L'Assommoir

Emile Zola

Chapitre 6 : Le tournoi de boulons





Plan de la fiche sur le chapitre 6 de L’Assommoir de Emile Zola :
Introduction
Texte étudié
Annonce des axes
Commentaire littéraire
Conclusion


Introduction

    Dans cet extrait du chapitre 6 de L'Assommoir, roman naturaliste de Emile Zola, Gervaise a été prise d’un désir subit d’aller voir son amoureux Goujet qui travaille à la forge. Prétextant d’y rejoindre son fils Etienne qui travaille avec lui comme apprenti, elle arrive à le rencontrer. Elle croise cependant également Bec-Salé, un ouvrier ivrogne qui lance un défi à Gueule-d’Or : tailler tout seul des boulons de quarante millimètres. C’est maintenant au tour de l’amoureux de Gervaise de relever le défi. L’extrait nous montre cet homme qui incarne l’ouvrier modèle réaliser un exploit où le schéma de l’amour courtois prend la forme d’un récit épique dégradé.

L'Assommoir - Zola


Texte étudié


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    C’était le tour de la Gueule-d’Or. Avant de commencer, il jeta à la blanchisseuse un regard plein de tendresse confiante. Puis, il ne se pressa pas, il prit sa distance, lança le marteau de haut, à grandes volées régulières. Il avait le jeu classique, correct, balancé et souple. Fifine, dans ses deux mains, ne dansait pas un chahut de bastringue, les guibolles emportées par-dessus les jupes ; elle s’enlevait, retombait en cadence, comme une dame noble, l’air sérieux, conduisant quelque menuet ancien. Les talons de Fifine tapaient la mesure, gravement ; et ils s’enfonçaient dans le fer rouge, sur la tête du boulon, avec une science réfléchie, d’abord écrasant le métal au milieu, puis le modelant par une série de coups d’une précision rythmée. Bien sûr, ce n’était pas de l’eau-de-vie que la Gueule-d’Or avait dans les veines, c’était du sang, du sang pur, qui battait puissamment jusque dans son marteau, et qui réglait la besogne. Un homme magnifique au travail, ce gaillard-là ! Il recevait en plein la grande flamme de la forge. Ses cheveux courts, frisant sur son front bas, sa belle barbe jaune, aux anneaux tombants, s’allumaient, lui éclairaient toute la figure de leurs fils d’or, une vraie figure d’or, sans mentir. Avec ça, un cou pareil à une colonne, blanc comme un cou d’enfant ; une poitrine vaste, large à y coucher une femme en travers ; des épaules et des bras sculptés qui paraissaient copiés sur ceux d’un géant, dans un musée. Quand il prenait son élan, on voyait ses muscles se gonfler, des montagnes de chair roulant et durcissant sous la peau ; ses épaules, sa poitrine, son cou enflaient ; il faisait de la clarté autour de lui, il devenait beau, tout-puissant, comme un bon Dieu. Vingt fois déjà, il avait abattu Fifine, les yeux sur le fer, respirant à chaque coup, ayant seulement à ses tempes deux grosses gouttes de sueur qui coulaient. Il comptait : vint-et-un, vingt-deux, vingt-trois. Fifine continuait tranquillement ses révérences de grande dame.

Emile Zola - L'assommoir




Annonce des axes

I. L’ouvrier modèle
1. L’idéal classique de la mesure
2. Masculin et féminin
3. La force et la raison

II. L’épopée dégradée
1. Un récit partagé
2. La sensualité épique
3. L’épopée dégradée



Commentaire littéraire

I. L’ouvrier modèle

1. L’idéal classique de la mesure

Peut-être est-ce en opposition à l’intempérance ouvrière que la vertu principale de Goujet est d’opérer dans la mesure et l’harmonie. Face au reproche le plus souvent adressé au peuple des ouvriers, Zola propose ici la figure d’un ouvrier mesuré. Goujet travaille " à grandes volées régulières ", dans un jeu " classique, correct, balancé et souple ". Sa danse, " un menuet " s’oppose au " chahut de bastringue " de Bec-Salé. L’opposition est renforcée par le contraste stylistique, d’un côté, un registre de langage soutenu, de l’autre, le registre populaire (" les guibolles emportées par-dessus les jupes ") dans l’évocation des formes dégradées de la danse alors en essor dans les cabarets du milieu populaire parisien. C’est un combat entre le classique et le moderne, et étonnamment, Zola préfère ici le classique.


2. Masculin et féminin

A cet équilibre, entre force et précision, qui caractérise le travail de Goujet vient s’ajouter un subtil dosage entre part féminine et masculine du héros. D’un côté, son cou est " pareil à une colonne " et d’un autre, " blanc comme un cou d’enfant " ; l’homme débute en jetant à Gervaise " un regard plein d’une tendresse confiante " et finit " beau, tout-puissant ". Le choix même de la métaphore de la danse est surprenant pour un travail de force, et le surnom féminin donné au lourd marteau qui " continuait ses révérences de grande dame " relève de cette même alliance entre le féminin et le masculin. N’oublions pas que Goujet découpe dans sa chambre de petites images.


3. La force et la raison

L’idéal aristotélicien de la vertu comme juste milieu est même respecté dans ce qui fait le talent de Goujet. S’il écrase le métal au milieu, c’est certainement parce qu’à la force pure (" c’était du sang, du sang pur, qui battait puissamment jusque dans son marteau, et qui réglait la besogne "), il allie l’usage de la raison : Fifine s’enfonce dans le métal " avec une science réfléchie ". Bien sûr, c’est aussi parce qu’il ne boit pas, à l’inverse de Bec-Salé que Goujet peut faire bon usage de sa puissance. Dans son respect de la mesure, Goujet n’aura même que " deux grosses gouttes de sueur " qui coulent sur ses tempes, son cerveau contrôlant son effort en ce lieu.


II. L’épopée dégradée

1. Un récit partagé

Comme souvent dans l’Assommoir, la narration est partagée. Ici, Gervaise intervient souvent pour nous montrer la scène. Les marques du dil nous préviennent souvent du changement de focalisation : exclamations, registre populaire (" ce gaillard là ! "), tournures orales (" sans mentir. Avec ça "), début de phrase adverbial (" Bien sûr, ce n’était pas de l’eau-de-vie)... Le récit passe régulièrement du narrateur à Gervaise et les deux se mêlent sans heurt. Zola utilise même des tournures populaires dans la narration (" à la blanchisseuse " au lieu de à Gervaise) et peut dans la même phrase, changer de registre comme s’il mêlait le récit du narrateur à celui de Gervaise (" Fifine, dans ses deux mains [...] conduisant quelque menuet ancien "). Ainsi sa paternité devient parfois ambiguë.


2. La sensualité épique

Ce mélange des instances narratrices permet à Zola de faire rentrer dans ce qui est un récit de duel courtois dans l’ère néo-industrielle, une composante sensuelle qui y est normalement absente. C’est le regard de Gervaise qui semble prendre en charge cette part du récit. Mue dans l’atelier par un désir physique que cette démonstration de force, succédané d’acte sexuel, assouvira, Gervaise porte sur Goujet un regard de désir. C’est peut-être elle la noble dame que Goujet cherche à conquérir et qu’il fait danser au bout de ses bras. C’est peut-être encore elle qui se verrait couchée en travers de son torse, et la description de son corps en action où se succèdent les rythmes ternaires, accumulations, gradations (" ses épaules, sa poitrine, son cou enflaient ; [...] il devenait beau, tout-puissant, comme un bon Dieu " caractéristiques de l’épopée, l’hyperbole des " montagnes de chair " mêlent au récit épique le désir sensuel de Gervaise.


3. L’épopée dégradée

Goujet devient dans son duel comparable à un bon Dieu, à une colonne de marbre, à un géant. Héros d’épopée, galant de l’amour courtois qui réalise un exploit pour sa belle, à la fois fort et délicat, il rassemble toutes ses vertus. Seulement, l’épopée prend ici une forme dégradée. D’une part, l’opposant n’est pas de valeur et la victoire n’en est que moins belle. On peut également voir dans le surnom un peu ridicule donnée au marteau, l’écho un peu misérable des noms glorieux que les chevaliers donnaient à leurs épées. Son visage est d’or, " sans mentir " et l’intrusion du dil montre que l’épopée est ici populaire et que malgré ses fantasmes, Gervaise n’est pas une noble dame.





Conclusion

     Dans cet extrait de L'Assommoir, nous voyons donc que le combat pour la belle dans sa forme industrielle et populaire ne pourra régénérer les valeurs de l’homme preux. La société a évolué dans un sens qui ne permettra pas cette résurgence. Zola ne semble pas pour autant le regretter et prend un certain plaisir à esquisser le portrait du nouveau héros, à ménager pour les gens de cette classe défavorisée, la possibilité d’une aspiration à la beauté qui reprend des valeurs classiques en leur donnant une modernité. Le fantasme de Gervaise ouvre la voie à une culture populaire, comme pouvait l’être la chanson de geste moyenâgeuse, mais la dégradation de l’épopée annonce peut-être aussi que le bonheur n’est pas accessible pour Goujet et Gervaise dans cette société.

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