LE SUJET D'INVENTION

Sujet du bac 2005



Série littéraire


Imaginez un personnage désenchanté, comme le sont ceux des extraits du corpus, en raison d'une désillusion d'ordre sentimental, professionnel, ou existentiel, à votre choix, et rédigez son monologue.


Texte A :
Alfred de MUSSET (1810-1857), Lorenzaccio (1834), Acte IV, scène 9

La pièce se passe à Florence, au XVI siècle. Lorenzo de Médicis a décidé d'assassiner son cousin Alexandre de Médicis, duc de Florence, qui gouverne en tyran. Le moindre détail de ce meurtre a été prémédité : Lorenzo a volé la cotte de mailles d'Alexandre, a arrangé un faux rendez-vous galant avec sa tante Catherine Ginori pour attirer Alexandre dans sa propre maison où attend en embuscade Scoronconcolo, un ami dévoué à Lorenzo. Lorenzo erre dans les rues, attendant l'heure du rendez-vous fatal.

Une place ; il est nuit. Entre Lorenzo.

     LORENZO : Je lui dirai que c'est un motif de pudeur, et j'emporterai la lumière -cela se
     fait tous les jours -une nouvelle mariée, par exemple, exige cela de son mari pour entrer
     dans la chambre nuptiale, et Catherine(1) passe pour très vertueuse. -Pauvre fille ! Qui l'est
     sous le ciel si elle ne l'est pas ? -Que ma mère mourût de tout cela voilà ce qui pourrait
5   arriver.
        Ainsi donc voilà qui est fait. Patience ! Une heure est une heure, et l'horloge vient de
     sonner. Si vous y tenez cependant -mais non pourquoi ? -Emporte le flambeau si tu veux ;
     la première fois qu'une femme se donne, cela est tout simple. -Entrez donc, chauffez-vous
     donc un peu, -Oh ! mon Dieu, oui, pur caprice de jeune fille ; et quel motif de croire à ce
10  meurtre ? -Cela pourra les étonner, même Philippe(2).
        Te voilà, toi, face livide ? (La lune paraît.)
         Si les républicains étaient des hommes, quelle révolution demain dans la ville ! Mais
     Pierre est un ambitieux ; les Ruccellai seuls valent quelque chose. -Ah ! les mots, les mots,
     les éternelles paroles ! S'il y a quelqu'un là-haut, il doit bien rire de nous tous ; cela est très
15 comique, très comique, vraiment. -Ô bavardage humain ! Ô grand tueur de corps morts !
     Grand défonceur de portes ouvertes ! Ô hommes sans bras!
         Non ! non ! Je n'emporterai pas la lumière. J'irai droit au cœur ; il se verra tuer... Sang
     du Christ ! On se mettra demain aux fenêtres.
         Pourvu qu'il n'ait pas imaginé quelque cuirasse nouvelle, quelque cotte de mailles.
20 Maudite invention ! Lutter avec Dieu et le diable, ce n'est rien ; mais lutter avec des bouts
     de ferraille croisés les uns sur les autres par la main sale d'un armurier ! -Je passerai le
     second pour entrer ; il posera son épée là, -ou là -oui, sur le canapé. -Quant à l'affaire du
      baudrier à rouler autour de la garde, cela est aisé. S'il pouvait lui prendre fantaisie de se
     coucher, voilà où serait le vrai moyen. Couché, assis, ou debout ? Assis plutôt. Je
25 commencerai par sortir ; Scoronconcolo est enfermé dans le cabinet. Alors nous venons,
     nous venons -je ne voudrais pourtant pas qu'il tournât le dos. J'irai à lui tout droit. Allons,
     la paix, la paix! L'heure va venir. -II faut que j'aille dans quelque cabaret ; je ne
     m'aperçois pas que je prends du froid, et je viderai un flacon. -Non ; je ne veux pas boire.
     Où diable vais-je donc ? Les cabarets sont fermés.
30 Est-elle bonne fille ? -Oui vraiment. -En chemise ? -Oh ! non, non, je ne le pense pas.
    -Pauvre Catherine ! Que ma mère mourût de tout cela, ce serait triste. -Et quand je lui
     aurais dit mon projet, qu'aurais-je pu y faire ? Au lieu de la consoler, cela lui aurait fait
     dire : Crime ! Crime ! Jusqu'à son dernier soupir ! [...]

(1) : Catherine Ginori, tante de Lorenzo
(2) : Philippe Strozzi, Pierre et les Ruccellai appartiennent au clan des républicains, adversaires des Médicis

Texte B : Jean GIRAUDOUX (1882-1944), Electre (1938), entracte

Egisthe a épousé la reine Clytemnestre., veuve du roi Agamemnon, et a pris le pouvoir. Redoutant qu'Electre, fille d'Agamemnon et de Clytemnestre, ne se révolte si elle parvenait au pouvoir, il l'a promise au jardinier. Mais un étranger qui n'est autre qu'Oreste, fils d'Agamemnon et de Clytemnestre et frère d'Electre, fait annuler ce mariage. Le jardiner se retrouve seul, et occupe la scène pendant l'entracte séparant les deux actes qui composent la pièce.

Lamento du Jardinier

         Moi, je ne suis plus dans le jeu. C'est pourquoi je suis libre de venir vous dire ce que la
      pièce ne pourra vous dire. Dans de pareilles histoires, ils ne vont pas s'interrompre de se tuer et
      de se mordre pour venir vous dire que la vie n'a qu'un seul but, aimer. Ce serait même disgracieux
      de voir le parricide s'arrêter, le poignard levé, et vous faire l'éloge de l'amour.
5    Cela paraîtrait artificiel. Beaucoup ne le croiraient pas. Mais moi qui suis là, dans cet
      abandon, cette désolation, je ne vois vraiment pas ce que j'ai d'autre à faire ! Et je parle
      impartialement. Jamais je ne me résoudrai à épouser une autre qu'Electre, et jamais je n'aurai
      Electre. Je suis créé pour vivre jour et nuit avec une femme, et toujours je vivrai seul. Pour me
      donner sans relâche en toute saison et occasion, et toujours je me garderai. C'est ma nuit de
10   noces que je passe ici, tout seul -merci d'être là -et jamais je n'en aurai d'autre, et le sirop
      d'oranges que j'avais préparé pour Electre, c'est moi qui ai dû le boire -il n'en reste plus une
      goutte, c'était une nuit de noces longue. Alors qui douterait de ma parole ? L'inconvénient est
      que je dis toujours un peu le contraire de ce que je veux dire ; mais ce serait vraiment à
      désespérer aujourd'hui; avec un cœur aussi serré et cette amertume dans la bouche -c'est
15   amer, au fond, l'orange-, si je ne parvenais à oublier une minute que j'ai à vous parler de la
      joie. Joie et Amour, oui. Je viens vous dire que c'est préférable à Aigreur et Haine. Comme
      devise à graver sur un porche, sur un foulard, c'est tellement mieux, ou en bégonias nains sur
      un massif. Évidemment, la vie est ratée, mais c'est très très bien, la vie. Évidemment, rien ne
      va jamais, rien ne s'arrange jamais, mais parfois avouez que cela va admirablement, que cela
20   s'arrange admirablement... Pas pour moi,.. Ou plutôt pour moi !... Si j'en juge d'après le
      désir d'aimer, le pouvoir d'aimer tout et tous que me donne le plus grand malheur de la vie,
      qu'est-ce que cela doit être pour ceux qui ont des malheurs moindres ! [...]

Texte C : Samuel BECKETT (1906-1989) Oh ! les beaux jours (1963)

La pièce a été publiée en anglais et jouée sons le titre de Happy days en 1961 avant d'être traduite en français par l'auteur en 1963. Elle évoque le vide des Journées et des préoccupations de l'homme et développe la métaphore de l'enlisement dans la solitude ; tandis que Willie, la soixantaine, demeure muet et presque invisible tout au long de la pièce, sa compagne Willie, âgés de cinquante ans, parle et s'enlise progressivement au milieu d'une "étendue d'herbe brûlée s'enflant au centre en petit mamelon"

           Scène comme au premier acte.
           Willie invisible.
           Winnie enterrée jusqu'au cou, sa toque sur la tête, les yeux fermés. La tête, qu'elle ne peut
     plus tourner, ni lever, ni baisser, reste rigoureusement immobile et de face pendant toute la
5   durée de l'acte. Seuls les yeux sont mobiles.
           Sac et ombrelle à la même place qu 'au début du premier acte. Revolver bien en évidence à
      la droite de la tête.
           Un temps long.
           Sonnerie perçante. Elle ouvre les yeux aussitôt La sonnerie s'arrête. Elle regarde devant
10  elle. Un temps long.
           WINNIE. -Salut, sainte lumière. (Un temps. Elle ferme les yeux. Sonnerie perçante. Elle
       ouvre les yeux aussitôt La sonnerie s'arrête. Elle regarde devant elle. Sourire. Un temps. Fin
      du sourire. Un temps.) Quelqu'un me regarde encore. (Un temps.) Se soucie de moi encore.
       (Un temps.) Ça que je trouve si merveilleux. (Un temps.) Des yeux sur mes yeux. (Un temps.)
15  Quel est ce vers inoubliable ? (Un temps. Yeux à droite.) Willie. (Un temps. Plus fort.) Willie.
       (Un temps. Yeux de face.) Peut-on parler encore de temps ? (Un temps.) Dire que ça fait un
       bout de temps, Willie, que je ne te vois plus. (Un temps.) Ne t'entends plus. (Un temps.) Peut-
       on? (Un temps.) On le fait. (Sourire.) Le vieux style ! (Fin du sourire.) Il y a si peu dont on
       puisse parler. (Un temps.) On parle de tout. (Un temps.) De tout ce dont on peut. (Un temps.)
20  Je pensais autrefois... (Un temps.) ... je dis, je pensais autrefois que j'apprendrais à parler
       toute seule. (Un temps.) Je veux dire à moi-même le désert. (Sourire.) Mais non. (Sourire plus
       large.) Non non. (Fin du sourire.) Donc tu es là. (Un temps.) Oh tu dois être mort, oui, sans
       doute, comme les autres, tu as dû mourir, ou partir, en m'abandonnant, comme les autres, ça
       ne fait rien, tu es là. (Un temps. Yeux à gauche.) Le sac aussi est là, le même que toujours, je le
25  vois. (Yeux à droite. Plus fort.) Le sac est là, Willie, pas une ride, celui que tu me donnas ce
       jour-là... pour faire mon marché. (Un temps. Yeux de face.) Ce jour-là. (Un temps.) Quel jour-
       là ? (Un temps.) Je priais autrefois. (Un temps.) Je dis, je priais autrefois. (Un temps.) Oui,
       j'avoue. (Sourire.) Plus maintenant... (Sourire plus large.) Non non. (Fin du sourire. Un
       temps.) Autrefois... maintenant.-, comme c'est dur, pour l'esprit. (Un temps.) Avoir été
30  toujours celle que je suis - et être si différente de celle que j'étais. (Un temps.) Je suis l'une, je
      dis l'une, puis l'autre. (Un temps.) Tantôt l'une, tantôt l'autre. (Un temps.) Il y a si peu qu'on
      puisse dire. (Un temps.) On dit tout. (Un temps.) Tout ce qu'on peut. (Un temps.) Et pas un
     mot de vrai nulle part. (Un temps.) Mes bras. (Un temps.) Mes seins. (Un temps.) Quels bras ?
     (Un temps.) Quels seins ? (Un temps.) Willie. (Un temps.) Quel Willie ? (Affirmative avec
35  véhémence.) Mon Willie (Yeux à droite. Appelant.) Willie ! (Un temps Plus fort.) Willie !
      [...]

Annexe au texte C : Mise en scène de Oh ! les beaux jours de Samuel Beckett par Roger Blin au théâtre du Rond Point, 1981. (Madeleine Renaud dans le rôle de Winnie)


Photo Thérèse Le Prat Ó Ministère de la culture France

Annexe au corpus : Antonin ARTAUD (1896-1948), Le Théâtre et son double (1938)

Le Théâtre et son double est un recueil qui rassemble les articles, conférences et manifestes exprimant la réflexion d'Artaud sur le théâtre. La découverte du théâtre balinais, notamment, l'a amené à effectuer examen critique du théâtre occidental.

    La révélation du théâtre balinais a été de nous fournir, du théâtre une idée physique et non verbale, où le théâtre est contenu dans les limites de tout ce qui peut se passer sur une scène, indépendamment du texte écrit, au lieu que le théâtre tel que nous le concevons en Occident a partie liée avec le texte et se trouve limité par lui. Pour nous, au théâtre, la Parole est tout et il n'y a pas de possibilité en dehors d'elle ; le théâtre est une branche de la littérature, une sorte de variété sonore du langage, et si nous admettons une différence entre le texte parlé sur la scène et le texte lu par les yeux, si nous enfermons le théâtre dans les limites de ce qui apparaît entre les répliques, nous ne parvenons pas à séparer le théâtre de l'idée du texte réalisé.
    Cette idée de la suprématie de la parole au théâtre est si enracinée en nous et le théâtre nous apparaît tellement comme le simple reflet matériel du texte que tout ce qui au théâtre dépasse le texte n'est pas contenu dans ses limites et strictement conditionné par lui, nous paraît faire partie du domaine de la mise en scène considérée comme quelque chose d'inférieur par rapport au texte.