La Controverse de Valladolid

Jean-Claude Carrière (1992)

Argumentations de Sépulvéda et Las Casas

De "- Eminence, les habitants du Nouveau Monde..." à "...pour le moment, restez silencieux."






Plan de la fiche sur La controverse de Valladolid de Jean-Claude Carrière :
Introduction
Lecture du texte
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

    La controverse de Valladolid, de Jean-Claude Carrière, est un roman de la fin du XXème siècle sur une controverse qui eut lieu en 1550. C'est une réécriture moderne de cette histoire (1992), elle pose le problème de la véritable nature des indiens, et la possibilité ou non de les assimiler à des hommes.


Lecture du texte


- Eminence, les habitants du Nouveau Monde sont des esclaves par nature. En tout point conformes à la description d'Aristote.
- Cette affirmation demande des preuves, dit doucement le prélat.
Sépulvéda n'en disconvient pas. D'ailleurs, sachant cette question inévitable, il a préparé tout un dossier. Il en saisit le premier feuillet.
- D'abord, dit-il, les premiers qui ont été découverts se sont montrés incapables de toute initiative, de toute invention. En revanche, on les voyait habiles à copier les gestes et les attitudes des Espagnols, leurs supérieurs. Pour faire quelque chose, il leur suffisait de regarder un autre l'accomplir. Cette tendance à copier, qui s'accompagne d'ailleurs d'une réelle ingéniosité dans l'imitation, est le caractère même de l'âme esclave. Ame d'artisan, âme manuelle pour ainsi dire.
- Mais on nous chante une vieille chanson ! s'écrie Las Casas. De tout temps les envahisseurs, pour se justifier de leur mainmise, ont déclaré les peuples conquis indolents, dépourvus, mais très capables d'imiter ! César racontait la même chose des Gaulois qu'il asservissait ! Ils montraient, disait-il, une étonnante habileté pour copier les techniques romaines ! Nous ne pouvons pas retenir ici cet argument ! César s'aveuglait volontairement sur la vie véritable des peuples de la Gaule, sur leurs coutumes, leurs langages, leurs croyances et même leurs outils ! Il ne voulait pas, et par conséquent ne pouvait pas voir tout ce que cette vie offrait d'original. Et nous faisons de même : nous ne voyons que ce qu'ils imitent de nous ! Le reste, nous l'effaçons, nous le détruisons à jamais, pour dire ensuite : ça n'a pas existé !
Le cardinal, qui n'a pas interrompu le dominicain, semble attentif à cette argumentation nouvelle, qui s'intéresse aux coutumes des peuples. Il fait remarquer qu'il s'agit là d'un terrain de discussion des plus délicats, où nous, risquons d'être constamment ensorcelés par l'habitude, prise depuis l'enfance, que nous avons de nos propres usages, lesquels nous semblent de ce fait très supérieurs aux usages des autres.
- Sauf quand il s'agit d'esclaves-nés, dit le philosophe. Car on voit bien que les Indiens ont voulu presque aussitôt acquérir nos armes et nos vêtements.
- Certains d'entre eux, oui sans doute, répond le cardinal. Encore qu'il soit malaisé de distinguer, dans leurs motifs, ce qui relève d'une admiration sincère ou de la simple flagornerie. Quelles autres marques d'esclavage naturel avez-vous relevées chez eux ?
Sépulvéda prend une liasse de feuillets et commence une lecture faite à voix plate, comme un compte rendu précis, indiscutable :
- Ils ignorent l'usage du métal, des armes à feu et de la roue. Ils portent leurs fardeaux sur le dos, comme des bêtes, pendant de longs parcours. Leur nourriture est détestable, semblable à celle des animaux. Ils se peignent grossièrement le corps et adorent des idoles affreuses. Je ne reviens pas sur les sacrifices humains, qui sont la marque la plus haïssable, et la plus offensante à Dieu, de leur état.
Las Casas ne parle pas pour le moment. Il se contente de prendre quelques notes. Tout cela ne le surprend pas.
- J'ajoute qu'on les décrit stupides comme nos enfants ou nos idiots. Ils changent très fréquemment de femmes, ce qui est un signe très vrai de sauvagerie. Ils ignorent de toute évidence la noblesse et l'élévation du beau sacrement du mariage. Ils sont timides et lâches à la guerre. Ils ignorent aussi la nature de l'argent et n'ont aucune idée de la valeur respective des choses. Par exemple, ils échangeaient contre de l'or le verre cassé des barils.
- Eh bien ? s'écrie Las Casas. Parce qu'ils n'adorent pas l'or et l'argent au point de leur sacrifier corps et âme, est-ce une raison pour les traiter de bêtes ? N'est-ce pas plutôt le contraire ?
- Vous déviez ma pensée, répond le philosophe.
- Et pourquoi jugez-vous leur nourriture détestable ? Y avez-vous goûté ? N'est-ce pas plutôt à eux de dire ce qui leur semble bon ou moins bon ? Parce qu'une nourriture est différente de la nôtre, doit-on la trouver répugnante ?
- Ils mangent des œufs de fourmi, des tripes d'oiseau...
- Nous mangeons des tripes de porc ! Et des escargots !
- Ils se sont jetés sur le vin, dit Sépulvéda, au point, dans bien des cas, d'y laisser leur peu de raison.
- Et nous avons tout fait pour les y encourager ! Mais ne vous a-t-on pas appris, d'un autre côté, qu'ils cultivent des fruits et des légumes qui jusqu'ici nous étaient inconnus ? Et que certains de leurs tubercules sont délicieux ? Vous dites qu'ils portent leurs fardeaux sur le dos : Ignorez-vous que la nature ne leur a donné aucun animal qui pût le faire à leur place ? Quant à se peindre grossièrement le corps, qu'en savez-vous ? Que signifie le mot "grossier" ?
- Frère Bartolomé, dit le légat, vous aurez de nouveau la parole, aussi longtemps que vous voudrez. Rien ne sera laissé dans l'ombre, je vous l'assure. Mais pour le moment, restez silencieux.

Jean-Claude Carrière, La controverse de Valladolid (extrait), 1992



Annonce des axes

I. L'art rhétorique de Sépulvéda
1. Des sources et des références
2. Des arguments structurés
3. Une attitude associée à l'art de la rhétorique

II. La contre argumentation de Las Casas
1. Des cris et des exclamations
2. Réfutation de l'argumentation adverse
3. Argumentation construite sur le contre-argument

III. La théâtralité du texte et le cardinal
1. La théâtralité
2. Le rôle du Cardinal



Commentaire littéraire

I. L'art rhétorique de Sépulvéda

1. Des sources et des références

- Aristote
- Référence à la religion
- Lecture qui place son argument comme indiscutable

2. Des arguments structurés

- Assimilation des indiens à des copieurs
- Champ lexical de la bestialité
- Comparaison avec les enfants et les idiots
- Ignorant (techniques, argent)

3. Une attitude associée à l'art de la rhétorique

- Connecteurs logiques, discours préparé, maitrisé
- Utilisation de la prétérition (= affirmer que l'on ne dira pas quelque chose), amplification
- Mais : Discours basé sur des préjugés, manque de solidité


II. La contre argumentation de Las Casas

1. Des cris et des exclamations

- Réfutation de l'argument de Sépulvéda : « Mais on nous chante une vieille chanson ! »
- Moquerie implicite face au discours de Sépulvéda, (question sur les vêtements)
- Ironie fasse au sophisme (Raisonnement qui n'est logique qu'en apparence, mais qui est délibérément conçu pour tromper ou faire illusion) de Sépulvéda

2. Réfutation de l'argumentation adverse

- Provocation de Las casas
- Comparaison avec les animaux mise en cause par un argument rationnel
- Insistance sur l'idée de tolérance

3. Argumentation construite sur le contre-argument

- Mauvaise foi de Sépulvéda mise en relief par la juxtaposition de phrases interrogatives
- Exposé de preuve visuelle
- Mise en avant des qualités des indiens et non du négatif comme le fait Sépulvéda « délicieux » / « détestable »


III. La théâtralité du texte et le cardinal

1. La théâtralité

- Tension dramatique créée par la divergence des points de vue et les différences d'attitudes
- Phrases à valeurs de didascalies

2. Le rôle du Cardinal

- Il ne juge pas mais écoutes les deux discours
- Il maintient une structure dans les discours où les passions s'affrontent
- Temps de parole





Conclusion

    Débat à enjeu pour les deux personnages l'un personnel, l'autre humain.
    Par ce texte écrit en 1992, Jean-Claude Carrière célèbre à  sa manière le cinq centenaire de l'arrivée de Christophe Colomb aux Antilles, en montrant les conséquences néfastes de ce voyage.
    Ouverture possible : est-ce qu'il ne s'agit pas également de faire réfléchir aux colonisations de la France aux XIXème et XXème siècles ?

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Merci à Thibaut pour cette analyse sur La controverse de Valladolid de Jean-Claude Carrière