Fantaisie

Gérard de Nerval







Introduction

La première moitié du XIXème siècle est marquée par le Romantisme. En 1831, Gérard De Nerval publie le poème Fantaisie dans le recueil nommé Odelettes. Ces titres se rattachent à la musique, un des éléments caractéristiques du Romantisme. Le titre Fantaisie renvoie d'abord à la puissance de l'imaginaire, célébrée par Nerval, mais une fantaisie est également une forme musicale libre particulièrement prisée par les romantiques, notamment par Chopin.
Nous étudierons donc comment la musique est le point de départ de la rêverie du poète.
Dans un premier temps, nous dégagerons ainsi tout ce qui relève de la musique puis dans un deuxième temps, nous analyserons les images liées à la nostalgie du passé.

Gérard de Nerval
Gérard de Nerval (1808 - 1855)



Texte du poème Fantaisie


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Lu par René Depasse - source : litteratureaudio.com



Fantaisie


Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
Un air très-vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.

Or, chaque fois que je viens à l'entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C'est sous Louis treize ; et je crois voir s'étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,

Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;

Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que dans une autre existence peut-être,
J'ai déjà vue... et dont je me souviens !

Gérard de Nerval - Odelettes



Annonce des axes

I. La musique présente dans ce poème
1. Par la versification
2. Par les titres
3. Par le thème
4. Par son rythme
5. Par ses sonorités

II. Le déclenchement des images par la musique
1. L'image de la nature
2. L'image du décor
3. Des images colorées

III. La nostalgie du passé
1. L'image de la Dame : un amour idéalisé
2. L'image de la Dame : un visage de mère ?



Commentaire littéraire

I. La musique présente dans ce poème

1. Par la versification

Poème composé de 4 quatrains ce qui montre une libre création car la forme du sonnet (2 quatrains + 2 tercets) n'est pas suivie.  Il est formé de décasyllabes (10 syllabes) qui sont les vers utilisés pour les chansons. Les rimes sont embrassées (ABBA) dans le premier quatrain mais, libre création encore, croisées (CDCD) dans les autres quatrains.

2. Par les titres

Fantaisie : l'imagination a libre court et ne respecte pas une forme définie traditionnelle. Fantaisie c'est le titre de compositions de Mozart, musicien du XVIIIème  siècle, de Chopin, musicien contemporain de Nerval. Ainsi par ce titre le poète se rattache à la musique.

Odelettes : le titre du recueil a un sens également musical puisque une odelette est une petite ode (poème accompagné d'un chant). Le titre complet est Odelettes rythmiques et lyriques -> deux termes qui relèvent encore de la musique puisque l'adjectif lyrique provient de l'instrument de musique (la lyre) qui accompagnait à l'origine les poètes (cf. Mythe d'Orphée).

3. Par le thème

« un air » : une chanson indéfinie, anonyme, transmise par la tradition qui suggère une mélancolie douce et rêveuse peut-être mélodie de berceuse. Le poète oppose cette chanson inconnue à de grands compositeurs du XVIIIème  siècle très admirés des Romantiques : Rossini, Italien / Mozart, Autrichien / Weber, Allemand, leur œuvre est si importante que l'on cite le nom du compositeur pour ses compositions (figure de rhétorique = la métonymie). On peut situer ces musiciens dans le temps par opposition à la chanson connue du seul poète. « Pour moi seul » est de ce fait valorisé par sa place au sein du vers.

Le charme de cet air, c'est son pouvoir magique selon le sens étymologique (cf. vers 4 « pour moi seul »). Charme vient du latin Carmen qui signifie chant sacré, formule magique. Ce pouvoir est immédiat « Or, caque fois que je viens à l'entendre » dès que se produit l'air.

4. Par son rythme

Un rythme ternaire : « Tout Rossini (4 syllabes), tout Mozart (3 syllabes) et tout Weber (2 syllabes : prononcé Wèbre) » ces trois termes imposent le rythme ternaire qui est le rythme de la valse qui décroit au cours de l'énumération. Ce rythme par son envolée lyrique rend compte de l'enthousiasme du poète.
Très vieux, languissant et funèbre : ce rythme ternaire est accentué par le vers suivant. L'amour ou la sensualité voluptueuse, languissante mais lié à la mort -> funèbre. Amour et mort sont deux thèmes du romantisme.

Un rythme fluide : le premier quatrain est formé d'une seule phrase, phrase mélodique de ce fait qui s'écoule sur 4 vers grâce aux enjambements vers 7-8. Le reste du poème enchaîne toutes les images sans interruption et forme une seule phrase qui achève le poème par un point d'exclamation : marque du lyrisme du poème.

5. Par ses sonorités

- des rimes : La rime A du premier quatrain = donnerais/ secrets est quasi identique à la rime B Weber : prononcé Wèbre/ funèbre.  Ces rimes imposent des sonorités en e ou è qui se répètent au cours du premier vers.
- des mots : par les répétitions des mots : un air vers 1-3/ tout vers 2 ou des sons : des consonnes à l'initial = allitérations seul-secrets ou des voyelles = e/é/è/ce qui crée une mélodie.

Conclusion : la musique très présente dans ce poème est l'élément qui déclenche les images.
1er quatrain : magie de la musique
2ème quatrain : évasion dans un autre temps
3ème quatrain : perception d'un autre lieu
4ème quatrain : apparition de la dame « femme aimée ou mère »


II. Le déclenchement des images par la musique

Chaque quatrain représente donc une étape nouvelle dans ce parcours qui conduit de l'air, qui concerne l'ouïe à la dame, qui concerne la vue. Dès lors que la musique déclenche les images, celles-ci défilent avec un effet de zoom vers l'élément essentiel : « la Dame ». Le mot puis, adverbe de temps, marque la succession des images « je crois voir s'étendre » les images incertaines vont se préciser au fil des quatrains. Tout se voit et tout se vit au présent comme l'indique le temps des verbes « je crois voir…jaunit, coule... ». L'imagination du poète crée bien des images qui lui permettent de s'évader dans l'espace et le temps.

1. L'image de la nature :

Coteau évoque un paysage lointain, imprécis : fait d'opposition de lignes coteau/ couchant : ces lignes ascendantes/descendantes rejoignent le thème Amour/mort. C'est une image romantique au coucher du soleil, empreinte donc de la mélancolie. La rivière et les fleurs sont des éléments que l'on retrouve dans les dessins d'enfant. Les précisions « château de brique/coteau vert/grands parcs/rivière » évoquent les paysages du Valois qui ont profondément marqué Nerval qui y passa ses toutes premières années, sa petite enfance.

2. L'image du décor :

Château : l'image du décor correspondant au siècle de Louis XIII et la description de ce château répond à l'architecture du XVIIème siècle, « brique à coins de pierres » ce qui correspond à la précision  « De deux cents ans mon âme rajeunit ». Mais aussi le décor de l'amour idéalisé, de l'amour courtois. Ce qui correspond à l'époque de Louis XIII ou l'amour courtois et précieux, hérité du Moyen-âge, était très en vogue.

3. Des images colorées :

Chaque strophe a son opposition de couleurs.

Vert # jaune : couleur du printemps et de l'automne (en écho avec funèbre), naissance et mort à l'image même de l'opposition du rêve et du réel/ du passé et du présent/ su souvenir et de l'actuel.

Rouge # blanc :
suggestion de couleurs brique = rouge, pierre = blanc. Pureté et de la passion.  Couleurs reprisent au vers suivant  « rougeâtres » mais qui associe le château à l'église par le terme vitraux. Les vitraux tamisent les couleurs qui sont de ce fait plus douces et correspondent aux caractéristiques de la musique. 

« Blonde aux yeux noirs » :
a lumière et les ténèbres/ le soleil et la nuit/L'éclat et le mystère est le point d'aboutissement de toutes  les autres couleurs, elles sont celle de la Dame.


III. La nostalgie du passé

1. L'image de la Dame : un amour idéalisé

La Dame : image finale. La Dame est inaccessible, « à sa haute fenêtre »,  pure et lumineuse « blonde », elle paraît comme une statue que l'on vénère comme on le fait dans les églises : les vitraux du château rappellent en effet ceux de églises : la Dame est pour Nerval aussi une sainte ou une fée (-> dernier vers de El Desdichado « les cris de la sainte et les soupirs de la fée »). La dame dans son château, c'est aussi la princesse des univers de contes. C'est d'ailleurs par la formule des contes que commence le poème : « Il est… » mais au présent et non à l'imparfait. Le poète nous entraîne dans un monde merveilleux où le réel importe peu, où tout se mêle le rêve et la réalité, le souvenir et l'imagination. La Dame, objet de la quête amoureuse est lié cependant au mystère et à la mort : « yeux noirs ». Elle appartient à un autre monde « en ses habits anciens ».

2. L'image de la Dame : un visage de mère ?

Nerval dont la mère est morte quand il avait 2 ans a toujours lié au visage des femmes aimées celui de sa mère.  La Dame « en ses habits anciens » est située loin dans le temps. L'enfance, la toute petite enfance, peut s'assimiler à ce temps lointain, où tout est confus, à cette « autre existence » dont le souvenir, est vague et imprécis comme l'image de la mère. « Dans une autre existence » serait alors l'existence de l'enfance, et la Dame, la mère à l'origine de la femme aimée que le poète a «déjà vue » et dont il se souvient.

Ainsi «  des charmes secrets » prend tout son sens étymologique, de paroles magiques, que l'on ne comprend pas mais qui exerce un pouvoir de fascination, d'envoutement comme la parole d'une mère pour son petit enfant.  Ainsi l'air serait la berceuse chantée pour lui seul par sa mère.  Le caractère intime, familier et magique de cet air, « pour moi seul » suggère l'intimité de l'enfant et sa mère. Mère disparue comme le suggère l'adjectif funèbre, inaccessible, idéalisée, mais au souvenir envoûtant.
Ainsi ce visage de la mère est lié à la lumière : « blonde »  mais aussi aux ténèbres de la mort « yeux noirs ». Les yeux pour les romantiques sont les portes de l'âme ou son miroir. Ce temps lointain implique des « habits anciens » c'est le temps paradis perdu. La mort de la mère inscrit à tout jamais le visage de la femme dans un univers mystérieux, à l'heure du soleil couchant : moment qui annonce la nuit. D'autre part, Nerval peut parcourir différents temps car il croit en la réincarnation des âmes = la métempsycose = on vit plusieurs vies dont on peut garder un vague souvenir.


Conclusion

    La musique permet d'accéder à un monde perdu que recrée l'imagination au sens premier de faculté de créer des images. C'est un facteur déclenchant qui agit par associations d'images. Bien-sûr, on n'ignore pas la croyance de Nerval en la métempsycose mais la vie antérieure, quand bien même est-elle ici datée de « deux cents ans » peut se lire comme symbole d'un passé ressenti comme extrêmement lointain, celui de l'enfance et plus largement d'un « ailleurs » cher aux romantiques, paradis perdu que l'on peut revivre grâce à la magie du verbe et à la Fantaisie du poète.





Autre plan possible pour le commentaire de Fantaisie de Nerval

I – Un poème musical

    1 – commentaire du titre
    2 – allusions musicales
    3 – musicalité du vers


II – L’évocation du passé

    1 – imagerie romantique
    2 – un tableau naïf
    3 – la tentation du récit


III – Imagination ou souvenir ?

    1 – “correspondances” sensorielles
    2 – un voyage immobile
    3 – du doute à la certitude : métempsycose


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Merci à Noémie pour cette analyse de Fantaisie de Gérard de Nerval