Préface aux Damnés de la terre

Jean-Paul Sartre (1961)







Introduction

Frantz Fanon (1925 - 1961) est un essayiste français impliqué dans la lutte pour l'indépendance de l'Algérie.
Au XXème siècle, tous deux engagé dans l'indépendance de l'Algérie, Frantz Fanon et Jean-Paul Sartre vont travailler ensemble dans la publication du livre Les Damnés de la terre. Jean-Paul Sartre rédige la préface de cet ouvrage. Ce texte pose le problème du colonialisme dans la société moderne.


Lecture du texte

Préface des Damnés de la terre



Il n'y a pas si longtemps, la terre comptait deux milliards d'habitants, soit cinq cents millions d'hommes et un milliard cinq cents millions d'indigènes. Les premiers disposaient du Verbe, les autres l'empruntaient. Entre ceux-là et ceux-ci, des roitelets vendus, des féodaux, une fausse bourgeoisie forgée de toutes pièces servaient d'intermédiaires. Aux colonies la vérité se montrait nue ; les “ métropoles ” la préféraient vêtue ; il fallait que l'indigène les aimât. Comme des mères, en quelque sorte. L'élite européenne entreprit de fabriquer un indigénat d'é- lite ; on sélectionnait des adolescents, on leur marquait sur le front, au fer rouge, les principes de la culture occidentale, on leur fourrait dans la bouche des bâillons sonores, grands mots pâteux qui collaient aux dents ; après un bref séjour en métropole, on les renvoyait chez eux, truqués. Ces mensonges vivants n'avaient plus rien à dire à leurs frères ; ils résonnaient ; de Paris, de Londres, d'Amsterdam nous lancions des mots “ Parthénon !  Fraternité ! ” Et, quelque part en Afrique, en Asie, des lèvres s'ouvraient : “... thénon ! ... nité ! ” C'était l'âge d'or.

Il prit fin : les bouches s'ouvrirent seules ; les voix jaunes et noires parlaient encore de notre humanisme mais c'était pour nous reprocher notre inhumanité. Nous écoutions sans déplaisir ces courtois exposés d'amertume. D'abord ce fut un émerveillement fier : comment ? Ils causent tout seuls ? Voyez pourtant ce que nous avons fait d'eux ! Nous ne doutions pas qu'ils acceptassent notre idéal puisqu'ils nous accusaient de n'y être pas fidèles ; pour le coup, l'Europe crut à sa mission : elle avait hellénisé les Asiatiques, créé cette espèce nouvelle, les nègres gréco-latins.  Nous ajoutions, tout à fait entre nous, pratiques : et puis laissons les gueuler, ça les soulage ; chien qui aboie ne mord pas.

[…] 1961 Écoutez : “ Ne perdons pas de temps en stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds. Quittons cette Europe qui n'en finit pas de parler de l'homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde. Voici des siècles... qu'au nom d'une prétendue "aventure spirituelle" elle étouffe la quasi-totalité de l'humanité. ” Ce ton est neuf. Qui ose le prendre ? Un Africain, homme du tiers monde, ancien colonisé. Il ajoute : “ L'Europe a acquis une telle vitesse folle, désordonnée... qu'elle va vers des abîmes dont il vaut mieux s'éloigner. ”

[…] Européens, ouvrez ce livre, entrez-y. Après quelques pas dans la nuit vous verrez des étrangers réunis autour d'un feu, approchez, écoutez : ils discutent du sort qu'ils réservent à vos comptoirs, aux mercenaires qui les défendent. Ils vous verront peut-être, mais ils continueront de parler entre eux, sans même baisser la voix. Cette indifférence frappe au cœur : les pères, créatures de l'ombre, vos créatures, c'étaient des âmes mortes, vous leur dispensiez la lumière, ils ne s'adressaient qu'à vous, et vous ne preniez pas la peine de répondre à ces zombies. Les fils vous ignorent : un feu les éclaire et les réchauffe, qui n'est pas le vôtre. Vous, à distance respectueuse, vous vous sentirez furtifs, nocturnes, transis : chacun son tour ; dans ces ténèbres d'où va surgir une autre aurore, les zombies, c'est vous.

Jean-Paul Sartre (1905-1980), préface de l'édition de 1961 des Damnés de la terre de Frantz Fanon



Annonce des axes

I. Un texte engagé dans l'actualité
1. Pamphlet orienté
2. Texte qui conte une histoire
3. Ancré dans l'actualité

II. Un texte allusif et ironique
1. Satyre des préjugés
2. Ironie suprême
3. Frantz Fanon vu comme l'exemple

III. Un texte provocant et violent
1. Violence du texte
2. Incohérence du discours qui renforce le dur message
3. Une fin sans appel



Commentaire littéraire

I. Un texte engagé dans l'actualité

1. Pamphlet orienté

- Plusieurs destinataires (colonisateurs, indigénat d'élite).
- Dont l'auteur s'exclut peu à peu (nous -> vous).
- Soutien à la révolte.

2. Texte qui conte une histoire

- Epoque coloniale.
- Début de la révolte.
- Conséquences.

3. Ancré dans l'actualité

- Sujet du colonialisme.
- Message durant la guerre d'Algérie.
- Acculturation.


II. Un texte allusif et ironique

1. Satyre des préjugés

- Idée de jaunes et noirs.
- Personnification de la vérité.
- Comparaison des colonies à des chiens.

2. Ironie suprême

- Age d'or.
- Elite européennes assimilées à des mères -> que l'on comprend indigne dans la suite du discours.
- Réalisme du discours des colonisés par un rapport fictif (discours indirect libre) -> Opposé au discours Frantz Fanon.

3. Frantz Fanon vu comme l'exemple

- Argument d'autorité.
- Discours présenté comme une citation.
- Question rhétorique.
- Frantz Fanon présenté comme un exemple, comme l'avenir.


III. Un texte provocant et violent

1. Violence du texte

- Evocation de l'esclavage.
- Colonies comme des animaux marqués « au fer rouge ».
- Allitération en [r].
- Lexique « fer rouge », « fourrait », « collait aux dents », « truqués »…

2. Incohérence du discours qui renforce le dur message

- Oxymore du « bâillons sonores » et personnification
- Discours qui sonne faux.
- Désespérante fatalité « n'avaient plus rien à dire à leurs frères ».

3. Une fin sans appel

- Appel à découvrir l'avenir et la vérité.
- Critique du passé et mise devant le fait accompli, sans de retour possible.
- Ils sont tenus responsables de leurs actes.
- Inversion surprise de la situation.


Conclusion

Retourner à la page sur l'oral du bac de français 2024 !
Merci à Thibaut pour cette fiche sur la Préface aux Damnés de la terre - Jean-Paul Sartre