le pied sur la marche supérieure étend la main dans l'obscurité, tâte les murs froids, moites et rampants qui lui servent à tournoyer les degrés ; le spectre descend après, et lui interdit le retour.

Le reste de l'histoire est perdu. Mme de Chateaubriand était femme à suppléer le texte et à remplir très bien la lacune ; mais elle avait trop de conscience pour altérer la vérité et pour interpoler un document authentique : les oeuvres des nourrices bretonnes, comme les Annales de Tacite, ont leur fatal caetera desunt .

 

Pantomime de Mila

Je fis prier la petite Indienne de danser ; elle exécuta toute une pantomime ; elle figura des scènes de guerre, de famille, de chasse. Sa parure sauvage allait bien à son espèce de hardiesse et à son air fin et naïf. Je n'aurais jamais cru qu'une perle de verre pendant au nez et descendant sur la lèvre supérieure pût être un ornement agréable ; [et cependant elle l'était :] dans les attitudes variées de la jeune fille, cette perle d'un bleu transparent jouait de cent manières sur ses dents blanches et ses lèvres roses.

Pour peindre un prisonnier dans les tortures, la petite fille mettait ses bras en croix comme dans le cadre de feu , et chantait la terrible chanson de mort avec un gazouillement qui ressemblait à celui d'un oiseau, puis elle se laissait tomber, se couchait sur le dos, serrait ses jambes fines l'une contre l'autre, rapprochait ses deux bras étendus dans toute leur longueur, entr'ouvrait un peu la bouche et fermait avec lenteur ses yeux brillants, représentant la mort sous les formes les plus charmantes de la vie.

Cette mort n'était pas longue :

L'actrice ressuscitait tout à coup, se mettait sur son séant, écartait avec ses deux mains ses cheveux épars, se redressait sur ses pieds comme un roseau lassé du vent, et commençait une nouvelle scène.

Traverser une rivière : ses bras décrivaient dans l'air les mouvements d'un nageur ; on eût cru plutôt qu'elle allait s'envoler.

Franchir une cataracte : elle imitait avec sa bouche mille bruits confus, tandis qu'elle roulait ses bras rapidement pour peindre une eau qui tombe.

Gravir une montagne : elle traînait ses pas, haletait, pantelait, soufflait ; à ses joues bouffies, à ses regards pétillants de vie, elle avait l'air d'un de ces anges qui soutiennent des nuages ou des coins de draperies dans les tableaux.

Mère surprise par des ennemis : elle défendait son enfant, que figurait un bouquet de bignonia ; elle l'enveloppait dans son manteau ; d'une main elle le pressait sur son sein, de l'autre elle repoussait le ravisseur, le corps penché en avant, la tête dégagée et parlante, avec toute l'innocente gaucherie d'une vierge qui joue à la mère.

La satisfaction de l'assemblée s'exprimait par des cris. J'applaudissais en frappant ma cuisse comme Jupiter, mon bras cassé m'empêchait de battre des mains ; l'espiègle était charmée. Ses gestes se taisaient alors ; elle restait muette, puis recommençait une danse ou légère ou voluptueuse, m'adressant entre chaque tableau un mot pour me demander si j'étais content. Je faisais un signe, lequel voulait dire que je ne la comprenais pas : elle s'impatientait [tapait du pied, les larmes lui venaient aux yeux] ; elle dansait encore et renouvelait son interrogatoire. L'interprète lui redit que je ne l'entendais pas. Elle s'approcha de moi, me passa un bras au cou et se mit à crier à tue-tête. Je riais, elle rougit, prit ma main, la caressa [doucement de ses lèvres] et finit par la mordre. Je retirai ma main : l'enfant sauvage rit à son tour de tout son coeur. Cette maligne et gracieuse affolée m'a donné l'idée du personnage de Mila que l'on verra dans les Natchez ; si jamais je publie les stromates ou bigarrures de ma jeunesse, pour parler comme saint Clément d'Alexandrie, on y verra Mila.

 

Digression philosophique

De l'âme et de la matière .

J'avais beaucoup étudié les livres de philosophie et de métaphysique : tout ce qu'on peut dire pour ou contre l'existence de l'âme et l'existence de Dieu m'était connu ; tous les écrits et commentaires contre la partie historique, dogmatique et liturgique du Christianisme, avaient été l'objet de mes investigations. Je n'ignorais aucune des objections des esprits forts, depuis ceux qui niant le Christ, regardaient les Evangiles comme un beau mythe de l'école d'Alexandrie du second siècle, jusqu'à ceux qui ne voyaient dans le Christianisme que le développement naturel de la civilisation, la marche obligée, le progrès invincible de la société générale.

Si mon imagination était naturellement religieuse mon esprit était sceptique ; examinateur impartial des motifs de la foi et des motifs de l'infidélité. J'avais pitié des Croyants, mais j'avais un profond dédain pour les incrédules, trouvant les raisons de croire supérieures aux raisons de ne pas croire : ma philosophie n'était pas plus sotte et plus suffisante que cela.

Le consentement universel des hommes touchant l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, n'avait cessé de m'embarrasser à l'époque même de l'indépendance de mes opinions religieuses.

Qu'il y eût chez les sectes philosophiques de l'Orient, de l'Egypte, de la Grèce, des doctrines secrètes d'athéisme et de matérialisme ; que les Chinois et les Juifs si l'on veut (malgré leur grande école d'inspiration ou de prophétie) fussent des peuples matérialistes, cela ne m'amenait à aucune conviction.

D'abord rien de moins certain que les faits dont on argumente au sujet des écoles philosophiques ; mille choses contredisent ces faits. Ensuite parmi les peuples athées et matérialistes en masse , l'individu est religieux ; il l'est vaguement sans doute, mais on lui surprend des instincts d'une autre vie, ou dans son culte des morts, ou dans les prières qu'il adresse à la matière : quand il implore la pluie ou le soleil pour son champ, il suppose une intelligence ; or c'est là ce qui constitue le consentement unanime des hommes.

Jamais la nature ne donna à l'individu un instinct qui ne lui fut pas naturel qui ne fut pas en lui un besoin, une vérité de sa propre essence. Si les hommes, pris un à un, croyent, à leur su ou insu, à une vie future, c'est qu'il y a une vie future, parce qu'il n'y a pas d'effet sans cause, parce qu'il est absurde de dire que l'homme passe ses jours à craindre ou à espérer au delà de la tombe un avenir qui n'existe pas ; bizarre animal qui aurait la connaissance de la mort, qui posséderait un sentiment dont la rapidité et l'étendue embrassent tous les siècles et tous les mondes, et qui ne serait doué de cette extension de temps et d'espace que pour s'enfermer à jamais dans un trou de six pieds de long ! Les gouvernements , les nations peuvent être athées et matérialistes ; les individus jamais.

Il me paraissait encore bien plus moquable, lors même que je n'étais plus chrétien, d'assurer avec une école moderne que le progrès de la société humaine sera d'arriver au matérialisme, à la preuve physiologique et mathématique qu'il n'y a point d'âme. Beau résultat de la science, et d'après lequel il sera facile d'établir la conscience ou la moralité des actions.

Que le résultat soit beau ou laid, bon ou mauvais, dit-on, ce n'est pas là la question : le matérialisme est un fait ; or tout fait doit être accepté qu'il blesse ou non nos moeurs, nos habitudes, nos désirs, nos études, nos systèmes, nos préjugés, nos préventions.

C'est précisément parce que le matérialisme n'est pas un fait prouvé , qu'on n'est pas obligé de l'accepter ; on peut très bien ne pas accorder la majeure du syllogisme. Quand on connaîtrait tous les recoins du cerveau où la vue de l'objet va mettre en mouvement les diverses perceptions intellectuelles, resterait toujours à expliquer la cervelle elle-même ou les différentes fonctions des organes cérébraux dans la théorie du docteur Gall.

Si vous coupez un nerf derrière l'oreille d'un dindon ; si vous attaquez certaine partie du crâne d'un quadrupède, voilà que le dindon perd la faculté de s'arrêter et qu'il court toujours ; voilà que le quadrupède est dépourvu d'une des facultés de son instinct : donc l'intelligence tient à des causes physiques. Quelles belles découvertes de cette nature ne ferait-on pas en bistourisant une vingtaine de milliers d'hommes, en fouillant dans les entrailles de quelques centaines de femmes, comme on martyrise des lapins des chats, des chiens et des chiennes !

on peut être un très bon anatomiste et un très mauvais logicien. L'argumentation ci-dessus est une pure pétition de principe : on admet comme prouvé ce qui est à prouver. Si l'homme a une âme, cette âme a nécessairement des organes matériels à son service tant qu'elle est unie à la matière ; l'altération des organes matériels trouble nécessairement les perceptions de l'âme, mais ne la détruit pas : parce que vous interrompez le cours d'un ruisseau, est-ce à dire qu'il n'y ait plus d'eau à la source ?

Si l'homme n'a pas d'âme, vos cruelles expériences ne portent alors que sur la matière, ne démontrent que les aptitudes de cette matière ; mais il faut que vous me prouviez que l'homme n'a pas d'âme ; or c'est ce dont je vous défie.

Enfin votre expérience ne vous tire pas d'affaire : vous m'apprenez bien que tel accident arrivé au cerveau, suspend telle perception ; mais vous ne m'apprenez pas quelle est cette perception, et comment il advient qu'un peu de matière molle dans un coin de votre tête, produit une idée.

Il me suffirait pour croire à l'âme de voir un cadavre : il est impossible que l'esprit plein d'intelligence et de feu, l'esprit capable d'aimer et de sentir, l'esprit indivisible, incorruptible, sublime, qui s'élevait jusqu'à Dieu, soit de la même nature que cette masse immobile, insensible, stupide, glacée, tombant en lambeaux ; pourriture infâme, aveugle, sourde et muette que son vil poids entraîne au sein de la terre. La mort ne détruit pas l'extérieur de l'animal, comme elle défigure l'effigie de l'homme : le quadrupède garde sa fourrure, l'oiseau ses plumes, le poisson ses écailles, le reptile sa peau, l'insecte ses couleurs ; au mouvement près, vous ne sauriez dire si ce lion, cet aigle, cet ichtys, ce serpent, ce papillon est vivant ou mort. L'animal appartenant à la matière, est tellement proche de son élément, qu'en cessant de respirer il ne varie qu'un mode de son être ; une pendule qui marche et une pendule arrêtée, conserve la même apparence. Mais notre argile s'altère en devenant cadavre : l'homme, la plus belle des créatures dans l'état de vie, est la plus hideuse de toutes dans l'état de mort. La bête morte est chaste et vêtue ; l'homme mort est obscène et nu. Ce cadavre convulsif n'est pas allé paisiblement au néant, comme on retourne à son origine ; il n'était pas seul ; quelque chose a contrarié sa dissolution ; il s'est fait une séparation violente dont la nature désespérée et stupéfaite, a gardé la terreur. Le corps mort vous donne non l'idée d'une machine démontée mais d'une maison vide, d'une habitation ce matin debout et occupée, ce soir en ruine et abandonnée pour jamais. L'expression sévère ou sereine qui parfois demeure un instant au visage du décédé, n'est que le reflet d'une lumière lointaine, qu'une trace du passage de l'âme. Cette beauté intellectuelle du dehors, estompée sur la laideur repoussante de la chair, est une preuve de plus de la différence et du contraste des deux principes : si la pensée appartenait au cerveau matériel, elle ne pourrait être empreinte dans ce front qui ne pense plus ; l'effet cesserait avec la cause.

De même si l'homme est d'une nature semblable aux mollusques ; si les mollusques sont le premier degré et l'homme le dernier dans l'échelle des êtres animés ; ou plutôt si l'organisation n'est qu' une ; si le polype, la sèche, l'huître, le limaçon et l'homme ne sont qu'un même animal diversement agencé et plus ou moins développé expliquez ces embryons de l'homme.

Que si l'animal se perfectionnant, passe de l'huître à l'homme, par le reptile, le poisson, l'oiseau, le quadrupède, le singe et le nègre, comment se fait-il que l'opération ne s'accomplisse pas graduellement sous nos yeux ? Comment se fait-il que l'huître reste toujours huître ? La nature s'est-elle fixée, et, dans ce système, peut-elle se fixer ? ne devrait-on pas trouver des huîtres progressives, demi-poissons, des poissons demi-oiseaux, des oiseaux demi-quadrupèdes, des quadrupèdes demi-singes, des singes demi-nègres, des nègres demi-blancs ? Puis sur l'échelle descendante l'homme retournerait à l'huître, en repassant par les degrés inférieurs jusqu'à sa coquille. On répondra que cela arriverait en effet si la matière n'était épuisée. Chaque être s'est arrêté au degré de forme auquel il était parvenu quand la nature a perdu la faculté de création progressive.

Quelle preuve m'apportez-vous de cet épuisement de la matière ? Votre assertion ! ce que vous imaginez pour bâtir votre roman ! La plaisanterie est trop forte. Je me pourrais contenter de vous dire : " démontrez et vous affirmerez ensuite ". Mais je ne vous demande qu'un seul mot d'explication : dites-moi comment tous ces individus, huîtres et hommes, qui ne sont plus progressifs, qui ont cessé d'être adultes dans l'oeuvre générale par l'impuissance de la matière, se reproduisent néanmoins chacun dans son espèce ? ils ont la faculté de se propager imparfaits, et ils sont eunuques quand il s'agit de se régénérer en l'état plus parfait où les appelaient leur organisation et les fins de la nature. Oh ! que les savants, contempteurs des poètes, sont eux-mêmes de grands poètes, et souvent des poètes bien bouffons ! " La philosophie, dit Montaigne, n'est qu'une poésie sophistiquée. "

Les habiles changeant de terrain, ont en réserve une vérité newtonienne dont ils foudroient les pauvres Croyants en Dieu ; écoutez-les : " L'homme est matière, et comme tel soumis aux lois de la matière : un fait mathématique ne laisse aucun doute à cet égard. Augmentez ou le volume ou le poids de la terre, la puissance de l'attraction ou du centre de gravité, l'homme qui se tient debout, tombera sur le ventre et se changera en reptile n'ayant plus la force de prendre la perpendiculaire. "

Eh ! n'est-ce pas au contraire ce merveilleux équilibre de la nature, qui décèle l'intelligence divine ? chaque chose est dans sa proportion rigoureuse, et si cette intelligence venait à se retirer tout retomberait dans la confusion du chaos. L'homme ne serait pas un reptile parce qu'il se traînerait sur la terre, mais Dieu aurait manqué la création. Supposer que le globe fût autre qu'il est, et que l'homme eût conservé les dimensions qu'il a, équivaut à la non existence de Dieu ; et c'est toujours cette non existence que vous avez à prouver.

Enfin l'organisation est-elle une (chose qui n'est pas du tout démontrée) ? L'anatomie comparée nous apprend-elle que la charpente osseuse est la même pour tous les animaux ; que les os seulement en empiétant les uns sur les autres, forment la variabilité des structures ? Ainsi dans l'homme le crâne se serait accru aux dépens du facial amoindri, et dans le crocodile la presque disparution du crâne aurait fourni le masque d'une face exorbitante. La nature à ce compte n'aurait qu'une même bandelette avec laquelle elle emmailloterait les êtres, mais en déchiquetant l'enveloppe de manière à distinguer les espèces, comme Fénelon donne des habits divers aux citoyens de Salente. Eh bien ! qu'est-ce que cela prouverait contre l'existence de Dieu et la création venue de Dieu ? Dieu n'a-t-il pu créer dans un ordre simple, comme dans un ordre composé ?

Est-ce la matière qui a agi d'elle-même et d'après sa propre loi ? Alors daignez m'enseigner ce que c'est que la loi de la matière : d'où vient cette loi ? Qui l'a faite ?

Vous me répondrez : c'est la loi des êtres ; c'est ce qui fait qu'on est parce que l'on est ; c'est la condition d'existence de l'objet et de sa forme.

Parlons clair et ne nous cachons pas dans des mots-brouillards : dites-moi, je vous prie, qu'est-ce qui fait que l'on est, parce que l'on est ? Il y aurait selon vous des lois nécessaires produisant en vertu d'elles-mêmes ; des lois, par exemple, qui font que deux et deux font quatre, que le cercle est rond, que le triangle a trois angles. Très bien ; il vous reste à m'apprendre comment et pourquoi deux et deux font quatre. Grands génies, il y a toujours une inconnue que vous ne pouvez dégager ; force vous est toujours de trouver qui porte la tortue, laquelle porte l'éléphant par qui le monde est porté.

Que l'anatomie ait marché à pas immenses ; que la physiologie soit une science nouvelle, féconde en résultats ingénieux ; que la chimie reformant sa nomenclature ait pénétré les substances ; que chaque jour on compose et l'on décompose des gaz ; que l'électricité, le galvanisme, le magnétisme révèlent des attractions ou des répulsions de fluides, des propriétés et des rapports ignorés ; que la vapeur et les machines modifient la société matérielle ; que l'on reconstruise l'histoire des époques de la nature ; que notre globe et les globes soient explorés dans leurs lumières, leurs éléments, leurs âges, leurs lois, leurs cours ; que la géologie devienne une étude vaste et curieuse ; que le genre humain commence à se mieux connaître par l'interprétation des monuments, par l'initiation aux langues dites primitives : tant est que plus on avance en découvertes, moins on y voit clair. Se croit-on sûr d'une vérité à l'aide d'une inscription, d'une figure, d'une expérience ? Vient une autre inscription, une autre figure, une autre expérience qui met cette vérité au néant : on ne fait que changer de nuit.

Je ne suis pas du tout embarrassé du progrès de la science : en me faisant voir que j'avais tort d'apporter en preuve d'une intelligence supérieure, une prétendue combinaison d'éléments qui n'était qu'une erreur de physique, qu'en résulte-t-il ? Que vous déplacez seulement l'objet de mon admiration. Dans le nouveau tableau que vous m'offrez, l'ordre se présente à moi comme dans l'ancien tableau. Si le télescope a fait reculer l'espace ; si cette brillante étoile qui me paraissait simple est double et triple ; si au lieu d'un astre j'en aperçois trois ; au lieu d'un monde trois mondes avec leurs sphères dépendantes ; si Dieu au centre de cet incommensurable univers, voit défiler devant lui ces magnifiques théories de soleils, je m'empare de ces grandeurs ; ce sont des preuves ajoutées à mes preuves. Je consens à échanger contre ces merveilles du firmament, les deux luminaires domestiques du foyer de l'homme.

Deux études parallèles. Opinion mixte ou Panthéisme .

Deux études parallèles ont procédé dans le monde, mais non de la même vitesse ; l'étude de l'esprit et celle de la matière. La première a donné naissance à l'école philosophique intellectuelle, ouverte aux vieux âges et perpétuée jusqu'à nous. Il est beau de voir de Pythagore à Leibnitz une succession d'heureux génies exclusivement occupés de l'histoire inaltérable de Dieu et de l'âme, sans être dérangés par le mouvement d'une société temporelle et fugitive. Les anciens et les nouveaux Platoniciens poursuivaient leurs recherches au fracas des victoires d'Alexandre et de l'invasion des Barbares. De nos jours, quand le bruit des mille combats de Bonaparte retentissait en Italie, des hommes de la science déroulaient paisiblement à Naples les manuscrits d'Herculanum : au bout d'une soie, une lettre brûlée de quelque traité d'Epicure, était avec précaution enlevée par eux ; ils retenaient leur haleine de peur de disperser ce grain de cendre philosophique recueilli des laves du Vésuve, tandis que le souffle d'un conquérant balayait les empires.

Mais pour s'enquérir de Dieu et des opérations de l'esprit, les méditations solitaires de l'intelligence suffisent, l'Inde, l'Egypte, la Grèce, l'Italie eurent tôt pénétré le pénétrable en tels sujets, et se vinrent égarer dans les songes qui flottent à la limite des vérités inaccessibles. Aujourd'hui nous en sommes encore où en étaient les anciens à l'égard de la spiritualité ; nous passons et repassons à travers leurs systèmes, semblables au singe dans le cerceau de la Couronne. Depuis Locke, Mallebranche, Condillac, combien de rêvasseries contradictoires abandonnées ! Les chaires d'Edimbourg n'ont pas été plus stables ; l'Allemagne voit accravanter successivement ces philosophies prétendues supérieures ; Kant est allé au cercueil avec son sensualisme ressuscité, l'Eclectisme moderne croule maintenant à la façon du reste : que viendra-t-il après ? une autre subtilité, propre à remplir quelque cervelle creuse, comme le gaz dans un ballon vide. L'étude de l'esprit est épuisée ; elle a touché les bornes du possible en métaphysique : on peut la revêtir d'un nouveau langage, non l'enrichir d'une seule vérité.

L'étude de la matière , je l'ai dit plus haut, a cheminé moins vite ; elle ne se fonde pas sur les simples perceptions de l'âme ; elle marche le bâton de l'expérience à la main ; point ne lui chaut des jardins d'Acadème, du Lycée, du Portique ; elle ne se paye pas de promenades, d'imaginations, de paroles ; elle demande des faits résultat du travail ou du hasard. Elle n'est entrée en progression sensible, que quand le globe a été parcouru au moyen de l'aiguille aimantée, le ciel mesuré avec le secours du télescope, la société rendue nouvelle par la découverte de la poudre à canon, de l'imprimerie, de la vapeur. Cette science de la matière n'était pas douce tout d'abord de ses propres organes comme celle de l'esprit ; force a été de les composer, de pourvoir le génie de la terre du trépan, du forceps, du creuset, de l'alambic, de la lunette, de tous les instruments perfectionnés. Ce génie n'a guère été complètement armé que de nos jours. Alors agitant son bras de fer et montrant ses ongles d'acier, il s'est précipité dans la carrière où se traînait l'étude de l'esprit pantelante et lassée, il a voulu faire ce que celle-ci n'avait su ; il s'est vanté avec ses machines, ses scies, ses spatules, ses ciseaux, ses hachettes, ses fourneaux, d'analyser des mystères échappés aux investigations du spiritualisme : il s'est écrié : " Je tiens l'âme ! J'ai saisi la pensée avec mes tenailles dans cette bosse du cervelet ! une sangsue appliquée sur cette veine frontale, a bu à la source de la poésie. Je sais comment se coordonne l'univers ; j'en ai dérobé les secrets et les lois. Victoire ! Victoire ! "

Et voilà qu'il est arrivé à l'étude de la matière, la chose advenue à l'étude de l'esprit : certaines vérités passées elle n'a plus rencontré que contradictions, doutes, ténèbres ; elle a vu ses convictions du jour, détruites par ses observations du lendemain ; les horizons se sont refermés ; le mystère a recommencé. Une autre énigme, celle de la matière, a pris la place de l'énigme de l'esprit, et le mot en est demeuré inconnu. Le Dieu s'est dérobé à de brutales sollicitations ; en vain le scalpel s'est enfoncé dans le crâne humain ; il n'a pu disséquer la pensée qui survit à la tête dont elle est sortie.

L'étude de l'esprit a senti renaître son courage, quand son adversaire fanfaron s'est perdu dans le chaos. Elle s'est écriée à son tour : " Tu ne tiens rien ; tu ne sais rien. Tu m'oses dire qu'un principe matériel engendrerait un être immortel et intellectuel ! Fuis avec tes couteaux inintelligents et tes muettes anatomies ! "

Entre les deux contendants, s'est glissée une opinion discrète moitié esprit, moitié matière, gentil monstre biforme ; né de leur union : elle leur a murmuré d'un ton filial et mielleux : " Très honorés Père et Mère, il me semble aisé de vous mettre d'accord : dans mon humble façon de voir, vos raisonnements, excellents d'ailleurs, se perfectionneraient peut-être en prenant un juste milieu. Je vous propose ce traité de paix : le cerveau mortel n'enfante point une fille immortelle ; mais la pensée immortelle ne prouve pas l'existence de l'âme. Il sera reconnu par les deux partis que la pensée est une étincelle avolée du foyer universel de l'intelligence : elle y revole et se réunit à son élément, l' esprit , sans conserver la connaissance de son individualité ici-bas, comme le corps, en se dissolvant, retourne à son élément, la matière . "

Nous voici dans le panthéisme de Virgile, renouvelé par Spinosa ou dans le dogme des deux principes divisés, ennemis et coexistants éternels, emprunté des Mages ; système le plus extravagant ou système le plus inexplicable que l'on puisse imaginer. Tout est Dieu : une rose, ou les ordures du grand Lama, ou bien il y a deux Dieux, l'un vivant, l'autre mort, tous deux également puissants et impuissants. Vaguez, si cela vous amuse, dans ces chimères ; mais ne dites pas que vous les comprenez et qu'elles satisfont votre raison.

Si la pensée, flamme divine, remonte et se perd dégagée des sens au brasier de l'intelligence, il en résulterait que l'esprit individualisé dans l'homme aurait sa conscience , son moi que l'esprit universel n'aurait pas. L'esprit ou la pensée impérissable reste dans le monde après que le corps qui lui servait d'enclôture, est tombé ; cette pensée ne vivrait que dans ce monde et pas au delà ; elle serait à la fois animée et morte : animée parmi les hommes où elle aurait paru, morte à son centre d'attraction où elle se serait rejointe. Epurée de la matière, la pensée ne saurait plus ni ce qu'elle est, ni ce qu'elle a été : l'inintelligence donnerait l'intelligence ; l'indivisibilité, la faculté d'être en tous lieux et au même moment, recevraient leurs qualités de la divisibilité, de la substance inerte et bornée ; le corps serait la mémoire ou le mêmento de l'âme. Et d'un autre côté le corps ne sait pas qu'il existe sans la perception de l'esprit ; il meurt, s'il n'est uni à l'âme.

On concevrait l'âme s'éteignant partout à la fois : mais quoi, la pensée demeurera individu immortel sur le globe dès qu'elle y aura brillé et elle s'annulera généralité sans intuition d'elle-même, alors qu'elle refluera dans son principe ?

Par un renversement de toutes les notions du genre humain elle vivra sur la terre et elle ira mourir au Ciel, car c'est mourir que de défaillir, sans garder la conscience de la vie. La pensée sera double : analyse intelligente dans la région matérielle, synthèse imbécile à la source même de l'intelligence ! le corps, lui, n'a pas ces deux existences jumelles : il cesse d'être au monde quand il cesse de s'y montrer ; il se dissout, et sans l'esprit, garde-note de son passage, nul ne saurait qu'il a existé. Où est le corps d'Homère ? Vous savez bien où est sa pensée.

" Mais la pensée n'est-elle pas semblable au flambeau ? le flambeau s'allume aux émanations d'une lumière empruntée et se volatilise avec l'aliment qui le nourrit. "

La comparaison ne vaut : le flambeau se dévore lui-même en quelques heures ; la pensée est une lampe perpétuelle qui brûle sans se consumer.

" Mais n'en est-il pas de la génération des idées comme de celles des corps ? l'homme laisse ses pensées sur la terre, comme il y laisse ses fils. "

La similitude cloche : votre fils meurt ; il engendre un fils qui meurt ; ainsi de suite. Votre idée peut enfanter avec les esprits divers d'autres idées et se perpétuer en lignes collatérales ; mais elle ne connaît point le tombeau ; elle va s'enfonçant dans l'avenir, contemporaine successive de ses filles. Cette société dont aucun individu ne disparaît, s'accroît à l'infini ; les grands-parents vivent avec leurs enfants et gardent comme eux une immortelle jeunesse. Des deux postérités matérielle et spirituelle de l'homme, la première est pérenne, la seconde éternelle.

Conclusion : de toute nécessité si l'âme ne s'annihile avec le corps, elle conserve le sensorium. Il est inutile de recourir au subterfuge de ces philosophes lesquels sont d'avis que l'âme ne se présente pas nue à la mort : sous le rude tissu de nos organes périssables, s'étendent, assurent-ils des organes déliés et indestructibles, les propres organes de l'âme, immatériels, immortels : elle conserve de cette sorte un véhicule, idoine à lui transmettre la connaissance des objets hors de soi.

Divers systèmes sur la nature de l'âme. Le néant. Dieu formé par la matière. Conscience. J.-J. Rousseau .

Le panthéisme débouté de sa demande, n'empêche pas les chicaniers du néant d'intenter de nouveaux procès : sans résoudre les difficultés des systèmes qu'ils préconisent, sans s'arrêter aux objections qu'on leur oppose, ils s'écrient : " Champions de l'âme, mettez-vous au moins d'accord entre vous. L'âme est-elle une substance se mouvant d'elle-même, comme le dit Platon ? une nature sans repos comme le prétend Thalès ? un mouvement des sens comme l'avance Asclépiades ? Hésiodes et Anaximandre la composent de terre et d'eau, Parménides de terre et de feu, Empédocles de sang. Possidonius, Cléanthes, la tiennent pour la chaleur, Hippocrates pour un esprit répandu dans tout l'être, Varron pour un souffle reçu sur les lèvres et mis en jeu par le coeur. Zénon pour la quintessence des quatre éléments, Héraclides de Pont pour la lumière. Les Egyptiens en font un nombre, les Chaldéens une vertu sans forme. Aristote la nomme Entelechie id est le principe normal, la perfection abstraite. Hippocrates et Hiérophile établissent son siège au cerveau, les stoïciens au coeur, Aristote et Démocrite dans le corps entier, Epicure dans l'estomac : et la preuve dit Chrysippe, c'est qu'en prononçant le mot egw, ego , moi, la mâchoire inférieure descend vers l'estomac. Enfin les Pères de l'Eglise ont varié sur le siège et la nature de l'âme, et le dogme de son immortalité n'a été fixé parmi les chrétiens que vers la fin du XIIe siècle. Parmi les modernes, les plus grands génies religieux tels que Pascal, Leibnitz, Newton, Euler, n'ont pu arriver à des preuves positives. "

Voilà certes une argumentation puissante ! Parce que en ce monde matériel , nous ne pouvons parvenir à toucher du doigt et de l'oeil une chose immatérielle , il en faut conclure que cette chose n'existe pas. Mais touchez-vous la pensée, quoique vous sachiez très bien qu'elle existe et qu'elle vous survit ? Les folies mêmes de ces inventions philosophiques, ne prouvent-elles pas une conviction unanime de l'existence de l'âme dont on ignore seulement le mode et la substance ? Descendus des entrailles qui nous portèrent, avions-nous la moindre idée du temps et de son empire, lorsque nous y fûmes introduits ? Les entrailles de la terre, notre seconde mère, nous enfanteront à l'Eternité dont nous n'avons pas aujourd'hui la plus légère notion : nous y trouverons un soleil comme nous en trouvâmes un quand nous quittâmes le sein de notre première mère. La faiblesse a été placée aux deux bouts de notre carrière comme le crépuscule aux deux extrémités du jour ; à notre naissance nous n'avions ni force, ni mémoire, ni intelligence ; à notre mort nous serons dans ce même état. Mais la Providence nous recevra dans ses bras en sortant de la vie, ainsi que notre nourrice nous y reçut en y entrant. L'aveugle-né ne se dépeint point la vue ; le sourd-muet n'a aucune donnée pour apprécier l'ouïe ; l'enfant est inapte à la passion la plus vive de l'homme : comment donc dans la nuit, le silence, la puérilité où nous vivons, comprendrions-nous la lumière, l'harmonie et la volupté du ciel ?

Mais vous, Néantistes qui avez la superbe de votre rien , me l'expliquerez-vous ? Je l'adopte, quoiqu'il m'en coûte, si vous me le faites toucher au doigt et à l' oeil . Grâces à Dieu cela n'est pas dans votre puissance ! J'ai peur qu'à l'heure du naufrage, vous n'ayez plus vous-mêmes votre négative conviction ; vous implorerez le port de salut dans ces régions de la mort où vous n'apercevez aujourd'hui qu'une côte inhospitalière et désolée. Vous jetterez pêle-mêle à la mer, pour sauver votre vaisseau, le lest aride dont vous l'avez encombré, vos systèmes : il sera trop tard. Vous vous enfoncerez dans les flots entre une foi ébranlée et non détruite et une foi naissante et non affermie, entre l'horreur du néant et l'épouvante de l'Eternité, ayant perdu l'espérance aveugle du premier, et n'étant pas arrivés à l'espérance éclairée de la dernière.

Si vous repoussez les preuves de la vie, je vous somme de me démontrer la mort. Quelle est-elle ? Traînez-vous dans les lieux communs de l'athéisme et du matérialisme, je me charge de déduction en déduction de vous acculer à l'absurde. L'orient a été plus loin que les autres contrées de la terre, dans ces abominables et stupides systèmes ; ses efforts ne l'ont conduit qu'à ce galimatias désespéré : " La mort, dit une philosophie indienne, est sortie de son propre néant, elle devient la vie du temps dans l'espace, parce qu'elle fait sentir le temps en le mesurant. Ainsi ce que nous prenons pour la vie, n'est que la mort : l'homme qui a bien compris la mort, qui sait la mort, devient cette mort ; il est l'esprit qui est la mort. Quand la mort sera rentrée dans le néant dont elle n'est qu'un mode, le temps et l'espace qui n'existent que par la mort, finiront ; et le néant sera l'Etre suprême qui engendrera tout par la mort. "

L'incisive et subtile poésie de ce platonisme athée, est remarquable, mais il faudrait plaindre le cerveau assez infirme pour avoir le malheur de l'entendre. Si le Bracmane est resté assis trois ou quatre mille années, à méditer cela en se laissant manger aux mouches et livrant le peuple qu'il débilite au premier envahisseur venu, c'est employer un peu trop de temps à la composition d'un hymne à la mort.

Nous n'avons qu'une base certaine de calcul, notre pensée, pour obtenir Jéhovah, l' Ego sum qui sum : l'intelligence humaine est la seule raison péremptoire du fait de l'intelligence divine : l'homme est la preuve de Dieu ; chaque homme est un Messie envoyé du néant pour révéler la vie suprême. De là peut-être ce rêve extraordinaire d'un philosophe germanique.

Dieu n'a pas créé la matière ; la matière au contraire a créé Dieu par l'opération de l'homme. L'homme est un animal doué d'un organe propre à dégager l'esprit de la matière ; cet organe est le cerveau qui sépare l'idée du bloc inanimé : l'idée une fois extraite ne s'anéantit point : les idées augmentant de nombre, s'unissent en vertu de leurs affinités élémentaires et commencent l'individualité d'un être intellectuel. Cet être n'est pas encore achevé, parce que toutes les idées ne sont pas encore émises, mais quand elles le seront, elles composeront, de leurs agrégats un Dieu unique, une âme égale à l'amplitude de l'univers. L'espèce humaine que son long enfantement de l'idée aura fait dépérir, mourra comme une mère épuisée ; le monde matériel se trouvera changé dans un monde spirituel par cette évaporation ou transfusion insensible.

Une chose reste de toutes ces extravagances : l'accord des diverses opinions sur les hautes destinées de l'homme.

Mais n'allez pas entretenir les incrédules de ces opinions lorsqu'elles tendent à la démonstration d'une existence outre-tombe. Leur exposez-vous les théorèmes de Clarke, espèce de géométrie transcendante de notre immortalité ? ils rient, et cependant ils ne sont pas des Clarke. Objectez-vous à leur mécréance, la voix de la conscience, invoquée de Rousseau ? ils rient, et cependant ils ne sont pas des J. J. Qui sont-ils ? ordinairement les plus médiocres créatures de ce monde, décidées à refuser à leur âme, la vie qu'on n'accordera pas à leur mémoire.

Toi qui jusqu'au Très-Haut, veux porter ton délire,

T'assieds-tu près de lui dans le céleste empire ?

Vis-tu le créateur dans les premiers moments

De ce vaste univers creuser les fondements,

Des vents et des saisons mesurer la richesse,

Et jusque sous les flots promener sa sagesse ?

Des portes de l'abîme as-tu posé le seuil ?

As-tu dit à la mer : " Brise ici ton orgueil " ?

Misérable Dathan ! quoi ! vermisseau superbe,

Tu veux comprendre Dieu quand tu rampes sous l'herbe !

Admire et soumets-toi : le néant révolté

Peut-il dans ses desseins juger l'éternité [ Moyse en 1822, était fait, mais il n'était pas publié (Paris, note de 1834) ; voir Moïse, acte IV, sc. I. (N.d.A.)] ?

Ecoutons le vicaire savoyard :

" Rentrons en nous-mêmes, ô mon jeune ami ! examinons, tout intérêt personnel à part à quoi nos penchants nous portent. Quel spectacle nous flatte le plus, celui des tourments ou du bonheur d'autrui ? Qu'est-ce qui nous est le plus doux à faire, et nous laisse une impression plus agréable après l'avoir fait, d'un acte de bienfaisance, ou d'un acte de méchanceté ? Pour qui vous intéressez-vous sur vos théâtres ? Est-ce aux forfaits que vous prenez plaisir ? est-ce à leurs auteurs punis que vous donnez des larmes ? Tout nous est indifférent, disent-ils, hors notre intérêt : et, tout au contraire, les douceurs de l'amitié, de l'humanité, nous consolent dans nos peines ; et, même dans nos plaisirs, nous serions trop seuls, trop misérables, si nous n'avions avec qui les partager. S'il n'y a rien de moral dans le coeur de l'homme, d'où lui viennent donc ces transports d'admiration pour les actions héroïques, ces ravissements d'amour pour les grandes âmes ? (...)

" Mais quel que soit le nombre des méchants sur la terre, il est peu de ces âmes cadavéreuses devenues insensibles, hors leur intérêt, à tout ce qui est juste et bon. L'iniquité ne plaît qu'autant qu'on en profite : dans tout le reste on veut que l'innocent soit protégé. (...)

" Il nous importe sûrement fort peu qu'un homme ait été méchant ou juste il y a deux mille ans ; et cependant le même intérêt nous affecte dans l'histoire ancienne que si tout cela s'était passé de nos jours. Que me font à moi les crimes de Catilina ? Ai-je peur d'être sa victime ? pourquoi donc ai-je de lui la même horreur que s'il était mon contemporain ? Nous ne haïssons pas seulement les méchants parce qu'ils nous nuisent, mais parce qu'ils sont méchants. (...)

" Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d'autrui comme bonnes ou mauvaises ; et c'est à ce principe que je donne le nom de conscience .

" Mais à ce mot j'entends s'élever de toutes parts la clameur des prétendus sages : Erreurs de l'enfance, préjugés de l'éducation ! s'écrient-ils tous de concert. Il n'y a rien dans l'esprit humain que ce qui s'y introduit par l'expérience, et nous ne jugeons d'aucune chose que sur des idées acquises : ils font plus ; cet accord évident et universel de toutes les nations, ils l'osent rejeter et, contre l'éclatante uniformité du jugement des hommes, ils vont chercher dam les ténèbres quelque exemple obscur et connu d'eux seuls comme si tous les penchants de la nature étaient anéantis par la dépravation d'un peuple, et que, sitôt qu'il est des monstres, l'espèce ne fut plus rien ! (...)

" Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre, juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu ! c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions. (...)

" On a beau vouloir établir la vertu par la raison seule, quelle solide base peut-on lui donner ? La vertu, disent-ils, est l'amour de l'ordre. Mais cet amour peut-il donc et doit-il l'emporter en moi sur celui de mon bien-être ? qu'ils me donnent une raison claire et suffisante pour le préférer. Dans le fond leur prétendu principe est un pur jeu de mots ; car je dis aussi, moi, que le vice est l'amour de l'ordre, pris dans un sens différent. Il y a quelque ordre moral partout où il y a sentiment et intelligence. La différence est que le bon s'ordonne par rapport au tout, et que le méchant ordonne le tout par rapport à lui. Celui-ci se fait le centre de toutes choses ; l'autre mesure son rayon et se tient à la circonférence. Alors il est ordonné, par rapport au centre commun, qui est Dieu, et par rapport à tous les cercles concentriques, qui sont les créatures. Si la Divinité n'est pas, il n'y a que le méchant qui raisonne, le bon n'est qu'un insensé. "

Que de raison et d'éloquence ! mais que sont l'éloquence et la raison à l'imbécillité suffisante, et au parti-pris de l'orgueil ? Quand ils ont dit : " Je nie la conscience parce que je ne la sens pas. Je ne crois pas parce que je ne crois pas ", il leur semble planer au-dessus des chétifs mortels. La conscience ne se prouve point à ceux qui l'ont étouffée ; le vice produit sur la conscience l'effet du vin sur le génie ; il l'abrutit. Le chien ne croit pas non plus, et il n'était une divinité qu'à Cynopolis en Egypte. Combien d'idiots et de sots reconnus tels, m'ont assuré risiblement de leur incrédulité ! Beaucoup de pauvres gens croient en Dieu, j'en conviens, mais avec leur instinct et leur simplicité ; ils ne prétendent pas comme la bête incrédule, être arrivés à leur conviction par l'excellence de leur judiciaire.

Comment réfute-t-on les pages religieuses d'un homme qu'on admire ? on dit : " Il ne croyait pas ce qu'il écrivait ; il soutenait un paradoxe pour faire du bruit et donner carrière à son talent. " ou bien : " Il a payé tribut aux préjugés de sa caste, de son éducation, de son temps ; à cette époque on n'en savait pas davantage. " Calomnie forgée, sentence rendue, nous nous redressons de deux palmes bénissant la nature d'être de si grands hommes et d'avoir été enfantés en un siècle capable de nous admirer.

Pauvre Jean-Jacques, tu perdais tes sueurs au pied des Alpes, à prêcher ces Aigles. Que ton ombre m'en croie : contre les pédants de l'athéisme et les docteurs de mauvais lieux, le seul argument puissant est la négative : ils attaquent, forcez-les à la défense, poussez-les dans une impasse ; réduisez-les à l'impossibilité de mettre quelque chose à la place de ce qu'ils prétendent renverser. Ainsi vous soutenez que la conscience est l'intérêt général, la nécessité de l'ordre, la loi morale : à merveille ! mais qu'entendez-vous par l'intérêt général, la nécessité de l'ordre, la loi morale ? Prenez garde à votre réponse : si vous vous perdez dans de nébuleux sophismes statistico-politico-moraux, vous prouvez que vous ne vous comprenez pas vous-mêmes ; si votre définition de l'intérêt général, de la nécessité de l'ordre, de la loi morale est juste, il se trouvera que vous avez seulement changé les noms ; vos incrédulités n'auront abouti qu'à la reproduction forcée de la conscience et de Dieu. Rejetez-vous l'une et l'autre ? évitez soigneusement de prononcer les mots de morale et d'ordre ; dites que l'empire est au plus fort, au plus méchant, aux chances du hasard ; que la vertu est une incapacité, l'honnêteté une niaiserie, le juste et l'injuste une affaire variable et de convention et montrez-moi comment il est possible que la société marche ordonnée par la loi du désordre.

Qu'est-ce que la matière ? Matérialisme et athéisme, orgueil déguisé. Que si l'on est déiste, il faut logiquement devenir chrétien, et pourquoi. Que la Religion de la Croix loin d'être à son terme, entre à peine dans sa troisième période .

Je parle ici d'après ma propre expérience : quand j'abandonnai les erreurs de l' Essai sur les Révolutions pour revenir aux principes du Génie du Christianisme , c'est par la preuve négative que je rentrais dans la vérité positive. Vous me niez, disais-je, les mystères de l'esprit, moi je vous nie les mystères du corps ; je vous défie de me prouver l'existence de la matière, comme vous me défiez de vous prouver l'existence intellectuelle.

La matière est-elle réellement , ou n'est-ce qu'une image produite dans l'esprit, comme un songe dans les visions du sommeil ?

Et qu'est-ce que la matière, si elle existe ? est-elle insnensible ou animée ? Chaque atome liquide ou solide, chaque grain d'eau ou de poussière vus au microscope renferment des germes de vie. La matière, y compris le soleil et tous les mondes, serait-elle un immense animal formé de myriades de myriades d'animaux, mourant et ressuscitant sans fin, ou plutôt n'y a-t-il point de mort, et la mort apparente n'est-elle qu'une modification de la vie ? Alors j'adopte volontiers l'opinion de l'astronome qui veut que le flux et le reflux de la mer soit la respiration de la terre.

Si la matière est animée, quelle atroce loi l'oblige à se dévorer au moyen des diverses formes d'animalité qu'elle affecte ? Les animaux se repaissent les uns des autres, une guerre d'extermination se continue jusque dans une bulle d'air, un globule de rosée, une goutte de vinaigre ou de sang. L'homme mange tout, se mange lui-même et est mangé vivant par des vers et des insectes. Et nous à la fois mets et convives à ce festin détestable, nous nous ne fuirions pas aux banquets des anges dans les tabernacles purs et resplendissants de la lumière incorruptible !

Vous me direz que je ne puis nier l'existence de la matière qu'en recourant à des subtilités ; je vous réponds que vous na pouvez nier l'existence intellectuelle que par des subtilités. Or si rien n'est évident dans ce monde, si je suis placé entre deux mystères, la matière d'un côté, l'intelligence de l'autre ; si tout est secret autour de moi ; si je ne puis me rendre compte du moindre mouvement volontaire ou involontaire de ma pensée et de mon corps ; si je ne sais comment je remue mon doigt ou mon idée ; je me décide nécessairement pour la chose dont j'ai l'instinct et qui se lie aux vérités de la morale et de la société : j'aime mieux me jeter dans un abîme de lumières que dans un abîme de ténèbres. Que me proposez-vous en échange de ma foi ? votre incrédulité ou vos doutes : mais votre incrédulité n'est pas plus forte en preuves et en raison que ma foi. Quant à vos doutes, qu'est-ce qu'un doute, sinon une chose dont on peut douter ? Si j'ai des doutes sur vos doutes, pourquoi voulez-vous que je croie à vos doutes ? Vous êtes sceptique et vous voulez que, fanatique de ce que vous avouez ne pas savoir, je devienne dogmatique de votre scepticisme : la Religion de la servante du Curé, est plus rationnelle que cet embrouillement.

L'athéisme et le matérialisme ne sont qu'un orgueil déguisé : on s'imagine être fort, parce qu'on ne croit pas comme le vulgaire, parce qu'on pense avoir des qualités supérieures de compréhension, auxquelles les esprits faibles, les âmes molles, les imaginations poétiques ne peuvent arriver. Cette prétendue force est un manque de force ; l'incrédulité annonce une impuissance à saisir les vérités de la nature intellectuelle, quelque chose qui manque à l'entendement plutôt qu'une faculté qui surabonde. Le croyant pourrait pécher par excès ; l'incrédule pèche très certainement par défaut.

Je ne pense pas qu'il y ait jamais eu un grand esprit lequel ait toujours été à tous les instants , athée ou matérialiste. Regardez-y de près et vous verrez que ceux qui parlent avec certitude du néant sont ou des brutes, ou des personnes d'un caractère futile, ou des paradoxistes, ou des hommes d'un génie étroit et ignorant, ou d'un génie vaste et instruit, mais spécial et appliqué à un seul objet dans les sciences, les arts, l'érudition, ou même dans la haute poésie. S'il y a des exceptions elles sont rares : un homme supérieur, athée et matérialiste à trente ans, doutera à quarante, croira plus tard à Dieu et à l'âme, et s'il vieillit, il a des chances de devenir chrétien. Il y a deux espèces d'esprits : les esprits religieux et les esprits incrédules ; la première espèce est d'une nature supérieure à la seconde, et elle a produit les plus grands hommes, surtout depuis la propagation du christianisme, témoins Bacon, Tycho-Brahé, Leibnitz, Newton, Euler, Pascal, Bossuet, Turenne, Bonaparte. Celui-ci donnant à Vignali, son aumônier, les détails nécessaires pour la chambre ardente dont il voulait qu'on environnât sa dépouille, crut apercevoir sur le visage de son médecin Antomarchi un mouvement qui lui déplut : il s'en expliqua avec le docteur et lui dit : " Vous êtes au-dessus de ces faiblesses ; mais que voulez-vous, je ne suis ni philosophe, ni médecin ; je crois à Dieu, je suis de la religion de mon père : n'est pas athée qui veut... pouvez-vous ne pas croire à Dieu ? car enfin tout proclame son existence et les plus grands esprits l'ont cru... vous êtes médecin... ces gens-là ne brassent que de la matière : ils ne croiront jamais rien. "

Fortes têtes du jour, quittez votre admiration pour Napoléon ; vous n'avez rien à faire de ce pauvre homme. Ne croyait-il pas ; qu'une comète était venue le chercher, comme jadis elle emporta César ? De plus il croyait à Dieu , il était de la religion de son père ; il n'était pas philosophe ; il n'était pas athée ; il n'avait pas comme vous livré de bataille à l'Eternel, bien qu'il eût vaincu bon nombre de Rois ; il trouvait que tout proclamait l'existence de l'Etre Suprême ; il déclarait que les plus grands esprits avaient cru à cette existence et il voulait croire comme ses pairs. Enfin, chose monstrueuse ! ce premier homme des temps modernes, cet homme de tous les siècles, était Chrétien dans le XIXe siècle ! Nous avons vu au livre VIe de ces Mémoires qu'il avait demandé le saint Viatique, qu'il était mort un crucifix sur la poitrine et que son testament, de même que celui de Louis XVI, commence par ces paroles : " Je meurs dans la religion apostolique et romaine dans le sein de laquelle je suis né. "

Je vous le disais donc : un homme supérieur qui croit à Dieu et à l'âme, s'il vieillit, a des chances de devenir chrétien. Le christianisme est la conséquence logique du déisme : Dieu et l'âme admis l'obligation de les expliquer arrive ; il faut bien examiner et la nature humaine et ses relations avec la nature divine, sous peine de rentrer, par les difficultés morales, dans l'abîme du doute. C'est ce qu'un génie aussi sain, aussi ferme, aussi complet que celui de Bonaparte aperçut aussitôt que la jeunesse, la politique, l'ambition, les passions diverses eurent cessé de l'aveugler et de troubler son regard d'Aigle.

Répliquera-t-on que le déisme n'amène pas rigoureusement le christianisme pour rendre raison du mal moral, ainsi qu'il plaît de le soutenir, qu'on peut croire à Dieu, à l'existence de l'âme, au dogme des châtiments et des récompenses, sans être chrétien, et que par cette religion naturelle, le mal moral est parfaitement expliqué ?

Le mal moral sans être chrétien ? non. Les récompenses et les châtiments après la mort, ne résolvent pas le problème. Quelle nécessité y avait-il à Dieu de combler le crime de prospérités, d'accabler la vertu de misères, de faire triompher l'oppresseur, d'abandonner l'opprimé, afin de se donner la satisfaction de redresser tous ces torts dans l'autre monde ? le méchant ne serait-il pas autorisé à s'écrier du milieu des flammes : " Vous m'avez encouragé dans mes iniquités en me surchargeant de vos bienfaits ; j'ai pu croire par vos faveurs mêmes à ma droiture, et vous me punissez ! " La religion naturelle ne rend donc pas compte du mal moral : cette religion laisse Dieu injuste ; or s'il est injuste, il n'existe plus. Vous voilà redevenu athée avec la volonté de ne l'être pas.

Quoiqu'il fasse, le déiste de bonne foi, est forcé de croire à la désobéissance biblique laquelle a introduit dans le monde intellectuel le mal moral, et dans le monde physique la dépravation matérielle ; ces deux mondes s'étant altérés à la fois, et la matière même, telle que nous la voyons, devant peut-être son existence à la déviation spirituelle.

Cette opinion adoptée, peu m'importe le reste : vous appartenez à ce christianisme universel dont on trouve la tradition dans tous les cultes. La différence entre vous et moi est que vous n'allez pas jusqu'à la personne du Christ où vous arriverez un jour, si vous êtes conséquent. Le Christ est le révélateur de la vérité générale dont vous avez la réminiscence : en son sacrifice s'est trouvée l'explication du mal moral, il y a eu faute, déviation et il a fallu pour l'expier que le Juste portât la couronne d'épine.

Le Rédempteur, éclatant de toutes les lumières, de toutes les vertus et de toutes les afflictions répandues sur la terre depuis la création, résume l'humanité entière, hors la corruption dont il était exempt par sa nativité virginale. Homme, s'il est un Dieu sympathique à ta nature, c'est le Christ en qui sont personnifiées et divinisées tes douleurs ! Quoi ! le Christianisme ne serait rien en principe, quand nous sommes les témoins de ses conséquences prodigieuses ! Le changement de l'ancien monde, le renouvellement de la société ne commencent-ils pas à la plantation de la Croix ?

C'est trop rapetisser Dieu, disent d'autres argumentateurs que de renfermer ses soins dans les bornes étroites de la terre ; nos tribulations comme nos joies sont liées aux lois de l'univers. Parmi ces millions de globes roulant dans l'espace, un insecte de notre nature, occupe-t-il exclusivement le souverain des mondes ? Sans doute nous tenons notre place dans la chaîne des créatures, comme le vermisseau que nous écrasons sous nos pas ; sans doute la partie intellectuelle de notre être, aura sa route marquée à travers ces sables de soleils jusqu'au trône de Dieu : mais allons-nous évaluer à quelque chose notre vie d'une minute, notre misère d'une seconde ; dans l'existence de l'Eternité et la profondeur des desseins de la Providence ? "

Ces raisonnements pompeux viennent précisément de l'infirmité de notre raison : les songes les plus magnifiques sortent des cerveaux les plus malades. La plus grande justice ne se compose point de petites injustices : si Dieu était injuste envers un seul insecte ; s'il ne pouvait établir l'harmonie des sphères qu'aux dépens de cet insecte, il serait inique et impuissant ; il ne serait pas Dieu. On a dit que la petite morale tuait la grande ; antithèse sophistique d'une mauvaise conscience, qui loin de trouver son application aux oeuvres divines, n'est pas même vraie dans les oeuvres humaines. Non ; mon mal particulier n'est point nécessaire au maintien du bien général ; je ne puis trouver de cause légitime à mes accablements qu'en moi-même, par l'abus que j'ai fait de ma liberté, par l'obligation où je suis d'être éprouvé, afin de me revêtir de cette innocence originelle à laquelle était attaché mon bonheur. Tous les raisonnements ramènent ainsi au christianisme.

Encore ne pourriez-vous [ ? ] ces délices orientales qu'en renonçant au christianisme, or ne vous imaginez pas que vous conserverez les notions supérieures de Justice, les idées vraies sur la nature humaine et les progrès de tous genres que le christianisme a fait faire à la société : son dogme est la garantie de sa morale ; cette morale sera bientôt étouffée par les passions non gouvernées du mors de la foi. On ne retrouve pas les hautes vertus chrétiennes, là où le christianisme a passé et s'est éteint.

Voulez-vous devenir Chinois ou redevenir Romain, radoter peuple vieillard en robe jaune ou rétrograder vers la civilisation antique ? Dans ce dernier choix, se rétabliront nécessairement les deux bases de l'édifice payen, la servitude et la tyrannie seulement elles changeront de forme. Viendront avec le temps les ornements obligés de cette société, la prostitution théâtrale, les gladiateurs, les cochers du cirque, le tout sous le bon plaisir des prétoriens modernes qui garderont avec l'artillerie le parcage de ces nouveaux esclaves qu'on nomme prolétaires et la maison dorée des Nérons constitutionnels.

Le christianisme est l'appréciation la plus philosophique et la plus rationnelle de Dieu et de l'homme, il renferme les trois grandes lois de l'univers, la loi divine, la loi morale, la loi politique. la loi divine, unité de Dieu en trois essences ; la loi morale, charité ; la loi politique, liberté. La chute de l'homme et le sacrifice du Christ, ne sont plus aujourd'hui des mystères ; la faute et l'expiation restent l'histoire la plus touchante et la plus profonde de l'humanité.

 

Sur une pièce retrouvée

Vous avez lu cette phrase dans la brochure du général Hulin : " Nous ignorons si celui qui a si cruellement précipité cette exécution funeste, avait des ordres ; s'il n'en avait point, lui seul est responsable ; s'il en avait, la Commission dont le dernier voeu était pour le salut du Prince, n'a pu ni en prévenir, ni en empêcher l'effet. "

Cet ordre a-t-il été découvert comme on l'assure ? le produira-t-on... [L'ordre affirme-t-on serait écrit de la main de Bonaparte ou du moins signé de lui. Le document supposerait que le duc d'Enghien a été déclaré coupable par la Commission de Vincennes, en conséquence de cette déclaration supposée et prévue, le Premier Consul prescrit la fusillade du condamné après le prononcé de l'arrêt ; il commande que cet arrêt soit exécuté de suite dans le fossé de Vincennes et que la tombe soit creusée dans le même fossé : tout était minutieusement réglé par le général comme pour les éventualités d'une grande bataille.]

Certes si j'étais un de ces amis de Napoléon qui l'acceptent tel qu'ils le font et coûte que coûte, possesseur d'une pareille pièce, je l'aurais immédiatement jetée au feu ; [jusqu'à ce que je l'ai vue, je douterai de son existence] car elle infirme ce qu'a pu dire Napoléon dans tout ce qui le regarde de près.

Ceux qui publieraient cette pièce auraient-ils donc oublié les volumes écrits à Sainte-Hélène, les relations, les mémoires sans nombre, les apologies, les excuses imaginées d'après les dires, les insinuations, les aveux et les désaveux du grand homme ? que d'impostures entassées sur des impostures pour cacher la vérité, pour échapper à la douleur de cette tunique qui se collait à là chair d'Hercule !

Ainsi disparaîtraient tous les incidents de Vincennes, les dépositions des témoins, la mission de Réal, etc., etc. ; ainsi il ne faudrait plus penser aux conjectures expiatoires de cet excellent M. de Lascazes. Etait-il assez trompé par Napoléon qui lui paraissait si sincère, quand il lui expliquait les causes de la catastrophe ! Napoléon accumulait tant de motifs, tant de prétextes, tant d'excuses, en laissant planer des soupçons sur des têtes autres que la sienne, alors qu'il avait donné lui-même l'ordre du meurtre.

La pièce étant publiée détruirait les raisonnements, d'ailleurs fort justes, que je fais, relatifs à la mort du dernier des Condés : il n'y aurait qu'un seul coupable, les autres resteraient de simples soldats à qui toute réflexion est interdite et qui sont forcés à l'obéissance passive ; les juges ne seraient plus que les greffiers d'une sentence à eux dictée, les bourreaux des machines à frapper, les fossoyeurs des ouvriers diligents.

Cet ordre expliquerait encore la clause du testament dans laquelle Bonaparte se loue de son action : il prenait de loin ses précautions pour ne pas paraître en contradiction avec un témoignage qu'il croyait détruit, mais qui en fin de compte pouvait ne pas l'être. Ce qu'il y a de plus extraordinaire c'est l'existence même de cette authentique : telles choses peuvent être confiées verbalement à un homme ; mais on ne les écrit jamais. Du reste l'authentique, si véritablement elle existe (doute que je me plais à répéter), n'apprendrait rien de nouveau, ce ne serait qu'une redondance de fait, qu'une superfétation, curieuse puisque après tout le meurtre est avoué par Napoléon. seulement elle démontrerait aux aveugles ce qu'il faut penser des assertions impériales ; les hommes d'Etat qui font consister le mérite dans la duplicité, sauront à quel degré on descend en poussant jusqu'au bout le mensonge.

Il semblerait que les témoins auriculaires de la lecture du Testament de Sainte-Hélène, n'auraient point entendu la déclaration au sujet de la catastrophe de Vincennes. J'ai une copie exacte de ce Testament, comme tous les Ministres de mon époque : écrite d'une manière égale d'un bout à l'autre, on ne peut remarquer dans cette copie ces variétés d'encre et d'écriture qui existent dans le texte déposé aux Archives de Londres. Dans ce texte l'aveu du meurtre de la victime est intercalé et d'un caractère plus fin que le reste de la pièce : Napoléon n'a pas eu le front d'insulter les vivants qui l'écoutaient, il s'est contenté de manquer à la postérité : elle lui répliquera ; mais il ne sera pas là pour l'entendre.

J'ignore ce que diront les adulateurs ; toutefois il est possible de le deviner : ils se jetteront sur les dangers que courait Bonaparte. " On l'avait mis, s'écrieront-ils, dans le cas de la défense personnelle : la mort du duc d'Enghien n'était qu'une représaille derrière laquelle Napoléon a été forcé de se réfugier : Georges et ses amis n'étaient-ils pas arrivés afin de tuer le premier Consul ? Pichegru et Moreau excités par Holyrood n'étaient-ils pas entrés dans des conjurations ? Ce n'est donc pas Bonaparte qui a attaqué les Bourbons ; il n'a fait que les repousser. Si un innocent a péri pour des coupables, c'est un accident malheureux, mais cet accident est plusieurs fois arrivé et cela n'a pas empêché le monde de marcher. "

Je n'opposerai pas la morale de nos anciens Princes à ces prétextes de servilité : on ne croit pas à la morale, et c'est parce qu'on n'y croit pas qu'on se vante d'être les hommes supérieurs du fait. Je ne dirai point que des propositions d'assassinat contre Napoléon furent développées à Londres devant les Bourbons, qu'ils les rejetèrent, notamment la famille des Condés : on en peut voir le récit dans mon histoire de la mort du duc de Berry. Vous venez de lire dans l'interrogatoire du duc d'Enghien cette phrase que le soldat prononça avec indignation. " Je n'ai point eu de communication avec Pichegru ; je sais qu'il a désiré me voir ; je me loue de ne l'avoir point connu d'après les vils moyens dont on dit qu'il a voulu se servir, s'ils sont vrais. " Cette déclaration magnanime sortait de la bouche du duc d'Enghien au moment où, sans le savoir, il était sentencié d'avance. Cromwell se croyant en péril s'y prit d'une autre façon que Bonaparte : son ambassadeur à La Haye déclara que si Charles II voulait jouer aux poignards, Cromwell acceptait la partie, et que si l'on pouvait payer un bras pour frapper le Protecteur, le Protecteur en avait mille pour frapper le Prétendant : cette déclaration mit fin à tout.

Il y en a qui ricanant à la vertu, admirent la précision avec laquelle le guet-apens de Vincennes fut réglé et exécuté : mon admiration remonte plus haut, elle va jusqu'au génie de Bonaparte ; je croirais l'insulter en m'extasiant sur l'adresse du fourbe ou du meurtrier. Je répondrai comme Voltaire à la naïveté de certains sentiments : " pouah ! " on pourrait admettre que le meurtre du duc de Guise à Blois, fut conduit avec entente, en raison de la puissance du Prince et de la faiblesse du Roi : mais que déjà dominateur de l'Europe, on aille saisir chez un petit Electeur un pauvre jeune homme oublié, sans défenseur, sans appui, le dernier de sa race, n'ayant ni prétention, ni droit au trône, ce n'est pas de l'habileté : chacun peut trouver le mot. Annibal redemandé à Prusias, dit : " Délivrons les Romains de la terreur que leur inspire un vieillard dont ils n'osent même pas attendre la mort. "

Plus ingénieux que les fanatiques de Napoléon, je leur fournirai, au sujet du duc d'Enghien, des probabilités auxquelles ils n'ont peut-être pas pensé.

Qui put aveugler Bonaparte sur sa faute ? des illusions : il faut convenir qu'elles étaient grandes. Il n'eut pas plutôt tué le duc d'Enghien que les journaux de la France se remplirent d'actions de grâces. Le nom de la victime à peine prononcé une ou deux fois sans commentaires, est absorbé dans des concerts d'admiration. Des hommes d'un grand nom ou d'un haut rang scientifique, ne craignirent pas de louer le dépêchement du Prince, Fourcroy à la clôture de la session du Corps législatif, parlait des membres de cette famille dénaturée qui auraient voulu noyer la France dans son sang pour pouvoir régner sur elle ; mais, s'ils osaient souiller de leur présence notre sol, la volonté du peuple français est qu'ils y trouvent la mort ! L'archevêque de Cambrai, M. de Rohan, s'écriait de sa verve domestique : " un chien enragé entre dans mon parc et je le tue ". Le prince Primat s'exprimait avec le même dévouement. Napoléon ne dut-il pas être persuadé de son innocence, quand le chef même de l'Eglise, le vénérable Pie VII, le marqua de l'onction royale ? Mais par un prodigieux dessein de la Providence, ce fut l'ingrat Couronné qu'elle chargea de punir le Prêtre surpris : Napoléon dépouilla de ses Etats, et retint prisonnier le Pontife qui avait osé lui mettre à la main le sceptre de saint Louis, sur le corps palpitant du duc d'Enghien.

Enfin Napoléon peut avoir cru que sa conduite n'était pas si étrange, puisqu'elle lui semblait justifiée par une multitude d'exemples : le comte d'Anjou devenu Roi de Naples, argumentant de sa souveraineté émanée du Saint Siège et de la raison d'Etat, fit trancher la tête à Conradin, héritier légitime de la Maison de Souabe dont lui, comte d'Anjou, usurpait la Couronne. L'histoire surtout l'histoire de France et d'Angleterre (témoins Essex, Biron, Strafford, Montmorency, Charles Ier, Louis XVI) est remplie de ces exécutions iniques ou équitables, légales ou illégales, traitées d'assassinats ou de punitions méritées, selon les diverses opinions. La Terreur même s'est autorisée des lois ; ses partisans soutiennent encore qu'elle a disposé compétemment de plusieurs milliers de vies, y compris celle de mon frère et la mienne, si j'avais été arrêté, puisque lui et moi nous avions porté les armes contre le gouvernement français d'alors. Alexandre ne tua-t-il pas Clitus ? ne fit-il pas mettre à mort Philotas et Parmenon ? Qui grattera le tableau de la bataille d'Arbelles, pour trouver sur la toile et sous la couleur la cage de fer de Callisthènes ?

S'il était jamais possible de capituler au sujet de l'équité ; si l'on pouvait étouffer son indignation, se séparer de ses entrailles, s'associer à la froideur des jugements prononcés hors de la présence des faits et dans l'éloignement des années, on pourrait dire qu'à la distance où nous sommes placés, la mort du duc d'Enghien semble avoir changé de nature ; elle ne parait plus qu'un de ces crimes de siècle, qu'un de ces forfaits qui dans les transformations sociales, tiennent plus aux choses qu'aux hommes, qu'un de ces tragiques épisodes du combat sans quartier que se livrent le passé et l'avenir. Dans les balancements et le contrepoids de la société générale, les abominations de la Convention étaient chargées de combattre les horreurs de la St-Barthélemy, la renommée d'Austerlitz d'immoler celle de Rocroi : il n'y avait que Bonaparte capable et digne de tuer la race des Condés. Mais il porta toute sa vie le poids de cette fatalité. La preuve qu'il abhorrait son action, attachée comme un boulet au pied de sa fortune, c'est qu'il en parlait et la vantait sans cesse. Jusque dans son testament, dicté loin des passions politiques et lorsqu'il allait mourir, son orgueil gémissant s'applaudissait du meurtre qu'il se reprochait. Il voulait rendre les générations futures perplexes dans leur jugement, par l'outrecuidance d'une déclaration effroyable ; au lieu de verser le repentir sur le meurtre afin de l'effacer, le despote, fidèle à son instinct, prétendait laisser après lui son crime pour dominer et violenter l'avenir : inutiles efforts ! Le Caïn de la gloire en acceptant la tache de sang, croyait en vain la faire disparaître ; son consentement ne la rendait que plus vive, et il en restait marqué en expiation du sang qu'il avait versé.

En mentionnant, comme l'ordonne l'histoire les vérités de fait et de raisonnement à la décharge de l'accusé, en exposant les circonstances atténuantes, donnons-nous garde de tomber dans me impassibilité machinale et d'affaiblir la haine que le mal doit toujours inspirer.

Des capacités prétendues dominantes, qui ne sont que des capacités inférieures, malfaisantes, sophistiques, matérielles et privées du sens moral, s'enthousiasment des forfaits de la Convention ; elles seraient disposées, tel cas échéant, à les reproduire ; elles ne s'aperçoivent pas que ces crimes, cessant d'être aujourd'hui des originaux diaboliques, ne seraient que d'exécrables copies sans puissance, parce que la fièvre et la passion qui les animèrent sont éteintes et ne les soutiendraient plus.

 

Dîner à Royal-Lodge

Londres, d'avril à septembre 1822.

Le post-scriptum , d'une dépêche adressée par moi à M. le vicomte de Montmorency sous la date du 7 juin, porte ce qui suit :

J'arrive de Royal-Lodge. Le Roi m'a comblé de bonté ; il ne m'a point envoyé coucher à une maison de campagne voisine, comme le reste de ses hôtes ; il a voulu me garder chez lui. Au dessert, quand les femmes se sont retirées, il m'a fait asseoir à ses côtés et, pendant deux heures, il m'a conté l'histoire de la Restauration, me parlant sans cesse du Roi avec l'amitié la plus vraie. Il n'a pas voulu me retenir à cause de mon courrier, mais il m'a fait lui promettre de revenir le voir ; ce sont ses obligeantes paroles.

Royal-Lodge n'est point le château de Windsor ; c'est un véritable cottage placé dans un coin du parc à l'entrée de la forêt.

Thy forest, Windsor ! and thy green retreates.

At once the monarch's and the muse's seat . (Pope.)

" Tes forêts, Windsor ! et tes verdoyantes retraites sont à la fois le siège du monarque et des muses. "

Je suis arrivé demi-heure avant le dîner. J'ai trouvé une compagnie choisie : les lords de service, le duc Wellington, le marquis de Londonderry, lord Harrowby et ses filles, lord Bathurst et ses filles, lady Gwidir, les jeunes ladies Conyngham avec leur mère, enfin lord Clanwilliam, l'homme le plus à la mode du jour et réputé mal à propos fils du duc de Richelieu mort il n'y a pas encore un mois. Nous nous sommes promenés dans le jardin : le Roi n'a paru qu'au dîner servi à sept heures.

George IV n'est plus le prince de ses belles gravures, mais il est encore d'une grande élégance : quoiqu'il soit un peu gros et qu'il marche avec difficulté à cause de la goutte, j'ai été frappé de son air de santé et presque de jeunesse ; il parle français avec un léger accent fort agréable ; il dit je cré pour je crois, si fait pour oui , dans toute la négligence affectée de l'ancienne prononciation de cour. Il se pique d'avoir les manières d'autrefois et de conserver la tradition de la meilleure compagnie. Après la conversation politique obligée, il m'a conté l'histoire de la haute société de France, la généalogie des familles, les faiblesses de toutes les aïeules, mères et filles. Il m'a fait le portrait du duc d'Orléans (Egalité) et du duc de Lauzun. Il niait quelques-unes des aventures de ce dernier ; il en confirmait quelques autres. En tout, il voulait paraître le gentilhomme français par excellence, descendre en ligne droite du comte de Gramont.

... Ne chanson ne balade

Onc ne rima sans hannap de bon vin .

S'il avait pu lire dans ma pensée, il aurait vu que je l'étudiais, non comme un modèle de bon goût du dernier siècle, mais comme un type de rois qui sera brisé dans sa personne.

" Je ne vous ai point rencontré, m'a-t-il dit, pendant votre émigration en Angleterre ; j'ai été plus heureux avec vos nobles amis. - Sire, ai-je répondu, je n'étais pas de la riche émigration de l'ouest, j'étais un pauvre émigré de l'est cheminant à pied dans les prairies d'Hamsteadt ou le long de la Tamise vers Chelsea. Moi, sire, j'ai souvent vu le prince de Galles, lorsque, brillant héritier d'une des plus puissantes monarchies du monde, il passait chargé de couronnes, en attendant celle que vous portez. Comment m'eussiez-vous aperçu dans la foule ? Vous êtes devenu roi, je suis devenu ambassadeur ; je voudrais occuper ma place aussi bien que Votre Majesté remplit la sienne. "

George IV (nous étions à table) a gracieusement porté ma santé avec un verre de vin de Malaga qu'il tenait à la main. Je me suis donné garde de lui dire qu'un jour, devant moi, on l'avait sifflé outrageusement, lorsque la princesse de Galles montrait au peuple la petite princesse Charlotte : ce qui n'empêche pas le prince de Galles si honni d'être un roi d'Angleterre fort populaire.

" J'ai bien peur, Sire, ai-je ajouté, d'être plus étranger à mes grandeurs que vous ne l'êtes aux vôtres. Quand Votre Majesté m'a honoré de son souvenir, j'étais occupé du commencement de ma carrière diplomatique, du déchiffrement des dépêches d'une ambassade volontaire chez un prince Huron, votre fidèle sujet au Canada, lequel prince vit peut-être encore ; jugez si j'étais préparé à me présenter à votre cour. "

Les dames sont rentrées, les jeunes ladies ont valsé au piano devant le Roi ; j'ai causé avec la marquise de Conyngham, excellente femme, forty fatty (de la quarantaine et grasse). George IV n'a pas les goûts qui justifient le proverbe : à vieux boeuf sonnette neuve . Dans sa place, j'aurais préféré miss Conyngham à sa mère, et sans contredit, puisque je suis en train de proverbes, c'était la plus belle rose de son chapeau . La marquise de Conyngham, en m'exhibant les raretés de son hôtel à Londres, me montrait une toilette de porcelaine de Sèvres laquelle me disait-elle naïvement, provenait de la vente des meubles de madame du Barry.

Le Roi s'est retiré à minuit. Je n'ai vu ni valets, ni huissiers, ni gardes, ni gentilshommes de la chambre, ni officiers de la garde-robe et de la bouche. Une servante, Maid , m'a conduit dans une petite chambre où il y avait pour tout meuble un lit, une table, un pot à l'eau, des serviettes blanches et deux bougies éteintes sur la cheminée. La servante en a rallumé une en entrant. Cette simplicité chez le roi d'Angleterre m'a rappelé celle que j'avais remarquée chez le président des Etats-Unis, et pourtant George IV n'est pas Washington.

Edouard III, voulant donner des fêtes à Alix de Salisbury, répara la château de Windsor " que le roi Arthur , dit Froissard, fit jadis faire et fonder là où premièrement fut commencée la noble table ronde dont tant de vaillants hommes et chevaliers sortirent et travaillèrent en armes et en prouesses par tout le monde ". Edouard ajouta au château une chapelle dédiée à Saint-Georges à l'occasion de l'ordre de la Jarretière, " qui parut aux chevaliers une chose moult honorable où tout autour se nourrirait . " II y a aussi loin de cette Angleterre à celle d'aujourd'hui, que de mes années chez les sauvages à mes années de Royal-Lodge.

Au lever du jour, j'ai quitté Windsor : rentré à Londres, j'expédie mon courrier à Paris et je retourne au Canada. Quel merveilleux char pour courir d'un bout du monde à l'autre que celui de la pensée !

 

Sur Madame Récamier

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[1]

Madame Récamier.

Avant de passer à l'ambassade de Rome, à cette Italie, le rêve de mes jours ; avant de continuer mon récit, je dois parler d'une femme qu'on ne perdra plus de vue jusqu'à la fin de ces Mémoires . Une correspondance va s'ouvrir de Rome à Paris entre elle et moi : il faut donc savoir à qui j'écris, comment et à quelle époque j'ai connu Madame Récamier. Elle rencontra aux divers rangs de la société les personnages plus ou moins célèbres engagés sur la scène du monde ; tous lui ont rendu un culte ; sa beauté mêle son existence idéale aux faits matériels de notre histoire ; lumière sereine éclairant un tableau d'orage. Revenons encore sur des temps écoulés ; essayons à la clarté de mon couchant, de dessiner un portrait sur le ciel, où ma nuit qui s'approche va bientôt répandre ses ombres.

Une lettre publiée dans le Mercure , après ma rentrée en France, en 1800, avait frappé Madame de Staël. Je n'étais pas encore rayé de la liste des émigrés ; Atala me tira de mon obscurité, Madame Bacciochi (Elisa Bonaparte), à la prière de Monsieur de Fontanes, sollicita et obtint du premier consul ma radiation. Ce fut Christian de Lamoignon qui me présenta à Madame Récamier ; elle demeurait dans son élégante maison de la rue du Mont-Blanc. Au sortir de mes bois et de l'obscurité de ma vie, j'étais encore tout sauvage ; j'osai à peine lever les yeux sur une femme, entourée d'adorateurs, placée si loin de moi par sa renommée et sa beauté.

Environ un mois après, j'étais un matin chez Madame de Staël ; elle m'avait reçu à sa toilette ; elle se laissait habiller par Mlle Olive, tandis qu'elle causait en roulant dans ses doigts une petite branche verte : entre tout à coup Madame Récamier vêtue d'une robe blanche ; elle s'assit au milieu d'un sofa de soie bleue ; Madame de Staël restée debout continua sa conversation fort animée et parlait avec éloquence ; je répondais à peine les yeux attachés sur Madame Récamier. Je me demandais si je voyais un portrait de la candeur ou de la volupté. Je n'avais jamais inventé rien de pareil et plus que jamais je fus découragé ; mon amoureuse admiration se changea en humeur contre ma personne. Je crois que je priai le ciel de vieillir cet ange, de lui retirer un peu de sa divinité, pour mettre entre nous moins de distance. Quand je rêvais ma Sylphide, je me donnais toutes les perfections pour lui plaire ; quand je pensais à Madame Récamier je lui ôtais des charmes pour la rapprocher de moi : il était clair que j'aimais la réalité plus que le songe.

Madame Récamier sortit et je ne la revis plus que douze ans après.

Douze ans ! Quelle puissance ennemie coupe et gaspille ainsi nos jours, les prodigue ironiquement à toutes les indifférences appelées attachements, à toutes les misères surnommées félicités ! Puis par une autre dérision, quand elle en a flétri et dépensé la partie la plus précieuse, elle nous ramène au point du départ de nos courses. Et comment nous y ramène-t-elle ? L'esprit obsédé des idées étrangères, des fantômes importuns, des sentiments trompés ou incomplets d'un monde qui ne nous a laissé rien d'heureux. Ces idées, ces fantômes, ces sentiments s'interposent entre nous et le bonheur que nous pourrions encore goûter. Nous revenons le coeur souffrant de regrets, désolés de ces erreurs de jeunesse, si pénibles au souvenir dans la pudeur des années. Voilà comme je revins après être allé à Rome, en Syrie ; après avoir vu passer l'Empire, après être devenu l'homme du bruit, après avoir cessé d'être l'homme du silence et de l'oubli, tel que je l'étais encore, quand je vis pour la première fois Madame Récamier.

Qu'avait-elle fait ? Quelle avait été sa vie ?

Je n'ai point connu la plus grande partie de l'existence à la fois éclatante et retirée dont je vais vous entretenir : force m'est donc de recourir à des autorités différentes de la mienne, mais elles seront irrécusables. D'abord Madame Récamier m'a raconté des faits dont elle a été témoin, et m'a communiqué des lettres précieuses. Elle a écrit sur ce qu'elle a vu des notes dont elle m'a permis de consulter le texte et trop rarement de le citer. Ensuite Madame de Staël dans sa correspondance, Benjamin Constant dans des souvenirs les uns imprimés, les autres manuscrits, Monsieur Ballanche dans une notice [sur notre commune amie, Madame la duchesse d'Abrantès dans ses esquisses, Madame de Genlis dans les siennes] , ont abondamment fourni les matériaux de ma narration. Je n'ai fait que nouer les uns aux autres tant de beaux noms, en remplissant les vides par mon récit quand quelques anneaux de la chaîne des événements étaient sautés ou rompus.

Montaigne dit que les hommes vont béant aux choses futures : j'ai la manie de béer aux choses passées. Tout est plaisir surtout lorsque l'on tourne les yeux sur les premières années de ceux que l'on chérit : on allonge une vie aimée ; on étend l'affection que l'on ressent sur des jours que l'on a ignorés et que l'on ressuscite ; on embellit ce qui fut, de ce qui est, on recompose de la jeunesse : de plus on est sans crainte, puisqu'on a pour soi l'expérience ; par les qualités que l'on a découvertes, on sait qu'un attachement commencé dans la saison printanière, n'aurait fait aucun usage de ses ailes et ne se serait pas flétri dès son matin.

 

[2]

Enfance de Madame Récamier.

J'ai vu à Lyon le Jardin des Plantes établi dans les jardins en amphithéâtre de l'ancienne Abbaye de la Déserte , maintenant abattue : le Rhône et la Saône sont à vos pieds ; au loin s'élève la plus haute montagne de l'Europe, première colonne milliaire de l'Italie, avec son écriteau blanc au-dessus des nuages.

Madame Récamier fut mise dans cette abbaye ; elle y passa son enfance derrière une grille qui ne s'ouvrait sur l'église extérieure qu'à l'élévation de la messe. Alors on apercevait dans la chapelle intérieure du couvent de jeunes filles prosternées. La fête de l'abbesse était la fête principale de la communauté ; la plus belle des pensionnaires, faisait le compliment d'usage : sa parure était ajustée, sa chevelure nattée, sa tête voilée et couronnée des mains de ses compagnes ; et tout cela en silence, car l'heure du lever était une de celles qu'on appelait du grand silence dans les monastères. Il va de suite que Juliette avait les honneurs de la journée.

Son père et sa mère s'étant établis à Paris, rappelèrent leur enfant auprès d'eux. Sur des brouillons écrits par Madame Récamier je recueille cette note :

" La veille du jour où ma tante devait venir me chercher, je fus conduite dans la chambre de Madame l'abbesse pour recevoir sa bénédiction. Le lendemain, baignée de larmes, je venais de franchir la porte que je ne me souvenais pas d'avoir vu s'ouvrir pour me laisser entrer, je me trouvai dans une voiture avec ma tante, et nous partîmes pour Paris.

" Je quitte à regret une époque si calme et si pure pour entrer dans celle des agitations. Elle me revient quelquefois comme dans un vague et doux rêve avec ses nuages d'encens, ses cérémonies infinies, ses processions dans les jardins, ses chants et ses fleurs. "

Ces heures sorties d'un pieux désert, se reposent maintenant dans une autre solitude religieuse, sans avoir rien perdu de leur fraîcheur et de leur harmonie.

 

[3]

Jeunesse de Madame Récamier.

Benjamin Constant, l'homme qui a eu le plus d'esprit après Voltaire, cherche à donner ainsi une idée de la première jeunesse de Madame Récamier : il a puisé dans le modèle dont il prétendait retracer les traits, une grâce qui ne lui était pas naturelle ; le peintre était amoureux.

Récit de Benjamin Constant.

" Parmi les femmes de notre époque, dit-il, que des avantages de figure, d'esprit ou de caractère ont rendues célèbres, il en est une que je veux peindre. Sa beauté l'a d'abord fait admirer ; son âme s'est ensuite fait connaître, et son âme a encore paru supérieure à sa beauté. L'habitude de la société a fourni à son esprit le moyen de se déployer et son esprit n'est resté au-dessous ni de sa beauté, ni de son âme.

" A peine âgée de treize ans, mariée à un homme qui, occupé d'affaires immenses, ne pouvait guider son extrême jeunesse, Madame Récamier se trouva presque entièrement livrée à elle-même dans un pays qui était encore un chaos.

" Plusieurs femmes de la même époque ont rempli l'Europe de leurs diverses célébrités. La plupart ont payé le tribut à leur siècle, les unes par des amours sans délicatesse, les autres par de coupables condescendances envers les tyrannies successives.

" Celle que je peins sortit brillante et pure de cette atmosphère qui flétrissait ce qu'elle ne corrompait pas. L'enfance fut d'abord pour elle une sauvegarde, tant l'auteur de ce bel ouvrage faisait tourner tout à son profit. Eloignée du monde, dans une solitude embellie par les arts, elle se faisait une douce occupation de ces études charmantes et poétiques qui restent le charme d'un autre âge.

" Souvent aussi entourée de jeunes compagnes de son âge, elle se livrait avec elles à des jeux bruyants. Svelte et légère, elle les devançait à la course ; elle couvrait d'un bandeau ses yeux qui devaient un jour pénétrer toutes les âmes. Son regard aujourd'hui si expressif et si profond, et qui semble nous révéler des mystères qu'elle-même ne connaît pas, n'étincelait alors que d'une gaieté vive et folâtre. Ses beaux cheveux qui ne peuvent se détacher sans nous remplir de trouble, tombaient alors sans danger pour personne sur ses blanches épaules. Un rire éclatant et prolongé interrompait souvent ses conversations enfantines ; mais déjà, l'on eût pu remarquer en elle cette observation fine et rapide qui saisit le ridicule, cette malignité douce qui s'en amuse, sans jamais blesser et surtout ce sentiment exquis d'élégance, de pureté, de bon goût, véritable noblesse native dont les titres sont empreints sur les êtres privilégiés.

" Le grand monde d'alors était trop contraire à sa nature pour qu'elle ne préférât pas la retraite. On ne la vit jamais dans les maisons ouvertes à tout venant, seules réunions possibles quand toute société fermée eût été suspecte ; où toutes les classes se précipitaient parce qu'on pouvait y parler sans rien dire, s'y rencontrer sans se compromettre, où le mauvais ton tenait lieu d'esprit et le désordre de gaieté. On ne la vit jamais à cette cour du Directoire où le pouvoir était tout à la fois terrible et familier et inspirait la crainte sans échapper au mépris.

" Cependant Madame Récamier sortait quelquefois de sa retraite pour aller au spectacle ou dans les promenades publiques, et, dans ces lieux fréquentés par tous, ces rares apparitions étaient de véritables événements. Tout autre but de ces réunions immenses était oublié et chacun s'élançait sur son passage. L'homme assez heureux pour la conduire avait à surmonter l'admiration comme un obstacle. Ses pas étaient à chaque instant ralentis par les spectateurs pressés autour d'elle ; elle jouissait de ce succès avec la gaieté d'un enfant et la timidité d'une jeune fille ; mais la dignité gracieuse qui dans sa retraite la distinguait de ses jeunes amies, contenait au dehors la foule effervescente. On eût dit qu'elle régnait également par sa seule présence sur ses compagnes et sur le public. Ainsi se passèrent les premières années du mariage de Madame Récamier, entre des occupations poétiques, des jeux enfantins dans la retraite et de courtes et brillantes apparitions dans le monde. "

Interrompant le récit de l'auteur d' Adolphe , je dirai que dans cette société succédant à la Terreur, tout le monde craignait d'avoir l'air de posséder un foyer. On se rencontrait dans les lieux publics, surtout au Pavillon de Hanovre : quand je vis ce pavillon, il était abandonné comme la salle d'une fête d'hier, ou comme un théâtre dont les acteurs étaient à jamais descendus. Là s'étaient retrouvées des jeunes échappées de prison à qui André Chénier avait fait dire :

Je ne veux point mourir encore .

Madame Récamier avait rencontré Danton allant au supplice, et elle vit après quelques-unes des belles victimes dérobées à des hommes eux-mêmes devenus victimes de leur propre fureur.

Je reviens à mon guide, Benjamin Constant :

" L'esprit de Madame Récamier avait besoin d'un autre aliment. L'instinct du beau lui faisait aimer d'avance, sans les connaître, les hommes distingués par une réputation de talent et de génie.

" Monsieur de la Harpe, l'un des premiers, sut apprécier cette femme qui devait un jour grouper autour d'elle toutes les célébrités de son siècle. Il l'avait rencontrée dans son enfance, il la revit mariée et la conversation de cette jeune personne de quinze ans eut mille attraits pour un homme que son excessif amour-propre et l'habitude des entretiens avec les hommes les plus spirituels de France rendaient fort exigeant et fort difficile.

" Monsieur de la Harpe se dégageait auprès de Madame Récamier de la plupart des défauts qui rendaient son commerce épineux et presque insupportable. Il se plaisait à être son guide : il admirait avec quelle rapidité son esprit suppléait à l'expérience et comprenait tout ce qu'il lui révélait sur le monde et sur les hommes. C'était au moment de cette conversion fameuse que tant de gens ont qualifiée d'hypocrisie. J'ai toujours regardé cette conversion comme sincère. Le sentiment religieux est une faculté inhérente à l'homme ; il est absurde de prétendre que la fraude et le mensonge aient créé cette faculté. On ne met rien dans l'âme humaine que ce que la nature y a mis. Les persécutions, les abus d'autorité en faveur de certains dogmes peuvent nous faire illusion à nous-mêmes et nous révolter contre ce que nous éprouverions, si on ne nous l'imposait pas : mais dès que les causes extérieures ont cessé, nous revenons à notre tendance primitive : quand il n'y a plus de courage à résister, nous ne nous applaudissons plus de notre résistance. Or la révolution ayant ôté ce mérite à l'incrédulité, les hommes que la vanité seule avait rendus incrédules purent devenir religieux de bonne foi.

" Monsieur de la Harpe était de ce nombre ; mais il garda son caractère intolérant et cette disposition amère qui lui faisaient concevoir de nouvelles haines, sans abjurer les anciennes. Toutes ces épines de sa dévotion disparaissaient cependant auprès de Madame Récamier. "

Voici quelques fragments des lettres de Monsieur de la Harpe à Madame Récamier dont Benjamin Constant vient de parler :

" Samedi, 28 septembre.

" Quoi, Madame, vous portez la bonté jusqu'à vouloir honorer d'une visite un pauvre proscrit comme moi ! C'est pour cette fois que je pourrai dire comme les anciens Patriarches, à qui d'ailleurs je ressemble si peu, qu'un ange est venu dans ma demeure . Je sais bien que vous aimez à faire oeuvres de miséricorde ; mais par le temps qui court tout bien est difficile, et celui-là comme les autres. Je dois vous prévenir, à mon grand regret, que venir seule est d'abord impossible pour bien des raisons ; entre autres, qu'avec votre jeunesse et votre figure dont l'éclat vous suivra partout, vous ne sauriez voyager sans une femme de chambre à qui la prudence me défend de confier le secret de ma retraite qui n'est pas à moi seul. Vous n'auriez donc qu'un moyen d'exécuter votre généreuse résolution, ce serait de vous consulter avec Madame de Clermont qui vous amènerait un jour dans son petit castel champêtre, et de là il vous serait très aisé de venir avec elle. Vous êtes faites toutes deux pour vous apprécier et pour vous aimer l'une et l'autre. (...)

" Je fais en ce moment-ci beaucoup de vers. En les faisant je songe souvent que je pourrai les lire un jour à cette belle et charmante Juliette dont l'esprit est aussi fin que le regard, et le goût aussi pur que son âme. Je vous enverrais bien aussi le fragment d' Adonis que vous aimez, quoique devenu un peu profane pour moi ; mais je voudrais la promesse qu'il ne sortira pas de vos mains, quoique vous puissiez le lire aux personnes que vous jugerez dignes de vous entendre lire des vers. (...)

" Adieu Madame, je me laisse aller avec vous à des idées que toute autre que vous trouverait bien extraordinaire d'adresser à une personne de seize ans, mais je sais que vos seize ans ne sont que sur votre figure. "

" Samedi.

" Il y a bien longtemps, Madame, que je n'ai eu le plaisir de causer avec vous, et si vous êtes sûre, comme vous devez l'être que c'est une de mes privations, vous ne m'en ferez pas de reproches. (...)

" Vous avez lu dans mon âme ; vous avez vu que j'y portais le deuil des malheurs publics et celui de mes propres fautes, et j'ai dû sentir que cette triste disposition formait un contraste trop fort avec tout l'éclat qui environne votre âge et vos charmes. Je crains même qu'il ne se soit fait apercevoir quelquefois dans le peu de moments qu'il m'a été permis de passer avec vous, et je réclame là-dessus votre indulgence. Mais à présent, Madame, que la Providence semble nous montrer de bien près un meilleur avenir, à qui pourrais-je confier mieux qu'à vous la joie que me donnent des espérances si douces et que je crois si prochaines ? Qui tiendra une plus grande place que vous dans les jouissances particulières qui se mêleront à la joie publique ? Je serai alors plus susceptible et moins indigne des douceurs de votre charmante société, et combien je m'estimerai heureux de pouvoir y être encore pour quelque chose ! Si vous daignez mettre le même prix au fruit de mon travail, vous serez toujours la première à qui je m'empresserai d'en faire hommage. Alors plus de contradictions et d'obstacles ; vous me trouverez toujours à vos ordres, et personne, je l'espère, ne pourra me blâmer de cette préférence. Je dirai : - Voilà celle qui dans l'âge des illusions, et avec tous les avantages brillants qui peuvent les excuser, a connu toute la noblesse et la délicatesse des procédés de la plus pure amitié, et au milieu de tous les hommages, s'est souvenue d'un proscrit. Je dirai : - Voilà celle dont j'ai vu croître la jeunesse et les grâces, au milieu d'une corruption générale qui n'a jamais pu les atteindre ; celle dont la raison de seize ans a souvent fait honte à la mienne, et je suis sûr que personne ne sera tenté de me contredire. "

La tristesse des événements, de l'âge et de la religion, cachée sous une expression attendrie et presque amoureuse offre dans ces lettres un singulier mélange de pensée et de style.

Revenons encore au récit de Benjamin Constant :

" Nous arrivons à l'époque où Madame Récamier se vit pour la première fois l'objet d'une passion forte et suivie. Jusqu'alors elle avait reçu des hommages unanimes de la part de tous ceux qui la rencontraient ; mais son genre de vie ne présentait nulle part des centres de réunion où l'on fût sûr de la retrouver. Elle ne recevait jamais chez elle et ne s'était point encore formé de société où l'on pût pénétrer tous les jours pour la voir et essayer de lui plaire.

" Dans l'été de 1799, elle vint habiter le château de Clichy à un quart de lieue de Paris. Un homme célèbre depuis par divers genres de tentatives et de prétentions, et plus célèbre encore par les avantages qu'il a refusés que par les succès qu'il a obtenus, Lucien Bonaparte se fit présenter à elle.

" Il n'avait aspiré jusqu'alors qu'à des conquêtes faciles et n'avait étudié pour les obtenir que les moyens de romans que son peu de connaissance du monde lui représentait comme infaillibles. Il est possible que l'idée de captiver la plus belle femme de son temps l'ait séduit d'abord. Chef d'un parti dans le conseil des Cinq-Cents, frère du premier général du siècle, il fut flatté de réunir dans sa personne les triomphes d'un homme d'Etat et les succès d'un amant.

" Il imagina de recourir à une fiction pour déclarer son amour à Madame Récamier : il supposa une lettre de Roméo à Juliette et l'envoya comme un ouvrage de lui à celle qui portait le même nom. "

Voici cette lettre connue de Benjamin Constant ; au milieu des révolutions qui ont agité le monde réel, il est piquant de voir un Bonaparte s'enfoncer dans le monde des fictions.

Lettre de Roméo à Juliette par l'auteur de la Tribu indienne.

" Venise, 29 juillet.

" Roméo vous écrit, Juliette : si vous refusiez de me lire, vous seriez plus cruelle que nos parents dont les longues querelles viennent enfin de s'apaiser : sans doute ces affreuses querelles ne renaîtront plus. (...) Il y a peu de jours je ne vous connaissais encore que par la renommée. Je vous avais aperçue quelquefois dans les Temples et dans les fêtes ; je savais que vous étiez la plus belle ; mille bouches répétaient vos éloges et vos attraits m'avaient frappé sans m'éblouir. (...) Pourquoi la paix m'a-t-elle livré à votre empire ? La paix ! (...) Elle est dans nos familles ; mais le trouble est dans mon coeur. (...)

" Rappelez-vous ce jour où pour la première fois je vous fus présenté. Nous célébrions dans un banquet nombreux la réconciliation de nos pères. Je revenais du Sénat où les troubles suscités à la République avaient produit une vive impression ; ma tête était remplie de réflexions profondes ; j'arrivai triste et rêveur dans ces jardins de Bedmar où nous étions attendus. (...)

" Vous arrivâtes. Tous alors s'empressaient. Qu'elle est belle ! s'écriait-on. (...) Le hasard ou l'amour me plaça près de vous ; j'entendis votre voix, (...) vos regards, vos sourires fixèrent mon âme attentive ; je fus subjugué ! Je ne pouvais assez admirer vos traits, vos accents, votre silence, vos gestes et cette gracieuse physionomie qu'embellit une douce indifférence. (...) Car vous savez donner des charmes à l'indifférence.

" La foule remplit dans la soirée les jardins de Bedmar. Les importuns, qui sont partout, s'emparèrent de moi. Cette fois je n'eus avec eux ni patience, ni affabilité : ils me tenaient éloigné de vous. (...) Je voulus me rendre compte du trouble qui s'emparait de moi. Je reconnus l'amour et je voulus le maîtriser. (...) Je fus entraîné et je quittai avec vous ce lieu de fête.

" Je vous ai revue depuis ; l'amour a semblé me sourire. (...) Un jour, assise au bord de l'eau, immobile et rêveuse, vous effeuilliez une rose ; seul avec vous, j'ai parlé. (...) J'ai entendu un soupir. (...) Vaine illusions ! (...) Revenu de mon erreur, j'ai vu l'indifférence au front tranquille assise entre nous deux. (...) La passion qui me maîtrise s'exprimait dans mes discours et les vôtres portaient l'aimable et cruelle empreinte de l'enfance et de la plaisanterie. (...) Chaque jour je voudrais vous voir, comme si le trait n'était pas assez fixé dans mon coeur. Les moments où je vous vois seule sont bien rares, et ces jeunes Vénitiens qui vous entourent et qui vous parlent fadeur et galanterie me sont insupportables. (...) Peut-on parler à Juliette comme aux autres femmes ?

" J'ai voulu vous écrire. Vous me connaîtrez, vous ne serez plus incrédule. (...) Mon âme est inquiète ; elle a soif de sentiments. (...) Si l'amour n'a pas ému la vôtre ; si Roméo n'est à vos yeux qu'un homme ordinaire, oh ! je vous en conjure, par les liens que vous m'avez imposés, soyez avec moi sévère par bonté ; ne me souriez plus, ne me parlez plus, repoussez-moi loin de vous. Dites-moi de m'éloigner et si je puis exécuter cet ordre rigoureux, souvenez-vous au moins que Roméo vous aimera toujours ; que personne n'a jamais régné sur lui comme Juliette , et qu'il ne peut plus renoncer à vivre pour elle, au moins par le souvenir. "

Pour un homme de sang-froid, tout cela est un peu moquable : les Bonaparte vivaient de théâtres, de romans et de vers ; la vie de Napoléon lui-même est-elle autre chose qu'un poème ?

Benjamin Constant continue en commentant cette lettre :

" Le style de cette lettre est visiblement imité de tous les romans qui ont peint les passions, depuis Werther jusqu'à la Nouvelle Héloïse . Madame Récamier reconnut facilement à plusieurs circonstances de détail qu'elle-même était l'objet de la déclaration qu'on lui présentait comme une simple lecture. Elle n'était pas assez accoutumée au langage direct de l'amour pour être avertie par l'expérience que tout dans les expressions n'était peut-être pas sincère, mais un instinct juste et sûr l'en avertissait. Elle répondit avec simplicité, avec gaieté même, et montra bien plus d'indifférence que d'inquiétude et de crainte. Il n'en fallut pas davantage pour que Lucien éprouvât réellement la passion qu'il avait d'abord un peu exagérée.

" Les lettres de Lucien deviennent plus vraies, plus éloquentes à mesure qu'il devient plus passionné ; on y voit bien toujours l'ambition des ornements, le besoin de se mettre en attitude, il ne peut s'endormir sans se jeter dans les bras de Morphée . (...) Au milieu de son désespoir, il se décrit livré aux grandes occupations qui l'entourent ; il s'étonne de ce qu'un homme comme lui verse des larmes ; mais dans tout cet alliage de déclamation et de phrases il y a pourtant de l'éloquence, de la sensibilité et de la douleur. Enfin dans une lettre pleine de passion où il écrit à Madame Récamier : " Je ne puis vous haïr, mais je puis me tuer ", il dit tout à coup en réflexion générale : " J'oublie que l'amour ne s'arrache pas, il s'obtient. " Puis il ajoute : " Après la réception de votre billet, j'en ai reçu plusieurs diplomatiques ; j'ai appris une nouvelle que le bruit public vous aura sans doute apprise. Je suis parti dans la nuit. Les félicitations m'entourent, m'étourdissent. (...) On me parle de ce qui n'est pas vous. (...) Que la nature est faible, comparée à l'amour ! "

" Cette nouvelle qui trouvait Lucien insensible était pourtant une nouvelle immense : le débarquement de Bonaparte à son retour d'Egypte.

" Un destin nouveau venait de débarquer avec ses promesses et ses menaces ; le dix-huit brumaire ne devait pas se faire attendre. A peine échappé au danger de cette journée, qui tiendra toujours une si grande place dans l'histoire, Lucien écrivait à Madame Récamier : " Votre image m'est apparue ! (...) Vous auriez eu ma dernière pensée. "

 

[4]

Madame de Staël. - Suite du récit de Benjamin Constant.

" Madame Récamier contracta, avec une femme bien autrement illustre que Monsieur de la Harpe n'était célèbre, une amitié qui devint chaque jour plus intime et qui dure encore.

" Monsieur Necker ayant été rayé de la liste des émigrés, chargea Madame de Staël, sa fille, de vendre une maison qu'il avait à Paris. Monsieur Récamier l'acheta et ce fut une occasion naturelle pour Madame Récamier de voir Madame de Staël.

" La vue de cette femme célèbre la remplit d'abord d'une excessive timidité. La figure de Madame de Staël a été fort discutée. Mais un superbe regard, un sourire doux, une expression habituelle de bienveillance, l'absence de toute affectation minutieuse et de toute réserve gênante, des mots flatteurs, des louanges un peu directes, mais qui semblent échapper à l'enthousiasme, une variété inépuisable de conversation, étonnent, attirent, et lui concilient presque tous ceux qui l'approchent. Je ne connais aucune femme et même aucun homme qui soit plus convaincu de son immense supériorité sur tout le monde et qui fasse moins peser cette conviction sur les autres.

" Rien n'était plus attachant que les entretiens de Madame de Staël et de Madame Récamier. La rapidité de l'une à exprimer mille pensées neuves, la rapidité de la seconde à les saisir et à les juger ; cet esprit mâle et fort qui dévoilait tout, et cet esprit délicat et fin qui comprenait tout ; ces révélations d'un génie exercé, communiquées à une jeune intelligence digne de les recevoir : tout cela formait une réunion qu'il est impossible de peindre sans avoir eu le bonheur d'en être témoin soi-même.

" L'amitié de Madame Récamier pour Madame de Staël se fortifia d'un sentiment qu'elles éprouvaient toutes deux, l'amour filial. Madame Récamier était tendrement attachée à sa mère, femme d'un rare mérite, dont la santé donnait déjà des craintes et que sa fille ne cesse de regretter depuis qu'elle l'a perdue. Madame de Staël avait voué à son père un culte que la mort n'a fait que rendre plus exalté. Toujours entraînante par la manière de s'exprimer, elle le devient surtout encore quand elle parle de lui. Sa voix émue, ses yeux prêts à se mouiller de larmes, la sincérité de son enthousiasme, touchaient l'âme de ceux mêmes qui ne partageaient pas son opinion sur cet homme célèbre. On a fréquemment jeté du ridicule sur les éloges qu'elle lui a donnés dans ses écrits ; mais quand on l'a entendue sur ce sujet, il est impossible d'en faire un objet de moquerie, parce que rien de ce qui est vrai n'est ridicule ".

Les lettres de Corinne à son amie Madame Récamier commencèrent à l'époque rappelée ici par Benjamin Constant ; elles ont un charme qui tient presque de l'amour ; j'en ferai connaître quelques-unes :

Lettres de Madame de Staël à Madame Récamier.

" Coppet, 9 septembre.

" Vous souvenez-vous, belle Juliette , d'une personne que vous avez comblée de marques d'intérêt cet hiver, et qui se flatte de vous engager à redoubler l'hiver prochain ? Comment gouvernez-vous l'empire de la beauté ? On vous l'accorde avec plaisir cet empire, parce que vous êtes éminemment bonne et qu'il semble naturel qu'une âme si douce ait un charmant visage pour l'exprimer. De tous vos adorateurs vous savez que je préfère Adrien de Montmorency. J'ai reçu de ses lettres, remarquables par l'esprit et la grâce, et je crois à la solidité de ses affections, malgré le charme de ses manières. Au reste ce mot de solidité convient à moi qui ne prétends qu'à un rôle bien secondaire dans son coeur. Mais vous qui êtes l'héroïne de tous les sentiments, vous êtes exposée aux grands événements dont on fait les tragédies et les romans. Le mien s'avance au pied des Alpes. J'espère que vous le lirez avec intérêt. Je me plais à cette occupation. En parlant de vos adorateurs je ne parlais pas de Monsieur de Narbonne ; il me semble qu'il s'est rangé parmi les amis. S'il n'en était pas ainsi je n'aurais pu dire que je lui préférais personne. Au milieu de tous ces succès, ce que vous êtes et ce que vous resterez, c'est un ange de pureté et de beauté, et vous aurez le culte des dévots comme celui des mondains. (...)

Avez-vous revu l'auteur d' Atala ? Etes-vous toujours à Clichy ? Enfin je vous demande des détails sur vous. J'aime à savoir ce que vous faites, à me représenter les lieux que vous habitez. Tout n'est-il pas tableau dans les souvenirs que l'on garde de vous ? Je joins à cet enthousiasme si naturel pour vos rares avantages beaucoup d'attrait pour votre société. Acceptez, je vous prie, avec bienveillance tout ce que je vous offre, et promettez-moi que nous nous verrons souvent l'hiver prochain. "

" Coppet, 30 avril.

" Savez-vous que mes amis, belle Juliette , m'ont un peu flattée de l'idée que vous viendriez ici ? Ne pourriez-vous pas me donner ce grand plaisir ? Le bonheur ne m'a pas gâtée, depuis quelque temps, et ce serait un retour de fortune que votre arrivée qui me donnerait de l'espoir pour tout ce que je désire. Adrien et Mathieu disent qu'ils viendront. Si vous veniez avec eux, un mois de séjour ici suffirait pour vous montrer notre éclatante nature. Mon père dit que vous devriez choisir Coppet pour domicile, et que de là nous ferions nos courses. Mon père est très vif dans le désir de vous voir. Vous savez ce qu'on a dit d'Homère :

Par la voix des vieillards, tu louas la beauté .

" Et indépendamment de cette beauté vous êtes charmante. "

 

[5]

Voyage de Madame Récamier en Angleterre.

Pendant la courte paix d'Amiens, Madame Récamier fit avec sa mère un voyage à Londres. Elle eut des lettres de recommandation du vieux duc de Guignes, ambassadeur en Angleterre trente ans auparavant. Il avait conservé des correspondances avec les femmes les plus brillantes de son temps : la duchesse de Devonshire, lady Melbourne, la marquise de Salisbury, la margrave d'Anspach dont il avait été amoureux. Son ambassade était encore célèbre, son souvenir tout vivant chez ces respectables dames.

Telle est la puissance de la nouveauté en Angleterre, que le lendemain les gazettes furent remplies de l'arrivée de la Beauté étrangère. Madame Récamier reçut les visites de toutes les personnes à qui elle avait envoyé ses lettres. Parmi ces personnes la plus remarquable était la duchesse de Devonshire âgée de quarante-cinq à cinquante ans. Elle était encore à la mode et belle quoique privée d'un oeil qu'elle couvrait d'une boucle de cheveux. La première fois que Madame Récamier parut en public, ce fut avec elle. La duchesse la conduisit à l'Opéra dans sa loge où se trouvaient le Prince de Galles, le duc d'Orléans et ses frères le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais. Les deux premiers devaient devenir rois ; l'un touchait au trône, l'autre en était encore séparé par un abîme. Les lorgnettes et les regards se tournèrent vers la loge de la duchesse. Le Prince de Galles dit à Madame Récamier que si elle ne voulait être étouffée, il fallait sortir avant la fin du spectacle. A peine fut-elle debout que les portes des loges s'ouvrirent précipitamment : elle n'évita rien et fut portée par le flot de la foule jusqu'à sa voiture.

Le lendemain Madame Récamier alla au parc de Kensington accompagnée du marquis de Douglas, duc d'Hamilton, qui depuis a reçu Charles X à Holyrood, et de sa soeur la duchesse de Somerset. La foule se précipitait sur les pas de l'étrangère. Cet effet se renouvela toutes les fois qu'elle se montra en public ; les journaux retentissaient de son nom et son portrait, gravé par Bartolozzi, fut répandu dans toute l'Angleterre. L'auteur d' Antigone (M. Ballanche), ajoute que des vaisseaux le portèrent jusque dans les îles de la Grèce : la beauté retournait aux lieux où l'on avait inventé son image. On a de Madame Récamier une esquisse par David, un portrait en pied par Gérard, un buste par Canova. Le portrait est le chef-d'oeuvre de Gérard ; il est ravissant, mais il ne me plaît pas, parce que j'y reconnais les traits, sans reconnaître l'expression du modèle.

La veille du départ de Madame Récamier, le Prince de Galles et la duchesse de Devonshire lui demandèrent de les recevoir et d'amener chez elle quelques personnes de leur société. Les demandes s'étant multipliées la réunion fut nombreuse. On fit de la musique ; Madame Récamier joua avec le chevalier Marin, premier harpiste de cette époque, des variations sur un thème de Mozart, qui lui était dédié. Les feuilles anglaises furent remplies des détails de cette soirée. Elles remarquèrent l'enthousiasme si gracieux et si animé du Prince de Galles, et son empressement sans partage auprès de la belle étrangère.

Le lendemain elle s'embarqua pour La Haye et mit trois jours à faire une traversée de seize heures. Elle m'a raconté que pendant ces jours mêlés de tempêtes, elle lut le Génie du christianisme ; je lui fus révélé , selon sa bienveillante expression : je reconnais là cette bonté que les vents et la mer ont toujours eue pour moi.

Près de la Haye, elle visita le château du Prince d'Orange, ce prince lui ayant fait promettre d'aller voir cette demeure : il lui écrivit plusieurs lettres, dans lesquelles il parle de ses revers et de l'espoir de les vaincre : Guillaume IV est en effet devenu monarque ; en ce temps-là, on intriguait pour être roi, comme aujourd'hui pour être député ; et ces candidats à la souveraineté, se pressaient aux pieds de Madame Récamier, comme si elle disposait des couronnes.

Ce billet de Bernadotte, qui règne aujourd'hui sur la Suède, termina le voyage de Madame Récamier en Angleterre.

" (...) Les journaux anglais, en calmant mes inquiétudes sur votre santé, m'ont appris les dangers auxquels vous aviez été exposée. J'ai blâmé d'abord le peuple de Londres dans son trop grand empressement ; mais je vous l'avoue, il a été bientôt excusé, car je suis partie intéressée lorsqu'il faut justifier les personnes qui se rendent indiscrètes pour admirer les charmes de votre céleste figure.

" Au milieu de l'éclat qui vous environne et que vous méritez à tant de titres, daignez vous souvenir quelquefois que l'être qui vous est le plus dévoué dans la nature est

" Bernadotte. "

 

[6]

Premier voyage de Madame de Staël en Allemagne. - Madame Récamier à Paris.

Madame de Staël menacée de l'exil, tenta de s'établir à Maffliers, campagne à dix lieues de Paris. Elle accepta la proposition que lui fit Madame Récamier, revenue d'Angleterre, de passer quelques jours à Saint-Brice avec elle ; ensuite elle retourna dans son premier asile. Elle rend compte de ce qui lui arriva alors, dans les Dix années d'exil :

" J'étais à table, dit-elle, avec trois de mes amis dans une salle où l'on voyait le grand chemin et la porte d'entrée. C'était à la fin de septembre à quatre heures : un homme en habit gris, à cheval, s'arrête et sonne ; je fus certaine de mon sort : il me fit demander ; je le reçus dans le jardin. En avançant vers lui, le parfum des fleurs et la beauté du soleil me frappèrent. Les sensations qui nous viennent par les combinaisons de la société sont si différentes de celle de la nature ! Cet homme me dit qu'il était le commandant de la gendarmerie de Versailles. (...) Il me montra une lettre signée de Bonaparte qui portait l'ordre de m'éloigner à quarante lieues de Paris et enjoignait de me faire partir dans les vingt-quatre heures, en me traitant cependant avec tous les égards dus à une femme d'un nom connu... Je répondis à l'officier de gendarmerie que partir dans les vingt-quatre heures convenait à des conscrits, mais non pas à une femme et à des enfants. En conséquence je lui proposai de m'accompagner à Paris où j'avais besoin de trois jours pour faire les arrangements nécessaires à mon voyage. Je montai donc dans ma voiture avec mes enfants et cet officier qu'on avait choisi comme le plus littéraire des gendarmes. En effet il me fit des compliments sur mes écrits. - Vous voyez, lui dis-je, Monsieur, où cela mène d'être une femme d'esprit. Déconseillez-le, je vous prie, aux personnes de votre famille, si vous en avez l'occasion. " J'essayais de me monter par la fierté ; mais je sentais la griffe dans mon coeur.

" Je m'arrêtai quelques instants chez Madame Récamier. Je trouvai le général Junot qui, par dévouement pour elle, promit d'aller le lendemain parler au premier Consul. Il le fit en effet avec la plus grande chaleur. (...)

" La veille du jour qui m'était accordé, Joseph Bonaparte fit encore une tentative.

" Je fus obligée d'attendre la réponse dans une auberge à deux lieues de Paris, n'osant pas rentrer chez moi dans la ville. Un jour se passa sans que cette réponse me parvint. Ne voulant pas attirer l'attention sur moi en restant plus longtemps dans l'auberge où j'étais, je fis le tour des murs de Paris pour en aller chercher une autre, de même à deux lieues de Paris, mais sur une route différente. Cette vie errante à quatre pas de mes amis et de ma demeure, me causait une douleur que je ne puis me rappeler sans frissonner... "

Madame de Staël au lieu de retourner à Coppet partit pour son premier voyage d'Allemagne. A cette époque elle m'écrivit sur la mort de Madame de Beaumont la lettre que j'ai citée dans mon premier voyage de Rome.

Madame Récamier réunissait chez elle à Paris ce qu'il y avait de plus distingué dans les partis opprimés et dans les opinions qui n'avaient pas tout cédé à la victoire. On y voyait les illustrations de l'ancienne monarchie et du nouvel Empire, les Montmorency, les Lafayette, les Sabran, les Lamoignon, les Noailles, les généraux Masséna, Junot, Moreau et Bernadotte ; celui-là destiné à l'exil, celui-ci au trône. Les étrangers illustres, le Prince d'Orange et le Prince de Bavière, le frère de la Reine de Prusse, l'environnaient, comme à Londres le Prince de Galles était fier de porter son châle. L'attrait était si irrésistible qu'Eugène Beauharnais, Murat et les ministres mêmes de l'Empereur allaient à ces réunions.

Bonaparte ne pouvait souffrir le succès, même celui d'une femme, lorsqu'il ne relevait pas de lui. Il disait : " Depuis quand le conseil se tient-il chez Madame Récamier ? "

 

[7]

Projets des généraux. - Portrait de Bernadotte. - Procès de Moreau. - Lettres de Moreau et de Masséna à Madame Récamier.

Je reviens maintenant au récit de Benjamin Constant :

" Depuis longtemps Bonaparte qui s'était emparé du gouvernement marchait ouvertement à la tyrannie. Les partis les plus opposés s'aigrissaient contre lui et tandis que la masse des citoyens se laissait énerver encore par le repos qu'on lui promettait, les Républicains et les Royalistes désiraient un renversement. Monsieur de Montmorency appartenait à ces derniers par sa naissance, ses rapports et ses opinions. Madame Récamier ne tenait à la politique que par son intérêt généreux pour les vaincus de tous les partis. L'indépendance de son caractère l'éloignait de la cour de Napoléon dont elle avait refusé de faire partie. Monsieur de Montmorency imagina de lui confier ses espérances, lui peignit le rétablissement des Bourbons sous des couleurs propres à exciter son enthousiasme et la chargea de rapprocher deux hommes importants alors en France, Bernadotte et Moreau, pour voir s'ils pouvaient se réunir contre Bonaparte. Elle connaissait beaucoup Bernadotte qui depuis est devenu Prince Royal de Suède. Quelque chose de chevaleresque dans la figure, de noble dans ses manières, de très fin dans l'esprit, de déclamatoire dans la conversation, en font un homme remarquable. Courageux dans les combats, hardi dans le propos mais timide dans les actions qui ne sont pas militaires, irrésolu dans tous ses projets : une chose qui le rend très séduisant à la première vue, mais qui en même temps met un obstacle à toute combinaison de plan avec lui, c'est une habitude de haranguer, reste de son éducation révolutionnaire qui ne le quitte pas. Il a parfois des mouvements d'une véritable éloquence ; il le sait, il aime ce genre de succès, et quand il est entré dans le développement de quelque idée générale, tenant à ce qu'il a entendu dans les clubs ou à la tribune, il perd de vue tout ce qui l'occupe et n'est plus qu'un orateur passionné. Tel il a paru en France dans les premières années du règne de Bonaparte, qu'il a toujours haï, et auquel il a toujours été suspect, et tel il s'est encore montré dans ces derniers temps au milieu du bouleversement de l'Europe dont on lui doit toujours l'affranchissement, parce qu'il a rassuré les étrangers en leur montrant un Français prêt à marcher contre le tyran de la France et sachant ne dire que ce qui pouvait influer sur sa nation.

" Tout ce qui offre à une femme le moyen d'exercer sa puissance lui est agréable. Il y avait d'ailleurs dans l'idée de soulever contre le despotisme de Bonaparte des hommes importants par leurs dignités et leur gloire, quelque chose de généreux et de noble qui devait tenter Madame Récamier. Elle se prêta donc au désir de Monsieur de Montmorency. Elle réunit souvent Bernadotte et Moreau chez elle. Moreau hésitait, Bernadotte déclamait. Madame Récamier prenait les discours indécis de Moreau pour un commencement de résolution, et les harangues de Bernadotte comme un signal de renversement de la tyrannie. Les deux généraux de leur côté étaient enchantés de voir leur mécontentement caressé par tant de beauté, d'esprit et de grâce. Il y avait en effet quelque chose de romanesque et de poétique dans cette femme si jeune, si séduisante, leur parlant de la liberté de leur patrie. Bernadotte répétait sans cesse que Madame Récamier était faite pour électriser le monde et pour créer des Séides. "

En remarquant la finesse de cette peinture de Benjamin Constant, il faut dire que Madame Récamier ne serait jamais entrée dans ces intérêts politiques sans l'irritation qu'elle ressentait de l'exil de Madame de Staël. Le futur Roi de Suède avait la liste des généraux qui tenaient encore au parti de l'indépendance ; mais le nom de Moreau n'y était pas ; c'était le seul qu'on pût opposer à celui de Napoléon : seulement Bernadotte ignorait quel était ce Bonaparte dont il attaquait la puissance.

Madame Moreau donna un bal ; toute l'Europe s'y trouva excepté la France ; elle n'y était représentée que par l'opposition républicaine. Pendant cette fête, le général Bernadotte conduisit Madame Récamier dans un petit salon où le bruit de la musique seul les suivit et leur rappelait où ils étaient. Moreau passa dans ce salon ; Bernadotte lui dit après de longues explications : " Avec un nom populaire, le seul parmi nous qui puisse se présenter appuyé de tout un peuple, voyez ce que vous pouvez, ce que nous pouvons guidés par vous ! "

Moreau répéta ce qu'il avait dit souvent : " qu'il sentait le danger dont la liberté était menacée, qu'il fallait surveiller Bonaparte, mais qu'il craignait une guerre civile. "

Cette conversation se prolongeait et s'animait ; Bernadotte s'emporta et dit au général Moreau : " Vous n'osez (pas) prendre la cause de la liberté ; eh bien ! Bonaparte se jouera de la liberté et de vous. Elle périra malgré nos efforts, et vous, vous serez enveloppé dans sa ruine, sans avoir combattu. " Paroles prophétiques !

La mère de Madame Récamier était liée avec Madame Hulot, mère de Madame Moreau, et Madame Récamier avait contracté avec cette dernière une de ces liaisons d'enfance qu'on est heureux de continuer dans le monde. Pendant le procès du Général, Madame Récamier passait sa vie chez Madame Moreau. Celle-ci dit à son amie que son mari se plaignait de ne l'avoir point encore vue parmi le public qui remplissait la salle et le tribunal. Madame Récamier s'arrangea pour assister le lendemain de cette conversation à la séance. Un juge, Monsieur Brillat-Savarin, se chargea. de la faire entrer par une porte particulière qui s'ouvrait sur l'amphithéâtre. En entrant elle leva son voile et parcourut d'un coup d'oeil les rangs des accusés afin d'y trouver Moreau. Il la reconnut, se leva et la salua. Tous les regards se tournèrent vers elle ; elle se hâta de descendre les degrés de l'amphithéâtre pour arriver à la place qui lui était destinée. Les accusés étaient au nombre de quarante-sept ; ils remplissaient les gradins placés en face des juges du tribunal. Chaque accusé était placé entre deux gendarmes : ces soldats montraient au général Moreau de la déférence et du respect.

On remarquait Messieurs de Polignac et de Rivière ; mais surtout Georges Cadoudal. Pichegru (dont le nom restera lié à celui de Moreau), manquait pourtant à côté de lui, ou plutôt on y croyait voir son ombre, car on savait qu'il manquait aussi dans la prison.

Il n'était plus question de Républicains, c'était la fidélité royaliste (excepté Moreau) qui luttait contre le pouvoir nouveau ; toutefois, cette cause de la légitimité et de ses partisans nobles avait pour chef un homme du peuple, Georges Cadoudal. On le voyait là, avec la pensée que cette tête si pieuse, si intrépide allait tomber sur l'échafaud ; que lui seul, peut-être, Cadoudal, ne serait pas sauvé, car il ne ferait rien pour l'être. Il ne défendait que ses amis ; quant à ce qui le regardait particulièrement, il disait tout. Bonaparte ne fut pas aussi généreux qu'on le suppose : onze personnes dévouées à Georges périrent avec lui.

Moreau ne parla point. La séance terminée, le juge qui avait amené Madame Récamier vint la reprendre. Elle traversa le parquet du côté opposé à celui par lequel elle était entrée et longea le banc des accusés. Moreau descendit, suivi de ses deux gendarmes ; il n'était séparé d'elle que par une balustrade : il lui dit quelques paroles que dans son saisissement elle entendit à peine ; en lui répondant sa voix se brisa.

Aujourd'hui que les temps sont changés et que le nom de Bonaparte semble seul les remplir, on n'imagine pas à combien peu encore paraissait tenir sa puissance. La nuit qui précéda la sentence et pendant laquelle le tribunal siégea, tout Paris fut sur pied. Des flots de peuple se portaient au Palais de Justice. Georges ne voulut point de grâce. Il répondit à ceux qui voulaient la demander : " Me promettez-vous une plus belle occasion de mourir ? "

Moreau condamné à la déportation se mit en route pour Cadix d'où il devait passer en Amérique. Madame Moreau alla le rejoindre. Madame Récamier était auprès d'elle au moment de son départ.

Elle la vit embrasser son fils dans son berceau, et la vit revenir sur ses pas pour l'embrasser encore : elle la conduisit à sa voiture et reçut son dernier adieu.

Le général Moreau écrivit de Cadix cette lettre à sa généreuse amie :

" Chiclana (près Cadix), le 12 octobre 1804.

" Madame, vous apprendrez sans doute avec quelque plaisir des nouvelles de deux fugitifs auxquels vous avez témoigné tant d'intérêt. Après avoir essuyé des fatigues de tous genres, sur terre et sur mer, nous espérions nous reposer à Cadix, quand la fièvre jaune, qu'on peut en quelque sorte comparer aux maux que nous venions d'éprouver, est venue nous assiéger dans cette ville.

" Quoique les couches de mon épouse nous aient forcés d'y rester plus d'un mois pendant la maladie, nous avons été assez heureux pour nous préserver de la contagion : un seul de nos gens en a été atteint.

" Enfin nous sommes à Chiclane, très joli village à quelques lieues de Cadix, jouissant d'une bonne santé, et mon épouse en pleine convalescence après m'avoir donné une fille très bien portante.

" Persuadée que vous prendrez autant d'intérêt à cet événement qu'à tout ce qui nous est arrivé, elle me charge de vous en faire part et de la rappeler à votre souvenir.

" Je ne vous parle pas du genre de vie que nous menons, il est excessivement ennuyeux et monotone ; mais au moins nous respirons en liberté, quoique dans le pays de l'Inquisition.

" Je vous prie, Madame, de recevoir l'assurance de mon respectueux attachement et de me croire pour toujours

" Votre très humble et très obéissant serviteur,

" Vr. Moreau. "

Cette lettre est datée de Chiclane, lieu qui sembla promettre avec de la gloire, un règne assuré à Monseigneur le duc d'Angoulême : et pourtant il n'a fait que paraître sur ce bord aussi fatalement que Moreau, qu'on a cru dévoué aux Bourbons : Moreau, au fond de l'âme, était dévoué à la liberté. Lorsqu'il eut le malheur de se joindre à la coalition, il s'agissait uniquement à ses yeux de combattre le despotisme de Bonaparte. Louis XVIII disait à Monsieur de Montmorency qui déplorait la mort de Moreau comme une grande perte pour la couronne : " Pas si grande : Moreau était républicain. "

Ce général ne repassa en Europe que pour trouver le boulet sur lequel son nom avait été gravé par le doigt de Dieu.

Moreau me rappelle un autre illustre capitaine, Masséna : celui-ci allait à l'armée d'Italie ; il demanda à Madame Récamier un ruban blanc de sa parure. Un jour elle reçut ce billet de la main de Masséna :

" Le charmant ruban donné par Madame Récamier a été porté par le général Masséna aux batailles et au blocus de Gênes : il n'a jamais quitté le général, et lui a constamment favorisé la victoire. "

Les antiques moeurs percent à travers les moeurs nouvelles dont elles font la base. La galanterie du chevalier noble se retrouvait dans le soldat plébéien ; le souvenir des Tournois et des Croisades était caché dans ces faits d'armes par qui la France moderne a couronné ses vieilles victoires. Cisher, compagnon de Charlemagne, ne se parait point aux combats des couleurs de sa dame ; il portait, dit le moine de Saint-Gall, sept, huit et même neuf ennemis enfilés à sa lance comme des grenouillettes . Cisher précédait et Masséna suivait la chevalerie.

 

[8]

Mort de Monsieur Necker. - Retour de Madame de Staël. - Madame Récamier à Coppet. - Le prince Auguste de Prusse. - Madame de Genlis.

Madame de Staël apprit à Berlin la maladie de son père ; elle se hâta de revenir, mais Monsieur Necker était mort avant son arrivée en Suisse.

En ce temps-là arriva la ruine de Monsieur Récamier ; Madame de Staël fut bientôt instruite de ce malheureux événement. Elle écrivit sur-le-champ à Madame Récamier son amie :

" Genève, 17 novembre.

" Ah ! ma chère Juliette, quelle douleur j'ai éprouvée par l'affreuse nouvelle que je reçois ! Que je maudis l'exil qui ne me permet pas d'être auprès de vous, de vous serrer contre mon coeur ! Vous avez perdu tout ce qui tient à la facilité, à l'agrément de la vie, mais s'il était possible d'être plus aimée, plus intéressante que vous ne l'étiez, c'est ce qui vous serait arrivé ! Je vais écrire à Monsieur Récamier que je plains et que je respecte. Mais dites-moi, serait-ce un rêve que de vous voir cet hiver ? Si vous vouliez, trois mois passés ici dans un cercle étroit où vous seriez passionnément soignée : mais à Paris aussi vous inspirez ce sentiment. Enfin au moins à Lyon, ou jusqu'à mes quarante lieues j'irai pour vous voir, pour vous embrasser, pour vous dire que je me suis senti pour vous plus de tendresse que pour aucune femme que j'aie jamais connue. Je ne sais rien vous dire comme consolation, si ce n'est que vous serez aimée et considérée plus que jamais et que les admirables traits de votre générosité et de votre bienfaisance seront connus malgré vous, par ce malheur, comme ils ne l'auraient jamais été sans lui. Certainement, en comparant votre situation à ce qu'elle était, vous avez perdu ; mais s'il m'était possible d'envier ce que j'aime, je donnerais bien tout ce que je suis pour être vous. Beauté sans égale en Europe ; réputation sans tache, caractère fier et généreux, quelle fortune de bonheur encore dans cette triste vie où l'on marche si dépouillé ! Chère Juliette, que notre amitié se resserre ; que ce ne soit plus simplement des services généreux qui sont tous venus de vous, mais une correspondance suivie, un besoin réciproque de se confier ses pensées, une vie ensemble, chère Juliette. C'est vous qui me ferez revenir à Paris car vous serez toujours une personne toute-puissante, et nous nous verrons tous les jours, et comme vous êtes plus jeune que moi vous me fermerez les yeux, et mes enfants seront vos amis. Ma fille a pleuré ce matin de mes larmes et des vôtres. Chère Juliette, ce luxe qui vous entourait, c'est nous qui en avons joui ; votre fortune a été la nôtre et je me sens ruinée parce que vous n'êtes plus riche. Croyez-moi, il reste du bonheur quand on s'est fait aimer ainsi. Benjamin veut vous écrire : il est bien ému. Mathieu de Montmorency m'écrit sur vous une lettre bien touchante. Chère amie, que votre coeur soit calme au milieu de ces douleurs. Hélas ! ni la mort, ni l'indifférence de vos amis ne vous menacent, et voilà les blessures éternelles. Adieux, cher ange, adieu ! J'embrasse avec respect votre visage charmant... "

Un intérêt nouveaux se répandit sur Madame Récamier : elle quitta la société sans se plaindre et sembla faite pour la solitude comme pour le monde. Ses amis lui restèrent, et cette fois, a dit Monsieur Ballanche, la fortune se retira seule .

Madame de Staël attira son amie à Coppet. Le prince Auguste de Prusse, fait prisonnier à la bataille d'Eylau, se rendant en Italie, passa par Genève : il devint éperdument amoureux de Madame Récamier. La vie intime et particulière appartenant à chaque homme, continuait son cours sous la vie générale, l'ensanglantement des batailles et la transformation des Empires : le riche à son réveil aperçoit ses lambris dorés, le pauvre ses solives enfumées ; pour les éclairer il n'y a qu'un même rayon de soleil.

Le prince Auguste, croyant que Madame Récamier pourrait consentir au divorce, lui proposa de l'épouser. Bonaparte qui avait connu cette circonstance par des rapports de police, s'en est souvenu à Sainte-Hélène.

On lit dans le Mémorial :

" Dans les causeries du jour, l'Empereur est revenu encore à Madame de Staël, sur laquelle il n'a rien dit de neuf, seulement il a parlé de lettres vues par la police, et dont Madame Récamier et un Prince de Prusse faisaient tous les frais.

" (...) Le Prince, malgré les obstacles que lui opposait son rang, avait conçu la pensée d'épouser l'amie de Madame de Staël. (...) Bien que le jeune Prince fût rappelé à Berlin, l'absence n'altéra point ses sentiments ; il n'en poursuivit pas moins avec ardeur son projet favori ; mais soit préjugé catholique contre le divorce, soit générosité naturelle, Madame Récamier se refusa constamment à cette élévation inattendue. " ( Mémorial de Sainte-Hélène, tome VII ).

Il reste un monument de cette passion dans le tableau de Corinne que le prince obtint de Gérard ; il en fit présent à Madame Récamier comme un immortel souvenir du sentiment qu'elle lui avait inspiré et de l'intime amitié qui unissait Corinne et Juliette . L'été se passa en fêtes : le monde était bouleversé, mais il arrive que le retentissement des catastrophes publiques en se mêlant aux joies de la jeunesse, en redouble le charme ; on se livre d'autant plus vivement aux plaisirs, qu'on se sent près de les perdre.

Madame de Genlis a fait un roman sur cet attachement du Prince Auguste. Je la trouvai un jour dans l'ardeur de la composition. Elle demeurait à l'Arsenal au milieu de livres poudreux, dans un appartement obscur. Elle n'attendait personne ; elle était vêtue d'une robe noire ; ses cheveux blancs offusquaient son visage ; elle tenait une harpe entre ses genoux et sa tête était abattue sur sa poitrine. Appendue aux cordes de l'instrument, elle promenait deux mains pâles et amaigries sur l'un et l'autre côté du réseau sonore dont elle tirait des sons affaiblis, semblables aux voix lointaines et indéfinissables de la mort. Que chantait l'antique Sibylle ? Elle chantait Madame Récamier.

Elle l'avait d'abord haïe, mais dans la suite elle avait été vaincue par la beauté et le malheur. Madame de Genlis venait d'écrire cette page sur Madame Récamier, en lui donnant le nom d'Athénaïs :

" Le prince entra dans le salon conduit par Madame de Staël. Tout à coup la porte s'entr'ouvre, Athénaïs s'avance. A l'élégance de sa taille, à l'éclat éblouissant de sa figure, le prince ne peut la méconnaître, mais il s'était fait d'elle une idée toute différente : il s'était représenté cette femme si célèbre par sa beauté, fière de ses succès, avec un maintien assuré, et cette espèce de confiance que ne donne que trop souvent ce genre de célébrité ; et il voyait une jeune personne timide s'avancer avec embarras et rougir en paraissant. Le plus doux sentiment se mêla à sa surprise.

" Après dîner on ne sortit point à cause de la chaleur excessive ; on descendit dans la galerie pour faire de la musique jusqu'à l'heure de la promenade. Après quelques accords brillants et des sons harmoniques d'une douceur enchanteresse, Athénaïs chanta en s'accompagnant sur la harpe. Le prince l'écoutait avec ravissement... "

Madame de Staël, dans la force de sa vie, aimait Madame Récamier ; Madame de Genlis, dans sa décrépitude, retrouvait pour elle les accents de la jeunesse. L'auteur de Mademoiselle de Clermont plaçait la scène de son roman à Coppet, chez l'auteur de Corinne , rivale qu'elle détestait ; c'était une merveille. Une autre merveille est de me voir écrire ces détails. Je parcours des lettres qui me rappellent des jours heureux où je n'étais pour rien. Il fut du bonheur sans moi, des enchantements étrangers à mon existence aux rivages de Coppet, que je ne vois pas sans un injuste et secret sentiment d'envie. Les choses qui me sont échappées sur la terre, qui m'ont fui, que je regrette, me tueraient, si je ne touchais à ma tombe : mais si près de l'oubli éternel, vérités et songes sont également vains ; au bout de la vie tout est jour perdu.

 

[9]

Second voyage de Madame de Staël en Allemagne.

Madame de Staël partit une seconde fois pour l'Allemagne. Ici recommence une série de lettres à Madame Récamier, peut-être encore plus charmantes que les premières, dont il ne m'est permis de citer que des fragments :

" 2 décembre, Lausanne.

" Chère Juliette, j'étais mille fois plus triste après votre départ qu'en vous disant adieu. Après cinq mois si doux, il semble que l'on a de la peine à être malheureux, et qu'il vous reste encore quelque chaleur comme à ceux qui ont voyagé dans les pays chauds ; mais par degré cette chaleur s'en va et l'absence s'empare de moi. Je vais quitter Benjamin et Auguste. Tous mes liens avec la vie se déchirent. Après votre départ je suis restée à consoler Middleton qui pleurait à sanglots. Je ne serais point du tout étonnée qu'il vous arrivât un de ces jours. Réfléchissez avec bonheur et fierté à cette puissance de plaire que vous possédez si souverainement ; c'est un don plus précieux que l'empire du monde. Il faut un jour l'abdiquer, mais c'est un trésor que vous pourrez placer sur la tête de celui que vous en croirez digne. Racontez-moi votre arrivée, le voyage et votre impression en arrivant à Paris. Quant à moi je n'ai rien à vous dire qu'une peine toujours croissante qui m'oppresse à présent tout à fait le coeur (...)

" Vous savez notre marché : deux lettres de moi pour une de vous. Je ne me soumets qu'à vous aimer deux fois plus. Adieu, cher ange ; je vous serre contre mon coeur. "

" Munich, 20 décembre.

" Chère Juliette, je m'affligeais de n'avoir point de vos nouvelles. Il semble que vos sentiments pour moi me font l'effet d'un beau jour ; bien qu'ils recommencent je crains toujours qu'ils ne finissent. J'ai passé cinq jours ici et je pars pour Vienne dans une heure. Encore trente lieues de plus loin de vous, loin de tout ce qui m'est cher... La cour d'ici était en Italie ; mais toute la société m'a reçue à ravir et m'a parlé de ma belle amie avec admiration. Vous avez une réputation aérienne que rien de vulgaire ne peut atteindre. Le bracelet que vous m'avez donné m'a fait baiser la main un peu plus souvent et je vous renvoie tous les hommages qu'il obtient. "

" 30 avril, Vienne.

" Chère amie, que cette robe m'a touchée ! Je cherchais l'empreinte de votre beauté, de tous les succès de votre prospérité, qui vous rendait moins touchante que votre noble courage. Je la porterai mardi, cette robe, en prenant congé de la Cour. Je dirai à tout le monde que je la tiens de vous, et je verrai tous les hommes soupirer de ce que ce n'est pas vous qui la portez. (...) Le Prince Paul Esterhazy m'a dit qu'il était chez vous tous les soirs pendant son séjour à Paris. Ce prince m'a confié qu'il était fort amoureux de vous et qu'il vous trouvait la plus aimable personne du monde. N'êtes-vous donc pas heureuse de pouvoir à votre gré inspirer un dévouement absolu à qui vous a vue seulement quelques jours ! Je vous l'ai dit souvent, je ne connais rien sur cette terre qui doive autant plaire à l'imagination et même à la sensibilité, car on est toujours sûr ainsi d'être aimé de ce qu'on aime. (...) Il faut qu'il se passe en vous quelque chose d'extraordinaire pour émouvoir à ce point. Je ne voudrais pas que vous devinssiez comme Mathieu (de Montmorency) un ange, mais un ange triste, languissant sur la terre. "

Madame de Staël avait déjà écrit à son amie :

" Mon Dieu que ce château (Coppet) m'a paru triste depuis votre départ. (...)

" Vous êtes dans ma vie au premier rang. (...)

" Je voudrais me promener encore avec vous ; vous protéger contre ces animaux qui vous effrayaient ; vous parler encore de la nature et du ciel ; mais je suis seule avec ces sentiments rêveurs qu'on a tant besoin de communiquer. Parlerai-je encore du fond de l'âme, ou faudra-t-il que je vive et meure seule ? Adieu, ma Juliette ; que le ciel vous bénisse. Continuez à ne plus vivre que par le coeur. Les moissons du succès sont cueillies ; mais aimer est divin. "

Il n'y a rien dans les ouvrages imprimés de Madame de Staël qui approche de ce naturel, de cette éloquence où l'imagination prête son expression aux sentiments. La vertu de l'amitié de Madame Récamier devait être grande, puisqu'elle sut faire produire à une femme de génie, ce qu'il y avait de caché et de non révélé encore dans son talent. On devine au surplus dans l'accent triste de Madame de Staël un déplaisir secret dont la beauté devait être naturellement la confidente ; elle qui ne pouvait jamais recevoir de pareilles blessures.

 

[10]

Château de Chaumont. - Lettre de Madame de Staël à Bonaparte.

Madame de Staël rentrée en France vint au printemps de 1810 habiter le château de Chaumont sur les bords de la Loire, à quarante lieues de Paris, distance déterminée pour le rayon de son bannissement. Madame Récamier la rejoignit dans cette campagne.

Madame de Staël surveillait alors l'impression de son ouvrage sur l'Allemagne. Lorsqu'il fut près de paraître, elle l'envoya à Bonaparte avec cette lettre :

" Sire,

" Je prends la liberté de présenter à Votre Majesté mon ouvrage sur l'Allemagne. Si elle daigne le lire il me semble qu'elle y trouvera la preuve d'un esprit capable de quelques réflexions et que le temps a mûri. Sire, il y a douze ans que je n'ai vu Votre Majesté et que je suis exilée. Douze ans de malheurs modifient tous les caractères, et le destin enseigne la résignation à ceux qui souffrent. Prête à m'embarquer, je supplie Votre Majesté de m'accorder une demi-heure d'entretien. Je crois avoir des choses à lui dire qui pourront l'intéresser, et c'est à ce titre que je la supplie de m'accorder la faveur de lui parler avant mon départ. Je me permettrai une seule chose dans cette lettre : c'est l'explication des motifs qui me forcent à quitter le continent, si je n'obtiens pas de Votre Majesté la permission de vivre dans une campagne assez près de Paris, pour que mes enfants y puissent demeurer. La disgrâce de Votre Majesté jette dans les personnes qui en sont l'objet une telle défaveur en Europe que je ne puis faire un pas sans en rencontrer les effets. Les uns craignent de se compromettre en me voyant, les autres se croient des Romains en triomphant de cette crainte. Les plus simples rapports de la société deviennent des services qu'une âme fière ne peut supporter. Parmi mes amis, il en est qui se sont associés à mon sort avec une admirable générosité ; mais j'ai vu les sentiments les plus intimes se briser contre la nécessité de vivre avec moi dans la solitude, et j'ai passé ma vie depuis huit ans entre la crainte de ne pas obtenir des sacrifices et la douleur d'en être l'objet. Il est peut-être ridicule d'entrer ainsi dans le détail de ses impressions avec le souverain du monde ; mais ce qui vous a donné le monde, Sire, c'est un souverain génie. Et en fait d'observation sur le coeur humain, Votre Majesté comprend depuis les plus vastes ressorts jusqu'aux plus délicats. Mes fils n'ont point de carrière, ma fille a treize ans ; dans peu d'années il faudra l'établir : il y aurait de l'égoïsme à la forcer de vivre dans les insipides séjours où je suis condamnée. Il faudrait donc aussi me séparer d'elle ! Cette vie n'est pas tolérable et je n'y sais aucun remède sur le continent. Quelle ville puis-je choisir où la disgrâce de Votre Majesté ne mette pas un obstacle invincible à l'établissement de mes enfants, comme à mon repos personnel ? Votre Majesté ne sait peut-être pas elle-même la peur que les exilés font à la plupart des autorités de tous les pays et j'aurais dans ce genre des choses à lui raconter qui dépassent sûrement ce qu'elle aurait ordonné. On a dit à votre Majesté que je regrettais Paris à cause du Musée et de Talma : c'est une agréable plaisanterie sur l'exil, c'est-à-dire sur le malheur que Cicéron et Bolingbroke ont déclaré le plus insupportable de tous ; mais quand j'aimerais les chefs-d'oeuvre des arts que la France doit aux conquêtes de Votre Majesté, quand j'aimerais ces belles tragédies images de l'héroïsme, serait-ce à vous, Sire, à m'en blâmer ? Le bonheur de chaque individu ne se compose-t-il pas de la nature de ses facultés, et si le ciel m'a donné du talent, n'ai-je pas l'imagination qui rend les jouissances des arts et de l'esprit nécessaires ? Tant de gens demandent à Votre Majesté des avantages réels de toute espèce ! pourquoi rougirais-je de lui demander l'amitié, la poésie, la musique, les tableaux, toute cette existence idéale dont je puis jouir sans m'écarter de la soumission que je dois au Monarque de la France ? "

Cette lettre inconnue méritait d'être conservée. Madame de Staël n'était pas, ainsi qu'on l'a prétendu, une ennemie aveugle et implacable. Elle ne fut pas plus écoutée que moi lorsque je me vis obligé de m'adresser à Bonaparte pour lui demander la vie de mon cousin Armand. Alexandre et César auraient été touchés de cette lettre d'un ton si haut, écrite par une femme si renommée ; mais la confiance du mérite qui se juge et s'égalise à la domination suprême, cette sorte de familiarité de l'intelligence qui se place au niveau du maître de l'Europe, pour traiter avec lui de couronne à couronne ne parurent à Bonaparte que l'arrogance d'un amour-propre déréglé : il se croyait bravé par tout ce qui avait quelque grandeur indépendante ; la bassesse lui semblait fidélité, la fierté révolte ; il ignorait que le vrai talent ne reconnaît de Napoléons que dans leur génie, nullement dans leur autorité ; qu'il n'admet point de supérieur ; qu'il a ses entrées dans les palais comme dans les temples, parce qu'il est immortel.

 

[11]

Madame Récamier et Monsieur de Montmorency sont exilés. - Madame Récamier à Châlons.

Madame de Staël quitta Chaumont et retourna à Coppet. Madame Récamier s'empressa de nouveau de se rendre auprès d'elle ; Monsieur Mathieu de Montmorency lui resta également dévoué : l'un et l'autre en furent punis ; ils furent frappés de la même peine qu'ils étaient allés consoler. Monsieur de Montmorency avait précédé Madame Récamier de quelques jours.

" Au retour du courrier qui annonçait son arrivée chez moi, dit Madame de Staël, il reçut sa lettre d'exil. - Je poussai des cris de douleur, en apprenant l'infortune que j'avais attirée sur la tête de mon généreux ami. - Dans cet état il m'arrive une lettre de Madame Récamier, de cette belle personne qui a reçu les hommages de l'Europe entière, et qui n'a jamais délaissé un ami malheureux. Elle m'annonçait qu'elle arrivait à Coppet. Je frémis que le sort de Monsieur de Montmorency ne l'atteignit, et j'envoyai un courrier au-devant d'elle, pour la supplier de ne pas venir. Il fallait la savoir à quelques lieues, elle qui m'avait constamment consolée par les soins les plus aimables ; il fallait la savoir là, si près de ma demeure, et qu'il ne me fût pas permis de la voir encore, peut-être pour la dernière fois ! Elle ne voulut pas céder à ma prière. Et ce fut avec des convulsions de larmes que je la vis entrer dans ce château où son arrivée était toujours une fête. Elle partit le lendemain, et se rendit à l'instant chez une de ses parentes à cinquante lieues de la Suisse. Ce fut en vain ; le funeste exil la frappa. Les revers de fortune qu'elle avait éprouvés lui rendirent très pénible la destruction de son établissement naturel. Séparée de ses amis, livrée à tout ce que la solitude peut avoir de plus monotone et de plus triste : voilà le sort que j'ai valu à la personne la plus brillante de son temps. "

Madame Récamier se retira à Châlons-sur-Marne, décidée dans son choix par le voisinage de Montmirail qu'habitaient Messieurs de La Rochefoucauld-Doudeauville. Mille détails de l'oppression de Bonaparte se sont perdus dans la tyrannie générale : les persécutés redoutaient la visite de leurs amis, crainte de les compromettre ; leurs amis n'osaient les chercher, crainte de leur attirer quelque accroissement de rigueur. Le malheureux devenu un pestiféré séquestré du genre humain, demeurait en quarantaine dans la haine du despote. Bien reçu tant qu'on ignorait votre indépendance d'opinion, sitôt qu'elle était connue, tout se retirait ; il ne restait autour de vous que des autorités épiant vos liaisons, vos sentiments, vos correspondances, vos démarches. Tels étaient ces temps de liberté et de bonheur si regrettés.

Pour comprendre les lettres suivantes de Madame de Staël, une courte explication est nécessaire : en écrivant à son amie qu'elle ne désirait pas la voir dans l'appréhension du mal qu'elle lui pourrait apporter, Madame de Staël ne disait pas tout : elle était mariée secrètement avec Monsieur Rocca, d'où résultait une complication d'embarras dont la police impériale, à dessein mal instruite, profitait avec une ignoble joie. Madame Récamier à qui Madame de Staël croyait devoir taire ces nouveaux soucis, s'étonnait à bon droit de l'obstination qu'elle mettait à lui interdire l'entrée de son château de Coppet. Blessée de la résistance de Madame de Staël pour laquelle elle s'était déjà sacrifiée, elle n'en persistait pas moins dans la résolution de partager les dangers de Coppet. Une année entière s'écoula dans cette anxiété. Les lettres de Madame de Staël révèlent les souffrances de cette époque où les talents étaient menacés à chaque instant d'être jetés dans un cachot, ou l'on ne s'occupait que des moyens de s'échapper, où l'on aspirait à la fuite comme à la délivrance, à la terre étrangère comme au sol natal : quand la liberté a disparu, il reste un pays, mais il n'y a plus de patrie.

" Coppet.

" Chère Juliette, je suis si profondément accablée que je crains d'ajouter à votre peine par la mienne. Je ne supporte pas la pensée de votre situation à Châlons. Elle me brise le coeur jour et nuit. J'ai reçu hier une lettre du Prince Auguste, datée de Schaffouse. Il dit que son fol amour l'amène... Je lui ai écrit votre situation et la mienne. (...)

" Donnez-moi des détails sur votre vie, s'il y en a une à l'auberge de Châlons. Je vous écrirai ce que je saurai du Prince. Je vis si seule, à présent, que je ne sais rien que par lettres. Ce grand château de Coppet a tout à fait l'air d'une prison. "

" Coppet.

" (...) J'ai reçu une lettre de Prosper ( Monsieur de Barante ), pleine de grâce et presque de sensibilité. Sa soeur m'a écrit ce mariage où elle a paru en robe traînante avec un voile couronné de fleurs. Il était là celui qui devait être une fois le compagnon de ma vie. On dit qu'il était sérieux : a-t-il alors pensé à moi ? Ah ! je n'avais plus droit à la couronne blanche. Mais vous qui pourriez encore la porter, vous qui pourriez être heureuse, que de choses j'aurais à vous dire, si vous vouliez me croire, et quitter tout à fait le pays qui vous retient. (...) "

" Genève.

" Me voici arrivée dans cette ville où je me suis tant ennuyée, depuis dix années. Fasse le ciel que vous n'éprouviez pas ces tristes retours des mêmes ennuis, qui sonnent si douloureusement le temps. Je lis un ouvrage que je vous conseille comme distraction. Il me semble que ces sortes d'écrits animent la solitude. Ce sont les lettres de Madame du Deffant à Horace Walpole. Ce sont les souvenirs de la société qui a précédé celle que nous avons connue. Mon père et ma mère y sont souvent nommés. Quel temps paisible ! Et cependant la nature savait y faire entrer le malheur. Cette femme est devenue aveugle, et cet exil est encore plus affreux que les nôtres. Ah ! chère Juliette, où est le temps où je ne vous parlais que du mien, où vous étiez heureuse et brillante à Paris, où vous m'y faisiez vivre en me parlant de tout ce que vous jugiez avec tant d'esprit, de vérité et de finesse. Chaque année m'a apporté un nouveau malheur, mais celle-ci, je ne sais ce qu'on pourrait y ajouter. J'ai reçu d'une de nos consoeurs d'exil Madame d'Escars, une lettre pleine de noblesse. Vous a-t-on dit qu'on a refusé à Madame de la Trémouille d'aller dans la ville voisine de sa terre soigner la santé de son mari ?... Passé le printemps prochain, profitez de la puissance de voyager, et n'usez pas la vie dans l'attente. J'ai fait ainsi et je m'en repens. Adieu, mon ange, adieu. Je croirai renaître à la lumière quand je vous reverrai, si je vous revois jamais. "

" Coppet.

" Je m'étais promis un grand plaisir, chère Juliette, de vous parler en liberté ; et je me demande à présent ce que je puis vous écrire dans l'incertitude cruelle qui plane sur ma vie. Je suis toujours souffrante, depuis la terrible époque du mois d'août. J'ai pourtant toujours les mêmes projets, car je sens que je mourrais ici si je m'y laissais enfermer. Mais il me faut encore quelque temps pour admettre un projet quelconque, et je vous supplie à genoux de dire à tout le monde que je n'en ai plus. Je vous conjure aussi de tout faire pour revenir à Paris, et, par conséquent, de ne pas approcher de Genève, ni de Coppet. D'abord on ne nous y laisserait pas huit jours ensemble, et ces huit jours, non seulement vous rendraient le retour impossible, mais finiraient le genre d'intérêt que vos amis prennent à vous, parce qu'ils y verraient du dédain pour eux. Si ce malheureux exil était irrévocable, ce serait alors en Allemagne que l'on pourrait se revoir ; et peut-être sentiriez-vous comme moi que le sentiment du Prince Auguste n'est pas à dédaigner. Chère Juliette, je suis abîmée de tristesse. Au nom de Dieu, ne dites rien, n'écrivez rien sur moi, sinon que je suis malade et résignée. Je vous indiquerai par ces seuls mots je pars le moment de la grande décision. Tant que cela n'est pas dans ma lettre, je suis immobile. Chère amie, puisque vous avez commencé cette vie de sacrifices, continuez-la encore, en ne sortant pas de France, en faisant dire : c'est la seule femme qui ait su supporter l'exil. Au reste, vous savez mieux que moi ce qu'il faut faire ; mais je suis tellement agitée sur votre situation, que j'ai toujours la pensée que mon esprit doit me fournir quelque ressource ; mais rien, le ciel est d'airain, et je n'ai jamais été plus abattue. "

" Coppet.

" Auguste et moi, chère Juliette, nous n'avons pu résister à l'inquiétude que vos dernières lettres ont excitée dans notre âme. Il part pour vous voir, et pour revenir dès qu'il vous aura vue. Il vous porte cette lettre. Il vous parlera, il vous dira mes projets, je n'aime pas à les écrire. Ne nommez jamais que Genève en m'écrivant. Chère Juliette, je me crois obligée à partir. Je m'y crois obligée pour vous, pour Mathieu, pour mes enfants et pour moi. Si, dans un pays étranger, je pouvais vivre avec vous, ce serait un bonheur plus vif, plus idéal que tous ceux que l'amitié peut donner. Mais j'ai une horreur de ma situation actuelle, du mal que j'ai fait, de celui que je peux faire à ce que j'aime, de ma dépendance, de ma soumission forcée, qui me fait braver ce que je considère comme des dangers, mais comme des dangers qui, Dieu merci, ne regardent que moi. Je suis bien sûre qu'il n'y a pas dans ce que j'éprouve à cet égard, dans ce que j'avais résolu, une nuance qui vînt de vous moins aimer. (...) Mais s'il faut que vous viviez dans cette France, je dois m'éloigner de vous, car je vous perdrais, et voilà tout. Ah ! chère Juliette, que je sens la tristesse, l'horreur de votre situation ; mais ne soyez pas injuste envers ceux qui vous sont attachés comme par les liens du sang. Regardez-la bien cette situation, voyez si elle peut aller quand je serai loin ; et si elle ne peut pas aller, alors faisons tout pour nous réunir, mais jamais, jamais sur un sol qui peut s'entr'ouvrir à chaque instant sous nos pas. Auguste vous aime passionnément. Il a changé d'humeur au moment où sa course à Châlons a été décidée. Il se faisait un bonheur de voyager avec moi ; il le redoute à présent, de toute son âme. Enfin pour notre bonheur à tous, il vaudrait mieux que cet élément d'amour ne fût point entre nous. Mais sans que nous nous soyons expliqués sur ce sujet, je le crois incapable d'abandonner sa famille et la route que son père lui tracerait, et je suis encore plus certaine que vous ne le souffririez pas s'il le voulait. Chère Juliette, puisque le sort nous sépare tous, portez-le vous-même à ce qu'il doit faire, car il n'a cessé de parler de l'empire de votre présence sur son âme. Ah ! vous avez encore tous vos charmes, vous êtes encore toute-puissante ; moi, je commence à mourir. Cela peut très bien durer vingt-cinq ans, mais l'oeuvre est commencée, et suivra dans le même sens. Enfin pourquoi vouloir dépasser son temps ? le mien est accompli. Au moins ne croyez pas qu'il soit entré dans mon âme un mouvement qui ne fût tendresse pour vous. Mais nous sommes bien malheureuses l'une et l'autre. Quant à moi, je n'aurai pas un jour de repos, tant que je ne saurai pas votre exil fini, ou que nous ne nous serons pas réunies, car ce qu'on supporte ensemble s'adoucit. Expliquez-vous bien avec Auguste ; et donnez-lui quelques mots qui me donnent du courage, au moment d'une grande décision. Je vous serre contre mon coeur. Que Dieu nous bénisse toutes deux.

" Je reviens à ma lettre, cher ange, parce que je crains mortellement que l'absence ne fasse que nous ne nous entendions pas. Mon Dieu ! si vous doutiez du profond sentiment, de l'attrait, du goût si puissant en moi, qui m'attache à vous, vous me navreriez de douleur. Je vous aime comme une amie chérie, comme une jeune soeur de mon choix ; et partout où je pourrais être en sécurité avec vous, je m'y trouverais heureuse. Mais les malheurs de cette année, les menaces de prison, m'ont donné une soif de sécurité, que je n'avais pas auparavant. Je n'ai pas de courage contre l'idée d'être arrêtée. Je ne sais pas me porter moi-même, et je ne sais pas mourir. Croyez-moi, j'étais bien disposée par caractère, à ne prendre aucun parti décisif, et si je m'y résous cette fois, il faut me plaindre. D'ailleurs, que faire d'Albertine ( Madame de Broglie ) dans ma situation actuelle ? Enfin jugez-moi : je m'en remets à vous et je vous serre sur mon coeur. "

Toutes ces lettres qui auraient dû retenir Madame Récamier, ne firent que la confirmer dans son dessein de se rendre à Coppet : elle partit et reçut à Dijon ce billet fatal :

" Je vous dis adieu, cher ange de ma vie, avec toute la tendresse de mon âme. Je vous recommande Auguste : qu'il vous voie et qu'il me revoie. Vous êtes une créature céleste. Si j'avais vécu près de vous j'aurais été trop heureuse : le sort m'entraîne. Adieu. "

Madame de Staël ne devait plus retrouver Juliette que pour mourir.

Le billet de Madame de Staël frappa d'un coup de foudre la voyageuse. Fuir subitement, s'en aller avant d'avoir pressé dans ses bras celle qui accourait pour se jeter dans ses adversités, n'était-ce point de la part de Madame de Staël une résolution cruelle ? Il paraissait à Madame Récamier que l'amitié aurait pu être moins entraînée par le sort.

Madame de Staël allait chercher l'Angleterre en traversant l'Allemagne et la Suède : la puissance de Napoléon était une autre mer qui séparait Albion de l'Europe, comme l'océan la sépare du monde.

Auguste, fils de Madame de Staël, avait perdu son frère tué en duel d'un coup de sabre. Auguste subit le sort commun, en errant avec sa mère dans diverses retraites auprès de Mme Récamier. Cette absence augmenta l'attrait d'un sentiment qui se plaît aux choses romanesques et se nourrit de ce qui fait périr les autres passions. Détaché, sinon guéri, d'un amour sans espérance, il tomba dans une autre passion ; puis la religion le saisit et le précipita dans le mariage dont il eut un fils : ce fils âgé de quelques mois l'a suivi dans la tombe. Avec Auguste de Staël s'est éteinte la postérité masculine d'une femme illustre, car elle ne revit pas dans le nom honorable, mais inconnu de Rocca.

 

[12]

Madame Récamier à Lyon. - Madame de Chevreuse. - Prisonniers Espagnols.

Madame Récamier demeurée seule, pleine de regrets, chercha d'abord à Lyon, sa ville natale, un premier abri. Elle y rencontra Madame de Chevreuse, autre bannie. Madame de Chevreuse avait été forcée par l'Empereur et ensuite par sa propre famille d'entrer dans la nouvelle société. Vous trouveriez à peine un nom historique qui ne consentit à perdre son honneur, plutôt qu'une forêt. Une fois engagée aux Tuileries, Madame de Chevreuse avait cru pouvoir dominer dans une cour sortie des camps. Cette cour cherchait, il est vrai, à s'instruire des airs de jadis, dans l'espoir de couvrir sa récente origine : mais l'allure plébéienne était encore trop rude pour recevoir des leçons de l'impertinence aristocratique. Dans une révolution qui dure et qui a fait son dernier pas, comme par exemple à Rome, le Patriciat, un siècle après la chute de la République, put se résigner à n'être plus que le sénat des Empereurs ; le passé n'avait rien à reprocher aux Empereurs du présent, puisque ce passé était fini ; une égale flétrissure marquait toutes les existences ; mais en France les nobles qui se transformèrent en chambellans, se hâtèrent trop ; l'Empire nouvellement né disparut avant eux : ils se retrouvèrent en face de la vieille monarchie ressuscitée.

Madame de Chevreuse attaquée d'une maladie de poitrine sollicita et n'obtint pas la faveur d'achever ses derniers jours à Paris ; on n'expire pas quand et où l'on veut. Napoléon. qui faisait tant de décédés, n'en aurait pas fini avec eux, s'il leur eût laissé le choix de leur tombeau.

Madame Récamier ne parvenait à oublier ses propres chagrins, qu'en s'occupant de ceux des autres : par la connivence charitable d'une soeur de la Miséricorde, elle visitait secrètement à Lyon les prisonniers Espagnols.

Quand elle leur apparaissait en robe blanche, et les mains chargées de bienfaits, dans l'obscurité de leur geôle, ils la prenaient pour une vision. Un d'entre eux, brave, beau et chrétien comme le Cid, s'en allait à Dieu. Assis sur la paille, il jouait de la guitare ; son épée avait trompé sa main. Sitôt qu'il apercevait sa bienfaitrice, il lui chantait des romances de son pays, n'ayant d'autre moyen de la remercier. Sa voix affaiblie et les sons confus de l'instrument se perdaient dans le silence de la prison. Les compagnons du soldat, à demi enveloppés de leurs manteaux déchirés, leurs cheveux noirs pendants sur leurs visages hâves et bronzés, levaient des yeux fiers du sang castillan, humides de reconnaissance sur l'exilée qui leur rappelait une épouse, une soeur, une amante et qui portait le joug de la même tyrannie.

L'Espagnol mourut. Il put dire comme Zawiska, le jeune et valeureux poète polonais :

" Une main inconnue fermera ma paupière ; le tintement d'une cloche étrangère annoncera mon trépas et des voix qui ne seront pas celles de ma patrie, prieront pour moi. "

Mathieu de Montmorency vint à Lyon visiter Madame Récamier. Elle connut alors Monsieur Camille Jordan et Monsieur Ballanche, dignes de grossir le cortège des amitiés attachées à sa noble vie.

Les circonstances politiques mettant chaque jour de nouveaux obstacles aux correspondances, Madame Récamier attendit longtemps dans une cruelle anxiété, des nouvelles de Madame de Staël ; elle en reçut enfin la lettre suivante :

" Waderis.

" Vous ne pouvez vous faire une idée, cher ange de ma vie, de l'émotion que votre lettre m'a causée. C'est au fond de la Moravie, près de la forteresse d'Olmütz que ces paroles célestes me sont arrivées. J'ai pleuré des larmes de la douleur et de la tendresse en entendant cette voix qui m'arrivait dans le désert comme l'ange d'Agar. Mon Dieu ! mon Dieu ! si l'on ne m'avait pas séparée de vous, je ne serais pas ici. Schlegel est resté à Vienne pour m'apporter de là l'argent du Nord qui m'est nécessaire. Je suis donc seule avec ma fille et mon fils, dans le pays le plus triste de la terre, et où l'allemand me semble ma langue maternelle, tant le polonais m'est étranger. J'ai rencontré sur le chemin de longues processions de gens du peuple qui allaient implorer Dieu dans leurs misères en n'espérant rien des hommes, en voulant s'adresser plus haut. Déjà l'on commence à sentir que l'on a quitté l'Europe civilisée. Quelques chants mélancoliques annoncent de temps en temps la plainte des êtres souffrants qui, lors même qu'ils chantent, soupirent encore. J'ai bien de la peine à défendre mon imagination de l'effet qu'elle reçoit par ce pays. Enfin il faut aller puisque j'ai commencé. Faites que, de temps en temps, un mot de vous m'arrive, qui soit pour le passé ce que la prière est pour l'avenir, un éclair d'un autre monde. Parlez de moi tendrement à Camille Jordan. Je vous recommande Auguste. Ah ! chère Juliette, que de sentiments douloureux il faut réprimer pour agir ! "

 

[13]

Madame Récamier à Rome. - Albano. - Canova. - Ses lettres.

Madame Récamier était trop fière pour demander son rappel. Fouché l'avait longtemps et inutilement pressée d'orner la cour de l'Empereur : on peut voir les détails de ces négociations de palais dans les écrits du temps. Madame Récamier se retira en Italie ; M. de Montmorency l'accompagna jusqu'à Chambéry. Elle traversa le reste des Alpes n'ayant pour compagne de voyage qu'une petite nièce âgée de sept années, aujourd'hui Madame Lenormant.

Rome était alors une ville de France, capitale du département du Tibre. Le pape gémissait prisonnier à Fontainebleau dans le palais de François Ier.

Fouché en mission en Italie, commandait dans la cité des Césars, de même que le chef des eunuques noirs dans Athènes ; il n'y fit que passer ; on installa Monsieur de Norvins en qualité de Préfet de police : le mouvement était sur un autre point de l'Europe. Conquise sans avoir vu son second Alaric, la ville éternelle se taisait, plongée dans ses ruines. Des artistes demeuraient seuls sur cet amas de siècles. Canova reçut Madame Récamier comme une statue grecque que la France rendait au Musée du Vatican. Pontife des arts, il l'inaugura aux honneurs du Capitole, dans Rome abandonnée.

Canova avait une maison à Albano ; il l'offrit à Madame Récamier. Elle y passa l'été. La fenêtre à balcon de sa chambre, était une de ces grandes croisées de peintre qui encadrent le paysage. Elle s'ouvrait sur les ruines de la Villa de Pompée ; au loin par dessus des oliviers, on voyait le soleil se coucher dans la mer. Canova revenait à cette heure ; ému de ce beau spectacle, il se plaisait à chanter avec un accent vénitien et une voix agréable la barcarolle : O pescator dell'onda . Madame Récamier l'accompagnait sur le piano. L'auteur de Pysché et de la Madeleine , se délectait à cette harmonie et cherchait dans les traits de Juliette le type de la Béatrix qu'il rêvait de faire un jour. Rome avait vu jadis Raphaël et Michel-Ange couronner leurs modèles dans de poétiques orgies trop librement racontées par Cellini. Combien leur était supérieure cette petite scène décente et pure entre une jeune femme exilée et ce Canova, si simple et si doux ! Plus solitaire que jamais, Rome en ce moment portait le deuil de veuve : elle ne voyait plus passer en la bénissant ces paisibles souverains qui rajeunirent ses vieux jours de toutes les merveilles des arts. Le bruit du monde s'était encore une fois éloigné d'elle ; Saint-Pierre était désert comme le Colisée.

Vous avez lu les lettres éloquentes qu'écrivait à son amie la femme la plus illustre de nos jours passés ; lisez les mêmes sentiments de tendresse exprimés avec la plus charmante naïveté dans la langue de Pétrarque par le premier sculpteur des temps modernes. Je ne commettrai pas le sacrilège d'essayer de les traduire.

" No, l'anima mia non può tralasciare in verun'modo di ringraziare mille e mille volte l'adorabile sua Giulietta : si cara, si voi molte volte mi fate godere di una esistenza celeste ; jeri dopo che siete stata da me mi sentivo un'anima piu bella assai assai ; jersera sono partito da voi col Paradiso entro di me.

" Oh ! cosa mai sarei io se potessi poi essere sempre sempre con Giulietta.

" Addio, addio con tutta l'anima.

" Dio buono quanto, quanto mai son'disgraziato ! Il Diavolo mi ha fatto incontrare uno per estrada il quale mi ha trattenuto circa dieci minuti che mi parvero dieci anni ; cosa che fremevo come un disperato. Ecco cara Ginlietta adorabile, ecco perchè sono arrivato da voi momenti dopo che eravate sortira ; pazienza, pazienza, il male è solo per me, pure avevo lasciato tutto tutto per essere all'appuntamento.

" Come sono tristo !!

" Lunedi notte non ho dormito nemeno un minuto, e per ciò jeri ho fatto un viaggetto per rimettermi. Giulietta è stata sempre, sempre il piacevole soggetto dè nostri discorsi. Parlando sempre di lei il tempo se ne andava volando. Mi doleva però che qu'ell anima di Paradiso non fosse realmente con me ; quante, quante volte mi dicevo : Quale contento io avrei mai se colei fosse qui con me !

" Quando poi sono entrato nella camera vostra, lascio a voi il pensare cosa sentiva il mio cuore.

" Addio, addio creatura celeste, io vi amo con tutta l'anima.

" Ditemi, ove ci vediamo oggi ?

" No, non so come mai risolvermi a partire oggi. ne il cuore mio non vorebbe in verun'modo lasciare di verdervi questa sera. Dio mio quanto sono mai tristo ! Ora conosco davvero davvero che se dovessi mai (che il cielo nol'voglia) restare del tempo senza vedervi non sò come andarebbe la cosa. Dio mio, quanto quanto mai vi amo ! Sapiate che ardo, che vengo domani sera per vedervi e dirvi a voce che vi adoro con tutta l'anima. "

 

[14]

Le Pêcheur d'Albano.

Madame Récamier avait secouru les prisonniers espagnols à Lyon ; une autre victime de ce pouvoir qui la frappait, la mit à même d'exercer à Albano sa compatissance : un pêcheur accusé d'intelligence avec les sujets du Pape, avait été jugé et condamné à mort. Les habitants d'Albano supplièrent l'étrangère réfugiée chez eux, d'intercéder pour ce malheureux. On la conduisit à la geôle ; elle y vit le prisonnier. Frappée du désespoir de cet homme, elle fondit en larmes ; le malheureux la supplia de venir à son secours, d'intercéder pour lui, de le sauver : prière d'autant plus déchirante qu'il y avait impossibilité de l'arracher au supplice ; il faisait déjà nuit et il devait être fusillé au lever du jour.

Cependant Madame Récamier, bien que persuadée de l'inutilité de ses démarches, n'hésita pas ; on lui amène une voiture ; elle y monte sans l'espérance qu'elle laissait au condamné. Elle traversa la campagne infestée de brigands, parvint à Rome et ne trouva point le Directeur de la Police. Elle l'attendit deux heures au palais Fiano ; elle comptait les minutes d'une vie dont la dernière approchait. Quand Monsieur de Norvins arriva, elle lui expliqua l'objet de son voyage ; il lui répondit que l'arrêt était prononcé et qu'il n'avait pas les pouvoirs nécessaires pour le faire suspendre. Madame Récamier repartit le coeur navré : le prisonnier avait cessé de vivre, lorsqu'elle approcha d'Albano. Les habitants attendaient la française sur le chemin ; aussitôt qu'ils la reconnurent, ils coururent à elle. Le prêtre qui avait assisté le patient, lui en apportait les derniers voeux : il remerciait la Dame qu'il n'avait cessé de chercher des yeux en allant au lieu de l'exécution ; il lui recommandait de prier pour lui, car un chrétien n'a pas tout fini, et n'est pas hors de crainte quand il n'est plus. Madame Récamier fut conduite par l'ecclésiastique à l'église où la suivit la foule des belles paysannes d'Albano. Le pêcheur avait été fusillé à l'heure où l'aurore se levait sur la barque maintenant sans guide qu'il avait coutume de conduire, sur les mers, et aux rivages qu'il avait accoutumé de parcourir.

Pour dégoûter des conquérants il faudrait savoir tous les maux qu'ils causent : il faudrait être témoin de l'indifférence avec laquelle on leur sacrifie les plus inoffensives créatures dans un coin du globe où ils n'ont jamais mis le pied. Qu'importaient aux succès de Bonaparte les jours d'un pauvre faiseur de filets des Etats Rornains ? Sans doute il n'a jamais su que ce chétif pêcheur avait existé ; il a ignoré dans le fracas de sa lutte avec les Rois jusqu'au nom de sa victime plébéienne. Le monde n'aperçoit en Napoléon que des victoires ; les larmes dont les colonnes triomphales sont cimentées, ne tombent point de ses yeux. Et moi je pense que de ces souffrances méprisées, de ces calamités des humbles et des petits, se forment dans les conseils de la Providence, les causes secrètes qui précipitent du faîte le dominateur. Quand les injustices particulières se sont accumulées de manière à l'emporter sur le poids de la fortune, le bassin descend. Il y a du sang muet et du sang qui crie : le sang des champs de bataille est bu en silence par la terre ; le sang pacifique répandu jaillit en gémissant vers le ciel : Dieu le reçoit et le venge. Bonaparte tua le pêcheur d'Albano ; quelques mois après il était banni chez les pêcheurs de l'île d'Elbe et il est mort parmi ceux de Sainte-Hélène.

Mon souvenir vague à peine ébauché dans les pensées de Madame Récamier, lui apparaissait-il au milieu des steppes du Tibre et de l'Anio ? J'avais déjà passé à travers ces solitudes mélancoliques ; j'y avais laissé une tombe honorée des larmes des amis de Juliette. Lorsque la fille de Monsieur de Montmorin mourut en 1803, Madame de Staël et Monsieur Necker m'écrivaient des lettres de regrets. On a vu ces lettres ; ainsi je recevais à Rome, avant presque d'avoir connu Madame Récamier, des lettres datées de Coppet : c'est le premier indice d'une affinité de destinée. Madame Récamier m'a dit aussi que ma lettre de 1803 à Monsieur de Fontanes, lui servait de guide en 1814 et qu'elle relisait assez souvent ce passage :

" Quiconque n'a plus de lien dans la vie doit venir demeurer à Rome. Là il trouvera pour société une terre qui nourrira ses réflexions et occupera son coeur, et des promenades qui lui disent toujours quelque chose. La pierre qu'il foulera aux pieds lui parlera ; la poussière que le vent élèvera sous ses pas renfermera quelque grandeur humaine. S'il est malheureux, s'il a mêlé les cendres de ceux qu'il aima à tant de cendres illustres, avec quel charme ne passera-t-il pas du sépulcre des Scipions au dernier asile d'un ami vertueux !... S'il est chrétien, ah ! comment pourrait-il alors s'arracher de cette terre qui est devenue sa patrie, de cette terre qui a vu naître un second Empire, plus saint dans son berceau, plus grand dans sa puissance que celui qui l'a précédé ; de cette terre où les amis que nous avons perdus, dormant avec les martyrs aux catacombes, sous l'oeil du père des fidèles, paraissent devoir se réveiller les premiers dans leur poussière et semblent plus voisins des cieux ? "

Mais en 1814 je n'étais pour Madame Récamier qu'un cicerone vulgaire, appartenant à tous les voyageurs ; plus heureux en 1828, j'avais cessé de lui être étranger, et nous pouvions causer ensemble des ruines romaines : je lui écrivais la lettre suivante :

" Rome, jeudi 5 février.

" Torre Vergata est un bien de moines, situé à une lieue à peu près du Tombeau de Néron , sur la gauche en venant à Rome, dans l'endroit le plus beau et le plus désert. Là est une immense quantité de ruines à fleur de terre recouvertes d'herbes et de chardons. J'y ai commencé une fouille avant-hier, mardi, en cessant de vous écrire. J'étais accompagné seulement de Visconti qui dirige la fouille et d'Hyacinthe. Il faisait le plus beau temps du monde. Cette douzaine d'hommes armés de bêches et de pioches qui déterraient des tombeaux et des décombres de maisons et de palais dans une profonde solitude offrait un spectacle digne de vous. Je faisais un seul voeu, c'était que vous fussiez là. Je consentirais volontiers à vivre avec vous sous une tente, au milieu de ces débris. J'ai mis moi-même la main à l'oeuvre, j'ai découvert des fragments de marbre. Les indices sont excellents et j'espère trouver quelque chose qui me dédommagera de l'argent perdu à cette loterie des morts. J'ai déjà un bloc de marbre grec assez considérable pour faire le buste du Poussin. Cette fouille va devenir le but de mes promenades. Je vais aller m'asseoir tous les jours au milieu de ces débris. A quels siècles, à quels hommes appartiennent-ils ? Nous remuons peut-être la poussière la plus illustre, sans le savoir. Une inscription viendra peut-être éclairer quelque fait historique, détruire quelque erreur, établir quelque vérité, et puis, quand je serai parti avec mes douze paysans demi-nus, tout retombera dans l'oubli et le silence. Vous représentez-vous toutes les passions, tous les intérêts qui s'agitaient autrefois dans ces lieux abandonnés ? Il y avait des esclaves et des maîtres, des heureux et des malheureux, de belles personnes qu'on aimait, des ambitieux qui voulaient être ministres ; il y reste quelques oiseaux et moi, encore pour un temps fort court ; nous nous envolerons bientôt. Dites-moi, croyez-vous que cela vaille la peine d'être membre du conseil d'un petit roi des Gaules, moi barbare de l'Armorique, voyageur chez des sauvages et un monde inconnu des Romains, et ambassadeur auprès d'un de ces prêtres qu'on jetait aux lions ? Quand j'appelai Léonidus à Lacédémone il ne répondit pas. Le bruit de mes pas à Torre Vergala n'aura réveillé personne et quand je serai à mon tour dans mon tombeau, je n'entendrai pas même le son de votre voix. Il faut donc que je me hâte de me rapprocher de vous et de mettre fin à toutes ces chimères de la vie des hommes. Il n'y a de bon que la retraite et de vrai qu'un attachement comme le vôtre. "

 

[15]

Madame Récamier à Naples.

A Naples où Madame Récamier se rendit en automne, cessèrent les occupations de la solitude.

" La première pensée qui vint la saisir en arrivant, fut, dit Monsieur Ballanche, d'aller chercher les traces de Madame de Staël. Elle se donne à peine le temps de descendre dans une auberge ; elle fait approcher une barque, et demande à être conduite au Cap Misène. Elle resta plusieurs heures à contempler ce site admirable, tout animé pour elle des accents de Corinne. Maintenant, loin du beau ciel de l'Italie, c'est dans les brumes du Nord que Madame de Staël attend l'issue de la lutte redoutable qui va décider du sort de l'Europe. Madame Récamier était ainsi ramenée à la douloureuse impression du présent. Elle aurait voulu ne trouver à Naples que son ciel merveilleux, son golfe enchanté, ses campagnes poétiques et jouir au moins de l'exil. "

Mais à peine fut-elle rentrée à l'auberge que les ministres du Roi Joachim accoururent.

Murat oubliant la main qui changea sa cravache en sceptre, était prêt à se joindre à la coalition. Bonaparte avait planté son épée au milieu de l'Europe, comme les Gaulois plantaient leur glaive au milieu du Mallus . Autour de l'épée de Napoléon s'étaient rangés en cercle des royaumes qu'il distribuait à sa famille. Caroline avait reçu celui de Naples. Madame Murat n'était pas un camée antique aussi élégant que la princesse Borghèse ; mais elle avait plus de physionomie et plus d'esprit que sa soeur. A la fermeté de son caractère on reconnaissait le sang de Napoléon. Si le diadème n'eût pas été pour elle l'ornement de la tête d'une femme, il eût encore été la marque du pouvoir d'une reine.

Caroline reçut Madame Récamier avec un empressement d'autant plus affectueux que l'oppression de la tyrannie se faisait sentir jusqu'à Portici. Cependant la ville qui possède le tombeau de Virgile et le berceau du Tasse ; cette ville où vécurent Horace et Tite-Live, Boccace et Sannazar, où naquirent Durante et Cimarosa, avait été embellie par son nouveau maître. L'ordre s'était rétabli : les lazzaroni ne jouaient plus à la boule avec des têtes, pour amuser l'amiral Nelson et lady Hamilton. Les fouilles de Pompéia s'étaient étendues ; un chemin serpentait sur le Pausilippe, dans les flancs duquel j'avais passé en 1803, pour aller m'enquérir à Literne de la retraite de Scipion. Ces royautés nouvelles d'une dynastie militaire, avaient fait renaître la vie dans des pays où se manifestait auparavant la moribonde langueur d'une vieille race. Robert Guiscard, Guillaume Bras de Fer, Roger et Tancrède, semblaient être revenus, moins la chevalerie.

Madame Récamier était à Naples au mois de février 1814 ; où étais-je ? dans ma Vallée-aux-Loups , commençant l'histoire de ma vie. Je m'occupais des jeux de mon enfance au bruit des pas du soldat étranger. La femme dont le nom devait clore ces Mémoires errait sur les marines de Baïes. N'avais-je pas un pressentiment du bien qui m'arriverait un jour de cette terre, alors que je peignais la séduction parthénopéenne dans les Martyrs :

" Chaque matin, aussitôt que l'aurore commençait à paraître, je me rendais sous un portique. Le soleil se levait devant moi ; il illuminait de ses feux les plus doux la chaîne des montagne de Salerne, le bleu de la mer parsemée des voiles blanches des pêcheurs, les îles de Caprée, d'Oenaria et de Prochyta, le Cap Misène et Baïes avec tous ses enchantements.

" Des fleurs et des fruits, humides de rosée, sont moins suaves et moins frais que le paysage de Naples, sortant des ombres de la nuit. J'étais toujours surpris en arrivant au portique de me trouver au bord de la mer car les vagues, dans cet endroit, faisaient à peine entendre le léger murmure d'une fontaine. En extase devant ce tableau je m'appuyais contre une colonne, et sans pensée, sans désir, sans projet, je restais des heures entières à respirer un air délicieux. Le charme était si profond qu'il me semblait que cet air divin transformait ma propre substance, et qu'avec un plaisir indicible je m'élevais vers le firmament comme un pur esprit..

" Attendre ou chercher la beauté, la voir s'avancer dans une nacelle, et nous sourire du milieu des flots ; voguer avec elle sur la mer, dont nous semions la surface de fleurs, suivre l'enchanteresse au fond de ces bois de myrte et dans les champs heureux où Virgile plaça l'Elysée : telle était l'occupation de nos jours....

" Peut-être est-il des climats dangereux à la vertu par leur extrême volupté ? Et n'est-ce pas ce que voulut enseigner une fable ingénieuse, en racontant que Parthénope fut bâtie sur le tombeau d'une Sirène ? L'éclat velouté de la campagne, la tiède température de l'air, les contours arrondis des montagnes, les molles inflexions des fleuves et des vallées, sont à Naples autant de séductions pour les sens que tout repose...

" Pour éviter les ardeurs du midi, nous nous retirions dans la partie du palais bâtie sous la mer. Couchés sur des lits d'ivoire, nous entendions murmurer les vagues au-dessus de nos têtes. Si quelque orage nous surprenait au fond de ces retraites, les esclaves allumaient des lampes pleines du nard le plus précieux de l'Arabie. Alors entraient de jeunes Napolitaines qui portaient des roses de Paestum dans des vases de Nola ; tandis que les flots mugissaient au dehors, elles chantaient en formant devant nous des danses tranquilles qui me rappelaient les moeurs de la Grèce : ainsi se réalisaient pour nous les fictions des poètes ; on eut cru voir les jeux des Néréides dans la grotte de Neptune... "

Lecteur, si tu t'impatientes de ces citations, de ces récits, songe d'abord que tu n'as peut-être pas lu mes ouvrages et qu'ensuite je ne t'entends plus ; je dors dans la terre que tu foules : si tu m'en veux, frappe cette terre du pied, tu n'insulteras que mes os. Songe de plus que mes écrits font partie essentielle de cette existence dont je te déploie les feuilles. Ah ! que mes tableaux napolitains n'avaient-ils un fond de vérité ! Que la fille du Rhône n'était-elle la femme réelle de mes délices imaginaires ! mais non : si j'étais Augustin, Jérôme, Eudore, je l'étais seul ; mes jours devancèrent les jours de l'amie de Corinne en Italie : heureux s'ils lui avaient toujours appartenu ! heureux si j'avais pu étendre ma vie entière sous ses pas, comme un tapis de fleurs ! Mais ma vie est rude et ses aspérités blessent. Puissent du moins mes derniers moments être doux à celle qui les consola ! Puissent mes heures expirantes refléter l'attendrissement et le charme dont elle les a remplies, [sur celle qui fut aimée de tous et dont personne n'eut jamais à se plaindre !] .

 

[16]

Le duc de Rohan-Chabot.

Madame Récamier rencontra à Naples le comte de Neipperg et le duc de Rohan-Chabot : l'un devait monter au nid de l'aigle, l'autre revêtir la pourpre. On a dit de celui-ci qu'il avait été voué au rouge, ayant porté l'habit de chambellan, l'uniforme de chevau léger et la robe de cardinal.

Le duc de Rohan était fort joli ; il roucoulait la romance, lavait de petites aquarelles et se distinguait par une étude coquette de toilette. Quand il fut abbé, sa pieuse chevelure éprouvée au fer, avait une élégance de martyr. Il prêchait à la brune, dans des oratoires, devant des dévotes, ayant soin, à l'aide de deux ou trois bougies artistement placées, d'éclairer en demi-teinte comme un tableau, son visage pâle. Il chantait la Préface à faire pleurer : il n'allait point comme saint Paul, avec une parole rude ; mais avec une parole emmiellée et cet abaissement adorable qui consacrait un Chabot à Dieu, tout de même qu'un simple desservant de paroisse. Guérin faisant le portrait de l'abbé Duc, lui adressait un jour des compliments sur sa figure ; l'humble confesseur lui répondit : " Si vous m'aviez vu priant ! "

On ne s'explique pas de prime abord comment des hommes que leurs noms rendaient bêtes à force d'orgueil, s'étaient mis aux gages d'un Parvenu . En y regardant de près on trouve que cette aptitude à entrer en condition, découlait naturellement de leurs moeurs : façonnés à la domesticité, point n'avaient souci du changement de livrée, pourvu que le maître fût logé au château à la même enseigne. Le mépris de Bonaparte leur rendait justice : ce grand soldat, abandonné des siens, disait avec reconnaissance à Madame de Montmorency : " Au fond, il n'y a que vous autres qui sachiez servir. "

La religion et la mort ont passé l'éponge sur quelques faiblesses, après tout bien pardonnables, du Cardinal de Rohan. Prêtre chrétien il a consommé à Besançon son sacrifice, secourant le malheureux, nourrissant le pauvre, vêtissant l'orphelin et usant en bonnes oeuvres sa vie dont une santé déplorable abrégeait naturellement le cours.

 

[17]

Murat. - Ses lettres.

Murat, roi de Naples, né le 25 mars 1771 à la Bastide, près de Cahors, fut envoyé à Toulouse pour y faire ses études : il se dégoûta des lettres, s'enrôla dans les chasseurs des Ardennes, déserta et se réfugia à Paris. Admis dans la garde constitutionnelle de Louis XVI, il obtint après le licenciement de cette garde une sous-lieutenance dans le onzième régiment de chasseurs à cheval. A la mort de Robespierre, il fut destitué comme terroriste : même chose arriva à Bonaparte, et les deux soldats demeurèrent sans ressources. Murat rentra en grâce au treize Vendémiaire et devint aide de camp de Napoléon. Il fit sous lui les premières campagnes d'Italie, prit la Valteline et la réunit à la république Cisalpine ; il eut part à l'expédition d'Egypte, renouvela au Mont-Thabor les faits d'armes de Richard Coeur de Lion et se signala à la bataille d'Aboukir. Revenu en France avec son maître, il fut chargé de jeter à la porte le conseil des Cinq-Cents.

Bonaparte lui donna en mariage sa soeur Caroline. Murat commandait la cavalerie à la bataille de Marengo. Gouverneur de Paris à la mort du duc d'Enghien, il gémit tout bas d'un assassinat qu'il n'eut pas le courage de blâmer tout haut. Beau-frère de Napoléon et Maréchal de l'Empire, Murat entra le premier à Vienne en 1806 ; il contribua aux victoires d'Austerlitz, d'Iéna, d'Eylau et de Friedland, devint duc de Berg et envahit l'Espagne en 1808.

Napoléon le rappela et lui donna la couronne de Naples : proclamé roi des Deux-Siciles le premier août 1808, il plut aux Napolitains par son faste, son costume théâtral, ses cavalcades et ses fêtes.

Appelé en qualité de grand vassal de l'Empire à l'invasion de la Russie, il reparut dans tous les combats et se trouva chargé du commandement de la retraite de Smolensk à Wilna. Après avoir manifesté son mécontentement il quitta l'armée à l'exemple de Bonaparte et vint se réchauffer au soleil de Naples, comme son capitaine au foyer des Tuileries. Ces hommes de triomphe ne pouvaient s'accoutumer aux revers. Alors commencèrent ses liaisons avec l'Autriche. Il reparut encore aux camps de l'Allemagne en 1813, retourna à Naples après la perte de la bataille de Leipzig et renoua ses négociations austro-britanniques. Avant d'entrer dans une alliance complète, Murat écrivit à Napoléon une lettre que j'ai entendu lire à M. de Mosbourg : il disait à son beau-frère dans cette lettre qu'il avait retrouvé la Péninsule fort agitée, que les Italiens réclamaient leur indépendance nationale, que si elle ne leur était pas rendue, il était à craindre qu'ils se joignissent à la coalition de l'Europe et augmentassent ainsi les dangers de la France. Il suppliait Napoléon de faire la paix, seul moyen de se conserver un Empire si puissant et si beau : que si Bonaparte refusait de l'écouter, lui Murat abandonné à l'extrémité de l'Italie, se verrait forcé de quitter son royaume ou d'embrasser les intérêts de la liberté italienne.

Cette lettre très raisonnable resta plusieurs mois sans réponse. Napoléon n'a donc pu reprocher justement à Murat de l'avoir trahi. Murat obligé de choisir promptement, signa le 11 janvier 1814 avec la Cour de Vienne un traité : il s'obligeait à fournir un corps de trente mille hommes aux alliés. Pour prix de cette défection, on lui garantissait son royaume napolitain et son droit de conquête sur les Marches Pontificales. Madame Murat avait révélé cette importante transaction à Madame Récamier. Au moment de se déclarer ouvertement, Murat fort ému rencontra Madame Récamier chez Caroline et lui demanda ce qu'elle pensait du parti qu'il avait à prendre ; il la priait de bien peser les intérêts du peuple dont il était devenu le souverain. La noble exilée n'hésita pas : " Vous êtes Français, c'est aux Français que vous devez rester fidèle. " La figure de Murat se décomposa ; il repartit : " Je suis donc un traître ? qu'y faire ? il est trop tard. " Il ouvrit avec violence une fenêtre et montra de la main la flotte anglaise entrant à pleines voiles dans le port.

Le Vésuve venait d'éclater et jetait des flammes. Deux heures après Murat était à cheval à la tête de ses gardes ; la foule l'environnait en criant : " Vive le roi Joachim ! " Il avait tout oublié ; il paraissait ivre de joie. Le lendemain grand spectacle au théâtre Saint-Charles ; le Roi et la Reine furent reçus avec ces acclamations frénétiques inconnues des peuples en deçà des Alpes. On applaudit aussi l'envoyé de François second : dans la loge du ministre de Napoléon il n'y avait personne : Murat en parut troublé comme s'il eût vu au fond de cette loge, le spectre de la France.

L'armée de Murat mise en mouvement le 16 février 1814 force le Prince Eugène à se replier sur l'Adige. Napoléon ayant d'abord obtenu des succès inespérés en Champagne écrivait à sa soeur Caroline des lettres surprises par les alliés et communiquées au Parlement d'Angleterre par lord Castlereagh : " Votre mari est très brave, lui disait-il, sur le champ de bataille ; mais il est plus faible qu'une femme ou qu'un moine, quand il ne voit pas l'ennemi. Il n'a aucun courage moral. Il a eu peur, et il n'a pas hasardé de perdre en un instant ce qu'il ne peut tenir que par moi et avec moi. " Dans une autre lettre adressée à Murat lui-même, Napoléon disait à son beau-frère : " Je suppose que vous n'êtes pas de ceux qui pensent que le lion est mort ; si vous faisiez ce calcul, il serait faux. (...) Vous m'avez fait tout le mal que vous pouviez depuis votre départ de Wilna. Le titre de Roi vous a tourné la tête ; si vous désirez le conserver, conduisez-vous bien. "

Murat ne poursuivit pas le Vice-Roi sur l'Adige ; il hésitait entre les alliés et les Français, selon les chances que Bonaparte semblait gagner ou perdre. Dans les champs de Brienne où Napoléon fut élevé par l'ancienne monarchie, il donnait en l'honneur de celle-ci le dernier et le plus admirable de ses sanglants tournois. Favorisé des Carbonari, Joachim tantôt veut se déclarer libérateur de l'Italie, tantôt espère la partager entre lui et Bonaparte redevenu vainqueur.

Un matin le courrier apporte à Naples la nouvelle de l'entrée des Russes à Paris. Madame Murat était encore couchée, Madame Récamier assise à son chevet causait avec elle. On déposa sur le lit un énorme tas de lettres et de journaux. Parmi ceux-ci se trouvait mon écrit : De Bonaparte et des Bourbons . La Reine s'écria : " Ah ! voilà un ouvrage de Monsieur de Chateaubriand ! Nous le lirons ensemble. " Et elle continua à décacheter ses lettres.

Madame Récamier prit la brochure et après y avoir jeté les yeux au hasard, elle la remit sur le lit et dit à la Reine : " Madame, vous la lirez seule. "

Napoléon fut relégué à l'île d'Elbe ; l'Alliance avec une rare habileté l'avait placé sur les côtes de l'Italie. Murat apprit qu'on cherchait au Congrès de Vienne à le dépouiller des Etats qu'il avait néanmoins achetés si cher ; il s'entendit secrètement alors avec son beau-frère devenu son voisin. On est toujours étonné que les Napoléon aient des parents : qui sait le nom d'Aridée frère d'Alexandre ? Pendant le cours de l'année 1814, le Roi et la Reine de Naples donnèrent une fête à Pompéïa ; on exécuta une fouille au son de la musique : les ruines que faisaient déterrer Caroline et Joachim ne les instruisaient pas de leur propre ruine ; sur les derniers bords de la prospérité, on n'entend que les derniers concerts du songe qui passe.

Lors de la paix de Paris, Murat faisait partie de l'Alliance : le Milanais ayant été rendu à l'Autriche, les Napolitains se retirèrent dans les Légations Romaines. Quand Bonaparte débarqué à Cannes fut entré à Lyon, Murat perplexe ayant changé d'intérêt sortit des Légations et marcha avec quarante mille hommes vers la haute Italie pour faire une diversion en faveur de Bonaparte. Il refusa à Parme les conditions que les Autrichiens effrayés lui offraient encore : pour chacun de nous il est un moment critique ; bien ou mal choisi il décide de notre avenir. Le baron de Firmont repousse les troupes de Murat, prend l'offensive et les mène battant jusqu'à Macerata. Les Napolitains se débandent ; leur général-Roi rentre dans Naples accompagné de quatre lanciers. Il se présente à sa femme et lui dit : " Madame, je n'ai pu mourir. " Le lendemain un bateau le conduit vers l'île d'Ischia ; il rejoint en mer une pinque chargée de quelques officiers de son Etat-Major, et fait voile avec eux pour la France.

Madame Murat demeurée seule, montra une présence d'esprit admirable. Les Autrichiens étaient au moment de paraître : dans le passage d'une autorité à l'autre, un intervalle d'anarchie pouvait être rempli de désordres. La Régente ne précipite point sa retraite ; elle laisse le soldat allemand occuper la ville et fait pendant la nuit éclairer ses galeries. Le peuple apercevant du dehors la lumière, pensant que la Reine est encore là, reste tranquille. Cependant Caroline sort par un escalier secret et s'embarque. Assise à la poupe du vaisseau, elle voyait sur la rive, resplendir illuminé le palais désert dont elle s'éloignait ; image du rêve brillant qu'elle avait eu pendant son sommeil dans la région des Fées. Souvent, montée au faîte de ce palais avec Madame Récamier, elle lui avait dit en promenant au loin ses regards ravis : " Je suis Reine de Naples. "

Caroline rencontra la frégate qui ramenait Ferdinand. Le vaisseau de la Reine fugitive fit le salut ; le vaisseau du Roi rappelé ne le rendit pas : la prospérité ne reconnaît pas l'adversité, sa soeur. Ainsi les illusions évanouies pour les uns, recommencent pour les autres ; ainsi se croisent dans les vents et sur les flots les inconstantes destinées humaines ; riantes ou funestes, le même abîme les porte et les engloutit.

Murat accomplissait ailleurs sa course. Le 25 mai 1815 à dix heures du soir, il aborda au golfe Juan où son beau-frère avait abordé. La fortune faisait jouer à Joachim la parodie de Napoléon. Celui-ci ne croyait pas à la force du malheur et au secours qu'il apporte aux grandes âmes : il défendit au Roi détrôné l'accès de Paris ; il mit au Lazaret cet homme attaqué de la peste des vaincus ; il le relégua dans une maison de campagne appelée Plaisance près de Toulon. Il eût mieux fait de moins redouter une contagion dont il avait été lui-même atteint : qui sait ce qu'un soldat comme Murat aurait pu changer à la bataille de Waterloo !

Le roi de Naples dans son chagrin écrivait à Fouché le 19 juillet 1815 :

" Je répondrai à ceux qui m'accusent d'avoir commencé les hostilités trop tôt, qu'elles le furent sur la demande formelle de l'Empereur, et que, depuis trois mois, il n'a cessé de me rassurer sur ses sentiments, en accréditant des ministres près de moi, en m'écrivant qu'il comptait sur moi et qu'il ne m'abandonnerait jamais. Ce n'est que lorsqu'on a vu que je venais de perdre avec le trône les moyens de continuer la puissante diversion qui durait depuis trois mois, qu'on veut égarer l'opinion publique, en insinuant que j'ai agi pour mon propre compte et à l'insu de l'Empereur. "

Il y eut dans le monde une femme généreuse et belle. Lorsqu'elle arriva à Paris, Madame Récamier la reçut et ne l'abandonna point dans des temps de malheur. Cette femme a laissé en mourant une marque de souvenir à Madame Récamier : celle-ci, parmi les papiers dont elle a eu connaissance a trouvé deux lettres de Murat, du mois de juin 1815 ; elles sont utiles à l'histoire.

" 6 juin 1815.

" J'ai perdu pour la France la plus belle existence, j'ai combattu pour l'Empereur ; c'est pour sa cause que mes enfants et ma femme sont en captivité. La patrie est en danger, j'offre mes services ; on en ajourne l'acceptation. Je ne sais si je suis libre ou prisonnier. Je dois être enveloppé dans la ruine de l'Empereur s'il succombe, et on m'ôte les moyens de le servir et de servir ma propre cause. J'en demande les raisons ; on répond obscurément et je ne puis me faire juge de ma position. Tantôt je ne puis me rendre à Paris où ma présence ferait du torts à l'Empereur ; je ne saurais aller à l'armée où ma présence réveillerait trop l'attention du soldat : que faire ? attendre : voilà ce qu'on répond. On me dit d'un autre côté que l'opinion de la France ne m'est pas favorable, qu'on ne me pardonne pas d'avoir abandonné l'Empereur l'année dernière, tandis que des lettres de Paris disaient, quand je combattais tout récemment pour la France : " Tout le monde ici est enchanté du Roi . " Mais l'Empereur m'écrivait : " Je compte sur vous, comptez sur moi : je ne vous abandonnerai jamais. " Le Roi Joseph m'écrivait : " L'empereur m'ordonne de vous écrire de vous porter rapidement sur les Alpes. " Et quand en arrivant je lui témoigne des sentiments généreux et que je lui offre de combattre pour la France, je suis envoyé dans les Alpes, et pas un mot de consolation n'est adressé à celui qui n'eut jamais de tort envers lui que celui d'avoir trop compté sur des sentiments généreux, sentiments qu'il n'eut jamais pour moi. Mon amie, je viens vous prier de me faire connaître l'opinion de la France et de l'armée à mon égard. Il faut savoir tout supporter et mon courage me rendra supérieur à tous les malheurs. Tout est perdu hors l'honneur : j'ai perdu le trône, mais j'ai conservé toute ma gloire ; je fus abandonné par mes soldats qui furent victorieux dans tous les combats, mais je ne fus jamais vaincu. La désertion de vingt mille hommes me mit à la merci de mes ennemis ; une barque de pêcheur me sauva de la captivité, et un navire marchand me jeta en trois jours sur les côtes de France. "

" Sous Toulon, le 18 juin 1815.

" Je viens de recevoir votre lettre. Il m'est impossible de vous dépeindre les différentes sensations qu'elle m'a fait éprouver. J'ai pu un instant oublier mes malheurs. Je ne suis occupé que de mon amie, dont l'âme noble et généreuse vient me consoler et me montrer sa douleur. Rassurez-vous, tout est perdu ; mais l'honneur reste et ma gloire survivra à tous mes malheurs et mon courage saura me rendre supérieur à toutes les rigueurs de ma destinée. N'ayez rien à craindre de ce côté. J'ai perdu trône et famille sans m'émouvoir ; mais l'ingratitude m'a révolté. J'ai tout perdu pour la France, pour son Empereur, par son ordre, et aujourd'hui il me fait un crime de l'avoir fait. Il me refuse la permission de combattre et de me venger, et je ne suis pas libre sur le choix de ma retraite : concevez-vous tout mon malheur ? que faire ? quel parti prendre ? Je suis Français et père ; comme Français je dois servir ma patrie, comme père, je dois aller partager le sort de mes enfants : l'honneur m'impose le devoir de combattre, et la nature me dit que je dois être à mes enfants. A qui obéir ? Ne puis-je satisfaire à tous deux ? Me sera-t-il permis d'écouter l'un ou l'autre ? Déjà l'Empereur me refuse des armées, et l'Autriche accordera-t-elle les moyens d'aller rejoindre mes enfants ? Les lui demanderai-je ? Moi qui n'ai jamais voulu traiter avec ses ministres. Voilà ma situation : donnez-moi des conseils.

" J'attendrai votre réponse, celle du duc d'Otrante et de Lucien avant de prendre une détermination. Consultez bien l'opinion sur ce que l'on croit qu'il me convient de faire, quand je ne suis pas libre sur le choix de ma retraite, quand on revient sur le passé et quand on me fait un crime d'avoir par ordre perdu mon trône, et quand ma famille gémit dans la captivité. Conseillez-moi ; écoutez la voix de l'honneur, celle de la nature, et, en juge impartial, ayez le courage de m'écrire ce qu'il faut que je fasse. J'attendrai votre réponse sur la route de Marseille à Lyon "

Laissant de côté les vanités personnelles et ces illusions qui sortent du trône, même d'un trône où l'on ne s'est assis qu'un moment, ces lettres nous apprennent quelle idée Murat se faisait de son beau-frère.

Bonaparte perd une seconde fois l'Empire ; Murat vagabonde sans asile, sur ces mêmes plages qui ont vu errer la duchesse de Berry.

Des contrebandiers consentent le 22 août 1815 à le passer lui et trois autres à l'île de Corse : une tempête l'accueille. La Balancelle , patache qui faisait le service entre Bastia et Toulon, le reçoit à son bord. A peine a-t-il quitté son embarcation qu'elle s'entr'ouvre. Surgi à Bastia le 25 août, il court se cacher au village de Viscovato chez le vieux Colonna-Ceccaldi. Deux cents officiers le rejoignent avec le général Franceschetti. Il marche sur Ajaccio : la ville maternelle de Bonaparte seule, tenait encore pour son fils ; de tout son Empire, Napoléon ne possédait plus que son berceau. La garnison de la citadelle salue Murat, et le veut proclamer Roi de Corse : il s'y refuse ; il ne trouve d'égal à sa grandeur que le sceptre des Deux-Siciles. Son aide de camp, Macirone, lui apporte de Paris la décision de l'Autriche en vertu de laquelle il doit quitter le titre de Roi et se retirer à volonté dans la Bohême ou la Moldavie : " Il est trop tard, répondit Joachim ; mon cher Macirone, le dé en est jeté. "

Le 28 septembre Murat cingle vers l'Italie ; sept bâtiments étaient chargés de ses deux cent cinquante serviteurs. Il avait dédaigné de tenir à Royaume l'étroite patrie de l'homme immense ; plein d'espoir, séduit par l'exemple d'une fortune au-dessus de la sienne, il partait de cette île d'où Napoléon était sorti pour prendre possession du monde. Ce ne sont pas les mêmes lieux, ce sont les génies semblables qui produisent les mêmes destinées.

Une tempête dispersa la flottille ; Murat fut jeté le 8 octobre dans le golfe de Sainte-Euphémie, presque au moment où Bonaparte abordait le rocher de Sainte-Hélène. De ses sept prames, il ne lui en restait plus que deux, y compris la sienne. Débarqué avec une trentaine d'hommes, il essaye de soulever les populations de la côte ; les habitants font feu sur sa troupe. Les deux prames gagnent le large ; Murat était trahi. Il court à un bateau échoué ; il essaye de le mettre à flot. Le bateau reste immobile. Entouré et pris, Murat outragé du même peuple qui se tuait naguère à crier : " Vive le roi Joachim " est conduit au château de Pizzo. On saisit sur lui et ses compagnons des proclamations insensées. Elles montraient de quels rêves les hommes se bercent, jusqu'à leur dernier moment.

Tranquille dans sa prison, Murat disait : " Je ne garderai que mon royaume de Naples : mon cousin Ferdinand conservera la seconde Sicile. " Et dans ce moment une commission militaire condamnait Murat à mort. Lorsqu'il apprit son arrêt, sa fermeté l'abandonna quelques instants ; il versa des larmes ; il s'écria : " Je suis Joachim, Roi des Deux-Siciles ! " Il oubliait que Louis XVI avait été Roi de France, le duc d'Enghien petit-fils du grand Condé, et Napoléon, arbitre de l'Europe : la mort compte pour rien ce que nous fûmes.

Un prêtre, et toujours un prêtre, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, vint rendre à un coeur intrépide sa force défaillie. Le 13 octobre, Murat, après avoir écrit à sa femme est conduit dans une salle du château de Pizzo, renouvelant dans sa personne romanesque les aventures brillantes ou tragiques du moyen âge. Douze soldats qui peut-être avaient servi sous lui, l'attendaient disposés sur deux rangs. Murat voit charger les armes, refuse de se laisser bander les yeux, choisit lui-même, en capitaine expérimenté, le poste où les balles le peuvent mieux atteindre. Couché en joue, au moment du feu il dit : " Soldats, sauvez le visage ; visez au coeur ! " Il tombe tenant dans ses mains les portraits de sa femme et de ses enfants : ces portraits ornaient auparavant la garde de son épée. Ce n'était qu'une affaire de plus que le brave venait de vider avec la vie.

Les genres de mort différents de Napoléon et de Murat conservent les caractères de leur histoire.

Murat si fastueux, fut enterré sans pompe à Pizzo, dans une de ces églises chrétiennes dont le sein charitable reçoit miséricordieusement toutes les cendres.

 

[18]

Madame Récamier revient en France. - Lettre de Madame de Genlis.

La beauté exilée en Italie, revenait de Naples à Paris. Elle ne s'arrêta qu'à Rome, pour assister à l'entrée du Pape reprenant possession de ses états.

Dans le 23e livre de ces Mémoires vous avez conduit Pie VII, mis en liberté à Fontainebleau, jusqu'aux portes de Saint-Pierre. Joachim encore vivant allait disparaître et Pie VII reparaissait : derrière eux Napoléon était frappé ; la main du conquérant laissait tomber le Roi et se relever le pontife.

Pie VII fut reçu avec des cris qui ébranlaient les ruines de la ville des ruines. On détela sa voiture et la foule le traîna jusqu'aux degrés de l'église des Apôtres. Le Saint-Père ne voyait rien, n'entendait rien ; ravi en esprit, sa pensée était loin de la terre ; sa main se levait seulement sur le peuple par la tendre habitude des bénédictions. Il pénétra dans la Basilique au bruit des fanfares, au chant du Te Deum , aux acclamations des Suisses de la religion de Guillaume Tell. Les encensoirs lui envoyaient des parfums qu'il ne respirait pas ; il ne voulut point être porté sur le pavois à l'ombre du dais et des palmes ; il marcha comme un naufragé accomplissant un voeu à Notre-Dame de Bon-Secours, et chargé par le Christ d'une mission qui devait renouveler la face de la terre. Il était vêtu d'une robe blanche ; ses cheveux restés noirs malgré le malheur et les ans, contrastaient avec la pâleur de l'anachorète. Arrivé au tombeau des Apôtres il se prosterna ; il demeura plongé, immobile et comme mort dans les abîmes des conseils éternels. L'émotion était profonde, et des protestants témoins de cette scène, pleuraient à chaudes larmes.

Quel sujet en effet de méditations ! Un prêtre infirme, caduc, sans force, sans défense, enlevé du Quirinal, transporté captif au fond des Gaules, un martyr, qui n'attendait plus que sa tombe, délivré miraculeusement des mains de Napoléon qui avaient pressé le globe ; reprenant l'empire d'un monde indestructible, quand les planches d'une prison d'outre-mer et d'un cercueil, se préparaient pour ce formidable geôlier des peuples et des Rois !

Pie VII survécut à l'Empereur ; il vit revenir au Vatican les chefs-d'oeuvre, amis fidèles qui l'avaient accompagné dans son exil. Au retour de la persécution, le Pontife septuagénaire, prosterné sous la Coupole de Saint-Pierre, montrait à la fois toute la faiblesse de l'homme et toute la grandeur de Dieu. [Il semblait écouter la vie tombant dans l'Eternité.]

En descendant des Alpes de la Savoie, Madame Récamier trouva au Pont-de-Beauvoisin le drapeau blanc et la cocarde blanche : elle ne les avait jamais vus. Les processions de la Fête-Dieu parcourant les villages, semblaient être revenues avec le roi très chrétien. A Lyon la voyageuse tomba au milieu d'une fête pour la Restauration. L'enthousiasme était sincère. A la tête des réjouissances paraissaient Alexis de Noailles et le colonel Clary, beau-frère de Joseph Bonaparte. Ce qu'on raconte aujourd'hui de la froideur et de la tristesse dont la légitimité fut accueillie à la première Restauration, est une impudente menterie. La joie fut générale dans les diverses opinions, même parmi les Conventionnels, même parmi les Impérialistes (voyez les paroles de Carnot, livre VI, 3e partie de ces Mémoires ), les soldats exceptés ; leur noble fierté souffrait de ces revers. Aujourd'hui que le poids du gouvernement militaire ne se sent plus, que les vanités se sont réveillées, il faut nier les faits, parce qu'ils ne s'arrangent pas avec les théories du moment. Il convient à un système que la nation ait reçu les Bourbons avec horreur, et que la Restauration ait été un temps d'oppression et de misère. Cela conduit à de tristes réflexions sur la nature humaine. Si les Bourbons avaient eu le goût et la force d'opprimer, ils se pouvaient flatter de conserver longtemps le trône. Les violences et les injustices de Bonaparte, dangereuses à son pouvoir en apparence, le servirent en effet : on s'épouvante des iniquités, mais on s'en forge une grande idée ; on est disposé à regarder comme un être supérieur, celui qui se place au-dessus des lois.

Madame de Staël arrivée à Paris avant Madame Récamier, lui avait écrit plusieurs fois ; ce billet seul était parvenu à son adresse :

" Paris ce 20 mai.

" Je suis honteuse d'être à Paris sans vous, cher ange de ma vie. Je vous demande vos projets ? Voulez-vous que j'aille au-devant de vous à Coppet où je vais rester quatre mois ? Après tant de souffrances, ma plus douce perspective c'est vous, et mon coeur vous est à jamais dévoué. Un mot sur votre départ et votre arrivée. J'attends ce mot pour savoir ce que je ferai.

" Je vous écris à Rome, à Naples, etc. "

Madame de Genlis qui n'avait jamais eu de rapports avec Madame Récamier s'empressa de s'approcher d'elle. Je trouve dans un passage l'expression d'un voeu qui, réalisé, eut épargné au lecteur mon récit.

" 11 octobre.

" Voilà, Madame, le livre que j'ai eu l'honneur de vous promettre. J'ai marqué les choses que je désire que vous lisiez. (...) Venez, Madame, pour me conter votre histoire en ces termes , comme on fait dans les romans. Puis ensuite je vous demanderai de l'écrire en forme de souvenirs qui seront remplis d'intérêt, parce que dans la plus grande jeunesse vous avez été jetée avec une figure ravissante, un esprit plein de finesse et de pénétration au milieu de ce tourbillon d'erreurs et de folies ; que vous avez tout vu, et qu'ayant conservé pendant ces orages, des sentiments religieux, une âme pure, une vie sans tache, un coeur sensible et fidèle à l'amitié ; n'ayant ni envie, ni passions haineuses, vous peindrez tout avec les couleurs les plus vraies. Vous êtes un des phénomènes de ce temps-ci et certainement le plus aimable. Vous me montrerez vos souvenirs ; ma vieille expérience vous offrira quelques conseils et vous ferez un ouvrage utile et délicieux. N'allez pas me répondre : Je ne suis pas capable , etc.... Vous pouvez jeter sans remords les yeux sur le passé ; c'est en tout temps le plus beau des droits ; dans celui où nous sommes, c'est inappréciable. Profitez-en pour l'instruction des deux jeunes personnes que vous élevez ; ce sera pour elles votre plus grand bienfait. Adieu, Madame : permettez-moi de vous dire que je vous aime et que je vous embrasse de toute mon âme. "

 

[19]

Lettres de Benjamin Constant.

Maintenant que Madame Récamier est rentrée dans Paris, je vais retrouver pendant quelque temps mes premiers guides.

La Reine de Naples inquiète des résolutions du Congrès de Vienne, écrivit à Madame Récamier pour qu'elle lui découvrît un homme capable de traiter de ses intérêts à Vienne. Madame Récamier s'adressa à Benjamin Constant, et le pria de rédiger un mémoire. Cette circonstance eut sur l'auteur de ce mémoire l'influence la plus malheureuse ; un sentiment orageux fut la suite d'une entrevue. Sous l'empire de ce sentiment, Benjamin Constant déjà violent antibonapartiste (comme on le voit dans l' Esprit de conquête ), laissa déborder des opinions dont les événements changèrent bientôt le cours. De là une réputation de mobilité politique, funeste aux hommes d'Etat.

Madame Récamier tout en admirant Bonaparte était restée fidèle à sa haine contre l'oppresseur de nos libertés et contre l'ennemi de Madame de Staël. Quant à ce qui la regardait elle-même, elle n'y pensait pas, et elle eût fait bon marché de son exil. Les lettres que Benjamin Constant lui écrivit à cette époque serviront d'étude, sinon du coeur humain, du moins de la tête humaine.

" Mardi.

" Voici le Mémoire ; ne me le renvoyez pas, il pourrait se perdre parce que je suis obligé de sortir. J'irai le prendre à l'heure que vous voudrez et nous le lirons ensemble. Savez-vous que je n'ai rien vu durant cette vie, déjà si longue, et que vous troublez, rien au monde de pareil à vous ? J'ai porté votre image chez Monsieur de Talleyrand, chez Beugnot, chez moi, partout. J'en suis triste et presque étonné. Certes je ne plaisante pas car je souffre. Je me retiens sur une pente rapide. Il vous est si égal de faire souffrir dans ce genre. Les anges aussi ont leur cruauté. Enfin pour l'amour du roi Joachim, remettez-moi le Mémoire vous-même. Il ne serait pas prudent de me l'envoyer. Partez-vous ce soir ? Allez-vous à Angervilliers dimanche, ou quand vous voudrez ? Que me font mes autres engagements ? Revenez-vous demain ? Votre absence m'importune. Savez-vous que vous avez mis quelque volonté à me rendre fou ? Que ferez-vous si je le suis ? Enfin le Mémoire en main propre aujourd'hui. C'est un devoir à vous de ne pas le risquer. C'est un devoir de diplomatie. "

" Samedi.

" Je suis rentré chez moi inquiet et troublé de votre conversation de ce soir ; non que je me plaigne de vous et de votre adorable bonté qui est si nécessaire à ma vie ; mais gêné que j'étais par la présence de Monsieur Ballanche, je n'ai pas assez bien plaidé ma cause occupé trop uniquement de vous, je n'ai pas assez senti que mon sort était dans ses mains, que vous le consulteriez, et qu'il pourrait, sans vouloir me nuire, mais faute de me connaître, vous donner des impressions funestes. J'étais sur le point avant de sortir, de me jeter à ses genoux pour le supplier de ne pas me faire de mal. Mais tout ce qui me paraît théâtral me répugne, même quand c'est vrai. Je prends donc le seul parti qui me reste, je vous écris avant de me coucher et de chercher un peu de repos, si j'en puis trouver. Je ne vous ai dit ce soir aucune des choses que j'aurais dû vous dire. Vous avez demandé si souvent ce que vous deviez faire et ce qui résulterait de ma passion pour vous : je vais vous le dire, ange du ciel, ce que vous devez faire et ce qui en résultera. Cette passion n'est pas une passion ordinaire. Elle en a toute l'ardeur, elle n'en a pas les bornes. Elle met à votre disposition un homme spirituel, dévoué, courageux, désintéressé, sensible, dont jusqu'à ce jour les qualités ont été inutiles, parce qu'il lui manque la raison nécessaire pour les diriger. Eh bien ! soyez cette raison supérieure ; guidez-moi tandis que mes forces sont entières et que le temps s'ouvre devant moi, pour que je fasse quelque chose de beau et de bon. Vous savez comme ma vie a été dévastée par des orages venus de moi et des autres, et malgré cela, malgré tant de jours, de mois, d'années prodigués, j'ai acquis un peu de réputation. Né loin de Paris j'étais parvenu à y occuper une place importante. Aujourd'hui même, je ne puis me le cacher, les yeux sont tournés vers moi quand on a besoin d'une voix qui rappelle les idées généreuses. Je n'ai su tirer aucun parti de mes facultés qu'on reconnaît plus que je ne les sens moi-même, parce que je n'ai aucune raison. Emparez-vous de mes facultés, profitez de mon dévouement pour votre pays et pour ma gloire. Vous dites que votre vie est inutile, et la Providence remet entre vos mains un instrument qui a quelque puissance, si vous daignez vous en servir. Laissons de côté ces luttes sur des mots qui ne changent rien aux choses. Soyez mon ange tutélaire, mon bon génie, le Dieu qui ordonnera le chaos dans ma tête et dans mon coeur. Qui sait ce que l'avenir réserve à la France ? Et si je puis y faire triompher de nobles idées, et si c'est par vous que j'en reçois la force, si mes facultés, qu'on dit supérieures, servent à mon pays et à une sage liberté, direz-vous encore que votre vie n'a servi à rien ? Cette moralité dont vous m'accusez de manquer, rendez-la moi. La fatigue d'une exagération perpétuelle, plus pénible parce que les actions ne s'accordent pas aux paroles, cette fatigue m'a rendu sec, ironique, m'a ôté, dites-vous, le sens du bien et du mal. Je suis dans votre main comme un enfant : rendez-moi les vertus que j'étais fait pour avoir, usez de votre puissance, ne brisez pas l'instrument que le ciel vous confie. Votre carrière ne sera pas inutile si, dans un temps de dégradation et d'égoïsme, vous avez formé un noble caractère, donné à tout ce qui est bon un courageux défenseur, versé du bonheur dans une âme souffrante, de la gloire sur une vie que le découragement opprimait. Vous pouvez tout cela. Vous le pouvez par votre seule affection, mais ce que vous ne pouvez pas, c'est de me détacher de vous. Et vous ne pouvez pas non plus, avec votre nature angélique supporter l'affreuse douleur que vous m'infligeriez. Vous me feriez du mal inutilement. Car en me voyant au désespoir, mourant dans les convulsions à votre porte, vous reviendriez sur vos résolutions, et il n'y aurait eu que de la souffrance sans résultat, tandis qu'il peut y avoir du bonheur, de la gloire et de la morale.

" Faites-moi, si vous voulez être bonne, dire un seul mot que je puisse interpréter comme un léger signe d'amitié. N'est-ce pas, vous n'êtes pas de ces femmes qui sont d'autant plus indifférentes, qu'elles sont plus sures d'être aimées ? Non, vous êtes en figure, en esprit, en pureté, en délicatesse, l'être idéal que l'imagination concevrait à peine si vous n'existiez pas.

" Remettez cette lettre à Monsieur Ballanche. Je voudrais qu'il me jugeât bien, qu'il ne travaillât pas contre moi, qu'il ne m'empêchât pas de devenir par vous, ce que la nature veut que je sois, ce que la Providence m'a rendu la possibilité d'être, en faisant descendre sur la terre un de ses anges pour me diriger.

" Il est trois heures. - Voici mon livre : oh ! lisez-le. Je crois que vous y verrez pourtant que j'ai le sens du bien et du mal. "

" Mercredi.

" Je suis rentré chez moi dans la plus violente colère que j'aie éprouvée. Mon malheureux cocher à qui j'avais dit de rentrer chez lui avait compris qu'il devait entrer, et s'était niché dans la cour puis dans l'écurie. J'ai tremblé que je n'ébranlasse la maison, au milieu du silence qui régnait, et que vous ne m'en sussiez mauvais gré. En arrivant, j'ai grondé, payé, chassé homme, cheval et voiture. Mais l'inquiétude me reste, et au lieu de me coucher, je vous écris.

" Puisque j'ai commencé, je continue. Cela m'arrive si rarement que je vous supplie de me lire. Je n'ai rien à dire, il est vrai, que vous ne sachiez ; mais vous le répéter est un besoin continuel auquel je ne résiste que parce que vous m'avez inspiré presque autant de crainte que de passion. Certes vous me devez au moins cette justice que jamais sentiment si violent ne fut moins importun. Je vous aime comme le premier jour ou vous m'avez vu fondre en larmes à vos pieds. Je souffre autant à la moindre preuve d'indifférence et elles sont nombreuses. Ma vie est une inquiétude de chaque minute. Je n'ai qu'une pensée. Vous tenez tout mon être dans votre main comme Dieu tient sa créature. Un regard, un mot, un geste changent toute mon existence. Et pourtant je me soumets à tout parce que je ne pourrais vivre sans vous voir ; et souvent, le coeur tout meurtri des coups que vous me portez, sans vous en douter, je me force à de la gaîté pour obtenir de vous un sourire.(...) Ne voyez-vous pas combien votre empire est absolu, combien il force mon sentiment même à se maîtriser ? Quand je vous contemple, quand mes regards vous dévorent, quand chacun de vos mouvements porte le délire dans mes sens, un geste de vous me repousse et me fait trembler. Oh ! que je donnerais volontiers ma vie pour une heure !... Mais aussi n'êtes-vous pas un ange du ciel ! N'êtes-vous pas ce que la nature a créé de plus beau, de plus séduisant, de plus enchanteur, dans chaque regard, dans chaque mot que vous dites ? Y a-t-il une femme qui réunisse à tant de charmes cet esprit si fin, cette gaîté si naïve et si piquante, cet instinct admirable de tout ce qui est noble et pur ? Vous planez au milieu de tout ce qui vous entoure, modèle de grâce et de délicatesse et d'une raison qui étonne par sa justesse et qui captive par la bonté qui l'adoucit. Pourquoi cette bonté se dément-elle quelquefois, et pour moi seul ? Jamais je n'ai aimé, jamais personne n'a aimé comme je vous aime. Je vous l'ai dit ce soir, quand vous aurez à m'affliger, consolez-moi en m'indiquant un dévouement, un danger, une peine à supporter pour vous. Il est trop vrai, je ne suis plus moi, je ne puis plus répondre de moi. Crime, vertu, héroïsme, lâcheté, anéantissement, tout dépend de vous. Tout ce que je n'aurai pas fait vous en rendrez compte. Prenez-moi donc tout entier ; prenez-moi sans vous donner ; mais dites-vous bien que je suis avec vous comme un instrument aveugle, comme un être que vous seule animez, qui ne peut plus avoir d'âme que la vôtre. O mon Dieu ! si vous m'aimiez ! Enfin vous le voyez, vous m'avez à peu de frais. Faites de moi ce que vous voudrez. Quand vous ne voudrez pas me voir seule, je vous suivrai de mes regards dans le monde. Si votre porte m'était fermée, je me coucherais dans la rue à votre porte. Et pourtant quand je vous verrai, je ne vous dirai rien de tout cela parce que vous ne voulez pas l'entendre. Mais au moins vous pouvez le lire, cela ne vous engage à rien. Comparez ce sentiment avec d'autres, et au fond de votre coeur rendez-moi justice.

" Adieu, vous me pardonnez, n'est-ce pas, de vous avoir écrit ? J'ai vingt lettres commencées depuis dix jours et que l'idée qu'elles vous importunent m'a empêché de vous envoyer. Soyez bonne pour moi, ou bien soyez ce que vous voudrez. Rien ne m'empêchera de vous être dévoué jusqu'à la mort. Rien n'interrompra ce culte d'amour, cette admiration enthousiaste qui est tout ce qui peut remplir mon coeur et le seul sentiment qui me fasse vivre.

" Il est cinq heures : à sept ou huit je me lèverai pour faire le bulletin. Je ferai un article, quand vous le voudrez, pour Antigone . J'achèverai mon livre.(...) Donnez-moi donc plus de choses et des choses plus difficiles à faire. Demandez-moi la moitié de ma fortune pour les pauvres, la moitié de mon sang pour une cause qui vous intéresse ; servez-vous de moi de quelque manière, et, quand je vous aurai bien servie, pour me récompenser de mon zèle, servez-vous encore de moi. "

Voilà tout ce que pouvait faire d'une passion un esprit ironique et romanesque, sérieux et poétique : Rousseau n'est pas plus véritable ; mais il mêle à ses amours d'imagination, une mélancolie sincère et une rêverie réelle.

 

[20]

Retour de Bonaparte. - Articles de Benjamin Constant.

Cependant Bonaparte était débarqué à Cannes : la perturbation de son approche commençait à se faire sentir. Benjamin Constant envoya ce billet à Madame Récamier :

" Pardon si je profite des circonstances pour vous importuner ; mais l'occasion est trop belle. Mon sort sera décidé dans quatre ou cinq jours sûrement ; car quoique vous aimiez à ne pas le croire pour diminuer votre intérêt, je suis certainement, avec Marmont, Chateaubriand et Laisné, l'un des quatre hommes les plus compromis de France. Il est donc certain que si nous ne triomphons pas, je serai dans huit jours ou proscrit et fugitif, ou dans un cachot, ou fusillé. Accordez-moi donc pendant les deux ou trois jours qui précéderont la bataille, le plus que vous pourrez de votre temps et de vos heures. Si je meurs, vous serez bien aise de m'avoir fait ce bien, et vous seriez fâchée de m'avoir affligé.

" Mon sentiment pour vous est ma vie. Un signe d'indifférence me fait plus de mal que ne pourra le faire dans quatre jours mon arrêt de mort. Et quand je pense que le danger est un moyen d'obtenir de vous un signe d'intérêt, je n'en éprouve que de la joie.

" Avez-vous été contente de mon article et savez-vous ce qu'on en dit ? "

Benjamin Constant avait raison, il était aussi compromis que moi : attaché à Bernadotte il avait servi contre Napoléon ; il avait publié son écrit De l'esprit de conquête dans lequel il traitait le tyran plus mal que je ne le traitais dans ma brochure De Bonaparte et des Bourbons . Il mit le comble à ses périls en parlant dans les gazettes. Le 19 mars, au moment où Bonaparte était aux portes de la capitale, il fut assez ferme pour signer dans le Journal des Débats un article terminé par cette phrase :

" Je n'irai pas, misérable transfuge, me traîner d'un pouvoir à l'autre, couvrir l'infamie par le sophisme, et balbutier des mots profanés pour racheter une vie honteuse. " Benjamin Constant écrivit à celle qui lui avait inspiré ces nobles sentiments :

" Je suis bien aise que mon article ait paru ; on ne peut au moins en soupçonner aujourd'hui la sincérité. Voici un billet que l'on m'écrit après l'avoir lu : si j'en recevais un pareil d'une autre , je serais gai sur l'échafaud !... "

Madame Récamier s'est toujours reproché d'avoir eu, sans le vouloir, une pareille influence sur une destinée honorable. Rien en effet n'est plus malheureux que d'inspirer à des caractères mobiles, ces résolutions énergiques qu'ils sont incapables de tenir.

Benjamin Constant démentit le 20 mars son article du 19 ; après avoir fait quelques tours de roues pour s'éloigner, il revint à Paris et se laissa prendre aux séductions de Bonaparte. Nommé Conseiller d'Etat il effaça ses pages généreuses en travaillant à la rédaction de l' Acte additionnel.

Depuis ce moment il porta au coeur une plaie secrète ; il n'aborda plus avec assurance la pensée de la postérité ; sa vie attristée et défleurie, n'a pas peu contribué à sa mort. Dieu nous garde de triompher des misères dont les natures les plus élevées ne sont point exemptes ! Le ciel ne nous donne des talents qu'en y attachant des infirmités ; expiations offertes à la sottise et à l'envie. Les faiblesses d'un homme supérieur, sont ces victimes noires que l'antiquité sacrifiait aux dieux infernaux : et pourtant ils ne se laissent jamais désarmer.

 

[21]

Madame de Krüdner. - Le Duc de Wellington.

Madame Récamier était restée en France pendant les Cent Jours, où la Reine Hortense l'invitait à demeurer ; la Reine de Naples lui offrait au contraire un asile en Italie.

Les Cent Jours passèrent.

Madame de Krüdner suivit les Alliés arrivés de nouveau à Paris. Elle était tombée du roman dans le mysticisme ; elle exerçait un grand empire sur l'esprit de l'Empereur de Russie. C'est elle qui fit donner à l' Alliance des Rois de l'Europe le nom de Sainte .

Madame de Krüdner logeait dans un hôtel du faubourg Saint-Honoré. Le jardin de cet hôtel s'étendait jusqu'aux Champs-Elysées. Alexandre arrivait incognito par une porte du jardin et des conversations politico-religieuses finissaient par de ferventes prières. Madame de Krüdner m'avait invité à l'une de ces sorcelleries célestes. Moi, l'homme de toutes les chimères, j'ai la haine de la déraison, l'abomination du nébuleux et le dédain des jongleries : on n'est pas parfait. La scène m'ennuya ; plus je voulais prier, plus je sentais la sécheresse de mon âme. Je ne trouvais rien à dire à Dieu, et le diable me poussait à rire. J'avais mieux aimé Madame de Krüdner lorsqu'environnée de fleurs et habitante encore de cette chétive terre, elle composait Valérie . Seulement je trouvais que mon vieil ami Monsieur Michaud, mêlé bizarrement à cette idylle, n'avait pas assez du berger, malgré son nom. Madame de Krüdner devenue séraphin, cherchait à s'entourer d'anges ; la preuve en est dans ce billet charmant de Benjamin Constant à Madame Récamier :

" Jeudi.

" Je m'acquitte avec un peu d'embarras d'une commission que Madame de Krüdner vient de me donner. Elle vous supplie de venir la moins belle que vous pourrez. Elle dit que vous éblouissez tout le monde, et que par là toutes les âmes sont troublées et toutes les attentions impossibles. Vous ne pouvez pas déposer votre charme ; mais ne le rehaussez pas. Je pourrais ajouter bien des choses sur votre figure, à cette occasion : mais je n'en ai pas le courage. On peut être ingénieux sur le charme qui plaît, mais non sur celui qui tue. Je vous verrai tout à l'heure. Vous m'avez indiqué cinq heures ; mais vous ne rentrerez qu'à six : et je ne pourrai vous dire un mot. Je tâcherai pourtant d'être aimable encore cette fois. "

Le duc de Wellington ne prétendait-il pas aussi à l'honneur d'attirer un regard de Juliette ? Un de ses billets que je transcris, n'a de curieux que la signature :

" A Paris, ce 13 janvier.

" J'avoue, Madame, que je ne regrette pas beaucoup que les affaires m'empêchent de passer chez vous après dîner, puisque à chaque fois que je vous vois, je vous quitte plus pénétré de vos agréments et moins disposé à donner mon attention à la politique !!!

" Je passerai chez vous demain à mon retour de chez l'abbé Sicard, en cas que vous vous y trouvassiez et malgré l'effet que ces visites dangereuses produisent sur moi.

" Votre très fidèle serviteur,

" Wellington. "

A son retour de Waterloo, entrant chez Madame Récamier, le duc de Wellington s'écria : " Je l'ai bien battu ! "

Dans un coeur français son succès lui aurait fait perdre la victoire, eût-il pu jamais y prétendre.

 

[22]

Je retrouve Madame Récamier. - Mort de Madame de Staël.

Ce fut à une douloureuse époque pour l'illustration de la France que je retrouvai Madame Récamier, ce fut à l'époque de la mort de Madame de Staël. Rentrée à Paris après les Cent Jours, l'auteur de Delphine était revenue souffrante ; je l'avais revue chez elle et chez Madame la duchesse de Duras. Peu à peu son état empirant, elle fut obligée de garder le lit. Un matin j'étais allé chez elle, rue Royale ; les volets des fenêtres étaient aux deux tiers fermés ; le lit rapproché du mur du fond de la chambre, ne laissait qu'une ruelle à gauche ; les rideaux retirés sur les tringles, formaient deux colonnes au chevet. Madame de Staël à demi assise était soutenue par des oreillers. Je m'approchai et quand mon oeil se fut un peu accoutumé à l'obscurité, je distinguai la malade. Une fièvre ardente animait ses joues. Son beau regard me rencontra dans les ténèbres, et elle me dit : " Bonjour, my dear Francis . Je souffre, mais cela ne m'empêche pas de vous aimer. " Elle étendit sa main que je pressai et baisai. En relevant la tête, j'aperçus au bord opposé de la couche, dans la ruelle, quelque chose qui se levait blanc et maigre : c'était Monsieur de Rocca, le visage défait, les joues creuses, les yeux brouillés, le teint indéfinissable : il se mourait ; je ne l'avais jamais vu, et ne l'ai jamais revu. Il n'ouvrit pas la bouche ; il s'inclina en passant devant moi ; on n'entendait point le bruit de ses pas : il s'éloigna à la manière d'une ombre. Arrêtée un moment à la porte la nueuse idole frôlant les doigts , se retourna vers le lit, pour ajourner Madame de Staël. Ces deux spectres qui se regardaient en silence, l'un debout et pâle, l'autre assis et coloré d'un sang prêt à redescendre et à se glacer au coeur, faisaient frissonner.

Peu de jours après Madame de Staël changea de logement. Elle m'invita à dîner chez elle, rue Neuve-des-Mathurins ; j'y allai. Elle n'était point dans le salon et ne put même assister au dîner ; mais elle ignorait que l'heure fatale était si proche. On se mit à table. Je me trouvai assis près de Madame Récamier. Il y avait douze ans que je ne l'avais rencontrée, et encore ne l'avais-je aperçue qu'un moment. Je ne la regardais point ; elle ne me regardait pas ; nous n'échangions pas une parole. Lorsque vers la fin du dîner, elle m'adressa timidement quelques mots sur la maladie de Madame de Staël, je tournai un peu la tête, je levai les yeux [et je vis mon ange gardien à ma droite.]

Je craindrais de profaner aujourd'hui par la bouche de mes années un sentiment qui conserve dans ma mémoire toute sa jeunesse et dont le charme s'accroît à mesure que ma vie se retire. J'écarte mes vieux jours pour découvrir derrière ces jours des apparitions célestes, pour entendre du bas de l'abîme les harmonies d'une région plus heureuse.

Madame de Staël mourut. Le dernier billet qu'elle écrivit à Madame de Duras, était tracé en grandes lettres dérangées comme celles d'un enfant. Un mot affectueux s'y trouvait pour Francis . Le talent qui expire saisit davantage que l'individu qui meurt : c'est une désolation générale dont la société est frappée ; chacun au même moment fait la même perte.

Avec Madame de Staël s'abattit une partie considérable du temps où j'ai vécu ; telle de ces brèches, qu'une intelligence supérieure en tombant forme dans un siècle, ne se répare jamais. Sa mort fit sur moi une impression particulière à laquelle se mêlait une sorte d'étonnement mystérieux. C'était chez cette femme illustre que j'avais connu Madame Récamier, et après de longs jours de séparation, Madame de Staël réunissait deux personnes voyageuses devenues presque étrangères l'une à l'autre : elle leur laissait à un repas funèbre son souvenir et l'exemple d'un attachement immortel. J'allai voir Madame Récamier rue Basse-du-Rempart et ensuite rue d'Anjou. Quand on s'est rejoint à sa destinée, on croit ne l'avoir jamais quittée : la vie selon l'opinion de Pythagore, n'est qu'une réminiscence. Qui, dans le cours de ses jours, ne se remémore quelques petites circonstances indifférentes à tous, hors à celui qui se les rappelle ? A la maison de la rue d'Anjou il y avait un jardin ; dans ce jardin un berceau de tilleuls entre les feuilles desquels j'apercevais un rayon de lune, lorsque j'attendais Madame Récamier : ne me semble-t-il pas que ce rayon est à moi et que si j'allais sous les mêmes abris, je le retrouverais ? Je ne me souviens guère du soleil que j'ai vu briller sur bien des fronts.

 

[23]

L'Abbaye-aux-Bois.

J'étais au moment d'être obligé de vendre la Vallée-aux-Loups, que Madame Récamier avait louée de moitié avec Monsieur de Montmorency. De plus en plus éprouvée par la fortune Madame Récamier se retira à l'Abbaye-aux-Bois.

La duchesse d'Abrantès parle ainsi de cette demeure :

" L'Abbaye-aux-Bois, avec toutes ses dépendances, ses beaux jardins, ses vastes cloîtres dans lesquels jouaient de jeunes filles de tous les âges, au regard insoucieux, à la parole folâtre, l'Abbaye-aux-Bois n'était connue que comme une sainte demeure à laquelle une famille pouvait confier son espoir ; encore ne l'était-elle que par les mères ayant un intérêt au delà de sa haute muraille. Mais une fois que la soeur Marie avait fermé la petite porte surmontée d'un attique, limite du saint domaine, on traversait la grande cour qui sépare le couvent de la rue, non seulement comme un terrain neutre, mais étranger.

" Aujourd'hui il n'en va pas ainsi : le nom de l'Abbaye-aux-Bois est devenu populaire ; sa renommée est générale et familière à toutes les classes : la femme qui y vient pour la première fois en disant à ses gens : " A l'Abbaye-aux-Bois ", est sûre de n'être pas questionnée par eux pour savoir de quel côté ils doivent tourner...

" D'où lui est venu en aussi peu de temps une renommée si positive, une illustration si connue ? Voyez-vous deux petites fenêtres tout en haut, dans les combles, là, au-dessus des larges croisées du grand escalier ? C'est une des petites chambres de la maison. Eh bien ! c'est pourtant dans son enceinte que la renommée de l' Abbaye-aux-Bois a pris naissance ; c'est de là qu'elle est descendue, qu'elle est devenue populaire. Et comment ne l'aurait-elle pas été lorsque toutes les classes de la société savaient que dans cette chambre habitait une femme dont la vie était déshéritée de toutes les joies, et qui néanmoins avait des paroles consolantes pour tous les chagrins, des mots magiques pour adoucir toutes les douleurs, des secours pour toutes les infortunes ?

" Lorsque du fond de sa prison, Couder entrevit l'échafaud (il était compromis dans l'affaire de Bories), quelle fut la pitié qu'il invoqua ? " Va chez Madame Récamier, dit-il à son frère, dis-lui que je suis innocent devant Dieu... Elle comprendra ce témoignage. "

" Et Couder fut sauvé. Madame Récamier associa à son action libératrice cet homme qui possède en même temps le talent et la bonté : Monsieur Ballanche seconda ses démarches, et l'échafaud dévora une vie de moins.

" C'était presque une merveille présentée à l'étude de l'esprit humain que cette petite cellule dans laquelle une femme dont la réputation est plus qu'européenne était venue chercher du repos et un asile convenable. Le monde est ordinairement oublieux de ceux qui ne le convient plus à leurs festins : il ne le fut pas pour celle qui jadis, au milieu de ses joies, écoutait encore plus une plainte que l'accent du plaisir. Non seulement la petite chambre du troisième de l'Abbaye-aux-Bois fut toujours le but des courses des amis de Madame Récamier, mais comme si le prestigieux pouvoir d'une fée eût adouci la raideur de la montée, ces mêmes étrangers qui réclamaient comme une faveur d'être admis dans l'élégant hôtel de la Chaussée-d'Antin, sollicitaient encore la même grâce. C'était pour eux un spectacle vraiment aussi remarquable qu'aucune rareté de Paris, de voir, dans un espace de dix pieds sur vingt, toutes les opinions réunies sous une même bannière, marcher en paix et se donner presque la main.

" Le Vicomte de Chateaubriand racontait à Benjamin Constant les merveilles inconnues de l'Amérique ; Mathieu de Montmorency avec cette urbanité personnelle à lui-même, cette politesse chevaleresque de tout ce qui porte son nom, était aussi respectueusement attentif pour Madame Bernadotte allant régner en Suède qu'il l'aurait été pour la soeur d'Adélaïde de Savoie, fille d'Humbert aux blanches mains, cette veuve de Louis le Gros qui avait épousé un de ses ancêtres. Et l'homme des temps féodaux n'avait aucune parole amère pour l'homme des jours libres.

" Assises à côté l'une de l'autre sur le même divan, la duchesse du faubourg Saint-Germain devenait polie pour la duchesse impériale ; rien n'était heurté enfin dans cette cellule unique...

" Lorsque je revis Madame Récamier dans cette chambre, je revenais à Paris, d'où j'avais été longtemps absente. C'était un service que j'avais à lui demander, et j'allais à elle avec confiance. Je savais bien par des amis communs, à quel degré de force s'était porté son courage ; mais j'en manquai en la voyant là, sous les combles, aussi paisible, aussi calme que dans les salons dorés de la rue du Mont-Blanc.

" Eh quoi ! me dis-je, toujours des souffrances ! Et mon oeil humide s'arrêtait sur elle avec une expression qu'elle dut comprendre. Hélas ! mes souvenirs franchissaient les années, ressaisissaient le passé ! Toujours battue de l'orage, cette femme que la renommée avait placée tout en haut de la couronne de fleurs du siècle, depuis dix ans, voyait sa vie entourée de douleurs, dont le choc frappait à coups redoublés sur son coeur et la tuait ! (...)

" Lorsque guidée par d'anciens souvenirs et un attrait constant, je choisis l'Abbaye-aux-Bois pour mon asile, la petite chambre du troisième qu'elle avait occupée dix ans, n'était pas habitée par celle que j'aurais été y chercher. Madame Récamier occupait alors un appartement plus spacieux. C'est là que je l'ai vue de nouveau.

" La mort avait éclairci les rangs des combattants autour d'elle, et de tous ces champions politiques Monsieur de Chateaubriand était parmi ses amis, presque le seul qui eût survécu. Mais vint à sonner aussi pour lui l'heure des mécomptes et de l'ingratitude royale. Il fut sage ; il dit adieu à ces faux semblants de bonheur et abandonna l'incertaine puissance tribunitienne pour en ressaisir une plus positive.

" On a déjà vu que dans ce salon de l'Abbaye-aux-Bois, il s'agite d'autres intérêts que des intérêts littéraires, et que ceux qui souffrent peuvent tourner vers lui un regard d'espérance. Dans l'occupation constante où je suis depuis quelques mois de ce qui a rapport à la famille de l'Empereur, j'ai trouvé quelques documents qui ne me paraissent pas être hors d'oeuvre en ce moment.

" La Reine d'Espagne se trouvait dans l'obligation absolue de rentrer en France. Elle écrivit à Madame Récamier pour la prier de s'intéresser à la demande qu'elle faisait de venir à Paris. Monsieur de Chateaubriand était alors au ministère, et la Reine d'Espagne connaissant la loyauté de son caractère, avait toute confiance dans la réussite de sa sollicitation. Cependant la chose était difficile parce qu'il y avait une loi qui frappait toute cette famille malheureuse, même dans ses membres les plus vertueux. Mais Monsieur de Chateaubriand avait en lui ce sentiment d'une noble pitié pour le malheur, qui lui fit écrire plus tard ces mots touchants :

Sur le compte des grands je ne suis pas suspect :

Leurs malheurs seulement attirent mon respect.

Je hais ce Pharaon que l'éclat environne ;

Mais s'il tombe, à l'instant j'honore sa couronne.

Il devient à mes yeux Roi par l'adversité ;

Des pleurs je reconnais l'auguste autorité :

Courtisan du malheur, etc..., etc.

" Monsieur de Chateaubriand écouta les intérêts d'une personne malheureuse ; il interrogea son devoir qui ne lui imposa pas la crainte de redouter une faible femme, et deux jours après la demande qui lui fut adressée, il écrivit à Madame Récamier que Madame Joseph Bonaparte pouvait rentrer en France, demandant où elle était afin de lui adresser par Monsieur Durand de Mareuil notre ministre alors à Bruxelles, la permission de venir à Paris sous le nom de la Comtesse de Villeneuve. Il écrivit en même temps à Monsieur Fagel.

" J'ai rapporté ce fait avec d'autant plus de plaisir qu'il honore à la fois celle qui demande et le ministre qui oblige ; l'une par sa noble confiance, l'autre par sa noble humanité. "

Madame d'Abrantès loue beaucoup trop ma conduite qui ne valait même pas la peine d'être remarquée ; mais comme l'auteur ne raconte pas tout sur l'Abbaye-aux-Bois, je vais suppléer à ce qu'il a oublié ou omis.

Le capitaine Roger, autre Couder, avait été condamné à mort. Madame Récamier m'avait associé à son oeuvre pie pour le sauver. Benjamin Constant était également intervenu en faveur de ce compagnon de Caron, et il avait remis au frère du condamné la lettre suivante pour Madame Récamier :

" Je ne me pardonnerais pas, Madame, de vous importuner toujours, mais ce n'est pas ma faute s'il y a sans cesse des condamnations à mort. Cette lettre vous sera remise par le frère du malheureux Roger, condamné avec Caron. C'est l'histoire la plus odieuse et la plus connue. Le nom seul mettra Monsieur de Chateaubriand au fait. Il est assez heureux pour être à la fois le premier talent du ministère et le seul ministre sous lequel le sang n'ait pas coulé. Je n'ajoute rien. Je m'en remets à votre coeur. Il est bien triste de n'avoir presque à vous écrire que pour des affaires douloureuses. Mais vous me pardonnerez, je le sais, et je suis sûr que vous ajouterez un malheureux de plus à la nombreuse liste de ceux que vous avez sauvés.

" Mille tendres respects.

" B.Constant. "

" Paris le premier mars 1823. "

Quand le capitaine Roger fut mis en liberté il s'empressa de témoigner sa reconnaissance à ses bienfaiteurs. Un après-dîner j'étais chez Madame Récamier comme de coutume. Tout à coup apparaît cet officier, il nous dit avec un accent du midi : " Sans votre intercession, ma tête roulait sur l'échafaud ! " Nous étions stupéfaits, car nous avions oublié nos mérites. Il s'écriait rouge comme un coq : " Vous ne vous en souvenez pas ! Vous ne vous en souvenez pas ! " Nous faisions vainement mille excuses de notre peu de mémoire : il partit entre-choquant les éperons de ses bottes, furieux de ce que je ne me souvenais pas de notre bonne action, comme s'il eût eu à nous reprocher sa mort.

Vers cette époque Talma demanda à Madame Récamier à me rencontrer chez elle, pour s'entendre avec moi sur quelques vers de l' Othello de Ducis, qu'on ne lui permettait pas de dire tels qu'ils étaient. Je laissai les dépêches et je courus au rendez-vous : je passai la soirée à refaire avec le moderne Roscius les vers malencontreux. Il me proposait un changement, je lui en proposais un autre ; nous rimions à l'envi. Nous nous retirions à la croisée ou dans un coin pour tourner et retourner un hémistiche. Nous eûmes beaucoup de peine à tomber d'accord pour le sens et pour l'harmonie. Il eût été assez curieux de me voir, moi, Ministre de Sa Majesté Louis XVIII, lui, Talma, Roi de la scène, oubliant ce que nous pouvions être, jouter de verve en donnant au Diable la censure et toutes les grandeurs du monde. Mais si Richelieu faisait représenter ses drames en lâchant Gustave III sur l'Allemagne, ne pouvais-je pas, humble secrétaire d'Etat, m'occuper des tragédies des autres, en allant chercher l'indépendance de la France à Madrid ?

Madame la duchesse d'Abrantès dont j'ai salué le cercueil dans l'église de Chaillot, n'a peint que la demeure habitée de Madame Récamier ; je parlerai de l'asile solitaire . Un corridor noir séparait deux petites pièces ; je prétendais que ce vestibule était éclairé d'un jour doux. La chambre à coucher était ornée d'une bibliothèque, d'une harpe, d'un piano, du portrait de Madame de Staël et d'une vue de Coppet au clair de lune. Sur les fenêtres étaient des pots de fleurs.

Quand tout essoufflé, après avoir grimpé quatre étages, j'entrais dans la cellule aux approches du soir, j'étais ravi. La plongée des fenêtres était sur le jardin de l'Abbaye, dans la corbeille verdoyante duquel tournoyaient des religieuses et couraient des pensionnaires. La cime d'un acacia arrivait à la hauteur de l'oeil. Des clochers pointus coupaient le ciel et l'on apercevait à l'horizon les collines de Sèvres. Le soleil couchant dorait le tableau et entrait par les fenêtres ouvertes. Madame Récamier était à son piano ; l' Angelus tintait ; les sons de la cloche, qui semblait pleurer le jour qui se mourait : " il giorno pianger che si muore ", se mêlaient aux derniers accents de l'invocation à la nuit, du Roméo et Juliette de Steibelt. Quelques oiseaux se venaient coucher dans les jalousies relevées de la fenêtre. Je rejoignais au loin le silence et la solitude, par-dessus le tumulte et le bruit d'une grande cité.

Dieu en me donnant ces heures de paix, me dédommageait de mes heures de trouble ; j'entrevoyais le prochain repos que croit ma foi, que mon espérance appelle. Agité au dehors par les occupations politiques ou dégoûté par l'ingratitude des Cours, la placidité du coeur m'attendait au fond de cette retraite, comme le frais des bois au sortir d'une plaine brûlante. Je retrouvais le calme auprès d'une femme de qui la sérénité s'étendait autour d'elle, sans que cette sérénité eût rien de trop égal, car elle passait au travers d'affections profondes. Hélas ! les hommes que je rencontrais chez Madame Récamier, Mathieu de Montmorency, Camille Jordan, Benjamin Constant, le duc de Laval ont été rejoindre Hingant, Joubert, Fontanes, autres absents d'une autre société absente. Parmi ces amitiés successives, se sont élevés de jeunes amis, rejetons printaniers d'une vieille forêt où la coupe est éternelle. Je les prie, je prie Monsieur Ampère, qui veut bien me remplacer quand j'aurai disparu et qui lira ceci en revoyant mes épreuves, je leur demande à tous de me conserver quelque souvenir : je leur remets le fil de la vie dont Lachésis laisse échapper le bout sur mon fuseau. Mon inséparable camarade de route, Monsieur Ballanche, s'est trouvé seul au commencement et à la fin de ma carrière ; il a été témoin de mes liaisons rompues par le temps, comme j'ai été témoin des siennes entraînées par le Rhône. Les fleuves minent toujours leurs bords.

Le malheur de mes amis a souvent penché sur moi et je ne me suis jamais dérobé au fardeau sacré : le moment de la rémunération est arrivé : un attachement sérieux daigne m'aider à supporter ce que leur multitude, ajoute de pesanteur à des jours mauvais. En approchant de ma fin, il me semble que tout ce que j'ai aimé, je l'ai aimé dans Madame Récamier, et qu'elle était la source cachée de mes affections. Mes souvenirs de divers âges, ceux de mes songes, comme ceux de mes réalités, se sont pétris, mêlés, confondus pour faire un composé de charmes et de douces souffrances, dont elle est devenue la forme visible. Elle règle mes sentiments, de même que l'autorité du ciel a mis le bonheur, l'ordre et la paix dans mes devoirs.

Je l'ai suivie la voyageuse par le sentier qu'elle a foulé à peine ; je la devancerai bientôt dans une autre patrie. En se promenant au milieu de ces Mémoires , dans les détours de la Basilique que je me hâte d'achever, elle pourra rencontrer la chapelle qu'ici je lui dédie ; il lui plaira peut-être de s'y reposer : j'y ai placé son image.

 

Sur Venise

 

Chapitre 10

Venise, du 10 au 17 septembre 1833.

Beaux génies inspirés par Venise. - Anciennes et nouvelles courtisanes. - Rousseau et Byron nés malheureux.

(...) Lord Byron comptait vraisemblablement la Fornarina parmi les femmes dont la beauté ressemblait à celle du Tigre soupant : qu'est-ce donc si lui et Rousseau avaient vu les anciennes courtisanes de Venise, et non leur race dégénérée ? Montaigne qui ne cache jamais rien, raconte que cela lui sembla autant " admirable que nulle autre chose, d'en voir un tel nombre, comme de cent cinquante ou environ, faisant une dépense en meubles et vêtements de princesse, n'ayant d'autre fonds à se maintenir que de cette traficque ".

Quand les Français s'emparèrent de Venise ils défendirent aux courtisanes de placer à leurs fenêtres le petit phare des Héro, qui servait à guider les Léandre. Les Autrichiens ont supprimé, comme corporation, les Benemerite meretrici du sénat vénitien. Aujourd'hui elles ne ressemblent plus qu'aux créatures vagabondes des rues de nos villes.

A quelques pas de mon auberge, est une maison à la porte de laquelle se balancent, pour enseigne, trois ou quatre malheureuses assez belles et demi-nues. Un caporal schlagen collé le long de la muraille, les bras allongés, la paume des deux mains appliquée au fémur, la poitrine effacée, le cou raide, la tête fixe, ne la tournant ni à droite, ni à gauche, est en faction devant ces Demoiselles qui se moquent de lui, et cherchent à lui faire violer sa consigne. Il voit entrer et sortir les Pourchois , avertissant par sa présence que tout se doit passer sans scandale et sans bruit : on ne s'est pas encore avisé en France de mettre l'obéissance de nos conscrits, à cette épreuve.

Plaignons Rousseau et Byron d'avoir encensé des autels peu dignes de leurs sacrifices. Peut-être avares d'un temps dont chaque minute appartenait au monde, n'ont-ils voulu que le plaisir, chargeant leur talent de le transformer en passion et en gloire. A leurs lyres la mélancolie, la jalousie, les douleurs de l'amour ; à eux sa volupté et son sommeil sous des mains légères. Ils cherchaient de la rêverie, du malheur, des larmes, du désespoir dans la solitude les vents, les ténèbres, les tempêtes, les forêts, les mers, et venaient en composer pour leurs lecteurs, les tourments de Childe-Harold et de Saint-Preux sur le sein de Zulietta et Marguerite.

Quoi qu'il en soit, dans le moment de leur ivresse, l'illusion de l'amour était complète pour eux. Du reste ils savaient bien qu'ils tenaient l'infidélité même dans leurs bras, qu'elle allait s'envoler avec l'aurore : elle ne les trompait pas par un faux semblant de constance ; elle ne se condamnait pas à les suivre, lassée de leur tendresse ou de la sienne. Somme toute, Jean-Jacques et Lord Byron ont été des hommes infortunés ; c'était la condition de leur génie : le premier s'est empoisonné, le second fatigué de ses excès et sentant le besoin d'estime, est retourné aux rives de cette Grèce où sa Muse et la Mort l'ont tour à tour bien servi.

Glory and Greece around us see !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

The land of honorable death

Is here - up to the field, and give

Away thy breath !

" Voyez la gloire et la Grèce autour de nous... La place d'une honorable mort est ici. - Au champ ! et abandonne ta vie. "

 

Chapitre 11

Venise, du 10 au 17 septembre 1833.

Zanze.

Comme je prenais au crayon les notes de tout ceci, en déjeunant longuement à ma petite table, un sbire rôdait autour de moi : il me connaissait sans doute, et n'osait rien me dire. Détesté des Rois dont j'ai l'honneur d'être le très humble mais très peu obéissant serviteur, je leur représente la liberté de la presse incarnée.

Hyacinthe me vint rejoindre au café et m'apprendre le succès des recherches relatives à Zanze. Le père de celle-ci Brollo, le geôlier, était mort depuis quelques années ; la mère de Zanze logeait derrière l'Académie des Beaux-Arts, au palais Cicognara qu'elle louait du propriétaire et dans lequel elle sous-louait des chambres à des artistes, des commis et des officiers de la garnison. La veuve de Brollo avait deux fils : l'un, Angelo, travaillait chez un fabricant de mosaïques, l'autre, Antonio, tenait le comptoir d'un marchand de fromage ; Zanze était mariée ; elle demeurait chez sa mère avec son mari, employé à la Centrale : elle s'occupait de mosaïques et de broderies.

Les choses arrivées à ce point, je me résolus de faire une visite à Mme Brollo. J'allai prendre Antonio à l'auberge, et nous partîmes en gondole.

La geôlière me vint recevoir à sa porte sur la calle . Nous montâmes un escalier : Mme Brollo marchait devant, comme si elle m'eût conduit en prison, me demandant pardon de m'introduire d'abord dans une cuisine. Zanze était à l'Académie avec un élève et elle avait emporté la clef de sa chambre ; mais Mme Brollo avisant une double clef pendue à un clou, s'empressa de m'ouvrir l'appartement de sa fille.

La chambre était grande, éclairée par deux fenêtres. Un large lit de six pieds sans rideaux, une table et quelques chaises, complétaient l'ameublement.

L'auguste veuve détacha du mur un portrait de François II, en petites perles de verre ; ouvrage de la Zanze : je me présentais comme un amateur de mosaïques. Antonio fut dépêché en courrier à la brodeuse du portrait.

Resté seul avec Mme Antonia Brollo, nous commençâmes une conversation fort animée. Mme Antonia a été mariée deux fois ; son premier mari, Jean Olagnon, était un Picard, mort à l'armée d'Egypte. Mme Antonia sait le français, et le prononce même assez bien, mais elle a de la peine à trouver les mots : elle se servait donc presque toujours de la langue italienne mêlée de patois vénitien. Voici le portrait de la Carceriere par Pellico. " La moglie era quella che piu manteneva il contegno ed il carattere di carceriere. Era una donna di viso asciutto, asciutto, verso i quarant'anni, di parole asciutte, asciutte, non dante il minimo segno d'essere capace di qualche benevolenza ad altri che a suoi figli. " " La femme était celle qui maintenait plus la contenance et le caractère du geôlier. C'était une femme de visage sec (ou aigre), d'environ quarante années, de paroles sèches, ne donnant pas le moindre signe d'être capable de quelque bénévolence à autre qu'à ses enfants. "

Mme Antonia a dû changer depuis dix ans. Voici son nouveau signalement :

Petite femme d'un air fort commun. figure ronde ; teint coloré ; n'ayant rien sur la tête que ses cheveux grisonnants ; paraissant fort avide et fort occupée des moyens de faire vivre sa famille.

Quand nous avons été assis l'un près de l'autre, elle s'est emparée de ma main qu'elle a serrée et qu'elle a voulu baiser : j'ai retiré ma main par modestie et j'ai dit :

- Madame Antonia, vous avez connu M. Silvio Pellico ?

- Signor, si. un carbonaro ; tutti carbonari !

- Vous lui portiez son café dans la journée, et souvent votre fille vous remplaçait ?

- Vero, la sua Eccellenza.

- Avez-vous deux filles ?

- No, monsieur ; une seule.

- Et qui s'appelle Zanze ?

- Signor, si, et due garçons.

- C'est ça même. Et votre fille servait très bien M. Silvio Pellico ?

- Signor, si : tutti dottori, canonici, nobili. Quand ils furent condamnés, o Dio ! je présentai un cierge, gros comme ça, à Nostra Dama di Pietà .

Ici Mme Antonia me raconta qu'après le jugement on l'avait mise elle, son mari et toute sa famille nella strada , avec vingt sous dans sa poche ; qu'elle réclama, demanda une pension, menaça d'écrire à l'Empereur, et qu'enfin elle obtint cent écus à l'aide desquels elle a élevé ses enfants.

Antonio est arrivé avec Zanze.

J'ai vu apparaître une femme plus petite encore que sa mère, enceinte de sept ou huit mois, cheveux noirs nattés, chaîne d'or au cou, épaules nues et très belles, yeux longs de couleur grise et di pietosi sguardi , nez fin, physionomie fine, visage effilé, sourire élégant, mais les dents moins perlées que celles des autres femmes de Venise, le teint pâle plutôt que blanc, la peau sans transparence, mais aussi sans rousseurs.

Antonio est devenu le truchement de la conversation générale.

J'ai dit à Zanze qu'admirateur de M. Pellico, j'avais voulu voir une femme qui fut si bonne pour un pauvre prisonnier.

Zanze m'avait saisi la main comme sa mère, et je ne sais pourquoi je n'ai pas retiré ma main. Zanze paraissait chercher dans sa mémoire le nom que je venais de prononcer ; puis : " Oui ! oui ! M. Pellico ; je m'en souviens ; un Carbonaro .

- Savez-vous qu'il a écrit un ouvrage sur ses prisons et qu'il y parle de vous ?

- Non, je ne sais pas.

Le vieil Antonio qui savait tout, prenant moins de précaution, et avec un sourire très drôle, a dit :

- Mais, Zanze, vous lui avez conté que vous étiez en amour.

Siora Zanze

Comment ! inamorata ! invaghita ! Eh ! j'allais à l'école ; j'étais une toute petite fille ! Je n'avais pas douze ans.

Antonio

Corpo di Christo ! à douze ans, on est très bien en amour à Venise.

Siora Antonia

Tu avais quatorze ans, Zanze ; tu étais en amour : c'est vrai.

Siora Zanze

Ça n'est pas vrai ; je n'ai été en amour qu'après avoir été envoyée à la campagne, parce que j'étais malade. J'ai été en amour alors avec mon cousin.

- Et vous avez épousé votre cousin ai-je dit ?

- No, Eccellenza : je n'ai pas épousé mon cousin.

J'ai ri. Mme Antonia a raconté que Brollo ayant appris la condamnation probable des prisonniers, avait fait partir ses enfants pour la campagne.

J'ai repris : - Il y avait peut-être dans la prison une autre Zanze ? vous n'êtes peut-être pas la Zanze qui portait le café à M. Silvio Pellico ?

- Oui, oui, il n'y avait dans la prison d'autre Zanze que moi. La fille du secondino s'appelait... (j'oublie le nom) : c'était déjà une vieille fille. "

Zanze reprenant ma main dans les deux siennes s'est mise à me détailler l'histoire de ses études de mosaïques. Elle s'embellissait à mesure qu'elle parlait. Pellico a très bien peint le charme de ce qu'il appelle la laideur de la petite geôlière, bruttina : grazioze, adulazioncelle, venezianina adolescente sbirra . Zanze au compte même de sa mère, a vingt-quatre ans ; elle en avait quatorze lorsqu'elle confiait les peines de cet âge à l'auteur de Françoise de Rimini . Elle n'avait pas alors eu trois enfants et n'était pas enceinte d'un quatrième. Zanze m'a dit que deux de ses enfants étaient morts et qu'elle n'en avait plus qu'un. Et où est donc le quatrième, ai-je demandé ? Zanze a ri, et regardant sa grosse ceinture, elle a dit : stimo costui .

Antonio m'adressant la parole en français : " Elle ne conviendra pas de ses aveux à Pellico ; mais c'est bien sûr. "

" - Je ne cherche point, ai-je répondu, le secret de Zanze, et si vous ne lui aviez pas parlé de ses amours, je ne lui en aurais pas dit un mot. Demandez maintenant à Zanze si elle veut que je lui envoye le mie Prigioni ; elle les lira et me dira si elle se rappelle des circonstances qu'elle peut avoir oubliées. " - Zanze a accepté la proposition. mais elle a recommandé de n'apporter le livre qu'après l'heure où son mari se rend à son bureau. " - Mon mari, a-t-elle ajouté, est plus jeune que moi d'un an. "

Voilà où nous en sommes : je dois revenir acheter quelques petits ouvrages de Zanze. Elle m'a reconduit avec sa mère jusqu'à la porte de la calle . La vieille ne perdait pas de vue son affaire et m'invitait fort à ritornare . Zanze était plus réservée.

Telle est la puissance du talent : Pellico a prêté à sa consolatrice bruttina qui chassait si bien les mouches avec son éventail, un charme qu'elle n'a peut-être pas. La Siora Zanze est un ange d'amour quand après avoir baisé un verset de la Bible, elle dit au prisonnier : " Toutes les fois que vous relirez ce passage, je voudrais que vous vous souvinssiez que j'y ai imprimé un baiser. " Elle est d'une séduction irrésistible lorsque Pellico s'enchaînant de ses chers bras, d' alle sue care braccia , sans la serrer contre lui, sans lui donner un baiser lui dit balbutiant : Vi prego, Zanze, non m'abbraciate mai ; cio non va bene .

 

Chapitre 12

Venise, du 10 au 17 septembre 1833.

Madama Mocenigo. - Le Comte Cicognara. - Buste de Mme Récamier.

J'avais rencontré de fortune à Paris, sous l'Empire, Mme Mocenigo dont les ancêtres furent sept fois honorés du Dogat. Bonaparte pour régénérer l'Italie, forçait les grandes familles transalpines à lui livrer leurs enfants. Mme Mocenigo, enveloppée dans la mesure commune, préparait ses deux petits Doges sur la montagne Sainte-Geneviève, au service du soldat impérialisé. Le temps n'était plus où Venise contraignait un empereur à s'humilier devant elle, pour obtenir la liberté d'un fils.

Mme Mocenigo ayant appris mon passage dans sa ville natale, eut l'obligeance de désirer me revoir. Je me rendis chez la grande Dame en sortant de mon rendez-vous avec la petite Soria .

Le moderne poète d'Albion a consacré par sa présence l'un des trois palais Mocenigo. Un poteau planté dans le grand canal, indique au passant l'ancienne demeure de Byron. On est moins touché de découvrir sur ce poteau les armoiries demi effacées du noble Lord, qu'on ne serait attendri d'y voir suspendue sa lyre brisée.

Mme Mocenigo vit retranchée dans un tout petit coin de son Louvre dont la vastitude la submerge, et dont le désert gagne chaque jour sur la partie habitée. Je l'ai trouvée assise en face du tableau original de la Gloire du Paradis, de Tintoret. Son portrait (le portrait de Mme Mocenigo) peint dans sa jeunesse (titre primordial et authentique de sa beauté) était attaché au mur devant elle : quelquefois une Vue de Venise dans son premier éclat, par Canaletto, fait pendant d'une Vue de Venise défaillante par Bonington.

Toutefois Mme Mocenigo est encore belle, mais comme on l'est à l'ombre des années. Je l'ai accablée de compliments qu'elle m'a rendus ; nous mentions tous deux, et nous le savions bien : " Madame, vous êtes plus jeune que jamais. - Monsieur, vous ne vieillissez point. " Nous nous sommes pris à nous lamenter sur les ruines de Venise, pour éviter de parler des nôtres ; nous mettions au compte de la République toutes les plaintes que nous faisions du temps, tous nos regrets des jours écoulés. J'ai baisé respectueusement en me retirant la main de la fille des Doges ; mais je regardais de côté cette autre belle main du portrait qui semblait se dessécher sous mes lèvres : quand la jeune main de la plébéienne Zanze, avait pressé la mienne, je ne m'étais aperçu d'aucune transformation.

M. Gamba, mon savant patron, m'attendait chez le comte Cicognara. Le comte est un homme de grande taille et de belle mine ; mais réduit par la phtisie, à un état de maigreur effrayant. Il s'est levé avec peine de son fauteuil pour me recevoir et m'a dit : " Je vous aurai donc vu avant de mourir ! "

- " Monsieur, lui ai-je répondu vous me prévenez ; j'allais précisément vous dire ce que vous venez de me dire : il est probable que je m'en irai le premier. Je suis heureux de contempler l'homme qui a rendu la vie à Venise, autant qu'on peut ranimer des cendres illustres. "

Mme Cicognara était là, et voulait empêcher son mari de parler ; les efforts de sa tendresse ont été inutiles. Pour la première fois depuis que j'étais au delà des Alpes, j'ai causé de politique ; nous avons gémi sur l'Italie. La conversation est ensuite tombée sur les arts. j'ai félicité M. Cicognara de la découverte de l' Assomption du Titien : le curé qui avait abandonné ce tableau sans en connaître le mérite, a voulu depuis intenter un procès à l'ingénieux amateur : l'affaire s'est arrangée.

Je savais l'admiration exclusive de M. Cicognara pour Canova : j'ai cru devoir lui citer l'urne qui renferme, à l'Académie, la main du statuaire, bien que cette charcuterie, ce dépècement d'un corps humain, cette adoration matérielle de la griffe d'un squelette, me soient abominables. On trouve le buste de Canova dans les auberges et jusque dans les chaumières des paysans de la Lombardie-Vénitienne. Nous sommes loin de ce goût des arts, et de cet orgueil national. Si nous possédons quelques talents, nous nous empressons de les déprécier : il semble qu'on nous vole ce qu'on admire. Nous ne pouvons souffrir aucune réputation ; nos vanités prennent ombrage de tout ; chacun se réjouit intérieurement quand un homme de mérite vient à mourir : c'est un rival de moins ; son bruit importun empêchait d'entendre celui des sots et le concert croassant des médiocrités. On se hâte d'empaqueter l'illustre défunt dans trois ou quatre articles de journal ; puis on cesse d'en parler ; on n'ouvre plus ses ouvrages ; on plombe sa renommée dans ses livres, comme on scelle son cadavre dans son cercueil, expédiant le tout à l'Eternité, par l'entremise de la mort et du temps. J'indiquerai à mes survivants mon article nécrologique fait d'avance, comme je me souviens de l'avoir lu dans le journal de Pierre de L'Estoile : " ce jeudi... fut mis en terre le bonhomme Dufour... il avait fait le voyage de Jérusalem, et pour cela n'en était pas plus habile. "

J'avais vu chez Mme Albrizzi la Léda de Canova ; j'ai admiré chez le comte Cicognara la Béatrix du Praxitèle de l'Italie. M. Artaud dans sa traduction du Dante, et mon excellent ami M. Ballanche, dans ses Essais de Palingénésie , racontent comment le statuaire fut inspiré :

" Un artiste entouré d'une grande renommée, dit le philosophe chrétien, un statuaire qui naguère jetait tant d'éclat sur la patrie illustre du Dante, et dont les chefs-d'oeuvre de l'antiquité avaient si souvent exalté la gracieuse imagination, un jour, pour la première fois, vit une femme qui fut, pour lui, comme une vive apparition de Béatrix. Plein de cette émotion religieuse que donne le génie, aussitôt il demande au marbre toujours docile sous son ciseau, d'exprimer la soudaine inspiration de ce moment, et la Béatrix du Dante passa du vague domaine de la poésie dans le domaine réalisé des arts. Le sentiment qui réside dans cette physionomie harmonieuse, maintenant, est devenu un type nouveau de beauté pure et virginale, qui, à son tour, inspire les artistes et les poètes. "

Canova sculpta trois bustes de son admirable Béatrix faite à l'image de Mme Récamier : celui qu'il destina à son modèle comme un portrait d'après nature, ceint une couronne d'olivier. Le grand artiste reconnaissant à la fois envers la femme et le poète, écrivit de sa main ces vers du Dante, dans le billet d'envoi à Mme Récamier :

Sovra candido velo cinta d'oliva

donna m'apparve ...

J'étais vivement ému de ces hommages du génie à celle dont la protectrice amitié survivra à ces Mémoires . Si elle apparut à Canova sovra candido velo , elle m'apparut à moi qui continue la citation :

.. dentro una nuvola di fiori

Che dalle mani angeliche saliva .

Je trace à mon tour ce peu de mots sur le socle du Buste, regrettant de n'avoir reçu du ciel ni le ciseau de Canova, ni la lyre du Dante.

 

Chapitre 13

Venise, du 10 au 17 septembre 1833.

Soirée chez Mme Albrizzi. - Lord Byron selon Mme Albrizzi.

Après le dîner je me suis habillé pour aller passer la soirée chez Mme Teotochi Albrizzi, le spirituel auteur des Rittrati qui a si vivement loué M. Denon à une époque de voyageurs où mon nom était connu à peine. M. Gamba avait résolu de me présenter à la célèbre Signora . J'enrageais : sortir à neuf heures du soir, à l'heure où je me couche quand je me couche tard ! Mais que ne fait-on pas pour Venise ?

Mme Albrizzi est une vieille dame aimable, à visage d'imagination. Je trouvai dans son salon une multitude d'hommes presque tous savants et professeurs. Parmi les femmes, il y avait une nouvelle mariée assez belle ; mais trop grande, une Vénitienne d'une ancienne famille figure pâle, yeux noirs, l'air un peu moqueur ou boudeur, en tout fort piquante ; mais elle manquait de la plus séduisante des grâces, elle ne souriait point. Une autre femme à physionomie douce, m'a fait moins peur ; j'ai osé causer avec elle. Elle a voyagé en Suisse, elle est allée à Florence ; elle est honteuse de n'avoir pas vu Rome. " Mais vous savez que nous autres Italiennes, nous restons où nous sommes. " On pourrait très bien rester avec elle.

Mme Albrizzi m'a conté tout Lord Byron ; elle en est d'autant plus engouée que Lord Byron venait à ses soirées. Sa Seigneurie ne parlait ni aux Anglais, ni aux Français, mais il échangeait quelques mots avec les Vénitiens et surtout avec les Vénitiennes. Jamais on n'a vu Mylord se promener sur la place Saint-Marc, tant il était malheureux de sa jambe. Mme Albrizzi prétend que quand il entrait dans son salon il se donnait en marchant un certain tour, au moyen duquel il dissimulait sa claudication. Décidément il était grand nageur. Il a octroyé son portrait à Mme Albrizzi. Childe Harold dans cette miniature, est charmant, tout jeune, ou tout rajeuni ; il a un caractère de naïveté et d'enfance. La nature l'avait peut-être fait ainsi ; puis un système, né de quelque disgrâce, en s'emparant de son esprit, aura produit le Byron de sa renommée. Mme Albrizzi affirme que dans l'intimité, on retrouvait en lui l'homme de ses ouvrages. Il se croyait dédaigné de sa patrie et par cette raison, il la détestait : dans le public de Venise, il était sans considération, à cause de ses désordres.

Canova a donné à Mme Albrizzi, grecque de naissance, un buste d'Hélène : on me l'a montré au flambeau.

Mme Albrizzi m'avait, disait-elle, vu dans l'amphithéâtre de Vérone et prétendait m'avoir distingué au milieu des Rois. De ce compliment si beau, j'ai été si abasourdi, que je me suis retiré à onze heures au grand ébahissement des Vénitiens. Il était temps ; le sommeil me gagnait et j'étais au bout de mon esprit : il ne faut jamais jouer sa dernière idée, ni son dernier écu. A propos d'écus Law est mort et enterré à Venise : j'ai envie d'aller lui demander quelques-uns de ses bons billets pour soutenir la Légitimité, et une concession pour moi aux Natchez.

 

Chapitre 14

Venise, du 10 au 17 septembre 1833.

Soirée chez Mme Benzoni. - Lord Byron selon Mme Benzoni.

Si l'on savait ce que je souffre dans un salon, les âmes charitables ne me feraient jamais l'honneur de m'inviter à quoi que ce soit. Un des plus cruels supplices de mes grandeurs passées, était de recevoir et de rendre des visites, d'aller à la cour, de donner des bals, des fêtes, de parler, de sourire en crevant d'ennui, d'être poli et amusé à la sueur de mon front : c'étaient là les vrais les seuls soucis de mon ambition. Toutes les fois que je suis tombé du sommet de ma fortune, j'ai ressenti une joie inexprimable à rentrer dans ma pauvreté et ma solitude, à jeter bas mes broderies, mes plaques, mes cordons, à reprendre ma vieille redingote, à recommencer les promenades du poète par le vent et la pluie, le long de la Seine vers Charenton ou Saint-Cloud. Ayant passé une soirée chez Mme Albrizzi, je ne pus éviter une autre soirée chez la comtesse Benzoni. A dix heures je descendis dans ma gondole, comme un mort que l'on porte à Saint-Christophe.

Mme Benzoni a mérité sa réputation de beauté ; ses mains ont servi de modèle à Canova ; elle est l'héroïne de la Biondina, in gondoletta . Elle m'a fait mettre à ses côtés sur un sopha. Sont arrivées successivement des femmes : une multitude d'hommes se pressait debout.

Les personnes qui me connaissent, sauront si j'étais à l'aise exposé comme un Saint-Sacrement au milieu des regards fixés sur mes rayons. Je n'ai rien d'une divinité, et n'ai ni droit à l'adoration, ni amour de l'encens. Je suppliais Mme Benzoni, malgré tout le bonheur que j'avais d'être auprès d'elle, de me permettre de rendre la place que j'occupais si mal, à quelque femme : elle ne l'a jamais voulu. Elle est allée me quêter deux ou trois hommes d'esprit : ils ont eu la bonté de venir échanger quelques paroles avec ma glorieuse captivité enchaînée sur mes coussins de soie, comme un forçat sur son banc.

Un grand monsieur que j'avais entrevu chez Mme Albrizzi m'a dit : " Ah ! vous faites le vieux ! Nous ne serons plus attrapés à ce que vous écrivez de vous.

" - Monsieur, ai-je répondu, vous me traitez mal ; il faut être vieux à Venise pour la gloire. Sur vos cent vingt doges, plus de cinquante sont devenus illustres à l'âge où les autres hommes perdent leur renommée : Dandolo, aveugle, avait quatre-vingt-quinze ans lorsqu'il conquit Constantinople, Zeno quatre-vingts quand il délivra Chypre ; Titien et Sansovino presque centenaires, sont morts dans toute la force de leur talent. En m'accusant de jeunesse, vous faites la critique de mes ouvrages. "

On a apporté du café ; j'en ai pris par contenance. Mme Benzoni m'a complimenté de mes moeurs à la Vénitienne , et elle s'est remise en course pour me trouver des partners féminins.

Pendant ce temps je suis resté seul au milieu de ma malheureuse ottomane, fasciné et tremblant sous les regards d'une dame noire, aux yeux de serpent à demi endormi ; elle semblait m'entraîner : je crois qu'il y a des femmes aimantées qui vous attirent.

Une blondine dans son aprilée , se levait légère, en faisant le bruit d'une fleur ; elle avançait et penchait vers moi son visage d'une fraîcheur éblouissante ; elle était toute curiosité, tout mystère : on eût dit d'une rose inclinée sous le poids de ses parfums et de ses secrets.

On vend à Venise des secrets de cette sorte pour se faire aimer ; j'aurais bien voulu en acheter un, mais une histoire dont je gardais la mémoire, m'effrayait : un Napolitain s'était épris d'une Française laquelle avait une chèvre ; ne pouvant toucher le coeur de sa dame, il eut recours à un philtre : malheureusement il se trompa dans le mélange des ingrédients et des paroles, et voici accourir la chèvre cabriolante et bondissante qui lui saute au cou, et lui fait un million de caresses. Le charme était tombé sur la pauvre bique affolée.

Mme Benzoni est revenue ; elle s'était adressée aux diverses beautés du salon ; elle les avait invitées à s'asseoir auprès de l'étranger ; toutes avaient répondu : " Nous n'osons pas. " Si elles avaient su que j'étais plus effrayé qu'elles, elles auraient osé.

" Vous vous défendrez inutilement, me dit ma gracieuse hôtesse, nous forcerons Eudore d'aimer une Vénitienne ; vous voulons vaincre vos belles Romaines. - C'est en effet chez vous, Madame, ai-je répondu, que l'on devient amoureux. (Lord Byron y avait rencontré Mme Guiccioli). Quant à mes belles Romaines, comme il vous plaît de les appeler, je ne suis qu'un ambassadeur déchu. Il est très facile sans doute d'être séduit par vos charmantes compatriotes. mais j'ai passé l'âge des séductions. On ne doit faire de serments que quand on a le temps de les tenir. "

La dame noire prêtait l'oreille à notre conversation ; la dame rose écoutait avec ses yeux.

La comtesse Benzoni m'a parlé de Lord Byron d'une toute autre façon que Mme Albrizzi. Elle s'exprimait sur son compte avec rancune : " Il se mettait dans un coin parce qu'il avait une jambe torse. Il avait un assez beau visage ; mais le reste de sa personne n'y répondait guère. C'était un acteur, ne faisant rien comme les autres afin qu'on le regardât, ne se perdant jamais de vue, posant incessamment devant lui, toujours à l'effet, à l'extraordinaire, toujours en attitude, toujours en scène même en mangeant Zucca Arrostita (du potiron rôti). " Le côté moral de l'homme était encore plus mal traité. J'ai pris la défense de Childe Harold : " Je vois, Madame, qu'il est bon d'être votre ami ; vous êtes, ce me semble, un peu sévère dans vos jugements. L'affectation de bizarrerie, de singularité, d'originalité, tient au caractère anglais en général. Lord Byron peut avoir aussi expié son génie par quelques faiblesses ; mais l'avenir s'embarrassera peu de ces misères, ou plutôt les ignorera. Le poète cachera l'homme ; il interposera son talent entre lui et les races futures, et à travers ce voile divin, la postérité n'apercevra que le Dieu. "

Mme Benzoni s'est vantée d'avoir causé le matin avec un Français qui me connaissait beaucoup et qui lui a conté toute mon histoire ; elle ne me l'a pas voulu nommer. Vivant seul, ne confiant rien de mon existence à personne je ne sais pas comment on me connaît beaucoup . Par les biographies ? les unes obligeantes, fourmillent d'erreurs ; les autres malveillantes sont remplies d'anecdotes absurdes. Il paraît du reste que le Français de Mme Benzoni, n'est pas un ennemi.

A minuit je me suis retiré malgré l'insistance de la maîtresse du lieu, et l'air suppliant de la Dame noire aux yeux de serpent. Ma gondole silencieuse et solitaire, m'a reconduit, le long du grand canal, à l'hôtel de l'Europe : aucune lumière ne brillait aux fenêtres des palais dont Mme Benzoni avait clos les enchantements dans sa jeunesse : les premières aventures de la Biondina , furent les dernières de ces palais dépéris [Mmes Albrizzi et Benzoni ne sont plus ; ainsi j'ai vu mourir les deux dernières Vénitiennes. Qu'est devenu Lord Byron lui-même ? on voyait l'endroit où il se baignait : on avait placé son nom au milieu du grand canal. Aujourd'hui on ne sait pas même ce nom. Venise est muette. Les armes du noble Lord ont disparu du lieu où on les avait exposées. L'Autriche a étendu son silence : elle a battu l'eau et tout s'est tu. (Note de Paris, 1841.) - N.d.A.] .

 

Chapitre 15

Venise, du 10 au 17 septembre 1833.

Course en gondole. - Poésie. - Catéchisme à Saint-Pierre. - Un aqueduc. - Dialogue avec una pescatrice . - La Giudecca. - Femmes Juives.

Dimanche 15, le Patriarche promu au Cardinalat, prit le chapeau avec les cérémonies d'usage. Les cloches sonnaient, la ville s'éjouissait ; les femmes en grande toilette étaient assises sous les arcades de la Place aux cafés Florian, Quadri, Leoni, Suttil ; M. Gamba m'assurait qu'elles étaient rassemblées en si grand nombre dans l'espérance de me voir ; qu'elles avaient monté sur les bancs et sur les bases des colonnes de Saint-Marc, lorsque le bruit s'était répandu de mon entrée dans la Basilique ; que je rencontrerais la Vénitienne dont la beauté dédaigneuse m'avait charmé chez Mme Albrizzi.

Je croyais peu à ces pantalonnades de la flatterie italienne, de qui pourtant ma vanité se rengorgeait ; mais mon humble instinct l'emportait sur ma grandhomie : M. du Corbeau au lieu de chanter, fut saisi de frayeur ; je me hâtai de fuir par timidité, défiance de moi, horreur des scènes, goût d'obscurité et de silence : je me jetai dans une gondole, et m'en allai avec Hyacinthe et Antonio, parcourir le labyrinthe des canaux les plus infréquentés.

On n'entendait que le bruit de nos rames au pied des palais sonores, d'autant plus retentissants qu'ils sont vides. Tel d'entre eux, fermé depuis quarante ans, n'a vu entrer personne : là sont suspendus des portraits oubliés qui se regardent en silence à travers la nuit : si j'avais frappé ils seraient venus m'ouvrir la porte, me demander ce que je voulais et pourquoi je troublais leur repos.

Rempli du souvenir des poètes, la tête montée sur les amours de jadis, Saint Marc de Venise et Saint Antoine de Padoue savent les superbes histoires que je rêvais, en passant au milieu des rats qui sortaient des marbres. Au pont de Bianca Capello, je fis un roman romantique sans pareil. Oh ! que j'étais jeune ! beau ! favorisé ! mais aussi que de périls ! Une famille hautaine et jalouse, des inquisiteurs d'Etat, le pont des Soupirs où l'on entend des cris lamentables ! " Que la chiourme soit prête : avirons légers, fendez les flots ; emportez-nous au rivage de Chypre. Prisonnière des palais, la gondole attend ta beauté à la porte secrète sur la mer. Descends, fille adorée ! toi dont les yeux bleus dominent le lys de ton sein et la rose de tes lèvres, comme l'azur du ciel sourit à l'émail du printemps. "

Tout cela m'a mené à Saint-Pierre, l'ancienne cathédrale de Venise. De petits garçons répétaient le catéchisme, en s'interrogeant les uns les autres sous la direction d'un prêtre. Leurs mères et soeurs, la tête enveloppée d'un mouchoir, les écoutaient debout. Je les regardais ; je regardais le tableau d'Alexandre Lazarini, qui représente saint Laurent Giustiniani distribuant son bien aux pauvres. Puisqu'il était en train, il aurait bien dû étendre ses bienfaits jusqu'à nous, troupe de gueux encombrés dans son église. Quand j'aurai dépensé l'argent de mon voyage, que me restera-t-il ? Et ces adolescentes déguenillées continueront-elles à vendre aux Levantins deux baisers pour un baîoque ?

De l'extrémité orientale de Venise, je me fis conduire à l'extrémité opposée, girando à travers les lagunes du nord. Nous côtoyâmes la nouvelle île formée par les Autrichiens, avec des gravois et des masses de vase ; c'est sur ce sol émergeant qu'on exerce les soldats étrangers oppresseurs de la liberté de Venise. Cybèle cachée dans le sein de son fils, Neptune, n'en sort que pour le trahir. Je ne suis pas impunément de l'Académie, et je sais mon style classique.

Il a existé un projet de joindre Venise à la terre ferme par une chaussée. Je m'étonne que la République au temps de sa puissance n'ait pas songé à conduire des sources à la ville, au moyen d'un aqueduc. Le canal aérien courant au-dessus de la mer dans les divers accidents de la nuit et du jour, du calme et de la tempête, voyant passer les vaisseaux sous ses portiques, aurait augmenté la merveille de la cité des merveilles.

La pointe occidentale de Venise est habitée par les pêcheurs des lagunes ; le bout du quai des Esclavons, est le refuge des pêcheurs de haute mer ; les premiers sont les plus pauvres : leurs cahutes, comme celle d'Olpis et d'Asphalion, dans Théocrite, n'ont d'autre voisine que la mer dont elles sont baignées.

Là j'aurais pu nouer quelque intrigue avec Checca , ou Orsetta de la comédie des Baruffe Chiozzotte : nous hélâmes à terre una ragazza qui côtoyait la rive. Antonio intervenait dans les endroits difficiles du dialogue.

- Carina, voulez-vous passer à la Giudecca ? Nous vous prendrons dans notre gondole.

- Sior, ne : vo a granzi. Non, monsieur. je vais aux crabes.

- Nous vous donnerons un meilleur souper.

- Col dona Mare ? avec Madame ma mère ?

- Si vous voulez.

- Ma mère est dans la tartane avec missier Pare.

- Avez-vous des soeurs ?

- No.

- Des frères ?

- Uno : Tonino.

Tonino, âgé de dix à douze ans, parut, coiffé d'une calotte grecque rouge, vêtu d'une seule chemise serrée aux flancs ; ses cuisses, ses jambes et ses pieds nus, étaient bronzés par le soleil : il portait à deux mains une navette remplie d'huile ; il avait l'air d'un petit Triton. Il posa son vase à terre, et vint écouter notre conversation auprès de sa soeur.

Bientôt arriva une porteuse d'eau, que j'avais déjà rencontrée à la citerne du palais Ducal : elle était brune, vive, gaie ; elle avait sur sa tête un chapeau d'homme, mis en arrière et sous ce chapeau un bouquet de fleurs qui tombait sur son front avec ses cheveux.

Sa main droite s'appuyait à l'épaule d'un grand jeune homme avec lequel elle riait ; elle semblait lui dire à la face de Dieu et à la barbe du genre humain : " Je t'aime à la folie. "

Nous continuâmes à échanger des propos avec le joli groupe. Nous parlâmes de mariages, d'amours, de fêtes, de danses, de la messe de Noël, célébrée autrefois par le Patriarche et servie par le Doge ; nous devisâmes du Carnaval ; nous raisonnâmes de mouchoirs, de rubans, de pêcheries, de filets, de tartanes, de fortune de mer, de joies de Venise bien qu'excepté Antonio, aucun de nous n'eût vu, ni connu la République ; tant le passé était déjà loin. Cela ne nous empêcha pas de dire avec Goldoni : Semo donne da ben, e semo donne onorate ; ma semo aliegre, e volemo stare aliegre, e volemo ballare, e volemo saltare. E viva li Chiozzotti, e viva le Chiozzotte ! Nous sommes des femmes de bien, et nous sommes des femmes d'honneur ; mais nous sommes gaies, et nous voulons rester gaies, et nous voulons danser, et nous voulons sauter... et vive les Chiozzotto ! et vive les Chiozzotte ! "

En 1802 je dînai à la Rapée avec Mme de Staël et Benjamin Constant ; les bateliers de Bercy ne nous firent pas tableau : il faut à Léopold Robert les pêcheurs des Lagunes et le soleil de la Brenta. " Connais-tu cette terre où les citronniers fleurissent ? chante Mignon, l'Italienne expatriée. " (Goethe).

La Giudecca où nous touchâmes en revenant, conserve à peine quelques pauvres familles juives : on les reconnaît à leurs traits. Dans cette race les femmes sont beaucoup plus belles que les hommes ; elles semblent avoir échappé à la malédiction dont leurs pères, leurs maris et leurs fils ont été frappés. On ne trouve aucune Juive mêlée dans la foule des Prêtres et du peuple qui insulta le Fils de l'homme, le flagella, le couronna d'épine, lui fit subir les ignominies et les douleurs de la croix. Les femmes de la Judée crurent au Sauveur, l'aimèrent, le suivirent, l'assistèrent de leur bien, le soulagèrent dans ses afflictions. Une femme à Béthanie, versa sur sa tête le nard précieux qu'elle portait dans un vase d'albâtre ; la pécheresse répandit une huile de parfum sur ses pieds et les essuya avec ses cheveux. Le Christ à son tour étendit sa miséricorde et sa grâce sur les Juives : il ressuscita le fils de la veuve de Naïm et le frère de Marthe ; il guérit la belle-mère de Simon et la femme qui toucha le bas de son vêtement ; pour la Samaritaine il fut une source d'eau vive, un juge compatissant pour la femme adultère. Les filles de Jérusalem pleurèrent sur lui ; les saintes femmes l'accompagnèrent au Calvaire, achetèrent du baume et des aromates et le cherchèrent au sépulcre en pleurant : mulier quid ploras ? Sa première apparition après sa résurrection glorieuse, fut à Magdeleine ; elle ne le reconnaissait pas, mais il lui dit : " Marie. " Au son de cette voix les yeux de Magdeleine s'ouvrirent et elle répondit : " Mon maître. " Le reflet de quelque beau rayon sera resté sur le front des Juives.

 

Chapitre 16

Venise, du 10 au 17 septembre 1833.

Neuf siècles de Venise vus de la Piazzetta. - Chute et fin de Venise.

Le dimanche n'était pas fini et je craignais toujours d'aborder la grande place aux trois cents belles femmes. Henri IV disait des filles d'honneur de Catherine de Médicis : " Je n'ai point vu d'escadron plus périlleux. " Après mon dîner je hasardai un débarquement à l'escalier de la Piazzetta. Le temps était équivoque ; il pleuvait par intervalles ; la brise autorisait une augmentation de vêtement. Ma gloire, enveloppée dans un manteau, opéra sa descente heureusement sans être reconnue. Le ciel gris semblait en deuil : je fus plus frappé que jamais de l'esclavage de Venise, en me promenant devant les canons autrichiens, au pied du palais Ducal.

M. Gamba m'avait recommandé, si je voulais apercevoir d'un coup d'oeil neuf siècles de l'histoire vénitienne, de m'arrêter près des deux grandes colonnes, dans l'endroit où le café de la Piazzetta confine à la lagune. Je lus en effet autour de moi ces chroniques de pierre, écrites par le temps et les arts.

Onzième siècle .

Il Campanile , ou le clocher de Saint-Marc, commencé par Nicolas Barattieri, architecte lombard.

Douzième siècle .

La façade d'un côté de la Basilique de Saint-Marc ; architectes inconnus.

Treizième siècle .

Le palais Ducal, de Philippe Calendario, vénitien.

Quatorzième siècle .

La tour de l'Horloge, élevée par Pierre Lombardi.

Quinzième siècle .

Les Procuratie Vecchie , de Bartholomée Bono de Bergame.

Seizième siècle .

La Bibliothèque (à présent le palais Royal) et la Zecca ou l'hôtel de la Monnaie, de Sansovino, florentin.

Dix-septième siècle .

L'Eglise de S. Maria della salute sur la rive opposée du grand Canal : ouvrage de Balthazard Longhena.

Dix-huitième siècle .

La Douane de mer, de Joseph Benoni.

Dix-neuvième siècle .

Le Café ou Pavillon, dans le jardin du palais Royal sur la Lagune ; architecte vivant, le Professeur Santi.

Venise commence à un clocher et finit à un café : à travers la succession des âges et des chefs-d'oeuvre, elle va de la Basilique de Saint-Marc à une guinguette. Rien ne témoigne mieux du génie du temps passé et de l'esprit du temps présent, du caractère de l'ancienne société et des moeurs de la société moderne, que ces deux monuments ; ils respirent leurs siècles.

Les trois Venise, la Venetia des Romains, la Venetia des Lagunes créée par les populations échappées au fléau de Dieu, Attila, la Venetia ou la Venise concentrée qui fit oublier les deux autres ; cette dernière Venise que Pétrarque surnomma Aurea et dont les pierres étaient dorées et peintes, au dire de Philippe de Comines ; la Venise qui posséda trois Royaumes, la Venise dont les cités en terre ferme ont suffi pour donner des noms illustres aux Capitaines de Bonaparte ; cette République enfin n'a point péri comme tant d'autres Etats par un fait d'armes de la France : attaquée de simples menaces, elle succomba sans essayer même de se relever.

Aux XIIIe et XIVe siècles, Venise fut toute puissante sur mer, au XVe sur terre ; elle se soutint dans le XVIe, déclina au XVIIe et dégénéra durant ce XVIIIe siècle dans lequel fut rongé et dissous l'ancien ordre européen. Les nobles du grand Canal, devinrent des croupiers de pharaon, et les négociants, d'oisifs campagnards de la Brenta. Venise ne vivait plus que par son carnaval, ses polichinelles, ses courtisanes et ses espions : son Doge, Géronte impuissant, renouvelait en vain ses noces avec l'Adriatique adultère. Et toutefois les forces matérielles ne manquaient point encore à la République.

Lorsqu'en 1797 elle eut laissé envahir son territoire continental, il lui restait pour la défense de ses possessions insulaires 205 bâtiments armés de 750 pièces d'artillerie et montés par 2.516 hommes ; sept batteries et forts ; 11.000 soldats Dalmates et 3.500 Italiens ; une population de 150.000 âmes ; 800 bouches à feu autour des lagunes. Hors de la portée effective du canon et de la bombe, Venise était d'autant plus imprenable, qu'elle manquait de sol pour y débarquer : les assiégeants n'y pouvant aborder que dans des barques auraient été exposés sur des canaux étroits aux projectiles des assiégés retranchés dans les maisons, les églises, les édifices riverains. Maître de la place Saint-Marc, du palais du Doge, de l'arsenal, on ne serait encore maître de rien. Si Venise se défendait on la pourrait brûler, non la prendre ; les habitants auraient de plus une retraite assurée sur leurs vaisseaux. Dans de pareils moments le souvenir de la gloire nationale est une vraie puissance : certes les ombres des Barbarigo, des Pesaro, des Zeno, des Morosini des Loredano, venant repeupler leurs foyers en péril et combattant aux fenêtres de leurs palais, ne seraient pas des ombres vaines.

Venise en 1797, outre les forces que je viens d'énumérer avait de l'argent pour les accroître et un crédit supérieur à son trésor. L'Angleterre en guerre avec nous, se serait empressée de lui envoyer ses soldats et ses flottes ; l'Autriche qui sollicitait son alliance, pouvait descendre au quai des Esclavons 10.000 grenadiers hongrois pris au port de Fiume ou de Trieste. Le Directoire incapable de se saisir d'un écueil gardé par une poignée de marins anglais sur les côtes de Normandie, aurait-il pu s'emparer de Venise complètement armée et couverte de ses vaisseaux ? Les Français n'avaient à Malghera que 300 hommes et une seule pièce de canon de petit calibre ; ils manquaient même de barques.

Venise n'avait pas tous ces moyens de défense, lorsqu'en 1700 Addison la trouvait déjà imprenable : it has neither rocks nor fortifications near it, and yet is, perhaps, the most impregnable town in Europe " elle n'a ni rochers, ni fortifications autour d'elle, et cependant elle est peut-être la ville la plus imprenable de l'Europe. " Il remarque que du côté de la terre ferme on n'y pourrait pas arriver sur la glace comme en Hollande, que du côté de l'Adriatique l'entrée du port est étroite, les canaux navigables difficiles à connaître ; qu'on se hâterait à l'approche des flottes ennemies de couper les balises qui dessinent ces canaux. Si l'on suppose un blocus rigoureux de terre et de mer, dit toujours Addison, les Vénitiens se défendraient encore contre tout, excepté contre la famine ; celle-ci même serait fort mitigée par la quantité de poisson dont ces mers abondent et que les habitants de la ville insulaire pêchent au milieu de leurs rues même : in the midst of their very streets .

Eh ! bien quelques lignes méprisantes de la main de Bonaparte, suffirent pour renverser la Cité antique où dominait une de ces magistratures terribles qui, selon Montesquieu, ramènent violemment l'Etat à la Liberté . Ces magistrats jadis si fermes obtempérèrent en tremblant aux injonctions d'un billet écrit sur un tambour. Le Sénat ne fut point convoqué ; la signoria pleura, trahie et consternée ; Louis Manin, le CXXe et dernier Doge, au milieu de ses sanglots et de ses larmes, offrit d'une voix chevrotante son abdication ; les Dalmates furent congédiés, les vaisseaux retirés. Le 12 de mai 1797, le grand Conseil adopta le système de gouvernement représentatif provisoire , afin de se conformer au désir de Bonaparte, s'empreché con questo, s'incontrino i deriderii del generale medesimo . L'esclavage de la République victorieuse des siècles, de l'immortelle patrie de Dandolo, se négociait, non sur un champ de bataille ou dans le sein d'une nouvelle ligue de Cambrai, mais à Venise même, par un obscur secrétaire de légation, mort depuis dans la maison des fous à Charenton.

Quatre jours après la décision du Conseil, le 16 mai, nos soldats embarqués paisiblement en gondoles l'arme au bras et sans brûler une amorce, prirent possession de la colonie vierge de l'ancien monde. Qui la livra au joug d'une manière en apparence si inexplicable, si extraordinaire ? Le temps et une destinée accomplie. Les contorsions du grand fantôme révolutionnaire français, les gestes de cet étrange masque arrivé au bord de la plage, effrayèrent Venise affaiblie par les années : elle tomba de peur et se cacha sous les langes de son berceau. Ce ne fut pas notre armée qui traversa réellement la mer, ce fut le siècle ; il enjamba la lagune et vint s'installer dans le fauteuil des Doges, avec Napoléon pour commissaire. Le Conseil ne parla pas de donner la question aux deux voyageurs et de les enfermer sous les plombs ; il leur remit le Lion de Saint-Marc, les clefs du Palais et le bonnet ducal ; le Pont des Soupirs n'entendit plus passer personne.

Depuis cette époque, Venise décrépite, avec sa chevelure de clochers, son front de marbre, ses rides d'or, a été vendue et revendue, ainsi qu'un ballot de ses anciennes marchandises : elle est restée au plus offrant et dernier enchérisseur, l'Autriche. Elle languit maintenant enchaînée au pied des Alpes du Frioul, comme jadis la Reine de Palmyre au pied des montagnes de la Sabine.

 

Chapitre 17

Venise, du 10 au 17 septembre 1833.

Le Lido. - Fêtes vénitiennes. - Lagunes quand je quittai Venise pour la première fois. - Nouvelles de madame la Duchesse de Berry. - Cimetière des Juifs.

Tous les lundis du mois de septembre, le peuple de Venise va boire et danser au Lido. Comme il avait plu les deux lundis précédents, on s'attendait le lundi 16, à une grande presse, si le temps était favorable. J'étais curieux de ce spectacle.

J'avais une autre raison d'aller au Lido, à savoir mon envie de dire un mot de tendresse à la mer, ma mignonne, ma maîtresse, mes amours. Les hommes à patries méditerranées, ne les rencontrent plus quand ils les ont quittées. Nous autres, nés que nous sommes dans les vagues, avons une chance plus heureuse : notre patrie, la mer, embrasse le globe ; nous la retrouvons partout ; elle semble nous suivre et s'exiler avec nous. Son visage et sa voix sont les mêmes en tout climat ; elle n'a point d'arbres et de vallons qui changent de forme et d'aspect ; seulement elle nous paraît plus triste, comme nous le sommes nous-mêmes, à des bords lointains et sous un autre soleil : à ces bords elle a l'air de nous dire : " Suspends tes pas ainsi que je vais retirer mes flots, pour te reporter à notre rivage. "

Le Lido, île longue et étroite, s'étend du Nord-Est au Sud-ouest, en face de Venise et sépare les lagunes de l'Adriatique. A son extrémité orientale est le fort San Nicolo sous lequel tourne la passe des petits bâtiments ; son extrémité occidentale est défendue par le fort degli Alberoni où s'embouche le chenal des grands navires. Le fort San Nicolo est en face du château de Saint-André , le fort degli Alberoni regarde le port de Malamocco et le littoral de Palestrine.

Sur le Lido même, en dedans des lagunes, on aperçoit le village de Sainte-Marie-Elisabeth et un hameau composé de trois ou quatre cabanes : celles-ci servaient d'écurie aux chevaux de Lord Byron.

Le contraste que présentent les deux bords du Lido est bien peint par M. Nodier : " du côté seulement où il a vue sur Venise, le Lido est couvert de jardins, de jolis vergers, de petites maisons simples, mais pittoresques... De là Venise se développe aux yeux dans toute sa magnificence ; le canal couvert de gondoles, présente dans sa vaste étendue, l'image d'un fleuve immense qui baigne le pied du palais Ducal et les degrés de Saint-Marc. "

Il faut seulement aujourd'hui retrancher de cette description les jolis vergers, les petites maisons simples, mais pittoresques , et mettre en leur place quelques baraques, des plates-bandes de légumes et des taillis de roseaux croissants dans des eaux saumâtres.

Malheureusement étant parti assez tard de Venise, je fus pris de la pluie en débarquant au Lido à l'orée du fort San Nicolo, et je n'eus pas le temps de traverser l'île pour aller à la mer.

Dans l'intérieur des terrains du fort, ont lieu les danses sous des mûriers, des saules, des noyers et des cerisiers ; mais ces ombrages étaient presque déserts. A des tables mangeaient avidement quelques ragazze et quelques mariniers ; on criait et l'on portait ça et là la Zucca arrostita ; on buvait à même des bouteilles aux longs et minces goulots. Deux ou trois groupes dépêchaient en tumulte une farandole au son d'un méchant violon ; scènes inférieures en tout à la saltarella dans les jardins de la villa Borghèse.

Un génie moqueur semblait s'être amusé à déjouer les idées que je m'étais formées des fêtes Vénitiennes , d'après Mme Renier Michielli. Au Lido se célébrait, à l'Ascension, le mariage de la mer et du Doge. Le Bucentaure (ainsi nommé d'une galère d'Enée) couronné de fleurs comme un nouvel époux, s'avançait au milieu des flots, au fracas du canon, au son de la musique, aux strophes de l'épithalame en vieux vénitien que l'on ne comprenait plus.

La fête delle Marie (des Maries) rappelait les fiançailles, l'enlèvement et la recousse de douze jeunes filles, lorsqu'en 944 elles furent ravies par des pirates de Trieste, et délivrées par leurs parents de Venise. Chacune d'elles au moment de l'enlèvement portait une cuirasse d'or brodée en perles : dans la fête commémorative la cuirasse était changée en chapeau de paille dorée, en oranges de Malte et en vin de Malvoisie.

Au mois de juillet, à la sainte Marthe, des gondoles illuminées promenaient des banquets errants sur les canaux, au milieu des palais déshabités : la fête dure encore chez le peuple ; elle est passée chez les grands.

Le monastère de Saint-Zacharie fournissait l'occasion et le but d'une solemnité pompeuse : les chefs de la République s'y rendaient sur des barques dorées en souvenir du Corno Ducale dont les religieuses et l'abbesse du couvent, avaient jadis fait présent au Doge. Ce Corno Ducale était d'or, festonné de vingt-quatre grosses perles surmonté d'un diamant à huit facettes, d'un énorme rubis et d'une croix d'opales et d'émeraudes.

Je m'attendais à quelque chose de ces fiancées, de ces pommes et fleurs d'oranger, de ces joyaux transformés en riantes parures, de ces repas mêlés de chants et de Malvoisie, et je vis de lourds soldats autrichiens, en sarrau et en souliers gras, valser ensemble, pipe contre pipe, moustache contre moustache : saisi d'horreur je me jetai dans ma gondole pour regagner Venise.

La lagune était terne ; la marée descendante découvrait des bancs de vase. M. Ampère avait vu ce que je voyais, lorsqu'il écrivait ces vers frappants de vérité :

Cette onde qui sans borne autour de moi s'étend,

D'où l'on distingue à peine une lande mouillée,

Sans habitant, sans arbre et d'herbe dépouillée,

D'où, quand la mer descend, sortent quelques îlots,

Comme une éponge molle imprégnés par les eaux .

Je suis heureux de croiser encore la route de ce même jeune homme qui, poète français en Italie, littérateur slave en Bohême, marche vers l'avenir, quand je retourne au passé. Ce m'est une consolation de rencontrer à la fin de mon voyage, ces enfants de l'aurore qui m'accompagnent à mon dernier soleil. Tout n'est donc pas épuisé ? Allons ! ces soldats de la jeune Garde rendront au vétéran, le reste du chemin plus court et les bivouacs moins rudes.

Philippe de Comines a décrit les lagunes de son temps : " Environ la dite Cité de Venise, y a bien septante monastères, à moins de demie-lieue française, à le prendre en rondeur, et est chose estrange de voir si belles et si grandes églises fondées en la mer... tant de clochers, et si grand maisonnement tout en l'eau et le peuple n'avoir autre forme d'aller qu'en ces petites barques (gondoles) dont je crois qu'il s'en finerait trente mille. "

Je fouillais avec mes yeux dans les îles pour retrouver ces couvents : quelques-uns ont été abattus, d'autres convertis en établissements civils ou militaires. Je me promettais de visiter les savants moines orientaux. Mon neveu, Christian de Chateaubriand, a écrit son nom sur leur livre. On l'a pris pour le mien. Ces religieux étrangers ignorent même ce qui se passe à Venise, à peine ont-ils entendu parler de la vie de Lord Byron qui faisait semblant d'étudier l'arménien chez eux. Ils donnent des éditions de saint Chrysostome ; loin de leur patrie, habitant le passé, ils vivent dans la triple solitude, de leur petite île, de leurs études et de leur cloître.

Comines parle de trente mille gondoles : la rareté de ces nacelles aujourd'hui atteste la grandeur du naufrage. " Je prenais la gondole, dit Goethe, pour un berceau doucement balancé, et la caisse noire qu'elle porte, me semblait un cercueil vide. Eh bien ! entre le berceau et le cercueil, insouciants, allons là-bas, flottant et chancelant, le long du grand Canal, à travers la vie. " Ma gondole au retour du Lido suivait celle d'une troupe de femmes qui chantaient des vers du Tasse ; mais au lieu de rentrer à Venise, elles remontèrent vers Palestrine comme si elles eussent voulu gagner la haute mer : leur voix se perdait dans l'unisonnance des flots. Au vent mes concerts et mes songes !

Tout change à tout moment et à toujours : je tourne la tête en arrière, et j'aperçois comme d'autres lagunes, ces lagunes que je traversai en 1806 allant à Trieste : j'en emprunte la vue à l' Itinéraire .

" Je quittai Venise le 28 (juillet) et je m'embarquai à dix heures du soir pour me rendre en terre ferme. Le vent du Sud-Est soufflait assez pour enfler la voile, pas assez pour troubler la mer. A mesure que la barque s'éloignait, je voyais s'enfoncer sous l'horizon les lumières de Venise, et je distinguais, comme des taches sur les flots, les différentes ombres des îles dont la plage est semée. Ces îles au lieu d'être couvertes de forts et de bastions, sont occupées par des églises et des monastères. Les cloches des hospices et des lazarets se faisaient entendre, et ne rappelaient que des idées de calme et de secours au milieu de l'empire des tempêtes et des dangers. Nous nous approchâmes assez d'une de ces retraites, pour entrevoir des moines qui regardaient passer notre gondole ; ils avaient l'air de vieux nautoniers rentrés au port après de longues traversées ; peut-être bénissaient-ils le voyageur car ils se souvenaient d'avoir été comme lui étrangers dans la terre d'Egypte : fuistis enim et vos advenae in terra Aegypti . "

Le voyageur est revenu : a-t-il été béni ? il a repris ses courses ; sans cesse errant, il ne fait plus que repasser sur ses traces : " revoir ce qu'on a vu, dit Marc Aurèle, c'est recommencer à vivre. " Moi je dis : c'est recommencer à mourir.

Enfin des nouvelles de Mme la Duchesse de Berry m'attendaient à l'hôtel de l'Europe. La Princesse de Bauffremont arrivée à Venise, et descendue au Lion Blanc, désire me parler demain, mardi 17 à onze heures.

Dans ma course au Lido, vous l'avez vu, je n'ai pu atteindre la mer. Or je ne suis pas homme à capituler sur ce point. De crainte qu'un accident ne m'empêche de revenir à Venise une fois que je l'aurai quittée, je me lèverai demain avant le jour, et j'irai saluer l'Adriatique.

Mardi 17.

J'ai accompli mon dessein.

Débarqué à l'aube en dehors de San Nicolo, j'ai pris mon chemin en laissant le fort à gauche. Je trébuchais parmi des pierres sépulcrales : j'étais dans un cimetière sans clôture où jadis on avait jeté les enfants de Judas. Les pierres portaient des inscriptions en hébreu ; une des dates est de l'an 1435 et ce n'est pas la plus ancienne. La défunte juive s'appelait Violante ; elle m'attendait depuis 398 ans, pour lire son nom et le révéler. A l'époque de son décès, le Doge Foscari commençait la série des tragiques aventures de sa famille : heureuse la juive inconnue dont la tombe voit passer l'oiseau marin, si elle n'a pas eu de fils [Madame Sand a placé une scène de Leone-Leoni dans ce cimetière juif du Lido. (Note de 1838.) - N.d.A.] .

Au même lieu un retranchement fait avec des voliges de vieilles barques, protège un nouveau cimetière ; naufrage remparé des débris de naufrages. A travers les trous des chevilles qui cousirent ces planches à la carcasse des bateaux, j'épiais la mort autour de deux urnes cinéraires ; le petit jour les éclairait : le lever du soleil sur le champ où les hommes ne se lèvent plus, est plus triste que son coucher. Depuis que les Rois sont devenus les chambellans de Salomon Baron de Rothschild, les Juifs ont à Venise des tombes de marbre. Ils ne sont pas si richement enterrés à Jérusalem ; j'ai visité leurs sépultures au pied du Temple : lorsque je songe la nuit, que je suis revenu de la vallée de Josaphat, je me fais peur. A Tunis au lieu de cendriers d'albâtre dans le cimetière des Hébreux on aperçoit au clair de la lune des filles de Sion voilées, assises comme des ombres sur les fosses : la croix et le turban viennent quelquefois les consoler. Chose étrange pourtant que ce mépris et cette haine de tous les peuples pour les immolateurs du Christ ! Le genre humain a mis la race juive au Lazareth, et sa quarantaine proclamée du haut du Calvaire, ne finira qu'avec le monde.

Je continuais de marcher en m'avançant vers l'Adriatique ; je ne la voyais pas, quoique j'en fusse tout près. Le Lido est une zone de dunes irrégulières assez approchantes des buttes aréneuses du désert de Sabbah, qui confinent à la Mer Morte. Les dunes sont recouvertes d'herbes coriaces : ces herbes sont quelquefois successives ; quelquefois séparées en touffes elles sortent du sable chauve, comme une mèche de cheveux restée au crâne d'un mort. Le rampant du terrain vers la mer, est parsemé de fenouils, de sauges, de chardons à feuilles gladiées et bleuâtres ; les flots semblent les avoir peintes de leur couleur : ces chardons épineux glauques et épais rappellent les nopals, et font la transition des végétaux du nord à ceux du midi. Un vent faible rasant le sol, sifflait dans ces plantes rigides : on aurait cru que la terre se plaignait. Des eaux pluviales stagnantes formaient des flaques dans des tourbières. Cà et là quelques chardonnerets voletaient avec de petits cris, sur des buissons de joncs marins. Un troupeau de vaches parfumées de leur lait, et dont le taureau mêlait son sourd mugissement à celui de Neptune, me suivait comme si j'eusse été son berger.

Ma joie et ma tristesse furent grandes quand je découvris la mer et ses froncis grisâtres, à la lueur du crépuscule. Je laisse ici sous le nom de Rêverie un crayon imparfait de ce que je vis, sentis, et pensai dans ces moments confus de méditations et d'images.

 

Chapitre 18

Venise, 17 septembre 1833.

Rêverie au Lido

Il n'est sorti de la mer qu'une aurore ébauchée et sans sourire. La transformation des ténèbres en lumière, avec ses changeantes merveilles, son aphonie et sa mélodie, ses étoiles éteintes tour à tour dans l'or et les roses du matin, ne s'est point opérée. Quatre ou cinq barques serraient le vent à la côte ; un grand vaisseau disparaissait à l'horizon. Des mouettes posées, marquetaient en troupe la plage mouillée ; quelques-unes volaient pesamment au-dessus de la houle du large. Le reflux avait laissé le dessin de ses arceaux concentriques sur la grève. Le sable guirlandé de fucus, était ridé par chaque flot, comme un front sur lequel le temps a passé. La lame déroutante enchaînait ses festons blancs à la rive abandonnée.

J'adressai des paroles d'amour aux vagues, mes compagnes : ainsi que de jeunes filles se tenant par la main dans une ronde, elles m'avaient entouré à ma naissance. Je caressai ces berceuses de ma couche ; je plongeai mes mains dans la mer ; je portai à ma bouche son eau sacrée, sans en sentir l'amertume : puis je me promenai au limbe des flots, écoutant leur bruit dolent, familier et doux à mon oreille. Je remplissais mes poches de coquillages dont les Vénitiennes se font des colliers. Souvent je m'arrêtais pour contempler l'immensité pélagienne avec des yeux attendris. Un mat, un nuage, c'était assez pour réveiller mes souvenirs.

Sur cette mer j'avais passé il y a longues années ; en face du Lido une tempête m'assaillit. Je me disais au milieu de cette tempête " que j'en avais affronté d'autres, mais qu'à l'époque de ma traversée de l'océan j'étais jeune, et qu'alors les dangers m'étaient des plaisirs [ Itinéraire . (N.d.A.)] ". Je me regardais donc comme bien vieux lorsque je voguais vers la Grèce et la Syrie ? Sous quel amas de jours suis-je donc enseveli ?

Que fais-je maintenant au steppe de l'Adriatique ? des folies de l'âge voisin du berceau : j'ai écrit un nom tout près du réseau d'écume, où la dernière onde vient mourir ; les lames successives ont attaqué lentement le nom consolateur ; ce n'est qu'au seizième déroulement qu'elles l'ont emporté lettre à lettre et comme à regret : je sentais qu'elles effaçaient ma vie.

Lord Byron chevauchait le long de cette mer solitaire : quels étaient ses pensers et ses chants, ses abattements et ses espérances ? Elevait-il la voix pour confier à la tourmente les inspirations de son génie ? Est-ce au murmure de cette vague qu'il emprunta ces accents ?

... If my fame should be, as my fortunes are,

Of hasty growth and blight, and dull oblivion bar

My name from out the temple where the dead

Are honoured by the nations, - let it be .

" Si ma renommée doit être comme le sont mes fortunes, d'une croissance hâtive et frêle ; si l'obscur oubli doit rayer mon nom du temple où les morts sont honorés par les nations : - soit. " Byron sentait que ses fortunes étaient d'une croissance frêle et hâtive ; dans ses moments de doute sur sa gloire, puisqu'il ne croyait pas à une autre immortalité, il ne lui restait de joie que le néant. Ses dégoûts eussent été moins amers, sa fuite ici-bas moins stérile, s'il eût changé de voie : au bout de ses passions épuisées, quelque généreux effort l'aurait fait parvenir à une existence nouvelle. On est incrédule parce qu'on s'arrête à la surface de la matière : creusez la terre, vous trouverez le ciel. Voici la borne au pied de laquelle Byron marqua sa tombe : était-ce pour rappeler Homère enseveli sur le rivage de l'île d'Ios ? Dieu avait mesuré ailleurs la fosse du poète que je précédai dans la vie. Déjà j'étais revenu des forêts américaines lorsqu'auprès de Londres sous l'orme de Childe Harold enfant, je rêvai les ennuis de René et le vague de sa tristesse [Voyez livre XII, Ire partie. (N.d.A.)] . J'ai vu la trace des premiers pas de Byron dans les sentiers de la colline d'Harrow ; je rencontre les vestiges de ses derniers pas à l'une des stations de son pèlerinage : non ; je les cherche en vain ces vestiges : soulevé par l'ouragan, le sable a couvert l'empreinte des fers du coursier demeuré sans maître : " Pêcheur de Malamocco, as-tu entendu parler de Lord Byron ? - Il chevauchait presque tous les jours ici. - Sais-tu où il est allé ? " Le pêcheur a regardé la mer. Et la mer s'est souvenue de l'ordre que lui donna le Christ : tace ; obmutesce , " tais-toi ; sois muette. " Virgile avant Byron, avait franchi le golfe redouté du poète de Tibur : qui ramènera d'Athènes, Byron et Virgile ? A ces mêmes plages Venise pleure ses pompes : le Bucentaure n'y baigne plus ses flancs d'or à l'ombre de sa tente de pourpre ; quelques tartanes se cachent derrière les caps déserts, comme au temps primitif de la République.

Un jour fut d'orage : prêt à périr entre Malte et les Sirtes, j'enfermai dans une bouteille vide ce billet : F. A. de Chateaubriand, naufragé sur l'île de Lampedouse le 26 décembre 1806 en revenant de la Terre sainte [ Itinéraire . (N.d.A.)] . Un verre fragile, quelques lignes ballottées sur un abîme est tout ce qui convenait à ma mémoire. Les courants auraient poussé mon épitaphe vagabonde au Lido, comme aujourd'hui le flot des ans a rejeté à ce bord ma vie errante. Dinelli capitaine en second de ma polaque d'Alexandrie, était vénitien ; il passait de nuit avec moi trois ou quatre heures du sablier, appuyé contre le mât et chantant aux coups des rafales,

Si tanto mi piace

Si rara Bella,

Io perdero la pace

Quando se destera.

Dinelli s'est-il reposé sul'margine d'un rio auprès de sa maîtresse endormie ? S'est-elle réveillée ? Mon vaisseau existe-t-il encore ? A-t-il sombré ? A-t-il été radoubé ? Son passager n'a pu faire rajuster sa vie ! Peut-être ce bâtiment dont j'aperçois la vergue lointaine, est le même qui fut chargé de mon ancienne destinée ? Peut-être la carène démembrée de mon esquif, a-t-elle fourni les palissades du cimetière israélite ?

Mais ai-je tout dit dans l' Itinéraire sur ce voyage commencé au port de Desdémone et fini au pays de Chimène ? Allais-je au tombeau du Christ dans les dispositions du repentir ? Une seule pensée remplissait mon âme ; je dévorais les moments : sous ma voile impatiente, les regards attachés à l'étoile du soir, je lui demandais l'aquilon pour cingler plus vite. Comme le coeur me battait en abordant les côtes d'Espagne ! Que de malheurs ont suivi ce mystère ! Le soleil les éclaire encore ; la raison que je conserve me les rappelle.

Venise, quand je vous vis, un quart de siècle écoulé, vous étiez sous l'empire du grand homme, votre oppresseur et le mien ; une île attendait sa tombe ; une île est la vôtre : vous dormez l'un et l'autre immortels dans vos Sainte-Hélène. Venise ! nos destins ont été pareils ! mes songes s'évanouissent, à mesure que vos palais s'écroulent ; les heures de mon printemps se sont noircies, comme les arabesques dont le faîte de vos monuments est orné. Mais vous périssez à votre insu ; moi, je sais mes ruines ; votre ciel voluptueux, la vénusté des flots qui vous lavent, me trouvent aussi sensible que je le fus jamais. Inutilement je vieillis ; je rêve encore mille chimères. L'énergie de ma nature s'est resserrée au fond de mon coeur ; les ans au lieu de m'assagir, n'ont réussi qu'à chasser ma jeunesse extérieure, à la faire rentrer dans mon sein. Quelles caresses l'attireront maintenant au dehors, pour l'empêcher de m'étouffer ? Quelle rosée descendra sur moi ? quelle brise émanée des fleurs, me pénètrera de sa tiède haleine ? le vent qui souffle sur une tête à demi-dépouillée, ne vient d'aucun rivage heureux !

 

[A Maintenon]

Maintenon, septembre 1836.

Incidences. - Jardins.

Je reprends la plume au château de Maintenon dont je parcours les jardins à la lumière de l'automne ; peregrinae gentis amaenum hospitium .

En passant devant les côtes de la Grèce, je me demandais autrefois ce qu'étaient devenus les quatre arpents du jardin d'Alcinoüs, ombragés de grenadiers, de pommiers, de figuiers et ornés de deux fontaines ? Le potager du bonhomme Laërte à Ithaque n'avait plus ses vingt-deux poiriers, lorsque je naviguai devant cette île, et l'on ne me sut dire si Zante était toujours la patrie de la fleur d'hyacinthe. L'enclos d'Académus, à Athènes, m'offrit quelques souches d'oliviers comme le jardin des douleurs à Jérusalem. Je n'ai point erré dans les jardins de Babylone, mais Plutarque nous apprend qu'ils existaient encore du temps d'Alexandre. Carthage m'a présenté l'aspect d'un parc semé des vestiges des palais de Didon. A Grenade, au travers des portiques de l'Alhambra, mes regards ne se pouvaient détacher des bocages où la romance espagnole a placé les amours des Zégris. Du haut de la tour de David à Jérusalem, le roi prophète aperçut Bethsabée se baignant dans les jardins d'Urie ; moi, je n'y ai vu passer qu'une fille d'Eve : pauvre Abigaïl, qui n'inspirera jamais les magnifiques psaumes de la pénitence.

Pendant le conclave de 1828, je me promenais dans les jardins du Vatican. Un aigle, déplumé et prisonnier dans une loge, offrait l'emblème de Rome païenne abattue, un lapin étique était livré en proie à l'oiseau du Capitole, qui avait dévoré le monde. Des moines m'ont montré à Tusculum et à Tibur les vergers en friche de Cicéron et d'Horace. Je suis allé à la chasse aux canards sauvages dans le Laurentinum de Pline ; les vagues y venaient mourir au pied du mur de la salle à manger, où, par trois fenêtres on découvrait comme trois mers, quasi tria maria .

A Rome même, couché parmi les anémones sauvages de Bel Respiro , entre les pins qui formaient une voûte sur ma tête, se déroulait au loin la chaîne de la Sabine ; Albe enchantait mes yeux de sa montagne d'azur, dont les hautes dentelures étaient frangées de l'or des derniers rayons du soleil : spectacle plus admirable encore, lorsque je venais à songer que Virgile l'avait contemplé comme moi, et que je le revoyais, du milieu des débris de la cité des Césars, par dessus le pampre du tombeau des Scipions.

Beaux parcs et beaux jardins, qui dans votre clôture

Avez toujours des fleurs et des ombrages verts,

Non sans quelque démon qui défend aux hivers

D'en effacer jamais l'agréable peinture .

Château et parc de Maintenon. - Les aqueducs. - Racine. - Mme de Maintenon. - Louis XIV. - Charles X.

Si de ces Hespérides de la poésie et de l'histoire je descends aux jardins de nos jours, quelle multitude en ai-je vue naître et mourir ? Sans parler des bois de Sceaux, de Marly, de Choisy, rasés au niveau des blés, sans parler des bosquets de Versailles que l'on prétend rendre à leurs fêtes ! J'ai aussi planté des jardins ; ma petite rigole, passage des pluies d'hiver, était à mes yeux les étangs du Praedium rusticum .

Vu du côté du parc, le château de Maintenon, entouré de fossés remplis des eaux de l'Eure, présente à gauche une tour carrée de pierres bleuâtres, à droite une tour ronde de briques rouges. La tour carrée se réunit, par un corps de logis, à la voûte surbaissée qui donne entrée de la cour extérieure dans la cour intérieure du château. Sur cette voûte, s'élève un amas de tourillons ; de ceux-ci part un bâtiment qui va se rattacher transversalement à un autre corps de logis venant de la tour ronde. Ces trois lignes d'architecture renferment un espace clos de trois côtés et ouvert seulement sur le parc.

Les sept ou huit tours de différentes grosseur, hauteur et forme, sont coiffées de bonnets de prêtre, qui se mêlent à la flèche d'une église, placée en dehors, du côté du village.

La façade du château du côté du village est du temps de la Renaissance. Les fantaisies de cette architecture donnent au château de Maintenon un caractère particulier. On dirait d'une petite ville d'autrefois, ou d'une abbaye fortifiée, avec ses flèches, ses clochers, groupés à l'aventure.

Pour achever le pêle-mêle des époques, on aperçoit un grand aqueduc, ouvrage de Louis XIV ; on le croirait un travail des Césars. On descend du salon du château dans le jardin par un pont nouvellement établi qui tient de la structure du Rialto . Ainsi l'ancienne Rome, Venise, le cinque cento de l'Italie, se trouvent associés au XVIe siècle de la France. Les souvenirs de Bianca Capello et de Médicis, de la duchesse d'Etampes et de François Ier s'élèvent à travers les souvenirs de Louis XII et de Mme de Maintenon, tout cela dominé et complété par la catastrophe récente de Charles X.

Ce château a été rebâti par Jean Cottereau, argentier de Louis XII. Marot, dans son Cimetière , prétend que Cottereau avait été trop honnête homme pour un financier. Une des filles de Cottereau porta la terre de Maintenon dans la maison d'Angennes. En 1675, cette terre fut achetée par Françoise d'Aubigné, qui devint Mme de Maintenon. Maintenon est tombé en 1698, dans la famille de Noailles, par le mariage d'une nièce de la femme de Louis XIV avec Adrien Maurice, duc de Noailles.

Le parc a quelque chose du sérieux et du calme du grand roi. Vers le milieu, le premier rang des arcades de l'aqueduc traverse le lit de l'Eure et réunit les deux collines opposées de la vallée, de sorte qu'à Maintenon une branche de l'Eure eût coulé dans les airs au-dessus de l'Eure. Dans les airs est le mot : car les premières arcades, telles qu'elles existent, ont quatre-vingt-quatre pieds de hauteur et elles devaient être surmontées de deux autres rangs d'arcades.

Les aqueducs romains ne sont rien auprès des aqueducs de Maintenon ; ils défileraient tous sous un de ses portiques. Je ne connais que l'aqueduc de Ségovie, en Espagne, qui rappelle la masse et la solidité de celui-ci ; mais il est plus court et plus bas. Si l'on se figure une trentaine d'arcs de triomphe enchaînés latéralement les uns aux autres, et à peu près semblables par la hauteur et l'ouverture à l'arc de triomphe de l'Etoile, on aura une idée de l'aqueduc de Maintenon ; mais encore faudra-t-il se souvenir qu'on ne voit là qu'un tiers de la perpendiculaire et de la découpure que devait former la triple galerie, destinée au chemin des eaux.

Les fragments tombés de cet aqueduc sont des blocs compacts de rocher ; ils sont couverts d'arbres autour desquels des corneilles de la grosseur d'une colombe voltigent : elles passent et repassent sous les cintres de l'aqueduc, comme de petites fées noires, exécutant des danses fatidiques sous des guirlandes.

A l'aspect de ce monument, on est frappé du caractère imposant qu'imprimait Louis XIV à ses ouvrages. Il est à jamais regrettable que ce conduit gigantesque n'ait pas été achevé : l'Eure transportée à Versailles en eût alimenté les fontaines et eût créé une autre merveille, en rendant les eaux jaillissantes perpétuelles ; de là on aurait pu l'amener dans les faubourgs de Paris. Il est fâcheux sans doute, que le camp formé pour les travaux à Maintenon en 1686 ait vu périr un grand nombre de soldats ; il est fâcheux que beaucoup de millions aient été dépensés pour une entreprise inachevée. Mais certes, il est encore plus fâcheux que Louis XIV, pressé par la nécessité, étonné par ces cris d'économie avec lesquels on renverse les plus hauts desseins, ait manqué de patience, le plus grand monument de la terre appartiendrait aujourd'hui à la France.

Quoiqu'on en dise, la renommée d'un peuple accroît la puissance de ce peuple, et n'est pas une chose vaine. Quant aux millions, leur valeur fût restée représentée à gros intérêts dans un édifice aussi utile qu'admirable ; quant aux soldats, ils seraient tombés comme tombaient les légions romaines en bâtissant leurs fameuses voies autre espèce de champ de bataille, non moins glorieux pour la patrie.

C'est dans cette allée de vieux tilleuls, où je me promenais tout à l'heure, que Racine, après le triomphe de la Phèdre de Pradon, soupira ses derniers cantiques :

Pour trouver un bien facile

Qui nous vient d'être arraché

Par quel chemin difficile

Hélas ! nous avons marché !

Dans une route insensée

Notre âme en vain s'est lassée

Sans se reposer jamais,

Fermant l'oeil à la lumière

Qui nous montrait la carrière

De la bienheureuse paix !

Mme de Maintenon, parvenue au faite des grandeurs, écrivait à son frère : " Je n'en puis plus, je voudrais être morte. " Elle écrivait à Mme de La Maisonfort. " Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse... j'ai été jeune et jolie ; j'ai goûté des plaisirs... et je vous proteste que tous les états laissent un vide affreux. " Mme de Maintenon s'écriait : " Quel supplice d'avoir à amuser un homme qui n'est plus amusable ! " on a fait un crime à la fille d'un simple gentilhomme, à la veuve de Scarron, de parler ainsi de Louis XIV, qui l'avait élevée jusqu'à son lit ; moi, j'y trouve l'accent d'une nature supérieure, au-dessus de la haute fortune à laquelle elle était parvenue. J'aurais seulement préféré que Mme de Maintenon n'eût pas quitté Louis XIV mourant, surtout après avoir entendu ces tendres et graves paroles : " Je ne regrette que vous ; je ne vous ai pas rendue heureuse, mais tous les sentiments d'estime et d'amitié que vous méritez, je les ai toujours eus pour vous ; l'unique chose qui me fâche, c'est de vous quitter. "

Les dernières années de ce monarque furent une expiation offerte aux premières. Dépouillé de sa prospérité et de sa famille, c'est de cette fenêtre qu'il promenait ses yeux sur ce jardin. Il les fixait sans doute sur ce conducteur des eaux déjà abandonné depuis vingt ans ; grandes ruines, images des ruines du grand roi, elles semblaient lui prédire le tarissement de sa race et attendre son arrière petit-fils. Le temps où Le Nôtre dessinait pour Mme de La Vallière les jardins de Versailles n'était plus ; ils étaient aussi passés, plus d'un siècle auparavant, les jours d'Olivier de Serres, lequel disait à Henri IV, projetant des jardins pour Gabrielle : " On peut cultiver les cannes du sucre, afin qu'accouplées avec l'oranger et ses compagnons, le jardin soit parfaitement anobli et rendu du tout magnifique. "

Dans l'absorption de ces rêves qui donnent quelquefois la seconde vue , Louis XIV aurait pu découvrir son successeur immédiat hâtant la chute des portiques de la vallée de l'Eure, pour y prendre les matériaux des mesquins pavillons de ses ignobles maîtresses. Après Louis XV, il aurait pu voir encore une autre ombre s'agenouiller, incliner sa tête et la poser en silence sur le fronton de l'aqueduc, comme sur un échafaud élevé dans le ciel. Enfin, qui sait si, par ces pressentiments attachés aux races royales, Louis XIV n'aurait pas une nuit, dans ce château de Maintenon, entendu frapper à sa porte : " Qui va là ? - Charles X, votre petit-fils. "

Louis XIV ne se réveilla pas pour voir le cadavre de Mme de Maintenon traîné la corde au cou autour de Saint-Cyr.

Manuscrit. - Passage de Charles X à Maintenon.

Mon hôte m'a raconté la demi-nuit que Charles X, banni passa au château de Maintenon. La monarchie des Capets finissait par une scène de château du moyen âge ; les rois du passé avaient remonté dans leurs siècles pour mourir. Les dieux , comme au temps de César, nous promettent une grande mutation et grand changement de l'état des choses qui sont à présent, en un autre tout contraire (Plutarque).

Le manuscrit d'une des nièces de M. le duc de Noailles, et qu'il a bien voulu me communiquer, retrace les faits dont cette jeune femme avait été le témoin. Il m'a permis d'en extraire ces passages :

" Mon oncle, prévoyant que le roi allait venir (à Maintenon) lui demander asile, donna des ordres pour qu'on préparât le château... Nous nous levâmes pour recevoir le roi, et, en attendant son arrivée, j'allai me placer à une fenêtre de la tourelle qui précède le billard, pour observer ce qui se passait dans la cour. La nuit était calme et pure, la lune à demi-voilée éclairait d'une lueur pâle et triste tous les objets, et le silence n'était encore troublé que par le pas des chevaux de deux régiments de cavalerie qui défilaient sur le pont ; après eux défila sur le même pont l'artillerie de la garde, mèche allumée. Le bruit sourd des pièces de canon, l'aspect des noirs caissons, la vue des torches au milieu des ombres de la nuit, serraient horriblement le coeur et présentaient l'image hélas ! trop vraie, du convoi de la monarchie.

" Bientôt les chevaux et les premières voitures arrivèrent ; ensuite M. le Dauphin et Mme la Dauphine, Mme la duchesse de Berry, M. le duc de Bordeaux et Mademoiselle, enfin le roi et toute sa suite. En descendant de voiture, le roi paraissait extrêmement accablé ; sa tête était tombée sur sa poitrine, ses traits étaient tirés et son visage était décomposé par la douleur. Cette marche presque sépulcrale de quatre heures, au petit pas et au milieu des ténèbres, avait contribué aussi à appesantir ses esprits et dans ce moment d'ailleurs la couronne ne pesait-elle pas assez sur son front ? Il eut quelque peine à monter l'escalier. Mon oncle le conduisit dans son appartement qui était celui de Mme de Maintenon ; il y resta quelques moments seul avec sa famille, puis chacun des princes se retira dans le sien. Mon oncle et ma tante entrèrent alors chez le roi. Il leur parla avec sa bonté ordinaire, leur dit combien il était malheureux de n'avoir pu faire le bonheur de la France, que µ S'avait toujours été son voeu le plus cher. " Tout mon désespoir, ajouta-t-il, est de voir dans quel état je la laisse ; que va-t-il arriver ? le duc d'Orléans lui-même n'est pas sûr d'avoir dans quinze jours sa tête sur ses épaules. Tout Paris est là sur la route marchant contre moi : ces commissaires me l'ont assuré. Je ne m'en suis cependant pas entièrement fié à leur rapport ; j'ai appelé Maison quand ils ont été sortis et je lui ai dit : - Je vous demande sur l'honneur de me dire foi de soldat, si ce qu'ils m'ont dit est vrai ? - Il m'a répondu : ils ne vous ont dit que la moitié de la vérité. "

" Après la retraite du roi, chacun se retira successivement dans sa chambre. Je ne voulus pas me coucher, et je me mis de nouveau à la fenêtre à contempler le spectacle que j'avais sous les yeux. Un garde à pied était en faction à la petite porte du grand escalier, un garde du corps était placé sur le balcon extérieur qui communique de la tour carrée à l'appartement où couchait le roi. Aux premiers rayons de l'aurore, cette figure guerrière se dessinait d'une manière pittoresque sur ces murs brunis par le temps, et ses pas retentissaient sur ces pierres antiques, comme autrefois peut-être ceux des preux bardés de fer qui les avaient foulées...

" A sept heures et demie, j'allai faire ma toilette chez ma tante, et à neuf heures je descendis avec Mme de Rivera chez M. le duc de Bordeaux où Mademoiselle vint peu après. M. le duc de Bordeaux s'amusait, avec les enfants de ma tante, à jeter du pain aux poissons, et se roulait avec eux sur des matelas étendus dans la chambre. Rien ne déchirait le coeur comme la vue de ces enfants, riant ainsi aux malheurs qui les frappaient. A dix heures, le roi se rendit à la messe dans la chapelle du château. Ce fut dans cette petite chapelle que l'infortuné monarque fit son sacrifice à Dieu et déposa à ses pieds cette couronne brillante qui lui était si douloureusement arrachée, avec cette admirable, mais inutile vertu de résignation, héroïsme héréditaire dans sa malheureuse famille.

" En effet, ce fut à Maintenon que Charles X cessa véritablement de régner ; ce fut là qu'il licencia la garde royale et les Cent Suisses, ne gardant pour son escorte que les gardes du corps. De ce moment il ne donna plus d'ordre et se constitua en quelque sorte prisonnier ; les commissaires réglèrent sa route jusqu'à Cherbourg.

" Après la messe, le roi remonta un instant dans sa chambre puis le sinistre cortège se remit en route à dix heures et demie. Le départ fut déchirant : tous les malheurs et la plus noble résignation se peignaient sur le visage de Mme la Dauphine si habituée à la douleur. Elle m'adressa quelques mots, puis s'avançant vers les gardes qui étaient rangés dans la cour, elle leur présenta sa main sur laquelle ils se précipitèrent en versant des larmes ; ses propres yeux en étaient remplis, et elle répétait ces paroles d'une voix émue : " Ce n'est pas ma faute, mes amis, ce n'est pas ma faute. "

" M. le Dauphin embrassa M. de Diesbach qui commandait la compagnie des gardes, et monta à cheval. M. le duc de Bordeaux et Mademoiselle montèrent chacun dans une voiture séparée. Le roi partit le dernier ; il parla quelque temps à mon oncle d'une manière pleine de bonté, et le remercia de l'hospitalité qu'il avait trouvée chez lui ; puis il s'avança vers les troupes et leur fit ses adieux avec cet accent du coeur qui lui appartient. " J'espère, leur dit-il, que nous nous reverrons bientôt. " Un gendarme des chasses se jeta à ses pieds et lui baisa la main en sanglotant, il la donna à plusieurs autres, et se tournant vers le garde à pied qui était de faction, et qui lui présentait les armes : " Allons, dit-il, je vous remercie, vous avez fait votre devoir. Je suis content ; mais vous devez être bien fatigué ! - Ah ! sire, répondit le vieux soldat en laissant couler de grosses larmes sur sa moustache blanchie, la fatigue n'est rien : encore si nous avions pu sauver Votre Majesté. " Un grenadier perça la foule et vint dans ce moment se placer devant le roi : " Que voulez-vous ? " lui dit Sa Majesté. " Sire, répondit le soldat en portant la main à son bonnet, je voulais vous voir encore une fois. "

" Le roi profondément attendri, se jeta dans sa voiture, et toute cette scène disparut. "

L'auteur du manuscrit. - Mes hôtes.

Les calamités accroissent leur effet du sort de celui qui les raconte : ce récit est l'ouvrage de Mme de Chalais-Périgord, née Beauvillier-Saint-Aignan. Le duc de Beauvillier fut, sous Louis XIV, gouverneur du prince, tige de la race aujourd'hui proscrite. La dernière fille de l'ami de Fénelon s'est rencontrée sur le chemin du duc de Bordeaux, et elle s'est hâtée d'aller dire à son père qu'elle avait vu passer le dernier héritier du duc de Bourgogne. La jeune princesse réunissait beauté, nom et fortune ; elle avait d'abord envoyé ses pensées dans le monde à la recherche des plaisirs ; son espérance, comme la colombe après le déluge trouvant la terre souillée, est rentrée dans l'arche de Dieu.

Lorsqu'en 1816, je passai par ici pour aller écrire à Montboissier le troisième livre de la première partie de ces Mémoires , le château de Maintenon était délaissé ; Mme de Chalais n'était pas encore née : depuis elle a étendu et compté sa vie entière sur vingt-six années de la mienne. Les lambeaux de mon existence ont ainsi composé les printemps d'une multitude de femmes tombées après leurs mois de mai. Montboissier est à présent désert, et Maintenon est habité : ses nouveaux maîtres sont mes hôtes.

M. le duc de Noailles, qui, si rien ne l'arrête, remplira une brillante carrière, n'avait pas voix délibérative lorsque j'étais à la Chambre des pairs : je ne l'ai point entendu prononcer ces discours où il a plaidé, avec l'autorité de la raison et la puissance de la parole, la cause de la France et celle des royales infortunes. Son rôle a commencé quand le mien a fini : il a prêté serment au malheur d'une manière plus utile que moi.

Mme la duchesse de Noailles est nièce de M. le marquis de Mortemart, mon ancien colonel au régiment de Navarre ; elle a une triste et douce ressemblance avec ma soeur Julie.

La Fontaine disait à Mme de Montespan :

Paroles et regards, tout est charme dans vous,

Olympe ; c'est assez qu'à mon dernier ouvrage

Votre nom serve un jour de rempart et d'abri.

Protégez désormais le livre favori

Par qui j'ose espérer une seconde vie .

Dans le mariage de M. le duc de Noailles et de Mlle de Mortemart, sont venues se perdre les rivalités de Mme de Maintenon et de Mme de Montespan. A la présente heure, qui se trouble la cervelle à propos du coeur d'un souverain ? Ce coeur est glacé depuis cent vingt ans, et, dans le décri et l'abaissement des monarchies, les attachements d'un roi, fût-il Louis XIV, sont-ils des événements ? Sur l'échelle énorme des révolutions modernes, que peut-on mesurer qui ne se contracte en un point imperceptible ? Les générations nouvelles s'embarrassent-elles des intrigues de Versailles qui n'est plus qu'une crypte ? Que fait à la société transformée la fin des inimitiés du sang de quelques femmes, jadis destinées, sous des berceaux ou dans des palais, à la couche de duvet ou de fleurs ?

Cependant, autour des intérêts généraux de l'histoire, ne serait-il pas des curiosités historiques ? Si quelque Aulu-Gelle, quelque Macrobe, quelque Strobée, quelque Suidas, quelque Athénée du Ve ou VIe siècle, après m'avoir peint le sac de Rome par Alaric m'apprenait, par hasard, ce que devint Bérénice quand Titus l'eut renvoyée, s'il me montrait Antiochus rentré dans cette Césarée, lieux charmants où son coeur... avait adoré celle qui en aimait une autre, s'il me menait dans un château du Liban, habité par une descendante de la reine de Palestine, en dépit de la destruction de la ville éternelle et de l'invasion des barbares, il me plairait encore de rencontrer dans l'orient désert le souvenir de Bérénice.

 

Avenir du monde

L'auteur des Mémoires , après avoir examiné la position sociale du moment, les fautes de tous les partis, etc., jette ainsi un regard sur la destinée du monde.

L'Europe court à la démocratie. La France est-elle autre chose qu'une république entravée d'un directeur ? Les peuples grandis sont hors de page : les princes en ont eu la garde-noble ; aujourd'hui les nations, arrivées à leur majorité, prétendent n'avoir plus besoin de tuteurs. Depuis David jusqu'à notre temps, les rois ont été appelés ; les nations semblent l'être à leur tour. Les courtes et petites exceptions des républiques grecque, carthaginoise, romaine, n'altèrent pas le fait politique général de l'antiquité, à savoir l'état monarchique normal de la société entière sur le globe. Maintenant la société quitte la monarchie, du moins la monarchie telle qu'on l'a connue jusqu'ici.

Les symptômes de la transformation sociale abondent. En vain on s'efforce de reconstituer un parti pour le gouvernement absolu d'un seul : les principes élémentaires de ce gouvernement ne se retrouvent point ; les hommes sont aussi changés que les principes. Bien que les faits aient quelquefois l'air de se combattre, ils n'en concourent pas moins au même résultat, comme, dans une machine, des roues qui tournent en sens opposé, produisent une action commune.

Les souverains se soumettant graduellement à des libertés nécessaires, descendant sans violence et sans secousse de leur piédestal, pouvaient transmettre à leurs fils, dans une période plus ou moins étendue, leur sceptre héréditaire réduit à des proportions mesurées par la loi. La France eût mieux agi pour son bonheur et son indépendance, en gardant un enfant qui n'aurait pu faire des journées de juillet une honteuse déception ; mais personne n'a compris l'événement. Les rois s'entêtent à garder ce qu'ils ne sauraient retenir ; au lieu de glisser doucement sur le plan incliné, ils s'exposent à tomber dans le gouffre ; au lieu de mourir de sa belle mort, pleine d'honneurs et de jours, la monarchie court risque d'être écorchée vive : un tragique mausolée ne renferme à Venise que la peau d'un illustre chef.

Les pays les moins préparés aux institutions libérales, tels que le Portugal et l'Espagne, sont poussés à des mouvements constitutionnels. Dans ces pays, les idées dépassent les hommes. La France et l'Angleterre, comme deux énormes béliers, frappent à coups redoublés les remparts croulants de l'ancienne société. Les doctrines les plus hardies sur la propriété, l'égalité, la liberté sont proclamées soir et matin à la face des monarques qui tremblent derrière une triple haie de soldats suspects. Le déluge de la démocratie les gagne ; ils montent d'étage en étage, du rez-de-chaussée au comble de leurs palais, d'où ils se jetteront à la nage dans le flot qui les engloutira.

La découverte de l'imprimerie a changé les conditions sociales : la presse, machine qu'on ne peut plus briser, continuera à détruite l'ancien monde, jusqu'à ce qu'elle en ait formé un nouveau : c'est une voix calculée pour le forum général des peuples. L'imprimerie n'est que la Parole écrite, première de toutes les puissances : la Parole a créé l'univers ; malheureusement le Verbe dans l'homme participe de l'infirmité humaine ; il mêlera le mal au bien, tant que notre nature déchue n'aura pas recouvré sa pureté originelle.

Ainsi, la transformation, amenée par l'âge du monde, aura lieu. Tout est calculé dans ce dessein ; rien n'est possible maintenant hors la mort naturelle de la société, d'où sortira la renaissance. C'est impiété de lutter contre l'ange de Dieu, de croire que nous arrêterons la Providence. Aperçue de cette hauteur, la révolution française n'est plus qu'un point de la révolution générale ; toutes les impatiences cessent, tous les axiomes de l'ancienne politique deviennent inapplicables.

Louis-Philippe a mûri d'un demi-siècle le fruit démocratique. La couche bourgeoise où s'est implanté le philippisme, moins labourée par la révolution que la couche militaire et la couche populaire, fournit encore quelque suc à la végétation du gouvernement du 7 août, mais elle sera tôt épuisée.

Il y a des hommes religieux qui se révoltent à la seule supposition de la durée quelconque de l'ordre de choses actuel. " Il est, disent-ils, des réactions inévitables, des réactions morales, enseignantes, magistrales, vengeresses. Si le monarque qui nous initia à la liberté, a payé dans ses qualités le despotisme de Louis XIV et la corruption de Louis XV, peut-on croire que la dette contractée par Egalité à l'échafaud du roi innocent, ne sera pas acquittée ? Egalité , en perdant la vie, n'a rien expié : le pleur du dernier moment ne rachète personne ; larmes de la peur qui ne mouillent que la poitrine, et ne tombent pas sur la conscience. Quoi ! la race d'Orléans pourrait régner au droit des crimes et des vices de ses aïeux ? où serait donc la Providence ? Jamais plus effroyable tentation n'aurait ébranlé la vertu, accusé la justice éternelle, insulté l'existence de Dieu ! "

J'ai entendu faire ces raisonnements, mais faut-il en conclure que le sceptre du 9 août va tout à l'heure se briser ? En s'élevant dans l'ordre universel, le règne de Louis-Philippe n'est qu'une apparente anomalie, qu'une infraction non réelle aux lois de la morale et de l'équité : elles sont violées ces lois, dans un sens borné et relatif ; elles sont observées dans un sens illimité et général. D'une énormité consentie de Dieu, je tirerais une conséquence plus haute, j'en déduirais la preuve chrétienne de l'abolition de la royauté en France ; c'est cette abolition même et non un châtiment individuel, qui serait l'expiation de la mort de Louis XVI. Nul ne serait admis, après ce juste, à ceindre solidement le diadème : Napoléon l'a vu tomber de son front malgré ses victoires, Charles X malgré sa piété ! Pour achever de discréditer la couronne aux yeux des peuples, il aurait été permis au fils du régicide de se coucher un moment en faux roi dans le lit sanglant du martyr.

Une raison prise dans la catégorie des choses humaines peut encore faire durer quelques instants de plus le gouvernement sophisme, jailli du choc des pavés.

Depuis quarante ans, tous les gouvernements n'ont péri en France que par leur faute : Louis XVI a pu vingt fois sauver sa couronne et sa vie ; la république n'a succombé qu'à l'excès de ses crimes. Bonaparte pouvait établir sa dynastie, et il s'est jeté en bas du haut de sa gloire ; sans les ordonnances de juillet, le trône légitime serait encore debout. Mais le gouvernement actuel ne parait pas devoir commettre la faute qui tue ; son pouvoir ne sera jamais suicide ; toute son habileté est exclusivement employée à sa conservation : il est trop intelligent pour mourir d'une sottise, et il n'a pas en lui de quoi se rendre coupable des méprises du génie ou des faiblesses de la vertu.

Mais après tout il faudra s'en aller : qu'est-ce que trois, quatre, six, dix, vingt années dans la vie d'un peuple ? L'ancienne société périt avec la politique chrétienne, dont elle est sortie : à Rome, le règne de l'homme fut substitué à celui de la loi par César ; on passa de la république à l'empire. La révolution se résume aujourd'hui en sens contraire ; la loi détrône l'homme ; on passe de la royauté à la république. L'ère des peuples est revenue : reste à savoir comment elle sera remplie.

Il faudra d'abord que l'Europe se nivelle dans un même système ; on ne peut supposer un gouvernement représentatif en France et des monarchies absolues autour de ce gouvernement. Pour arriver là, il est probable qu'on subira des guerres étrangères, et qu'on traversera à l'intérieur une double anarchie morale et physique.

Quand il ne s'agirait que de la seule propriété, n'y touchera-t-on point ? Restera-t-elle distribuée comme elle l'est ? Une société où des individus ont deux millions de revenu, tandis que d'autres sont réduits à remplir leurs bouges de monceaux de pourriture pour y ramasser des vers (vers qui, vendus aux pêcheurs, sont le seul moyen d'existence de ces familles elles-mêmes autochtones du fumier), une telle société peut-elle demeurer stationnaire sur de tels fondements au milieu du progrès des idées ?

Mais si l'on touche à la propriété, il en résultera des bouleversements immenses qui ne s'accompliront pas sans effusion de sang ; la loi du sang et du sacrifice est partout : Dieu a livré son fils aux clous de la croix, pour renouveler l'ordre de l'univers. Avant qu'un nouveau droit soit sorti de ce chaos, les astres se seront souvent levés et couchés. Dix-huit cents ans depuis l'ère chrétienne n'ont pas suffi à l'abolition de l'esclavage ; il n'y a encore qu'une très petite partie accomplie de la mission évangélique.

Ces calculs ne vont point à l'impatience des Français : jamais dans les révolutions qu'ils ont faites, ils n'ont admis l'élément du temps, c'est pourquoi ils sont toujours ébahis des résultats contraires à leurs espérances. Tandis qu'ils bouleversent, le temps arrange : il met de l'ordre dans le désordre, rejette le fruit vert, détache le fruit mûr, sasse et crible les hommes, les moeurs et les idées.

Quelle sera la société nouvelle ? Je l'ignore. Ses lois me sont inconnues ; je ne la comprends pas plus que les anciens ne comprenaient la société sans esclaves produite par le christianisme. Comment les fortunes se nivelleront-elles, comment le salaire se balancera-t-il avec le travail, comment la femme parviendra-t-elle à l'émancipation légale ? Je n'en sais rien. Jusqu'à présent la société a procédé par agrégation et par famille ; quel aspect offrira-t-elle lorsqu'elle ne sera plus qu' individuelle , ainsi qu'elle tend à le devenir ainsi qu'on la voit déjà se former aux Etats-Unis ? Vraisemblablement l'espèce humaine s'agrandira, mais il est à craindre que l'homme ne diminue, que quelques facultés éminentes du génie ne se perdent, que l'imagination, la poésie, les arts, ne meurent dans les trous d'une société-ruche où chaque individu ne sera plus qu'une abeille, une roue dans une machine, un atome dans la matière organisée. Si la religion chrétienne s'éteignait, on arriverait par la liberté à la pétrification sociale où la Chine est arrivée par l'esclavage.

La société moderne a mis dix siècles à se composer ; maintenant elle se décompose. Les générations du moyen-âge étaient vigoureuses, parce qu'elles étaient dans la progression ascendante ; nous, nous sommes débiles, parce que nous sommes dans la progression descendante. Ce monde décroissant ne reprendra de force que quand il aura atteint le dernier degré ; alors il commencera à remonter vers une nouvelle vie. Je vois bien une population qui s'agite, qui proclame sa puissance, qui s'écrie : " Je veux ! je serai ! à moi l'avenir ! je découvre l'univers ! on n'avait rien vu avant moi ; le monde m'attendait ; je suis incomparable. Mes pères étaient des enfants et des idiots. "

Les faits ont-ils répondu à ces magnifiques paroles ? Que d'espérances n'ont point été déçues en talents et en caractères ! Si vous en exceptez une trentaine d'hommes d'un mérite réel, quel troupeau de générations libertines, avortées, sans convictions, sans foi politique et religieuse, se précipitant sur l'argent et les places comme des pauvres sur une distribution gratuite : troupeau qui ne reconnaît point de berger, qui court de la plaine à la montagne et de la montagne à la plaine, dédaignant l'expérience des vieux pâtres durcis au vent et au soleil ! Nous ne sommes que des générations de passage, intermédiaires, obscures, vouées à l'oubli, formant la chaîne pour atteindre les mains qui cueilleront l'avenir.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Respectant le malheur et me respectant moi-même ; respectant ce que j'ai servi, et ce que je continuerai de servir au prix du repos de mes vieux jours, je craindrais de prononcer vivant un mot qui pût blesser des infortunes ou même détruire des chimères. Mais quand je ne serai plus, mes sacrifices donneront à ma tombe le droit de dire la vérité. Mes devoirs seront changés ; l'intérêt de ma patrie l'emportera sur les engagements de l'honneur dont je serai délié. Aux Bourbons appartient ma vie, à mon pays appartient ma mort. Prophète, en quittant le monde, je trace mes prédictions sur mes heures tombantes ; feuilles séchées et légères que le souffle de l'éternité aura bientôt emportées.

S'il était vrai que les hautes races des rois refusant de s'éclairer, s'approchassent du terme de leur puissance, ne serait-il pas mieux dans leur intérêt historique, que par une fin digne de leur grandeur elles se retirassent dans la sainte nuit du passé avec les siècles ? Prolonger sa vie au delà d'une éclatante illustration ne vaut rien ; le monde se lasse de vous et de votre bruit ; il vous en veut d'être toujours là pour l'entendre. Alexandre, César, Napoléon, ont disparu selon les règles de la gloire. Pour mourir beau, il faut mourir jeune ; ne faites pas dire aux enfants du printemps : " Comment ! c'est là cette renommée, cette personne, cette race, à qui le monde battait des mains, dont on aurait payé un cheveu, un sourire, un regard, du sacrifice de la vie ! " Qu'il est triste de voir le vieux Louis XIV, étranger aux générations nouvelles, ne trouver plus auprès de lui, pour parler de son siècle, que le vieux duc de Villeroi ! Ce fut une dernière victoire du grand Condé en radotage, d'avoir, au bord de sa fosse rencontré Bossuet ; l'orateur ranima les eaux muettes de Chantilly ; avec l'enfance du vieillard, il repétrit son adolescence ; il rebrunit les cheveux sur le front du vainqueur de Rocroi, en disant, lui Bossuet, un immortel adieu à ses cheveux blancs. Hommes qui aimez la gloire, soignez votre tombeau ; couchez-vous-y bien ; tâchez d'y faire bonne figure, car vous y resterez.

 

Amour et vieillesse

" Chants de tristesse " à une inconnue

Il y a dans une femme une émanation de fleur et d'amour.

Elle n'avait pas l'air d'être mise en mouvement par les sons, mais elle avait l'air de la mélodie elle-même rendue visible et accomplissant ses propres lois.

Non, je ne souffrirai jamais que tu entres dans ma chaumière. C'est bien assez d'y reproduire ton image, d'y veiller comme un insensé en pensant à toi. Que serait-ce si tu t'étais assise sur la natte qui me sert de couche, si tu avais respiré l'air que je respire la nuit, si je te voyais à mon foyer compagne de ma solitude, chantant de cette voix qui me rend fou et qui me fait mal...

Comment croirais-je que cette vie sauvage pourrait longtemps te suffire ? Deux beaux jeunes gens peuvent s'enchanter des soins qu'ils se rendent ; mais un vieil esclave, qu'en ferais-tu ? du soir au matin [et du matin] au soir supporter la solitude avec moi, les fureurs de ma jalousie prévue, mes longs silences, mes tristesses sans cause et tous les caprices d'une nature malheureuse qui se déplaît et croit déplaire aux autres ?

Et le monde, en supporterais-tu les jugements et les railleries ? Si j'étais riche, il dirait que je t'achète et que tu te vends, ne pouvant admettre que tu pusses m'aimer. Si j'étais pauvre, on se moquerait de ton amour, on en rendrait l'objet ridicule à tes propres yeux, on te rendrait honteuse de ton choix. Et moi, on me ferait un crime d'avoir abusé de ta simplicité, de ta jeunesse, de t'avoir acceptée ou d'avoir abusé de l'état de délire où tombe [...]

Si tu te laissais aller aux caprices où tombe quelquefois l'imagination d'une jeune femme, le jour viendrait où le regard d'un jeune homme t'arracherait à ta fatale erreur, car même les changements et les dégoûts arrivent entre les amants du même âge. Alors [de] quel oeil me verrais-tu ? quand je viendrais à t'apparaître dans ma forme naturelle. Toi tu irais te purifier dans des jeunes bras d'avoir été pressée dans les miens, mais moi que deviendrais-je ? Tu me promettrais ta vénération, ton amitié, ton respect, et chacun de ces mots me percerait le coeur. Réduit à cacher ma douleur ridicule à dévorer des larmes qui feraient rire ceux qui les apercevraient dans mes yeux, à renfermer dans mon sein mes plaintes, à mourir de jalousie, je me représenterais tes plaisirs. Je me dirais : à présent, à cette heure où elle meurt de volupté dans les bras d'un autre, elle lui redit ces mots tendres qu'elle m'a dits, avec bien plus de vérité et avec cette ardeur de la passion qu'elle n'a pu jamais sentir avec moi ! Alors tous les tourments de l'enfer entreraient dans mon âme et je ne pourrais les apaiser que par des crimes.

Et pourtant quoi de plus injuste ? Si tu m'avais donné quelques moments de bonheur, me les devais-tu, étais-tu obligée de me donner toute ta jeunesse ? N'était-il pas tout simple que tu cherches les harmonies de ton âge et ces rapports d'âge et de beauté qui appartiennent à ta nature ? Te devrais-je autre chose que la plus vive reconnaissance pour t'être un moment arrêtée auprès du vieux voyageur ? Tout cela est juste, vrai, mais ne compte pas sur ma vertu. Si tu étais à moi, pour te quitter il me faudrait ta mort ou la mienne. Je te pardonnerais ton bonheur avec un ange. Avec un homme, jamais.

N'espère pas me tromper. L'amitié a bien plus d'illusions que l'amour et elles sont bien plus durables. L'amitié se fait des idoles et les voit toujours telles qu'elle les a créées. Elle vit du coeur et de l'âme ; la fidélité lui est naturelle, elle s'accroît avec les années et découvre chaque jour de nouveaux charmes dans l'objet de sa préférence.

L'amour s'enivre, mais l'ivresse passe. Il ne vit pas de poésie, il ne se nourrit pas de gloire, découvrant tous les jours que l'idole qu'il a créée perd quelque chose à ses yeux. Il voit bientôt les défauts et le temps seul le rend infidèle en dépouillant l'objet qu'il aima de ses grâces. Les talents ne rendent point ce que le temps efface. La gloire ne rajeunit que notre nom.

Vois-tu, quand je me laisserais aller à une folie, je ne suis pas sûr de t'aimer demain. Je ne crois pas à moi. Je m'ignore. La passion me dévore et je suis prêt à me poignarder ou à rire. Je t'adore, mais dans un moment j'aimerai plus que toi le bruit du vent dans ces roches, un nuage qui vole, une feuille qui tombe. Puis je prierai Dieu avec larmes, puis j'invoquerai le Néant. Veux-tu me combler de délices ? Fais une chose. Sois à moi, puis laisse-moi te percer le coeur et boire tout [ton] sang. Eh bien ! oseras-tu maintenant te hasarder avec moi dans cette thébaïde ?

Si tu me dis que tu m'aimeras comme un père tu me feras horreur, si tu prétends m'aimer comme une amante je ne te croirai pas. Dans chaque jeune homme je verrai un rival préféré. Tes respects me feront sentir mes années ; tes caresses me livreront à la jalousie la plus insensée. Sais-tu qu'il y a tel sourire de toi qui me montrerait la profondeur de mes maux comme le rayon de soleil qui éclaire un abîme ?

Objet charmant, je t'adore, mais je ne t'accepte pas. Va chercher le jeune homme dont les bras peuvent s'entrelacer aux tiens avec grâce, mais ne le me dis pas.

Oh ! non, non, ne viens plus me tenter. Songe que tu dois me survivre, que tu seras encore longtemps jeune quand je ne serai plus. Hier, lorsque tu étais assise avec moi sur la pierre, que le vent dans la cime des pins nous faisait entendre le bruit de la mer, prêt à succomber d'amour et de mélancolie, je me disais : Ma main est-elle assez légère pour caresser cette blonde chevelure ? Que peut-elle aimer en moi ? une chimère que la réalité va détruire. Et pourtant, quand tu penchas ta tête charmante sur mon épaule, quand des paroles enivrantes sortirent de ta bouche, quand je te vis prête à m'entourer de tes charmes comme d'une guirlande de fleurs, il me fallut tout l'orgueil de mes années pour vaincre la tentation de volupté dont tu me vis rougir. Souviens-toi seulement des accents passionnés que je te fis entendre, et quand tu aimeras un jour un beau jeune homme, demande-toi s'il te parle comme je te parlais et si sa plus grand'amour approchait jamais de la mienne. Ah ! qu'importe ! Tu dormiras dans ses bras, tes lèvres sur les siennes, ton sein contre son sein, et vous vous réveillerez enivrés de [délices] : que t'importeront les paroles sur la bruyère !

Non, je ne veux pas que tu dises jamais en me voyant après l'heure de ta folie : Quoi ! c'est là l'homme à qui j'ai pu livrer ma jeunesse ! Ecoute, prions le Ciel, il fera peut-être un miracle. Il va me donner jeunesse et beauté. Viens, ma bien-aimée, montons sur ce nuage ; que le vent nous porte dans le ciel. Alors je veux bien être à toi. Tu te rappelleras mes baisers, mes ardentes étreintes, je serai charmant dans ton souvenir et tu seras bien malheureuse, car certainement je ne t'aimerai plus. Oui, c'est ma nature. Et tu voudrais être peut-être abandonnée par un vieux homme ! Oh ! non, jeune grâce, va à [ta] destinée, va chercher un amant digne de toi. Je pleure des larmes de fiel de te perdre. Je voudrais dévorer celui qui possédera ce trésor. Mais fuis environnée de mes désirs, de ma jalousie, de [ ] et laisse-moi me débattre avec l'horreur de mes années et le chaos de ma nature où le ciel et l'enfer, la haine et l'amour, l'indifférence et la passion se mêlent dans une confusion effroyable.

[Que] durerait-il s'il était vrai ? le temps de te serrer dans mes bras. La jeunesse embellit tout jusqu'au malheur. Elle charme alors qu'elle peut avec les boucles d'une chevelure brune, enlever les pleurs à mesure qu'ils passent sur ses joues. Mais la vieillesse enlaidit jusqu'au bonheur ; dans l'infortune c'est pis encore : quelques rares cheveux blancs sur la tête chauve d'un homme ne descendent point assez bas pour essuyer les larmes qui tombent de ses yeux.

Tu m'as jugé d'une façon vulgaire ; tu as pensé en voyant le trouble où tu me jettes que je me laisserais aller a te faire subir mes caresses. A quoi as-tu réussi ? à me persuader que je pourrais être aimé ? Non, mais à réveiller le génie qui m'a tourmenté dans ma jeunesse, à renouveler mes anciennes souffrances [...]

[...] vieilli sur la terre sans avoir rien perdu de ses rêves, de ses folies, de ses vagues tristesses, cherchant toujours ce qu'il ne peut trouver et joignant à ses anciens maux les désenchantements de l'expérience, la solitude des désirs, l'ennui du coeur et la disgrâce des années. Dis, n'aurai-je pas fourni aux démons dans ma personne, l'idée d'un supplice qu'ils n'avaient pas encore inventé dans la région des douleurs éternelles ?

Fleur charmante que je ne veux point cueillir, je t'adresse ces derniers chants de tristesse, tu ne les entendras qu'après ma mort quand j'aurai réuni ma vie au faisceau des lyres brisées.

" Un vieux René "

Avant d'entrer dans la société j'errais autour d'elle. Maintenant que j'en suis sorti, je suis également à l'écart ; vieux voyageur sans asile, je vois le soir chacun rentrer chez soi, fermer la porte, je vois le jeune homme amoureux se glisser dans les ténèbres et moi, assis sur la borne, je compte les étoiles, ne me fie à aucune et j'attends l'aurore qui n'a rien à me conter de nouveau et dont la jeunesse est une insulte à mes cheveux.

Quand je m'éveille avant l'aurore, je me rappelle ces temps où je me levais pour écrire à la femme que j'avais quittée quelques heures auparavant. A peine y voyais-je assez pour tracer mes lettres à la lueur de l'aube. Je disais à la personne aimée toutes les délices que j'avais goûtées, toutes celles que j'espérais encore, je lui traçais le plan de notre journée, le lieu où je devais la retrouver sur quelque promenade déserte, etc.

Maintenant, quand je vois paraître le crépuscule et que, de la natte de ma couche, je promène mes regards sur les arbres de la forêt à travers ma fenêtre rustique, je me demande pourquoi le jour se lève pour moi, ce que j'ai à faire, quelle joie m'est possible, et je me vois errant seul de nouveau comme la journée précédente, gravissant les rochers sans but, sans plaisir, sans former un projet, sans avoir une seule pensée, ou bien assis dans une bruyère, regardant paître quelques moutons ou s'abattre quelques corbeaux sur une terre labourée. La nuit revient sans m'amener une compagne ; je m'endors avec des rêves pesants ou je veille avec d'importuns souvenirs pour dire encore au jour renaissant : Soleil, pourquoi te lèves-tu ?

[...] Il faut remonter haut pour trouver l'origine de mon supplice, il faut retourner à cette aurore de ma jeunesse où je me créai un fantôme de femme pour l'adorer. Je m'épuisai avec cette créature imaginaire, puis vinrent les amours réels avec qui [je] n'atteignis jamais à cette félicité imaginaire dont la pensée était dans mon âme. J'ai su ce que c'était que de vivre pour une seule idée et avec une seule idée, de s'isoler dans un sentiment, de perdre vue de l'univers et de mettre son existence entière dans un sourire, dans un mot, dans [un] regard. Mais alors même une inquiétude insurmontable troublait mes délices. Je me disais : m'aimera-t-elle demain comme aujourd'hui ? Un mot qui n'était pas prononcé avec autant d'ardeur que la veille, un regard distrait, un sourire adressé à un autre que moi me faisait à l'instant désespérer de mon bonheur. J'en voyais la fin et m'en prenant à moi-même de mon ennui, je n'ai jamais eu l'envie de tuer mon rival ou la femme dont je voyais s'éteindre l'amour, mais toujours de me tuer moi-même, et je me croyais coupable, parce que je n'étais plus aimé.

Repoussé dans le désert de ma vie, j'y rentrais avec toute la poésie de mon désespoir. Je cherchais pourquoi Dieu m'avait mis sur la terre et je ne pouvais le comprendre. Quelle petite place j'occupais ici-bas ! Quand tout mon sang se serait écoulé dans les solitudes où je m'enfonçais, combien aurait-il rougi de brins de bruyère ? Et mon âme, qu'était-elle ? une petite douleur évanouie en se mêlant dans les vents. Et pourquoi tous ces mondes autour d'une si chétive créature, pourquoi voir tant de choses.

J'errai sur le globe, changeant de place sans changer d'être, cherchant toujours et ne trouvant rien. Je vis passer devant moi de nouvelles enchanteresses, les unes étaient trop belles pour moi et je n'aurais osé leur parler, les autres ne m'aimaient pas. Et pourtant mes jours s'écoulaient et j'étais effrayé de leur vitesse, et je me disais : Dépêche-toi donc d'être heureux ! Encore un jour, et tu ne pourras plus être aimé. Le spectacle du bonheur des générations nouvelles qui s'élevaient autour de moi m'inspirait les transports de la plus noire jalousie ; si j'avais pu les anéantir, je l'aurais fait avec le plaisir de la vengeance et du désespoir.