Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau

L'incident chez le comte de Gouvon

Livre troisième : "J'aimais à voir..." à "...blanc des yeux."




Plan de la fiche sur L'incident chez le comte de Gouvon - Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau :
Introduction
Lecture du texte
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

      Cet extrait de Les Confessions est une des rares fois où Rousseau triomphe et le savoure, il a l'impression d'être reconnu à sa juste valeur, malgré l'opposition entre naissance et mérite personnel ; son savoir le fait triompher. C'est une scène de théâtre, limitée dans le temps et dans l'espace : lieu restreint autour d'une table ; instant très bref, mais c'est une scène à portée politique et sociale : elle exprime l'importance du mérite personnel face aux inégalités liées à la naissance.

Jean-Jacques Rousseau adolescent
Jean-Jacques Rousseau adolescent, artiste inconnu


Lecture du texte


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      J'aimais à voir mademoiselle de Breil, à lui entendre dire quelques mots qui marquaient de l'esprit, du sens, de l'honnêteté : mon ambition, bornée au plaisir de la servir, n'allait point au delà de mes droits. A table j'étais attentif à chercher l'occasion de les faire valoir. Si son laquais quittait un moment sa chaise, à l'instant on m'y voyait établi : hors de là je me tenais vis-à-vis d'elle ; je cherchais dans ses yeux ce qu'elle allait demander, j'épiais le moment de changer son assiette. Que n'aurais-je point fait pour qu'elle daignât m'ordonner quelque chose, me regarder, me dire un seul mot! mais point : j'avais la mortification d'être nul pour elle ; elle ne s'apercevait pas même que j'étais là. Cependant son frère, qui m'adressait quelquefois la parole à table, m'ayant dit je ne sais quoi de peu obligeant, je lui fis une réponse si fine et si bien tournée, qu'elle y fit attention, et jeta les yeux sur moi. Ce coup d'oeil, qui fut court, ne laissa pas de me transporter. Le lendemain l'occasion se présenta d'en obtenir un second, et j'en profitai. On donnait ce jour-là un grand dîner, où pour la première fois je vis avec beaucoup d'étonnement le maître d'hôtel servir l'épée au côté et le chapeau sur la tête. Par hasard on vint à parler de la devise de la maison de Solar, qui était sur la tapisserie avec les armoiries, Tel fiert qui ne tue pas. Comme les Piémontais ne sont pas pour l'ordinaire consommés dans la langue française, quelqu'un trouva dans cette devise une faute d'orthographe, et dit qu'au mot fiert il ne fallait point de t.

      Le vieux comte de Gouvon allait répondre ; mais ayant jeté les yeux sur moi, il vit que je souriais sans oser rien dire : il m'ordonna de parler. Alors je dis que je ne croyais pas que le t fût de trop ; que fiert était un vieux mot français qui ne venait pas du mot ferus, fier, menaçant, mais du verbe ferit, il frappe, il blesse ; qu'ainsi la devise ne me paraissait pas dire, Tel menace, mais Tel frappe qui ne tue pas.

      Tout le monde me regardait et se regardait sans rien dire. On ne vit de la vie un pareil étonnement. Mais ce qui me flatta davantage fut de voir clairement sur le visage de mademoiselle de Breil un air de satisfaction. Cette personne si dédaigneuse daigna me jeter un second regard qui valait tout au moins le premier ; puis, tournant les yeux vers son grand-papa, elle semblait attendre avec une sorte d'impatience la louange qu'il me devait, et qu'il me donna en effet si pleine et entière et d'un air si content, que toute la table s'empressa de faire chorus. Ce moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel, et vengent le mérite avili des outrages de la fortune. Quelques minutes après, mademoiselle de Breil, levant derechef les yeux sur moi, me pria d'un ton de voix aussi timide qu'affable de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas attendre ; mais en approchant je fus saisi d'un tel tremblement, qu'ayant trop rempli le verre, je répandis une partie de l'eau sur l'assiette et même sur elle. Son frère me demanda étourdiment pourquoi je tremblais si fort. Cette question ne servit pas à me rassurer, et mademoiselle de Breil rougit jusqu'au blanc des yeux.

Les Confessions - Jean-Jacques Rousseau



Annonce des axes

I. Les circonstances
1. L'enchaînement des circonstances
2. Les regards
3. L'harmonie des attitudes

II. Le triomphe du valet
1. L'aristocratie
2. L'inversion des rôles
3. La parole

III. Les rapports entre Mlle de Breil et Rousseau
1. Un laquais chevaleresque
2. Les situations de Rousseau : inexistence – triomphe – maladresse



Commentaire littéraire

I. Les circonstances

      Les circonstances de la scène sont heureuses, et constituent un réseau favorable à Rousseau : succession de hasards heureux.

1. L'enchaînement des circonstances

      Temps verbaux : imparfait à valeur durative, puis rupture d'une habitude par « cependant » suivi du passé simple, et « le lendemain l'occasion se présenta ». C'est donc un concours de circonstances, avec une anticipation, qui permet à Rousseau de se mettre en valeur. « Par hasard » est en attaque de la phrase, donc mis en relief. De même « le vieux Comte allait répondre, mais » : la chance est avec lui tout au long du texte.
      Ces éléments sont des adjuvants pour Jean-Jacques. « outrages de la fortune », « ce moment fut court » : montrent l'intensité et la brièveté de l'instant.

2. Les regards

      Champ lexical du regard : verbes + substantifs « je vis », « ayant jeté les yeux sur moi », « me regardait », « se regardait ». Plus que les paroles, ce sont les regards qui créent des liens entre les êtres.
      Tout d'abord, regard du valet solitaire qui essaye de capter celui de Mlle de Breil ; le contact se fait une première fois par le regard ; puis le regard du Comte, capable de discernement et qui connaît son valet. Enfin, second regard de Mlle de Breil. Les yeux sont un élément de contact, mais aussi des témoins. C'est la circulation des regards qui donne son mouvement à la scène et valorisent un individu en principe invisible. Il acquière alors une position que sa situation de valet ne lui permettait pas d'envisager.

3. L'harmonie des attitudes

      Une fois la situation initiale dépassée, tout se passe comme si les personnages se comprenaient parfaitement. Exemple : interprétation du sourire de Jean-Jacques Rousseau par le Comte, qui normalement n'est pas admis de la part d'un valet au XVIIIème. C'est une scène harmonieuse : Jean-Jacques est compris du Comte, il comprends Mlle de Breil (« semblait attendre ») alors qu'une fois de plus tout passe par les regards. Lisibilité des physionomies ; car très souvent Jean-Jacques est trop maladroit à cause des apparences, ce qui n'est pas vrai ici.


II. Le triomphe du valet

      Champ lexical de la vengeance, retournement de situation, « qui replacent les chose dans leur ordre naturel », etc. : c'est ici un triomphe bref de Rousseau, d'où il tire sa vengeance sur le sort qui ne respecte pas ses mérites.

1. L'aristocratie

      Le prestige aristocratique est évoqué, occasion mondaine : « grand dîner » ; caractéristiques de l'aristocratie : « maison », « armoiries » : marques de la noblesse. La devise évoque la noblesse d'épée, c'est à dire pas le mérite des nobles actuels mais celui de l'ancienne lignée et des ancêtres.

2. L'inversion des rôles

      Rousseau est reconnu pour son savoir, et occupe momentanément le devant de la scène et le centre d'intérêt des regards, alors qu'il restait en principe debout derrière : l'ordre aristocratique fait place au mérite personnel.
      Reprise de « étonnement » avec inversion : dans un premier temps, c'est Rousseau qui est étonné, puis les invités : « je vis avec étonnement » => « on ne vit jamais un tel étonnement ». De même, inversion du mutisme : « sans rien dire ». Registre hyperbolique insistant : « de la vie », « tout le monde », « faire chorus » : petite révolution par le langage, par rapport à sa situation et au reste de sa vie.

3. La parole

      Les paroles sont pleines de tenue et de réserve ; on lui ordonne de parler, ce n'est pas sur sa propre initiative. Son mérite n'est reconnu que grâce à la bienveillance du Comte. Réponse au frère : « réponse fine et bien tournée » : cela rappelle l'importance du mot d'esprit au XVIIIème. Rousseau connaît également le latin, ce qui est une marque d'éducation.
      Son discours d'explication est modeste, fait de tournures négatives. Verbes d'opinion : « je ne croyais pas », articulations soignées : « mais », « ainsi » : c'est une démonstration. Rousseau a gommé les verbes introducteurs : cela exprime sa réserve et ses précautions pour ne pas choquer l'auditoire. Cela renvoie à une idée de Rousseau, qui est que la façon de parler de quelqu'un résume ses vertus.
      En opposition à cette prudence, le frère de Mlle de Breil dit « je ne sais quoi de peu obligeant » : Rousseau ne prends même pas la peine de le dire entièrement, manque de tact : « étourdiment » : c'est donc le maître qui se conduit sans éducation. De même, assurance du Piémontais qui a tort et qui « assura », « dit ».


III. Les rapports entre Mlle de Breil et Rousseau

1. Un laquais chevaleresque

      Rousseau se conduit en chevalier servant. En écrivant il se voit une fois de plus adolescent avec humour. Le point de vue du narrateur dépasse les tâches prosaïques de Jean-Jacques : « donner à boire » et en fait un service du chevalier courtois à sa dame. Mélange de retenue : « mon ambition bornée », d'enthousiasme : « que n'aurais-je pu ».

2. Les situations de Rousseau : inexistence – triomphe – maladresse

      « j'avais la mortification d'être nul pour elle » : inexistence même de Rousseau aux yeux de Mlle de Breil ; or ne pas voir l'autre est l'antithèse de l'amour. Par son éloquence, Mlle de Breil le reconnaît soudainement, et cela provoque un bouleversement dans son attitude : « si dédaigneuse » => « daigna ».
      Rousseau se plaît à relever les signes d'émotion de la jeune fille, et les interprète en sa faveur : « rougit jusqu'au blanc des yeux ». Evolution de son statut auprès d'elle : « d'une voix aussi timide qu'affable.
      Mais geste maladroit du valet, qui clôt le roman d'amour et le renvoie à son rôle de laquais. Communion physique entre les deux personnages : trop d'eau = trop d'émotion.





Conclusion

      C'est un épisode exceptionnel pour Rousseau, et une revanche rare dans les Confessions, car tout lui réussit : son apparence, son discours, et même sa maladresse.

      C'est pour Rousseau une revanche sur l'injustice sociale dont il a souffert ; il a enfin l'impression d'exister aux yeux des autreset et peut communiquer avec la personne dont il est amoureux.

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